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Anonyme Texier

Life


         TESTO CORRETTO- Texier

         00 Couverture
         01 Preliminaires et Cha I pp 1-8
         02 Cha II pp 9-15
         03 Cha III pp 16-26
         04 Cha IV pp 27-37
         05 Cha V pp 38-55
         06 Cha VI pp 57-68
         07 Cha VII pp 69-78
         08 Cha VIII pp 79-85
         09 Cha I X pp 86-100
         10 Cha X pp 101-110
         11 Cha XI pp 111-120
         12 Cha XII pp 121- 135
         13 Cha XIII pp 137-151
         14 Cha XIV pp 153-159
         15 Epilogue 161-162
         16 Table des matières


 
 
LE BIENHEUREUX Louis-Marie GRIGNION DE MONTFORT
Missionnaire apostolique
Fondateur de la Congrégation des Prêtres missionnaires de la Compagnie de Marie et de celle des Filles de la Sagesse,
mort en 1716, âgé de 44 ans.

UN APOTRE DE LA CROIX ET DU ROSAIRE
 
 
 
 
 
 
LE BIENHEUREUX
 
 
LOUIS-MARIE GRIGNION DE MONTFORT
 
 
FONDATEUR DE LA  COMPAGNIE DE MARIE ET DE LA SAGESSE
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
PARIS
IMPRIMERIE E.  PETITHENRY
8,  HUE FRANÇOIS  1er, 8

DÉDICACE. 5
DÉCLARATION DE L'AUTEUR. 6
CHAPITRE PRÉLIMINAIRE. 7
LA DÉVOTION A LA SAINTE VIERGE ET LA VIE DU BIENHEUREUX DE MONTFORT. 7
CHAPITRE PREMIER. 8
PREMIERES  ANNÉES DU BIENHEUREUX. 8
CHAPITRE II 11
ÉTUDES DU BIENHEUREUX A RENNES — NOVICIAT DE LA CHARITÉ. 11
CHAPITRE III 15
LE BIENHEUREUX SE REND A PARIS — NOVICIAT DE LA PAUVRETÉ — COMMUNAUTÉS DE M. DE LA BARMONDIÈRE ET DE M. BOUCHER. 15
CHAPITRE IV. 22
SAINT-SULPICE — ESCLAVAGE DE JÉSUS EN MARIE NOVICIAT DES ÉPREUVES. 22
CHAPITRE V. 29
LES PRÉMICES DU SACERDOCE — MAISON DE SAINT-CLÉMENT HÔPITAL DE POITIERS — FONDATION DE LA SAGESSE. 29
CHAPITRE VI 40
PREMIÈRES MISSIONS A POITIERS — PÈLERINAGE A ROME. 40
CHAPITRE VII 48
MISSIONS DANS LES DIOCÈSES DE RENNES, SAINT-MALO, SAINT-BRIEUC. 48
CHAPITRE VIII 54
SAINT-LAZARE — MISSIONS AUX ENVIRONS DE CET ERMITAGE. 54
CHAPITRE IX. 58
MISSIONS DANS LE DIOCÈSE DE NANTES — CALVAIRE DE PONTCHATEAU.. 58
CHAPITRE X. 67
MISSIONS DANS LES DIOCÈSES  DE LUÇON  ET DE LA ROCHELLE. 67
CHAPITRE XI 74
MISSION DANS LES DIOCESES DE LUÇON ET DE LA ROCHELLE (Suite.) 74
CHAPITRE XII 81
COMPAGNIE DE MARIE — VOYAGES DU BIENHEUREUX A PARIS ET A ROUEN — DIFFÉRENTS TRAVAUX DURANT CES VOYAGES. 81
CHAPITRE XIII 91
ÉCOLES CHARITABLES DE LA ROCHELLE — INSTALLATION DES FILLES DE LA SAGESSE A LA ROCHELLE — DERNIERS TRAVAUX DU BIENHEUREUX — VOCATION DE MM. MULOT ET VATEL — LEUR FORMATION A LA VIE APOSTOLIQUE. 91
CHAPITRE XIV. 101
PÈLERINAGE DES PÉNITENTS DE SAINT-POMPAIN A NOTRE-DAME DES ARDILLIERS — DERNIER PÈLERINAGE DU BIENHEUREUX AU MÊME SANCTUAIRE   — MISSION  DE SAINT-LAURENT-SUR-SEVRE — MORT DU BIENHEUREUX. 101
ÉPILOGUE. 105
ŒUVRES DU BIENHEUREUX. 105
TABLE DES MATIÈRES. 106

DÉDICACE
 
 
 
 
A MARIE-LOUISE DE JESUS, PREMIERE FILLE DE  LA SAGESSE
 
C'est à vous, digne fille du bienheureux Louis-Marie de Montfort, que je dédie ce petit livre, où se trouve retracée la vie de votre bien-aimé Père. En vous l'offrant, je crois remplir un devoir de reconnaissance pour plusieurs faveurs obtenues par votre entremise, en particulier pour une guérison. Daigne le Seigneur hâter le jour où votre nom sera invoqué dans l'Eglise avec celui de Montfort, où vous partagerez les honneurs de Montfort sur la terre, comme vous partagez sa gloire dans les cieux !


DÉCLARATION DE L'AUTEUR
 
 
 
Pour nous conformer aux prescriptions de la Sainte Eglise Romaine, notre Mère, nous protestons n'avoir voulu, en rien, dans ce livre, prévenir le jugement du Saint-Siège, pour lequel nous professons une entière obéissance et une parfaite soumission.
 

CHAPITRE PRÉLIMINAIRE
 
LA DÉVOTION A LA SAINTE VIERGE ET LA VIE DU BIENHEUREUX DE MONTFORT
 
« Marie, dit le bienheureux de Montfort, est la montagne de Dieu, montagne abondante et fertile, montagne forte et coagulée, montagne en laquelle Dieu se complaît merveilleusement, et en laquelle il demeure et demeurera jusqu'à la fin; montagne qui a sa cime au-dessus des plus hautes montagnes. Fundamenta ejus in montibus sanctis, mons in vertice montium. Heureux et mille fois heureux les prêtres que vous avez choisis et prédestinés, ô Seigneur, pour demeurer avec vous sur cette abondante et divine montagne, afin d'y devenir des rois de l'éternité, afin d'y devenir plus blancs que la neige par leur union à Marie, afin de s'y enrichir de toutes les bénédictions temporelles et éternelles dont Marie est toute remplie.
» C'est du haut de cette montagne que, nouveaux Moïses, ils lanceront, par leurs ardentes prières, des traits contre leurs ennemis pour les terrasser ou les convertir: c'est sur celte montagne qu'ils apprendront de la bouche de Jésus-Christ, qui y habite toujours, l'intelligence de ses huit béatitudes; c'est sur cette montagne de Dieu qu'ils seront transfigurés avec Lui comme sur le Thabor, qu'ils mourront avec lui comme sur le Calvaire, et qu'ils monteront au ciel avec lui comme sur la montagne des Oliviers[1]. »
Le bienheureux de Montfort a été un des heureux prêtres, choisis et prédestinés pour habiter sur cette montagne bénie, et à cause de cela, sa vie a été une vie toute merveilleuse. C'est auprès de Marie, c'est sur la montagne mystérieuse de Dieu, qu'il faut étudier Montfort pour le comprendre. On le verra constamment occupé à prier, à aimer Marie ; on le verra prendre sans cesse dans le Cœur de Marie des grâces de toutes sortes, qu'il répandra ensuite sur les peuples, semblable à ces fleuves majestueux, qui portent dans les vallées les eaux bienfaisantes puisées dans les montagnes. Enlever à Montfort sa grande dévotion à la Sainte Vierge, c'est lui ôter sa vraie physionomie. S'il a été un grand prédicateur, un véritable apôtre, un thaumaturge ; s'il a remué les cœurs et entraîné les volontés, s'il a changé des populations entières, si lui-même a mené une vie extraordinaire, toute surnaturelle, toute à Dieu et aux âmes, c'est qu'il s'était consacré spécialement à Marie, c'est qu'il l'aimait ardemment, la consultait en tout, vivait de sa vie et ne travaillait que pour elle, afin de mieux travailler pour Jésus.
Les effets merveilleux que le Bienheureux promet à ceux qui deviendront les esclaves de Jésus en Marie, il les a expérimentés en lui-même. La Sainte Vierge a dirigé son serviteur, l'a comblé de bienfaits, et a procuré par lui un magnifique triomphe à Jésus-Christ.
Daigne donc l'Immaculée Vierge Marie, Mère de Dieu, bénir cet humble écrit, afin que, faisant aimer le bienheureux Montfort, il lui amène à elle-même des enfants et des esclaves d'amour. Que votre règne arrive,
ô
Marie, afin qu'arrive par vous le règne de Jésus-Christ! C'est la seule ambition de celui qui a écrit cette vie. C'est la seule récompense qu'il sollicite pour prix de ses travaux.
 
O Marie
Que n'ai-je une voix de tonnerre,
Afin de chanter en tous lieux,
Que les plus heureux de la terre
Sont ceux qui vous servent le mieux[2]?

 

 

CHAPITRE PREMIER
 
PREMIERES  ANNÉES DU BIENHEUREUX
 
 
Mon œil à peine avait vu la lumière
Et ton amour veillait sur mon berceau.
Tous mes instants,
ô
mon aimable Mère,
Furent marqués par un bienfait nouveau.
 
Quand on va de Rennes à Brest, on rencontre bientôt une petite ville coquettement posée au flanc d'une colline, au confluent de deux rivières, le Garun et le Meu; c'est Montfort-sur-Meu, du diocèse de Rennes. Avant la Révolution, elle s'appelait Montfort-la-Cane et faisait partie du diocèse de Saint-Malo. A l'époque où commence la vie que nous allons raconter, cette ville justifiait son nom de Montfort. Entourée de solides fortifications, elle semblait défier les efforts des ennemis qui oseraient l'attaquer. Dans son enceinte s'abritaient trois paroisses, Coulon, Saint-Nicolas, Saint-Jean, et, de plus, l'abbaye de Saint-Jacques appartenant aux Augustins.
C'est dans cette vieille cité bretonne que la Providence plaça le berceau du bienheureux Louis-Marie Grignion. Il naquit le 31 janvier 1673. Son père se nommait Jean-Baptiste Grignion, sieur de la Bacheleraie, et sa mère, Jeanne de la Visuelle-Robert de Launais fille d'un échevin de Rennes, tous deux de familles nobles, mais peu fortunées. Le nouveau-né fut baptisé le 1er février, dans l'église Saint-Jean, sa paroisse, et reçut le nom de Louis, auquel, par dévotion pour la Sainte Vierge, il ajouta, à la Confirmation, celui de Marie. Plus tard, voulant montrer qu'il était mort au monde et ne dépendait plus que de Dieu seul, il abandonna son nom de famille; comme saint Louis, son patron, il ne porta plus que le nom du lieu où le baptême l'avait enfanté à la véritable vie; désormais il s'appellera Louis-Marie de Montfort.
La tradition du pays rapporte qu'il fut mis en nourrice chez une pieuse femme, nommée Andrée, demeurant non loin de Montfort, dans le voisinage de Saint-Lazare. Une croix de granit indique, par une inscription, le champ où se trouvait la pauvre maison en terre, qui acheva de s'écrouler en 1873.
Au moment où l'eau sainte coulait sur le front de Louis, Marie regarda avec tendresse et adopta ce jeune enfant, qui devait tant l'aimer et la prêcher. La protection de cette bonne Mère, comme il avait coutume de l'appeler, lui est acquise et ne lui manquera jamais. De bonne heure, en effet, l'action de Marie se fit sentir sur son enfant d'adoption. Le peu que les historiens nous ont laissé sur ses jeunes années nous montre en lui le chrétien, uniquement soucieux d'accomplir les vœux de son baptême, de faire fructifier la divine semence de la grâce. Bien loin de rechercher les jeux et les amusements de l'enfance, Louis n'avait de goût que pour les choses du ciel. Ange dans un corps mortel, il s'appliquait à faire ici-bas ce que les anges font dans le ciel. Dieu seul, c'était déjà sa devise. Ces mots inspiraient toutes ses actions, toutes ses paroles. En toutes choses, il ne voyait que Dieu, n'aimait que Dieu. Son bonheur était de prier, et jamais il ne trouvait trop longues les heures écoulées au pied du tabernacle ou devant l'autel de Marie. « On put bientôt s'apercevoir, dit Clorivière, que c'était une de ces âmes privilégiées en qui Dieu se plaît à manifester les trésors de sa grâce, et qui ne se ressentent presque point de la corruption commune du péché originel. »
Voyant Dieu dans ses parents, et dans les maîtres qui l'instruisaient, Louis-Marie leur témoignait sans cesse le plus profond respect, leur obéissant au moindre signe, allant même au-devant de leurs désirs. Bien qu'il eût beaucoup à souffrir de la part d'un père irascible et violent, il ne lui donna jamais le moindre sujet de mécontentement, comme ce père l'avouera un jour à Ponchâteau, devant une nombreuse réunion de prêtres et de religieux.
Souvent, les hommes donnent, dans leur enfance, des indices de ce qu'ils seront plus tard. Tout jeune encore, notre Bienheureux est déjà missionnaire. On le voit exercer ce rôle auprès de sa mère, accablée sous le poids des chagrins et des travaux domestiques ; il la console et la relève en lui montrant le ciel. Il use de son influence sur sa jeune sœur Louise pour la porter à la piété et à l'amour de Dieu Avec quel art le charitable frère savait l'arracher aux amusements ordinaires de l'enfance, pour l'associer à ses pratiques de dévotion! Quand elle témoignait quelque répugnance à la prière, il lui disait : « Ma chère sœur, vous serez toute belle et le monde vous aimera, si vous aimez Dieu. » Aussitôt, elle le suivait et, se faisant apôtre à son tour, elle entraînait après elle ses jeunes compagnes. C’était plaisir de voir tout ce petit monde dire avec ferveur le chapelet. Louis le présidait, comme c'était son droit, puis, avant de congédier la pieuse assemblée, il donnait tout ce qu'il avait de plus beau et de meilleur pour l'engager à dire le chapelet tous les jours. Le plus grand plaisir que ces enfants pouvaient lui faire était de lui parler de Dieu ou de lui permettre d'en parler. Il ne savait quelle caresse faire à Louise, quand elle se portail à quelque acte de vertu.
Mais ce qui distinguait surtout le jeune Grignion à cette époque, comme dans tout le reste de sa vie, c'était sa dévotion singulière envers la Sainte Vierge. « L'amour de Marie, dit M. Blain, un de ses condisciples, était comme né avec lui. On peut dire que cette bonne Mère l'avait choisi la première pour un de ses plus grands favoris, et avait gravé dans sa jeune âme, cette tendresse qu'il a toujours eue pour elle, et qui l'a fait regarder comme l'un des plus grands dévots de la Mère de Dieu que l'Église ait vus. Dans son enfance, il était en petit, si je puis parler ainsi, ce qu'il a été en grand dans un âge plus avancé : le panégyriste zélé de la Sainte Vierge, l'orateur perpétuel de ses privilèges et de ses grandeurs, le prédicateur infatigable de sa dévotion. Était-il devant une image de Marie, il paraissait ne plus connaître personne, et, dans une espèce d'aliénation des sens, priant d'un air dévot, dans une sorte d'extase, immobile et sans action. Il se tenait des heures entières à la prier, à l'honorer, à réclamer sa protection, à lui dédier son innocence, à la conjurer d'en être la gardienne, à se consacrer à son service. Cette dévotion si sensible n'était pas en lui passagère, comme en tant d'autres enfants; elle était journalière. » Heureux enfant ! il pourra dire en vérité de la Sainte Vierge :
 
Marie est ma grande richesse
Et mon tout, auprès de Jésus.
C'est mon bonheur, c'est ma tendresse,
C'est le trésor de mes vertus.
 

CHAPITRE II
 
ÉTUDES DU BIENHEUREUX A RENNES — NOVICIAT DE LA CHARITÉ
 
Digne Mère de Dieu, Vierge pure et fidèle,
Communiquez-moi votre foi,
J'aurai la Sagesse par elle
Et tous les biens viendront en moi.
 
Les historiens du Bienheureux ne nous ont laissé rien de précis sur les actes si touchants de la Première Communion et de la Confirmation. On se figure aisément avec quelles saintes dispositions cette jeune âme reçut la première visite de Jésus ; avec quel amour elle se livra à l'Esprit divin qui daignait faire en elle sa demeure! Nous savons qu'à partir de ce moment, notre pieux jeune homme fut rempli d'une sorte de passion pour la gloire de Dieu et le salut des âmes.
C'est vers cette époque qu'il quitta Montfort pour aller à Rennes faire ses humanités. Son père, n'ayant point de richesses à léguer à ses huit enfants, voulut au moins leur donner une instruction convenable : Louis, âgé de douze ans, fut envoyé au collège de Rennes, que dirigeaient les Pères Jésuites. Cette maison très florissante comptait plusieurs milliers d'élèves, qui, en dehors des classes et de certains exercices, vivaient, selon l'usage du temps, les uns dans leur propre famille, les autres, beaucoup plus nombreux, chez des étrangers. Une telle vie, on le comprend, avait ses dangers de plus d'une sorte, et donnait naissance à une foule d'abus. Malgré la surveillance des bons Pères, les étudiants, dit M. Blain, qui les avait vus de près, étaient pour la plupart des libertins, n'ayant de goût que pour l'oisiveté et le plaisir.
Mais, ne craignons pas pour notre jeune Saint. Marie veillait et le gardait avec un soin jaloux. Elle le conduisit en toutes ses voies, comme l'ange Raphaël guida autrefois Tobie. Louis-Marie traversa ce monde corrompu sans se souiller à son contact, de même que les rayons du soleil pénètrent à travers nos fanges, sans rien perdre de leur pureté. Tels furent son innocence, son éloignement du mal qu'après l'âge de vingt ans, il avouera ne pas connaître les tentations contre la belle vertu.
Sa vie, à Rennes, fut donc ce qu'elle avait été à Montfort, une vie entièrement consacrée au travail et à la piété. Le temps destiné à l'étude y était religieusement employé. Dieu bénit les efforts de son serviteur en lui accordant les plus brillants succès. Mais déjà Louis plaçait la piété au-dessus de tout. Sans craindre le respect humain, il se plut, au milieu des 400 élèves de sa classe, à affirmer constamment sa fidélité à Dieu. Les moments libres, au lieu de les dissiper en vains plaisirs, il les faisait servir à son avancement spirituel ; il en profitait pour se livrer aux charmes de l'oraison.
Le P. Descartes, à la direction duquel il se soumit, remarqua bientôt les dons précieux que la Providence avait déposés en cette jeune âme et s'appliqua à les faire fructifier. Sous l'impulsion d'un guide si éclairé et si pieux, Louis fit de rapides progrès dans la perfection.
Sa grande dévotion à Marie le fit distinguer encore au milieu de tous ses condisciples. Tous les jours, on le voyait, qu'il allât au collège ou qu'il en revint, s'agenouiller aux pieds de l'antique et miraculeuse statue de Notre-Dame de la Paix, parfois même y passer plus d'une heure, immobile et profondément recueilli. On devine avec quelle joie il entra dans la Congrégation de la Sainte Vierge, établie à Rennes, comme dans tous les collèges des Jésuites. Heureux d'être attaché à Marie par des liens plus étroits, il redoubla de ferveur et devint le modèle des associés, qui cependant étaient l'élite du collège.
Les bons maîtres ne se lassaient pas d'admirer les vertus de leur jeune élève. D'une modestie qui frappait tous les regards, en quelque endroit qu'il se trouvât, d'une docilité, d'une obéissance parfaite, il montrait encore dans ses rapports avec ses compagnons une angélique douceur, s'efforçant d'apaiser toutes leurs querelles et de rétablir la concorde. Mais, ce qui était plus admirable, c'était de voir unies dans un âge si tendre la pénitence et l'innocence. Non seulement Louis-Marie supportait patiemment les contradictions et les injures, mais, avide d'austérités, autant que d'autres le sont de jouissances, il réduisait son corps en servitude par toute espèce de mortifications, et, dès lors, cette soif de souffrances ne fera que grandir en lui avec les années.
C'est à cette époque de sa vie qu'il fit, on peut le dire, le noviciat de sa charité envers les pauvres. D'autres cherchaient des récréations dans des jeux futiles; le Bienheureux s'oublia pour penser aux membres souffrants de Jésus-Christ. Connaissant son dévouement, des personnes riches lui confièrent volontiers des sommes considérables, auxquelles il sut trouver un sûr placement.
Un bon prêtre de Rennes, M. Bellier, assemblait chaque semaine un certain nombre d'écoliers pour leur faire des conférences de charité; il les envoyait ensuite dans les hôpitaux servir les pauvres et les instruire de la religion. Louis était un des membres les plus assidus, les plus édifiants de la petite Société. Un jour, sa mère étant venue à l'hôpital Saint-Yves, reconnut une pauvre femme qui lui dit avec empressement : « C'est votre fils, Madame, qui m'a procuré l'entrée de cette maison et m'y a fait porter dans une chaise. » Heureuses les mères qui savent inspirer de tels sentiments à leurs enfants !
Le seul délassement du Bienheureux était la peinture, pour laquelle il avait les plus heureuses dispositions. « De lui-même et sans maître, dit M. Blain, il avait appris à dessiner et peindre en miniature. Il avait une si grande facilité pour cet art qu'il lui suffisait de voir pour faire. Un peintre qu'il alla visiter en fut si surpris qu'il cessait de travailler au moment où le jeune Grignion paraissait devant lui. » Louis abandonna bientôt cet art, mais le peu qu'il avait acquis lui fut d'un grand secours dans les missions, pour la décoration des églises.
Ses parents étant venus à Rennes, pour faire à moins de frais l'éducation de leurs enfants, Louis devint le précepteur de ses frères. Sans perdre de vue les sciences humaines, il s'efforça, avant tout, de former leurs cœurs à la piété. Ses soins ne furent pas perdus, puisque l'un d'eux devint plus tard Dominicain. Ses exemples mêmes, au sein de la famille, furent féconds autant que ses conseils : trois de ses sœurs entrèrent dans la vie religieuse.
Un prêtre, son oncle maternel, qui prenait pension sous ce toit béni, rend témoignage des vertus du pieux jeune homme, qu'il avait pu admirer à loisir. Il nous parle de son horreur pour le vice, qui égalait son amour pour le bien. Les plaisirs du monde, qui attirent d'ordinaire si vivement la jeunesse, n'inspiraient à Louis qu'une profonde répugnance. Un jour de mardi gras, qu'il dînait chez un ami, voyant entrer un jeune homme masqué, il se leva promptement de table pour ne pas être témoin de ce scandale, et montra par des larmes le profond chagrin de son cœur. Le bon oncle admirait surtout la patience de ce cher neveu, qui, souvent maltraité par son père, ne laissait jamais échapper une plainte et se montrait empressé à tous les services. Le pauvre enfant était souvent obligé de se dérober aux coups par la fuite ; quand ces scènes violentes se passaient à table, il était condamné à un jeûne d'autant plus pénible que son tempérament robuste avait plus besoin de nourriture. Mais déjà son bonheur était dans les privations, la souffrance faisait ses plus chères délices. D'ailleurs, la Providence, qui le formait avec un soin particulier, lui mettait sous les yeux des exemples bien propres à l'encourager. Le P. Gilbert, son professeur de rhétorique, était d'une piété éminente, mais aussi d'une douceur, d'une patience sans bornes. Il n'omettait jamais une occasion de parler à ses élèves des vérités surnaturelles, et les ingrats ne payaient son zèle que par des injures et des moqueries. Le bienheureux Montfort, quand il fut lui-même dans la fournaise, dut se rappeler plus d'une fois ces souvenirs de jeunesse, pour imiter, en face de la malice de ses ennemis, les vertus héroïques de son maître. Celui-ci exerça une grande influence sur son élève, qu'il regardait comme un saint; peut-être fut-il le premier à exciter en lui le désir de se dévouer aux âmes par l'apostolat.
En philosophie, l'action du P. Prévôt sur l'âme de Louis ne fut pas moins salutaire et féconde. Ce religieux, très pieux, très zélé, avait à cœur de sanctifier ses élèves autant que de les instruire; il s'efforçait surtout de leur communiquer sa grande dévotion envers la Sainte Vierge. A son école, le Bienheureux aurait certainement appris à devenir un vrai serviteur de Marie, s'il ne l'eût été dès sa plus tendre enfance.

A cette année se rapporte un trait qui nous montre la grande charité de Montfort. Dans sa classe se trouvait un écolier, sans cesse tourné en dérision par ses compagnons, à cause de ses habits pauvres et déchirés. Plein de pitié, Louis se fit pour lui mendiant auprès des élèves ; puis, n'ayant pu obtenir que la moitié de la somme nécessaire à l'acquisition d'un vêtement, il s'en alla trouver un marchand, à qui il présenta le pauvre écolier : « Voici, lui dit-il, mon frère et le vôtre, j'ai quêté dans la classe ce que j'ai pu pour le vêtir. Si cela n'est pas suffisant, c'est à vous d'ajouter le reste! » La charité appelle la charité. Le marchand, ému, ne voulant pas se laisser vaincre en générosité, accorda aussitôt le vêtement. Dès lors, la vénération que les étudiants avaient conçue pour leur saint condisciple ne fit que s'accroître. Cet amour du prochain n'était pas en Montfort l'effet d'une bonté toute naturelle. Dans le pauvre, il voyait et respectait Notre-Seigneur Jésus-Christ lui-même. « Souvent, dit M. Blain, Louis se dérobait à nos yeux pour aller, en secret, embrasser, caresser un pauvre mendiant hébété et fort disgracié de la nature ; il se jetait même à ses pieds pour les baiser, quand il se croyait hors des yeux des hommes. Mais il ne put si bien se cacher que je ne le surprisse dans ces pieux transports de charité. »
L'amour de Dieu et du prochain était déjà sa passion unique; il s'efforçait de l'aviver de plus en plus dans son cœur. Ceux qui le voyaient marcher à pas de géant dans le chemin de la vertu se demandaient : « Que pensez-vous de l'avenir de cet enfant? Car la main de Dieu est avec lui. » C'est que, comme pour saint Jean-Baptiste, Marie, ouvrière des merveilles divines, avait pris en main l'œuvre de sa sainteté. Sous cette influence maternelle, le bienheureux de Montfort apparaîtra bientôt aux yeux du monde comme un de ces grands saints, dont la formation est réservée à la Mère de la divine Grâce[3].
Mais déjà, on l'a vu, sa vie est toute céleste, toute divine. On a dit avec raison : Le bienheureux de Montfort n'a point eu d'enfance spirituelle; dès sa plus tendre jeunesse, il pratique des vertus héroïques. C'est sa dévotion à Marie qui nous fournit la clé du mystère. « Cette dévotion, dira-t-il dans son admirable! Traité, est un chemin court pour trouver Jésus-Christ, soit parce qu'on ne s'y égare point, soit parce qu'on y marche avec plus de joie et de facilité. On avance plus en peu de temps de soumission et de dépendance de Marie, que dans des années entières de propre volonté et d'appui sur soi-même. » En suivant ce chemin si doux, en s'abandonnant à sa bonne Mère, le Bienheureux, quoique jeune encore, était déjà fort avancé en sainteté.

CHAPITRE III
 
LE BIENHEUREUX SE REND A PARIS — NOVICIAT DE LA PAU­VRETÉ — COMMUNAUTÉS DE M. DE LA BARMONDIÈRE ET DE M. BOUCHER
 
MARIE
Ma croix est mon arbre de vie
Je suis la Mère des vivants.
J'en donne à tous mes bons enfants
N'en avez-vous point quelque envie?
J'ai des croix qui sont d'un grand prix
Mais qui ne sont que pour mes favoris.
 
Marie, que Montfort a choisie pour sa Mère et qui est pour lui la personnification de la Providence, s'occupe activement de son enfant. « Il semble, dit M. Blain, qu'il apprenait de la Sainte Vierge tout ce qu'il avait à faire, même dans les choses les plus embarrassées, comme la vocation à un état de vie. » Aussi, point de doute, point d'hésitation dans une allaire si importante : la bonne Mère, dans un de ses entretiens intimes avec son enfant, lui a dit qu'un jour, il serait prêtre et missionnaire. Dès lors, c'est vers ce but sublime qu'il dirigera toutes ses études.
Au retour des vacances, notre Bienheureux commença sa théologie à Rennes, sous les PP. Magon et Baron. Mais Dieu était jaloux de ce grand cœur, et voulait seul le posséder : Sors de ton pays, lui dit-il comme autrefois à Abraham, sors de ta famille et de la maison de ton père, et viens dans le lieu que je te montrerai. Ce lieu était Paris, où, avec de grands exemples et de doctes leçons, Louis-Marie trouverait un précieux trésor : la touchante dévotion de M. Olier à la Très Sainte Vierge. Au pieux jeune homme était réservé l'honneur de recueillir ce riche héritage, pour le transmettre à tous les chrétiens.
Une demoiselle de Montigny, venue de Paris dans la famille Grignion, parla si avantageusement à Louis du Séminaire de Saint-Sulpice, qu'elle lui inspira un vif désir d'y entrer. Elle proposa même de lui procurer une pension. C'était une bonne fortune que les parents du Bienheureux n'eurent garde de refuser. Il dut donc se préparer à partir au plus tôt.
Une vie nouvelle va commencer pour le pieux jeune homme. Les liens les plus doux de la nature une fois brisés, rien n'arrêtera plus son âme dans son élan vers Dieu. Ce premier voyage, il veut le faire à pied, préludant à cette vie apostolique, si pleine de fatigues et de souffrances, qui bientôt sera la sienne. On essaye en vain de lui faire accepter un cheval. Ce n'est qu'à force d'instances qu'il consent à recevoir un habit neuf et dix écus. Avec ce modeste bagage, il part, accompagné de son frère et de son oncle, qui le conduisent jusqu'à Cesson, à deux lieues de Rennes, et là lui disent adieu.
Livré à lui-même, Louis-Marie écoute l'inspiration divine qui lui dit de rompre et de sacrifier toute attache. Le premier pauvre qui se présente reçoit les dix écus ; à un autre, le Bienheureux cède son habit neuf et demande, en échange, un habit déchiré et malpropre, dont il se revêt avec une joie indicible; puis, se laissant aller au transport de sa ferveur, il se jette à genoux sur la poussière du chemin et fait vœu de ne jamais rien posséder en propre. A Marie, la bonne Mère du ciel, de subvenir aux besoins de son cher enfant.
 
Je suis tout sous sa dépendance
Pour mieux dépendre dû Sauveur,
Laissant tout à sa Providence,
Mon corps, mon âme et mon bonheur.
 
Le voilà donc sur la route de Paris. Son seul compagnon est son chapelet, ami dont la conversation n'est pas ennuyeuse. « Les yeux souvent au ciel, le cœur à Saint-Sulpice, l'invocation continuelle de Marie dans la bouche, Montfort parcourt rapidement la distance qui sépare Bennes de la capitale. » Ce voyage fut très pénible. Outre la longueur du chemin et l'ennui de pluies continuelles, le fils du gentilhomme breton dut faire l'apprentissage toujours laborieux de la vie de mendiant et subir nombre de reproches et d'affronts.
Il arriva à Paris, exténué de fatigues, mais le cœur joyeux. Son premier logement dans la grande ville fut une pauvre écurie, où il vécut aux dépens de la Providence. Mlle de Montigny fut fort surprise de retrouver Louis Grignion sous les haillons d'un mendiant. Elle n'en persista pas moins dans son charitable projet à l'égard du jeune étudiant, mais, privée sans doute des ressources sur lesquelles elle comptait, au lieu de le conduire à Saint-Sulpice, elle le fit entrer dans la communauté de M. de la Barmondière, où le prix de la pension était fort modique. Ceci se passait vers la fin de l'année 1693.
M. de la Barmondière, prêtre très fervent et très mortifié, laissa son nouveau pénitent suivre les inspirations de l'Esprit-Saint et se livrer aux plus effrayantes austérités. Sous cette paternelle direction, le Bienheureux fit de rapides progrès dans la sainteté. Son oraison devint continuelle, et entretint dans son cœur un amour brûlant envers Dieu. Pour ne pas être distrait par les objets extérieurs, comme pour éviter bien des dangers, il fit un pacte avec ses yeux. Dans cette ville de Paris, où déjà se trouvaient accumulées tant de merveilles de l'art, il ne connut que les objets intéressants pour sa foi. Ceux qui, dans les rues, le rencontraient baissant continuellement les yeux, étaient fort édifiés de sa modestie et plus encore de sa piété, qui lui faisait discerner et saluer respectueusement les nombreuses images de Marie, placées dans les carrefours et sur les portes des maisons.
A Paris, pas plus qu'ailleurs, le jeune chrétien ne connut le respect humain. Il était fier de ne dépendre que de Dieu, de ne vivre que pour Dieu, et, trouvant son Dieu partout, il l'honorait partout. En Sorbonne, les sourires railleurs, les plaisanteries de ses condisciples n'empêchèrent jamais Louis-Marie de s'agenouiller au commencement et à la fin des classes. Un jour, qu'il avait accompagné un ami chez un banquier, il l'attendit dans le vestibule, nu-tête, à genoux et en prière, comme s'il avait été à l'église.
La communion était sa félicité suprême ici-bas. « Il communiait, dit M. Blain, quatre fois par semaine, mais avec tant de dévotion qu'il en donnait à le voir. Quoique toute sa vie fût une préparation continuelle à cette grande action, il y ajoutait encore la veille des dispositions plus particulières et prochaines. Ordinairement, il en faisait le sujet de ses entretiens dans les récréations, et il en paraissait uniquement occupé. Son action de grâces était d'une heure, et, pour la faire avec plus de tranquillité et jouir de la présence de son Bien-Aimé, il cherchait les lieux de l'église les plus cachés. »
Une rude épreuve l'attendait au début de sa vie cléricale : on cessa de payer sa pension. Que va devenir le pieux jeune homme, sans asile, sans appui? Il n'y songea même pas, mais il se jeta avec plus d'abandon entre les bras de Jésus et de Marie : admirable confiance qui fut récompensée sans retard. M. de la Barmondière, jaloux du trésor confié à ses soins, garda Louis dans sa maison, à condition toutefois qu'il irait veiller les morts dans la paroisse de Saint-Sulpice, et qu'il abandonnerait, à titre de pension, la rétribution attachée à ce pénible service.
Cet emploi avait quelque chose d'humiliant, surtout pour un fils de bonne famille; de plus, c'était un exercice de charité. Il n'en fallait pas tant pour décider Montfort à accepter la proposition de M. de la Barmondière. Sa grande ferveur l'accompagna dans l'exercice de cette lugubre fonction, et lui fit trouver matière à de nouvelles pénitences. Bien qu'à la communauté il ne mangeât que la moitié de sa portion, pourtant bien maigre, insuffisante même dans la grande disette de cette année, et qu'il se livrât constamment à de laborieuses études, il ne se permettait aucun adoucissement durant ces longues veillées, renouvelées trois ou quatre fois par semaine. Il passait quatre heures en oraison à genoux, les mains jointes et comme immobile. Deux heures étaient consacrées à la lecture spirituelle, deux autres au sommeil, et le reste à l'étude des cahiers de théologie.
Les cadavres, étendus sur leur lit funèbre, inspiraient au saint lévite de solides réflexions. Ces effrayants ravages de la mort, fille du péché, faisaient éclater à ses yeux la vanité des biens les plus estimés dans le monde. Vanité que la beauté, lui disait ce visage hideux d'une dame, autrefois l'ornement de la cour; vanité que la richesse et le plaisir, lui disaient à leur tour la puanteur et la corruption, qui envahissaient le corps d'un gentilhomme mort après une vie de débauches ; vanité que l'amitié purement naturelle et la considération humaine, proclamait cet abandon où on laissait généralement des êtres jadis tant aimés. Ces leçons de la mort ne furent point perdues.

Mûrissant la jeunesse du Bienheureux, elles le détachèrent complètement de la terre ; puis, passant dans ses discours et ses cantiques, elles allèrent, sous une forme vive et émouvante, éveiller les remords dans les cœurs endurcis, et briser, dans les âmes ferventes, les derniers liens qui les enchaînaient aux choses d'ici-bas ; Montfort prêchait et chantait ce qu'il avait vu, quand il disait :
 
Arrête ici, passant, regarde cette tombe,
Riches, grands et petits, à la mort tout succombe.
Regarde bien comme la mort m'a mis
Il doit t'en arriver autant, je te le dis.
 
Pécheurs, approchez du cercueil,
Venez confondre votre orgueil.
Là, tout ce qu'on estime tant
Est enfin réduit à néant.
 
Esclaves de la vanité,
Que deviendra votre beauté?
L'infection, la puanteur
Vous rendront un objet d'horreur.
 
L'état de pauvreté absolue offre bien des amertumes à ceux qui l'embrassent. Louis-Marie en a déjà fait la douloureuse expérience ; mais son cœur n'est pas encore satisfait, le calice n'est pas encore vidé jusqu'à la lie. Pour pratiquer tout ce qu'il y a de plus humiliant dans la pauvreté, le jeune séminariste se fait mendiant. Mais là encore, il s'oublie pour obliger les autres. Des aumônes considérables que lui font de charitables personnes, c'est à peine s'il garde quelque chose pour son propre usage ; souvent, il ne se réserve rien, même dans la plus pressante nécessité. Tout passe de ses mains dans celles des ecclésiastiques nécessiteux et des autres pauvres. Un jour, se présente une malheureuse femme qui lui fait le triste exposé de sa misère. Louis n'a que 30 sous, il les donne sur-le-champ. Une soutane neuve, dont on lui fait cadeau, n'a pas même l'honneur d'être essayée par lui; elle va bientôt, en compagnie d'autres habits, faire le bonheur de séminaristes indigents.
Qui s'étonnerait de voir le ciel se manifester en faveur d'un jeune homme si charitable, et Marie, sa bonne Mère, lui venir visiblement en aide? Le Bienheureux avait un jour besoin d'un habit. Examinant sa bourse, il n'y trouva que 30 sous ; néanmoins, il chargea son voisin de chambre, un pieux laïque nommé M. Le Vallier, d'aller, avec cette modique somme, acheter le vêtement en question : 30 sous pour un vêtement, c'était peu! M. Le Vallier ne se souciait guère de faire une telle commission, mais Montfort ne voulut rien entendre : « Allez, dit-il, et ne vous mettez pas en peine. Si on veut le vendre plus cher, la Providence y pourvoira. Donnez la pièce de 30 sous au premier pauvre que vous trouverez. »
On devine avec quelles plaisanteries fut accueilli chez le marchand le bon commissionnaire, quand, pour un objet qui valait 20 francs, il ne proposa que les modestes 30 sous. Il s'en revint donc un peu mortifié. Quelle ne fut pas sa surprise en voyant entre les mains du Bienheureux la somme même exigée par le marchand! « Pendant que vous étiez occupé à me faire cette charité, dit Montfort, Marie a inspiré à une pieuse personne de m'apporter ces 20 francs. Je vous prie de les donner au marchand. »
Cependant, l'étude de la science théologique allait de pair, chez le fervent séminariste, avec la pratique de la vertu. On put s'en convaincre au moment des examens que M. de la Barmondière faisait passer deux fois par an à ses élèves. Tout le monde admira la vive et profonde intelligence de Louis, les progrès vraiment surprenants qu'il avait faits dans la science sacrée. Parmi ces jeunes gens studieux, dont plusieurs étaient doués de beaucoup d'esprit, nul ne répondit avec plus de sagesse et de pénétration, tant il est vrai de dire que la piété est utile à tout, et qu'avec la dévotion à Marie, tous les biens viennent à la fois.
Louis reçut les Ordres mineurs à l'âge de vingt et un ans en septembre 1694. Ce jour-là même, au sortir de Saint-Lazare, où il avait fait sa retraite, il trouva M. de la Barmondière étendu sur son lit de mort. C'était un insigne bienfaiteur que Dieu lui enlevait. Aussi, les confrères du Bienheureux étudiaient-ils curieusement sur son visage les impressions de son cœur ; ils ne purent rien découvrir. Le nouvel ordonné ne parut ni étonné, ni troublé; ce qui fit dire à l'un des témoins : « M. Grignion, ou vous êtes un grand ingrat, ou vous êtes un grand saint. Vous êtes un grand ingrat, si vous n'êtes pas touché de la mort de votre bienfaiteur; un grand saint, si, étant touché, vous en supprimez les sentiments par vertu. »
Montfort n'était pas insensible, mais il avait placé si haut son refuge, qu'aucun événement ne pouvait altérer sa paix. Son espérance ferme était dans le Père céleste, qui ne lui manquera jamais. Au milieu des difficultés, il se jetait avec abandon entre les bras de sa bonne Mère. Ce sera la pieuse pratique de toute sa vie. « Il allait à Marie, dit M. Blain, avec une simplicité enfantine, lui exposant tous ses besoins temporels aussi bien que spirituels, et il se tenait si assuré d'obtenir l'effet de ses demandes, que jamais ni doute, ni inquiétude, ni perplexité, ne l'embarrassaient sur rien. Tout, à son avis, était fait, quand il avait prié sa bonne Mère, et il n'hésitait plus… Qu'est-ce qui lui a jamais manqué avec le secours de la Reine du ciel? Ceux qui, comme moi, ont connu M. Grignion savent que les miracles de la Providence maternelle sur lui se multipliaient tous les jours. La divine Marie paraissait parfois oublier le plus zélé et le plus tendre de ses enfants ; mais, après avoir éprouvé sa vertu, elle ne tardait plus guère à faire éclater sa tendresse pour lui par quelque nouvelle preuve de sa bonté. »
Marie ne trompa point la confiance de son serviteur. Elle lui ouvrit les portes d'une communauté, où il trouverait en même temps que de grands exemples, de nombreuses occasions de souffrir. Dans cette maison, dirigée par M. Boucher, la nourriture n'était rien moins qu'appétissante. Ces rebuts de boucherie, ces légumes gâtés qu'on présentait aux étudiants, étaient plus propres à éloigner de la table qu'à y attirer. Qu'on ajoute à cet avantage celui de voir les repas préparés par les écoliers eux-mêmes, qui avaient ainsi le plaisir de s'empoisonner à tour de rôle, et l'on comprendra la réflexion de M. Blain, l'un des pensionnaires de M. Boucher : « Chacun pouvait, en allant prendre ses repas, entrer dans la disposition de ce grand saint, qui dit d'aller à table comme à une espèce de tourment : Ad mensam tanquam ad patibulum, » Quoique robuste, la santé de Louis-Marie ne tint pas à ce régime. Il n'avait point d'ailleurs interrompu ses austérités. Pendant que la haire sur le dos, il faisait la cuisine, il ressentit les premières atteintes d'une grave maladie. Son premier soin fut de soustraire aux autres le secret de ses mortifications, en se dépouillant de ses instruments de pénitence.
On le transporta à l'Hôtel-Dieu. Sa foi vive lui faisait savourer les charmes de ce beau nom : « Hôtel-Dieu ! Je suis dans la maison de Dieu ! Quel honneur pour moi ! » Bien qu'il n'eût reçu que les Ordres mineurs, le malade fut placé dans une chambre réservée aux prêtres. C'est là que sa grande vertu parut dans tout son éclat. Les bonnes religieuses ne pouvaient se lasser d'admirer cette patience, cette résignation ou plutôt celte joie an milieu des plus vives souffrances. Bientôt, les rapides progrès de la maladie ne laissèrent plus aucun espoir. Mais, pendant que tout le monde le croyait perdu, le Bienheureux paraissait assuré de sa guérison. Il annonça même à M. Blain son prompt rétablissement. En effet, au moment où on crut tout fini, la maladie disparut. Les forces revinrent avec une telle rapidité que, peu de jours après, le Bienheureux fut en état de reprendre ses études interrompues.
 

CHAPITRE IV
 
SAINT-SULPICE — ESCLAVAGE DE JÉSUS EN MARIE NOVICIAT DES ÉPREUVES
 
De grand cœur, ô Mère affligée,
Je prendrai part à vos douleurs,
Pourvu que, parmi vos douceurs,
Ma croix soit confite et mêlée.
Point de croix sans vous et Jésus!
Point de vous deux si la croix n'est de plus!
 
Une bonne fortune attendait Louis au sortir de l'hôpital. Grâce à une vertueuse dame, qui proposa de payer sa pension, il fut admis au second Séminaire de Saint-Sulpice. Sa réputation de sainteté l'y avait précédé. On l'y accueillit comme un ange de Dieu ; le supérieur, M. Brenier, fit même à cette occasion réciter un Te Deum d'actions de grâces. C'était, en effet, une immense faveur que recevait en ce jour cette sainte maison, nul ne devant plus que Montfort l'illustrer par ses vertus et ses travaux.
Marie était-elle étrangère à cet événement? Le Bienheureux n'eut jamais de doute à cet égard. C'était sa bonne Mère qui l'avait attiré à Saint-Sulpice. Car là, elle était Reine et Maîtresse. Saint-Sulpice était son domaine, son royaume, depuis que M. Olier lui avait spécialement consacré, et en avait déposé les clés aux pieds de Notre-Dame de Chartres. La pensée de ce pieux fondateur était de former ses prêtres à l'école de Marie, et de les soumettre à sa direction maternelle, pour que, sous cette bénigne influence, ils pussent grandir en Jésus-Christ et atteindre l'âge parfait. La divine Mère, par les mains de qui passent toutes les grâces du ciel, prendrait soin de ses enfants, comme de Jésus, son premier-né, les élèverait avec une tendre sollicitude, les préservant de tous les dangers, et leur ménageant tous les secours. Les séminaristes, de leur côté, devaient s'abandonner à La Sainte Vierge, se laisser façonner par elle, par conséquent, enlever tous les obstacles à ce divin travail. Souvent aussi, ils contempleraient l'intérieur de Jésus et de Marie, ils dirigeraient les regards de leur âme sur Jésus vivant en Marie, sur Marie vivant en Jésus, afin d'imiter ces deux parfaits modèles. De là cette belle prière que Montfort aimait tant et qu'il a mise en vers :
O Jésus vivant en Marie,
Venez vivre et régner en nous.
Imprimez en nous votre vie
Pour ne plus vivre que pour vous.
 
A la gloire de votre Père
En la vertu de votre Nom.
Régnez en nous, par votre Mère,
Sur la nature et le démon.
 
Saint-Sulpice était donc bien le terrain qui convenait à Louis-Marie pour produire des fruits suaves autant qu'abondants. Avec les écrits de M. Olier, dont la pensée-mère est l'union avec Marie, la Providence lui mit entre les mains le livre de M. Boudon, le Traité du saint esclavage, de l'admirable Mère de Dieu. Montfort en savoura les pages, car elles lui retraçaient ses pensées et ses sentiments intimes. Ce livre enseignait que, pour mieux dépendre de Jésus, pour être plus intimement uni à Jésus, le chrétien doit se consacrer à Marie avec tout ce qu'il possède dans l'ordre de la nature et de la grâce, avec son corps, son âme, ses biens intérieurs el extérieurs, tous ses mérites passés, présents et futurs. Quand on est ainsi devenu l'esclave d'amour de cette grande Reine, on ne doit plus agir que pour l'honorer et la servir; on ne doit plus vivre que de sa vie et travailler qu'à ses intentions. Cette heureuse découverte ravit de joie le Bienheureux, qui résolut d'en tirer avantage pour lui-même el pour les autres.
Ses Lectures el ses études lui montrèrent l'esprit de cette dévotion enraciné dans l'Évangile, et la vie de Jésus-Christ, se perpétuant dans la vie et les écrits des Saints, remplissant les livres de plusieurs doctes el vertueux personnages de cette époque, tels que le cardinal de Bérulle, le P. de Condren, M. Olier, etc. Dans le plan divin, Montfort, héritier de leur doctrine, avait pour mission de la développer, de la dégager de ses obscurités et de la répandre sous une forme simple, claire, attrayante.
Cette mission, il sut l'accomplit avec une admirable fidélité. Qu'on le suive dans ses missions, on le verra sans cesse préoccupé d'attirer les peuples à Marie, afin de les conduire par elle aux pieds de Jésus. « Pour que le règne de Jésus arrive, dit-il, il faut d'abord que le règne de Marie soit établi : Ut adveniat regnum tuum, adveniat regnum Mariæ! » Montfort fut l'apôtre de cette admirable dévotion par ses discours, par ses cantiques et ses écrits, surtout par le Traité de la vraie dévotion à la Sainte Vierge. Il continue à la propager par ses Congrégations, dont la piété envers Marie est la vie, l'esprit propre, et leur donne leur cachet spirituel.
Avant de la répandre dans le monde, le pieux séminariste la fit fleurir à Saint-Sulpice. Avec quelle ardeur il travaillait, autour de lui, à gagner des cœurs à sa Mère! Son plaisir, en récréation, était de s'entretenir de Marie, et déjà ses paroles de feu la faisaient aimer davantage Avec la permission des supérieurs, le saint esclavage fut établi au Séminaire ; mais, pour couper court à toutes les critiques, selon le conseil de M. Tronson, supérieur de Saint-Sulpice, ces mots de la formule de consécration : esclaves de Marie, furent changés en ceux-ci : esclaves de Jésus en Marie. Le Bienheureux obtint aussi de faire réciter aux séminaristes, non encore dans les Ordres, le petit psautier de saint Bonaventure « qu'il a fait en l'honneur de Marie et qui est si tendre et si dévot, qu'on ne peut le réciter sans être attendri »[4]. Malgré sa pauvreté, il avait le talent de se procurer des images et des médailles de la Sainte Vierge, pour les répandre dans les deux Séminaires et au dehors.
Mais, si le zèle ardent de Montfort le portait à prêcher autour de lui le saint esclavage de Jésus en Marie, comment exprimer le saint empressement avec lequel il l'embrassa lui-même! Avec quelle ferveur il se livra à cette auguste Maîtresse, dont l'amour avait soutenu et charmé les années de son enfance et de sa jeunesse! Ce fut probablement la fête de l'Annonciation 1696 ou 1697 qui fut choisie pour cette mémorable consécration. Notre esprit aime à se reporter à ce jour béni, où le pieux lévite, à genoux devant l'autel de Marie, les yeux fixés sur sa bonne Mère, la remerciait de tant de bienfaits reçus, et, pour mieux lui témoigner son amour, se donnait à elle tout entier, sans réserve, sans partage, sans retour. Rarement consécration fut plus parfaite et plus fervente. Dans Montfort, Marie eut un esclave d'amour, toujours soumis, obéissant, désintéressé, qui, tenant à ce titre plus qu'à tous les honneurs du monde, ne signa plus désormais qu'esclave de Jésus en Marie. La Très Sainte Vierge, qui ne se laisse pas vaincre en générosité, ne manqua pas de payer, en grâces de choix, l'amour et la piété de son serviteur. Un jour que, pour éprouver Montfort, on lui avait ôté une petite statue de Marie, qui ne le quittait jamais, il répondit qu'on n'arracherait pas l'image de sa Mère gravée dans son cœur. Peut-être, dès lors, jouissait-il de la présence de Marie dont il parle dans son cantique :
 
Voilà ce qu'on ne pourra croire,
Je la porte au milieu de moi,
Gravée avec des traits de gloire,
Quoique dans l'obscur de la loi.
 
Quoi qu'il en soit, il est visible que, en retour de sa parfaite consécration à Marie, il y eut en lui un épanouissement de grâce et de vertus. Son union à Jésus fut plus intime, plus constante : l'amour de la croix, marque de la vraie sainteté, ne fit que grandir et devint une passion. Voyant sa piété si tendre, les directeurs du Séminaire lui confièrent le soin de la chapelle de la Sainte Vierge, située derrière le chœur de Saint-Sulpice. Ils lui permirent aussi d'aller communier tous les samedis dans l'église de Notre-Dame, où, bien avant d'entrer dans les Ordres, il fit le vœu de perpétuelle chasteté.
Ce fut lui aussi qui, en compagnie d'un fervent séminariste, fut chargé de représenter le Séminaire aux pieds de Notre-Dame de Chartres. Pendant le voyage, ne pouvant contenir son zèle, le Bienheureux s'en allait dans les champs suggérer quelques bonnes pensées aux paysans de la Beauce. Arrivé au célèbre sanctuaire, ses yeux ne voulurent contempler autre chose. Le pieux pèlerin de Marie y demeura toute la journée à genoux, immobile, comme en extase. C'est à peine s'il sortit pour prendre quelque nourriture, se hâtant de regagner son poste d'honneur devant l'image de sa Mère.
On voit que ses maîtres avaient pour lui une profonde estime. Ce qui le prouve encore, ce sont les divers emplois qui lui furent confiés. On le chargea de la bibliothèque, de l'ordre des cérémonies, du soin de faire le catéchisme aux enfants du faubourg Saint-Germain; il s'acquitta avec un sucées remarquable de ces importantes fonctions, surtout de la dernière. Ces pauvres petits ignorants, ordinairement si dissipés, étaient captivés par les paroles brûlantes du Bienheureux et l'écoutaient dans un religieux silence. C'est ce qu'attestèrent plusieurs séminaristes, venus pour rire de leur confrère; eux aussi durent subir l'influence de son éloquence et lui payer le tribut de leurs larmes.
Maîtres et élèves, à Saint-Sulpice, purent se convaincre que Marie communiquait son esprit à son serviteur et bénissait ses travaux. Bien que privé des leçons de Sorbonne, il n'en brilla pas moins dans une joute théologique sur la grâce, où il eut à soutenir les efforts combinés de ses condisciples. Aux arguments très forts, aux objections très difficiles, que ceux-ci proposaient pour l'embarrasser, il répondit avec sagesse et clarté. Non seulement, il expliqua les passages des Pères dont on se servait contre lui, mais il en cita un grand nombre d'autres en faveur de sa thèse, etl força l'admiration de ses adversaires.
Le Bienheureux, dans son Traité de la vraie dévotion, nous dit que les serviteurs de Marie ont plus d'occasions de souffrir que les autres, mais souffrent avec plus de facilité, de mérite et de gloire, soutenus et encouragés qu'ils sont par leur douce Mère et Reine. Comme ces paroles s'appliquent bien à l’auteur du pieux Traité! Montfort s'était consacré spécialement à Marie, et comme le premier-né de celle divine Mère, il est devenu une victime. Lui aussi a été un homme de douleurs, rassasié: d'opprobres, mais, avec quelle aisance il portait sa croix ! Il pouvait dire avec l'Apôtre : Je surabonde de joie au milieu de mes tribulations. La croix avait pour lui tant de charmes que son cœur ne pouvait s'en passer.
Sa vie de missionnaire devait être une série de croix, c'est sur ce fondement inébranlable que devaient s'appuyer toutes ses œuvres. Dieu permit donc qu'au Séminaire, où son âme s'exerçait à toutes les vertus du ministère apostolique, le Bienheureux fût formé à la rude école de la douleur et fît son noviciat de l'épreuve. D'admirables exemples, la lecture des Voies de la croix de M. Boudon, les leçons intérieures de l'Esprit-Saint et de Marie, sa propre expérience, l'y avaient peu à peu préparé.
Le temps est venu pour lui d'entrer dans le creuset, d'où il sortira plus fort et plus pur. Dans son besoin de ressembler à Jésus crucifié, Montfort s'était souvent armé contre sa propre chair, mais les peines qui viennent de la part des autres, surtout de ceux qu'on respecte et qu'on aime, sont plus lourdes et plus cuisantes : c'est de ce côté qu'elles lui viendront, et, comme il arrive souvent, les dons extraordinaires, que Dieu lui avait faits, en seront le prétexte.
Son oraison si haute, son recueillement habituel, sa foi ardente, son union à Dieu, qui le faisaient vivre dans un autre monde, qui le rendaient indifférent à tout ce qui était terrestre et le portaient à tout braver, ses vertus poussées à un degré héroïque, donnaient à Montfort une physionomie spéciale. Plus il vivait parmi les hommes, moins il vivait comme les autres hommes : « enfin, il ne ressemblait à personne. »
On peut en dire autant de tous les saints. Qu'avec cela, il y eût certaines singularités dans cette riche nature, qu'habitué à vivre dans les régions supérieures de la foi, il se mît, comme dit le P. Besnard, au-dessus de ce que, dans le monde, on appelle bienséances, et suivît seulement celles que sa foi ou sa charité lui prescrivaient, on peut le croire sans peine. Mais il ne faudrait pas trop charger ces traits, sous peine d'avoir, non un portrait, mais une caricature. Peut-on prêter des manières si ridicules à ce séminariste qui brille dans ses études et ses emplois, à ce prêtre qui réussit dans les entreprises les plus hardies, se montre administrateur habile, gagne la sympathie, non seulement des peuples qu'il soulève, mais encore des prélats, des prêtres, des gentilshommes, des officiers, qui recherchent son amitié et lui demandent des conseils?
Dès l'arrivée de Montfort à Saint-Sulpice, ses directeurs avaient travaillé à réformer ce qu'ils trouvaient de singulier dans ses manières. Tant que vécut M. Bouin, l'épreuve fut supportable. Ce saint directeur avait su comprendre et apprécier son pénitent ; à l'occasion, il prit sa défense, montrant que ses mortifications étaient sages, puisqu'elles étaient réglées par l'obéissance. M. Léchassier, son successeur, fut dérouté devant cette âme qui s'ouvrait à lui, et parut se trouver en pays inconnu. C'était un prêtre de beaucoup de vertu et de mérite, qui guidait avec sagesse dans les voies ordinaires de la piété. Mais, extrêmement prudent et réservé, il se défiait de tout ce qui sortait tant soit peu du commun. Craignait-il qu'il n'y eût dans son pénitent de l'hypocrisie ou au moins de l'amour-propre? Nous ne le saurions dire ; ce qui est certain, c'est que le digne supérieur s'acharna contre Montfort, s'ingénia à l'humilier et à le contredire partout et à propos de tout.
Il y a deux manières de former Jésus dans les âmes, dit le Bienheureux, dans le Traité de la vraie dévotion; la première manière, qui est la plus douce et la plus facile, consiste à les jeter dans le moule divin des élus, qui s'appelle Marie, et lui-même s'en servira toujours dans sa direction. La seconde est plus longue et plus périlleuse. Semblable à un sculpteur, qui d'un bloc de marbre veut faire une belle statue, le directeur, pour former l'image de Jésus, s'efforce d'enlever à l'âme ses aspérités, et frappe sans pitié, sans ménagement, donnant une infinité de coups. Ce fut cette dernière méthode que choisit M. Léchassier. Devant lui se trouvait une belle matière première. Il saisit hardiment le lourd marteau de la croix et le ciseau de l'humiliation, résolu à ne point épargner l'âme confiée à ses soins, jusqu'à ce qu'elle réalisât l'idéal qu'il avait conçu. Heureusement la matière, livrée à ses rudes mains, était solide; car elle eût pu être fortement endommagée. En voulant tuer le vieil homme, il était à craindre que le bon directeur n'estropiât l'homme nouveau. Le Bienheureux fut éprouvé de toutes les façons. Il se voyait refuser le lendemain ce qui lui avait été permis la veille. Son supérieur ne lui accordait rien qu'à contre-cœur, le rebutait sans cesse, lui faisait des réprimandes imméritées, enfin cherchait continuellement ce qui pouvait lui causer, quelque peine ou quelque confusion. Mais tant d'efforts n'aboutirent qu'à faire éclater la vertu du pieux séminariste. On ne put découvrir en lui ombre de révolte ou même de simple mécontentement. Après les reproches les plus sanglants, il allait à son directeur avec la confiance et la simplicité d'un enfant, lui ouvrait son cœur, le consultait en toutes choses.
M. Léchassier appela à son secours M. Brenier, homme d'un abord sévère, dont la présence seule effrayait et suffisait à ramener le bon ordre au Séminaire. Celui-ci attaqua Montfort surtout en récréation, se plaisant à blâmer ou à mal interpréter toutes ses actions. Les élèves eux-mêmes, forts de l'exemple de leurs maîtres, se crurent autorisés à exercer sa vertu. Au milieu de cette persécution, Louis pensant au divin Maître sur la croix, demeurait calme doux envers tout le monde, gardait sa gaieté et son aisance habituelles. Loin de se relâcher et de se décourager, il vit, dans ses épreuves, un motif d'être plus étroitement uni à Dieu, de le prier avec plus de confiance.
Au bout de six mois, M. Brenier s'avouait vaincu, l'as plus que M. Léchassier, il n'avait aperçu rien de répréhensible dans la conduite de Montfort. Au fond, ces Messieurs l'estimaient, et l'auraient volontiers reçu dans leur Compagnie. Quand eut sonné pour lui l'heure de recevoir les saints Ordres, ils l'y appelèrent sans retard ; ce fut même sur leur commandement exprès, que le saint lévite consentit à se charger du lourd fardeau de la prêtrise.
Du sein de cette violente tempête, où tant d'autres eussent été si vite désemparés, Louis-Marie ne perdit pas de vue l’Étoile de la mer, en qui son âme trouva lumière et courage. Si M. Léchassier n'avait pas su le jeter en Marie, ce moule divin, qui nous rend si promptement parfaits, le Bienheureux s'y était réfugié lui-même. Ce fut là, dans ce divin oratoire, où l'on trouve toujours Jésus, que par la prière, le recueillement et surtout l'amour, il se disposa au sacerdoce, par lequel il allait devenir un autre Christ.
Il fut ordonné prêtre, le 5 juin 1700, par Mgr de Flamanville, que le cardinal de Noailles avait délégué à cet effet. Pour remercier Dieu de cette grâce immense, il passa le reste de la journée devant le Saint-Sacrement, et consacra plusieurs autres jours à la préparation de sa première messe. Marie avait été continuellement présente à la pensée du saint lévite pendant l'ordination ; elle lui avait communiqué les dispositions nécessaires pour devenir un digne ministre du Très-Haut ; elle ne fut point oubliée au moment béni où il offrit pour la première fois l'auguste Sacrifice. Ce fut l'autel de la Sainte Vierge, en l'église Saint-Sulpice, qui fut choisi pour cette mémorable circonstance. « J'assistai à cette messe, dit M. Blain; j'y vis un homme comme un ange à l'autel, et son air angélique frappa tous les assistants, qui en furent extrêmement touchés. »
Cette dévotion, le Bienheureux la conservera tout le cours de sa vie. Sans jamais omettre de dire la Sainte Messe, il s'acquittera toujours de cette divine fonction avec une remarquable ferveur. C'est que là surtout, il se souviendra qu'il appartient tout entier à Marie, qu'il doit agir par elle et pour elle. Comme saint Jean au Calvaire, Montfort s'unira au Cœur de sa divine Mère, s'associera aux sentiments de confiance, de respect, d'amour qu'elle offrait à Jésus expirant. A cause de cela, les peuples verront toujours en lui un ange à l'autel, et le ciel le favorisera de grâces singulières pendant le Saint Sacrifice. « Parfois, dit le P. Besnard, il répandait des torrents de larmes, parfois il n'était pas reconnaissable, son visage se couvrant alors d'une rougeur extraordinaire, et paraissant presque lumineux. On se rendait en foule pour entendre sa messe, et on enviait le bonheur de la servir. Enfin, la dévotion, la ferveur, la dignité avec lesquelles il traitait le Sacrement auguste, concouraient à en affermir la créance et en devenaient connue un argument de crédibilité. »

 

CHAPITRE V
 
LES PRÉMICES DU SACERDOCE — MAISON DE SAINT-CLÉMENT HÔPITAL DE POITIERS — FONDATION DE LA SAGESSE
 
 
Jésus est mon amour,
Jésus est ma richesse,
Et la nuit et le jour,
Je répète sans cesse :
L'amour !
Jésus est mon amour,
Et la nuit et le jour.
 
Le nouveau prêtre se sentait appelé à la vie apostolique. Son plus vif désir était de se rendre au Canada, pour y déployer les ardeurs de son zèle. Mais, par un secret dessein de la Providence, M. Léchassier s'opposa à ce départ[5]. Pendant que le Bienheureux demandait à Marie lumière et conseil, voici que se présente un vieil ami de Saint-Sulpice, M. Lévêque. Ce digne prêtre, renommé pour sa vertu, avait fondé à Nantes une Compagnie de missionnaires, dans le but d'évangéliser les paroisses de la campagne. A peine eut-il connu Montfort qu'il chercha à se l'attacher; celui-ci, de son côté, heureux de faire l'apprentissage des missions sous un tel maître, se laissa facilement persuader.
Ils partirent pour Nantes, en septembre 1700. Arrivé à Saumur, le Bienheureux se sépara de M. Lévêque pour aller porter ses hommages à Notre-Dame des Ardilliers. Il reviendra souvent à ce célèbre sanctuaire de la Mère des Douleurs, et en fera son pèlerinage favori. Comme, non loin de là, se trouvait l'abbaye de Fontevrault, où l'une de ses sœurs était postulante, il s'y rendit, et, arrivé à la porte du monastère, demanda simplement la charité pour l'amour de Dieu. La Sœur portière le pressa de questions, et ne reçut pas d'autre réponse que ces paroles : « La charité pour l'amour de Dieu. » Très intriguée, elle alla informer l'abbesse, qui elle-même demanda à ce singulier visiteur son nom et sa qualité : « Madame, répondit Montfort, à quoi bon me demander mon nom? Ce n'est pas pour moi, mais pour l'amour de Dieu, que je vous demande la charité. » Ne pouvant obtenir plus d'explications, l'abbesse le renvoya comme un insensé. Bien que fatigué du voyage, Montfort subit ce refus avec douceur et patience, et se contenta de dire à la Sœur portière : « Si Madame l'abbesse me connaissait, elle ne me refuserait pas la charité. » Ces mots ravivèrent la curiosité des religieuses, et elles cherchaient à éclaircir ce mystère, quand la sœur du Bienheureux en donna elle-même l'explication.
Au portrait qu'on lui fit de ce prêtre, elle s'écria : « C’est mon frère. » Or, elle leur en avait souvent parlé et leur avait inspiré un vif désir de le voir. On dépêcha donc quel­qu'un pour le rappeler, mais il répondit : « Madame l'abbesse n'a pas voulu me faire la charité pour l'amour de Dieu; maintenant, elle me l'offre pour l'amour de moi, je la remercie; » puis il s'en alla prendre l'hospitalité chez de pauvres gens de la campagne. Tel il se montra toute sa vie, soucieux de garder à la charité la noblesse et le mérite de la foi; mais il est piquant de le voir, avec tant de simplicité et de hardiesse, donner celle leçon à l'abbesse, qui n'était autre que Gabrielle de Rochechouart, une des femmes illustres de son siècle par sa noblesse, sa science et ses talents.
Après quelques jours de repos, Montfort reprit la route de Nantes, soupirant après le moment tant désiré où il pourrait se dépenser entièrement au salut des âmes. Mais plus d'une déception l'attendait sous le toit de M. Lévêque. La communauté de Saint-Clément était loin de ressembler à la maison si bien réglée de Saint-Sulpice : aucun ordre n'y régnait. Les diverses catégories de personnes, qui y faisaient leur résidence, agissaient à leur fantaisie. Ce qui affligea le plus le cœur du jeune prêtre, ce fut le désordre des âmes. Quelle horreur pour lui de constater que, sous ce toit, où il n'aurait dû trouver qu'édification, vivaient d'ardents jansénistes ! Dieu voulut lui faire voir de près la secte et les sectaires qu'il était destiné à combattre toute sa vie. Au lieu de contenter son ardent désir de travailler aux missions, on le laissa languir pendant sept mois dans celte maison, où son cœur était mal à l'aise. M. Léchassier, à qui le Bienheureux confia ses peines et son embarras, lui conseilla de rester et d'attendre. Mais Dieu eut pitié de son serviteur; pour le tirer de celle pénible situation, il se servit d'une grande dame, qui, après avoir scandalisé la France par son inconduite, l'édifiait par sa pénitence cl ses vertus : Mme de Montespan.
Nous laissons, le Bienheureux lui-même nous raconter ces événements, en détachant quelques passages de sa correspondance avec M. Léchassier.
 
« Le pur amour de Jésus règne dans nos cœurs!
» … Je reçus, le quatrième dimanche d'avril, une lettre de ma sœur de Fontevrault, écrite par l'ordre de Mme de Montespan, par laquelle elle me mandait de venir incessamment à Fontevrault pour assister à sa prise d'habit, qui devait se faire le mardi suivant (24 avril 1701). Je partis dans le même jour à pied ; j'arrivai à Fontevrault, le mercredi matin, le jour d'après la prise d'habit de ma sœur. Pendant deux jours, je demeurai à Fontevrault ; j'eus l'honneur d'avoir plusieurs conférences particulières avec Mme de Montespan … » Elle lui proposa un canonicat que le Bienheureux refusa en la remerciant humblement. « A ce refus, elle me dit d'aller du moins voir Monseigneur de Poitiers, pour lui découvrir mes intentions. Quoique j'eusse de la répugnance à satisfaire le désir de Madame, je lui obéis pourtant aveuglément pour faire la sainte volonté de Dieu, que je regardais uniquement. » Montfort ne nous dit pas qu'avant de partir, il guérit un aveugle à la porte de la chapelle où il venait de célébrer la messe.
« J'arrivai à Poitiers, la veille de Saint-Jacques et Saint-Philippe, et je fus contraint d'y attendre Monseigneur quatre jours, pendant lesquels je fis une petite retraite. Je m'avisai pourtant d'aller à l'hôpital, pour servir les pauvres corporellement, si je ne le pouvais spirituellement. J'entrai pour prier Dieu dans leur petite église, où quatre heures environ que j'y passai, en attendant le souper, me parurent bien courtes. Elles parurent cependant bien longues à quelques pauvres, qui, m'ayant vu à genoux et avec des habits si conformes aux leurs, allèrent le dire aux autres et s'entr'excitèrent les uns les autres à boursiller pour me faire l'aumône… Je bénis Dieu mille fois de passer pour pauvre, et d'en porter les glorieuses livrées. Je remerciai mes frères de leur bonne volonté. Ils m'ont depuis ce temps-là, pris en telle affection, qu'ils disent publiquement que je serai leur prêtre, c'est-à-dire leur directeur. Quand Monseigneur de Poitiers fut revenu, j'allai le visiter et lui dis en peu de mots ce que Madame m'avait ordonné. Il m'écouta et me remercia assez sèchement, ce que je demandai. »
Quelques jours après, l'évêque, ayant su le désir des pauvres, et ayant déjà sans doute été édifié de la sainteté de Montfort, le reçut avec plus de bonté, et se sentit inspiré de le garder.
Auparavant, il prit sur lui des renseignements auprès de M. Léchassier, qui loua sans réserve les éminentes qualités de son pénitent. Mais, comme le prélat était obligé de s'absenter, Montfort, le jour de l'Ascension, reprit la route de Nantes. A Saint-Clément, on essaya de le retenir en lui confiant quelques missions. Il débuta à Grandchamp « où le bon Dieu et la Sainte Vierge, dit-il, donnèrent bénédiction. » Ce succès le fit réfléchir. N'était-ce pas là une indication de la Providence, qui lui ordonnait de rester dans le diocèse de Nantes, pour évangéliser les gens si ignorants de la campagne et les petits enfants? Une lettre de Mgr Girard, le demandant pour les pauvres de l'hôpital de Poitiers, vint tirer le Bienheureux de son indécision. C'était Dieu qui lui parlait par son représentant. Toutefois, pour plus de sûreté encore, l'humble Montfort, toujours défiant de son propre jugement, consulta M. Léchassier, qui approuva son départ. Sûr alors de faire la volonté divine, il résilia son engagement avec M. Lévêque et se dirigea vers Poitiers, où il arriva vers la fin d'octobre 1701.
Voici ce qu'il écrivait plus tard à M. Léchassier (4 juillet 1702) : « M. Lévêque, mon second père, après vous, m'ayant, par un surcroît de bienfaits, donné quelque argent pour mon voyage à Poitiers, je le donnai tout aux pauvres, avant de sortir de Saumur, où je fis une neuvaine ; j'entrai à Poitiers sans un seul denier. Monseigneur me reçut à bras ouverts et me fit loger au Petit Séminaire, en attendant qu'il me mit à l'hôpital. Pendant ce temps, je fis le catéchisme aux dépens de Monseigneur, à tous les pauvres mendiants de la ville, que j'allai chercher dans les rues. Je le fis d'abord dans une pauvre chapelle de Saint-Nicolas, ensuite, à cause de la foule du peuple, sous les halles, et j'entendis dans l'église Saint-Porchaire les confessions de plusieurs. »
Son zèle créa, parmi les étudiants de la ville, une pieuse association, qui procura beaucoup de conversions, et d'où sortirent plusieurs ecclésiastiques. L'un de ces jeunes gens, qui porte un nom bien cher aux Filles de la Sagesse, M. Trichet, frère de Marie-Louise de Jésus, devint prêtre et mourut victime de sa charité, en soignant les soldats atteints de la peste.
L'hôpital général de Poitiers n'était pas fait pour encourager un jeune prêtre au début de sa carrière sacerdotale. C'était « une pauvre Babylone, une maison de trouble, où ne régnaient ni l'ordre ni la paix. » Mais si le Bienheureux connaît sa faiblesse, il n'en a que plus de confiance en Dieu, et n'oublie point de s'appuyer sur celle qui est le Secours des chrétiens. « J'espère que Notre-Seigneur, par l'intercession de la Très Sainte Vierge, ma bonne Mère, rendra cette maison sainte, riche et paisible. »
Son entrée à l'hôpital, qui eut lieu vers la Toussaint, fut un sujet de joie pour les administrateurs, les gouvernantes, les pauvres et même pour toute la ville. On le regardait comme un homme envoyé de Dieu, pour la réforme de cette maison.
L'amant fidèle de la pauvreté choisit la chambre la moins confortable et, refusant toute rétribution, voulut vivre d'aumônes. Il se mit ensuite à l'œuvre pour opérer la transformation qu'on attendait de lui.
La réforme commença par le temporel. La nourriture, donnée ordinairement en une seule fois, pour toute la journée, ne fut plus distribuée qu’au réfectoire, et à des heures réglées. Des personnes charitables s'intéressèrent à cette œuvre, qui s'annonçait si bien, et fournirent des aumônes, avec lesquelles le sage aumônier procura aux pauvres un ordinaire plus abondant.
Quant au spirituel, c'était une mission perpétuelle ; le Bienheureux ne quittait presque pas son confessionnal de la journée ; les conversions se succédaient, tant à l'hôpital qu'au dehors. Le chapelet, les cantiques spirituels et même l'oraison mentale, étaient à l'ordre du jour. Bientôt, il n'y eut plus qu'une voix dans toute la ville pour louer un changement si vite opéré, pour acclamer l'auteur de tout ce bien. On voulut profiter de ses lumières. « Une infinité de personnes, dit-il lui-même, venaient lui demander des conseils de direction. » De ce nombre, fut Mlle Louise Trichet, fille du procureur au siège présidial de Poitiers. Quand Mme de Montespan conseilla au Bienheureux d'aller trouver Mgr Girard, il n'obéit qu'avec répugnance, ne se doutant pas qu'il allait poser à Poitiers le fondement d'une grande œuvre. « S'il y a une bonne fortune à faire en Dieu, par la fidélité d'une créature a quelque haut emploi, dira-t-il un jour, il est sur que Marie procurera celle bonne fortune à quelqu'un de ses bons enfants et serviteurs et lui donnera la grâce pour en venir à bout avec fidélité[6]. » C'est ce qu'elle fit pour son serviteur bien-aimé. Cette bonne Mère l'avait amené à Poitiers pour lui procurer la grâce immense de travailler, par une nouvelle famille spirituelle, à la gloire de Dieu et au salut du prochain. Voici maintenant qu'elle lui envoie la jeune fille qu'il devra former, pour l'offrir comme modèle aux futures Filles de la Sagesse.
« Quelle est la personne qui vous a adressée à moi? demanda-t-il à Marie-Louise Trichet, quand elle se présenta au confessionnal. — C'est ma sœur, répondit-elle simplement. — Non, reprit le confesseur, ce n'est pas votre sœur, c'est la Sainte Vierge qui vous adresse à moi. » Dès lors, il s'appliqua à cultiver cette belle âme, sur laquelle Dieu avait de si grands desseins ; peu à peu, il l'amena au détachement du monde, à la mortification, à l'humilité. Tombant dans une terre admirablement préparée, les paroles du Saint produisaient des fruits abondants. Marie-Louise, pleine de mépris pour les frivolités et les plaisirs du siècle, n'aspirait qu'après le bonheur d'entrer dans l'état religieux, afin d'y vivre pour Dieu seul. Déjà, l'année précédente, elle avait essayé d'entrer dans un couvent de Châtellerault[7]. Elle ne cessait de parler à son directeur de ce désir qu'elle croyait mis en elle par l'Esprit-Saint. « Oui, ma fille, lui répondit un jour Montfort, vous serez religieuse. » Cette prédiction, qui ne devait se réaliser que plus tard, fut bien des fois renouvelée à la jeune fille, impatiente de se donner à Dieu.
Cependant, le diable, humilié de voir l'hôpital échapper, à son empire, souleva une persécution contre le saint aumônier. La supérieure et un certain personnage, hostile à Montfort, se liguèrent avec quelques pauvres, libertins et indisciplinés, pour lui faire subir toute espèce d'avanies. « Pendant cette bourrasque, raconte le Bienheureux, je gardai le silence et la retraite, remettant entièrement ma cause entre les mains de Dieu, et n'espérant qu'en son secours, malgré les avis contraires qu'on me donnait. J'allai, pour cet effet, faire une retraite de huit jours aux Jésuites. Là, je fus rempli d'une grande confiance en Dieu et en sa Sainte Mère, qui prendrait évidemment ma cause entre ses mains. Je ne fus pas trompé dans mon attente. Au sortir de la retraite, je trouvai ce monsieur malade ; il mourut quelques jours après. La supérieure, jeune et vigoureuse, le suivit en six jours. Plus de quatre-vingts pauvres tombèrent malades, et plusieurs en moururent. Toute la ville croyait que la peste était dans l'hôpital, et disait que la malédiction était sur cette maison. »
Malgré ce châtiment exemplaire, la persécution recommença plus violente. Montfort, que les administrateurs ne soutenaient pas, jugea bon de s'absenter momentanément, espérant qu'à son retour le calme serait rétabli. D'ailleurs, un nouvel évêque venait d'être nommé à la place de Mgr Girard : c'était Mgr de la Poype de Vertrieu, dont tout le monde s'accordait à louer la vertu. La prudence conseillait au pieux aumônier d'attendre l'arrivée de ce prélat, pour continuer les sages réformes commencées.
Un autre motif déterminait son départ. Sa sœur Louise lui écrivait de Paris, demandant du secours dans sa détresse. Comme on ne payait plus sa pension, elle se trouvait exposée à être renvoyée de son couvent de Saint-Joseph, sans savoir où se réfugier.
Le Bienheureux lui avait déjà envoyé une lettre admirable pour l'exciter à la patience et l'encourager « à dormir en repos sur le sein de la divine Providence et de la Très Sainte Vierge, ne cherchant qu'à aimer et contenter Dieu. » Mais il savait aussi que dans les choses humaines, il faut sans cesse mettre en pratique le proverbe : Aide-toi, le ciel t'aidera. Il se décida donc à partir pour Paris, heureux de pouvoir soulager cette sœur, qui lui avait toujours été chère, et qui l'était davantage, depuis qu'elle se trouvait sur la croix.
De sanglantes humiliations attendaient sur la route notre saint voyageur. Aussi, son premier soin fut-il de puiser des forces dans le Cœur de Marie. Notre-Dame des Ardilliers avait toujours le don de l'attirer, il s'y arrêta quelque temps ; puis, après avoir retrempé son courage et satisfait sa dévotion, il se dirigea vers Angers, dans le but de faire visite au supérieur du Séminaire, qui était alors M. Brenier. A peine celui-ci eut-il aperçu son ancien disciple, qu'il le renvoya honteusement, en présence des directeurs et des élèves. Cette épreuve fut particulièrement sensible au cœur du Bienheureux; c'est la seule fois qu'on l'ait entendu se plaindre : « Est-il possible, dit-il, que, dans un Séminaire, un prêtre soit ainsi traité! »
A Paris, à peine remis de ses fatigues, les pieds encore couverts de blessures mal cicatrisées, Montfort va visiter M. Léchassier, se proposant de lui faire part de ses difficultés, de lui demander des conseils. Hélas! le supérieur de Saint-Sulpice ni daigne pas même lui parler ni l'entendre, et le rebute d'un air sec et dédaigneux. Même accueil de la part de M. de la Chétardie, curé de Saint-Sulpice, un de ses admirateurs d'autrefois. On avait tant calomnié Montfort que ses anciens maîtres avaient été trompés sur son compté.
Le saint prêtre se trouva donc sans ressources, abandonné de ses meilleurs amis. Mais sa confiance en Dieu ne l'ut pas ébranlée.
Dans sa détresse, il se tourna vers son recours ordinaire, vers Marie, sa Consolatrice et sa Mère, et pria avec une sainte ferveur. Marie l'exauça bientôt. Elle lui ménagea, dans la communauté des Dames du Saint Sacrement, la part qu'à chaque repas on lui offrait à elle-même, comme à la première Supérieure de la maison, et qu'ensuite on donnait à un indigent. Ce fut par l'entremise de M. Bargeaville, Sulpicien, que Montfort reçut cette bonne fortune, mais il ne voulut en profiter qu'à la condition d'amener un pauvre au parloir, et de partager avec lui son repas. Extrêmement édifiée de tant de vertus, et heureuse de rendre service à ce grand ami de Dieu, la supérieure se chargea de Louise Grignion ; après bien des difficultés pour lui trouver une dot, elle la plaça dans une maison de son Ordre, à Rambervillers, en Lorraine, en qualité de Sœur de chœur.
Dans les derniers jours de 1702, ou peu après, Montfort rentrait à l'hôpital de Poitiers, avec l'agrément du nouvel évêque, et à la grande joie des pauvres. Il résolut de mettre à exécution un projet qu'il rêvait depuis quelque temps. Une des causes principales du désordre dans l'hôpital était la présence des gouvernantes séculières, trop souvent divisées par leurs intérêts, par leurs vues, et jalouses de leur indépendance. Elles avaient déjà bien des fois contrarié le charitable aumônier dans ses desseins. Par leur mauvaise volonté, elles l'avaient pleinement convaincu qu'une Congrégation religieuse, unie dans la même règle, tendant à l'unique but de glorifier Dieu, dédaignant ses propres intérêts, pour ne voir que ceux des pauvres, était seule capable de réussir à assurer la paix et la concorde. Aussi, après avoir imploré les lumières du Saint-Esprit et le secours de Marie, il se décida à fonder une Congrégation de religieuses hospitalières. Mais, pour qu'elle fût solide et durât longtemps, il la constitua sur la sainte folie de la Croix. De pauvres filles de la maison, estropiées, infirmes, mais riches en vertus, tels furent les premiers éléments qu'il choisit. A leur tête fut mise une aveugle. Montfort leur donna un règlement, auquel elles se montrèrent fidèles, et leur assigna, pour lieu de réunion, une chambre qu'il appela la Sagesse. Là, se faisaient en commun, à des heures fixes, tous les exercices de la journée, sous la garde d'une grande Croix, que l'on conserve encore aujourd'hui à l'hôpital général de Poitiers. Il est évident que le prudent aumônier ne se faisait pas illusion sur l'incapacité de ces pauvres filles d'atteindre la fin qu'il se proposait. A ses yeux, cette association était une simple ébauche de sa future Congrégation, ou, si l'on veut, un moule qui devait se briser, après avoir formé la Mère des Filles de la Sagesse.
Mlle Trichet parlait souvent à son directeur de son désir de quitter le monde, pour s'enfermer dans un couvent. Un jour qu'elle le pressait de lui indiquer le lieu où elle devait se retirer pour obéir à Dieu : « Eh bien! lui dit-il, comme en riant, allez à l'hôpital. » Cette parole fut une lumière pour la jeune fille. Heureuse de connaître la volonté de Dieu, elle n'eut plus d'autre souci que de l'accomplir ; telle était l'ardeur de ses désirs qu'elle eût consenti volontiers à être admise à l'hôpital, même en qualité de pauvre.
Les administrateurs furent touchés de tant de foi, d'humilité, de fermeté. Ils résolurent d'attacher cette vertueuse jeune fille à l'hôpital ; mais, n'ayant pas de place de gouvernante à lui offrir, ils créèrent un nouvel emploi, pour colorer son entrée, et la donnèrent comme seconde à la supérieure.
Le Bienheureux réclama Marie-Louise pour sa petite Société. Comme la supérieure de la maison voulait qu'elle y fût la première : « Non, Madame, répliqua-t-il, il faut auparavant qu'elle apprenne à obéir. » Mlle Trichet se confondit donc parmi ces pauvres filles, partageant leurs travaux et leur grossière nourriture. La voyant si humble, si généreuse, Montfort lui proposa un nouvel habit, en tout exactement semblable à celui que portent aujourd'hui les Filles de la Sagesse. Ce n'était pas certes un objet de luxe : il n'avait coûté que dix écus. Néanmoins, elle l'accepta avec reconnaissance. Ce fut le 2 février 1703, qu'assisté d'un autre prêtre, le Bienheureux bénit cet habit et le donna à Louise en disant : « Tenez, ma fille, prenez cet habit; il vous gardera et vous sera d'un grand secours contre toutes sortes de tentations[8] ; » puis il ajouta : « Désormais vous vous appellerez Marie-Louise de Jésus. »
Ce n'est pas au hasard que Montfort avait choisi le 2 février pour cette intéressante cérémonie : il voulait mettre son œuvre sous le patronage spécial de la Vierge Immaculée. La Congrégation de la Sagesse est donc née dans une fête consacrée à Marie. Le même jour où cette divine Mère avait présenté Jésus au temple, elle offrit à Dieu les prémices de la nouvelle Congrégation.
Montfort s'appliqua à infuser en Marie-Louise l'esprit qui devait animer ses Filles, c'est-à-dire l'amour de la divine Sagesse. La Sagesse, pour notre Bienheureux, ce n'était pas seulement le don de sagesse, c'était Jésus, le Verbe incarné, descendu du ciel pour confondre la sagesse humaine par sa vie, ses maximes, ses abaissements et surtout par sa mort ; c'était Jésus, vivant dans les âmes justes, leur inspirant ses pensées et ses sentiments à l'égard du monde. Mais comme la divine Sagesse a été donnée par Marie au genre humain en général, et parvient encore par elle à chaque homme en particulier, Montfort voulait qu'on recourût à cette auguste Mère pour obtenir son trésor. Marie-Louise obéit fidèlement à la direction que lui imprimait son bienheureux Père. Pour mieux dépendre de Jésus, pour arriver plus vite à une union intime avec lui, elle se consacra à Marie en qualité d'esclave. Elle ne cessa, toute sa vie, de faire à sa bonne Maîtresse d'ardentes prières pour obtenir, par son entremise, la possession de la divine Sagesse.
Mais, ce n'était pas assez de désirer, d'appeler le règne de Jésus, l'important était d'imiter les exemples de ce parfait modèle, de reproduire sa vie humiliée. Soutenue par les conseils de son saint directeur, Marie-Louise s'habituait à braver les jugements du monde: elle s'en allait par les rues de Poitiers, portant toujours son étrange habit, qui l'exposait à toutes sortes de railleries. Son bonheur déjà était de se livrer à de rudes travaux, à de grandes mortifications. Les humiliations, le sacrifice l'attiraient et faisaient ses délices. Pour la maintenir forte et courageuse, le Bienheureux l'envoyait à celui qui est la source de toute grâce et de toute consolation. Au lieu de l'éloigner de l'Eucharistie, il lui permettait de communier tous les jours. La sainte Hostie, dans l'âme du chrétien, c'est la Sagesse incarnée dans son temple ; c'est la Sagesse, faisant ses délices d'habiter parmi les enfants des hommes, prolongeant jusqu'à eux son incarnation, pour leur communiquer sa vie et son esprit.
Le dévouement de l'homme de Dieu à l'hôpital aurait dû lui attirer la vénération et l'amour. On le voyait se prodiguer envers les pauvres, leur témoigner de toute manière son ardente charité, s'occuper avec tendresse des malades, même des plus répugnants que tout le monde abandonnait. Mais Montfort ne devait pas trouver sa récompense ici-bas.
De nouvelles difficultés surgissent au sein de l'hôpital ; ceux qui auraient dû seconder les efforts du Bienheureux ne cherchent qu'à les contrarier ; il lui faut donc abandonner Poitiers.
Vers la fin de l'été, il se rendit à Paris. Sa première visite fut pour l'hôpital général de la Salpêtrière, où étaient réunis plus de 5000 pauvres. Montfort, touché de leur misère, s'offrit à les servir, ce qu'on lui accorda sans peine. Pendant quatre ou cinq mois, les indigents furent témoins de son zèle, de son dévouement à toute épreuve. Le ciel répandit d'abondantes bénédictions sur les travaux du saint prêtre ; c'en fut assez pour soulever une nouvelle tempête. Un soir, au moment de se mettre à table, il trouva, sous son couvert, un billet, où on lui signifiait son congé. « Avant de sortir, dit Grandet, il distribua tout ce qu'il avait aux pauvres, échangea un chapeau neuf, qu'on lui avait donné, contre le vieux du portier, et, suivant l'Evangile, secoua la poussière de ses souliers, en quittant le lieu, où Dieu l'avait fait entrer, et d'où le démoule faisait sortir. »
Marie-Louise de Jésus n'était pas oubliée de son directeur, qui lui adressa plusieurs lettres d'encouragement. Il y montre sa grande confiance dans les prières de la sainte jeune fille, et son désir ardent d'être accablé de croix, pour obtenir enfin la divine Sagesse, après laquelle il soupirait : langage que le monde ne comprend pas, parce qu'il n'a pas l'Esprit de Dieu en lui, mais que goûtait Marie-Louise, instruite par Montfort dans la science suréminente de l'amour divin. Les prières qu'elle fit pour son directeur furent exaucées : « Je vous ai des obligations infinies, lui écrivait-il ; je ressens l'effet de vos prières, car je suis plus que jamais appauvri, crucifié, humilié. Les hommes et les diables me font dans cette grande ville de Paris une guerre bien aimable et bien douce. Qu'on me calomnie, qu'on me raille, qu'on déchire ma réputation, qu'on me mette en prison! Que ces dons sont précieux!  que  ces mets sont délicats! que ces grandeurs sont charmantes! Ce sont les équipages et les suites nécessaires de la divine Sagesse. »
Montfort était donc au comble de la joie, car il était plus pauvre, plus méprisé que jamais. Sa demeure, située dans la rue du Pot-de-fer, était un petit réduit sous un escalier, où tout le mobilier consistait en une cruche et un méchant lit. Mais si tout lui manquait du côté de la terre, le ciel le comblait de ses consolations. Dieu le dédommageait par des communications si délicieuses, que le saint prêtre passait ses jours et ses nuits en oraison ; il se demandait même s'il ne devait pas s'abandonner à cet attrait, et s'interdire, du moins pour un temps, les fonctions du ministère apostolique. C'est là qu'on vint le chercher pour lui confier la mission de pacifier les ermites du Mont Valérien, parmi lesquels l'esprit de ténèbres était parvenu à semer la division. Montfort réussit admirablement dans cette affaire, où avaient échoué plusieurs prêtres éminents. Au lieu de faire aux religieux des instructions et des remontrances, il commença par leur donner l'exemple de toutes les vertus, suivant en tout leur règlement, pratiquant leurs austérités et y ajoutant les siennes.
Sa pauvre soutane le garantissait mal contre le froid d'un hiver très rigoureux. Tout émus de pitié, les ermites le revêtirent d'une robe blanche de leur Ordre. Les bons religieux étaient gagnés. Le spectacle d'une telle sainteté avait fait sur eux plus d'impression que tous les discours. L'homme de Dieu pouvait parler, sa voix serait écoutée comme la voix d'un ange, ses conseils suivis avec empressement, comme si le Seigneur lui-même les avait dictés.
En effet, on vit bientôt la paix reprendre son doux empire dans cet asile, d'où elle avait été exilée un moment. Sa mission terminée, Montfort revint à sa solitude de la rue du Pot-de-fer attendre la volonté de Dieu.
Cette fois-ci, la Providence se servit des pauvres de Poitiers, pour ramener dans cette ville son bon serviteur. La lettre, qu'ils écrivirent à M. Léchassier pour demander leur aumônier, était si touchante, que celui-ci ne put résister à leur appel. Il reprit donc à l'hôpital sa vie de zèle, de charité et de mortifications. Tout cela ne faisait pas le compte de l'enfer. Le démon, furieux, persécuta l'homme de Dieu, et en vint jusqu'à l'accabler de coups ; mais la bonne Mère que Montfort avait appelée à son aide, lui accorda la victoire sur son ennemi.
Pour se venger, Satan souleva de nouveau une telle opposition contre le Bienheureux, que celui-ci, sur l'avis de son confesseur, le P. de la Tour, se décida à quitter définitivement l'hôpital, pour se livrer au ministère des missions. Auparavant, par délicatesse, comme par déférence pour sa vertu, il consulta Marie-Louise de Jésus. Avec un parfait détachement, un grand abandon à la Providence, elle lui conseilla de partir. Ce même jour, il quitta la maison des pauvres. En s'en allant, il dit à Marie-Louise : « Ma fille, ne sortez pas de cet hôpital avant dix ans. Quand l'établissement des Filles de la Sagesse ne se ferait qu'au bout de dix ans, Dieu serait satisfait et ses desseins sur vous seraient accomplis. »
Ces paroles prophétiques se réalisèrent à la lettre. Durant ces dix ans, Marie-Louise fut souvent pressée de quitter son habit et d'entrer dans un couvent. Deux ou trois fois même, elle fit quelques démarches dans ce but ; mais les événements, ainsi que les avis de Montfort, la retinrent à l'hôpital, où elle se prépara dans le silence, le recueillement et l'exercice de la charité, à remplir le grand rôle que Dieu lui réservait.

 

CHAPITRE VI
 
PREMIÈRES MISSIONS A POITIERS — PÈLERINAGE A ROME
 
 
Je vous révère
O Vicaire de Jésus-Christ.
Vous êtes mon guide et mon Père,
Et l'organe du Saint-Esprit;
Je vous révère.
 
La vocation, à laquelle Montfort se sentait appelé de Dieu, était avant tout celle de missionnaire. Le ciel lui avait d'ailleurs départi à cette fin d'admirables qualités. Le moment est venu pour lui de s'en servir et d'exercer son zèle, non plus dans l'enceinte étroite d'un hôpital, niais dans de vastes contrées dont il va réveiller la foi. Désormais, selon son expression, il sera « comme ces nuées tonnantes et volantes, qui vont où les pousse le souille de l'Esprit-Saint. »
En sortant de l'hôpital, Montfort alla s'offrir à M. de la Poype, pour faire des missions dans le diocèse de Poitiers. L'évêque agréa celle proposition, et cela d'autant plus facilement, qu'on ne lui demandait ni bénéfice, ni rétribution. Muni de pleins pouvoirs, le saint prêtre inaugura sa carrière apostolique au faubourg Montbernage, vers le commencement de 1700. La tâche était difficile, car ce quartier était un repaire de vices et de débauches. Éloignée de Sainte-Radegonde, sa paroisse, et laissée à sa profonde ignorance de la religion, cette pauvre population d'ouvriers et d'artisans était en proie à toutes les misères morales. Néanmoins, fort de l'appui de Dieu et de sa sainte Mère, Montfort se mit à l'œuvre : il gagna bientôt le cœur de ces malheureux, en leur montrant de l'intérêt, en leur prouvant sa grande charité pour eux ; il leur parla de la dignité de leur âme, des récompenses promises aux pauvres dans l'Evangile. On l'entoura avec bonheur. Les prédications se firent, à défaut d'église, tantôt dans une grange, tantôt dans les rues et dans les carrefours ; elles produisirent dans les âmes les plus heureux résultats.
Une grande partie des désordres disparurent : on abandonna l'habitude du blasphème et de l'ivrognerie ; le dimanche, reprenant sa place d'honneur, fut considéré comme le grand jour de la semaine, et religieusement observé.
Voilà le Bienheureux au fort du combat et déjà il triomphe ; tel il nous apparaîtra désormais jusqu'à sa mort. Partout où il passera, il ramènera Dieu, il ramènera la foi et la charité dans les âmes. Quel est donc son secret? Quel est son grand moyen de conversion? Il est bon de nous le demander, d'autant plus que la réponse à cette question nous donnera la vraie physionomie de Montfort comme missionnaire. A Montbernage, il est déjà ce qu'il sera plus tard; si, dans les autres missions, il s'élève quelques incidents variés, le fond reste le même.
Ce qui distingue notre Bienheureux des autres missionnaires, c'est ce qui le distingue des autres saints, nous voulons dire sa dévotion singulière envers la Très Sainte Vierge. Son âme, nourrie de cette manne céleste, avait été préservée du mal et avait grandi rapidement en grâce et en sagesse. Mais, comment un saint, qui n'a en vue que les intérêts de ses frères, pourrait-il garder un tel trésor sans le communiquer? Montfort veut donc que la dévotion à Marie fasse dans les autres les merveilles qu'elle a produites en lui-même. La lettre qu'il écrivit aux habitants de Montbernage nous dit clairement que tel fut son mode d'apostolat « Je prends la liberté de vous écrire, non pas pour vous apprendre des choses nouvelles, mais pour vous confirmer dans les vérités que je vous ai dites. » Et quelles sont ces vérités? « Souvenez-vous, mes chers enfants, ma joie, ma gloire et ma couronne, d'aimer ardemment Jésus-Christ, de l'aimer par Marie, de faire éclater partout et devant tous votre dévotion véritable à la très Sainte Vierge, notre bonne Mère, afin d'être partout la bonne odeur de Jésus-Christ. »
La maxime de saint Bernard : Marie est ma grande confiance et toute ma raison d'espérer, fut la devise du Bienheureux pour lui-même et pour ceux qu'il voulait ramener, ou conserver à Dieu. Comme le saint abbé, il se plaisait à répéter que toute grâce nous vient par Marie, comme par elle nous est venu l'Auteur de la grâce. Ses cahiers de sermons nous fournissent à ce sujet de précieux renseignements.
Le Bienheureux prêche-t-il le salut ? C'est par Marie, Mère des chrétiens. Enseigne-t-il la nécessité de la pénitence pour aller au ciel? Il a soin d'attirer les pêcheurs aux pieds de Marie, pour quel le les dispose cl les ramène à Dieu.
Les promesses du Baptême sont un puissant secours au chrétien qui veut se maintenir fidèle à Dieu. Mais c'est par Marie qu'on se consacrera à Jésus-Christ. C'est Marie qui assurera ces résolutions. En effet, après avoir renoncé an démon et renouvelé les promesses de leur baptême, les fidèles venaient baiser les pieds de la petite statue de la Sainte Vierge, que Montfort tenait à la main, et disaient : « Je me donne tout entier à Jésus par les mains de Marie, pour porter ma croix tous les jours de ma vie. »

Chaque samedi était pour lui un jour de fête ; le serviteur de Marie y prêchait la vraie dévotion à la Sainte Vierge, et il se surpassait lui-même dans ces occasions, s'élevant à la plus haute éloquence. Aux âmes converties, qui voulaient persévérer, aux âmes pieuses qui voulaient devenir parfaites, c'était toujours de sa part la même recommandation : « Aimez Marie, priez Marie. Unissez-vous à elle dans toutes vos actions, voyez-la dans tous vos exercices de piété, c'est un moyen de devenir parfait en peu de temps. »
 
Je fais tout en elle et par elle,
C'est un secret de sainteté
Pour être à Dieu toujours fidèle,
Pour faire en tout sa volonté.
 
« Quand l'Esprit-Saint a trouvé Marie dans une âme, il y vole, il y entre pleinement, il se communique à cette âme abondamment, autant qu'elle donne place à son Epouse, et y fait des merveilles éclatantes. »
C'est cette dévotion ardente, continuelle, communicative, qui explique les succès de Montfort, comme la force et l'onction de son apostolat. Sa vie, d'ailleurs, sanctifiée par cette admirable dévotion, était un prodige constant, qui frappait les peuples, et les disposait à recevoir sa parole. On le voyait toujours recueilli, toujours priant, son grand chapelet à la main, faisant, même au milieu des missions, plusieurs heures d'oraison par jour. En montant en chaire, il pouvait dire comme Jésus : Ce discours n'est pas de moi, mais de celui qui m'a envoyé. Il ne prêchait qu'après avoir consulté Dieu dans la prière, qu'après avoir puisé dans le Cœur de Jésus ce qu'il voulait répandre sur la foule. Souvent, on devait aller le chercher, au moment du sermon, on le trouvait à genoux devant son crucifix et sa petite image de Marie. Son cœur, embrasé à la fournaise du divin amour, laissait alors sortir des paroles de feu.
Ce n'était pas assez de prier ; il tourmentait son pauvre corps par mille austérités, s'armant contre lui de rudes disciplines et disant en riant, que le coq ne chante jamais mieux qu'après s'être battu les flancs.
Le Bienheureux avait coutume, partout où c'était possible, de réparer les sanctuaires de la Sainte Vierge, ou d'en édifier de nouveaux. Bientôt, ces lieux bénis devenaient des buts de pèlerinages, où l'on récitait le Rosaire à deux chœurs. Les serviteurs de Marie venaient retremper leur courage aux pieds de leur Mère, et se rappeler les résolutions qu'ils avaient prises pendant la mission.
C'est ce qui eut lieu à Montbernage. Avec les ressources que lui fournirent les habitants, Montfort acheta une grange abandonnée, en fit un oratoire, et y plaça une statue de Marie, qu'il nomma Reine des cœurs. Depuis lors, ce modeste édifice a été transformé en une véritable chapelle, lorsque les Filles de la Sagesse en ont pris possession en 1733.
La mission donnée dans l'église du Calvaire fut bénie de Dieu, mais, pour cela, irrita le démon, qui suscita un étrange incident. Le Bienheureux avait parlé avec un zèle ardent contre les mauvaises lectures et avait déterminé ses auditeurs à sacrifier tous leurs livres et tableaux impies ou obscènes. On les avait apportés et entassés devant l'église, pour en faire un feu de joie. A l'insu de Montfort, alors en chaire, quelques personnes, on ne sait dans quelle intention, placèrent sur ce monceau une figure de femme mondaine, grotesquement ornée. Aussitôt, le bruit se répandit que le saint missionnaire allait brûler le diable. M. de Villeroy, vicaire général, en fut vite informé. Déjà indisposé contre le missionnaire par les plaintes d'une dévote de haut parage, il accourut au Calvaire, sans plus ample examen ; là, trouvant Montfort en chaire, il l'interrompit brusquement et lui adressa, devant l'auditoire étonné, une réprimande sévère, en termes fort humiliants. Le saint prédicateur ignorait ce qui s'était passé: néanmoins il n'ouvrit pas la bouche pour se plaindre ; à genoux, dans l'attitude d'un coupable, il subit sans murmurer des reproches immérités. Ses seules paroles, après le départ de M. de Villerov, furent celles-ci : « Mes frères, nous nous disposions à planter une croix à la porte de cette église, Dieu ne l'a pas voulu, nos supérieurs s'y opposent : plantons-la dans nos cœurs, elle y sera mieux que partout ailleurs, » puis il commença la récitation du chapelet.
Une chose toutefois affligeait profondément le cœur du saint prêtre : c'était de voir la foule se partager le monceau de livres et de tableaux corrupteurs. Que de mal tant d'objets impurs allaient encore faire dans les âmes! Il n'était pas non plus sans inquiétude sur les conséquences de la triste scène qui venait d'avoir lieu. N'allait-il pas perdre la confiance du peuple? Son ministère ne serait-il pas désormais stérile? L'âme brisée, le Bienheureux passa la nuit en prières devant le Saint-Sacrement. Quelle ne fut pas sa joie au matin de voir les confessionnaux assiégés, de voir à la Table Sainte la multitude des fidèles se presser pour recevoir le Dieu de l'Eucharistie!
Après avoir remercié la Vierge Marie de ce bonheur inattendu. Montfort, du haut de la chaire, demande pardon aux assistants du scandale qu'il leur a causé la veille. Scandale, cette conduite si édifiante, cette héroïque humilité? Le peuple ne l'entend pas ainsi. Il témoigne que ce n'est pas seulement de l'estime, de l'affection qu'il a pour son missionnaire, mais une véritable admiration. D'ailleurs, voici un autre vicaire général, M. Revol, nommé à l'évêché d'Oloron, qui vient réparer la sortie de son collègue. Il se plaît à relever le mérite de Montfort ; il fait un magnifique éloge de ses éminentes vertus.
Plusieurs autres missions furent données en diverses paroisses de Poitiers. Le fait suivant, qui signala la mission de Saint-Saturnin (commencement de 1706), mérite d'être cité. Dans ce quartier se trouvait un jardin public, dit des Quatre figures. C’est là que se donnait rendez-vous la jeunesse libertine de Poitiers, pour commettre toutes sortes de crimes. Ce lieu infâme, en horreur à tous les honnêtes gens, Montfort résolut de le changer en un asile de prière et de charité. Pour obtenir ce résultat, il redoubla ses austérités. Le soir venu, après une rude journée passée en chaire ou au confessionnal, il se retirait dans ce jardin, y restait plusieurs heures de la nuit, priant avec une sainte ferveur, et frappant sans pitié sa chair innocente,
Les larmes et le sang du Saint avaient lavé les souillures de ce lieu maudit. Mais ce n'était pas assez. Pour tant de scandales, il fallait encore une réparation publique. A la clôture de la mission, la procession se rend au jardin. Là, Montfort parle à la multitude immense accourue de tous les points de la ville. Son exhortation est si pathétique, si émouvante son amende honorable, que tous les assistants, attendris jusqu'aux larmes, crient miséricorde. Tout à coup, une Lumière surnaturelle éclaire l'âme du Bienheureux. Dans ce jardin, on verra un jour une maison de prières, desservie par des religieuses. Cette prophétie répand dans les cœurs une douce consolation. Quelques jours après, le charitable prêtre, trouvant un pauvre incurable abandonné de tout le monde, le charge sur ses épaules, puis le transporte dans une grotte du jardin : d'autres malheureux viennent bientôt s'adjoindre au premier. Ainsi commença l’hôpital des Incurables, dont les Filles de la Sagesse prirent la direction en 1758.

Dieu se plut à récompenser tant de zèle, tant de charité.
Les miracles germèrent sous les pas de Montfort. La femme du gouverneur de Poitiers, Mme d'Armagnac, était atteinte d'une maladie que les médecins déclaraient mortelle. Le Bienheureux dit la messe pour cette dame, puis, le Saint Sacrifice terminé, vint lui annoncer que, non seulement que guérirait, mais qu'elle vivrait de longs jours pour le bonheur des pauvres. En effet, elle revint à la santé et continua encore vingt ans sa vie de bonnes œuvres.
C'est dans l'église des Pénitentes que Montfort s'attacha un jeune homme de l'Anjou, venu à Poitiers pour se faire Capucin. Le voyant dire le chapelet avec une grande piété, il fut charmé et lui dit : « Suivez-moi; » aussitôt ce jeune homme se sentit attiré par la grâce et obéit docilement. Il fut le premier Frère coadjuteur de la Compagnie de Marie, sous le nom de Fr. Mathurin. Remarquons que la Sainte Vierge ne fut point étrangère à cette vocation. C'est le chapelet qui a été le premier trait d'union entre Montfort et son disciple.
Désormais, les deux grandes œuvres du Bienheureux ont leurs pierres fondamentales. Marie-Louise de Jésus représente la Sagesse; le Bienheureux et le Fr. Mathurin représentent la Compagnie de Marie, l'un comme prêtre missionnaire, l'autre comme Frère coadjuteur : grains de sénevé, qui deviendront bientôt de grands arbres dans l'Eglise de Dieu.
Plus le merveilleux se montre dans cette existence, plus aussi on conçoit le dépit de l'enfer et sa haine contre le ministre du Seigneur. Aussi les démons s'acharnèrent-ils contre Montfort. Il se retirait parfois, entre ses missions, dans une maison de campagne près de Poitiers, pour s'y retremper dans la solitude et la prière. Un jeune clerc, qui lui tenait compagnie, a assuré avoir entendu plusieurs fois un grand bruit dans la chambre du Bienheureux. Celui-ci alors s'écriait à haute voix : « Je me moque de toi, je ne manquerai point de force et de courage, pendant que j'aurai Jésus et Marie avec moi. Je me moque de toi. » On croit avoir un écho de ces luttes dans ce couplet de cantique :
 
Enfer jaloux, en vain ta foudre gronde,
Moi, je me ris de ta vaine fureur.
Et qui pourrait troubler ma paix profonde?
Marie est là, je m'endors sur son Cœur.
 
Des persécutions d'un autre genre lui étaient réservées à Poitiers. Le jansénisme, qui y était bien vivace, ne pouvait endurer plus longtemps les rudes coups de son redoutable ennemi. On résolut donc de se débarrasser de lui. On exploita l'incident de la mission du Calvaire et d'autres faits analogues. On trompa si habilement Mgr de la Poype, que le prélat envoya à Montfort l'ordre de quitter le diocèse. Le missionnaire prêchait alors une retraite aux religieuses de Sainte-Catherine. Se défendre en cette occasion, paraissait pour lui bien légitime, et, en tout cas, eût été facile ; plus d'un personnage influent aurait, au besoin, soutenu auprès de l'évêque la cause de l'accusé. Montfort prit le parti d'obéir sans réplique. La Providence ne voulait-elle pas, d'ailleurs, par ces événements, l'engager à partir dans les pays infidèles, où le portaient toujours ses attraits? Pour s'en assurer pleinement, il se décida, de l'avis du P. de la Tour, son confesseur, à chercher la lumière au centre de la catholicité. A Rome, le Souverain Pontife lui indiquerait sûrement la volonté de Dieu, et en même temps, lui donnerait de salutaires avis et de paternels encouragements.
Avant de partir de Poitiers, l'apôtre adressa une sorte de lettre circulaire à ce bon peuple, qu'il avait enfanté

de nouveau à Jésus-Christ. C'est le résumé fidèle de son enseignement, mais dans des termes qui montrent la tendresse et la sollicitude d'un Père : « Souvenez-vous, mes chers enfants, ma joie, ma gloire et ma couronne, d'aimer ardemment Jésus et de l'aimer par Marie … Aussi, ne manquez point à accomplir et pratiquer fidèlement vos promesses du Baptême, à dire tous les jours votre chapelet en public ou en particulier, à fréquenter les Sacrements, au moins tous les mois … »
Au commencement du Carême de 1706, Montfort se mit en route pour Rome, voyageant à pied, son bâton à la main, sans autre bagage que sa Bible, son bréviaire, son crucifix et une image de la Sainte Vierge. Le Fr. Mathurin resta à Poitiers, en attendant le retour de son Père spirituel. Un jeune étudiant espagnol, s'étant proposé au Bienheureux pour compagnon, fut bien accueilli, mais à condition d'abandonner aux pauvres ses dernières ressources (30 sous !) et de vivre lui aussi à la Providence. Que de peines, d'humiliations et de fatigues ils eurent à endurer dans ce voyage! Mais, aux yeux de Montfort, tout cela était un gain, une monnaie précieuse pour acheter la divine sagesse.
Ce pèlerinage avait une trop haute importance pour que Marie n'y occupât une place de choix. Comment notre pieux voyageur aurait-il pu passer près de Lorette, sans visiter le plus vénérable sanctuaire de sa Mère, cette petite maison apportée de Nazareth par les anges, que Jésus et Marie avaient habitée si longtemps? Quel bonheur pour lui de méditer, là même où il s'était accompli, sur le grand mystère de l'Incarnation, le mystère de Jésus vivant en Marie, le mystère propre de cette véritable dévotion qu'il avait la mission de prêcher au monde! Aussi, voulut-il séjourner pendant deux semaines auprès de ce célèbre sanctuaire et y célébrer chaque jour le sacrifice de la messe. Sa dévotion pendant les saints mystères était telle, qu'un habitant de Lorette, profondément édifié, lui offrit l'hospitalité dans sa demeure.
La Vierge-Mère avait reçu les confidences de son enfant, elle allait sûrement appuyer de son crédit le succès de la grave affaire qui le menait à Rome. Plein de confiance, Montfort reprit sa course vers la Ville Eternelle. A peine le dôme de Saint-Pierre se montra-t-il à l'horizon, que le fils dévoué de l'Église se prosterna la face contre terre, en versant des larmes de joie ; puis, quittant sa chaussure, il fit pieds nus le reste du chemin, tout entier aux graves pensées que lui inspirait la vue d'une ville si pleine de souvenirs divins.
Ce n'était pas la curiosité qui l'avait amené à Rome. C'est pourquoi les monuments purement artistiques furent laissés de côté. Seuls, les sanctuaires si riches en souvenirs de Rome chrétienne eurent le don d'attirer le saint voyageur, qui se prépara par la prière à l'audience du Saint-Père. Ce fut le 6 juin 1706, que, par L'entremise d'un Père Théatin, il fut admis en présence de Clément XI. Le Pape l'accueillit et l'écouta avec beaucoup de bienveillance ; puis, comme Montfort lui exprimait le désir d'aller porter l'Évangile aux infidèles, Clément XI répondit : « Mon fils, vous avez en France un champ assez vaste pour exercer votre zèle ; n'allez point ailleurs et travaillez toujours avec une parfaite soumission aux évêques, dans les diocèses desquels vous serez appelé. Dieu, par ce moyen, donnera bénédiction à vos travaux. » Ensuite, il lui recommanda d'enseigner la doctrine chrétienne au peuple et aux enfants, de raviver partout l'esprit du christianisme, en faisant renouveler les promesses du Baptême.
Le Souverain Pontife accorda au Bienheureux, avec le titre de missionnaire apostolique, le pouvoir de bénir divers objets. Fortifié par les conseils du Vicaire de Jésus-Christ, et sûr de connaître la volonté divine, Montfort dit adieu à Rome et revint en France, le cœur débordant de joie, les yeux continuellement fixés sur le crucifix que le Pape avait indulgencié. Après les incroyables fatigues d'un voyage fait à pied, dans le cœur de l'été, il arriva le 25 août à Ligugé, près Poitiers, le visage tellement amaigri, tellement halé par le soleil, que le Fr. Mathurin eut de la peine à le reconnaître. Les ennemis du pauvre voyageur ne lui permirent pas de prendre un peu de repos à Poitiers. L'évêque, de nouveau circonvenu par eux, ordonna à Montfort de quitter la ville dans les vingt-quatre heures. Toujours obéissant, l'humble prêtre partit le soir même et s'en alla, à six lieues de là, faire une retraite chez un curé de ses amis.
On le voit, il ne devait guère connaître le repos et ne pouvait compter sur une paix quelconque avec ses ennemis acharnés. Le jansénisme, une fois parti en guerre, ne désarmera plus.
 

CHAPITRE VII
 
MISSIONS DANS LES DIOCÈSES DE RENNES, SAINT-MALO, SAINT-BRIEUC
 
Archange saint Michel, héros du Tout-Puissant,
Vous avez terrassé l'ennemi de sa gloire.
Combattez avec nous, donnez-nous la victoire;
Ici-bas comme aux cieux, montrez-vous triomphant.
 
La France chrétienne a deux grands patrons, envers lesquels elle s'est toujours montrée pleine de dévotion et de confiance : la Vierge Marie et l'archange saint Michel. C'est sous leur protection que Montfort va d'abord placer ses travaux apostoliques.
Son premier pèlerinage fut à Saumur, au sanctuaire de Notre-Dame des Ardilliers, où il passa aux pieds de Marie les fêtes de sa Nativité. De là, il se rendit au mont Saint-Michel. Les historiens du Bienheureux nous disent qu'il eut toujours une grande dévotion envers les anges. C'est lui qui, à Saint-Sulpice, avait introduit, ou, tout au moins, ramené parmi les séminaristes, la pieuse coutume de saluer leurs anges gardiens, en s'abordant. Pour lui, il ne manquait jamais, en passant par quelque endroit, de vénérer les Esprits bienheureux, protecteurs des lieux et des personnes. Le soir où l'Église célébrait les premières Vêpres de saint Michel, Montfort arriva au sanctuaire de l'archange. Avec quelle piété, quelle ferveur, se passa la journée du lendemain 29 septembre, on le devine. Saint Michel fut ardemment invoqué par son noble client, et désormais il sera son recours contre l’enfer. « Quand il est question de donner une mission en quelque lieu, disait notre Bienheureux, il semble que les démons prennent les devants pour la traverser, ou la faire manquer ; mais, dès que j'y ai mis le pied, je suis le plus fort. Jésus. Marie, saint Michel obligent les démons à me céder le champ de bataille, à se taire, ou du moins à ne m'attaquer que de loin. »
La Providence, que le saint missionnaire avait consultée dans la prière, lui indiqua la Bretagne comme le champ confié à ses soins. Il se rendit d'abord à Rennes. Son père, sa mère et son oncle, qui y demeuraient, eussent été heureux de le posséder et de jouir de sa présence ; il préféra loger chez une pauvre femme qui ne recevait que les plus nécessiteux, et leur fournissait, à un prix modique, des mets très communs. Louis de Montfort, tout entier aux affaires de son Père céleste, ne vivait plus que pour Dieu et pour les âmes. Ses visites étaient réservées aux pauvres de l'hôpital, aux sanctuaires de Marie. Avec quel bonheur, il revit Notre-Dame de la Paix, auprès de laquelle sa jeunesse s'était écoulée si pure. Notre-Dame de Bonne-Nouvelle, si chère aux Bretons, surtout aux habitants de Rennes !
Son séjour dans cette ville fut d'environ quinze jours, pendant lesquels il prêcha dans un grand nombre d'églises, et toujours avec un nouveau succès. L'instruction que le Bienheureux donna chez les religieuses du Calvaire mérite une mention spéciale. Une foule nombreuse l'attendait, avide de sa parole apostolique. Au lieu de monter en chaire, Montfort se fit apporter un prie-Dieu dans la nef, se mit à genoux et commença sa méditation, comme s'il eut été seul dans sa chambre. Se livrant alors an mouvement de l'Esprit-Saint, et répandant son cœur devant Dieu, « il dit sur les souffrances des choses si belles et si touchantes, que tous les assistants se sentirent vivement embrasés de l'amour de Jésus crucifié. Son oraison finie, il récita tout haut le chapelet, puis, se rendant à la porte de l'église, fit une quête pour la restauration de Saint-Sauveur. »
Le Bienheureux rentra dans son diocèse natal. En passant près de Montfort, au lieu de demander l'hospitalité à l'un de ses oncles, il chercha un logement à la Bachelleraie, en Bédée, chez sa vieille nourrice. Toutefois, il ne voulut être reçu qu'au nom et pour l'amour de Jésus-Christ. Le fr. Mathurin fut donc député au logis de la mère Andrée, mais ne recueillit qu'un refus de la part du gendre, seul présent à la maison. Nos deux voyageurs furent plus grossièrement repoussés par un fermier. A toutes les portes où ils frappèrent, on les rebuta. Seul, un vieillard, le plus pauvre de la paroisse, nommé Pierre Belin, leur fit bon accueil. Sa cabane, ses maigres provisions, tout fut mis à leur disposition. Mais, en examinant ses hôtes, Pierre Belin a reconnu en ce prêtre étranger le fils de M. Grignion. Cette nouvelle se répand vite le lendemain, et, de toutes les parties du village, on accourt pour réparer la conduite de la veille. La nourrice surtout est inconsolable. Elle veut emmener chez elle le Bienheureux, qui refuse constamment, et ce n'est qu'à force d'instances, qu'elle peut obtenir de le posséder à un seul repas. Montfort, assis à cette table abondamment servie, paye, par l'aumône d'un bon conseil, les attentions délicates, mais trop humaines de sa nourrice. « Andrée, lui dit-il, plus d'une fois, vous avez bien soin de moi, mais vous n'êtes point charitable. Oubliez M. de Montfort, il n'est rien ; pensez à Jésus-Christ, il est tout, et c'est lui qu'il faut toujours considérer dans les pauvres. »
Après quelques jours passés dans la solitude. Montfort se mit eu route et arriva à Dinan, où il logea chez les Lazaristes. Sa piété envers Marie le portait à honorer tous ses serviteurs, surtout les prédicateurs du Saint Rosaire. Or, dans leur église de Dinan, les Dominicains avaient un autel au bienheureux Alain de la Roche, l'un des plus grands zélateurs de cette dévotion. Montfort, désireux d'y dire la messe, se présenta à la sacristie; là, reconnaissant dans le Père sacristain son propre frère et son élève, il lui dit : « Mon cher frère, je vous prie de me donner des ornements pour dire la Sainte Messe. » Mon cher frère    ces mots excitèrent un grand mécontentement dans le cœur du bon religieux, qui, étant prêtre, avait droit au titre de Père. Aussi, le Bienheureux, pour sa peine, n'eut-il que les plus pauvres ornements de la sacristie cl deux petits bouts de cierges; mais, bien loin de s'amender, il s'obstina à redire ce nom humiliant, ce qui poussa à bout la patience du religieux. Ce prêtre étranger lui parut un homme mal élevé, qui ne savait pas vivre. Le Fr. Mathurin, devant qui le Dominicain se plaignit de l'incivilité de son maître, l'excusa de son mieux ; mais,
poussé à bout, il finit par révéler son nom : Grignion de Montfort. On se figure l'étonnement et le regret du bon sacristain. Le lendemain, son bienheureux frère eut les plus beaux ornements de la sacristie et deux cierges entiers ! Aux reproches qui lui furent faits par son cadet de ne s'être pas fait reconnaître, il répondit : « De quoi vous plaignez-vous? je vous ai appelé mon frère. Eh! ne l'êtes-vous pas? Pouvais-je vous donner des marques plus tendres de
mon amitié? »
A cette époque, une compagnie de prêtres donnait à Dinan les exercices de la mission. Montfort se joignit à eux, et choisit le rôle le moins glorieux aux yeux des mondains, mais à ses yeux d'une valeur inappréciable, surtout depuis son entrevue avec Clément XI : il fit le catéchisme aux petits enfants. Toutefois, une telle lumière ne pouvait pas demeurer sous le boisseau. Malgré son humilité, c'était vers lui que se dirigeait toute l'attention du public ; sa grande sainteté et le prestige de sa parole entraînaient les multitudes.
C'est ici que sortit de sa bouche ce mot admirable, qui révèle en lui l'homme de foi, dominé en tout par les idées surnaturelles. Un soir, il traverse les rues de Dinan, chargé d'un lourd fardeau ; il frappe à la porte de la maison des missionnaires, en criant : « Ouvrez, ouvrez la porte à Jésus-Christ. » Sur ses épaules, se trouvait un pauvre couvert d'ulcères nauséabonds. Le Bienheureux le déposa doucement dans son propre lit, lui prodiguant ses soins et ses caresses, comme une mère à son petit enfant, et lui-même passa la nuit en prières.
Ce dévouement pour les pauvres lui inspira de fonder, en leur faveur, une Société de charité qui prospéra, grâce à la coopération de M. le Cte et Mme la Csse de la Garaye. Les exemples et les leçons de Montfort firent une telle impression sur ces deux pieux personnages, qu'ils consacrèrent leur fortune au soulagement des malheureux et firent môme un hôpital de leur château. C'est à eux que la ville de Dinan doit l'établissement de charité dirigé encore aujourd'hui par les Filles de la Sagesse.
Les soldats de Dinan eurent le bonheur de profiter du zèle ardent du Bienheureux. Pendant leur mission, il n'était pas rare de les voir fondre en larmes, tant ils étaient saisis par l'éloquence du prédicateur, et attendris par sa bonté.
Comme mémorial de tous ces exercices, Montfort plaça, dans une niche, un grand et beau tableau de Marie devant lequel les fidèles se réunirent désormais pour réciter le Rosaire, et firent brûler continuellement un cierge, symbole de leur ardent amour.
La réputation de sainteté et de talent du grand missionnaire, se répandant dans le diocèse de Saint-Malo, on l’invita de tous côtés à faire des missions. C'est ainsi qu'il prêcha à Saint-Suliac, à Bécherel, Romillé et autres paroisses.
Sur ces entrefaites, M. Leuduger, célèbre missionnaire de Saint-Brieuc, jaloux de posséder un tel ouvrier évangélique, l'appela à partager ses travaux. La Providence voulait que Montfort profitât de l'expérience de cet habile maître, et apprît avec lui tous les secrets du grand métier de sauveur d'âmes, avant de devenir chef de missionnaires. Le Bienheureux n'eut garde de refuser l'invitation; il vint donc se mettre sous la direction de M. Leuduger, avec qui il travailla, du mois de février au mois de septembre 1707, aux missions de Baulon, le Verger, Merdrignac, la Chèze, Plumieux, Saint-Brieuc et Moncontour. Malgré le talent et la vertu des autres missionnaires, tous étaient éclipsés par le nouveau venu. Sa parole avait une puissance à laquelle on ne pouvait résister. Ce qu'il fit à la Chèze en est une preuve convaincante.
Dans celte paroisse, se trouvait une vaste chapelle, dédiée à Notre-Dame de Pitié, qui, depuis deux siècles, était laissée dans l'abandon. Saint Vincent Ferrier, prêchant dans la plaine de la Chèze, avait déploré cet état de choses et témoigné son regret de ne pouvoir y remédier ; mais, en même temps, il avait prédit « que cette entreprise était réservée à un homme qui le Tout-Puissant ferait naître dans des temps reculé, homme qui viendrait en inconnu, serait beaucoup contrarié et bafoué, et qui, cependant, en viendrait à bout avec les secours de la grâce. » Montfort, se reconnaissant lui-même dans ce portrait, résolut de rendre à la chapelle de Marie son ancienne splendeur.
L'entreprise était immense et les ressources nulles. Mais, que peut-il manquer à celui qui se confie en la Providence? Montfort se mit à l'œuvre, et l'argent arriva à point nommé, juste au moment où l'on en avait besoin. L'ouvrage avança à vue d'œil, connue par enchantement. Le Bienheureux engageait les ouvriers, faisait amener les matériaux, s'occupait lui-même de tous les marchés, et, chose étonnante, il avait le talent de contenter tout le monde. Au milieu du chœur fut placé un bel autel entouré de statues. Au pied d'une grande croix qui dominait cet autel, Marie était assise, tenant entre ses bras le corps ensanglanté de son Fils.
Si grandes que fussent ces occupations, elles n'empêchaient pas le Bienheureux de vaquer aux exercices de la mission. Telle était l'influence de sa sainteté, qu'il réussit, malgré de vives oppositions, à faire transporter au lundi suivant une foire qui se tenait le jour de l'Ascension. Il est vrai que Dieu lui-même, se déclarant publiquement pour son ministre, infligea des châtiments exemplaires à plusieurs contradicteurs. Montfort grandissait de plus en plus aux yeux du peuple. On venait à lui, non pas seulement pour la guérison de l'âme, mais pour le soulagement des infirmités corporelles. Plusieurs personnes furent délivrées de la fièvre, une jeune fille guérie de la terrible maladie de l'épilepsie. Tous les jours, le Bienheureux multipliait les pains en faveur des pauvres, ses plus chers amis. « On n'en finirait point, disait le curé de la Chèze, s'il fallait rapporter tout ce que des gens dignes de foi racontent du saint missionnaire. »
Pendant que s'achevaient les derniers travaux de restauration, Montfort alla exercer son zèle à Plumieux, paroisse située à une lieue et demie de la Chèze. La chapelle de Notre-Dame se trouvant prête, lorsque la mission était sur le point de finir, « il crut alors qu'il devait signaler, d'une manière extraordinaire, sa reconnaissance pour les miracles de providence que le Seigneur venait de faire en sa faveur, et pour la grâce particulière qu'il accordait à tous les habitants du pays. En conséquence, pendant neuf jours consécutifs, il fit allumer des feux de joie, et, le dernier jour, pour la clôture de la mission, il ordonna une procession solennelle qui devait aboutir à la chapelle nouvellement rétablie[9]. » Bien qu'il y eût une foule prodigieuse accourue des environs, l'ordre fut si admirable dans cette procession, qu'elle semblait, dit une relation, présidée et dirigée par les anges du ciel. A la fin de la cérémonie, la statue de Notre-Dame de Pitié, qu'on avait portée en triomphe, fut placée sur l'autel. Depuis ce temps, les fidèles ont toujours eu cette chapelle en grande vénération. On y vient demander à la Mère des Douleurs la grâce de porter courageusement les croix envoyées par la Providence.
Après la fête de l'Ascension, les Filles de la Croix de Saint-Brieuc eurent le bonheur de posséder le saint missionnaire, qui prêcha plusieurs retraites dans leur chapelle. Elles furent extrêmement édifiées de ses prédications, et plus encore des exemples de pauvreté, de mortification, de charité, qu'il leur donnait à toute heure. Dans la suite, elles se plaisaient à rappeler sa grande dévotion à la Sainte Vierge, qui paraissait en lui la passion dominante. Quand elles voulaient obtenir de lui quelques grâces, elles étaient sûres de se voir exaucées, en les demandant au nom et pour l'amour de Marie.
Parmi les conquêtes que Montfort fit au Roi Jésus pendant son séjour à Saint-Brieuc, citons celles de deux jeunes filles, tellement éloignées de la vie religieuse, qu'elles refusaient d'aller voir leurs amies au couvent, craignant d'être entraînées à les suivre. Elles assistèrent à une des retraites du Bienheureux. La première fois qu'il les vit, le prédicateur, éclairé de Dieu, les appela par leurs noms, sans jamais les avoir connues en aucune manière, les recommanda aux prières, et prédit que bientôt Jésus et Marie seraient en possession de leurs cœurs. En effet, peu de temps après, elles entrèrent au couvent des Ursulines, où plus tard elles firent profession.
Après avoir accompli beaucoup de bien à Saint-Brieuc, Montfort se rendit à Moncontour, où l'attendaient M. Leuduger et ses missionnaires. Le premier spectacle qui frappa sa vue à son arrivée, fut une assemblée de jeunes gens et de jeunes filles qui dansaient sur la place publique. Transporté d'une sainte indignation, l'homme de Dieu perça la foule, s'empara des instruments de musique et se mit à genoux en criant : « Que ceux qui sont du parti de Dieu fassent comme moi ; qu'ils se prosternent par terre pour apaiser la colère de Dieu. » Chose merveilleuse ! bientôt toute cette jeunesse folâtre était à genoux, demandant pardon à Dieu et écoutant une verte semonce du Bienheureux. Ce n'est pas tout. Afin de prévenir de pareils désordres, Montfort s'entendit avec le maire ; de concert avec lui, il fit disparaître en un jour une malheureuse coutume qui avait fait la désolation des curés de Moncontour, et que, malgré leur zèle, le P. Maunoir et M. Leuduger n'avaient pu abolir dans une précédente mission.
C'est dans cette paroisse que notre Bienheureux encourut la disgrâce de M. Leuduger, pour un motif assez frivole. Le directeur de la mission venait de faire un sermon sur les morts, qui avait produit sur l'auditoire une profonde impression. Montfort crut l'occasion favorable pour faire la quête et obtenir ainsi l'honoraire de quelques messes en faveur des défunts. Les missionnaires, qui s'étaient imposé la règle de ne rien demander au public, lui firent un crime de cette démarche si innocente, et un crime sans rémission. M. Leuduger, après lui avoir infligé une vive réprimande, lui signifia son congé.
Mais si l'homme propose, c'est Dieu qui dispose. La Providence, qui dirigeait Montfort dans toutes ses voies, avait permis ces contradictions pour le conduire sur un autre théâtre, où son zèle pourra se déployer sans entraves. Plus tard, M. Leuduger revint sur ses préventions. En voyant ses missions moins fécondes, depuis que le serviteur de Marie n'attirait plus sur elles les bénédictions de sa bonne Mère, il comprit son tort et regretta de s'être privé d'un tel secours. Il l'invita même à revenir, lui proposant sa succession. Mais le bienheureux prêtre, se sentant destiné à d'autres lieux, refusa l'offre qui lui était faite. Nous allons le suivre maintenant dans le diocèse de Saint-Malo.
 

CHAPITRE VIII
 
SAINT-LAZARE — MISSIONS AUX ENVIRONS DE CET ERMITAGE
 
 
Voici mon mot ordinaire :
Dieu soit béni !
Quoi qu'il m'arrive, sur terre,
Dieu soit béni !
 
Le saint prêtre, désireux d'avoir un lieu de retraite pour se recueillir et se reposer dans l'intervalle de ses missions, jeta les yeux sur le prieuré de Saint-Lazare, situé à un kilomètre environ de Montfort. Avec la permission du fermier général, il s'y installa en compagnie de son fidèle Mathurin et du Fr. Jean, qui venait de s'adjoindre à eux. Nos nouveaux ermites commencèrent par réparer la chapelle et placèrent sur l'autel une statue de Marie, qui fut nommée Notre-Dame de la Sagesse. Le grand désir de Montfort était d'obtenir en lui la divine Sagesse. Ce nom qu'il donne à Marie nous indique qu'il espère acquérir par elle ce don précieux, sollicité depuis longtemps.
 
Digne Mère de Dieu, Vierge pure cl fidèle,
Communiquez-moi votre foi.
J'aurai la Sagesse par elle
Et tous les biens viendront en moi.
Sagesse, venez donc, pur la foi de Marie!
 
Dans la nef de la chapelle, un grand Rosaire, attaché à un prie-Dieu. Invitait les pèlerins à implorer la Vierge puissante. Bientôt ce sanctuaire, naguère si misérable, attira un grand concours de pèlerins.
Dans son ermitage, Montfort renouvela son vœu de ne vivre que d'aumônes, et de ne compter que sur la Providence. Cette confiance en Dieu fut parfois mise à de rudes épreuves. Un jour entre autres, nos pieux solitaires attendirent en vain leur dîner. Le Bienheureux, tout joyeux, engagea ses compagnons à se fier à la Providence, et, à défaut d'autres provisions, leur servit quelques pages d'un bon livre. Mais les deux Frères n'avaient pas la résignation si facile; ils trouvaient qu'une lecture, si substantielle qu'elle soit, ne remplace pas un bon diner. Le soir venu, ils murmuraient de se voir condamnés au même régime, quand un brave fermier des environs pensa tout à coup à eux, et envoya une portion de son repas. Il était temps, car la petite Communauté s'asseyait en ce moment devant une table vide. Montfort remercia Jésus et Marie de ce nouveau bienfait, puis profita de la circonstance pour faire une réprimande à ses frères. Ceux-ci étaient d'ailleurs à même de constater que la confiance de leur Père en la Providence n'était pas vaine. Les aumônes étaient si abondantes, qu'elles servaient, non seulement à l'ermitage de Saint-Lazare, mais encore à une foule de pauvres.
C'est dans cette solitude tranquille que le curé de Saint-Jean vint inviter le Bienheureux à donner une mission dans sa paroisse natale. Nul n'est prophète dans son pays, disait Jésus ; le bon Maître voulut bien faire une exception en faveur de son ministre si détaché de toute affection humaine. M. et Mme Grignion, à la nouvelle de la mission, accoururent à Montfort et demandèrent à être chargés des frais de nourriture. Leur bienheureux fils refusa, disant que la Providence devait prendre soin de ses ouvriers. C'était sa coutume, pendant les missions, de se faire prêter, pour lui et ses missionnaires, une maison qu'il appelait la Providence. Les peuples, sachant sa résolution de ne vivre que d'aumônes, y apportaient des provisions de toutes sortes. Comme à Saint-Lazare, le saint prêtre trouva moyen, dans tout le cours de sa vie, de nourrir une multitude d'indigents. Aussi, comme ces pauvres l'aimaient! Comme ils se laissaient facilement persuader par un homme qui leur donnait tant de preuves de dévouement!
A Montfort, le Bienheureux se dépensa sans calculer pour le salut des âmes. Toutes les catégories de personnes eurent leurs instructions particulières ; il employa, selon l'inspiration du moment, toutes les formes de discours propres à intéresser : catéchismes, conférences, instructions, sermons ; mais toujours, on y voyait régner une grande simplicité, qui mettait le discours à la portée de tous, et un feu brûlant qui enflammait tous les cœurs. Une de ses pratiques chéries était de faire précéder chaque exercice de quelques dizaines du Rosaire, car la parole de Dieu, disait-il, a besoin d'être arrosée par la pluie céleste de l’Ave Maria, pour pénétrer profondément dans les cœurs et y porter des fruits de salut.
Un sermon d'un nouveau genre obtint un jour le plus grand succès. Au lieu de prêcher lui-même à l'immense auditoire qu'il avait devant ses yeux, le saint prédicateur fit parler le Crucifix. Il prit entre ses mains l'image du Sauveur, considéra avec attention les blessures endurées pour nous ; alors, pénétré de douleur et d'amour, il se mit à répandre d'abondantes larmes. L'exemple est contagieux. Le peuple, à son tour, s'attendrit et éclata en sanglots. Les pleurs et les gémissements redoublèrent, quand ou vit le Bienheureux, laissant son crucifix en chaire, parcourir les rangs des fidèles avec un autre crucifix. «Voilà votre Sauveur, disait-il, n'êtes-vous pas bien fâchés de l'avoir offensé? » Les larmes seules répondaient pour les assistants ; chacun attendait avec impatience son tour de baiser les pieds de Jésus, de faire publiquement amende honorable. « Le sermon avait été court, remarque le P. Besnard, mais il ne faut pas moins que toute la vie d'un saint pour en préparer un semblable. »
La grande dévotion du christianisme, à laquelle doivent se rapporter toutes les autres, c'est la dévotion à la Passion de Jésus. Le Bienheureux Montfort l'avait compris. Comme saint Paul, il prêchait avant tout Jésus crucifié. S'il s'est tant efforcé de faire aimer Marie, c'était afin de conduire, par Elle, toutes les âmes au Cœur transpercé du Sauveur. Nous verrons donc le saint prêtre, à chacune de ses missions, élever la croix, pour rappeler aux peuples leurs engagements et tourner leurs cœurs vers la source de vie, vers le trésor de toutes les grâces.
L'érection d'un Calvaire dans la ville de Montfort devait couronner la mission, et en conserver les fruits. Les fidèles applaudissaient au projet du Bienheureux et prêtaient leur concours. Déjà remplacement était choisi, les premiers travaux exécutés. Autour du Calvaire devaient trouver place plusieurs chapelles, où seraient représentées diverses scènes de la Passion. Tout faisait présager un Magnifique triomphe pour la croix. Mais, cette fois, la croix fut plantée dans le cœur du saint missionnaire. Soudain, un ordre du duc de la Trémoille, seigneur de Montfort, vint interrompre les travaux commencés. Ce lieu devait néanmoins être consacré à Dieu, ainsi que le prédit le Bienheureux. C'est là que s'élève la nouvelle église de Saint-Jean.
Dans la vie du saint missionnaire, la croix appelle la croix. Quelques jours après la mission, Mgr Desmarets, évêque de Saint-Malo, vint à Montfort. Comme on lui avait dépeint le Bienheureux sous les traits les plus odieux, il le fit comparaître devant lui, l'accabla de reproches, et, finalement, lui enleva le pouvoir de prêcher et de confesser. Humble et doux comme son divin Maître, Montfort n'eut pas un mot pour se défendre; il se tint auprès de la porte, dans l'altitude d'un coupable. Les jansénistes, ses accusateurs, présents à cette triste scène, triomphaient et savouraient délicieusement le bonheur de voir humilié l'adversaire de leurs erreurs. Mais cette mauvaise joie ne fût pas de longue durée. A peine la sentence était-elle prononcée, que le recteur de Bréal, M. Hindré, se présenta, et, devant toute l'assemblée, demanda le Bienheureux, pour prêcher une mission dans sa paroisse. L'évêque, impressionné par cette démarche d'un prêtre éminent, dont le mérite égalait la vertu, frappé plus encore par la sainteté de l'accusé, et déjà repentant d'une décision trop précipitée, accorda ce qu'on lui demandait. S'approchant alors, le missionnaire sollicita humblement des pouvoirs pour les autres paroisses, où il serait appelé, ce qui lui fut également concédé. On juge de l'ahurissement des jansénistes et du ridicule dont ils se couvrirent aux yeux des honnêtes gens.
Avec la croix à son début, la mission de Bréal devait porter des fruits abondants. Aucune peut-être, dit le P. Besnard, ne fut plus fervente. Comme Jésus sur l'arbre de vie, Montfort attirait tout à lui. On a déjà remarqué son talent particulier de remuer, d'émouvoir les cœurs ; il en convenait lui-même, sans en tirer vanité. Un jour que le recteur de Bréal lui témoignait son étonnement de voir qu'il suffisait de l'entendre pour se sentir pénétré de repentir et d'amour : « Mon cher ami, répondit le saint prêtre, j'ai fait près de deux mille lieues de pèlerinages, pour demander à Dieu la grâce de toucher les cœurs, et il m'a exaucé. » C'était aussi un des heureux effets de sa grande dévotion à Marie. Montfort, par la parfaite consécration qu'il a faite de lui-même à cette auguste Reine, a été un de ces grands Saints dont parle le Traité de la vraie dévotion, « qui mettront le feu de l'amour divin partout … qui, dans la main puissante de Marie, deviendront des flèches aiguës pour percer ses ennemis … Ils tonneront contre le péché, ils gronderont contre le monde, ils frapperont le diable et ses suppôts et ils perceront d'outre en outre, pour la vie ou pour la mort, avec leur glaive à deux tranchants de la parole divine, tous ceux auxquels ils seront envoyés de la part du Très-Haut[10]. »
La mission de Bréal eut lieu en janvier 1708. Après l'avoir heureusement terminée, l'homme de Dieu rentra à Saint-Lazare, afin de puiser dans le commerce divin de nouvelles forces pour de nouveaux combats. On l'en voyait sortir de temps en temps pour aller où l'appelait le bien des âmes ; c'est ainsi qu'il prêcha à Breteil, Talensac, Landujan et Médréac. Sa dernière mission dans le diocèse de Saint-Malo fut celle de Romillé, au mois d'août 1708. L'orage, qui s'était dissipé, se reforma et finit par éclater. L'évêque, circonvenu de nouveau par les jansénistes, défendit au Bienheureux de prêcher ailleurs que dans les églises paroissiales.
Son zèle ainsi limité, Montfort comprit que Dieu l'appelait dans d'autres régions plus favorables. Avant de s'éloigner, il songea à donner une gardienne à Notre-Dame de la Sagesse. Son choix tomba sur une pieuse fille, nommée Guillemette Rouxel. Bien que surprise de cette préférence, que rien ne justifiait à ses yeux, elle accepta néanmoins. Elle se retira aussitôt à Saint-Lazare, où elle vécut d'aumônes jusqu'à l'âge de soixante-huit ans. L'ermitage de Saint-Lazare existe encore aujourd'hui ; la statue de Notre-Dame de la Sagesse se trouve depuis la Révolution à l'hôpital de Montfort, que dirigent les Filles du Bienheureux. On y conserve aussi une pierre qu'on appelle l'oreiller du Père de Montfort.
Après une dernière prière devant l'image de sa chère Mère, le saint missionnaire dit adieu à son pays natal et partit pour le diocèse de Nantes.

 

CHAPITRE IX
 
MISSIONS DANS LE DIOCÈSE DE NANTES — CALVAIRE DE PONTCHATEAU
 
Chers amis, tressaillons d'allégresse,
Nous avons le Calvaire chez nous.
Courons-y, la charité nous presse,
Allons voir Jésus-Christ mort pour tous!
 
Les hommes, en éloignant Montfort, ne songeaient qu'à satisfaire leurs passions, et travaillaient, sans le savoir, à accomplir les décrets divins. Dieu, en effet, voulait se créer un peuple de héros pour des luttes gigantesques, qui étonneraient l'univers. Le Bienheureux était l'instrument providentiel désigné pour cette grande œuvre. Il fallait donc qu'il allât dans la Vendée militaire, afin de répandre des semences de foi, d'où germeraient des héros et des martyrs.
Le diocèse de Nantes vit avec bonheur Montfort reprendre ses fonctions apostoliques. La première mission du Bienheureux fut à Saint-Similien, paroisse de Nantes. Son zèle tout surnaturel, qui bravait toute considération humaine et stigmatisait le vice sans ménagement, ne lut pas du goût de quelques libertins. Ils résolurent de se débarrasser de celui qui les flagellait de sa parole vengeresse. Un soir donc, ils l'attendirent et se préparaient à lui faire un mauvais parti, quand les gens du peuple accoururent à l'aide de leur missionnaire, avec des pierres et des bâtons. Les rôles étaient changés. Les mauvais drôles qui avaient attaqué Montfort furent heureux de trouver plus de charité dans son cœur que dans les leurs ; car, sans son intervention, ils eussent été massacrés sur place.
A Nantes, les pauvres reconnurent vite dans le Bienheureux un véritable ami, C'était par eux qu'il avait commencé la mission. Ils le voyaient s'occuper de leurs besoins temporels, en même temps que de leurs intérêts spirituels, les inviter à sa table et les entourer d'un respect qu'ils n'étaient guère habitués à rencontrer, même dans les milieux les plus chrétiens. Aussi comme on le vénérait ! Ses paroles étaient accueillies comme celles d'un ange du ciel.
Ce n'était pas seulement le peuple qui subissait l'influence de l'homme de Dieu ; ses paroles impressionnaient également les esprits cultivés, les personnes du plus haut rang. M. Barin, vicaire général, esprit fin et délicat, fut curieux de constater par lui-même ce phénomène extraordinaire. Il vint un jour, en compagnie du P. Martinet, Jésuite, entendre le saint prédicateur. De prime abord, grande fut sa surprise de voir pleurer non seulement l'auditoire populaire, mais aussi des ecclésiastiques et autres gens distingués, ordinairement peu portés aux larmes. Néanmoins, il se mit en garde et se roidit contre l'émotion. Mais les paroles de Montfort étaient comme autant de traits qui perçaient les cœurs, comme autant de rayons qui les embrasaient d'amour. M. Barin ne put résister à cette éloquence toute surnaturelle : de douces larmes coulèrent de ses yeux, pendant que son cœur était rempli des sentiments de la plus tendre dévotion. Dès lors, ce vicaire général regarda Montfort comme un saint, et ne cessa de l'aimer et de le protéger. C'est à lui qu'on doit l'épitaphe placée auprès du tombeau du saint missionnaire.
Voici un fait extraordinaire, arrivé pendant la mission de Saint-Similien. Une pieuse demoiselle, qui devint plus tard supérieure de l'hôpital de Guérande, était venue un jour de grand matin à l'église, pour entendre le saint prédicateur. Comme elle n'avait apporté aucune provision, elle se trouva dans l'après-midi prise d'une faiblesse extrême, et s'assit sur une pierre à la porte de l'église. A ce moment, une dame au visage majestueux et doux vint à elle, lui présentant un morceau de pain : « Prenez, ma fille, et mangez ce pain. » Quelle était cette dame charitable? Peut-être la Vierge Marie. Toujours est-il que ce pain, préparé sans doute par la main des anges, fut trouvé délicieux.
Vallet, après Saint-Similien, eut aussi sa mission. Là, même affluence, même assiduité aux exercices, même ardeur à s'instruire et à se donner à Dieu. Il n'y eut qu'un seul homme à résister à la grâce. Dieu le punit d'une manière terrible. Pendant que Montfort excitait les fidèles à la contrition, pour les préparer à l'absolution, un orage violent éclata, et écrasa le pécheur impénitent.
La sainte dévotion du Rosaire fut établie à Vallet, afin de faire croître la semence de vie déposée dans les âmes. Malheureusement, sous l'influence du démon, qui craint tant cette prière toute-puissante, elle fut bientôt négligée et tomba complètement. Le Bienheureux en conçut un vif déplaisir. Voulant témoigner son mécontentement, il refusa de passer par Vallet, quoique ce fût son chemin le plus court, un jour qu'il se rendait de Roussay à Nantes. La leçon profita. On se hâta de reprendre la pratique si chère au serviteur de Marie.
La mission qui suivit exigeait une grande délicatesse et une patience sans bornes. La paroisse de la Chevrollière avait, pour diverses raisons, extrêmement besoin d'une mission ; mais le curé ne voulait pas en entendre parler, M. Barin l'imposa d'office, et, confiant dans la vertu de Montfort, lui ordonna de la prêcher. Le curé, qui avait cédé à la force, combattit de tout son pouvoir les efforts de l'homme de Dieu. Malgré cela, ou plutôt à cause de cela, la mission eut le plus heureux succès ; à part quelques récalcitrants, la paroisse tout entière suivit les exercices. Le pauvre pasteur, outré de voir que ses brebis n'écoutaient plus sa voix, parut un jour à l'autel, avec surplis et étole. C'était le moment où les fidèles savouraient en pleurant les suaves paroles, dont le Bienheureux venait de nourrir leurs âmes. Quelle ne fut pas leur tristesse d'entendre leur curé prononcer de sanglantes invectives centre leur bon missionnaire et les engager eux-mêmes à rester chez eux, au lieu d'écouter des niaiseries et des bagatelles. J'ai pitié de vous, disait-il. On le lui rendit bien; ce lut tout ce qu'il gagna.
Enchanté de cette charmante croix, Montfort récita le Te Deum avec son collaborateur, M. des Bastières. « La mission sera bonne, dit-il, car elle est bien combattue. » En effet, M. des Bastières assure n'avoir jamais vu autant de conversions.
A ces épreuves, s'ajouta celle de la maladie. C'était pitié de voir le Bienheureux tremblant de fièvre ; souffrant d'horribles douleurs, le visage défait comme un mort, gravir péniblement les degrés de la chaire. Tout d'abord, on le croyait incapable de dire un mot ; mais sa parole n'en était que plus puissante et plus persuasive. La maladie le quitta à la plantation de croix. Malgré sa fièvre, malgré-une pluie battante, il suivit pieds nus le parcours de la procession, comme les 200 hommes chargés de porter la croix. Quand il eut bien marché dans la boue, et prêché avec une ardeur, une force surprenante, il se sentit complètement guéri, tandis que plus de 60 personnes se trouvaient gravement indisposées. « Je suis sûr, dit M. des Bastières, qu'aucun médecin n'ordonnerait pareil remède pour guérir de la fièvre et de la colique. » Vers le mois de novembre 1708, Montfort exerça son zèle à Vertou. Autant la mission de la Chevrollière avait été combattue, autant celle de Vertou fut favorisée. C'est ce qui faisait la désolation de l'amant de la croix. Ne trouvant pas sa bien-aimée, il voulait partir. « Que nous sommes mal ici, disait-il à M. des Bastières. — Point; du tout, répliquait celui-ci, où irions-nous pour être mieux? Nous avons tout à souhait. — Justement, reprenait le Bienheureux, nous sommes trop à notre aise, nous sommes très mal. Notre mission sera sans fruit, parce qu'elle n'est pas appuyée et fondée sur la croix. Nous sommes trop aimés ici, voilà ce qui me fait souffrir. Point de croix, quelle croix! » Son confrère lui fit observer, que, s'il n'avait pas de croix, ce n'était pas sa faute, surtout ce n'était pas son habitude. On ne devait pas pour cela laisser l'œuvre de Dieu incomplète. Montfort se soumit en soupirant. Toutefois, malgré ses craintes, la mission ne laissa pas d'être féconde en heureux résultats.
C'est à Vertou que Montfort guérit subitement un de ses Frères coadjuteurs, nommé le Fr. Pierre. Le pauvre malade souffrait par tout le corps, ne pouvant pas même étendre la main, ni se tourner dans son lit. « Voulez-vous m'obéir? lui dit son bon Père. — De tout mon cœur répondit le patient. — Eh bien! je vous commande de vous lever dans une heure d'ici, et de nous servir à table. » Une heure après, le Fr. Pierre était à son poste, debout et bien portant.
A la suite de ces travaux, le Bienheureux donna une mission à Saint-Fiacre, puis une retraite aux Pénitentes de Nantes. A la mi-février 1709, nous le retrouvons à Cambon où il abolit de grands abus, en particulier les danses et les réunions dangereuses des garçons et des Mlles. Mais où son zèle, et en même temps son influence sur les foules, brillèrent du plus vif éclat, ce fut dans la restauration de l'église. Les hommes, entraînés par son éloquence, lui obéissaient comme des enfants. Bientôt l'église, auparavant si délabrée, reprit un aspect religieux. Malheureusement, en blanchissant les murs intérieurs, il fallut effacer les armes du seigneur. De là, grande colère de la part des officiers de la Seigneurie. Le sénéchal de Cambon en tète, ils vinrent menacer Montfort, qui ne se montra nullement repentant, et se rit de leur indignation. Il savait bien n'avoir rien à craindre du seigneur, qui n'était autre que le pieux cardinal de Croislin. C'est à ce sujet, dit-on, que le missionnaire fit son cantique : Soupirons, gémissons.
 
On voit, au lieu du nom du Seigneur immortel,
Les armes de Monsieur au milieu de l'autel
Le prêtre et le mulet portent ses armoiries,
L'un l’honore à l'autel, et l'autre aux écuries.
 
Si quelque chose est propre en la maison de Dieu,
C'est le banc de la dame ou du seigneur du lieu.
Sur des murs délabrés; leurs armes sont bien peintes.
Si l'on a de la foi, qu'on entre dans nies plaintes.
 
A Crossac, le Bienheureux, avec l'aide de sa bonne Mère, détruisit un abus contre lequel avait lutté vainement l'autorité diocésaine. Tous les paroissiens se faisaient enterrer dans l'église ; ils avaient même obtenu un arrêt du Parlement de Bretagne, qui consacrait leur prétendu droit. La logique victorieuse de Montfort, la chaleur de sa parole, surtout sa bonté et son ardente charité, finirent par amener les fidèles à renoncer à leur coutume, et à signer l'acte de désistement devant le notaire. L'insigne malpropreté de l'église fit place à la décence.
Deux croix affligèrent beaucoup le Bienheureux à la fin de cette mission : le départ d'un missionnaire, et la révolte d'un Frère coadjuteur. Toutefois, au lieu de murmurer, il se contenta d'ajouter un couplet à un de ses cantiques :
 
Un ami m'est infidèle;
Dieu soit béni !
Un serviteur m'est rebelle,
Dieu soit béni !
Dieu fait tout ou le permet,
C'est pourquoi tout me satisfait.
 
Mais le moment est proche où le Bienheureux devra faire appel à toute sa foi et à toute sa générosité, car Dieu lui réserve une de ces lourdes croix que seuls les grands saints savent porter; « une de ces croix d'un si grand prix, que c'est tout ce que la Mère de Dieu peut obtenir de sou Fils pour ses fidèles serviteurs[11] ». Nous voulons parler de sa grande humiliation de Pontchâteau. Avant de se rendre dans cette paroisse, le missionnaire évangélisa Besné, la Boissière, la Remaudière, Landemont et Saint-Sauveur. Il ne nous reste aucun document écrit sur ces missions, celle de Pontchâteau ayant absorbé l'attention des historiens, à cause de son fameux Calvaire. On a vu que le Bienheureux avait coutume de planter, dans les paroisses, où il annonçait la parole de Dieu, une croix commémorative des grâces accordées par notre Seigneur. La vue d'une population essentiellement chrétienne lui inspira la pensée de réaliser un projet plus grandiose. Puisque Jérusalem était aux mains des infidèles, ne pourrait-on pas cependant donner aux fidèles une idée de la Ville Sainte, leur fournir une vive représentation des lieux sanctifiés par les souffrances du Sauveur? Ce projet fut soumis à l'approbation des missionnaires, des prêtres, des paroissiens : tous l'accueillirent avec enthousiasme. On croit entendre déjà ce cri tant de fois répété depuis, à Pontchâteau :
 
Faisons un Calvaire ici
Faisons un Calvaire.
 
Aucun endroit ne convenait mieux pour le monument, que la vaste lande de la Madeleine. L'emplacement, d'ailleurs, en fut miraculeusement désigné par deux blanches colombes, qui, à plusieurs reprises, y portèrent des becquées de terre. Les anciens racontèrent que, quarante ans auparavant, c'est-à-dire, au temps de la naissance de Montfort, on avait vu, sur l'heure de midi, par un temps fort clair, des croix et des étendards descendre du ciel sur ce même endroit ; puis, l'air avait retenti d'un grand bruit, qui avait fait fuir les troupeaux dans les villages voisins. Cette scène mystérieuse s'était terminée par un concert d'une suave harmonie.
Ces récits, ajoutés aux prodiges présents, surtout l'éloquence irrésistible du Bienheureux, déterminèrent un mouvement merveilleux de foules, accourant pour prendre part à la construction du Calvaire. Pendant quinze mois consécutifs, on vit constamment chaque jour, sur la lande de la Madeleine, de deux cents à quatre cents ouvriers de bonne volonté, venus de tous côtés, même des pays étrangers, comme de la Flandre et de l'Espagne. Ce n'étaient pas seulement de robustes paysans, mais des femmes, des jeunes filles, des enfants, des prêtres, des bourgeois, des gentilshommes, heureux et fiers de contribuer personnellement au triomphe de la Croix. Le seul salaire qu'ils demandaient était de contempler le beau Christ, qui reposait dans une grotte éclairée par la pâle lumière d'une petite lampe.
Montfort était l'âme de l'entreprise ; il ne cessait d'animer les travailleurs par des traits enflammés, par le chant des cantiques en l'honneur de la Croix, et la récitation du Saint Rosaire. Les missions n'étaient par pour cela négligées; ce bienfait fut successivement accordé à Missillac, Herbignac, Camoël, Assérac, Saint-Donatien de Nantes et Bouguenais. Les jours de congé, le saint prêtre venait visiter ses pieux ouvriers, et surveiller les travaux.
Enfin, à force de fatigues et de peines, la montagne du Calvaire fut achevée. Un mur entourait la plate-forme et supportait un Rosaire, dont les grains avaient la grosseur d'un boulet de canon. Trois croix furent dressées sur le sommet du Calvaire. Celle de Notre-Seigneur, qui n'avait pas moins de cinquante pieds de long, était rouge ; celle du bon larron était verte, et celle du mauvais, noire. Sur la croix du milieu, on suspendit le beau Christ, tant vénéré pendant le cours des travaux ; au pied, se trouvait Marie, la Mère de douleurs, accompagnée de saint Jean et de sainte Madeleine. La Vierge et son Rosaire, on le voit, n'étaient point oubliés. Cependant, pour imprimer leur dévotion plus profondément dans l'esprit des pèlerins, Montfort fit planter autour du monument 150 sapins, et, de distance en distance, 15 cyprès : immense Rosaire, à l'ombre duquel on pouvait satisfaire sa dévotion et trouver la fraîcheur. De plus, sur le bord du chemin qui montait en spirale à la plate-forme, le Bienheureux avait réservé des emplacements pour trois chapelles, où seraient représentées les trois sortes de mystères du Rosaire.
Cette œuvre si admirable demandait, pour couronnement, une solennelle bénédiction. Avec la permission de l'évêque de Nantes, Montfort fixa la cérémonie au jour de l'Exaltation de la Sainte Croix (14 septembre 1710). Rien ne fut négligé pour donner plus d'éclat à la fête. Quatre excellents prédicateurs avaient accepté de prêcher aux quatre côtés de la Sainte Montagne. La contrée entière s'ébranlait ; les foules manifestaient une joie et une dévotion extraordinaires, quand survint une nouvelle qui jeta la consternation aux cœurs des pieux pèlerins. L'évêque de Nantes interdisait au Bienheureux de bénir son Calvaire. Au milieu de la désolation universelle, l'ami de la croix garda sa tranquillité sereine ; il crut bon, néanmoins, d'allée supplier le prélat de lever sa défense : mais cette démarche fut complètement inutile. Soumis à la volonté de Dieu, Montfort reprit la route de Pontchâteau, où il n'arriva que le lendemain de la fête. On lui apprit que, sauf la bénédiction, tout son programme avait été fidèlement exécuté.
Dès le dimanche suivant, le saint prêtre ouvrit une mission à Saint-Molf. Quatre jours ne s'étaient pas écoulés qu'une nouvelle épreuve vint fondre sur lui : défense lui était faite, de la part de l'évêque, de continuer les saints exercices. Mais ces peines n'étaient pour ainsi dire que des essais qui devaient préparer l'âme du Bienheureux à une plus grande humiliation. « Tous les ans, vers la fête de l'Exaltation de la Sainte Croix, disait-il, il avait coutume de recevoir de son bon Maître quelque portion de sa croix. » Cette année, son cœur dut être satisfait. Les Jansénistes, ses ennemis, non seulement le rendirent suspect à l'évêque, par les plus odieuses accusations, mais ils représentèrent aux autorités civiles le Calvaire de Pontchâteau, comme un péril permanent pour la sûreté de l'Etat : la Cour envoya donc l'ordre de le démolir.
Cinq cents travailleurs furent réquisitionnés dans le pays par le commandement de la milice ; mais ces braves chrétiens, apprenant l'office qu'on leur imposait, laissèrent tomber leurs outils. Autant ils avaient mis d'ardeur à élever le Calvaire, autant ils montraient de répugnance à le détruire : ils n'avaient plus maintenant que des bras de laine, nous dit un historien du Bienheureux. Toutefois, dans la crainte de quelque profanation, ils descendirent eux-mêmes le Christ de la Croix, mais avec tant de respect et de dévotion, qu'on eût cru assister à la scène du Golgotha. Après trois mois, la moitié de la montagne était renversée ; la haine satisfaite jugea que c'était assez.
Pendant ce temps, Montfort donnait le beau spectacle d'une patience vraiment héroïque : Dieu soit béni, tel fut son seul mot. « Le Seigneur a permis que j'aie fait ce Calvaire ; disait-il à un ami, il permet aujourd'hui qu'il soit détruit. Que son saint nom soit béni! » Puis, sans murmurer ni se plaindre, il s'en alla faire une retraite chez les Jésuites, ses amis de tous les temps. Ces bons religieux, en butte eux-mêmes aux attaques de la secte janséniste, témoignèrent toujours une grande sympathie au pauvre prêtre persécuté pour la bonne cause. Ils furent profondément édifiés, dans la présente circonstance, de son égalité d'âme, de sa paix inaltérable. « Ce que j'avais su de lui, rapporte le P. Préfontaine qui l'accueillit, me L'avait fait regarder comme un homme de bien ; mais cette patience, cette soumission à la Providence, dans une occasion si délicate, la sérénité, la joie même, qui paraissait sur son visage, malgré un coup si accablant pour lui, me le firent regarder comme un saint. »
Où donc le Bienheureux avait-il puisé ce courage surhumain? On l'a deviné, c'est dans le Cœur sacré de Marie. «Les serviteurs fidèles de cette bonne Mère, dit-il lui-même, ont plus d'occasion de souffrir que ceux qui Lui sont moins dévoués. On les contredit, on les persécute; on les calomnie …   Etant les plus grands favoris de Marie, ils reçoivent d'elle les plus grandes grâces et faveurs du ciel, qui sont les croix. Mais je soutiens que ce sont aussi les serviteurs de Marie, qui portent ces croix avec plus de facilité, de mérite et de gloire ; et ce qui arrêterait mille fois un autre ou le ferait tomber, ne les arrête pas une fois et les fait avancer, parce que cette bonne Mère, toute pleine de grâces et de l'onction du Saint-Esprit, confit toutes ces croix, qu'elle leur taille, dans le sucre de sa douceur maternelle et dans l'onction du pur amour[12]. » Heureux celui qui, connue Montfort, s'est consacré tout entier au service de Marie!
A la suite de cette retraite, où son âme avait savouré en union avec Jésus et Marie les âpres joies de la croix, Montfort passa trois mois à Nantes, dans l'exercice de la charité. Il fonda une association de piété, appelée confrérie des Amis de la Croix. Les incurables lui durent l'établissement d'un hôpital. Ce fut lui aussi qui inspira à une pieuse personne d'ouvrir, place de Bretagne, une maison pour les convalescents.
Mais sa charité éclata surtout pendant une terrible inondation de la Loire, qui avait envahi plusieurs quartiers de la ville. On vit le saint prêtre aller, au péril de sa vie, porter des vivres à des malheureux, qui, sans lui, seraient morts de faim. Tant de dévouement ne lui fit pas trouver grâce devant ses ennemis. Ils continuèrent à l'accuser auprès de l'évêque, et obtinrent qu'il ne fût pas rétabli dans ses fonctions apostoliques.
Alors Montfort, se souvenant du précepte de l'Evangile, quitta les lieux où il était persécuté et ne pouvait plus faire l'œuvre de Dieu, pour se rendre dans d'autres plus favorables.
Mais, avant de sortir avec lui du diocèse de Nantes, faisons en quelques mots l'histoire de son Calvaire. Pendant qu'on détruisait ce pieux monument. Montfort prédit qu'il serait rétabli à deux fois différentes : cette prophétie a eu son plein accomplissement. Une première fois, les Pères de la Compagnie de Marie restaurèrent le Calvaire, à la suite d'une mission donnée à Pontchâteau. Ruiné de nouveau sous la Révolution, le monument fut de nouveau réparé. L'honneur en revint à M. Gouray, curé de Pontchâteau, qui fut puissamment aidé dans cette œuvre par les paroisses voisines, si sympathiques au bon Père de Montfort.
Enfin, les Pères de la Compagnie de Marie, appelés en l865, par Monseigneur l'évêque de Nantes, pour desservir le pèlerinage, espèrent réaliser le vaste plan de leur Bienheureux Père. Bientôt Jérusalem sera transportée sur la lande de la Madeleine. Déjà le prétoire de Pilate, le jardin de Gethsémani, la grotte de l'agonie, les stations d'un immense chemin de croix, excitent la dévotion des fidèles aux souffrances de Jésus. Marie a sa place dans ces travaux. Outre que l'église du pèlerinage lui est consacrée sous le vocable de Notre-Dame des Sept-Douleurs, des monuments s'élèveront pour représenter les mystères de son Rosaire. C'est ainsi que vient d'être fidèlement reproduite la petite maison de Nazareth, où le Verbe s'est incarné dans le sein de la Vierge. Fruits de la charité, ces édifices ont été en grande partie élevés par les paroissiens des environs, héritiers de la foi de leurs ancêtres. Comme du temps de Montfort, ces ouvriers volontaires travaillent gratuitement, en priant et en chantant des cantiques.
De temps en temps, ils interrompent leur labeur pour réciter quelques dizaines du Rosaire. Leur récompense, le soir, est de recevoir la bénédiction du Saint-Sacrement et de baiser les reliques du Bienheureux. Aussi, que de grâces sont accordées dans ce lieu béni! Montfort avait chanté :
 
Oh ! qu'en ce lieu l'on verra «le merveilles,
Que de conversions,
De guérisons, de grâces sans pareilles!
 
Les miracles, en effet, n'ont cessé de germer sur cette terre, où le saint missionnaire avait tant souffert et provoqué chez les autres tant de dévouement. De nos jours, les merveilles continuent. Il semble que le Calvaire de Pontchâteau soit le lieu privilégié, que le Bienheureux ait choisi pour montrer son grand crédit auprès de Jésus et de Marie[13].
 
 
 
 
 
 

CHAPITRE X
 
MISSIONS DANS LES DIOCÈSES  DE LUÇON  ET DE LA ROCHELLE
 
 
Répandez, ô Mère admirable,
Dans nos cœurs toutes vos vertus,
Afin que le très doux Jésus
Y fasse un séjour agréable.
Répandez votre amour en nous,
Nous aimerons voire cher Fils par vous
 
Dans son dernier séjour à Nantes, notre Bienheureux avait resserré les liens qui l'attachaient à la Mère de Dieu en se faisant admettre dans le Tiers-Ordre de Saint-Dominique. Dès lors, son amour pour le Rosaire ne fit que s'accroître. Jusque-là, il n'avait rien négligé pour rendre populaire cette belle dévotion : formules et cantiques pour l'offrande des dizaines, tableaux, bannières représentant les mystères de la vie de Jésus et de Marie, instructions, chants et surtout exemples, tout lui avait servi pour faire connaître et aimer le Rosaire. A ses yeux, ce n'était pas une dévotion ordinaire ; il la jugeait presque nécessaire. L'âme qui n'est pas arrosée de l'Ave Maria, disait-il, ne peut pas porter de fruit ; au contraire, avec cette prière bénie, elle peut s'élever aux sommets de la sainteté. Entre les mains du saint missionnaire, le Rosaire devenait une pierre de touche, pour discerner les personnes conduites par le bon Esprit de celles qui se trouvaient dans l'illusion, une chaîne mystérieuse pour arracher les pécheurs à leurs vices. Jamais pécheur, disait-il familièrement un jour, ne m'a résisté, lorsque Je lui ai mis la main sur le collet avec mon Rosaire. Les cœurs les plus endurcis, sur lesquels les vérités terribles de la religion n'avaient produit aucune impression, ne pouvaient résister à la vertu de cette divine prière. Quand les pécheurs consentaient à réciter le chapelet, Montfort tressaillait d'une sainte joie : la conversion était proche; Marie allait l'aire des conquêtes.
Le Bienheureux qui nous a laissé ces détails, dans un livre qu'il a composé sur le Rosaire, nous dit aussi que les paroisses converties par la mission persévéraient dans la piété, dans la vertu, si elles persévéraient dans la pratique du Rosaire. Venaient-elles à abandonner cette dévotion, elles retombaient dans leurs anciens désordres, ou même devenaient plus misérables qu'autrefois. Aussi, Montfort engage-t-il tous les prédicateurs à propager cette dévotion. « Un prêtre qui récite et prêche le Rosaire, dit-il, fera plus de fruits par sa parole, quoique simple, en un mois, que les autres prédicateurs en plusieurs années. »
Ce zèle, qu'il recommande aux autres, que lui-même a toujours eu depuis son enfance pour le Rosaire, le Rien-heureux va le déployer avec plus d'ardeur, maintenant que le voilà devenu l'enfant de saint Dominique. Jusqu'à la mort, nous le verrons saintement passionné pour l'honneur de Marie, désireux de lui gagner des cœurs. En retour, la Vierge puissante comble son favori de nouvelles grâces plus exquises. La vie de Montfort, déjà si merveilleuse, devient plus merveilleuse encore. L'empire du saint missionnaire sur les cœurs est plus puissant que jamais. Rien ne lui résiste : les pécheurs se laissent enchaîner dans les liens de la charité : les justes n'aspirent qu'à devenir plus parfaits. Chose étrange! A la voix de Montfort, hommes, enfants, jeunes filles, soldats même recherchent avidement des instruments de pénitence, mettant leur joie dans de sanglantes flagellations.
Ce prestige étonnant, Marie se plaît à l'affermir et à L'accroître par de singuliers privilèges. Elle accorde à son serviteur les dons de miracles, de prophétie, la grâce de voir les choses éloignées ou cachées, la l'acuité de lire jusque dans le fond des cœurs. Ce n'est pas assez. L'aimable Vierge daigne même apparaître à Montfort, s'entretenir avec lui comme une Mère avec son enfant, lui prodiguer ses consolations et ses lumières. Délicieuses visites, qui sont pour l'heureux prêtre un avant-goût des célestes félicités !
Le cœur débordant de reconnaissance, il n'en travaille qu'avec plus d'ardeur à procurer la gloire de sa bonne Mère. Son plus grand bonheur est de lui consacrer des sanctuaires ou des autels : pour le récompenser, Marie fait bientôt de ces lieux bénis des centres de dévotion, où elle se plaît à répandre ses faveurs.
A la Garnache, où Montfort reprit le ministère apostolique après son départ de Nantes, les habitants, stimulés par sa parole ardente, restaurèrent une chapelle abandonnée, dédiée autrefois à Saint-Léonard. La Sainte Vierge en prit possession ; sa statue, placée dans une niche décorée avec art, fut vénérée sous le nom de Notre-Dame de la Victoire. Les noms que le Bienheureux donnait à ses Madones nous font connaître ses états d'âme, ou les circonstances particulières dans lesquelles il se trouvait alors. Ce nom de Notre-Dame de la Victoire nous révèle ses luttes avec l'esprit des ténèbres, mais, en même temps, sa ferme confiance d'être vainqueur par Marie. Confiance bien placée, car la mission de la Garnache donna les plus heureux résultats. Cette paroisse fut complètement renouvelée; elle se fit remarquer surtout par une grande charité à l'égard des pauvres, qu'avait su lui inspirer l'éloquent apôtre.
Le curé de Saint-Hilaire-du-Loulay avait, quelque temps auparavant, réclamé le même bienfait pour sa paroisse. Mais, trompé comme tant d'autres par les calomnies atroces répandues sur le saint missionnaire, il se repentit de l'avoir invité. Quand Montfort se présenta, le pasteur le reçut fort maussadement ; bien qu'il le vit fatigué, il lui refusa l'hospitalité, et le mit honteusement à la porte du presbytère. L'aubergiste de l'endroit ne pouvait montrer plus de charité que son curé. Fort heureusement, Dieu inspira à une pauvre femme de recevoir chez elle le missionnaire et Fr. Mathurin, son compagnon. Le peu qu'elle possédait leur fut offert de bon cœur.
Le lendemain, les deux voyageurs prenaient la route de Luçon. A la Couture, le Fr. Mathurin, envoyé par son maître, demanda à la cure un morceau de pain pour l'amour de Dieu; mais le morceau qu'on lui donna n'étant pas suffisant pour deux, Montfort alla lui-même demander l'aumône au curé qu'il trouva à table en compagnie. L'humble prêtre, selon son ordinaire, se mit à genoux pour réciter un Ave Maria et le Visita quæsumus. On se crut en présence d'un fou, on l'envoya à la cuisine manger avec les valets. C'était le plus grand plaisir qu'on pût lui procurer.
A son arrivée à Luçon, le premier soin du Bienheureux fut de se mettre en retraite chez les Jésuites, au Séminaire, afin de connaître dans l'oraison la sainte volonté du Seigneur. Un jour, pendant la célébration des Saints Mystères, l’impression de la grâce fut si forte sur son âme, qu'il demeura près d'une demi-heure immobile, dans une sorte de ravissement; on dut user de violence pour le rappeler à lui.
Les Capucins voulurent posséder quelques jours dans leur couvent un hôte aussi édifiant ; leur vie mortifiée, leur rude et pauvre habit, éternel défi jeté au monde et à ses sectateurs, inspirèrent au Bienheureux son cantique sur le respect humain, dont nous citons le dernier couplet :
 
Amis du grand Dieu que je sers,
Pratiquons tous, tète levée,
Malgré le monde et les enfers,
la vertu la plus relevée,
Sans honte et sans crainte de rien,
Comme doit faire un bon chrétien.
 
L'évêque de Luçon, à qui Montfort alla faire visite, l'accueillit avec une bonté toute paternelle. Adversaire redouté du jansénisme, Mgr de Lescure éprouvait une vive sympathie pour le missionnaire, dont il savait les luttes et les tribulations. Il l'invita à prêcher le lendemain dans sa cathédrale. C'était le cinquième dimanche après Pâques. L'Évangile du jour traitant de la prière, le saint prédicateur en profita pour parler de ce grand devoir du chrétien, et, par une transition toute naturelle, il en arriva à traiter son sujet favori, la dévotion au Rosaire, ce qu'il fit avec un talent supérieur. L'évêque et l'auditoire tout entier étaient visiblement impressionnés : mais, au moment où l'orateur dépeignait éloquemment les désordres des hérétiques albigeois, deux chanoines se regardèrent en souriant, après avoir jeté curieusement les yeux sur L'évêque. Montfort, tout intrigué, se demandait s'il n'avait pas, dans le feu de l'improvisation, prononcé quelques paroles indiscrètes. Un ami fidèle, M. Dupuy, dignitaire de la cathédrale, à qui il s'en ouvrit après le sermon, le rassura complètement. « Toutefois, ajouta le bon chanoine, probablement, vous n'auriez pas tant insisté sur les torts des Albigeois, si vous aviez su que Mgr de Lescure était de leur pays. » Pour prévenir les cabales d'ennemis qui savaient habilement profiter des moindres incidents, les deux amis se rendirent à l'évêché. Le Bienheureux présenta ses excuses au prélat, qui, louché de tant de candeur, lui dit avec un fin sourire : « Monsieur de Montfort, d'une mauvaise souche, il sort quelquefois de bons rejetons. »
Dès le lendemain, notre pieux missionnaire partait pour La Rochelle. A son arrivée dans cette ville, il se hâta de se présenter à l'évêque, pour se mettre à sa dis position. Mgr de Champflour, aussi distingué par son talent que par sa vertu, ennemi des novateurs, et attaché au Saint-Siège, reçut avec joie l'ouvrier évangélique que le ciel lui envoyait, et lui conféra les plus amples pouvoirs. Un court entretien confirma le prélat dans la bonne opinion qu'il avait du Bienheureux, en lui faisant découvrir dans cette âme privilégiée de véritables trésors de sainteté.
La première paroisse que Mgr de Champflour confia au zèle de Montfort fut Lhoumeau, dans le voisinage de La Rochelle. La mission eut un succès si complet, que l'apôtre fut aussitôt rappelé dans la ville épiscopale, où il donna quatre missions successives. L'église de l'hôpital Saint-Louis, où eut lieu la première, se trouva bientôt trop étroite pour l'immense auditoire, avide d'entendre la parole divine ; il fallut faire les réunions dans la grande cour de l'hôpital. Malgré des contradictions sans nombre, soulevées par les mondains qu'accommodait peu la morale austère du prédicateur, la réussite dépassa toutes les espérances ; on vit une multitude de pécheurs se réconcilier avec leur Dieu.
L'église la plus vaste de La Rochelle était celle des Dominicains : le Bienheureux la choisit pour théâtre de son zèle, et y prêcha successivement trois missions, la première pour les hommes, la deuxième pour les femmes, la troisième pour les soldats. Comme on le savait très versé dans la science de la controverse, on l'engagea à faire des conférences, qui éclaireraient les protestants, fort nombreux à La Rochelle. Mais l'église  le Saint-Dominique, où il prêchait, lui rappela le divin moyen qui avait si bien réussi à ce grand serviteur de Marie, dans la conversion des hérétiques albigeois. Au lieu donc de se livrer à des discussions, souvent plus propres à irriter qu'à convertir, Montfort se mit à prêcher la dévotion du Rosaire. L'expérience prouva une fois de plus que c'était le bon moyen pour attirer les âmes à Dieu. On venait en foule écouter ces instructions si pieuses, si claires, sur les mystères du Rosaire. Les cœurs étaient profondément émus.
Plus d'une fois, l'auditoire fondit en larmes ; le saint prédicateur, interrompu par les gémissements et les sanglots, était obligé d'en modérer les transports. « Mes petits enfants, disait-il, ne pleurez pas ; vos pleurs m'empêchent de parler. Si je ne me retenais, je m'abandonnerais moi-même aux larmes. Mais il ne suffit pas de toucher vos cœurs, il n'est pas moins nécessaire d'éclairer vos esprits. » Après le sermon, une foule de pécheurs venaient se jeter à ses pieds et y déposer le fardeau de leurs crimes ; les confesseurs, tant religieux que séculiers, ne pouvaient suffire à la multitude des pénitents. On put constater également que  ces conversions n'étaient pas superficielles : elles étaient le point de départ d'une vie toute nouvelle.
Les protestants eux-mêmes se laissèrent attirer dans le filet du pêcheur de Jésus-Christ ; un grand nombre rentra dans le sein de l'Église catholique. La conversion qui fit le plus de bruit fut celle de Mme de Mailly, personne distinguée par sa naissance et son esprit. Malgré les efforts des huguenots pour la retenir dans l’erreur, cette dame, éclairée par les paroles lumineuses du missionnaire, charmée surtout par ses vertus, abjura le protestantisme ; jusqu'à la mort, elle persévéra dans la profession de la vérité et la pratique de la vertu, fidèle au souvenir de son Père spirituel, dont elle ne parlait jamais sans pleurer, et à la dévotion du Rosaire, qu'il lui avait tant recommandée.
Le zèle de Montfort était trop ardent pour se confiner dans les murs d'une église. Le bon pasteur allait à la recherche des brebis égarées, jusque dans les bouges les plus infects, jusque dans ces mauvais lieux où le vice s'étale dans toute son horreur. Accompagné d'un vertueux prêtre, qu'il avait soin de ne point avertir à l'avance, il pénétrait dans ces succursales de l'enfer, avec les armes de la croix et du Rosaire. Après avoir baisé la terre et dit un Ave Maria, le Bienheureux parlait avec une incroyable force, qui consternait les coupables. On eût dit l'ange de la Justice venant demander les comptes de la part de Dieu. Les hommes sortaient en silence, pendant que les malheureuses créatures de la maison pleuraient à genoux, ou demeuraient frappées de stupeur. Un bon nombre d'entre elles rentrèrent dans le bercail du divin Maître.
Cette grande charité faillit un jour coûter la vie à l'homme de Dieu. Un débauché, rendu furieux par une de ces visites importunes, se précipita sur lui, l'épée à la main, avec l'intention de le tuer. Montfort pencha la tète pour recevoir le coup, disant d'un ton très calme : « Je consens que vous m'ôtiez la vie, et je vous pardonne ma mort, pourvu que vous me promettiez de vous convertir ; car j'aime mieux mille fois le salut de votre âme que dix mille vies comme la mienne. » Ces mots furent un coup de foudre pour le criminel ; tremblant comme la feuille, il put à peine remettre son arme au fourreau et trouver la porte pour sortir.
Mais ces actes du Bienheureux n'étaient pas du goût de tout le monde. Les prudents le traitaient de fanatique et, d'indiscret ; d'autres, se voyant arracher leurs victimes ou leurs complices, manifestaient une haine furieuse. Calomnies, insultes, chansons, menaces, moqueries, tout fut mis en œuvre pour abaisser le saint prêtre, pour diminuer son prestige. Heureusement, le bon peuple ne se laissa pas prendre à ces pièges et demeura toujours fidèle à son missionnaire. Ce fut en vain aussi qu'on essaya d'indisposer l'évêque. Mgr de Champflour ne cessa d'admirer, de vénérer Montfort comme un saint.
Les traits de la langue ne suffisant pas, on en vint à des moyens plus efficaces. Trois scélérats attendirent un soir le Bienheureux, depuis 7 heures jusqu'à 11 heures, dans une rue écartée, où il devait passer. Leur victime ne paraissant pas, ils proféraient d'horribles blasphèmes ; l'un d'eux ne se gênait pas pour dire tout haut que ce sorcier de Montfort avait dû être averti par l'enfer, « car s'il avait passé, il serait déjà à tous les diables. » C'était sa bonne Mère Marie, et non l'enfer, qui avait signalé le danger au Bienheureux : au moment d'entrer dans cette rue fatale, il avait senti son cœur froid comme glace et n'avait pu avancer.
Une autre fois, les calvinistes trouvèrent moyen de lui faire prendre un bouillon où ils avaient jeté du poison. L'effet violent s'en étant fait sentir aussitôt, on se hâta d'employer un contre-poison. Mais l'horrible breuvage altéra la robuste santé du Bienheureux et abrégea ses jours.
Cet événement, qui avait failli devenir tragique, n'empécha pas Montfort d'entreprendre une mission pour les soldats de la garnison. On peut dire, sans exagération, qu'il y fit des merveilles. Presque toujours ses auditeurs, tout en larmes, se prosternaient la face contre terre, demandant à haute voix miséricorde. Dans la ville, on ne s'entretenait que de cette mission et des conversions qui s'y opéraient. On ne pouvait trop admirer la grande influence de Montfort sur les soldats et les officiers, qui avaient peine à se séparer de lui, et l'accompagnaient jusque dans les rues, toujours avides de recevoir ses encouragements et ses conseils. La surprise et l'édification redoublèrent, quand eut lieu la procession de clôture. Précédés d'un officier qui portait l'étendard de la croix, tous les soldats s'avançaient pieds nus, le crucifix d'une main, le chapelet de l'autre. A chaque invocation des litanies de la Sainte Vierge, ils répondaient en demandant le saint amour de Dieu, les yeux sur leur crucifix, et d'une façon si touchante que les spectateurs en étaient attendris jusqu'aux larmes. M. de Chamilly, gouverneur de La Rochelle, charmé de l'heureuse transformation de ses troupes, en conçut pour Montfort une singulière estime et une véritable vénération.
Deux plantations de croix couronnèrent dignement cette série de saints exercices. A la dernière, qui se fit à la porte Saint-Nicolas, il arriva un événement extraordinaire, qui rehaussa aux yeux de tous la sainteté du missionnaire. Pendant qu'il prêchait avec son zèle accoutumé sur l'amour des croix, les assistants se mirent à crier : « Miracle, miracle, nous voyons des croix en l'air. » Ce bruit dura plus d'un quart d'heure. Ainsi le ciel semblait vouloir accréditer son ministre auprès des fidèles, et attirer l'attention sur ses paroles.
 
 

CHAPITRE XI
 
MISSION DANS LES DIOCESES DE LUÇON ET DE LA ROCHELLE (Suite.)
 
On va dans la Patrie
Par le chemin dos Croix;
C'est le chemin de vie,
C'est le chemin dos rois.
Toute- pierre est taillée
Avec précision
Afin d'être posée
Dans la sainte Sion.
 
L'évêque de Luçon fut jaloux de posséder le saint prêtre dans son diocèse ; il lui recommanda particulièrement l'île d'Yeu, que sa situation privait de secours spirituels. Les préférences de Montfort étaient toujours pour les paroisses les plus misérables : il se disposa donc à s'embarquer ; mais il eut mille peines à trouver un bateau.
Les corsaires de Guernesey, appelés à l'aide des calvinistes de La Rochelle, veillaient autour des côtes, attendant Montfort pour le saisir et le faire disparaître ; aucun marin n'osait donc s'aventurer sur l'Océan avec le missionnaire. Enfin, un batelier de Saint-Gille, cédant aux instances de l'intrépide Montfort, consentit à partir. Mais voilà qu'à mi-route, deux vaisseaux ennemis courent à toutes voiles sur la frêle embarcation. Matelots et passagers jettent des cris lamentables ; le Bienheureux seul est calme et rassure ses compagnons. « Ne vous souvenez vous pas, dit-il, de ce que je vous ai dit, que notre bonne Mère nous empêcherait d'être pris ? » Ce disant, il met la statue de Marie sur le bord de la barque, et chante des cantiques en l'honneur de sa Protectrice. Il invite les autres à faire de même ; mais, autour de lui, on est plus disposé à pleurer qu'à chanter. « Puisque vous ne voulez pas chanter, reprend-il, récitons le chapelet. » Marie écouta ces prières ; au moment où la barque était à portée de canon des vaisseaux ennemis, le Bienheureux dit tout à coup : « Ayez de la foi, le vent va changer. «Ces paroles étaient à peine prononcées, que l'effet promis s'accomplissait ; les corsaires, ayant les vents contre eux, s'éloignèrent, pendant que de la petite barque, si visiblement protégée, partaient de joyeux cantiques d'actions de grâces.
Un tel début était riche en promesses : aussi la mission fut-elle des plus consolantes. A part le gouverneur, qui refusa le bienfait divin, tous les insulaires, au nombre, de 2000, suivirent religieusement les saints exercices et, dociles aux enseignements de Montfort, s'appliquèrent à réformer leur vie. Après un séjour de deux mois, les missionnaires laissèrent l'Ile renouvelée aux mains de son digne pasteur M. Héron. La pratique du Rosaire, établie dans trois chapelles dédiées à la Sainte Vierge, assurait la persévérance des bonnes résolutions.
Le 12 mai 1712, le Bienheureux bénissait à la Garnache la chapelle de Notre-Dame de la Victoire, comme il en avait fait la promesse. Le soir même de cette tète, il partit pour Sallertaine, accompagné processionnellement par le curé de la Garnache et sa bonne population. A mi-chemin, le pasteur de Sallertaine vint le rejoindre. Malgré ses efforts, il n'avait pu réussir à amener avec lui que quelques brebis fidèles. La paroisse tout entière était opposée à la mission. Aussi, quand la procession arriva au bourg, les mécontents, interrompant par des cris furieux les cantiques et les prières, se mirent à insulter le saint missionnaire et même à lui lancer des pierres. S'ils croyaient le décourager et le faire renoncera ses desseins, ils se trompaient entièrement. Montfort se réjouit de souffrir le déshonneur et l'affront pour le nom de Jésus. Ces contrariétés, loin de l'abattre, lui firent augurer les plus heureux résultats. En effet, voilà que déjà le ciel se déclare en sa faveur : les portes de l'église, fermées par les mutins, s'ouvrent d'elles-mêmes. Un riche bourgeois, très influent dans la paroisse, était manifestement hostile au missionnaire : celui-ci lui fait visite, le gagne par sa bonté, sa sainteté, puis l'emmène à l'église avec toute la famille. Dès le lendemain, l'église était remplie ; l'auditoire, sous le charme de cette parole, à la fois douce et forte, promettait de recevoir avec fruit la grande grâce de la mission. Bientôt, cette paroisse qui, auparavant, présentait le spectacle de tous les vices, devint un vrai paradis, un asile de la paix et de la charité. Le Bienheureux inspirait une telle confiance, qu'on le pria de se faire l'arbitre des différends qui divisaient une foule de familles ; il jugea un grand nombre de procès, à la satisfaction des intéressés, et fit opérer beaucoup de restitutions.
Toujours attentif à l'honneur de Marie, Montfort restaura dans l'église un autel abandonné, qu'il dédia à Notre-Dame de Bon-Secours : la Vierge puissante avait grandement secouru son serviteur dans les conversions qui venaient de s'accomplir. C'est donc à elle qu'il eu renvoyait tout l'honneur.
Un autre monument témoigna de l'amour du Bienheureux pour la croix : ce fut un magnifique Calvaire, élevé à l'entrée du bourg. On y remarquait une chapelle de Saint-Michel, une grotte figurant le Saint-Sépulcre. Au dessus, la Croix du Sauveur, supportant un Christ fort bien sculpté, et un grand Rosaire, se dressait entre les croix des deux larrons. Tout cet ensemble de pieux objets, en même temps qu'il plaisait aux regards, parlait au cœur et portait à la dévotion. La bénédiction s'en fit d'une façon très solennelle. Tous les fidèles qui assistèrent à la procession avaient à la main, en outre d'une petite croix et d'un chapelet, un vélin portant imprimées les promesses de leur baptême qu'ils avaient signées. Par respect pour la croix, tous les hommes, riches et pauvres, marchaient pieds nus. Au départ de la procession, le Bienheureux leur avait recommandé de ne pas se préoccuper de leurs chaussures, leur promettant que rien ne serait dérangé pendant leur absence. Ils furent heureux, après la cérémonie, de voir l'accomplissement de cette parole : chaque objet se trouvait à la place même où il avait été déposé.
De Sallertaine, l'infatigable missionnaire passa à Saint-Christophe, où il recueillit une ample moisson de conversions. La première conquête fut un misérable qui l'avait souffleté, à son entrée dans la paroisse. La foule avait voulu venger cet affront. « Non, non, mes petits enfants, avait répondu Montfort ; laissez cet homme, nous l'aurons bientôt. »
Cet esprit prophétique se manifesta plusieurs fois durant la mission. Un homme, nommé Tangaran, possédait une fortune mal acquise. Cédant aux conseils du Bienheureux, il se décida à réparer ses torts et à brûler des contrats frauduleux.
Le jour venu où ce dessein allait être mis à exécution, la femme fit une opposition opiniâtre ; le faible mari, malgré les efforts du missionnaire, n'osa pas donner suite à ses résolutions. Justement indigné de cette résistance à la grâce, l'homme de Dieu leur dit à tous deux : « Vous êtes attachés aux biens de la terre et vous méprisez ceux du ciel. Vos enfants ne réussiront pas ; ils ne laisseront pas de postérité, et vous serez misérables. Vous n'aurez pas même de quoi payer votre enterrement. — Oh! s'écria la femme, d'un ton moqueur, il nous restera au moins 30 sous pour payer le son des cloches? — Et moi, je vous dis, répliqua Montfort, que vous ne serez pas même honorés du son des cloches à votre enterrement. » Cette prophétie se vérifia de point en point. Le fils et la fille de ces malheureux se marièrent et n'eurent point d'enfants. Quant aux deux coupables, après avoir vécu dans une profonde misère, ils moururent le Jeudi-Saint, à huit ans d'intervalle, et furent enterrés le Vendredi-Saint, par conséquent sans le son des cloches.
Voici un autre trait non moins merveilleux. Le sacristain de la paroisse, Jean Cantin, était un homme simple et craignant Dieu. Montfort aimait à le visiter et à converser avec lui. Or, un jour, le saint missionnaire, trouvant une des filles de Cantin occupée à boulanger, lui demanda si elle offrait son travail à Dieu. — J'y manque souvent, répondit-elle ingénument. — N'y manquez jamais, reprit Montfort; puis joignant l'exemple au précepte, il fit une prière et bénit la pâte. La jeune fille n'avait préparé de farine que pour faire une fournée ; mais l'oraison et la bénédiction du saint prêtre furent si efficaces, qu'au lieu d'une fournée, on se trouva en mesure d'en faire trois. Dans sa reconnaissance, le bon Cantin porta trois de ces pains merveilleux à la Providence.
Une des pratiques du Bienheureux était de faire les exercices de la préparation à la mort dans les paroisses où il donnait un retour de mission. C'est ce qui eut lieu à la Garnache. Trois jours de suite, ce sujet si important fut traité dans tous ses points. Le dernier soir, l'ingénieux missionnaire voulut figurer, devant les fidèles, cette lugubre tragédie, où ils seraient bientôt les acteurs et les victimes. Assis dans un fauteuil, il représenta le moribond, pendant que deux prêtres faisaient les personnages du bon ange et du démon. Ces tableaux saisissants, que faisait ressortir encore le chant de lugubres cantiques sur la mort, produisaient une vive impression sur les spectateurs ; tous sortaient de cet exercice, emportant dans leur cœur la crainte du péché, se promettant de bien vivre pour bien mourir.
Vers la fin de juillet 1712, le Bienheureux revint à La Rochelle, où des personnes de piété lui procurèrent une petite maison. Le mobilier n'en était pas luxueux : un lit, une table, une chaise, un chandelier, c'était tout ce que Montfort avait accepté de ses bienfaitrices. Le peuple appela bientôt cette humble demeure l’ermitage de saint Eloi. Actuellement, elle est la propriété des Filles de la Sagesse, qui la conservent avec amour en souvenir de leur Père.
Les missions données à La Rochelle n'avaient pas produit un bien éphémère : un grand nombre d'âmes persévéraient dans leurs bonnes résolutions. Ce fut une grande joie pour Montfort de le constater. Afin d'entretenir et d'augmenter cette ferveur, il donna une retraite dans la chapelle de l'hôpital Saint-Louis. Dieu attendait ce moment pour attirer au bien une jeune fille, nommée Bénigne Pagé, qui, après avoir vécu d'une vie très mondaine, devint dans le cloître un modèle de pénitence. Un jour, quelques instants avant le sermon, elle entra à l'église, avec un costume assez peu décent ; puis, comme pour braver le saint prédicateur, elle alla se placer juste en face de la chaire.
Au lieu de la reprendre publiquement, comme tous les assistants et elle-même s'y attendaient, Montfort jeta un regard de pitié sur elle, se tourna vers le Saint-Sacrement et, après une fervente prière, commença à prêcher. Sa parole fut alors si forte et si pénétrante, que tout l'auditoire éclata en sanglots; le cœur de la pauvre pécheresse n'y put tenir longtemps et se brisa sous l'influence de la grâce : elle se mit, comme Madeleine, à verser des larmes amères sur sa vie criminelle, aux pieds de son divin Sauveur.
Ce n'était pas l'effet d'un attendrissement passager, c'était l'indice d'un changement complet. Après s'être mise sous la direction du bienheureux Montfort, Mlle Page dit adieu au monde, et s'enferma dans un couvent de Clarisses, où, malgré la rage et les tentatives de la société frivole qu'elle avait quittée, elle vécut saintement jusqu'à la mort. On vit alors une infinité de personnes de toutes conditions se mettre sous la direction du saint prêtre, ce qui demandait une certaine dose de courage, car c'était s'exposer aux railleries des mondains ; en même temps, c'était déclarer qu'on renonçait aux fausses maximes du siècle, pour embrasser la morale évangélique dans toute sa sévérité. Obligé de fournir un aliment spirituel à tant d'âmes, l'homme de Dieu était nécessairement bref dans ses discours : mais un mot de sa part, vivifié par l'Esprit-Saint, suffisait pour changer les cœurs, pour les embraser d'amour. C'est là surtout qu'il avait le talent de communiquer sa passion pour la croix. Sa bonne Mère et Maitresse l'aidait puissamment dans la sanctification des âmes au confessionnal. Aux personnes pieuses, il la proposait pour modèle ; il leur recommandait d'aller à elle, comme à l'unique trésorière des trésors de Dieu, et à l'unique dispensatrice de ses grâces, car elle anoblit, élève et enrichit qui elle veut, elle fait entrer qui elle veut dans la voie étroite du ciel. « C'est à Marie seulement, disait-il, que Dieu a donné les clés des celliers du divin amour, et le pouvoir d'entrer dans les voies les plus sublimes de la perfection, et d'y l'aire entrer les autres[14]. » Dans les rapports du Bienheureux avec les pauvres pécheurs, Marie était un doux appât dont il se servait pour les attirer à Dieu. Le nom de cette tendre Mère gagnait leur confiance et ouvrait leur cœur. Le saint confesseur, avant tout aveu, suggérait à ses pénitents de penser à Marie, de lui l'aire une prière. Quand il les voyait bien convertis, il leur inspirait le Rosaire, comme moyen de persévérance. La dernière parole, en les congédiant, était une prière pour appeler sur eux la bénédiction de Jésus et de Marie. Les heureux convertis s'en allaient ensuite à l'autel de cette Mère miséricordieuse, pour la remercier des grâces qu'elle venait de leur obtenir, et lui recommander humblement de les préserver de toute rechute. Toujours à Jésus par Marie.
Après quelques jours passés dans son ermitage, le Bienheureux, toujours dévoré d'un zèle divin, partit au commencement de l'hiver 1712, avec plusieurs Pères Jésuites, afin de prêcher la mission aux pauvres gens de la campagne, les favoris de son cœur. Là encore, le succès déliassa toutes ses espérances. De toutes parts, on accourait au lieu où se faisaient les saints exercices ; les villages étaient déserts, les troupeaux abandonnés à la garde de quelques enfants. L'enceinte des églises étant trop étroite pour contenir cette foule empressée, il fallait souvent faire les sermons en plein air. Ce qui était le plus merveilleux, c'était la solidité des conversions nombreuses opérées durant la mission; il semblait que Montfort laissât après lui une odeur de sainteté, qui conservait les âmes dans l'amour divin.
Thairé, Saint-Vivien. Esnandes, Courçon et quelques autres paroisses eurent le privilège de posséder tour à tour le grand missionnaire. Courçon était une triste paroisse, livrée au démon de la haine et de la discorde. La médisance, la calomnie, l'injure, étaient à l'ordre du jour entre les paroissiens ; le curé lui-même, au lieu de donner le bon exemple et de calmer les esprits, était le premier à entrer dans l'arène, à rompre des lances avec ses administrés. Les paroissiens le détestaient; lui-même le leur rendait, maudissant le jour où il avait mis le pied dans ce funeste pays. Le Bienheureux, à la vue de tant de misères, est écœuré, et déclare n'avoir jamais rien rencontré de semblable. Néanmoins, il se met à l'œuvre sans se décourager. Mais ses discours sont sans effet, son zèle inutile. Il recourt alors à ses armes ordinaires, la prière et la mortification, puis indique une conférence sur une matière fort importante.
La paroisse tout entière, bien que se doutant du sujet qui doit être traité, est fidèle au rendez-vous. Montfort alors, sous l'influence de l'Esprit de charité, s'anime et parle de l'amour du prochain avec une force, avec une ardeur extraordinaires. C'est un feu qui tombe de ses lèvres et vient brûler les cœurs. Le pasteur, le premier, interrompt le sermon pour demander pardon à ses ouailles de sa conduite peu édifiante ; les paroissiens, de leur côté, émus, bouleversés par la parole de l'apôtre, éclatent en gémissements et en sanglots, supplient leur curé d'avoir pitié d'eux, d'oublier leurs torts à son égard. Tous les ennemis se réconcilient, se donnent le baiser de paix. C'est un spectacle à ravir les anges. Quand Montfort sortit de Courçon, la charité y régnait en maîtresse. Le curé et les paroissiens, rivalisant désormais de douceur et de prévenances, ne travaillèrent plus qu'à s'édifier mutuellement.
Le 30 mai 1713, commença la mission de la Séguinière. Tout, dans cette bonne paroisse, concourait à attirer les plus amples bénédictions du ciel sur les efforts du Bienheureux : un curé, que Montfort appelait curé selon son cœur ; des châtelaines (les demoiselles de Beauveau, sœurs de l'évêque de Nantes), modèles de piété et de charité ; une population profondément religieuse, dont le bonheur était de se nourrir de la parole de Dieu. La mission fut donc particulièrement féconde en fruits de sainteté. Le culte de Marie était déjà en honneur dans un milieu si chrétien. Aussi accueillit-on avec joie la proposition de Montfort, de restaurer une chapelle en ruines et de la consacrer à la Très Sainte Vierge. Quand tout fut prêt, le saint missionnaire plaça lui-même dans le sanctuaire une statue en bois, sculptée de sa main, qu'il proposa à la vénération publique sous le vocable de Notre-Dame de Toute-Patience. Ce nom fait allusion à la maladie qu'il avait endurée pendant la mission et aux grâces de patience qu'il avait sollicitées de sa Mère. Le cantique A mon secours, composé en l'honneur de la nouvelle Madone, ne fait que nous confirmer dans cette opinion. On y lit ce couplet :
 
Par charité :
Soulagez-moi dans ma misère,
Par charité !
La patience ou la santé!
C'est en vous seule que j'espère,
Montrez que vous êtes ma Mère !
Par charité !
 
La chapelle de Notre-Dame de Toute-Patience, artistement réparée par les pasteurs de la Séguinière, est toujours fréquentée par les pèlerins. Avec le nom de Marie, on invoque celui de Montfort, dont le souvenir vit dans tous les cœurs.
 

CHAPITRE XII
 
 
COMPAGNIE DE MARIE — VOYAGES DU BIENHEUREUX A PARIS ET A ROUEN — DIFFÉRENTS TRAVAUX DURANT CES VOYAGES
 
 
Prêtres, allons à la suite
D'un Dieu pauvre et mort en croix.
Puisqu'il nous en sollicite,
Prêtons l'oreille à sa voix.
 
Depuis longtemps, Montfort songeait à former une Société de prêtres, qui continuerait après lui l'œuvre des missions. Dès les premières années de sa vie sacerdotale, nous le voyons « demander à Dieu, par de continuels gémissements, une petite et pauvre Compagnie de bons prêtres, qui s'exerceraient aux missions sous l'étendard et la protection de la Sainte Vierge. » « Non content, dit le P. Besnard, d'offrir ses prières et l'adorable sacrifice pour cette œuvre si grande et si sainte, il faisait à cette intention des jeûnes, des pèlerinages, à quoi il joignait la voix de ses larmes dans ses oraisons, et cette de son sang dans ses cruelles macérations. » La Mère Marie-Louise de Jésus disait un jour à un Père de la Compagnie de Marie : « Oh ! si vous saviez ce que vous avez coûté à notre Père de Montfort! Que de prières, que de retraites, que de pénitences, que de voyages il a faits et fait faire, pour obtenir du bon Maître de la moisson des ouvriers évangéliques! » Dans une de ces retraites, le Bienheureux se décida à instituer la nouvelle Société et à lui donner une règle conforme à son but. Mgr de Champflour, consulté sur cette affaire si importante, y donna pleine approbation et engagea le saint fondateur à exécuter son projet.
Ce fut dans son ermitage de Saint-Eloi que Montfort, le regard fixé sur Jésus et Marie, composa la règle bénie qui devait diriger sa petite Compagnie, qui devait la sanctifier dans l'union au Sauveur par sa divine Mère. Les missionnaires seront les héritiers de l'amour de leur Père pour Marie, ils se proposeront de la faire connaître et aimer de toutes les âmes qui leur seront confiées. De même que Montfort avait, pour ainsi dire, incarné son amour de la divine Sagesse dans un Institut de femmes, de même il incarne sa piété envers la Sainte Vierge dans cette nouvelle Congrégation, à laquelle il donne le beau nom de Compagnie de Marie.
Au commencement de sa règle, se trouve une préface, non pour les hommes, mais pour Dieu. C'est une prière brûlante, où le bienheureux fondateur laisse parler son cœur passionné pour la gloire de Dieu et l'honneur de Marie. « J'y renvoie, dit le P. Faber, ceux qui ont peine à conserver, au milieu de leurs nombreuses épreuves, les premiers feux de l'amour des âmes. »
La règle était prête, mais les sujets manquaient. Montfort ne s'en préoccupait pas à l'excès, sachant que l'œuvre prospérerait au moment voulu par la Providence; néanmoins, il ne se crut pas dispensé de tout effort et de toute démarche utiles à son Institut. Tout d'abord, il fit le voyage de Paris, et se rendit au Séminaire du Saint-Esprit. Le fondateur de cette maison, M. Desplaces, avait été condisciple et ami de Montfort. Comme celui-ci faisait des instances pour l'attirer dans les missions, le vénéré supérieur, ne se sentant pas de vocation pour ce ministère, avait promis d'envoyer à sa place des prêtres de son Séminaire. M. Desplaces était mort depuis quatre ans, mais les directeurs de sa maison n'avaient oublié ni son amitié pour Montfort, ni ses engagements. Aussi accueillirent-ils avec joie leur visiteur, promettant de le satisfaire de tout leur pouvoir.
Dans cet hôte que la Providence lui envoyait, le Séminaire du Saint-Esprit ne vit que sujets d'édification. L'amour de la Sagesse et de la Croix, de Marie et de son Rosaire, tel était le thème favori du saint prêtre dans ses instructions à la chapelle, et même pendant les récréations.
Quatre séminaristes résolurent de se consacrer avec lui à l'œuvre des missions : ce furent MM. Thomas, Vatel, Hédan, Le Vallois. M. Vatel seul eut l'avantage de travailler avec Montfort ; les autres n'entrèrent que plus tard dans la Compagnie de Marie. La vocation de M. Vatel eut quelque chose d'extraordinaire. Pendant une récréation, le Bienheureux, se trouvant comme toujours entouré d'un groupe de séminaristes, qu'attirait sa conversation aussi gaie qu'édifiante, se leva tout à coup et demanda qui allait le suivre ; puis, les ayant regardés l'un après l'autre, il prit le chapeau du jeune Vatel, et lui mit le sien sur la tête, en disant : « C'est celui-ci, il est bon, il m'appartient. » Aussitôt, M. Vatel se sentit vivement pressé et résolut de s'attacher au saint missionnaire.
Si on avait bien accueilli Montfort au Séminaire du Saint-Esprit, il n'en fut pas de même dans le reste de la ville. La croix s'y présenta au Bienheureux sous toutes les formes, témoin la lettre qu'il écrivait, le 15 août, à sa sœur Louise : « … Je suis comme une balle dans un jeu de paume ; on ne l'a pas sitôt poussée d'un côté, qu'on la pousse de l'autre, en la frappant rudement. C'est la destinée d'un pauvre pécheur, toujours sur le qui-vive, toujours sur les épines, sur les cailloux piquants. Cependant, ma chère sœur, bénissez-en Dieu pour moi, car je suis joyeux et content au milieu de toutes mes souffrances, et je ne crois pas qu'il y ait au monde rien de plus doux pour moi que la croix la plus amère, quand elle est trempée dans le sang de Jésus crucifié et le lait de sa divine Mère; mais, outre cette joie intérieure, il y a grand profit à faire en portant les croix. Je voudrais que vous vissiez les miennes. Je n'ai jamais fait plus de conversions qu'après les interdits les plus sanglants et les plus injustes … »
La Compagnie de Marie, dont la fondation avait déterminé Montfort à faire ce voyage à Paris, devait reposer sur la croix pour vivre, surtout pour porter beaucoup de fruits. Le Bienheureux instituteur se réjouit pour son œuvre et conçut à son égard de grandes espérances, car il fut singulièrement éprouvé de toutes manières. Ses meilleurs amis d'autrefois étaient prévenus contre lui; personne ne voulait entrer en rapport avec un homme si décrié! Les gens qu'il respectait et aimait le plus lui fermaient leur porte. Si quelques-uns daignaient lui adresser la parole, c'était pour l'accabler de reproches, sans lui permettre de se justifier. Les jansénistes avaient fait à Paris leur œuvre de haine; ils avaient imaginé des fables absurdes, et répandu d'atroces calomnies contre le pauvre prêtre, coupable d'être fidèle à Dieu et au Pape, coupable de porter les peuples à l'amour de Marie.
Mais, si pénibles que fussent ces croix, elles ne pouvaient contenter pleinement un cœur saintement avide de souffrir. Plus d'une fois, Montfort obligea une fervente religieuse à se mettre à genoux, à demander pour lui de bonnes croix : prière qui était promptement exaucée, tant elle plaisait au Seigneur ; bientôt arrivaient à l'homme de Dieu quelques croix de poids, comme il appelait ses peines les plus douloureuses et les plus humiliantes.
Dieu le récompensa de cette patience, de cette générosité. Un matin, Montfort sortait de la chapelle du Saint-Sacrement, où il venait de dire la messe, quand une femme, témoin de sa grande piété pendant la célébration des Saints Mystères, le supplia de guérir son fils, atteint de la teigne. Le Bienheureux, touché de la foi de cette femme, accéda à son désir ; il posa la main sur la tête de l'enfant, et aussitôt le mal disparut. Mme de Mailly, l'heureuse convertie de La Rochelle, fut témoin de ce prodige, et n'en fit que vénérer davantage celui qui l'avait tirée de l'erreur.
Presque aussitôt après ce fait, Montfort disait adieu à Paris. Son voyage, comme tous les autres, se fit à pied, malgré la chaleur, car on était au mois d'août. Au milieu de ses multiples affaires, le Bienheureux ne perdait point de vue la Congrégation de la Sagesse ; il voulut donc, en passant, s'arrêter à Poitiers, où demeurait la première religieuse. Mais cette œuvre, pour laquelle Montfort avait déjà subi tant de croix à l'hôpital et dans la ville, en exigeait de nouvelles pour être bien affermie. Huit ans s'étaient écoulés depuis que le Bienheureux avait quitté Poitiers. Cette longue absence aurait dû faire tomber les haines et dissiper les préventions. Mais l'envie ne meurt pas, surtout dans les cœurs des sectaires. A peine eut-on aperçu le saint missionnaire dans les rues de la ville, qu'on courut à l'évêché, renouvelant les accusations d'autrefois, rappelant surtout une affreuse calomnie, dont le misérable inventeur devint plus tard la honte du diocèse. Le prélat trompé donna ordre au pauvre voyageur de sortir dans les vingt-quatre heures. Les ennemis de Montfort avaient cru lui faire une peine immense et se promettaient de jouir de sa confusion : ils furent déçus dans leur attente. Bien loin de murmurer ou de s'affliger, le Bienheureux reçut ce coup connue une faveur du ciel.
Toutefois, ce passage si court ne fut pas sans consolation. Un grand nombre de ceux que Montfort avait enfantés à Jésus-Christ demeuraient fidèles à leurs résolutions. Sa plus douce joie fut de retrouver la Sœur Marie-Louise de Jésus avec son habit, qu'elle n'avait pas quitté, malgré des sollicitations nombreuses. Toujours fervente et charitable, elle était la mère des pauvres, en même temps que leur modèle. Les conseils du Père affermirent la fille dans ces bonnes dispositions. Ce qui la consola le plus, ce fut d'entendre le Bienheureux lui assurer que le temps était proche où les desseins de Dieu sur elle allaient enfin se réaliser. En même temps, le saint fondateur lui adjoignit pour compagne Catherine Brunet, jeune fille qui, sous un extérieur enjoué, cachait les qualités les plus brillantes. Elle avait autrefois fait partie de la pieuse association, nommée la Sagesse, et même avait reçu pour charge de guider la supérieure aveugle. Bientôt le Bienheureux, de plus en plus assuré de sa vocation, lui enverra de La Rochelle la permission de se vêtir du saint habit de la Sagesse.
Chassé du diocèse de Poitiers, Montfort rentra dans le diocèse plus hospitalier de La Rochelle. La croix, sa bien-aimée compagne, l'y suivit. Au milieu de la mission de Mauzé, commencée dans les premiers jours de septembre 1713, un mal violent le saisit et mit ses jours en danger. On conduisit le saint malade à l'hôpital de La Rochelle, où il édifia médecins et infirmes par l'héroïsme de sa vertu. Les opérations les plus cruelles, pratiquées deux fois par jour, ne pouvaient lui arracher de plaintes ni altérer sa sérénité. Aux moments où la douleur était le plus violente, il chantait son cantique, Vive Jésus, vive sa croix, puis il suppliait les médecins de ne pas l'épargner, leur promettant le secours de ses prières.
Le mal ne disparut qu'après deux mois d'atroces souffrances. A peine quelques forces furent-elles revenues, que le zélé missionnaire en profita pour prêcher, à Courçon et à l'hôpital de La Rochelle, les exercices de la préparation à la mort. Au sortir d'une telle maladie, il devait être plein de son sujet. Ses autres travaux à cette époque furent les missions du Vanneau, Saint-Christophe, Vérens, Saint-Médard, le Gué-d'Alléré, Marennes, Nuaillé, Saint-Sauveur, la Jarrie, Croix-Chapeau et l'île d'Oléron. Malheureusement, il ne nous en reste presque aucun détail.
Au mois de juin 1714, Montfort entreprit un grand voyage qui aboutit à Rouen, où demeurait M. Blain. Quel était le but de ce voyage? Bien que les anciens historiens ne nous le disent pas, nous pensons qu'il se rattachait à la grande affaire de la Compagnie de Marie. Montfort voulait enrôler son condisciple dans cette Congrégation. Ce qui nous le prouve, c'est la manière étrange dont M. Blain reçut le pauvre voyageur, épuisé de fatigues. Dès la première entrevue, sans donner au Bienheureux le temps de respirer, il lui fit des reproches, lui posa des objections, et principalement souleva des difficultés à propos de la Compagnie de Marie.
Quoi qu'il en soit, l'homme de Dieu ne pouvait parcourir tant de pays sans travailler à la sanctification des peuples. Des âmes languissantes et infirmes semblaient attendre son passage pour recouvrer la santé. C'est ainsi que la Séguinière eut le bienfait d'une retraite, et Roussay d'une mission. Cette dernière paroisse était en proie à beaucoup de misères morales, principalement à l'ivrognerie, source de tant de désordres. Montfort attaqua ce vice affreux avec une vigueur tout apostolique, et finit pur l'exterminer entièrement, mais ce ne fut pas sans peine. Dans le voisinage de l'église se trouvait un cabaret, rendez-vous favori de tous les buveurs du pays, où le diable semblait s'être cantonné pour braver le missionnaire et troubler le recueillement des fidèles. Un jour, entre autres, pendant que Montfort prêchait, le vacarme redoubla ; les ivrognes hurlaient avec tant de force, que leurs ignobles refrains retentissaient jusque dans la maison de Dieu. C'en était trop. Saintement indigné, le prédicateur interrompt son discours, pénètre dans le cabaret, renverse tout sur son passage, culbute les bancs et les tables ; ensuite, prenant par le bras les buveurs, il les met à la porte. Deux d'entre eux essayent un simulacre de résistance ; en un clin d'œil, ils sont saisis et mis sur la rue, avec menace d'un pire châtiment s'ils osaient revenir. Ils ne se le tirent pas dire deux fois ; de ce moment, les scandaleuses réunions furent entièrement supprimées.
A la cérémonie de la plantation de croix, la foule immense, accourue de toutes parts pour cette cérémonie, fut témoin d'un fait prodigieux. La croix s'élevait majestueusement, au chant des cantiques, quand tout à coup elle tomba sur la multitude entassée dans ce lieu. On s'attendait à trouver des morts et des blessés. Quelles ne furent pas la surprise et la joie de tous de constater qu'on n'avait à déplorer aucun accident sérieux! Une seule personne avait été atteinte, et encore très légèrement. Ce fut une occasion pour le Bienheureux de célébrer sa bonne Mère du ciel, à la protection de laquelle il attribua cette merveilleuse préservation. Il n'avait pas attendu ce moment pour exciter les fidèles à la dévotion de Marie. Déjà, par ses soins, une chapelle abandonnée avait été rendue au culte et consacrée à la Sainte Vierge, sous le titre de Notre-Dame de Pitié.
Poursuivant son voyage, Montfort s'arrêta à Nantes, où il visita les Incurables « ses chers enfants, qu'il portait toujours dans son cœur, » et où il réconforta les Amis de la croix de Saint-Similien.
A Rennes, on lui défendit de prêcher : il profita de ce repos forcé pour faire une retraite fervente. C'est au sortir de ces jours de recueillement qu'il écrivit la magnifique lettre circulaire aux Amis de la croix, si pleine de doctrine et d'onction.
Parti de Rennes le 12 août, le Bienheureux arriva à Avranches, la veille de l'Assomption. L'évêque, à qui il alla de bonne heure le lendemain présenter ses hommages avec ses offres de service, le reçut fort mal et le congédia en lui défendant même de dire la messe. « Le plus grand service que vous puissiez me rendre, lui dit-il, c'est de sortir de mon diocèse, et le plus tôt possible. » Là encore, la calomnie avait précédé le saint voyageur. C'était une bonne croix qui lui arrivait en ce beau jour, il s'en réjouit grandement. Toutefois, le serviteur de Marie eût été dans la désolation de laisser passer la fête de l'Assomption sans célébrer les Saints Mystères. Pour la première fois de sa vie, il loua un cheval, et arriva avant midi à la Ville-Dieu, la première paroisse du diocèse de Coutances. Le curé fit d'abord des difficultés avant de lui permettre de dire la Sainte Messe : puis, touché de sa grande piété, il l'invita à prêcher, ce que Montfort accepta avec empressement. Malgré son séjour si court dans cette paroisse, il réussit à y faire aimer davantage la Vierge Marie, ainsi qu'à y établir la pratique du Rosaire.
A Saint-Lô, un jeune vicaire, nommé M. Le François, qui connaissait Montfort de réputation, vint gracieusement se mettre à sa disposition et lui rendit de nombreux services. Leur première visite fut pour l'hôpital, où le saint missionnaire fit si bonne impression, qu'on lui demanda une retraite pour les pauvres. Mais bientôt la ville entière voulut en profiter. Dès le premier sermon, on regarda le prédicateur comme un homme envoyé de Dieu: on croyait voir un prophète à la parole hardie et inspirée. Sa voix claire, étendue, pénétrante, son geste expressif, l'élévation de ses pensées, le charme et l'originalité de ses expressions, l’onction et la force qui accompagnaient chacune de ses paroles, tout, dans le saint orateur, captivait l'esprit, subjuguait la volonté. On se demandait avec étonnement : « Quel est donc cet étranger qui vient d'arriver dans notre ville, n'ayant qu'un bâton, et qui se fait déjà suivre avec tant d'empressement? »
Ce qui ajoutait de la puissance à l'éloquence de Montfort, c’était sa réputation d'austérité et de science : on le savait couvert d'instruments de pénitence. Le Fr. Nicolas, son compagnon de route, avait été surpris, un jour, frappant ii coups redoublés sur les épaules de son maître. Le bon Frère en gémissait le premier, mais c'était à cette seule condition que le Bienheureux le gardait auprès de lui.
S'il y eut bien des austérités qui échappèrent aux regards de la multitude, la science de Montfort ne put demeurer cachée sous le boisseau. Heureux l'homme que vous instruisez vous-même, ô Seigneur, dit le prophète. Les effets de cette béatitude se manifestèrent une fois de plus dans la personne du saint missionnaire. Chacun pouvait le consulter, non seulement en particulier, mais encore en public, pendant certains exercices ; toujours les objections et les difficultés étaient résolues avec clarté, à la satisfaction de tout le monde. Les prêtres séculiers et réguliers de la ville essayèrent un jour d'embarrasser le Bienheureux. Ils lui posèrent les questions les plus embrouillées, les objections les plus difficiles, lui laissant à peine le temps de respirer après chaque réponse. Cet assaut d'arguments théologiques procura à Montfort un véritable triomphe. Assistants et adversaires étaient frappés d'admiration pour la clarté, la précision, la méthode avec lesquelles il répondait à tout. Calme et tranquille, comme un homme sûr de lui-même, en quelques mots, il jetait la lumière où l'on avait entassé les ténèbres.
Les esprits étaient subjugués; les cœurs se laissèrent prendre. Cette ville de Saint-Lô, où les mœurs étaient autrefois si dissolues, se trouva renouvelée. L'amour des mortifications avait, même chez les jeunes gens, remplacé l'amour des plaisirs.
La mission terminée, le Bienheureux reprit la route de Rouen. Il arriva dans cette ville vers midi, à jeun, après avoir fait six lieues à pied depuis le matin. Son visage était si défait, que M. Blain eut peine à reconnaître en ce visiteur le condisciple d'autrefois. On devine avec quelle joie les deux amis se revirent, après une si longue absence, et s'entretinrent intimement. La conversation roula d'abord sur ce qui avait déterminé le voyage de Montfort : l'affaire de sa Congrégation. Le Bienheureux engagea M. Blain à tout quitter pour se livrer à l'œuvre des missions dans la Compagnie de Marie.
M. Blain, à son tour, fit des objections sur l'austérité de la règle que Montfort voulait donner à ses enfants. Il lui montra la difficulté de recruter des sujets décidés à embrasser un état aussi parfait ; en même temps, il lui reprocha aimablement cette singularité de manières, cause de continuelles humiliations.
A tout cela, le Bienheureux avait une réponse prête. La base qu'il voulait donner à sa Congrégation, c'était l'Évangile. Ne peut-on demander à des prêtres de suivre l'exemple de Jésus et des apôtres? On accusait Montfort de singularités, mais quel saint n'a pas subi quelquefois ce reproche? Le Saint n'est-il pas singulier, par là même qu'il tranche sur la multitude des chrétiens? Montfort était singulier surtout, parce qu'il faisait sans relâche la guerre au monde, aux fausses maximes du monde; parce qu'il bravait le respect humain, et mettait le service de Dieu au-dessus de toute considération terrestre. C'était aussi cette conduite qui avait ameuté le monde contre Jésus et ses apôtres. Le saint missionnaire s'estimait heureux de se trouver en si noble compagnie.
Ainsi tombaient, l'une après l'autre, les accusations dont M. Blain se faisait l'écho. Celui-ci fut parfaitement convaincu de la sainteté de son hôte, qu'il voyait soumis en toutes choses à la direction de l'Esprit-Saint ; néanmoins, il ne put se décider à le suivre. Le Bienheureux lui fit une double prédiction : « Vous serez nommé, lui dit-il, à une cure de Rouen, et après avoir subi bien des croix, vous la quitterez; » prédiction qui se vérifia de point en point. Dans une causerie intime, Montfort parla d'une grâce extraordinaire dont le ciel le favorisait : Jésus et Marie étaient continuellement présents au fond de son âme.
Le saint voyageur ne prit que deux ou trois jours de repos à Rouen. Pour revenir, il s'embarqua sur un bateau appelé la Bouille, véritable arche de Noé, dit M. Blain, où se trouvaient réunies toutes sortes d'animaux. Qu'on se figure -20O personnes grossières, mal élevées, sans religion et sans mœurs pour la plupart, se livrant à des conversations impies ou obscènes. Or, c'est à cette peu attrayante compagnie que l'angélique Montfort demanda de se mettre à genoux, pour réciter le Rosaire en l'honneur de la Reine des vierges. On devine aisément par quels rires, par quelles plaisanteries fut accueillie cette singulière proposition. Montfort ne se découragea point, il fit une seconde tentative, qui obtint le même insuccès. Les ignobles railleries, les cris de fureur et de mépris, qui éclatèrent de toutes parts, auraient dû le convaincre de l'inutilité de ses efforts. Mais notre Bienheureux était un de ces hommes de foi, qui, comptant sur le secours d'en haut, espèrent contre toute espérance. Jésus et Marie, dont il invoqua les saints noms, vinrent visiblement à son aide. A la troisième sommation, tous les passagers se laissèrent persuader ; ils récitèrent en entier le saint Rosaire, puis écoutèrent en silence les instructions, que leur fit, jusqu'au débarquement, leur pieux compagnon.
Le saint prêtre poursuivit son voyage, édifiant continuellement les peuples par ses paroles et ses exemples. On veut savoir son nom : « Je suis, dit-il, un pauvre prêtre qui court par le monde, en espérant de gagner quelque pauvre âme par mes sueurs et mes travaux, avec le secours de mon bon Maître. » On le voit toujours absorbé en la sainte présence de Dieu, la tète découverte, les yeux fixés sur son crucifix. Parfois l'action de la grâce est si vive sur son âme, qu'il se prosterne la face contre terre pour adorer les perfections divines.
Aux approches de Nantes, le Fr. Nicolas s'arrêta, épuisé de fatigues. Son charitable maître voulut le porter sur ses épaules ; ne pouvant l'y faire consentir, il le prit par le bras et le soutint ainsi l'espace de trois lieues. Comme la route était très fréquentée, le pauvre Frère était tout honteux. « Mon Père, que dira tout ce monde? demandait-il. — Mon cher fils, répondait le Bienheureux, que dira notre bon Jésus qui nous voit ? »
Lors de la destruction du Calvaire de Pontchâteau, les statues, qui devaient prendre place sur ce monument, avaient été déposées provisoirement dans une maison de la paroisse ; sans prendre de repos. Montfort alla en hâte les chercher. Ce ne fut qu'au prix d'incroyables fatigues qu'il put les faire amener à Nantes, où elles furent placées dans la chapelle des Incurables, en attendant la prochaine restauration du Calvaire.
Avant de reprendre le cours de ses travaux apostoliques, le Bienheureux fit un dernier voyage à Rennes, dans le dessein de dire adieu à ses amis. Lors de son récent passage dans cette ville, il avait lié connaissance avec M. Dorville, subdélégué de l'intendant de Bretagne. A peine ce digne chrétien eut-il revu son saint ami, qu'il lui demanda assistance pour remédier à un grave désordre. Tous les soirs, la place contiguë à son hôtel devenait le rendez-vous d'une jeunesse libertine et le théâtre d'affreuses misères. Le moyen de détruire cet abus fut bientôt trouvé. Marie, la Vierge très pure, se présenta tout de suite à la pensée de son bienheureux panégyriste ; il proposa de l'établir gardienne de ces lieux, où trop longtemps Satan avait régné. Une niche bien ornée fut placée sur la façade de la maison, et reçut une statue de la Mère de Dieu. M. et Mme Dorville prirent l'habitude de réciter le Rosaire chaque soir devant l'image de Marie. Bientôt une foule nombreuse vint s'associer à leur pieux exercice. La dame proposait les mystères, pendant que M. Dorville, un fouet à la main, faisait la police et chassait tous les mauvais drôles qui osaient s'aventurer sur la place. La victoire demeura ainsi à Dieu et à la morale chrétienne, par l'entremise de Marie et de son grand serviteur.
Les paroles et les exemples de l'homme de Dieu avaient fait sur M. Dorville la plus salutaire impression et contribué puissamment à l'affermir dans le bien. Le cœur de ce noble chrétien avait surtout puisé, dans ce saint commerce, un amour ardent pour la croix. Aussi, le dernier geste de Montfort à son disciple, en le quittant, fut un signe de croix, son dernier adieu fut cette étrange parole, trois fois répétée : Monsieur, je vous souhaite beaucoup de croix. Dieu exauça vite le souhait de son serviteur, M. Dorville, partageant le calice d'amertume de son divin Maître, fut accablé d'ennuis et de douleurs. Heureusement il avait appris le secret de porter vaillamment sa croix. Dans le saint esclavage de Jésus en Marie, où Montfort enrôlait ses amis. M. Dorville trouva une source intarissable de grâces ; si, comme son saint directeur, il fut, à cause de cette consécration même, plus persécuté du monde et du démon, son cœur sut toujours puiser, au Cœur de sa divine Mère et Maîtresse, la force au milieu des combats, la sérénité dans les épreuves.
Pour notre Bienheureux, qui s'attendait, en retournant à La Rochelle, à retrouver sa croix bien-aimée sur son passage, il fut complètement déçu dans son espérance. On n'eut pour lui cette fois que des marques de sympathie, de vénération. Les paysans quittaient leurs travaux, les gentilshommes descendaient de cheval, pour venir se jeter à ses pieds et recevoir sa bénédiction. On voyait même des gens passer une partie de la nuit, auprès de la maison où reposait leur cher missionnaire, afin de pouvoir lui dire adieu le lendemain, et l'accompagner sur la route. Ce fut au milieu de ces témoignages respectueux que le Bienheureux arriva à La Rochelle, en novembre 17I4, après une absence de six mois.

 

CHAPITRE XIII
 
ÉCOLES CHARITABLES DE LA ROCHELLE — INSTALLATION DES FILLES DE LA SAGESSE A LA ROCHELLE — DERNIERS TRA­VAUX DU BIENHEUREUX — VOCATION DE MM. MULOT ET VATEL — LEUR FORMATION A LA VIE APOSTOLIQUE
 
 
Pauvres, tressaillez d'allégresse,
Vivez contents, soyez en paix;
Vous vous amassez des richesses
Qu'on ne vous ravira jamais.
Voyez tomber à votre droite
Dix mille riches dans les feux ;
Suivez pieds nus la voie étroite,
C'est par elle qu'on monte aux cieux.
 
Toute sa vie, le bienheureux de Montfort avait eu une prédilection pour les enfants. Un de ses principaux soins dans les missions, rapporte Clorivière, était de pourvoir les écoles de bons maîtres et de bonnes maîtresses; sa foi voyait dans les écoles les pépinières de l'Eglise, où l'enfance bien cultivée devenait propre à porter des fruits pour l'avenir.
A La Rochelle, le besoin de ces écoles se luisait vivement sentir. Errant sans surveillance à travers les rues de la ville, les pauvres enfants se livraient à mille désordres; ils étaient surtout exposés à tomber entre les mains des protestants, toujours à l'affût pour surprendre les âmes et les faire périr. Montfort, dont le grand cœur s'ouvrait à toutes les infortunes, résolut de porter remède à tout ce mal, en élevant des écoles. L'entreprise, sans doute, était hérissée de difficultés ; mais quelle œuvre de Dieu n'a pas les siennes? Le Bienheureux le savait mieux que tout autre ; il savait aussi que rien ne peut arrêter un homme qui se défie de lui-même et ne compte que sur Dieu.
Monseigneur l’évêque, non seulement approuva le projet, mais promit de faire tous les frais des établissements. Il s'engagea même à subvenir aux besoins des maîtres el des maîtresses, car il tenait essentiellement à ce que les classes fussent gratuites, afin d'ôter aux parents tout prétexte de refuser l'instruction à leurs enfants. Sous un tel patronage, l'œuvre avança rapidement. Bientôt la maison des garçons fut en état de recevoir ses élèves. La maison des filles rencontra plus de difficultés et ne fut prête que plus tard.
Restait maintenant à pourvoir ces écoles de bons maîtres el de bonnes maîtresses. Ordinairement le saint prêtre faisait choix, pour cette importante l'onction, de pieux laïques qui s'étaient fait remarquer par leurs talents et leurs vertus. Afin de rehausser leur prestige, et de leur faire porter plus de respect, il voulait, dit Grandet, que les hommes eussent un habit noir, au moins une soutanelle, et que les femmes fussent revêtues d'une grande cape qui les enveloppât de la tète aux pieds.
Au rapport de Clorivière, parmi le grand nombre de ceux qui étaient sous sa conduite. Montfort trouva facilement des hommes capables d'instruire les petits garçons et de les porter à la vertu. La mission qu'il leur confiait avait son mérite, exigeait un grand dévouement ; mais on a vu, par la suite de cette histoire, que le Bienheureux missionnaire avait le don de communiquer aux autres la flamme de charité, dont son cœur était embrasé. Ces bons laïques acceptèrent avec bonheur le poste qui leur était confié. Comptant sur la promesse faite par Mgr de Champflour de subvenir à leurs besoins, ils consentirent à ne recevoir aucune rétribution des familles, et à attendre pour le ciel la récompense de leurs travaux.
Quant aux maîtresses qui furent placées à la tête des écoles des filles, ce ne sont plus seulement des personnes du monde (les historiens nous le font bien remarquer), ce sont de vraies religieuses que Montfort a lui-même formées dans ce but, et qui s'appellent Filles de la Sagesse. L'évêque de La Rochelle avait manifesté la plus grande joie en apprenant l'existence de cette nouvelle Congrégation. Il insista vivement auprès du saint fondateur pour que Marie-Louise de Jésus vint à La Rochelle. Mais, par suite de nombreux obstacles, l'installation des Filles de la Sagesse dans cette ville fut retardée jusqu'à l'année 1716.
Montfort était avant tout missionnaire; aussi le vit-on bientôt reprendre ses courses apostoliques. Beaucoup de paroisses réclamaient sa venue, il préféra se rendre dans une paroisse qui ne le demandait pas. Fauras était bien digne d'exciter la pitié du saint prêtre. L'église, toute délabrée, offrait l'image d'une complète désolation; la sacristie ne contenait plus d'ornements sacrés. Les âmes étaient à l'avenant. A l'ignorance de la religion s'ajoutaient les vices les plus grossiers, l'égoïsme le plus abject. Pour tout logis, le Bienheureux et ses missionnaires ne purent trouver qu'un misérable galetas, où la neige pénétrait ; ils furent forcés d'emprunter de l'argent, afin de se procurer de la nourriture. On voit que les habitants de Fauras étaient peu disposés à recevoir le bienfait de la mission. Mais bientôt, la grâce triompha de ces cours durs et farouches. Les mortifications, les prières, l'éloquence, surtout la bonté de Montfort, finirent par les gagner. Ce pauvre peuple, peu habitué à tant de dévouement, à tant de charité, accourut à l'église pour entendre parler de Dieu. Les conversions se succédèrent; peu à peu. la paroisse fut entièrement transformée. L'église, à son tour, bénéficia de la mission. Les néophytes se portèrent avec empressement à sa restauration; la sacristie fut pourvue d'ornements, Jésus et Marie étaient désormais les maîtres de Fauras.
L'île d'Aix eut ensuite le bonheur de posséder le saint missionnaire pendant quinze jours. Ce temps fut bien employé à la gloire de Dieu ; personne ne résista à la grande grâce de la mission. Ce qu'il y eut de plus remarquable, ce fut la passion de la pénitence que Montfort sut inspirer aux bons insulaires. Les soldats eux-mêmes s'armaient de rudes disciplines : ils se cachaient derrière l'église, pour se livrer sur leur corps à de sanglantes flagellations.
De là, nous voyons le Bienheureux se rendre à Saint-Laurent-de-la-Prée, qu'il évangélisa en même temps qu'une paroisse voisine. Deux abus criants régnaient alors dans ces paroisses. En certains temps de l'année, l'église était transformée en grange, et le cimetière en pâturage. On se ligure avec quel zèle le saint missionnaire s'éleva contre ces profanations. Dieu bénit ses efforts. La maison du Seigneur et la cité des morts reçurent désormais le respect qui leur était dû.
La mission finie, Montfort accourut à La Rochelle, où l'attirait la grande œuvre qu'il avait fondée. Il constata avec satisfaction que l'école des garçons prospérait admirablement. Toute la ville bénissait Dieu d'un établissement si utile. On ne se lassait pas d'admirer la bonne conduite de ces chers enfants qui, après avoir été un fléau public, étaient devenus un véritable sujet d'édification. Heureux du résultat obtenu, le saint prêtre stimula les ouvriers qui travaillaient à l'école des filles et mit lui-même la main à l'œuvre.
Mais il ne pouvait vivre sans prêcher. Le 2 février, jour de la Purification, il célébra, dans l'église des Dominicains, les grandeurs de sa bonne Mère et Maîtresse. Pendant qu'avec une ardeur toute séraphique, il traitait ce sujet si doux à son cœur, voilà que tout à coup son visage amaigri devint lumineux et fut entouré d'une auréole de gloire. Les assistants ne reconnaissaient plus le saint prédicateur qu'au son de la voix. Ainsi Marie avait voulu glorifier, dès cette vie, ce bon serviteur qui avait tant travaillé et souffert pour elle. En ce jour où l'on célébrait la Chandeleur, la fête des lumières, la Vierge bénie faisait rejaillir, sur le front du pauvre prêtre si méprisé, la clarté dont elle-même est entourée comme d'un vêtement. Elle le présentait au peuple chrétien comme une lumière pour la révélation des nations. Lumen ad revelationem gentium, comme un fidèle ministre de Dieu, éclairant les âmes de la sainte vérité. C'est ce que comprirent les heureux témoins de cette scène. Ils furent si profondément touchés, que, la grand'messe finie, ils restèrent tous à la messe du grand favori de Jésus et de Marie. Son autorité et son influence allèrent dès lors en grandissant. On venait en foule le consulter, tant sur les affaires temporelles que sur les choses spirituelles ; tous ceux qui avaient le bonheur de le voir de près, s'en retournaient édifiés et charmés.
Une retraite, que le Bienheureux donna dans l'église des Sœurs de la Providence, marque un point important dans sa vie : la réception d'un prêtre dans sa Congrégation. Jusque-là, la Compagnie de Marie, qui comptait déjà plusieurs Frères coadjuteurs, ne possédait pas d'autre prêtre que son fondateur. L'heure est venue pour la Providence de montrer à Montfort que ses prières et ses mortifications n'ont pas été stériles. Le nouveau prêtre se nommait M. Vatel, Élève au Séminaire du Saint-Esprit, il y avait connu notre Bienheureux, et, pendant quelque temps, avait eu l'intention de s'attacher à lui; mais, depuis, il avait renoncé à son dessein, se croyant appelé par Dieu à travailler dans les missions étrangères.
Pendant que M. Vatel se trouvait à La Rochelle, se disposant à s'embarquer, on lui apprit que Montfort prêchait une retraite dans l'église de la Providence. Aussitôt le jeune prêtre y courut, et arriva au moment du sermon. Au lieu de se livrer à l'action de la grâce, il se mit à étudier le mérite oratoire du saint prédicateur et trouva même qu'on l'avait un peu surfait, quand tout à coup le Bienheureux s'interrompit pour dire : « Il y a quelqu'un qui me résiste, je sens que la parole me revient ; mais il ne m'échappera pas. » Vivement ému de ces paroles qui semblaient le viser, M. Vatel se hâta, le sermon fini, d'aller trouver Montfort. Celui-ci lisait une lettre. Levant alors les yeux sur le nouveau venu, il lui dit sans plus de préambule : « Bon, voilà un prêtre qui me manque de parole, le bon Dieu m'en envoie un autre. Il faut, Monsieur, que vous veniez avec moi, nous travaillerons ensemble. » M. Vatel eut beau faire des objections, alléguer des raisons diverses, Montfort, inflexible, ne voulut rien entendre. Mgr de Champflour, consulté sur cette question, engagea de toutes ses forces le jeune prêtre à s'adjoindre au saint missionnaire. Aller contre cette décision, contre cet ensemble d'événements, c'eût été résister à la Providence. M. Vatel le comprit ; il résolut donc de demeurer avec Montfort. A peine eut-il donné son consentement, que son cœur ressentit une paix, une suavité inexprimables.
Ses débuts dans le ministère apostolique furent pleins de consolations. Il vit Taugon-la-Ronde accueillir le Bienheureux comme un ange de Dieu, recevoir ses paroles comme des oracles, connue des ordres du ciel. Le bien opéré fut immense. Pour conserver les fruits de la mission, Montfort établit deux associations, qu'il établira également à Fontenay-le-Comte, à Saint-Pompain, à Saint-Laurent-sur-Sèvre : l'une de Pénitents blancs, qui faisaient profession de pénitence et de piété, l'autre de Vierges, qui avaient pour but principal d'imiter la Reine des vierges, et qui faisaient vœu de chasteté pour un an. Ces pieuses filles, au nombre de quarante, s'habillaient de blanc aux principales fêtes de Marie ; elles se tenaient à l'église dans la chapelle du Rosaire, qui leur était réservée.
Au milieu de tant de travaux, le saint fondateur pensait à ses chères Filles de la Sagesse. Dès les premiers jours de la mission de Taugon, il leur avait envoyé le Fr. Jean pour hâter leur départ. La Sœur Marie-Louise de Jésus eut à vaincre bien des obstacles de la part d'une foule de personnages, notamment de sa mère et des administrateurs ; mais, encouragée par son Père spirituel et par Catherine Brunei, plus forte au dernier moment, elle dit adieu à son pays, à sa famille, à ses pauvres, pour suivre la voie tracée par la Providence. L'établissement de La Rochelle devait être fondé sur la souffrance et la pauvreté. Rien n'était prêt pour recevoir les deux religieuses à leur arrivée. Pas de maison, pas de ressources. Elles durent s'estimer heureuses de trouver pendant un mois un asile chez une pauvre femme, qui ne put leur fournir que le strict nécessaire.
Une lettre de leur Bienheureux Père vint à propos les consoler et les fortifier. Lui-même, aussitôt après sa mission, accourut à La Rochelle, désireux de voir et de bénir la Communauté naissante. Les deux Sœurs l'attendaient au Petit-Plessis, maison de campagne située à un kilomètre de la ville. « C'est vous, dit-il à Marie-Louise, que Dieu a choisie pour être à la tête de la petite Communauté qui ne l'ait encore que de naître … Il faut avoir beaucoup de fermeté, mais la douceur doit l'emporter sur tout le reste … Voyez, ma fille, voyez cette poule qui a sous ses ailes ses petits poussins ; avec quelle attention elle en prend soin ! Avec quelle bonté elle les affectionne! Eh bien! c'est ainsi que vous devez faire et vous comporter avec toutes les filles dont vous allez désormais être la mère. »
Du Petit-Plessis, Montfort conduisit les deux religieuses à son ermitage de Saint-Eloi ; chemin faisant, il rappela à Marie-Louise la prédiction faite dix ans auparavant et qui se trouvait enfin réalisée. « Ma fille, vous souvenez-vous qu'étant à Poitiers, lorsque je quittai l'hôpital, vous laissant entre les bras de la divine Providence, dans l'embarras du gouvernement de cette maison, seule, sans secours, sans appui, vous me témoignâtes votre peine, croyant voir écrouler par là tout l'établissement des Filles de la Sagesse? Je vous dis à cette occasion que, quand il n'y aurait de Filles de la Sagesse que dans dix ans, la volonté de Dieu serait remplie et ses desseins accomplis. Eh bien ! comptez; vous verrez qu'il y a actuellement dix ans que je vous le disais. »
Comme Marie-Louise manifestait son regret d'avoir abandonné l'hôpital de Poitiers, où elle faisait tant de bien : « Consolez-vous, ma fille, lui dit le Bienheureux, tout n'est pas perdu pour cet hôpital, on vous y redemandera ; vous y retournerez et vous y demeurerez. » Cette prophétie demeura gravée dans la mémoire de la pieuse supérieure, qui eut le bonheur d'en voir l'accomplissement.
Le lendemain de cette entrevue, le saint prêtre partit pour Saint-Amand-sur-Sèvre, où il voulait ouvrir une mission le Vendredi-Saint. Ces rudes travaux, continués sans trêve ni relâche, épuisèrent ses forces. Déjà il entendait cette réponse de la mort dont parle saint Paul. Ce n'était plus le robuste missionnaire d'autrefois : pâle, amaigri, défait, il s'avançait rapidement vers le terme, où aboutit fatalement toute vie humaine. Mais, à mesure que la mort approche, Dieu se plaît à manifester la sainteté de son bon et fidèle serviteur. Montfort récite un Évangile sur les malades et ils sont guéris. Parlant en plein air à une immense multitude, il se fait entendre même de ceux qui sont hors de la portée de sa voix. Son autorité, son ascendant sur les peuples sont si grands, qu'on ne peut rien lui refuser. A peine parle-t-il, que les hommes viennent se mettre à sa disposition pour exécuter les plus pénibles travaux.
Après quelques jours de repos à la Séguinière, auprès de Notre-Dame de Toute Patience, le Bienheureux donna une mission à Mervent. L'église était dans un état si pitoyable, qu'il ne put s'empêcher de pleurer en y entrant. Mais bientôt, éclairés par le saint missionnaire, les paroissiens comprirent leur faute de laisser, dans un tel délabrement, la maison sacrée, où habitait leur bon Sauveur. En même temps qu'ils purifiaient et embellissaient leurs âmes, ils tinrent à honneur de réparer leur église pour la rendre moins indigne de son Hôte divin.
La solitude possède un charme secret qui attire tous les saints. Montfort, qui l'avait toujours aimée, se sentait encore plus porté vers elle, depuis qu'il sentait sa fin prochaine. Pour méditer à son aise sur les années éternelles, pour se préparer à paraître devant son Juge, il se retira dans la forêt de Mervent ; là, il se choisit pour demeure une grotte placée entre deux collines, au bord d'une petite rivière. Grâce au concours actif des habitants de la contrée, le nouvel ermitage fut bientôt prêt. Qui nous dira les merveilles de grâce dont cette modeste grotte fut le théâtre! Quels doux entretiens entre Montfort et Jésus Crucifié, entre le serviteur de Marie et sa sainte Maîtresse !
Toutefois, si grandes que fussent au cœur du Bienheureux les douceurs du commerce divin, il dut s'y arracher pour travailler au salut des âmes. L'œuvre de la Sagesse l'appelait à La Rochelle. Avant de descendre dans la tombe, le pieux fondateur voulait donner à ses Filles une règle, qui maintiendrait leur Congrégation dans la ferveur, qui la ferait vivre de sa vie propre. Dans ce but, il se retira dans l'ermitage de Saint-Eloi ; là, travaillant sous l'œil de Dieu, puisant des lumières dans le Cœur de celui qui s'est appelé la Vérité, priant continuellement Notre-Dame de la Sagesse, il composa ces règles admirables, dont un saint et savant religieux a dit : Quiconque les gardera sera un ange. Marie-Louise de Jésus accepta avec respect et reconnaissance ce don qu'elle regardait comme un présent du ciel. Le Bienheureux lui dit : « Recevez, ma fille, cette règle; observez-la et faites-la observer à celles qui seront sous vos ordres. »
Comme un père aime à voir ses enfants, à constater leurs progrès dans la science et la vertu, ainsi Montfort s'intéressait à la conduite de ses Filles, multipliant ses visites, leur prodiguant ses encouragements et ses conseils. Son bonheur fut grand de les voir prospérer, d'entendre partout leur éloge. Un jour, des petites filles, qui passaient auprès de lui, se disaient entre elles : « Nous allons à l'école chez les Filles de la Sagesse. » Cette parole le ravit. « Quel beau nom! disait-il à ses religieuses ; quelle gloire pour vous, si vous avez soin d'en remplir la signification! » Une autre fois, leur parlant de Dieu, le saint prêtre s'arrêta tout à coup, comme en extase; puis il reprit son discours, disant d'un ton inspiré : « O mes Filles, que Dieu m'a fait connaître à l'instant de grandes choses! je vois, mes chères Filles, dans les secrets de Dieu, une pépinière de Filles de la Sagesse. » Ces paroles prophétiques furent comme les derniers adieux de Montfort à ses religieuses. Les enfants et le père ne devaient plus se revoir en ce monde.
Toujours infatigable, l'homme de Dieu commença une mission à Fontenay-le-Cointe, le 25 août 1715. On avait tant répandu de calomnies sur son compte, que, contre son habitude, il crut devoir faire son apologie à l'ouverture des exercices. Bientôt toutes les sympathies lui furent acquises. Comme l'église se trouvait trop petite, la mission fut d'abord prêchée aux femmes. Tout allait admirablement, Dieu bénissait visiblement les travaux de son serviteur, quand le démon, jaloux, vint semer la discorde dans les âmes. Les soldats de la garnison, sur le point de quitter Fontenay, avaient obtenu la faveur de suivre la mission des femmes. Leur empressement à assister aux exercices, leur recueillement, leur ferveur édifiaient toute la ville. Un soir, leur commandant, M. du Ménis, vint lui aussi à l'église : mais, loin d'imiter la modestie et la piété de ses soldats, il entra son chapeau sur la tête, puis se plaça auprès du bénitier dans une position peu décente. Comment notre Bienheureux, dévoré de zèle pour la maison du Seigneur, aurait-il pu tolérer ce sans-gêne ? Il va droit au malencontreux personnage, essaye, par des paroles douces et fermes, de le rappeler aux convenances. Peine perdue. L'officier, blessé dans son amour-propre, est saisi d'une violente colère. Le blasphème à la bouche, il se jette sur Montfort, le serre à la gorge à l'étouffer, l'accable de mauvais traitements. Soudain, les femmes terrifiées voient une épée briller au-dessus de Montfort. C'en était fait de leur missionnaire, si surmontant alors leur timidité naturelle, elles n'étaient accourues pour le délivrer. On comprend que le Bienheureux fut enchanté de la bonne croix qu'il venait de recevoir. Toutefois, son cœur éprouva une véritable douleur de voir l'œuvre de Dieu compromise. Les soldats, en effet, prenant le parti de leur chef, ne vinrent plus aux exercices de la mission ; d'admirateurs de Montfort, ils étaient devenus ses ennemis acharnés. Heureusement, les autres habitants de Fontenay consolèrent le Bienheureux de cette triste défection. Là, comme partout, la croix, aimant divin, sut attirer les bénédictions du ciel.
Les travaux terminés, le saint missionnaire prit quelques jours de repos à l'ermitage de Mervent, puis revint à Fontenay donner une retraite dans l'église des religieuses de Notre-Dame. Pendant qu'il édifiait ces pieuses filles, toutes dévouées au culte de Marie, cette bonne Mère lui envoya un compagnon d'apostolat. C'était M. Mulot, vicaire à Soullans, celui-là même qui devait succéder à Montfort dans le gouvernement de sa Compagnie. Des infirmités précoces l'avaient contraint à prendre du repos chez son frère, curé de Saint-Pompain. Les merveilles, qu'on racontait du Bienheureux, avaient inspiré à ce jeune prêtre un vif désir de le voir. Aussi fit-il toutes sortes d'instances auprès de son frère pour obtenir que l’homme de Dieu prêchât une mission à Saint-Pompain. La réponse favorable obtenue, il ne voulut céder à aucun autre le soin de faire l'invitation.
Montfort accueillit avec bonté son visiteur, l'invita à dîner, et, tout le temps du repas, le charma par son exquise politesse, par sa douce amabilité. M. Mulot exposa le motif de sa venue, mais tout d'abord, malgré son éloquence, il ne put rien obtenir. Déçu dans ses espérances, il se préparait à retourner à Saint-Pompain, quand le Bienheureux, le regardant fixement, lui dit d'un ton ferme : « Si vous voulez me suivre et travailler avec moi le reste de vos jours, j'irai chez votre frère, autrement non. » M. Mulot allégua modestement ses infirmités, qui lui rendaient tout travail impossible. « N'importe, Monsieur, répliqua Montfort, toutes ces infirmités ne m'empêcheront pas de vous dire, comme Notre-Seigneur à saint Matthieu : Suivez-moi. Sa volonté est que vous me suiviez ; tous vos maux s'évanouiront lorsque vous aurez commencé à travailler au salut des âmes ; il faut faire un coup d'essai à la mission que je vais donner à Vouvant. Si vous y consentez, je consens moi-même à aller à Saint-Pompain. » Cet étrange contrat fut conclu séance tenante. M. Mulot n'eut pas plus tôt repris les fonctions du ministère, qu'il sentit son mal le quitter et ses forces renaître.
Montfort témoigna jusqu'à la mort une grande affection à son nouveau disciple ; il le choisit pour son confesseur et voulut être assisté par lui au moment suprême. « Ce fut aussi sur lui, dit le P. Besnard, que Montfort jeta les yeux pour le mettre à la tête de sa Compagnie de missionnaires : glorieuse et pénible charge, qu'il a remplie pendant plus de trente ans, et dans l'exercice de laquelle il a terminé sa vie. Il mourut, comme son Père, pendant une mission, à Questembert, diocèse de Vannes, le 12 mai 1749. Il avait donné plus de 220 missions. »
La première mission, à laquelle travailla M. Mulot, n'était pas faite pour lui donner le goût du ministère apostolique. Vouvant était une triste paroisse, en proie à d'affreux désordres; elle ne fit que justifier sa mauvaise réputation, en repoussant la grâce que les missionnaires lui apportaient au nom de Dieu. En vain Montfort employa-t-il tour à tour les moyens que lui suggérait son zèle, en vain essaya-t-il de gagner ces cœurs durs par la douceur, ou de les effrayer par les menaces de la colère divine ; le seul résultat fut de les irriter. Les ingrats payèrent par des injures, par de mauvais traitements, la charité du saint missionnaire.
La paroisse de Saint-Pompain dédommagea amplement les ouvriers évangéliques de leur insuccès de Vouvant. Donnant l'exemple d'une conversion sincère, le fermier général du seigneur déposa la haine déjà ancienne, qu'il nourrissait contre son curé, et se réconcilia avec lui. Le curé lui-même trouva, dans la grâce de la mission et dans le commerce intime qu'il entretint avec l'homme de Dieu, la résolution et la force de mener une vie plus intérieure, plus unie à Jésus-Christ. Dès lors, ses paroissiens eurent en lui le modèle des pasteurs, uniquement soucieux de sa perfection et du salut des âmes. Saint-Pompain fut entièrement renouvelé. L'ivrognerie et la débauche disparurent chez les hommes; les jeunes filles reprirent la modestie et la piété qui conviennent si bien à leur sexe. Les danses publiques, les foires, les assemblées du dimanche, furent abolies ; les heureux convertis, abandonnant les plaisirs mondains, se portèrent avec empressement à célébrer les fêtes de l'Église. La mission de Saint-Pompain, commencée vers la mi-décembre 1715, se termina à la fin de janvier 1716 par une procession qui escorta le Bienheureux jusqu'à Villiers-en-Plaine.
Cette dernière paroisse donna au saint missionnaire de grandes consolations. Il est vrai que le seigneur et la dame du lieu, M. et Mme d'Orion, donnèrent l'exemple à leurs administrés. A cause des bruits singuliers qui couraient sur Montfort, la dame avait d'abord hésité à suivre la mission ; mais, craignant de scandaliser le peuple, elle alla à l'église plutôt par curiosité que par piété, avec l'intention d'examiner avec soin ce qu'elle appelait « les mômeries du missionnaire, pour en rire dans la suite. » Sa belle-mère avait donné l'hospitalité aux ouvriers évangéliques pour tout le temps de leur séjour à Villiers. Mme d'Orion put donc étudier le Bienheureux de près et à loisir. Comme il ressemblait peu au portrait tracé par la haine! Était-ce donc là ce prêtre si décrié? On l'avait dépeint comme un homme ridicule, extravagant, indiscret ; elle voyait un prêtre d'une rare modestie, d'une exquise politesse, d'un bon sens remarquable, plein de respect pour les grands, de bienveillance pour les petits. Loin d'être un censeur impitoyable pour les moindres fautes, il lui apparaissait comme un bon père, indulgent aux faiblesses d'autrui, toujours souriant, toujours affable, même dans les réprimandes qu'il se croyait obligé de lui faire. En vraie fille d'Eve, la bonne dame trouva le moyen de pénétrer dans la chambre du Bienheureux, pendant son absence, et découvrit ses instruments de pénitence. Au mépris succéda bientôt une véritable admiration.
Dieu lui-même se plut à manifester la sainteté de son serviteur. Un jour, Montfort fut ravi en extase; on le vit, les bras en croix, suspendu de deux pieds au-dessus de la terre. Une autre fois, lisant dans l'avenir, il annonça l'époque de sa mort : « Je mourrai, dit-il, avant que l'année soit finie. »

 

CHAPITRE XIV
 
 
PÈLERINAGE DES PÉNITENTS DE SAINT-POMPAIN A NOTRE-DAME DES ARDILLIERS — DERNIER PÈLERINAGE DU BIENHEUREUX AU MÊME SANCTUAIRE   — MISSION  DE SAINT-LAURENT-SUR-SEVRE — MORT DU BIENHEUREUX
 
Je n'aime que Jésus,
Je n'aime que Marie,
Qu'on ne me parle plus
D'autre amour dans la vie.
L'amour !
Jésus est mon amour
La nuit et le jour.
Marie est mon amour
La nuit et le jour.
 
Sachant que ses heures sont comptées, le Bienheureux veut faire un dernier effort en faveur de sa Compagnie de missionnaires, dont la pensée ne le quitte plus. Cette Congrégation qui doit le remplacer et continuer ses travaux apostoliques, il faut qu'elle soit nombreuse autant que fervente, pour suffire aux besoins pressants des peuples. Quelles brûlantes prières partirent du cœur de Montfort et montèrent vers le ciel! On croit entendre l'écho de ces ardentes supplications, dans la belle prière qu'il a composée pour demander à Dieu des missionnaires, « Da Matri tuæ liberos. Donnez des enfants, des serviteurs à votre Mère, autrement que je meure ! C'est pour votre Mère que je vous prie … Qu'est-ce que je vous demande? Rien en ma faveur, tout pour votre gloire … Qu'est-ce que je vous demande? Des prêtres libres de votre liberté, détachés de tout … Des esclaves de votre amour et de votre volonté, des âmes élevées de la terre et pleines de la rosée céleste, des gens toujours à votre main, des gens toujours prêts à courir et à tout souffrir avec vous et pour vous … Ah! Seigneur, congrega nos de nationibus, assemblez-nous, unissez-nous, afin qu'on en rende toute la gloire à votre Nom saint et puissant. »
C'est un spectacle touchant de voir le bienheureux fondateur faire ainsi violence au ciel, pour assurer le développement et la ferveur de sa Compagnie. Mais ses prières et ses mortifications personnelles ne suffisent plus. Le voilà qui communique son ardeur et son zèle à de pieux fidèles, à qui il a fait comprendre l'importance de son œuvre. Les trente-trois Pénitents de Saint-Pompain furent envoyés, sous la conduite des PP. Mulot et Vatel, au sanctuaire de Notre-Dame des Ardilliers, « dans le seul but de demander à Marie de bons missionnaires, qui marchent sur les traces des apôtres. » Les sages règlements, que leur avait donnés le bon Père, furent fidèlement observés. Les dévots pèlerins firent leur voyage à pied, un chapelet à la main, un crucifix sur la poitrine. Tantôt ils gardaient un religieux silence, tantôt ils récitaient le Rosaire ou chantaient des cantiques. Les populations, qui les voyaient passer, étaient profondément édifiées de tant de modestie, de recueillement et de piété.
En arrivant à Saumur, les pénitents ôtèrent leurs chaussures ; puis s'avancèrent, deux à deux, vers la chapelle de Marie. Leurs cœurs tressaillirent d'allégresse à la vue de l'image bénie de Notre-Dame, devant laquelle Montfort avait tant de fois prié! Avec quelle confiance, à genoux sur les dalles du sanctuaire, ils supplièrent la Mère de Douleurs d'exaucer enfin les désirs de son missionnaire! Nul doute que ces prières n'aient été écoutées de Celle qu'on n'invoque jamais en vain.
Le Bienheureux en avait l'intime confiance. Ce fut donc autant pour remercier sa bonne Mère que pour lui demander de nouvelles faveurs, au sujet de sa Compagnie, qu'il fit lui-même le pèlerinage des Ardilliers. C'était la dernière fois que la sainte chapelle voyait le serviteur de Marie. Qu'ils furent touchants les adieux de Montfort à sa grande Maîtresse ! Avec quelle éloquence, il la conjura de prendre en main la cause de celle Congrégation, qui avait l'honneur de se nommer Compagnie de Marie!
C'était, en définitive, dans l'intérêt de cette divine Mère qu'il priait. Car, que demandait-il? « De vrais enfants de Marie, engendrés et conçus par sa charité, portés dans son sein, nourris tic son lait, élevés par ses soins, soutenus de ses bras et enrichis de ses grâces. De vrais serviteurs de la Sainte Vierge, qui, comme autant de saints Dominiques, iraient partout, le flambeau luisant et brûlant du saint Evangile dans la bouche, et le saint Rosaire à la main, aboyer comme des chiens fidèles contre les loups, qui ne veulent que déchirer le troupeau de Jésus-Christ ; brûler comme des feux, et éclairer les ténèbres du monde comme des soleils. »
Ce doit être un sujet d'espérance et une consolation pour les fils de Montfort, de se rappeler tout ce qu'a fait pour eux leur Bienheureux l'ère, ses travaux, ses prières, ses sacrifices. Une œuvre qui a eu une telle origine, qui a été l'objet de tant de sollicitude, ne peut que vivre et prospérer.
Après avoir satisfait sa dévotion, le saint prêtre commença, le 1er  avril 1716, à Saint-Laurent-sur-Sèvre, une mission qu'il ne devait point terminer. Du pauvre galetas qui lui servait de logement, il écrivit aux Filles de la Sagesse une lettre, qui est pour elles comme son testament. On l'y voit fidèle jusqu'à la fin à sa chère croix, recommandant à ses religieuses de s'y attacher, car c'est dans ce signe de contradiction que se trouve la vraie sagesse.
Les paroissiens de Saint-Laurent furent les heureux témoins de ce grand amour de Montfort pour la croix, durant cette suprême mission. Le jour même de l'ouverture, qui était le dimanche des Rameaux, il priait avec une tendre et filiale piété dans la chapelle de la Sainte Vierge, quand vint à passer la procession. La croix portée en t
ê
te du cortège frappa soudain la vue du Bienheureux : elle excita en lui le sentiment de la plus vive allégresse. Le visage rayonnant de joie, il saisit avidement cette croix tant aimée, la serra sur son cœur ; malgré la longueur du parcours, il ne voulut céder à aucun autre l'honneur de la porter. Le peuple avait été frappé de cet acte de foi. L'émotion redoubla quand le saint prédicateur, au retour de la procession, parla, avec une éloquence br
û
lante, de cette chère croix, à laquelle il venait de donner un si magnifique témoignage de respect et d'amour.
La clôture de la mission devait être marquée par un nouveau et plus solennel triomphe de la croix. Le bois était choisi, la colline figurant le Calvaire, désignée. Mais cette fête, Montfort ne la verra pas sur la terre ; il la présidera du ciel.
Mgr de Champflour, désireux de constater par lui-même tout le bien qu'on disait de son cher missionnaire, annonça sa prochaine arrivée à Saint-Laurent-sur-Sèvre. Cette nouvelle combla de joie le Bienheureux. Par ses soins, une magnifique réception fut préparée à l'évêque : rien ne fut négligé pour donner le plus de relief possible à la cérémonie.
Mais tant de fatigues achevèrent de ruiner une santé délabrée. Montfort tomba gravement malade. Néanmoins, faisant un effort suprême, il voulut prêcher devant le prélat ; les auditeurs étaient émus de compassion de le voir si pâle, si défait. Ce dernier discours, qui traitait de la douceur de Jésus envers tous, principalement envers Judas, arracha bien des larmes, et se grava dans tous les cœurs, comme les paroles d'un père mourant à ses enfants bien-aimés.
En descendant de chaire, le saint prédicateur dut se mettre au lit. Cette fois, c'était la mort qui venait renverser le grand athlète du Christ : il tombait sur la brèche, les armes à la main, en combattant pour Dieu et les âmes. En vain employa-t-on les remèdes les plus efficaces ; la maladie fit de rapides progrès, ne laissant plus d'espoir. Avant de mourir, Montfort exprima ses dernières volontés. Il choisit M. Mulot comme son successeur dans l'œuvre des missions et le chargea d'exécuter les diverses clauses do son testament. Comme le disciple se reconnaissait indigne et incapable de remplacer un tel maître, le Bienheureux lui prit la main en disant : « Ayez confiance, je prierai Dieu pour vous, je prierai Dieu pour vous. » La prière du Saint fut efficace. Son successeur n'obtint pas seulement une santé robuste pour supporter les fatigues des missions; il recueillit encore, comme héritage de son Père bien-aimé, le don précieux de toucher les cœurs.
Cependant, la mort approchait rapidement. Une grande foule était accourue pour voir le Bienheureux, pour recevoir une dernière bénédiction. L'humble mourant refusa de bénir lui-même les fidèles agenouillés dans sa chambre et devant la maison : il fit sur eux un signe de croix avec son crucifix ; puis, recueillant ses forces, il chanta ce couplet d'un de ses cantiques :
 

Allons, mes chers amis,
Allons en paradis.
Quoi qu'on gagne en ces lieux,
Le paradis vaut mieux.
 
Jusqu'à la fin, Jésus et Marie régnèrent sur le cœur de leur serviteur si aimant; leurs noms sacrés étaient continuellement sur ses lèvres ; il ne cessait de baiser son crucifix de Rome, sa petite statue de la Sainte Vierge, qu'il tenait dans ses mains. Après avoir été le fidèle esclave de Jésus en Marie, il voulut garder jusque dans la tombe les insignes de sa dépendance : il supplia les assistants de l'ensevelir avec les chaînes d'amour qu'il s'était glorifié de porter pendant sa vie.
A un moment, on le vit tomber dans une espèce d'assoupissement, puis, bientôt après, se réveiller tout tremblant. C'est en vain que tu m'attaques, dit-il au démon ; je suis entre Jésus et Marie. Deo gratias et Mariæ. Je suis au bout de ma carrière ; c'en est fait, je ne pécherai plus. Il expira doucement, sur les 8 heures du soir, le mardi après le dimanche du Bon Pasteur, le 28 avril 1716, à l'âge de quarante-trois ans. Ses dernières paroles avaient été pour les deux grands amours de sa vie, Jésus et Marie : son âme les contemplait au ciel pour ne plus en être séparée.
Les funérailles de Montfort furent un vrai triomphe. On déposa son corps dans la chapelle de la Vierge, à l'église paroissiale. Depuis ce temps jusqu'à nos jours, ce modeste tombeau est devenu un monument glorieux, où les miracles abondent. Le nom du bon et fidèle serviteur de Jésus et de Marie est béni et invoqué avec confiance. Montfort continue, après sa mort, à faire le bien, à soulager les corps, à guérir et sanctifier les âmes. L'Eglise, pour glorifier les vertus d'un de ses plus nobles enfants, a donné à Louis-Marie Grignion le titre de Bienheureux. C'était dans la célèbre journée du 22 janvier 1888. Daigne le Seigneur accorder, aux enfants et aux admirateurs du Bienheureux, la grâce de l'invoquer sous le titre de Saint. Avec quel bonheur et quelle confiance on dira : Saint Louis-Marie de Montfort, priez pour nous !

ÉPILOGUE
 
ŒUVRES DU BIENHEUREUX
 
Montfort a eu la destinée de la petite graine, qui, déposée en terre, produit des fruits abondants. Sur son humble tombeau, ont grandi des œuvres magnifiques. Au moment où mourait le saint missionnaire, la Compagnie de Marie vivait et était constituée. Mais elle était si petite, qu'un enfant, au dire du Bienheureux lui-même, aurait pu en compter les membres. La bénédiction du Père lui a donné la fécondité. La Congrégation des missionnaires, répandue dans diverses contrées de l'Europe et du Nouveau Monde, y travaille à l'extension du règne de Jésus-Christ. Elle voit s'accomplir la parole du saint fondateur : Croissez et multipliez-vous et remplissez la terre. Par elle, la vraie dévotion à Marie, précieux héritage de Montfort, est enseignée aux âmes et fait leurs délices.
L'Institut de la Sagesse est devenu cette pépinière que Dieu avait, dans un ravissement, montrée à son serviteur. C'est par milliers que ces bonnes religieuses sont répandues dans les hôpitaux, les classes, les ouvroirs, les orphelinats, et se dévouent, comme leur bienheureux Père, au soulagement de toutes les misères.
Les écrits de Montfort, surtout le Traité de la vraie dévotion à la Sainte Vierge, Le secret de Marie dévoilé à l'âme pieuse, sont lus avec une sainte avidité par ceux qui désirent mieux servir Jésus et sa sainte Mère. Heureux ceux qui pratiquent constamment la belle dévotion de Montfort! Comme ils arriveront rapidement à la plus baule perfection!
On chante partout les cantiques du Bienheureux. Substantiels, clairs, pleins de mouvement et de vie, ils nourrissent les âmes de pieux sentiments et de nobles pensées. Les peuples aiment à les redire, pour exprimer à Dieu leur confiance, leur respect, leur amour.
Ce qui nous reste surtout de vous, ô bienheureux Père, c'est la bonne odeur de vos vertus, de votre charité si grande envers Dieu et le prochain, de votre humilité, de votre zèle, de votre mortification, de votre piété envers Marie. Obtenez-nous la grâce de vous imiter, afin qu'avec vous, nous chantions, ici-bas et dans l'éternité, ces paroles de votre cantique :
 
Dieu seul est ma richesse,
Dieu seul est mon soutien;
Dieu seul est tout mon bien,
Dieu seul est ma tendresse»
TABLE DES MATIÈRES
 
 
 
 
Chapitre préliminaire                                                                                                        1
Chapitre premier. — Premières années du Bienheureux                                       5
Chapitre II. — Etudes du Bienheureux à Rennes. — Noviciat de la charité       9
Chapitre III. — Le Bienheureux se rend à Paris. — Noviciat de la pauvreté. —Communautés de M. de la Barmondière et de M. Boucher                         17
Chapitre IV. — Saint-Sulpice. — Esclavage de Jésus en Marie. — Noviciat des épreuves                                                                                                                        27
Chapitre V. — Les prémices du sacerdoce. — Maison de Saint-Clément. — Hôpital de Poitiers. — Fondation de la Sagesse                                                            39
Chapitre VI. — Dernières missions à Poitiers. — Pèlerinage à Rome            57
Chapitre VII. — Missions dans les diocèses de Rennes, Saint-Malo, Saint-Brieuc                                                                                                                                     69
Chapitre VIII. — Saint-Lazare. — Missions autour de cet ermitage                   79
Chapitre IX. — Missions dans le diocèse de Nantes. — Calvaire de Pontchàteau                                                                                                                                         87
Chapitre X. — Missions dans les diocèses de Luçon et de La Rochelle                    101
Chapitre XI. — Missions dans les diocèses de Luçon et de La Rochelle (Suite)      111
Chapitre XII. — Compagnie de Marie. — Voyages du Bienheureux à Paris et à Rouen. — Différents travaux durant ces voyages                                                  121
Chapitre XIII — Écoles charitables de La Rochelle. — Installation des Filles de la Sagesse à La Rochelle. — Derniers travaux du Bienheureux. — Vocation de MM. Mulot et Vatel. — Leur formation à la vie apostolique                                    137
Chapitre XIV. — Pèlerinage des Pénitents de Saint-Pompain à Notre-Dame des Ardilliers. — Dernier pèlerinage du Bienheureux au même sanctuaire. — Missions de Saint-Laurent-sur-Sèvre. —Mort du Bienheureux                          155
Epilogue. — Œuvres du Bienheureux                                                                          161
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
598-95. — Imp. Petithenry, 8, rue François Ier, Paris.
 
MAISON DE LA BONNE PRESSE, 8, rue François Ier,  Paris


[1]
Prière du bienheureux pour obtenir des missionnaires à la Compagnie de Marie.
 
[2]
Tous les vers cités dans cette histoire sont tirés des œuvres du bienheureux de Montfort.
[3]
Vraie dévotion
, p. 18 et suiv.
[4]
Vraie dévotion
, p 87.
[5]
Les enfants ont réalisé le vœu de leur bienheureux Père. Sur l'invitation des Sulpiciens, ils sont allés au Canada en 1883, et y ont fondé d'importants établissements.
[6]
Vraie dévotion,
p. 156.
[7]
D'après les propres paroles de Marie-Louise à ses sœurs, c'était entre sa seizième et sa dix-septième année.
[8]
Par une touchante délicatesse de la Providence envers notre Bienheureux, ce même jour, une autre Louise, sa sœur bien-aimée, prenait l'habit à Rambervillers.
[9]
Clorivière.
 
[10]
Vraie dévotion, p. 37.
[11]
Amour de la divine Sagesse, p. 154.
 
[12]
Vraie dévotion, p. 112.
[13]
Une petite publication, l'Ami de la croix, relate, tous les mois, ce qui se passe de plus intéressant au Calvaire et les grâces obtenues par l'intercession du Bienheureux. (Prix; 2 fr. 50 ; s'adresser aux Pères.) (Pontchâteau - Loire-Inferieure.
[14]
Vraie dévotion
, p. 27.
 
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