Chaigne - Archive

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Chaigne

Life
DU MÊME AUTEUR :
 

 

Figures,
poèmes (Lanore, éd.) 1928.
Le Chemin de Paul Claudel
, biographie (Ed. du Foyer) 1931.
La Couronne d'Ariane
, poèmes (Ed. du Foyer) 1931.
Vies et Œuvres d'Ecrivains
, couronné par l'Académie française. Tome I. Anna de Noailles, Paul Valéry, Paul Claudel, André Gide, Marcel Proust, André Maurois, Pierre Benoit, François Mauriac. (Ed. Pierre Bossuet) 1933. (Edit. revue et complétée chez Lanore) 1936.
La Vendée
(L'histoire, la légende, l'art et les paysages) . Collection « Coins de France » (Lanore, éd.) 1934.
Maurice Baring,
biographie (J. de Gigord) 1935.
René Bazin,
en collaboration avec Alphonse de Châteaubriant et Henry Coûtant (Librairie Auguste Fontaine) 1936.
Vies et Œuvres d'Ecrivains.
Tome II. Juliette Adam, Louis Bertrand, Abel Bonnard, Paul Cazin, Georges Duhamel, R. Kipling, J. de Lacretelle, Louis Le Cardonnel, Henri de Régnier. (Ed. Lanore) 1937. Sous presse.
La Vendée maritime,
avec illustrations de P. A. Bou-roux (Librairie Auguste Fontaine) 1937.
La Poésie française d'Aujourd'hui
(Encyclopédie catholique pour le Japon, Herder, éd., Fribourg-en-Brisgau) 1937.
 

 
 
 
LOUIS
CHAIGNE
 
LE BIENHEUREUX
 
LOUIS-MARIE
GRIGNION DE MONTFORT

 
 
 
 
 
 
J. DE GIGORD, ÉDITEUR, PARIS

Le dessin inédit qui orne la couverture est d
û
au crayon de Louis MAZETIER
 
 
 
A la mémoire
d’Edmond Joly
qui avait rêvé d'écrire cette biographie
et qui vécut l'idéal même de Mont fort.
 
I. Ch.
 
I 4
II 8
III 12
IV.. 16
V.. 20
VI 22
VII 26
VIII 29
IX.. 32
X.. 35
XI 38
XII 40
XIII 42
XIV.. 46
XV.. 49
XVI 51
XVII 53
XVIII 56
XIX.. 65
APPENDICES. 71
I. Testament du Bienheureux de Montfort 71
II. La Survivance. 72
Les Filles de la Sagesse. 72
La Compagnie de Marie. 73
Les Frères de Saint-Gabriel 74
BIBLIOGRAPHIE.. 76
Ouvrages du Bienheureux de Montfort 76
A consulter sur le Bienheureux de Montfort 76
TABLE DES ILLUSTRATIONS. 78

I
 
En écrivant cette vie, je voudrais montrer Louis-Marie Grignion de Montfort aux hommes d'aujourd'hui particulièrement intéressés par son message. Je pense à tous mais peut-être en premier lieu à ceux qui, tout imbus de modernité, vivent dans des cités agitées tout le jour par le va-et-vient des affaires et, la nuit, rutilantes de lumières annonciatrices des lieux de luxe et de plaisir. Le théâtre et le cinéma, les réunions mondaines, les élégants dîners les happent. Et cependant si une lourde inquiétude métaphysique habite certains d'entre eux, les autres ne peuvent pas ne pas sentir le vide de leur agitation; ils ne connaissent ni le repos, ni la joie, ni la paix. Tout autour d'eux des épées de Damoclès les menacent. Un monde croule et des conditions nouvelles de vie s'élaborent. D'immenses espoirs, déjà en partie trompés et déçus, se sont levés à leur horizon, et cela est vrai pour tous, pour eux sans doute, les citadins, mais aussi pour le petit professeur de sous-préfecture et pour l'homme des champs; à beaucoup le pain n'est plus même assuré; pour tous la liberté est compromise et la paix, des armements redoutables en rendent de plus en plus fragile la protection désespérée. L’âme, que d'ingénieux programmes politiques et sociaux ont dédaignée comme une réalité négligeable, l'âme est anxieuse et sent en soi plus accablant que jamais le poids de ses désirs et de ses désillusions.
Si Montfort ne pouvait rien pour ce temps, rien pour nos frères et rien pour nous, à quoi bon nous préoccuperions-nous de sa vie et de sa mission? Montfort! que renferment donc pour nous, hommes d'aujourd'hui, ces deux syllabes énergiques qui claquent dans l'air comme l'étoffe d'un drapeau sous le vent, ce cri de guerre implorateur de paix, ce vocable bardé comme un rempart et accueillant comme un refuge? Qu'était-il donc, cet homme qui sut galvaniser les foules du xviiie siècle et qui, de son regard d'aigle, entrevit, pour une ère qui ne semble plus éloignée, la venue des apôtres des derniers temps? S'il parle à notre inquiétude et s'il répond à notre espérance, que nous dit-il?
Par-delà les singularités de son exceptionnel caractère, Montfort fut l'amant de ce que nous aimons le moins et que nous fermons les yeux pour ne point voir, présente à nos côtés ou sur nos épaules : la croix. Oh! sans doute, le mot depuis deux mille ans semble usé et n'exerce plus sur beaucoup son mystérieux prestige. Nous laissons les prêtres s'en servir dans leurs homélies, les religieuses s'en pénétrer dans le silence de leurs oratoires. Nous l'avons banni de nos conversations et, dans certains cercles même « bien-pensants », qui voudrait l'y glisser apparaîtrait ridicule. Mais l'évidence reste là. La croix, c'est-à-dire le choix le plus haut, celui dont un Dieu se sentit le premier capable. La chose la plus honnie et la plus méprisée. Et c'est elle que Montfort amoureusement embrassa. Pour elle, il a quitté les siens, et l'ensorcelante forêt bretonne où chantent les plus belles, les plus vieilles légendes du monde, et l'avenir bourdonnant de génie et de gloire, et la douceur ineffable des amours humaines, et les joies rénovatrices de la paternité. Pour elle, il s'est fait vagabond, il a accepté la vermine et les loques immondes, il a couché à la belle étoile et dans des taudis; pour elle, il a subi les contradictions, les humiliations, les injures, les trahisons; pour elle, il s'est fait le gardien et le compagnon des cadavres; pour la croix, passionnément aimée, il a accepté avec jubilation d'être chassé des presbytères et des diocèses; il s'est laissé considérer comme un fanatique et comme un fou; pour elle, il a rejeté, piétiné, stigmatisé impitoyablement tout ce qui n'était pas elle.
Des croix... des croix... des croix! Les croix plantées par Montfort sur les routes de Vendée, du Bocage à la Plaine, du Marais du nord à celui du sud, ont scellé l'unité vendéenne, cent ans avant une guerre qui fut d'abord une croisade. Et c'est par des croix que s'annonce, au nord-est de la Vendée, la ville née du cœur de Montfort, Saint-Laurent-sur-Sèvre. Elles marquent la progression triomphante de la foi d'un peuple. Les images, depuis l'enfance recueillies sous le signe du « saint », s'effacent peu à peu, si belles et si chères pourtant, devant d'autres qui les absorbent en quelque sorte et qui nous éblouissent dans une lumière inattendue. Beaucoup ne savent plus que le meilleur d'eux-mêmes, ils le lui doivent, à ce Breton obstiné, qui ne voulait rien que planter ses croix. Nos traditions les plus invétérées, elles sont le fruit de son passage. Je me souviens de ce journalier, ami du vin et des braconnages, qu'on ne voyait à l'église que pour les enterrements : un soir, il fut surpris chez lui, entouré des siens, et récitant à haute voix le chapelet devant les tisons presque éteints de l'âtre; il faisait ainsi chaque soir, fidèle à une chère habitude malgré tant d'infidélités. J'ai vu, et non pas une fois mais vingt fois, une statue sans prétention de la Vierge portée sur un brancard tendu de blanc par des jeunes filles, fleurs vivantes d'une congrégation s'animant dans l'ardeur des cantiques. Cette procession, comme la prière de tout à l'heure, c'était, c'est encore lui continué, lui toujours présent et toujours agissant. Et c'est lui toujours que je retrouve dans le souvenir d'une érection de calvaire. C'était lors d'une mission. L'arbre de vie piqué de cœurs dorés était soutenu par de nombreux Cyrénéens volontaires, fiers de lui faire traverser les rues jonchées de feuillages et ornées d'arcs de triomphe aux inscriptions enthousiastes... A ces manifestations spontanées et ardentes, à l'absence de tout travail dominical, à la rareté des jurons, à cette exquise politesse des plus humbles qui  n'a pu s'affiner qu'à l'église et que par l’Eglise, l'étranger pressent que ce pays ne ressemble pas à un autre, que le sol martelé par les pas du voyageur est privilégié.
Mais les croix se multiplient... A mesure que l'on approche de Saint - Laurent, dans l'admirable déploiement des souples collines, le regard s'enchante de découvrir la pointe effilée d'un clocher qui semble jaillir de terre comme un épi, puis une mince coupole romane, et bientôt enfin, au bord du ruban presque immobile de la Sèvre, sur laquelle se penchent de frêles peupliers, toute une petite ville bruissante et vibrante de spiritualité. Là se décantent et se purifient dans une flamme unique les élans de l'âme vendéenne. Le pied posé sur la terre sainte, tout au long de ces rues disciplinées par des appels de clochettes, un autre air se respire, on est porté au plus haut de soi, je ne sais quelle présence recueillie et joyeuse fait de chaque journée un dimanche éternel. C'est là que bat le pouls de notre Vendée nourricière. Le bourg tout entier, avec ses rues en prière dont l'une, longeant les murs nus des couvents, est d'une austérité presque tragique, participe de la vie des églises et des chapelles. Les boutiques pieuses, dépourvues du caractère insolemment commercial de celles de Lourdes et de Lisieux, apparaissent comme le prolongement des porches; les maisons gardent presque toutes leur coin de Dieu, avec le rosaire à gros grains suspendu au-dessus de la cheminée et, encadrée à une place de choix, l'image du grand évangélisateur. Et cependant, la vie moderne se trouve tout près, figurée par le hardi pont métallique d'Eiffel.
Saint-Laurent, dans les premières visions de mon enfance, possédait des perspectives de grande ville qui, plus tard, lorsque je le revis à l'âge d'homme, me causèrent une amère déception. Quand, oubliant mes plus récents voyages,
je me reporte à celui de ma cinquième ou de ma sixième année, je revois une église aux allures de cathédrale où ruisselait la lumière de centaines  de  cierges,     d'innombrables sœurs blanches et grises allaient et venaient devant un prélat majestueux, où je me distrayais d'une trop longue cérémonie en contemplant une vieille religieuse, à son banc, inclinée sur un livre cou-
vert de drap gris.   Dans les rues,   la Bretagne, les Mauges, la Vendée, le pays de Charente mêlaient leurs coiffes disparates et leurs patois dissonants.
Ces divers pays restituaient à  Montfort, en ce jour de vêture, par le don
de quelques-unes des meilleures de leurs filles, le capital spirituel apporté, deux siècles plus tôt, par sa parole semeuse de vie.
D'instinct, ce qui attire d'abord le pèlerin, c'est la source d'où tout procéda, le tombeau où le Bienheureux, dans la nouvelle église paroissiale, attend la résurrection dans la gloire. Un monument de pierre, en forme de baldaquin, au-dessus duquel quatre anges portent les attributs de leurs fonctions, surmonte la dalle mortuaire. Des corsets et des béquilles, lamentables accessoires de la misère des corps, attestent le miracle et la reconnaissance. Une grossière inscription a été scellée dans la pierre : « Ici repose le corps de Messire Louis Marie Grignon de Montfort, missionnaire apostolique et très digne prêtre, décédé en odeur de sainteté le 28 avril 1716, âgé de f 44. » Tout à côté a été inhumée la première Supérieure des Filles de la Sagesse, Marie-Louise Trichet.
A peu de distance de l'église paroissiale, l'élégante chapelle de la Sagesse se dresse au milieu de cloîtres où s'affairent les religieuses. Cette chapelle, que je voyais, enfant, grande comme une cathédrale, a des dimensions d'église. Le peintre-verrier Claudius Lavergne, ami de Veuillot, y a fixé, en des vitraux consciencieux et d'une fraîche luminosité, les principaux faits de la vie de Louis-Marie Grignion. Plus loin, la maison de la Compagnie des Pères de Marie fait penser à un immense presbytère, où ne manque pas un parfait jardinier. Pour eux, Montfort fut ce qu'Ignace de Loyola est pour la Compagnie de Jésus; leurs missions s'étendent dans presque toutes les parties de la terre, et qui sait quelles plus hautes destinées encore sont promises à un ordre religieux qui doit contribuer au règne providentiel de Notre-Dame? Et voici, avec sa chapelle pareille à tant d'églises de nos bourgs vendéens, l'important collège des Frères, Saint-Gabriel, qui s'étend jusqu'à ce monumental calvaire, un des plus imposants de toute la région. La persécution a obligé leur maison mère à s'établir en Belgique, mais pour tous ceux qui savent à quel trésor spirituel puisent ces admirables éducateurs qui, de génération en génération, refont, en partie, la Vendée, cette maison mère, en dépit de toutes les abrogations officielles, reste là.
Hier, bourgade pareille à tant d'autres... Aujourd'hui ville sainte, distincte et incomparable. En deux siècles, l'action posthume d'un Saint a opéré ce changement. Mais les plus vivantes villes saintes sont encore des âmes humaines, et chacun de nous peut élever la sienne au delà des flèches les plus hautes.


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II
 
Louis Grignion de Montfort, j'imagine d'abord, quand ma pensée se tourne vers lui, cet apôtre au grand cœur, sur la route de Rennes à Paris, à l'automne de 1693, lorsque détaché des siens, abandonné à Dieu comme une proie volontaire, il se sent ravi par un grand souffle de liberté. Un de ses frères, assisté d'un prêtre selon son amour, l'abbé de la Visnelle, l'a conduit jusqu'au pont de Casson où l'a saisi une main sans chair et sans apparente tendresse. Il n'a plus d'autre famille que la jalouse Trinité. En vain regarderait-il en arrière. Aucune hâte non plus ne le porte vers le terme de son voyage. Il a refusé le cheval qu'on lui proposait. Les yeux baissés, indifférent à des paysages voilés par une pluie véhémente et qui ne lui importent plus, il jouit du bonheur plénier d'une option définitive. Pèlerin de l'absolu, il méprise le temps et les hommes, il habite déjà l'éternité et fait sa société des élus et des saints.
J'essaie de me le représenter; j'ai consulté la plupart des livres qui ont osé, comme je l'ose aujourd'hui, reconstituer les traits de son originale physionomie; je crois le voir mais je ne le vois pas. L'histoire consigne, étape par étape, les événements qu'il marqua de son signe ou qui s'opposèrent à son unique dessein. La légende enjoliveuse m'apporte ses touchantes fioretti. Mais la pleine lumière dans laquelle baignait son visage l'a suivi dans la tombe et ne nous appartient plus. Son secret repose sous ses lèvres scellées. Je cherche l'accent de sa parole et le feu de son regard devant quelques-uns des lieux où il prêcha et il ne me laisse plus découvrir que ce crucifix de quelques sous qu'il tenait à la main et derrière lequel il s'effaçait jusqu'à disparaître. On voudrait l'avoir rencontré sur cette route où il part allègrement vers son destin choisi par Dieu. Les mots par lesquels on tente de le décrire hésitent et se fixent difficilement. Il est laid mais d'une laideur intéressante. Le nez proéminent, la bouche trop large, les yeux immenses, vêtu des chiffons qu'il vient d'accepter d'un pauvre en échange de son vêtement, il va, ses doigts glissants sur les grains minuscules d'un rosaire. Ses pieds s'embarrassent d'une boue pesante. Repoussé des foyers où il s'arrête pour demander l'indispensable, malmené par certains ecclésiastiques et contraint aux plus basses humiliations, il connaît cette joie parfaite dont parle le Saint d'Assise. Là où on l'accueille, et tel que le dernier des gueux, il doit se contenter de croûtes pour nourriture, et comme couche, de paille souillée. Il est plus pauvre que tout. Il a abandonné au premier vagabond rencontré les dix maigres écus reçus des siens et qu'il n'a pas pu refuser.
Les horizons de son enfance et de sa jeunesse, en vain le sollicitent leurs lignes multipliées. Ce sont, en premier lieu, ceux de Montfort, qui commande la vallée du Meu, non loin de la mystérieuse forêt de Brocéliande où Viviane passait dans son manteau constellé, où retentissaient les incantations du faux messie Eon de l'Etoile. Il y est né le dernier jour de janvier de cette année 1673 qui vit Louis le Grand poursuivre en Hollande la plus implacable des conquêtes. Pendant plusieurs siècles, une cane légendaire, accomplissant la promesse d'une jeune vierge menacée par un entreprenant seigneur, traversait, paraît-il, une fois l'an, la rivière qui se glisse le long de la petite ville moyenâgeuse, pénétrait dans une des trois églises et, s'inclinant devant l'autel, y simulait la prière de l'adolescente. Rue de la Saunerie, dans une maison aujourd'hui restaurée et méconnaissable, qu'annonce une grille, le futur saint connut, sous la férule d'un père sans indulgence (avocat, il représentait le type du petit bourgeois d'esprit court et obstiné)[1], une atmosphère familiale qui impose le souvenir de celle de Combourg, si terrifiante dans les amples évocations désabusées de Chateaubriand. Au milieu de dix-sept frères et sœurs, une rieuse et charmante petite fille, Guyonne, qu'il appelait Louise et qui plus tard se fera religieuse, sera la calme Lucile de ce René authentiquement chrétien.
Ces horizons premiers, ce sont encore ceux de la Bachelleraye-en-Bedée, village perdu de la sauvage Bretagne, chez sa nourrice, la mère André, qui lui apprit l'expressif langage du peuple et lui communiquera ce sens de l'âme populaire qui, plus tard, l'aidera beaucoup dans ses missions. Ce sont ceux de la gentilhommière du Bois-Marquer, en Iffendic, qui n'est plus aujourd'hui qu'une modeste ferme, et où il fit sa première communion, fut confirmé et vécut jusqu'à sa douzième année. Ce sont ceux de Rennes, la ville capitale, où il commença ses humanités chez les Jésuites[2]. Des amitiés exceptionnelles se cristallisaient autour de lui sans qu'il les eût expressément désirées, celle notamment de ce Blain qui fut pour lui ce que pour saint Louis fut Joinville et qui porta sur son modèle cet insigne témoignage : « Il avait le cœur aussi tendre que personne[3]. » A Rennes, Louis Grignion n'est dans son plus heureux climat qu'au milieu des chapelles. A l'âge où les passions, d'ordinaire, bouillonnent, il se plaît en d'interminables stations auprès de la Femme élue entre toutes les femmes. Il s'enchante des aimables et multiples vocables sous lesquels on l'invoque : Notre-Dame de la Paix, gracieuse et douce, qu'un frère carme avait fait bénir à Rome et portée jusqu'en Terre Sainte; Notre-Dame de Bonne Nouvelle, évocatrice d'une victoire de Charles de Blois; et Notre-Dame des Miracles, si ravissante avec son manteau d'hermine et son royal poupon bénissant. Tout enfant, il s'est librement consacré à ce souverain patronage. Les images de sa Dame lui font négliger les autres. Il rougissait en l'entendant nommer. Il l'aimait en les êtres les plus disgraciés de ce monde, qu'il recherchait spécialement et dont il baisait tendrement les pieds. Il n'est pas deux amours. Un cœur de jeune homme n'a de cesse qu'un amour vivant et beau ne l'occupe. Celui de Montfort, plus exigeant, a choisi cette part meilleure, qu'aucun accident ne peut ravir.
Mais tous ces horizons d'autrefois, si chers qu'ils lui puissent être, semblent ne plus compter pour rien. Vitré vit passer le voyageur, pimpante avec ses clochetons et ses tourelles; Laval, assise sur le penchant d'un double coteau; Le Mans, voué à Notre-Dame du Pré et incliné vers une rivière paresseuse; Chartres élevant les flammes de ses clochers comme deux Ave de gloire; Paris, enfin, où, réduit au plus pitoyable état qui se puisse, il n'osera se présenter chez cette demoiselle de Montigny, paroissienne de Saint-Sulpice, qui, l'été précédent, visitant sa famille et ayant appris, du même coup, sa vocation ecclésiastique et les empêchements matériels qui en retardaient l'accomplissement, avait intéressé une généreuse amie à son cas et l'avait appelé dans la première des villes de France.
Un pareil voyage, nous l'eussions maudit. Pendant les dix jours où il dévore les quelque quatre-vingts lieues qui séparent de Paris la capitale de la Bretagne, Montfort exulte et connaît ses plus enivrantes émotions. Il écrit aux siens, simplement par déférence, des lettres débordantes de bonheur, leur demandant de bénir Dieu des faveurs dont il se sent investi. L'action de grâces ne quitte pas ses lèvres. La Vierge le mène par la main; elle est son introductrice, sa Porte d'Or, la cause de sa joie. Il la voit sous les traits simples et naïfs des madones rennaises; mais il la voit surtout dans son cœur comme une présence indicible, comme une empreinte à jamais posée.
Le voici à Paris, et ce n'est pas lui qui, par anticipation, eût prononcé le mot du héros balzacien : « A nous deux », repris par tant de jeunes hommes dévorés d'ambition. A cette même date, Louis XIV est aux armées de Brabant. Bossuet songe à écrire, pour des Visitandines, ses brûlantes Méditations sur l'Evangile. Toute au deuil de Bussy-Rabutin, Mme de Sévigné en entretient sa lointaine Françoise de Grignan. Saint-Simon surveille Versailles et continue ses peintures au vitriol. Racine, qui a donné la plus grande de toutes ses œuvres, Athalie, ne s'occupe plus que de ses fonctions d'historiographe du Roi. L'auteur de La Princesse de Clèves meurt, délivrée de son vertueux secret. Ramené à Dieu par la maladie, Jean de la Fontaine achève ses sages Fables. La Montespan, supplantée et disgraciée, a quitté la cour mais ne se résigne pas encore à la retraite. L'année suivante naîtra Voltaire...
 

III
 
Grignion de Montfort ne cherche à Paris que Saint-Sulpice, le séminaire auquel il se sait destiné. Mais à l'arrivée il prend conscience de l'indignité de sa mise et n'ose plus que se réfugier dans une écurie sordide où sa nourriture lui est providentiellement envoyée. Chez Mlle de Montigny, il fait scandale. Il faut que sa protectrice soit vraiment nantie des meilleurs renseignements à son sujet pour ne pas chasser ce loqueteux. Des scrupules bien naturels modifieront cependant ses projets. Comment un pareil garçon saurait-il s'adapter aux règlements sévères des saints messieurs? Ne convient-il pas, avant de l'introduire dans leur maison, de lui faire accomplir un stage ailleurs? Moins exigeante que le célèbre séminaire, la communauté de M. Claude Bottu de la Barmondière, filiale de l'œuvre de M. Olier, fréquentée par des jeunes gens pauvres, accueille notre original. En attendant d'y être admis, Grignion de Montfort change à peine ses habitudes : il dédaigne les prestiges de Paris; il ne connaîtra d'autres statues que celles de la Vierge, au coin des rues; d'autres monuments, que les églises. Job avait fait un pacte avec ses yeux. Saint Bernard refusait de regarder le lac de Constance. L'abbé Perreyve s'affligeait de voir autour du cou des petites filles l'enroulement du serpent tentateur. Hé ! quoi? s'exclameront certains. Quel mépris de la beauté, quelle inhumaine opposition dressée entre Dieu et les plus resplendissantes de ses œuvres, quelle insulte à cet Amour dont le plus immédiat et le plus sensible reflet se découvre en de purs visages ! Au vrai, un Montfort avait entrevu de telles merveilleuses réalités supranaturelles que rien ne lui disait plus des séductions d'ici-bas, et qui nous assure que de plus subtiles tentations, inconnues de la plupart des hommes, n'eussent pour lui adultéré le spectacle de tout ce dont volontairement il se détournait? A d'autres de chanter le cantique des créatures! A d'autres de connaître cette illumination et cette extase de poser sereinement les yeux sur de fragiles et élevantes apparences! A d'autres de plonger le regard dans celui de cette Béatrix réverbérant la lumière divine! Son amour à lui, et son repos, et sa joie, et sa passion, et sa folie, c'est la croix toute nue, c'est le gibet sanglant qui a divinisé l'homme. Il repousse tout le reste avec violence. Il renonce même à des goûts qu'il ne lui était pas encore venu à l'idée de contrarier : tout jeune, il dessinait avec talent, au point d'être remarqué par des connaisseurs; sa résolution en est prise; il ne dessinera plus.
Aux pieds de M. de la Barmondière, Montfort sent se briser ses dernières attaches séculières. Il prend en quelque sorte son âme entre ses mains et inaugure par une confession générale une nouvelle étape spirituelle. Le fils d'Olier, que la communauté appelle tout bonnement « Monsieur le Curé » (curé, il l'avait été autrefois), comprend à merveille ce nouveau venu. Le temps s'écoule dans l'accomplissement amoureux d'humbles tâches. Entre les leçons de la Sorbonne, les jeunes gens balaient leurs cellules, nettoient les corridors, aident les cuisiniers, servent à table. Tout est harmonie, discipline, ordre; les compagnons de notre jeune Breton se comportent comme des saints de désir. Une maîtresse de maison invisible, la Vierge, règle chaque heure de travail ou de détente. C'est bien là le lieu du monde rêvé par Montfort. Heureux d'y vivre, il presse son ami Blain de le rejoindre. Qu'a-t-il à faire dans le siècle quand l'éternité semble commencer dans cette maison privilégiée? Bientôt les deux amis partagent un sort commun; nous devrons à cette circonstance l'une des plus précieuses biographies du saint, celle de laquelle découlent toutes les autres, la seule vraiment essentielle et que nous nous consolerions aisément de voir lue plutôt que notre essai s'il en existait des copies en quantité commerciale.
Grignion de Montfort (qui à son prénom a ajouté le nom de Marie depuis son départ de Rennes) fut tonsuré après une retraite à Saint-Lazare, dans une maison ouverte naguère par saint Vincent de Paul.  C'est à ce moment, semble-t-il, que commencent ces grandes mortifications qui effrayaient ses voisins de chambre. A peine alors prenait-il le temps de se récréer : il eût même voulu sacrifier ces rares moments de distraction prévus par la règle. Sa chambre est son univers : son Calvaire et son Thabor. Mieux qu'ailleurs il y retrouve Dieu et tient avec Lui d'enflammés colloques. Il réduit sa chair en servitude pour mieux lui abandonner son âme. Son labeur intellectuel  (on ne saurait assez y insister, car en ce prétendu fanatique d'aucuns n'ont pas manqué de montrer un inculte ou un primaire) se poursuit allègrement : il porte un goût particulièrement vif à l'Ecriture Sainte, et plus tard ses sermons seront sertis de citations bibliques toujours judicieusement choisies. En réaction contre l'enseignement janséniste de la Sorbonne, Louis-Marie Grignion s'applique à justifier à ses propres yeux une confiance illimitée en l'amour divin. Aux doctrines d'Ypres et de Port-Royal, il jurera une lutte sans merci. Montfort sera, par excellence, l'antijanséniste, le pionnier du Dieu bon.
La famine, à la fin de l'année 1693, obligea l'amie de Mlle de Montigny à cesser le paiement de sa pension, et, par ailleurs, une gêne insolite allait contraindre M. de la Barmondière à congédier les plus pauvres de ses pensionnaires. Montfort, préparant déjà sa vie publique, se fit quêteur, traversant les foules, pour procurer quelques ressources à la malheureuse communauté. Il alla même, avec des confrères, veiller des morts, priant à genoux de longs moments, puis faisant sa lecture spirituelle ou s'adonnant à l'étude de ses cahiers de théologie, enfin ne réservant à son sommeil que deux pauvres heures. Certains n'osaient approcher des cadavres. Lui, hardiment, les dévoilait et méditait devant leurs os saillants et leurs traits ravagés. Il n'oubliera pas certain débauché ou certaine mondaine portant les stigmates d'une vie agitée; on retrouvera plus tard, dans ses cantiques, des allusions saisissantes à ces spectacles dignes d'un Goya.
Il faut le dire : une extravagance constante et très accusée le distingue entre tous. Qu'il entre à la Sorbonne ou qu'il en sorte, on le voit tomber à genoux et prier tout seul. Dans le vestibule d'une banque, où il accompagne un camarade, on le surprend dans la même attitude. Chez un important personnage ecclésiastique, où il se trouve avec son ami Blain, il garde obstinément les yeux fermés et ne desserre pas les lèvres, part silencieux comme il est venu. Il est envahi, pénétré, enivré de surnaturel. Il nous a été envoyé comme un bolide. Il ne se discute pas et se refuse presque à toute analyse. Mais une charité de feu le consume, celle dont a vécu et parlé l'apôtre Paul. Les humbles et les affligés habitent son cœur. On lui demande, un jour, pourquoi il suit chapeau bas un homme apparemment insignifiant.
— C'est, répond-il, que cet homme est sur la croix et qu'il faut respecter et honorer tous ceux qui ont le bonheur d'y être attachés.
Il faut cependant qu'il diminue et que son Christ croisse en lui. Il se tient pour le plus imparfait des hommes. L'ancien confesseur de saint Jean-Baptiste de la Salle, M. Baüyn, directeur du petit séminaire Saint-Sulpice, à qui l'envoie M. de la Barmondière, l'aidera encore à reproduire de plus près la divine ressemblance. Il médite beaucoup Les Voies de la Croix de M. Boudon et travaille ainsi à l'élaboration de la doctrine spirituelle à laquelle son nom demeurera durablement attaché.
Un jour qu'il revient de la maison de retraite de Saint-Lazare, il apprend la mort, presque subite, de M. de la Barmondière. C'est le 18 septembre 1694. Il semble accueillir la nouvelle avec détachement. Mais une précieuse lettre adressée à un oncle de Rennes trahit le chagrin de son cœur : « Monsieur et très cher oncle, M. de la Barmondière, mon directeur et supérieur, est mort, et fut inhumé dimanche dernier, avec le regret de toute la paroisse de Saint-Sulpice et de tous ceux qui l'ont connu. Il a vécu en saint et est mort de même. C'est lui qui a fondé le séminaire où je suis et qui m'y a reçu pour rien, et m'a fait tant de bien. Je ne sais pas encore comment tout ira, si j'y demeurerai ou si j'en sortirai. Quoi qu'il arrive, je ne m'en embarrasse pas. J'ai un Père dans les cieux qui ne manque jamais; il m'a conduit ici et m'y a conservé jusqu’a présent; il le fera encore avec ses miséricordes ordinaires, quoique je ne mérite que ses châtiments pour mes péchés. Je ne laisse pas de prier Dieu et de m'abandonner à sa Providence. »
C'est alors la navrante dispersion de la petite communauté. Les uns entrent à Saint-Sulpice; d'autres, dont Louis-Marie Grignion et Blain, sont recueillis par M. Boucher, à la « Petite communauté des pauvres écoliers », chez ceux que l'on appelle les Robertins, en souvenir d'un certain Robert qui fut leur bienfaiteur. Cette maison est encore plus pauvre que la précédente et la nourriture y est exécrable, repoussante, au point que Montfort, pourtant peu difficile, tombe malade et croit qu'il va mourir. Il doit s'aliter et dissimule tant bien que mal sa haire, que l'on peut soupçonner d'une certaine complicité dans les causes de son état. On le conduit à l'hôpital où c'était à qui, parmi les religieuses, soignerait ce malade modèle. Ce dépouillement parfait lui seyait à merveille, et il connaissait au moins aussi bien que Pascal, à l'égard de qui il ne devait nourrir aucune spéciale tendresse, le bon usage des maladies. Des soins empressés eurent bientôt raison de sa grave indisposition. A peine remis, il se plonge dans les Lettres spirituelles du P. Surin. Déjà sa réputation de vertu s'étend dans les « bons milieux ». Enfin, Saint-Sulpice lui ouvre ses portes, grâce à M. Brenier, qui en  était  le  supérieur[4].   Ce  dernier attendait depuis longtemps un sujet d'élite tel que lui.
Une rente, expressément destinée à Louis-Marie Grignion, vint à propos favoriser ses vues. Elle lui fut remise par une certaine dame d'AIègre, et ce geste fera oublier les médisances que Mme de Sévigné rapporta à son sujet (« dévote fort singulière », disait, de son côté, Saint-Simon, et « qui n'était pas sans esprit et sans vues »). En outre, on obtint pour Montfort le bénéfice d'une chapellenie à Saint-Julien-de-Concelles, près de Nantes.
 
 

IV
 
L'estime dans laquelle on tient Louis-Marie Grignion est telle, on se félicite à un tel point de la faveur de l'accueillir et de le posséder qu'un Te Deum inattendu tonne sous les voûtes de la chapelle du petit séminaire de Saint-Sulpice lorsque M. Brenier le reçoit. M. Bauijn sera son directeur de conscience. Ce Suisse, venu à Paris pour ramener un frère du catholicisme au protestantisme, avait été pris, à son tour, dans les rets de la Grâce.
Les cours de la Sorbonne sont toujours suspects d'infiltrations jansénistes. Trop pauvre pour pouvoir les suivre, notre jeune homme en est dispensé. Sa cellule se tient sous les toits, une cellule immonde, jamais chauffée et peuplée de punaises. Il s'y consume en heures d'études où Bérulle, Condren, Bourgoing, Olier et surtout Boudon, dont il goûte maintenant le Saint Esclavage de la Mère de Dieu, deviennent ses maîtres entre tous préférés. Sa dévotion à la Vierge s'approfondit. Il assure à cette dévotion une extension nouvelle en créant, avec l'approbation de M. Tronson, supérieur général de Saint-Sulpice, une « Société de l'esclavage de la Très Sainte Vierge ». La théologie le retient dans les réseaux de ses illuminants systèmes. Plus qu'à l'appareil savant, il s'attache à la « greffe divine » qui, selon le mot de Gratry, y est venue s'insérer. Préoccupé de la question de la grâce, alors si débattue, il se renseigne et se penche sur les sources. Ses récréations même prolongent ses passionnantes cogitations. Certains esprits diffi­ciles s'en scandalisent, et exigent de sa charité qu'il prenne part à leurs propres délassements. Ils pouvaient invoquer les plus hautes argumenta­tions contre ce trop studieux et trop sévère cama­rade. « L'homme qui ne plaisante jamais, dit saint Thomas, qui ne reçoit pas la plaisanterie et ne favorise pas le jeu ou la détente d'autrui est un rustre, et il est onéreux à son prochain. » Montfort, de qui le bon vouloir n'est pas en cause, doit se rendre. Les récréations ne seront plus, comme il l'avait rêvé, des conciliabules spirituels. Il apportera jusque dans l'obéissance à la règle une sainte héroïcité. Ne le voit-on pas copiant, sur les feuillets d'un carnet, de bons mots, de piquantes anecdotes et les racontant, avec un plaisir sans doute un peu contraint, à ses condisciples étonnés?
Désormais inattaquable sur un point où il ne dut pas céder sans lutte, il n'est cependant pas complètement à l'abri des critiques. Son tort est d'être trop fidèle à lui-même. Celui des autres séminaristes, de ne point voir qu'un caractère d'exception comme le sien ne peut se plier en un jour aux lois d'une vie de communauté. D'ailleurs, avec un admirable bon sens que généralement on n'a pas su discerner, Louis-Marie Grignion expliquera plus tard, comme on le verra[5], que s'il a des manières singulières, c'est contre son gré, et qu'il ne cherche en tout qu'une conformité parfaite à sa vocation. On l'attaque maintenant à propos de ses mortifications excessives, qui ne vont pas sans humilier ceux qui ne sauraient les imiter. Il s'affirme tel déjà que nous le retrouverons dans la suite, milicien de la foi, défenseur intrépide des mœurs chrétiennes. Un jour, il surprend, sur une place, deux jeunes gens singulièrement excités et qui, armés chacun d'une épée, sont prêts à tomber l'un sur l'autre. Lui, brandit son crucifix, va vers eux, les invite, en mots de feu, à penser à Dieu et à leur salut. Ils sont gagnés; ils se pardonnent, se serrent la main et se retirent. L'un d'eux, plus tard, remplacera Montfort au séminaire. Une autre fois, il entend chanter dans la rue des airs obscènes. Abordant le chanteur, il lui achète ses copies, les déchire sur-le-champ et le conjure, au nom du Christ, de ne plus jamais recommencer. Et une autre fois encore, voyant, autour d'un charlatan équivoque, se presser un groupe de badauds, il se place sur le trottoir d'en face, interpelle ceux-ci et, d'une voix qui les cingle comme une cravache, leur reproche de s'arrêter pour entendre articuler des horreurs.
Entre-temps meurt cette demoiselle de Montigny qui avait permis à Louis-Marie Grignion de quitter Rennes pour Paris et qui avait étendu sa sollicitude jusqu'à la sœur chérie du séminariste, Louise, sa « douce moitié » comme il disait plaisamment. Cette dernière est ainsi menacée d'abandon. Mgr de Saint-Vallier, évêque de Québec, un habitué du Séminaire, auprès de qui Montfort intervient en sa faveur, lui obtient indirectement une recommandation auprès de Mme de Montespan. L'ancienne favorite de Louis XIV n'a pas encore renoncé au Roi ni au monde. Etait-elle sérieusement touchée par le surnaturel depuis le jour où, dans les corridors   du château de Versailles, le Roi de France rencontra le saint Sacrement, porté à un de ses officiers mourant, et obtint d'elle la rupture de leur liaison ? Les humiliations allaient-elles la mener aux inspirations héroïques? En tout cas, elle partageait son temps entre le couvent de Fontevrault, dont sa sœur était abbesse, et la maison des filles de Saint-Joseph, 8-12, rue Saint-Dominique, où plus tard, Mme Du Deffand tint son célèbre salon « de moire bouton d'or, aux nœuds couleur de feu », et où se trouvent installés aujourd'hui des bureaux du Ministère de la Guerre : on y élevait alors de jeunes orphelines pauvres. Il y eut entre le futur « saint » et celle qui fut auprès du Roi le génie du mal, un entretien sur lequel nous ne possédons pas de détails, mais qui se termina avantageusement pour la sœur de Louis-Marie Grignion. Non seulement cette dernière fut admise à la maison Saint-Joseph, mais deux de ses sœurs, restées en Bretagne, furent invitées à partager le même sort. Comme toutefois l'orphelinat de la rue Saint-Dominique manquait alors de place, Mme de Montespan confia celles-ci à sa sœur l'abbesse de Fontevrault, Mme de Rochechouart.
La mort, en mars 1696, de M. Bauijn priva Montfort d'un directeur spirituel incomparable. Il le remplaça par M. Leschassier, directeur du grand séminaire. Il avait choisi celui-ci de préférence à M. Brenier, le nouveau supérieur de Saint-Sulpice, qu'il ne connaissait presque pas. Parfait administrateur, M. Leschassier était, en matière doctrinale, un rigoriste inexorable mais prudent. Soucieux d'orthodoxie, il combattait le jansénisme comme l'ennemi numéro 1; mais il appartenait à cette catégorie d'éducateurs qui apprécient les sujets formés dans le même moule, et les extravagances de Montfort ne laissaient pas de l'inquiéter. Sa pondération même lui rendait difficile, voire impossible, l'accès d'un caractère aussi entier. Et cependant, qu'eût-il pu valablement reprocher à son nouveau dirigé? Viril, ardent, courageux, combatif, plein d'allant et d'audace, il n'était animé que de Jésus crucifié. Aucune trace d'orgueil. Aucun soupçon d'amour-propre. M. Leschassier en vint à malmener cependant son fils spirituel, lui refusant son audience, lui dissimulant le fond de sa pensée à son égard, demeurant fermé et glacial, ne l'encourageant jamais. Il trouva sans peine des auxiliaires zélés parmi les condisciples de Louis-Marie, qui menèrent contre ce dernier une véritable guerre d'humiliations, allant jusqu'à le souffleter, lorsqu'il avait la tête penchée, pour qu'il se redressât. Sans doute, M. Leschassier n'estimait pas moins Montfort que les autres; il voulait à tout prix, par tous les moyens, le rendre conforme à un certain modèle de pieux élève, dont on aurait tort de sous-estimer la valeur, mais qui rebutait, comme un idéal contre nature, le jeune Breton. Ce dernier, dans son abandon même, gardait une indépendance qui ne relevait pas de soi et que nous jugeons aujourd'hui comme l'un des plus beaux de ses avantages.
Devant l'insuffisance, pour ne pas dire l'échec de ses redoutables méthodes, M. Leschassier pria M. Brenier de l'aider dans sa tâche. Le supérieur de Saint-Sulpice s'appliqua à mortifier savamment celui en qui il ne voyait pas une âme d'exception, que l'Esprit de Dieu attirait par des chemins extraordinaires. Ce fut une haute lutte, interrompue par aucune trêve durable. Les réprimandes se succédaient impitoyablement. Jamais le maître n'offrait à son jeune disciple qu'un visage froid et méprisant. « Le supérieur, écrit Jean-Baptiste Blain, témoin dont nous ne saurions assez apprécier le témoignage, le supérieur étudiait à fond son séminariste, ses inclinations, son humeur, son caractère, son tempérament; il épiait en lui tous les retours de la nature, et, sur les moindres indices de l'amour-propre, il poursuivait ce vice pour le crucifier. Les assauts les plus rudes qu'il lui livrait étaient publics et avaient autant de témoins que de jeunes gens composant la communauté... Tout autre que M. de Montfort n'aurait pu soutenir, même une fois, les coups meurtriers à la nature de cet exterminateur de l'amour-propre. Cependant il les essuya, non pour quelques jours seulement, mais six mois entiers, sans marquer le moindre trouble et sans rien perdre de sa douceur,  se rapprochant, après l'humiliation, de celui qui en était l'auteur, avec autant de simplicité et de joie que si rien ne se fût passé, si bien que celui-ci, à la fin, fut obligé de se démettre de sa commission, et de faire à M. Leschassier l'aveu qu'il était à bout, et ne savait plus par où prendre M. de Montfort pour le pouvoir humilier. »
Nous ne céderons pas au romantique travers de dramatiser à l'excès ces faits douloureux qui se retrouvent, d'ailleurs, fréquemment dans d'autres vies saintes. Les éluder n'eût pas moins été une erreur. S'il abandonne la lutte, s'il s'avoue implicitement vaincu par les prodigieux mérites de cette âme, martelée sur l'enclume de sa direction par les coups les plus cuisants d'une inhumaine discipline, M. Brenier, de même que M. Leschassier, ne cesse de garder Montfort, comme disent les médecins, « en observation ». Mais ses rigueurs se relâchent. Une certaine aménité s'insinue dans ses paroles et son regard ne lance plus d'éclairs. On aura même des attentions pour Louis-Marie Grignion. On lui confie le soin d'entretenir à l'église Saint-Sulpice l'autel de la Vierge, de diriger les cérémonies de la chapelle; on le nomme bibliothécaire de la maison, ce qui lui permet de lire la plupart des ouvrages relatifs à la dévotion mariale. Déjà il compose des cantiques et il se fait, avec l'excellent abbé de Flamanville, le catéchiste des domestiques du quartier à qui il sait arracher des larmes en leur parlant de la mort.

V
 
Au lendemain de l'achèvement du Séminaire Saint-Sulpice, M. Olier avait accompli à Chartres un pèlerinage d'action de grâces, et depuis lors, chaque année, deux séminaristes reprenaient le chemin qui mène à la cathédrale unique au monde. En 1699, Montfort fut désigné pour représenter le séminaire, ainsi que son condisciple M. Bardou, futur vicaire général de Narbonne. En route, à travers l'immense plaine d'où s'élève comme un double épi d'or « la pierre sans tache et la pierre sans faute », Louis-Marie, s'arrête volontiers auprès des paysans beaucerons et les entretient du Christ travailleur et du blé que glorifie l'hostie de l'autel. Chartres est mieux qu'un monument. Chartres est une présence. C'est l'âme de Marie dans le plus beau des sanctuaires. Avec quelle allégresse Montfort ne fixe-t-il pas ses regards sur les deux tours symboliques! La nuit est déjà tombée quand les voyageurs pénètrent dans la vieille cité, mais ils ne cherchent pas d'auberge, ils ne se préoccupent que de cette chapelle souterraine où, depuis un temps immémorial, un peuple fidèle vénère « la Vierge qui devait enfanter ». « La semence, écrit Paul Claudel dans son Développement de l'Eglise, est encore ici le grain de sénevé mystique! entre, et tu pourras vénérer la petite statue jadis trouvée sous la terre comme un pépin noir. » Dans cette crypte, consacrée par le grand Fulbert à la place du puits sacré des druides (le même Fulbert qui fut si cher à la Vierge qu'elle lui fit boire du lait dont s'était nourri Jésus), c'est la maternité même de Dieu qui se trouve rendue sensible. Cette cathédrale est mère, et il n'est aucun autre lieu qui ait glorifié autant que celui-là la femme et la mère, dont le nom, par Eve la première pécheresse, avait été profané et flétri; au-dessus de la crypte, dans la merveilleuse profusion d'images taillées dans la pierre ou fixées dans les vitraux, des centaines et des centaines de femmes et de mères font cortège à la Mère de Dieu et des hommes : des mères ceintes d'une royale couronne, des mères marchandes, des mères ouvrières, des mères paysannes...
Devant Notre-Dame-de-Sous-Terre, assise sur sa chaise avec son Fils sur les genoux, Montfort voit mieux que jamais le sens de sa mission. C'est là notamment que la prophétie, rejoignant l'immense espérance de tant de générations, a annoncé le salut du monde par la Mère d'un Dieu. Montfort proclamera l'universelle médiation de cette Mère dans cet axiome où se résume son message : « Pour aller à Jésus, il faut aller à Marie. » On veut que Le Traité de la Vrai Dévotion à la Sainte-Vierge, ce chef-d'œuvre entre les chefs-d'œuvre spirituels, ait été conçu dans la crypte de Chartres. Je ne vois pas plus belle, plus heureuse origine pour un livre qui représente le plus magnifique témoignage qu'ait inspiré Notre-Dame à une plume humaine. Le Traité est comme le miroir de la cathédrale.
Le lendemain matin, dès l'aube, Louis-Marie, assisté de son compagnon, revient à la crypte et y communie avec une joie qui est le secret de son Dieu et le sien, puis il reste en oraison jusqu'à midi. A peine prend-il le temps de se restaurer et il regagne la cathédrale où il continue son oraison jusqu'au soir, jusqu'à ce qu'on le prie de partir. Depuis longtemps déjà M. Bardou avait dû cesser ses dévots exercices.
Montfort ne put renouveler souvent dans la suite cet inoubliable pèlerinage de Chartres, mais bientôt, l'autre cathédrale, « celle qui s'élève au cœur de la cité », Notre-Dame de Paris le verra chaque semaine, accompagnant M. Brenier et y communiant le samedi. Il n'était pas encore sous-diacre qu'il y prononça un vœu perpétuel de chasteté.
 
 
 

VI
 
Le 5 juin 1700, samedi des Quatre-Temps de la Pentecôte, Louis-Marie Grignion est ordonné prêtre par Mgr Bazan de Flamanville, évêque d'Elne, ancien siège d'évêché des Pyrénées-Orientales, son ancien collaborateur aux catéchismes de Saint-Sulpice. Qu'ajouter à l'énoncé tout nu de cet événement qui dépasse la terre? Prêtre? Lui? Tous les relents amers d'un anticléricalisme inconscient peuvent ôter à l'admiration sa spontanéité naturelle. Tous les souvenirs fâcheux des mauvais ou médiocres exemples rencontrés à travers les chemins de la vie peuvent faire affleurer une impression désenchantée au bord de l'âme. Il reste cette incomparable réalité : le Christ continué dans son prêtre. Nous ne demandons plus des motifs de vénération à cette fraîcheur de l'enfance, à cette confiance de l'adolescence qui nous inclinaient autrefois sans effort. Combien d'autres se courbaient comme nous et qui aujourd'hui, à la vue de la « livrée d'ignominie », sentent monter en eux le dégoût et s'éveiller les mauvaises colères? Ces jeunes hommes ravis au monde par le Christ, ces donateurs des Sacrements, ces dispensateurs des miséricordieuses rémissions, ces chevaliers de l'unique et éternel Amour, ces messes vivantes, ces croix toujours saignantes et toujours rénovatrices, nous aimons en eux le plus haut de nous-mêmes, la part que nous n'avons pas su garder, l'image visible de Dieu parmi nous. Ne jugeons pas d'après l'apparence, d'après l'anecdote! Suivre, par exemple, à la lettre les cérémonies d'une ordination, c'est se disposer à mieux comprendre le prêtre, le poids, la douceur, le caractère sacré de son joug.
Montfort prêtre, c'est d'abord un homme entre les hommes donné à Dieu pour toujours, mais ne peut-on soupçonner tant soit peu ce que la sainteté, et telle sorte particulière de sainteté ajoute. Il y a, plus qu'on ne le croit, des saints parmi les prêtres. Aucun chrétien qui ne puisse à cet égard apporter son témoignage. Nous verrons peu à peu, malheureusement à une trop grande distance, et moins à cause des siècles écoulés que par l'insuffisance de nos moyens de pénétration, quel saint sans pareil était celui-là.
Suivant l'usage du temps, Montfort se prépara pendant une semaine, après la réception des Ordres, à la célébration de sa première messe. Celle-ci eut lieu à la chapelle de la Sainte-Vierge de l'église Saint-Sulpice, alors en cours de reconstruction, et où aujourd'hui, s'élève sa statue. Devant son regard, se trouvait placée une Visitation de Pierre Mesnier, actuellement dans la sacristie. Son fidèle Blain, se remémorant plus tard, cette cérémonie, écrira : « Je vis un homme comme un ange à l'autel. »
Le jeune prêtre reste quelque temps encore au séminaire. Il y prépare activement son arsenal de futur prédicateur, recueillant aux meilleurs endroits des matériaux de sermons. Il rêve de retourner dans sa Bretagne natale; il se souvient des belles missions qui s'y donnaient et auxquelles il assista. Mais M. Leschassier, jaloux au fond de posséder un tel sujet, souhaitait qu'il demeurât dans la Compagnie. Cette vie de retraite, cette vie quasi contemplative n'allait guère avec le goût très marqué de Louis-Marie pour le remuement des foules. Des Sulpiciens vont partir pour le Canada. Il demande à se joindre à eux. On lui refuse cette permission : ne va-t-il pas se perdre dans les vastes forêts de ce pays, en courant chercher les sauvages? Telle est du moins la naïve raison alléguée.
Cependant, un certain M. Lévêque, supérieur de missionnaires nantais, disciple de M. Olier, vint, comme tous les deux ans, faire sa retraite d'un mois à Saint-Sulpice. Il avait fait en bateau, sur la Loire, une partie du parcours, et le reste du chemin à pied, bien qu'il eût plus de soixante-quinze ans. Je n'ai consulté aucun de ses portraits, mais je l'imagine volontiers comme une sorte de pasteur rustique, un « curé d'Ozeron » breton. Il emportait dans son voyage un pot de beurre et du pain pour se nourrir. Son violon d'Ingres, si j'ose dire, était la fabrication, sur un métier grossier, de ceintures d'aubes. D'aspect un peu compassé, tout simplet, tout recueilli, nous avons vu son semblable parfois, quelque samedi soir, près d'un confessionnal, dans une chapelle : un mot, un geste, un soupir, dans l'ombre où nous lui faisions le toujours trop lourd et pourtant si allégeant aveu, trahissaient le secret de son cœur, un amour plus grand que les plus grandes amours du monde.
Il fallait à ce prêtre saint, connu et admiré comme tel de tout son diocèse, un continuateur de choix. M. Leschassier savait ne pouvoir mieux faire que de lui indiquer le bouillonnant et sûr Montfort. Le choix satisfit les trois intéressés, et au temps des labours d'automne, M. Levêque, plus ingambe qu'à l'arrivée, et son futur collaborateur, enthousiaste devant les perspectives qui lui sont offertes, partent pour Orléans, où ils s'embarquent sur la Loire. Nous ne savons que fort peu de choses sur ce voyage, sinon que Montfort eut l'occasion d'intervenir, avec la véhémence décisive qui lui était coutumière, auprès de trois jeunes blasphémateurs. Devant leur ricanement, il les menaça d'une punition divine et plusieurs jours plus tard, deux d'entre eux se battant en duel furent sévèrement blessés tandis que l'autre, noceur invétéré, allait mourir de ses débauches. Près de Saumur, à Fontevrault, Louis-Marie Grignion se sépara du saint vieillard pour aller porter sa bénédiction de nouveau prêtre à ses deux sœurs, introduites là, comme nous l'avons vu, grâce à la protection de Mme de Montespan. Tandis que M. Levêque continuera de descendre le fleuve, lui, sa visite terminée, regagnera Nantes à pied. Peut-être eut-il le temps de s'arrêter, comme on le suppose, au sanctuaire de Notre-Dame-des-Ardilliers, où étaient venus Louis XIII, Anne d'Autriche, Marie de Médicis, et qui, dans la suite, ne s'effacera pas de son horizon.
Au cours de leur commune pérégrination, il semble que M. Levêque ait fait à Montfort un tableau trop flatté, trop optimiste de la maison de la rue Saint-Clément confiée à sa charge. Un grand désordre y régnait. Un relâchement désespérant s'élargissait de jour en jour. Je revois, dans ma mémoire, les bâtiments sévères de cette maison, qui était encore, lorsque j'étais enfant, un pensionnat de sœurs Ursulines et que la Séparation transforma en caserne. Elle se tenait à l'ombre d'une des plus belles églises de Nantes, dont j'aimais entendre, d'une chambre de l'hôtel voisin, dont j'entends encore la merveilleuse sonnerie des heures et des demies, qui rythmaient pour moi de trop rapides journées enchantées.
Montfort n'attendit pas longtemps pour constater que dans cette maison on faisait à peu près tout ce que l'on voulait et que les hôtes les plus disparates la fréquentaient. Le découragement ne tarda pas à le tenter. Pouvait-il se plaindre au bon M. Levêque, dont l'âge seul évidemment se trouvait responsable d'un état de choses aussi alarmant? Devait-il se taire et tout souffrir en patience? Le mieux n'était-il pas de tout écrire à M. Leschassier? C'est à ce dernier parti qu'il s'arrêta et sa lettre, datée du 6 novembre 1700, consigne sa déception en ces termes qui valent d'être reproduits : « Je n'ai pas trouvé ici ce que je pensais, et ce pourquoi j'ai quitté, comme malgré moi, une aussi sainte maison que le séminaire Saint-Sulpice. J'ai en vue d'aller me former aux missions, et particulièrement à faire le catéchisme aux pauvres gens, ce qui est mon grand attrait; mais je ne sais même pas si je le ferai ici, car il y a peu de sujets, et il n'y a personne d'expérience que M. Levêque, mais qui, par son grand âge, n'est plus capable de faire des missions. Il s'en faut de beaucoup qu'il y ait ici la moitié de l'ordre et de l'obéissance au règlement qu'il y a à Saint-Sulpice, et il semble que, les choses restant comme elles sont, il ne peut pas en être autrement... » Dans la même lettre, le missionnaire de désir ajoute : « Je ne puis m'empêcher, vu la nécessité de l'Eglise, de demander continuellement avec gémissement une petite et pauvre compagnie de bons prêtres, qui, sous l'étendard et la protection de la Très Sainte Vierge, aillent, de paroisse en paroisse, faire le catéchisme aux pauvres paysans, aux dépens de la seule Providence. Il me vient, comme à Paris, des désirs de m'unir à M. Leuduger, scolastique de Saint-Brieuc, grand missionnaire et homme de grande expérience, ou d'aller à Rennes me retirer à l'hôpital, auprès d'un bon prêtre, M. Bellier, que j'y connais, pour m'exercer à des œuvres de charité envers les pauvres.  Mais je  rejette tous  ces désirs,
Nantes au xvne siècle (d'après une gravure du Musée archéologique de Nantes) (Au premier plan, la Loire. De gauche à droite, église Saint-Nicolas, la Tour des Prisonniers, l'église Notre-Dame, Saint-Pierre)

quoique soumis au bon plaisir de Dieu, en attendant vos conseils, soit pour demeurer ici, quoique je n'y sente aucune inclination, soit pour aller ailleurs. »
Mais le mal est plus étendu et plus redoutable que ne le suppose encore Louis-Marie Grignion. Parmi les prêtres qui fréquentaient la maison de Saint-Clément figuraient des jansénistes déterminés. M. de la Noé-Ménard, venu du séminaire Saint-Magloire de Paris, s'y fait le propagateur de doctrines suspectes. Bientôt le Sulpicien est mis à l'écart. On veut lui interdire tout ministère. On exige qu'il subisse un examen sur la théologie. A travers lui, c'est l'enseignement des fils d'Olier qu'on veut poursuivre, condamner, réduire à néant sur la place. Pendant ce temps, Saint-Sulpice se tait; M. Leschassier ne répond pas à son dirigé. Enfin, bien tardivement, une missive arrive à Nantes, froide et comme détachée : « Quoique vous ne trouviez pas, Monsieur, dans la communauté de Saint-Clément tout ce que vous désirez, voudriez-vous la quitter si tôt? M. Levêque songe à une mission après les Rois. Je ne puis rien vous dire sur M. Leuduger, n'ayant pas l'honneur de le connaître; néanmoins, je ne voudrais pas vous empêcher de profiter des avantages que vous pourriez trouver en sa compagnie. Donnez-vous à Notre-Seigneur, et lui demandez qu'il vous fasse connaître sa volonté. » Un autre billet de son père spirituel, devenu supérieur général de Saint-Sulpice, priera Montfort, quelque temps après, de choisir une autre direction que la sienne, devenue insuffisante devant une vocation jugée extraordinaire.

VII
 
Au printemps de l'année 1701, une de ses sœurs, novice à Fontevrault, devant y recevoir l'habit religieux, Grignion de Montfort, expressément invité par Mme de Montespan, fit à pied les cent quarante kilomètres qui le séparaient de l'abbaye. L'admirable routier! Comme nous comprenons que des jeunes gens de France, adeptes fervents de la marche, l'aient choisi pour patron! La route représente la grande libération des forts. Un projet élaboré en plein vent, sur une route droite, devant un horizon large et prometteur, s'enrichit d'éléments insoupçonnés qui tiennent au cœur de l'homme, à la respiration de la terre et aux mystérieux dons du ciel. Un chagrin, une contrariété trouve sa consolation dans le mécanique effort des muscles arpentant une montée joint à l'action de ces puissances de recueillement et d'évasion que détient le libre espace. Marcher c'est deux fois avancer. La minute qui succède à la minute représente déjà une victoire sur soi. Marcher, c'est obéir à l'offre de cette longue ligne quasi illimitée qui nous entraîne loin de notre moi égoïste, c'est se rendre à l'invite des forces spirituelles dont les apparences secrètes se confondent avec ce point qui n'est plus la terre et qui n'est plus le ciel, mais, en réalité, participe de l'un et de l'autre.
Comment Montfort calcula-t-il son temps? Fut-il mal renseigné? S'égara-t-il en chemin? Toujours est-il qu'il arriva à Fontevrault au lendemain de la vêture. Il vit ses sœurs, la religieuse et celle qui, quelques années plus tard, menacée de devenir aveugle, dut quitter le couvent. L'abbesse, toute nourrie d'Homère et de Platon, et qui, selon le difficile Saint-Simon, parlait « à enlever », l'entretint fort agréablement et l'interrogea sur des questions théologiques où elle savait le trouver spécialement expert. Quant à Mme de Montespan, sa bienveillance et sa simplicité furent telles que Montfort n'hésita pas à la mettre au courant de ses difficultés et de ses ambitions. Celles-ci se résumaient en ces deux points essentiels : évangéliser les déshérités de la vie; former des missionnaires. L'offre spontanée d'un canonicat, dépendant pratiquement de son bon vouloir, apparut à l'illustre femme comme la réponse à ce que l'abbé pouvait souhaiter de meilleur. Mais ce dernier dut faire comprendre, avec toutes les formes et toutes les précautions requises par sa situation d'obligé, qu'il attendait moins d'honneur mais des charges appropriées à ses dispositions. Mme de Montespan crut alors opportun de l'envoyer, avec une recommandation chaleureuse, à l'ancien précepteur de ses fils, Mgr Girard, évêque de Poitiers.
Cent kilomètres séparent Fontevrault de Poitiers. A pied comme toujours, l'abbé Grignion, soumis aux raisons de Dieu et confiant en ce qu'il considère comme une attention providentielle, couvre allègrement cette distance. L'évêque est absent. Pendant quatre jours, il l'attendra. Il fera d'abord « une petite retraite dans une petite chambre », puis se rendra chez les pauvres de l'hôpital, où il pressent qu'une mission lui est réservée. A M. Leschassier, qui l'a pratiquement délaissé, il écrit tout bonnement ses impressions comme au plus ouvert et au plus intime des amis : «J'entrai pour prier Dieu dans leur petite église, où quatre heures en oraison, environ, que je passai en attendant le souper me parurent bien courtes. Elles parurent cependant bien longues à quelques pauvres qui, m'ayant vu à genoux et avec des habits si conformes aux leurs, allèrent le dire aux autres, et ils s'entr'excitèrent les uns les autres à boursiller pour me faire l'aumône. Les uns donnaient plus, les autres moins, les plus pauvres un denier, les plus riches un sou. Tout cela se passait sans que je le susse. Je sortis enfin de l'église pour demander quand on souperait, et en même temps la permission de servir les pauvres à table; mais je fus bien trompé d'un côté, ayant appris qu'ils ne mangeaient pas en communauté, et bien surpris de l'autre, ayant su qu'on voulait me faire l'aumône et qu'on avait donné ordre au portier de ne pas me laisser sortir. Je bénis Dieu mille fois de passer pour pauvre et d'en porter les glorieuses livrées, et je remerciai mes chers frères et sœurs de leur bonne volonté. Ils m'ont, depuis ce temps-là, pris en telle affection qu'ils disent tous publiquement que je serai leur prêtre, c'est-à-dire leur directeur, car il n'y en a point de fixe dans l'hôpital depuis un temps considérable, tant il est pauvre et abandonné. »
Ce n'est que par paroles brèves et sèches que Mgr Girard accueillit d'abord le visiteur que lui envoyait Mme de Montespan. Une seconde fois, les pauvres ayant supplié, par lettre, l'évêque de Poitiers de leur garder un prêtre aussi bon, la réception laissa à l'abbé Grignion une impression meilleure. Le prélat consulte M. Leschassier, qui répond par des appréciations vraiment loyales sur son ex-dirigé : d'une part, il souligne ses qualités et ses vertus et se plaît, visiblement à les détailler, mais il n'oublie pas de faire ressortir la singularité de son extérieur; l'ensemble est juste et mesuré, et contraste avec une lettre presque en même temps adressée à Montfort, et où le supérieur de Saint-Sulpice envoie promener ce pénitent qui ne ressemble à personne. En tout cas, Mgr Girard se trouve bien disposé en faveur du jeune prêtre, mais un voyage, vraisemblablement nécessité par sa santé défaillante, ajournera sa décision, et Montfort devra regagner Nantes.
M. Leschassier, en dépit des apparences, ne l'abandonne pas : il presse par lettre M. Levêque d'utiliser au mieux les services de ce missionnaire sans missions. D'accord avec le vicaire général des Jonchères, le supérieur de la maison Saint-Clément le fait envoyer prêcher dans la paroisse de Grandchamp. Montfort s'y rend seul, avec son crucifix qu'il se plaît à dresser devant soi comme un étendard et avec ses disciplines qui materont, au prix du sang, le vieil orgueil et les subtiles indolences.
Nous avons entendu de puissants missionnaires, mais nous n'avons pas entendu Montfort. De plain-pied avec les paysans, il leur parle de la vraie vie, qu'ils ne connaissent pas ou connaissent si mal; il leur montre, par delà leur existence misérable, la gloire de leur Père qui est dans les cieux, et, par delà les rigueurs et les tristesses de la mort, l'éblouissement, le rassasiement de l'éternité. Il touche en eux le point précis où s'accrochent ou l'amour-propre ou le respect humain ou l'épaisse et tenace indifférence. Il les remue, il les bouleverse, il les contraint à une reddition qui leur arrache des larmes et les fait tomber à genoux. Ce n'est plus un homme, ce n'est plus une voix, c'est une mystérieuse et invincible violence qui s'empare d'eux et les pose devant les évidences  qui  seront  leurs  raisons  d'être de demain. A peine cet ouragan de vérités libératrices a-t-il cessé de se déchaîner au-dessus de leurs têtes et au dedans de leurs cœurs, à peine le cri de victoire s'est-il éteint et la grande forme blanche et noire est-elle descendue de la chaire qu'il est encore fait appel au don d'eux-mêmes. Un cantique retentit, un de ces cantiques composés au séminaire et copiés, d'une écriture si calme, si régulière, si reposée, un de ces cantiques qui sont de la doctrine et du lyrisme tout à la fois. Toutes les grosses voix d'hommes et toutes les nasillardes voix de femmes le reprennent, et c'est un déferlement de foi et d'enthousiasme qui monte dans une nef inhabituée à de tels réveils suscités par l'Esprit de Dieu.

VIII
 
La mission de Grandchamp inaugura glorieusement l'apostolat de Montfort. Elle avait fleuri comme une rose parfaite dont cette petite ville du pays nantais garde encore aujourd'hui l'inaltérable parfum. Comment le jeune missionnaire trouve-t-il encore le courage d'en rendre compte à M. Leschassier, qui désormais ne cessera guère de répondre à ses requêtes par des fins de non-recevoir et par le mortifiant rappel des « règles ordinaires » ? En plein été, accablé par une canicule inexorable, il rejoint les populations des environs de Nantes et se fait au milieu d'elles l'apôtre du Crucifié. Il sait toucher les cœurs et, malgré soi, s'attire les inutiles éloges et les pesantes bénédictions. Au Pellerin, notamment, sa mission s'achève en apothéose. Cependant, au milieu des succès, dont il reporte immédiatement l'honneur sur l'autel où s'élève vers la Trinité sainte le calice des offrandes humaines, une rumeur étrangère et familière à la fois se fait entendre et le poursuit. Il en retrouve l'écho dans la chaire où il prêche, au confessionnal où il sent se fondre les cœurs, le long des rues où on ne l'appelle plus que « le bon Père de Montfort ».
Son court sommeil en est hanté et à son réveil elle se fait plus insistante et ne le lâche plus. Les pauvres de Poitiers le pressent de venir. Et, dans leurs accents pitoyables, il discerne la voix de Celui qui pleura sur ceux qui pleurent.
Mme de Montespan ne l'a pas oublié. Elle qui toucha aux profondeurs du mal, et dont, à la lettre, une partie de la vie s'écoula « sous le soleil de Satan », avait découvert en lui le saint, et elle ne se donnera pas de repos qu'il n'ait été mis en mesure de servir, comme il l'entendait, ses chers pauvres. Elle supplie Mgr Girard, malheureusement entravé dans sa charge par des maladies récidivantes, de se l'attacher dans son diocèse et de le placer là où il faut. Le 25 août 1701, Mgr Girard se décide à appeler Louis-Marie Grignion à Poitiers. Au plein de sa joie, ce dernier hésite. Ne va-t-il pas peiner le saint M. Levêque? Ne lui doit-il pas de continuer dans les missions diocésaines un apostolat aussi heureusement commencé? M. Leschassier le libère de ses scrupules, sans perdre l'occasion de lui rappeler, une fois encore, et cela revient comme un « leitmotiv », le danger de tout ce qui n'est pas conforme à la règle. Montfort se met en route, mais fait un crochet et passe par Saumur. A Notre-Dame-des-Ardilliers, il s'abîme dans une prière qui dure neuf jours.
Poitiers est alors une ville morne, un désert. Cela peut-il être de quelque importance pour le jeune prêtre qui garde, dans ses allées et venues, les yeux fermés? Mgr Girard lui ouvre, pour la toute première fois, les bras et lui octroie la permission de remplir dans toute la ville son ministère sacerdotal. Il se dirige vers l'hôpital, qui doit être son quartier général, le centre de sa mission parmi les malheureux. Mais là, des difficultés inattendues lui sont réservées; l'obédience de l'évêque ne suffit pas : les bureaux ont leur mot à dire; il faut réunir des administrateurs et, comme ils sont, en ce temps de vendanges, en vacances, il faut attendre leur retour avant de prononcer l'admission du nouveau venu. Montfort sera hébergé au petit séminaire Saint-Charles. A l'aube du jour suivant, sa messe dite, il entre en campagne. Il parcourt les rues de Poitiers, s'arrête aux carrefours où grouillent de lamentables grappes humaines, guettées ou déjà enserrées par la débauche. Parmi ces pauvres, il est le pauvre. Sa soutane est un haillon parmi les haillons. Il est tel que ceux qui l'approchent. Le vice seul pourrait mettre une distance entre eux et lui, mais il se considère comme un plus grand pécheur que ces abîmés. Ici je prie ceux qui ne voient que le Montfort apocalyptique et fulgurant, le Montfort aux pratiques inhumaines, aux habitudes inimitables, d'être attentifs à une bonté, à une douceur, à une simplicité pareilles à celles qui firent de Jésus l'homme nouveau. II parle comme Jésus parlait. Il prêche le Royaume et les Béatitudes et se penche sur la misère avec une compassion qui n'est pas de ce monde. Il se fait ouvrir les portes des prisons et traite avec des égards invraisemblables les misérables qui, rejetés de la société, n'ont plus d'autres ressources que le désespoir ou l'amitié divine. De cette dernière, il est le fidèle messager, le généreux ambassadeur.
Tous ceux que Montfort gagne au Christ et qui se tiennent honteux au travers des rues ou collés le long des murs sombres, il les entraîne vers la chapelle Saint-Nicolas, où il les catéchise; mais bientôt la chapelle est trop exiguë et il faut tenir réunion sous les Halles.
Un jour qu'il parle place de l'Evêché, dans une église aujourd'hui disparue et dédiée à sainte Austrégisile, une jeune fille, de qui le père est un modeste procureur royal, se trouve dans l'assistance et rentre chez elle absolument émerveillée. Elle dit à une de ses sœurs : « Quel beau sermon je viens d'entendre! Le prédicateur est un saint. » Les saints sont si rares qu'on irait au bout du monde pour en rencontrer. La sœur de l'enthousiaste auditrice se précipite, dès le lendemain, au confessionnal de Louis-Grignion. Montfort, plus habitué aux pauvres qu'à de jeunes mondaines, interroge :
-        
Qui vous a adressée à moi?
-        
C'est ma sœur.
-        
Non, vous vous trompez, c'est la Sainte Vierge.
Sa pénitente s'appelle Louise Trichet. Elle sera plus tard la première supérieure de sa congrégation : la Sagesse.
Cependant, les pauvres de l'hôpital s'impatientent de ne le point voir venir. En vain font-ils appel à celui qu'ils considèrent comme l'envoyé de la Providence parmi eux. Les administrateurs tardent à rentrer de vacances. Montfort lui-même, qui garde de Nantes un navrant souvenir, n'est pas sans s'inquiéter de ce qu'il sait des usages de l'hôpital. « Maison de trouble, écrit-il à son directeur, où la paix ne règne point, maison de pauvreté où le bien spirituel et temporel manque. » Et pourtant il est prêt à s'y installer s'il le faut, espérant « que Notre Seigneur, par l'intercession de la très sainte Vierge, ma bonne Mère, la rendra une maison simple, riche et paisible ». Aucune loi, aucune règle ne préside à l'organisation de cet hôpital. Les soins sont donnés aux malades par des filles de service dépendant d'une supérieure qui relève elle-même des administrateurs de la maison. Les malades sont mal soignés. Sa première préoccupation sera de les nourrir. On le verra, parcourant les rues de la ville, avec un âne dont le bât disparaît sous l'encombrement des paniers. Quelques pauvres l'accompagnent. Il implore des passants les secours, qui abondent au delà de toute espérance. Revenu à l'hôpital, il sert à table, honoré d'approcher les membres douloureux de Jésus. Il loge dans un taudis. Il balaie la maison. Il boit dans le verre des pouilleux et des scrofuleux. Rencontrant dans la rue un misérable plein d'ulcères qu'aucun asile, par peur de la contagion, ne veut recueillir, et l'hôpital même ne pouvant l'admettre, Montfort obtient des administrateurs un réduit très isolé qu'il partagera avec ce déchet humain. Il panse l'homme, mais le linge et les vêtements sont souillés, la chair est pourrie, du pus coule des ulcères. Son cœur se soulève d'un affreux dégoût. Mais il ne prend pas son parti d'une répulsion qu'il considère comme une lâcheté. Il se décide. Il boit le pus immonde et sent que désormais tout est possible dans la voie des victorieux renoncements.
 
 

IX
 
 
 
L'hôpital auquel Montfort voit liée sa destinée par un devoir d'état rigoureux mais surtout par l'amour de prédilection qu'il porte aux tâches difficiles, est beaucoup plus rebelle à toute discipline qu'il n'aurait su le soupçonner. Ne veut-il pas modifier le règlement des gardes-malades, ce qui, du même coup, introduirait dans l'ordre général de la maison d'heureuses possibilités de réforme? Il soulève aussitôt des colères et s'attire des haines cuisantes comme le feu. Jaloux de son autorité, l'économe lui interdit désormais de surveiller les repas des pauvres. Une atmosphère intolérable entoure le prêtre, qui semble pourtant à la hauteur des pires événements. Force lui est de se retirer. Il se confie aux Jésuites du Collège, heureux de recevoir l'ancien élève des Pères de Rennes. Il restera chez eux pendant une longue semaine et, dirigé par l'excellent Père de La Tour, « haute théologie et solide morale », connaîtra les tonifiantes joies d'une vraie retraite. Pourquoi serait-il plus longtemps ému des contradictions rencontrées dans sa charge? L'homme n'est malheureux que lorsqu'il cesse d'adhérer au bonheur du Dieu éternellement vivant. Pénétré de ce bonheur, qu'il boit comme un vin fort, que craindrait désormais Louis-Marie Grignion?
 
Au moment où il retourne à l'hôpital, l'économe est mourant et c'est lui qui apaise ses dernières minutes et lui ferme les yeux. La supérieure et quatre-vingts pauvres qui s'étaient particulièrement dressés contre lui, doivent eux-mêmes s'aliter; comme frappés par la justice immanente, ils meurent en quelques jours. Emues du magnifique exemple donné alors par le saint prêtre, qui ne quitte pas le chevet de ses persécuteurs et les soigne amoureusement, les infirmières viennent se jeter à ses genoux et implorer son pardon. Le moment semble indiqué pour créer « quelque chose de neuf ». Montfort sait ce que peut le grain de sénevé. Les douze pêcheurs ignorants rassemblés par Jésus sont devenus l'Eglise universelle. Il a remarqué, parmi les personnes soignées à l'hôpital, quelques femmes difformes, ou boiteuses, ou malingres, tristes épaves, rebut du monde. Mais en elles habite avec complaisance le Dieu tout-puissant. Il les groupe en une association pieuse et place à leur tête l'une d'elles, qui est aveugle mais dont la piété, le bon sens et l'intelligence sont remarquables. L'évêque approuve. Les administrateurs mettent à la disposition de l'association naissante une chambre isolée qui, comme beaucoup de chambres de couvent ou d'hôpital, porte un nom; ce nom, la Sagesse, sera demain celui d'une de nos grandes congrégations françaises. Dans cette pièce prédestinée, et au milieu de laquelle se dresse une grande croix de bois, qu'on voit aujourd'hui dans la chapelle de l'hôpital, on se réunit pour prier, pour lire, pour méditer, pour se récréer en commun. Ces infirmes, éduquées par Montfort, deviendront elles-mêmes des infirmières. Elles transformeront, par leur action discrète mais continue, le climat moral de cette maison jusque-là désordonnée, en même temps qu'elles y instaureront l'ordre matériel. Mais à l'élite seule il avait été fait appel, et il est dur et humiliant pour le médiocre et le vulgaire de ne pas se sentir compris dans l'élite. Une sourde révolte se préparera dans l'ombre, et bientôt s'affirmera sous la forme insidieuse et sûre de calomnies, d'interprétations malveillantes, de jugements perfides. Une fois de plus, le « réformateur » devra battre en retraite.
Mais son apostolat ne connaît pas de repos. Au moins peut-il, dans les paroisses, confesser les simples, visiter les malades et mendier à leur place, s'entretenir avec une petite congrégation d'écoliers qu'il a su organiser.
Voilà qu'il retrouve en ville la jeune Marie-Louise Trichet, qu'il n'avait pas perdue de vue depuis que la Vierge l'avait envoyée à son confessionnal. Ses parents possèdent rue du Gervis-Vert un bel hôtel où son enfance s'est écoulée confortablement, mais avec de grands exemples qui lui donnent la nostalgie d'une vie plus haute. Faut-il dire, suivant un pieux vocabulaire qui nous a souvent découragés, qu'elle voulut inscrire sa vie sous le signe du sacrifice? Sacrifice, renoncement : ces mots nous semblaient correspondre à une diminution de l'homme dont nous ne voulions pas prendre notre parti. Un Montfort, une Louise Trichet ne se renoncent pas, ne sacrifient rien; ils choisissent mieux que les autres et dans un ordre plus élevé, voilà tout. Et l'exemplaire passion du Christ représente pour nous une amoureuse élection, l'attachement « passionné » à la gloire de son Père et au salut de ses frères.
 
Déjà Mlle Trichet avait vécu, quelques mois, comme sœur converse, chez les Filles de Notre-Dame à Châtellerault. Mais le jansénisme avait, comme l'ivraie un champ de blé, envahi cette maison. Aussi ses parents se décident-ils, invoquant les insuffisances de son état de santé, à la retirer et à la reprendre chez eux. Elle ne tarde pas à devenir la dirigée de Montfort,
en qui elle a une pleine confiance. Sa mère s'en émeut. Elle est elle - même une
chrétienne de stricte observance, mais elle tient à certains préjugés de classe. Elle n’hésite pas à blâmer sa fille d'aller voir ce prêtre    excentrique   dont déjà quelques « esprits            supérieurs » se gaussent. « Tu deviendras folle comme lui », lui dit-elle.
Marie-Louise Trichet est une assez jolie personne; les jeunes gens la regardent volontiers; sa conversation est plaisante et des succès mondains lui semblent promis. Ce n'est plus, malgré le stage au couvent, la dévote retranchée du monde et qu'on laisse à ses exercices religieux pour courir vers de plus agréables conquêtes.
Si toutefois, elle n'avait fait que céder à un emballement facile en allant solliciter les conseils de l'apôtre, bien vite les rudoiements calculés et étudiés de ce dernier l'eussent détournée de son chemin. Il se plaît à humilier cette jeune fille comme lui-même le fut autrefois sous la férule de ses maîtres sulpiciens. Un peu avant la Pentecôte de l'année 1702, comme il a pu mettre à profit une accalmie et retourner à l'hôpital, où reprennent les réunions de « la Sagesse », il invite sa « fille » à se joindre au groupe de ses chères associées. Vient-elle en retard pour l'oraison, impitoyablement il la rabroue : « Ma fille, vous n'entrerez pas; pour punir votre faute, vous resterez à la porte. » Comme, une autre fois, elle se propose de faire la lecture, il la semonce, lui reprochant sa vanité et son mépris des personnes plus âgées. Marie-Louise Trichet accepte sans plainte une telle conduite, mais elle presse Montfort de la faire entrer dans un cloître. Sans être autrement explicite, il lui promet qu'elle sera, un jour, religieuse, et la prie de prendre patience.
A la mort, en 1703, de Mgr Girard, les persécutions recommenceront, mais, grâce au groupe de la Sagesse, visiblement béni de la Providence, l'ordre régnera enfin à l'hôpital. La bataille est gagnée, et Poitiers comptera, dans la vie de Montfort, comme une de ses plus profitables étapes spirituelles. Il écrit : « Le grand Dieu que je sers m'a donné, depuis que je suis à Poitiers, des lumières dans l'esprit que je n'avais pas, une grande facilité pour m'énoncer et parler sur-le-champ sans préparation, une santé parfaite et une grande ouverture de cœur envers tout le monde. C'est ce qui m'attire l'applaudissement de presque toute la ville, ce qui doit bien me faire craindre pour mon salut. »

X
 
En 1701, année où la mort de Monsieur, frère du Roi, fait sur elle une forte et douloureuse impression, Mme de Montespan, on ne sait pour quelles raisons, cesse de s'intéresser à Louise Grignion, qu'elle avait placée, comme on sait, chez les Dames de Saint-Joseph, à Paris. L'intervention de personnes généreuses permit à la jeune fille de rester quelque temps encore à l'abri d'une misère menaçante. Mais l'année suivante, elle risque,  de nouveau, de se trouver sans gîte et sans pain. Sans dire mot à qui que ce soit, Montfort quitte Poitiers, remettant sa fondation entre les mains de Dieu. Il chemine à pied, son bâton à la main, avec l'entrain et l'allégresse incomparables qui ne le quitteront presque jamais.  Fidèlement,   il  s'arrête aux Ardilliers,  son  lieu de pèlerinage favori. A Angers, il est tout heureux à la pensée de pouvoir   rencontrer   son   ancien   père spirituel, M. Brenier, qu'il sait être de passage dans cette ville. M. Brenier saura sans doute lui donner quelque utile indication pour tirer sa sœur d'embarras. Mais, en présence de la communauté tout entière, M. Brenier le repousse avec mépris et le met à la porte comme le dernier des hommes. Ah! cette fois, c'en est trop. Le malheureux goûte à la lie du calice et ne peut retenir une plainte : «Est-il possible qu'on traite ainsi un prêtre dans un séminaire? » Peut-être M. Brenier s'est-il scandalisé de l'accoutrement singulier du visiteur! Peut-être M. Leschassier l'a-t-il mis en garde contre le zèle excessif et les extravagantes entreprises de son dirigé! Peut-être aussi les Jansénistes ont-ils mené contre lui quelque perfide campagne! Montfort s'arrête à peine à ces toutes naturelles suppositions, et, sans prendre la moindre nourriture, le voilà qui repart pour Paris. Il y arrive inimaginablement sale et les pieds cruellement blessés. Il ne peut décemment se présenter ailleurs qu'à l'Hôtel-Dieu. On l'y héberge pendant les quinze jours nécessaires à la guérison de ses plaies. Puis il se met en quête de sa sœur, qu'il retrouve à grand'peine et dans un état d'abandon et de pauvreté qui lui fait mal. A qui donc aura-t-il recours pour éviter de la reconduire à Rennes, chez ses parents? A tout hasard, il se rend à Issy-les-Moulineaux et demande M. Leschassier, qui y réside pendant les vacances. M. Blain, témoin de l'entrevue, la raconte en ces termes : « Il reçut, dit-il, le visiteur avec un visage glacé et dédaigneux, et le renvoya hautement, sans vouloir lui parler ni l'entendre. Pour moi, qui étais présent, j'étais interdit et ne souffrais pas peu de l'humiliation dont j'étais témoin. Quant à lui, il la soutint avec sa douceur et sa modestie ordinaires, et s'en retourna avec la même tranquillité qu'il était venu. » Un même accueil glacial l'attend chez le curé de Saint-Sulpice, M. de la Chétardie, qu'il avait connu naguère et à qui l'idée lui est venue de demander aide en faveur de sa sœur. Enfin, grâce à un prêtre de la même paroisse, M. Bargeaville, son condisciple d'autrefois, il obtient que sa chère Louise soit présentée rue Cassette où, presque en face du Noviciat des Jésuites, les sœurs Bénédictines du Saint-Sacrement ont leur couvent. La supérieure, on ne peut mieux disposée à son égard, lui offre délicatement, à lui, un repas quotidien qu'il obtient la permission de partager avec un pauvre; quant à sa sœur, admise bientôt dans une maison du même ordre, à Rambervillers, elle deviendra sœur Ma rie-Bernard et prononcera ses derniers vœux en 1704. Jamais plus Montfort, rappelé à Poitiers par le successeur de Mgr Girard, ne la reverra, mais les lettres où ils échangent leurs fraternels sentiments rappelleront la force et la douceur du lien qui unissait en ce monde Benoît et Scholastique.
Le nouvel évêque de Poitiers, Mgr de la Poype de Vertrieu, Lyonnais d'origine, tout simple et tout pauvre en esprit, et pour qui le surnaturel était naturel, allait faciliter l'entrée à l'hôpital, ou plus exactement, l'entrée dans la Congrégation de M. de Monfort, de Marie-Louise Trichet qui s'ennuie dans le monde, où de toute évidence elle n'est pas à sa place. La fille du procureur au siège présidial n'a encore que dix-huit ans. Une vie sévère lui est immédiatement imposée. Elle mange le pain noir des pauvres et se fait leur domestique. Montfort, qui voit sans doute en elle la première supérieure de son ordre nouveau, la façonne au mépris de ses habitudes et de ses goûts. Il l'oblige à manger une soupe ignoble où grouillent des vers, et lui rappelle la plaie purulente du misérable qu'il assista. Plus tard, il lui fera baiser la terre, la priera de porter de volumineux et lourds paquets, lui interdira de recevoir les visites d'un frère prêtre, brûlera les lettres qui lui sont destinés sans même les lui montrer. Il veut lui faire changer d'habit et, le 2 février 1703, jour de la Purification, lui impose, devant la statue de Notre-Dame de la Paix, aujourd'hui vénérée à Saint-Laurent-sur-Sèvre, un vêtement de rude étoffe grise, inélégant au possible et qui met en fureur Mme Trichet. Une intervention du procureur auprès de l'abbé Grignion reste sans effet. En vain, de son côté, la mère insiste-t-elle auprès de Mgr de la Poype. Comme elle prétend, devant l'aumônier de l'hôpital, faire valoir ses droits sur sa fille, celui-ci lui réplique : « Votre fille, elle n'est pas à vous, mais à Dieu. » Marie-Louise Trichet, au fait, ne s'appelle plus que Marie-Louise de Jésus. Une rieuse et charmante jeune fille de ses amies, Catherine Brunet, musicienne dont les airs profanes inspireront à Montfort des vers religieux, se joindra bientôt à elle et deviendra Sœur de la Conception.
Comme compensation à tant de duretés, Montfort, en dépit des usages imposés par les étroitesses du jansénisme, permet à ses filles la communion quotidienne. Il les initie, en outre, aux merveilles de cette Sagesse qui est l'objet d'un des livres les plus lyriques de la Bible et dont Notre-Dame, dès le seuil de la loi nouvelle, est la la plus idéale figuration.
L'œuvre de l'ardent apôtre est en marche. Les puissances de ténèbres s'y attaquent comme à une arme redoutable au service du Dieu qu'elles exècrent. On entend dans sa cellule Montfort lutter contre le Malin et réclamer avec des cris l'aide de Marie. C'est la lutte directe. Mais il en est une autre, sournoise et plus dangereuse. Un jour que, sur les bords du Clain, Montfort voit des jeunes gens provoquer au vice des lavandières, il les fustige de sa discipline à coups redoublés. L'un d'eux se prétend blessé à mort. Sa mère se plaint à l'évêque. Montfort reçoit l'ordre de ne plus célébrer la messe. Cet ordre est bientôt levé, la supercherie de la plaignante ayant été reconnue. Mais le « scandale » causé dans le pays amène la dissolution de l'association des pensionnaires infirmes comme celle de l'embryon de congrégation. Il faut de nouveau que Montfort, apparemment vaincu, s'en aille.
 
 
 

XI
 
Au temps de Pâques de l'année 1703, voilà, encore une fois, Montfort sur la route de Paris. Sa main s'appuie sur le bâton familier. Son crucifix  resplendit   sur  sa   poitrine.   Un rosaire enserre ses reins. Il tient sous le bras un bréviaire malmené par les haltes et les voyages. Dans son sac on trouverait une statue de Marie, une Bible, un recueil de ses cantiques, la discipline qui lui sert à châtier les impudiques et surtout à mater sa propre peau. Personne ne l'attend. Les portes qui lui eussent été autrefois ouvertes ne lui sont plus accessibles. Dieu secrètement l'attire, malgré presque sa volonté. Cette fois, ce n'est pas à l'Hôtel-Dieu, mais à la Salpêtrière qu'il se dirige, usé par les fatigues du voyage. Tout n'est que sévérité à la Salpêtrière, depuis ce nom qui lui fut donné lorsqu'on y installa, sous Louis XIII, un arsenal. C'est une austère réplique  aux  glorieux Invalides. Des pensionnaires de toutes catégories, mendiants, forçats,  fous et filles occupent les quarante-cinq corps de bâtiments qui font de cet établissement une véritable cité. La chapelle aux quatre nefs, et que surmonte un dôme construit à l'intérieur de tonneaux découpés, est aujourd'hui une des plus lamentablement délabrées de Paris.
A peine reposé, Montfort devient l'infirmier des quelques milliers de misérables que Louis XIV a fait hospitaliser à la Salpêtrière, sur le conseil de Vincent de Paul. Il a pour eux des attentions, des délicatesses de maman. Il baise les plaies qu'il soigne. Il dorlote ces gueux inconnus. Quand on veut l'indemniser, il refuse. S'il accepte un jour des vêtements, car ses loques ne tiennent plus, il troque un chapeau neuf contre celui d'un mendigot. Mais le personnel de l'hôpital estime que l'ardeur de ce prêtre est une insulte, un reproche permanents à leur routine; une conspiration est ourdie, s'organise; et un matin, sous son couvert, il trouve un mot d'écrit lui signifiant son congé.
 
Rue du Pot-de-Fer, dans un taudis dont personne ne veut, sous un escalier qui fait songer à celui de saint Alexis, il s'estime heureux de pouvoir se réfugier, tandis que les sœurs bénédictines du Saint-Sacrement veulent bien, comme autrefois, lui assurer un repas quotidien. Il ne dispose que d'une misérable couchette et d'une écuelle de terre, mais tout l'univers réside dans son réduit. Il est libre, libre, libre. Il se meut dans l'étude des mystères de Dieu avec une joie qui n'a d'égale que le mépris dont il se sait entouré. Il écrit : « Je suis plus que jamais appauvri, crucifié, humilié. Les hommes et les diables me font, dans cette grande ville de Paris, une guerre bien aimable et bien douce. Qu'on me calomnie, qu'on me raille, qu'on déchire ma réputation, qu'on me mette en prison, que ces dons sont précieux! que ces mets sont délicats! Ah! quand serai-je crucifié et perdu au monde. » Ce langage magnifique, on le reconnaît. Il est celui d'un vrai miles Christi. C'est le langage d'un Paul. C'est le langage de la folie de la Croix.
 
Docile aux conseils de son confesseur, Louis-Marie Grignion se remet à la prédication. Il se fait entendre dans une chapelle souterraine de Saint-Sulpice, cependant que l'accès du séminaire lui demeure rigoureusement interdit. Les Jésuites, de leur côté, se dérobent : seul, son ancien professeur et directeur au collège de Rennes, le Père Philippe Descartes, neveu du philosophe, lui est compatissant et soutient ses espoirs. Blain vient quelquefois retrouver le frère de son âme, mais l'attitude plus que circonspecte d'un Leschassier et d'un Brenier semble ébranler sa fidélité. Va-t-il s'éloigner, comme tant d'autres? Peut-être s'efface-t-il pendant quelque temps du moins, car Montfort déclare un jour : « Je ne connais plus d'amis ici que Dieu seul; ceux que j'avais autrefois à Paris m'ont abandonné. » Il est l'ordure, la balayure, celui qu'on n'écraserait sans doute pas du pied, mais que l'on ne veut plus reconnaître, que l'on éprouve quelque honte à avoir rencontré.
Toutefois, il ne cesse de croire à ses fondations, celles dont il a jeté les bases comme celles dont le rêve le poursuit obstinément. Il exhorte sa pauvre chère Marie-Louise de Jésus, souvent persécutée, toujours vaillante et parfois héroïque jusqu'au sublime. Il resonge à sa société de prêtres missionnaires, destinés à mener le combat contre le jansénisme, et parvient à créer le séminaire de la future Compagnie de Marie dans une école cléricale que dirige à Paris, rue des Cordiers, près du collège Louis-le-Grand, son camarade, l'abbé Poulard des Places.
Le cardinal de Noailles, archevêque de Paris, le charge, entre temps, de réformer les Ermites du Mont-Valérien. Leur communauté existait depuis le début du XVIIe siècle : tous laïques, à la seule exception de leur supérieur, qui devait être prêtre, ils vivaient de légumes, travaillaient la terre, confectionnaient des bas au métier et gardaient le silence. Ils avaient dressé sur le mont qui domine la région parisienne un imposant Calvaire où, à droite et à gauche de la croix du Christ, figurait le gibet des deux larrons. Restauré en l'an 1634, ce calvaire, devait être en 1840 transféré dans la clôture de l'église Saint-Pierre-de-Montmartre. Il donnera à l'abbé Grignion, l'idée du monument dont le nom se trouve étroitement associé à celui de Pontchâteau.
Auprès des solitaires, qu'un contact avec le monde avait conduit à se relâcher de leur règle initiale et que la gangrène janséniste commençait de corrompre, l'apostolat de Montfort fut rapidement efficace et on le vit regagner en peu de temps sa cellule de la rue du Pot-de-Fer et reprendre cette vie contemplative en laquelle réside le secret de sa vie publique et de ses victoires. Mais Dieu veut ce pauvre ailleurs que sous un étouffant escalier.

XII
 
« Monsieur, nous, quatre cents pauvres, vous supplions très humblement, par le plus grand amour de la gloire de Dieu, nous faire venir notre vénérable pasteur, celui qui aime tant les pauvres, monsieur Grignion. » Ce naïf et touchant message, adressé au supérieur de Saint-Sulpice, par les gens de l'hôpital de Poitiers, fit plus auprès de Montfort que les supplications, deux fois répétées, de Mgr de la Poype (de qui la précieuse Méthode des Ecoles charitables sera plus tard, grandement profitable au fondateur d'écoles que fut Montfort). Il ne peut résister à ceux qui voient en lui leur « Ange ». Une bonne âme lui remet dix écus pour son voyage. Il s'empresse de les faire glisser dans la sébile d'un mendiant. Là-bas il est investi de la charge de directeur de l'hôpital. Des feux de joie s'allument pour le fêter. Les administrateurs eux-mêmes, si formalistes et si près de leurs dossiers et de leurs papiers, sont en liesse. Mais à ce jour de gloire succèdent de prosaïques et durs lendemains. Son sous-directeur lui rend ce témoignage, qui vaut d'être reproduit tout entier et qui montre à quel prix Montfort acheta le relèvement d'une œuvre qu'une année de désordre et de divisions avait tout simplement mise par terre : « Les travaux de M. Grignion étaient si pénibles à la fois pour son âme et pour son corps; ses exercices de piété si continuels et ses mortifications si ininterrompues que j'ai toujours regardé comme une sorte de miracle qu'il ait pu faire tout cela sans mourir mille fois... L'oraison mentale, l'office divin, la célébration des saints mystères, les exercices du confessionnal, la prédication, les catéchismes, la visite des malades ou des pécheurs, le chant des cantiques spirituels, l'occupaient continuellement et incessamment. Malgré des travaux si pénibles, il jeûnait sévèrement et exactement trois fois par semaine..., et son unique repas était alors un potage maigre, avec deux œufs et un peu de fromage. Toujours il était chargé de chaînes de fer autour du corps et des bras, si étroitement qu'à peine pouvait-il se courber, et meurtri par des macérations sanglantes et fréquentes. Il couchait sur un peu de paille, et fort mal couvert. Il ne mangeait souvent que du pain bis, et mettait toujours les deux ou les trois quarts d'eau dans son vin. A tous nos repas du soir et du matin, il faisait ordinairement mettre à notre table un pauvre, et ordinairement ce pauvre, dont il buvait le reste, était ou écrouellé ou atteint de quelque autre mal dangereux et capable de causer de l'horreur. Cependant il n'en a jamais été incommodé.
» M. Grignion avait un don particulier pour adoucir les pauvres, souvent irrités par les rigueurs d'un hôpital, et, quand il trouvait de la résistance, ou que la correction aigrissait leur mauvaise disposition, il se mettait à genoux, fût-ce dans la boue, tête nue, en leur promettant qu'il ne se lèverait point qu'il ne les vît tranquilles; aussitôt ils se mettaient eux-mêmes à genoux et demandaient pardon. Et quand, dans toutes ces rencontres et autres semblables, il essuyait quelque outrage piquant jusqu'au vif, comme il lui arrivait presque tous les jours, il avait coutume de dire que c'était là son gain personnel et la récompense de sa bonne intention. »
 
Mais décidément cet hôpital était un lieu impossible. Il semble que le Malin se soit particulièrement appliqué à y déchaîner les jalousies et les colères. Montfort, après quelques mois d'enthousiaste popularité, connaît de nouveau la morsure des calomnies, le venin de la mauvaise foi. De qui prendra-t-il conseil, maintenant, devant une résistance à son influence qui lui paraît humainement insurmontable? Il s'humiliera jusqu'à s'adresser à la jeune novice qu'il a introduite dans cette maison et qu'il devra y laisser seule : « Mon Père, lui répond-elle, avec la hardiesse des enfants de l'Esprit d'en haut, il vaut mieux que vous quittiez l'hôpital. »
Le même soir, Montfort démissionnait.
 

XIII
 
Grignion de Montfort a trente et un ans, et l'heure a sonné de sa véritable mission, de l'activité pour laquelle il se sait placé parmi les hommes. Non pas qu'il ait considéré comme une tâche secondaire les très humbles fonctions qu'il lui fut donné de remplir auprès des pauvres; mais plus que les corps malades le préoccupent les âmes rongées par le péché, les âmes qui n'accomplissent pas leur destinée, dont la vie passe à côté de l'Amour. Il risque auprès de Mgr de La Poype une démarche osée, qu'il n'eût jamais voulu tenter précédemment mais qu'il n'a plus aucune raison de différer. Qu'on lui permette de prêcher des missions à Poitiers et dans le pays environnant; qu'il lui soit loisible de relever les temples qui s'écroulent et de pourvoir aux besoins spirituels des âmes : voilà ce qui lui tient à cœur et qu'il attend de son chef. Mgr de La Poype approuve et donne avec confiance son licet. Montfort sera directeur de la maison dite des « Pénitentes », sise au milieu de la ville, et de là il pourra, aidé de quelques autres prêtres, bien choisis, étendre son rayon d'action dans tous les quartiers.
Le missionnaire se prépare par une retraite de dix jours, au cours de laquelle les assauts de Satan se feront plus furieux que jamais. Mais le voilà prêt. Equipé à neuf, armé jusqu'aux dents, il entre en campagne, et ce que l'on voit d'abord en pleine lumière, quand il avance vers ces auditoires populaires, c'est son crucifix tendu à grande distance de son corps déchiré par les macérations. De l'orateur, il possède les plus beaux dons. Sa formation théologique est sans faille. Sa connaissance des hommes, sans lacune. Sa physionomie possède un relief qui attire et qui retient. Son regard merveilleusement expressif lance des jets de feu, où une immense bonté s'associe aux sévérités nécessaires. Sa voix est ardente, pleine et puissante. Il sait ce qu'aiment et ce qui frappe les foules : les images familières, les comparaisons saisissantes, les concrétisations hardies viennent sans recherche, affluent, illuminent le sujet et en gravent inoubliablement les données dans les esprits et dans les cœurs. Par des emprunts à la vie quotidienne, aux préoccupations terre à terre de ses auditeurs, il fait passer le rappel des sublimes réalités. Sa théologie s'appuie sur la terre, sur la tâche des hommes, sur leur besoin vital, sur leur amour, sur leur misère, sans que la moindre tendance immanentiste avant la lettre n'y puisse être décelée. Il est des orateurs, d'ailleurs fort éloquents, qui s'écoutent déroulant, en deux ou trois points, la fresque de tel ou tel mystère sacré, sans soupçonner que, du plein ciel où ils les appellent, ceux qui les écoutent sont pratiquement incapables de reporter dans leurs allées et venues de tous les jours les enseignements dont ils les ont nourris. Ni un Montfort, ni plus près de nous un Curé d'Ars ne perdent de vue que ce que l'homme de la rue va chercher au pied d'une chaire, c'est le moyen de donner un sens à une besogne matérielle, à des difficultés ménagères, à des soucis de citoyen qui, jour après jour, pèsent sur son existence et le penchent toujours un peu plus sur la poussière d'où il est issu et d'où il voudrait s'évader.
L'attention de son auditoire connaît-elle quelque relâchement? Ou veut-il le récompenser d'une assiduité méritoire? Montfort sortira de sa « réserve » son pieux arsenal d'images, sa sainte bimbeloterie, son appareil de bougies et de fleurs dorées, ses régimes de croix et de médailles. Moyenâgeux jusqu'à l'allure en ce xviiie siècle commençant, il reprend la tradition abandonnée des drames et des mystères, et se plaît notamment à jouer la « Mort du Pécheur » qui oppose le prêtre et les bons anges aux esprits sataniques. Ses sermons seront rituellement précédés et suivis du chant des cantiques qu'il a composés, qu'il entonne lui-même et qu'il invite la foule à reprendre en chœur. Ces cantiques, dont un gros recueil a pu être constitué, sont encore sur toutes les lèvres : c'est le « Vive Jésus, vive sa Croix » qui préside aux innombrables érections de calvaires; c'est ce chef-d'œuvre qui s'intitule « 0 l'Auguste Sacrement » et qui, comme les hymnes de l'Aquinate, contient, en quelques strophes, toute la doctrine eucharistique; ce sont les chants de pénitence tels que « Sous le firmament, tout n'est que changement»; «Reviens, pécheur, à ton Dieu qui t'appelle »; ce sont surtout les morceaux dédiés à la Vierge et qui odorent comme la rose devant les mois de Marie de village : ainsi le « Je mets ma confiance » et « Par l'Ave Maria, le péché se détruira »... Enfin, il ne quitte pas une paroisse sans y créer des confréries du Saint-Sacrement, du Rosaire, et des Sociétés de Vierges et de Pénitents assujettis à certains pieux exercices et qui renonçaient au mariage pour un an.
Montfort prêche sa première mission dans le faubourg de Montbernage, où pêle-mêle vivent des ouvriers terrassiers, des aubergistes et de très modestes commerçants; le soir, il ne fait guère bon s'y aventurer : des filles et de mauvais garçons y sont à l'affût des aubaines. Des hurlements de haine accueillent l'homme à la soutane. Des injures grossies d'obscénités le soufflettent en plein visage. Calme, souriant, Montfort aborde les plus enragés, leur tend la main, s'informe de leur santé, trace sa bénédiction sur des fronts d'enfants, et parle avec tant de douceur, tant d'amour ému et vrai qu'il gagne peu à peu la sympathie de ce peuple hétéroclite. Comme il n'y a là ni église ni chaire, il rassemble son monde dans une grange dite de la Bergerie, où le soir danse la folle jeunesse du quartier, devant un haut crucifix et des étendards figurant les mystères du Rosaire. Ce lieu d'abomination sera élu pour centre de la mission. Des processions, parcourant les rues du faubourg, y mèneront la foule des hommes qui, au lieu d'insulter grossièrement les prêtres comme autrefois, suivront, la tête découverte, la croix du Christ, et chanteront avec foi les cantiques du repentir. Le dernier jour, chacun baisera une statuette de la Vierge en disant : « Je me donne tout entier à Jésus-Christ, par les mains de Marie, pour porter ma croix à sa suite, tous les jours de ma vie. » Pendant quarante ans, un ouvrier, Jacques Goudeau, se chargera d'assurer un prolongement à cette magnifique mission en récitant, dimanches et fêtes, la prière. Les Filles de la Sagesse gardent précieusement, aujourd'hui, l'oratoire installé dans l'ancienne grange et où l'on vénère une image de Notre-Dame offerte par Montfort et qui porte le nom de « Notre-Dame-des-Cœurs ».
L'étonnant missionnaire est tellement attaché à son œuvre qu'il se refuse les plus naturelles et les plus pures joies humaines. A vrai dire, son détachement date de son départ de Rennes, mais une lettre, datant de l'époque de ses premières missions, nous laisse voir à quel point il est consommé. Il dit à sa mère : « Quoique je ne vous écrive pas, je ne vous oublie pas dans mes prières et sacrifices. Je vous aime et honore d'autant plus parfaitement que ni la chair ni le sang n'y ont plus de part. Ne m'embarrassez point de mes frères et sœurs. J'ai fait pour eux ce que Dieu a demandé de moi par charité; je n'ai, pour le présent, aucun bien temporel à leur faire, étant plus pauvre que tous; je les remets, avec toute la famille, entre les mains de Celui qui l'a créée. Qu'on me regarde comme un mort! Je le répète, afin qu'on s'en souvienne: Qu'on me regarde comme un mort! »
C'est encore au même moment qu'il rencontre, par hasard, dans l'église des Pénitentes, un jeune homme inconnu, originaire de Bouillé-Loretz, Deux-Sèvres, et qui prie comme un prédestiné. Montfort l'appelle et, après quelques minutes de conversation, lui dit simplement, comme le Christ à ses premiers disciples : « Suis-moi. » Ce sera le frère Mathurin qui, désormais, ne quittera plus le missionnaire, fera avec lui le catéchisme et enseignera de jeunes écoliers.
Mais les missions vont se succédant dans les paroisses de Poitiers et dans les environs, à Saint-Savin notamment. A l'église des Calvairiennes, où chaque soirée fut triomphale, Montfort eut l'idée d'inviter les fidèles à apporter sur une place proche de l'église les livres et les gravures impudiques qu'ils pouvaient avoir chez eux. Près de cinq cents volumes furent ainsi amoncelés en forme de bûcher. Il se proposait d'y allumer le feu après le sermon. Mettant à profit son absence, des jeunes gens dressèrent au-dessus du tas un mannequin représentant une femme dont les boucles d'oreille étaient des saucisses. Le grand vicaire M. de Villeroi, avisé en l'absence de l'évêque, vint sur les lieux et, coupant la parole à l'abbé Grignion qui donnait alors son sermon, le somma de se taire et de renoncer à son autodafé comme à la plantation de croix qui «levait avoir lieu à la fin de la cérémonie. Après le départ du vicaire général, Montfort dit simplement : « Mes frères, nous nous disposions à planter une croix à la porte de cette église. Dieu ne l'a pas voulu. Nos supérieurs s'y opposent.
Plantons-la dans nos cœurs : elle y sera mieux placée que partout ailleurs. » L'auditoire fut grandement touché et retint ces paroles plus que le souvenir du pénible incident. Mais les livres licencieux furent ramassés, en grand désordre, par des écoliers, et bientôt Mgr de la Poype interdira toute prédication à l'infortuné missionnaire et lui fera comprendre que sa présence dans le diocèse est désormais indésirable.
 

XIV
 
Il reste toujours à Montfort la ressource de la route. Or, la route la plus courte, pour lui, en ce moment est celle qui mène à Rome, au visage visible du Christ invisible. Il plante son cher frère Mathurin à Poitiers, où celui-ci attendra ses consignes. Il laisse des instructions précises et le partage de ses vastes espoirs à la sœur Marie-Louise de Jésus. A ceux qu'il vient de renouveler par la vertu de l'Evangile vivant, il adresse ce message tout plein des battements de son cœur :
« Chers habitants de Montbernage, Saint-Saturnin, la Résurrection et autres, qui avez profité de la mission que Jésus-Christ, mon maître, vient de vous faire.
» Ne pouvant vous parler de vive voix parce que la sainte obéissance me le défend, je prends la liberté de vous écrire sur mon départ comme un pauvre père à ses enfants, non pas pour vous apprendre des choses nouvelles, mais pour vous confirmer dans les vérités que je vous ai dites. L'amitié chrétienne et paternelle que je vous porte est si forte, que je vous garderai partout dans mon cœur, à la vie, à la mort et dans l'éternité...
» Souvenez-vous donc, mes chers enfants, ma joie, ma gloire et ma couronne, d'aimer ardemment Jésus-Christ, de l'aimer par Marie, de faire éclater partout et devant tous votre dévotion véritable à la très Sainte Vierge, notre bonne Mère, afin d'être partout la bonne odeur de Jésus-Christ, afin de porter constamment votre croix à la suite de ce bon Maître et de gagner la couronne et le royaume qui vous attend; ainsi, ne manquez point d'accomplir et pratiquer fidèlement vos promesses de baptême et à dire tous les jours votre chapelet en public ou en particulier, à fréquenter les sacrements, au moins tous les mois.
» Je prie mes chers amis de Montbernage, qui ont l'image de ma bonne Mère et mon cœur, de continuer et augmenter la ferveur de leurs prières, de ne point souffrir impunément dans leur faubourg les blasphémateurs, jureurs, chanteurs de vilaines chansons et ivrognes.
» Il faut, mes chers amis, il faut que vous serviez d'exemple à tout Poitiers et aux environs. Qu'aucun ne travaille le jour des fêtes gardées; qu'aucun n'étale et n'entr'ouvre pas même sa boutique, et cela contre la pratique ordinaire des boulangers, bouchers et revendeuses, et autres qui volent à Dieu son jour, et qui se précipitent malheureusement dans la damnation, quelques beaux prétextes qu'ils apportent, — à moins que vous n'ayez une véritable nécessité reconnue par votre digne curé.
» Ne travaillez point les saints jours en aucune manière, et Dieu, je vous le promets, vous bénira dans le spirituel, et même le temporel, en sorte que vous ne manquerez pas du nécessaire. Je prie mes chères poissonnières de Saint-Simplicien, bouchères, revendeuses et autres, de continuer le bon exemple qu'elles donnent à toute la ville par la pratique de ce qu'elles ont appris dans la mission...
» ...Il ne faut pas douter qu'étant unique (sans doute seul) et pauvre, je périrai, à moins que la très Sainte Vierge et les prières des bonnes âmes, et en particulier les vôtres, ne me soutiennent et ne m'obtiennent de Dieu le don de la parole, ou la divine Sagesse, qui sera le remède à tous mes maux et l'arme puissante contre mes ennemis. Avec Marie, tout est aisé; je mets ma confiance en elle, quoique le monde et l'enfer grondent. C'est par Marie que je cherche et que je trouverai Jésus, que j'écraserai la tête du serpent et que je vaincrai tous mes ennemis et moi-même pour la plus grande gloire de Dieu.
» Adieu, sans adieu; car si Dieu me conserve la vie, je repasserai par ici, soit pour y demeurer quelque temps, soumis à l'obéissance de votre illustre prélat, si zélé pour le salut des âmes et si compatissant à mes infirmités, soit pour passer dans un autre pays, parce que, Dieu étant mon Père, j'ai autant de lieux ou demeures qu'il y en a où il est injustement offensé par les pécheurs... »
Nous sommes au début du carême de l'an 1706. A pied, tel que nous l'avons vu se rendre à Fontevrault, aux Ardilliers, à Paris et autres lieux, le Père de Montfort — on ne le connaît plus que sous ce vocable — se dirige à grande allure, au mépris des mépris, vers la capitale de la catholicité. Il faut renoncer à vouloir donner une idée même approximative des fatigues, des souffrances et des humiliations d'un tel voyage. Montfort n'est cependant pas seul. Un écolier espagnol, qui a trente sous en poche pour les quinze cents kilomètres du parcours, lui demande de l'accompagner, mais il le contraint, en retour, à abandonner son modeste pécule aux mendiants de la route pour que, comme lui, il n'attende rien que d'un secours providentiel.
L'Ombrie, mesurée, claire, douce, accueillante, put reconnaître en la personne du missionnaire breton un frère authentique de François Bernardone. Les pierres d'Assise, les roses épanouies des temples franciscains, les oliviers aux flammes vives, les pampres paresseusement allongés comme de démesurés reptiles, les cyprès adorateurs le virent monter, degrés par degrés, au plus haut du Subasio. Il devait y laisser choir son corps épuisé et s'élever son âme, jamais plus enthousiaste, devant l'autel où saint François avait aimé l'Amour que les hommes n'aiment pas. A Lorette, il vécut quinze jours dans l'intimité de la première famille chrétienne rendue plus sensible par la Santa Casa, déposée, au xiiie siècle, par les Anges. Un habitant le voyant célébrer la messe avec un recueillement inaccoutumé chez les autres prêtres lui offrit l'hospitalité. Il lui restait encore une longue étape à parcourir avant d'arriver à Rome. Dès qu'il aperçut le dôme de Saint-Pierre, il verse des larmes, tombe à genoux, ne peut contenir la joie dont son cœur déborde. Il ne veut plus désormais que marcher pieds nus et il suspend à son bâton ce qui reste de ses souliers.
Le 6 juin, le Père de Montfort est reçu en audience par le pape Clément XI. Il lui expose sa doctrine ascétique relative au rôle et aux: prérogatives de Marie, corédemptrice de l'humanité, et son plan d'évangélisation. Non seulement cette doctrine et ce plan furent hautement approuvés par le Souverain Pontife, mais ce dernier conféra à son fils spirituel le titre officiel de missionnaire apostolique, qui constituera une recommandation et une introduction auprès des évêques de France. Comme Montfort, tenu en suspicion jusque-là par ceux-ci, demande au Saint Père s'il n'y a pas là une indication du Ciel et s'il ne doit pas quitter son pays et gagner les missions lointaines, il s'entend formellement répondre : « Votre zèle a un assez vaste champ en France. N'allez point ailleurs, et travaillez avec une parfaite soumission aux évêques, dans les diocèses où vous serez appelé. Dieu, par ce moyen, donnera bénédiction à vos travaux. »
A la fin de l'audience, Clément XI bénit et indulgencia un crucifix d'ivoire que lui présenta Montfort. Fixé au bout de son bâton de pèlerin, ce crucifix l'assistera dans tous ses voyages.
A peine rentré de Rome, il se rend à Ligugé, à l'abbaye Saint-Martin. Les Jésuites occupent pro­visoirement cette maison bénédictine. Le frère Mathurin, qui l'y attend, ne le reconnaît pas. A Poitiers, M. de Villeroi, devenu omnipotent, l'ex­pulse, sans attacher d'importance au titre dont le pape l'a honoré. A Fontevrault, il est congédié du monastère comme un simple vagabond. A Saumur, où il se rend après avoir été prier Notre-Dame des Ardilliers, il aide elle qui deviendra la bienheureuse Jeanne de la Noue à élaborer les statuts de la congrégation de Sainte-Anne. Au Mont Saint-Michel, il reçoit de l'Archange l'invulnérabilité d'âme dont il a besoin pour ravir à Lucifer une multitude de proies humaines.
 
 

XV
 
Le Père de Montfort éprouve-t-il le besoin de reprendre contact avec son pays nourricier? On le retrouve à Rennes, peu après son pèlerinage au Mont-Saint-Michel, et, au lieu de descendre chez ses parents qui y habitent et qui l'eussent peut-être détourné de sa vocation, il s'installe chez une vieille femme, dans un taudis où fré quentent des rouliers, et où, pour peu d'argent, on lui sert du lait et des galettes de blé noir. C'est là que le découvre son oncle M. de la Visuelle-Robert, sacriste à l'église Saint-Sauveur. Sur ses instances, il accepte d'aller dîner une fois dans sa famille, où il se montre plus gai et plus enjoué qu'il n'a jamais été. L'évêque de Rennes, Mgr de Beaumanoir de Lavardin, ami de la marquise de Sévigné (elle écrit à son sujet : « c'est un homme admirable; il ne pèse rien, ni ses gens aussi; ...on le voit peu, il trotte assez, et ne hait pas d'être dans sa chambre »), veut bien l'autoriser à prêcher dans les communautés et dans les paroisses. Cependant, il joue et ruse avec les foules trop enclines à l'idolâtrer, il semble se plaire à leur ménager des étonnements : un jour, il refuse de prêcher et dit qu'il se contentera de méditer à voix haute; lorsqu'il arrive aux souffrances de Jésus, tout l'auditoire, en larmes, se prosterne.
On voudrait qu'il restât dans le diocèse de Rennes; mais il disparaît. On le retrouve, à la Toussaint de 1706, au village de la Béchelleraie, où vivait encore sa nourrice, la mère André. Il a chargé son fidèle frère Mathurin de demander à cette dernière si elle veut bien l'héberger, mais il recommande qu'on ne le nomme pas. La mauvaise réputation du missionnaire vagabond est telle que la vieille femme refuse de le recevoir. Quand elle apprendra, quelques jours plus tard, qui il est, elle viendra s'excuser en pleurant. Montfort, par compassion, accepte de prendre un repas chez elle, mais il ne voulut pas y loger. « André, André, lui dit-il, si, hier soir, je vous avais demandé le couvert au nom du prêtre Grignion de Montfort, vous me l'auriez accordé. Je vous l'ai demandé au nom de Jésus-Christ, votre Dieu et le mien, et vous me l'avez refusé. C'est une grande faute que vous avez commise, non pas contre moi, mais contre Jésus-Christ. »
 
Sollicité par le bon chanoine Jean Leuduger, de Saint-Brieuc, supérieur des missionnaires de ce diocèse, de qui il avait entendu parler dès le collège et à qui, se trouvant à Nantes chez M. Levêque, il avait déjà rêvé d'offrir ses services, il organise missions et retraites de février à septembre 1707. A La Chèze, il vient accomplir à la lettre une prophétie de saint Vincent-Ferrier qui, devant les ruines de la chapelle de Notre-Dame de Pitié, avait dit trois cents ans plus tôt, entrevoyant le relèvement de ce sanctuaire : « Cette œuvre de réparation est réservée à un homme que le Tout-Puissant fera naître dans les temps reculés, homme qui viendra en inconnu, qui sera beaucoup contrarié et bafoué, et qui cependant, avec la grâce de Dieu, viendra à bout de cette entreprise. » A Montcontour, le Père de Montfort s'attaque à des jeunes gens et à des jeunes filles qui dansent, accompagnés de violons, un jour de dimanche. Il s'empare des instruments et veut les briser. Il s'agenouille devant les danseurs et, d'une voix éclatante, leur crie : « Que tous ceux qui sont du parti de Dieu fassent comme moi. » Et Bretons et Bretonnes d'imiter l'impétueux missionnaire et de réciter avec lui des dizaines de chapelet. Ne s'avise-t-il pas, dans la même localité, de profiter d'une exceptionnelle affluence pour entreprendre une quête en faveur des âmes du Purgatoire, ce qui était contraire aux habitudes de ses confrères? Les prêtres qui l'assistent dans cette mission se scandalisent et se plaignent fortement en présence de M. Leuduger. Par faiblesse, celui-ci informe le Père de Montfort qu'il se passera désormais de son concours.
Réconforté, remis encore « à neuf » par une retraite au prieuré de Saint-Lazare, le Missionnaire du Pape va bientôt descendre vers Nantes. Ses parents le supplient, entre temps, de revenir chez eux. « Je veux bien, dit-il tranquillement, mais à condition que vous ferez un grand repas, pour que j'y puisse convier tous mes amis. » Au jour fixé, il fait entrer dans la salle-à-manger familiale tout ce qu'il peut rencontrer de mendiants, d'aveugles et d'éclopés dans les mauvais quartiers de Rennes. Il songe à faire édifier, sur la butte de la Motte, qui s'élève au milieu de la vallée du Meu, un calvaire semblable à celui du Mont-Valérien. La croix principale est achetée. Les travaux commencent. Mais brusquement le duc de la Trémoille, circonvenu par des prêtres jansénistes,  s'oppose au  projet de Montfort. « Quoi que vous fassiez, déclare le missionnaire à l'envoyé du duc, ce lieu deviendra un lieu de prières. » Je ne saurais dire si la prédiction s'est réalisée, mais pendant des siècles elle s'est répétée de foyer en foyer au pays de Montfort-sur-Meu.
 

XVI
 
On suppose que c'est à l'intervention du grand chantre de la cathédrale, M. Barrin, son ami de toujours, que le Père de Montfort dut d'aller prêcher des missions dans le diocèse de Nantes. L'année 1708 le vit, régulièrement accompagné de frère Mathurin et d'un nouveau disciple, le frère Jean, dans la paroisse Saint-Similien, puis à Vallet, pays où mûrit ce fameux vin de muscadet qui marque l'unité du pays nantais; à la Chevrolière où le curé en personne vint dans l'église faire obstacle à la prédication du saint missionnaire, épreuve qui combla de joie ce dernier au point que, sur-le-champ, il fit entonner le Te Deum; enfin à Vertou et à Saint-Fiacre. Dès le premier jour, à Vertou, la foule accourut en si grand nombre que le Père de Montfort s'en émut. « Son air affligé, devait rapporter plus tard le prêtre qui l'assistait, me fit croire à quelque grand malheur. Il me dit, en soupirant d'une manière si triste qu'il me glaça le cœur : « Mon cher ami, que nous sommes mal ici ! — Point du tout, lui répondis-je. Où irions-nous pour être mieux? Nous avons tout à souhait et tout en abondance. — C'est que nous sommes ici trop à notre aise, me répliqua-t-il; nous sommes très mal, notre mission sera sans fruit, parce qu'elle n'est pas appuyée et fondée sur la croix. Nous sommes ici trop aimés ! Voilà ce qui me fait souffrir. Point de croix, quelle croix ! » La mission ne devait pas moins réussir.
L'année suivante, l'apôtre intrépide se rend à Campbon, à Pontchâteau[6], à Crossac, à Besné, à la Boissière-du-Doré, à la Renaudière, à Landemont, à Saint-Sauveur de Landemont, à Missillac, à Herbignac, à Camoël. La plus retentissante de toutes ces missions devait être celle de Pontchâteau. Tout près de ce bourg s'élève une colline d'où la vue s'étend jusqu'à Guérande, Saint-Nazaire et Saint-Gildas et d'où l'on peut compter plus de trente clochers. Hanté par le souvenir du Mont-Valérien, le Père de Montfort avait demandé aux paroissiens, au cours de la mission, de dresser là un calvaire, sur un tertre qui permît de l'apercevoir encore de plus loin. Trente-six ans plus tôt, le jour même de la naissance de Montfort, des croix lumineuses étaient apparues à cet endroit et des témoins dignes de foi s'en souvenaient. Architecte et entrepreneur, il avait établi le plan, et s'était occupé des premiers charrois de pierres et de terre. C'était, au vrai, une entreprise gigantesque. Durant quinze bons mois, ouvriers, paysans et nobles, hommes et femmes, jeunes filles et enfants travaillèrent, au chant des cantiques, pour la gloire du Crucifié. On vint de Bretagne et de Normandie, on vint de Vendée, de Flandre et même d'Espagne grossir le nombre des enthousiastes chrétiens qui, animés d'un esprit digne de celui des foules du moyen âge, attestaient ainsi magnifiquement leur foi. La croix du Christ est teinte en rouge, couleur de la pourpre royale; celle du bon larron en vert, couleur qui symbolise le don de l'âme; celle du mauvais larron en noir, ce qui signifie l'abandon de toute espérance. Les quinze Pater et les cent cinquante Ave du Rosaire se trouvent figurés par des sapins et des cyprès disséminés autour de la colline. Les statues de Notre-Dame de Pitié, de saint Jean et de sainte Madeleine sont en place. Et le 14 septembre, jour de l'Exaltation de la Sainte-Croix, doit avoir lieu l'inauguration qui attire déjà des foules et des foules. Voilà que la veille, le Père de Montfort est avisé que l'évêque de Nantes défend de procéder à la bénédiction. Que s'est-il passé? Il vole vers Nantes. On lui apprend que Louis XIV, auprès de qui l'on a fait valoir qu'en cas de descente les Anglais pourraient s'abriter dans la forteresse (sic) qui vient d'être construite, a ordonné que celle-ci soit immédiatement détruite. Montfort tombe alors à genoux et s'écrie : « Le Seigneur a permis que j'aie fait faire le calvaire; il permet maintenant qu'il soit détruit, que son saint nom soit béni! » Au xixe siècle, le Calvaire de Pontchâteau devait être réédifié grâce au concours de nombreuses paroisses, et aujourd'hui il est un des lieux de pèlerinage les plus fréquentés de tout l'Ouest.
Le missionnaire, si cruellement éprouvé et toujours si magnifiquement courageux, prêche encore à Assérac, dans la paroisse nantaise de Saint-Donatien, où l'on peut encore aujourd'hui visiter la curieuse chapelle de Notre-Dame-des-Cœurs, pleine de souvenirs le concernant, et enfin à Saint-Molf où lui parvint l'ordonnance de l'évêque de Nantes lui interdisant tout ministère dans son diocèse. Les Jésuites, qui, depuis son enfance à Rennes, n'avaient guère cessé de lui être très accueillants, lui donnèrent la possibilité de faire chez eux, dans leur maison de Nantes, une retraite pour laquelle il utilisa les Exercices de Saint-Ignace. Il regagna ensuite, rue des Hauts-Pavés, la maison dite des Incurables, qui lui servait de pied-à-terre au temps de ses missions. Pendant les crues terribles de la Loire, au cours de l'hiver de 1710, le dévouement de l'homme de Dieu fit l'admiration de tous les Nantais? Il s'improvise quêteur pour obtenir des vivres. Il sait entraîner les bateliers qui n'osent exposer leur vie pour aller au secours des enfants et des femmes retenus dans des maisons menacées. Mais son inaction dans la voie qu'il sait être la sienne lui est de plus en plus lourde. De Poitiers, Rennes, Saint-Brieuc, Nantes, quatre évêques l'ont chassé; dans quatre diocèses il n'est plus chez soi. Que va-t-il devenir? Voilà qu'en même temps les évêques de Luçon et de La Rochelle font appel à son zèle pour lutter, dans leurs diocèses, contre la lèpre des erreurs calvinistes.

XVII
 
 
Montfort en Vendée! Comment dire l'investissement d'un pays par un tel apôtre? Ce sera beau, et d'une grandeur indépassable, ce soulèvement, plus tard, de tout un peuple à qui l'on veut enlever son Christ et sa foi, ce soulèvement qu'il a prévu et qu'il a prophétisé. Mais le plus beau, le plus grand, n'est-ce pas cette conquête spirituelle, sans autre arme que l'Evangile et la Croix, par un seul homme, de la Vendée?
C'est par La Garnache qu'en 1711, sur mandat de Mgr Salgues de Lescure, évêque de Luçon, dont la famille devait plus tard donner naissance au « saint du Poitou », que le Père de Montfort, tenté d'abord par l'idée de gagner La Rochelle, commença dans le pays connu plus tard sous le nom de Vendée, ce merveilleux apostolat sans lequel l'épique résistance de 1793 n'eût pas été possible. La Garnache, autrefois place forte, surveillait l'Océan. Bien avant qu'un imposant château aux murs épais pût assurer sa sécurité, une motte féodale, aujourd'hui plantée de vignes et que surmonte une statue de Notre-Dame-de-la-Victoire, représentait le rempart naturel des populations de toute la région. La « ville » n'est plus qu'un bourg, tranquille et pacifique comme le Liré de du Bellay. Lorsque Montfort y vint prêcher, La Garnache avait pour curé l'abbé Louis Dorion, qui avait lui-même sollicité la venue du réputé missionnaire. Une tradition veut que, dans le jardin de la cure, celui-ci ait été vu en compagnie de la Vierge. A cette « belle dame blanche », comme disaient les gens de La Garnache, il fera construire une chapelle. Les pauvres eurent, dès l'abord, une place de choix dans sa prédication. Une famille riche de la région ayant fermé ses portes à des indigents, Montfort prophétisa que « les dames verraient leurs franges de soie changées en misérables haillons », ce qui ne manqua pas d'arriver. Le bon vouloir des fidèles ne lui suffisait pas. Il exigeait davantage. Il pria chacun des paroissiens de La Garnache de prendre avec soi un pauvre pendant tout le cours de la mission; pour lui, il servait à sa propre table deux des plus répugnants.
A Saint-Hilaire-de-Loulay, aux portes même de Montaigu, Montfort sera moins heureux qu'à La Garnache. Le curé, après l'avoir fait appeler, refuse de le recevoir et lui déclare que la mission est ajournée; il devra passer la nuit chez une brave vieille qui ne dispose pour nourriture que d'un morceau de pain noir et comme gîte que d'une masure avec un peu de paille. Les Dames de Fontevrault ont, le lendemain, sa visite, à Montaigu, où il célèbre la messe. Il n'a que le temps de les révéler à elles-mêmes, en des entretiens spirituels qui leur laissent l'impression d'avoir vu passer un ange de Dieu.
Puis Montfort descend jusqu'à Luçon. Aucun lieu de Vendée, si ce n'est Chavagnes, ne correspondrait à Saint-Laurent-sur-Sèvre, « sa ville » par excellence, autant que Luçon, et cependant il ne s'y attarde guère. La cathédrale semble commander toute une communauté ayant les limites mêmes de la ville épiscopale, et les allées et venues des ecclésiastiques, le long de ses rues, rappellent celles du quartier Saint-Sulpice, à Paris. Les Pères Jésuites y dirigent le grand séminaire. Il frappe à leur porte, avec l'intention de faire chez eux une nouvelle retraite, et c'est les bras ouverts qu'on l'accueille. Le futur fondateur de la Compagnie de Marie garde une prédilection très accusée pour les fils de la Compagnie de Jésus, et les Exercices de Saint-Ignace lui sont particulièrement chers. Un matin, on le surprend en extase pendant sa messe, et on a le plus grand mal du monde à le faire revenir à lui. Les Capucins, voisins des Jésuites, n'apprennent pas sans envie la présence au milieu d'eux d'un Saint. Invité par eux, il se laisse doucement circonvenir : tous les ordres religieux ont une place dans son amour, et les enfants de ce saint François qu'il rappelle par plus d'un trait, le verront bientôt dans leur maison. Il y composera son cantique sur le respect humain.
Mgr de Lescure, qui reçut le missionnaire avec les plus grands égards, lui fit part de son désir de l'occuper dans son diocèse à son retour de La Rochelle. Une allusion aux hérétiques albigeois, au cours d'un sermon qu'il donna à la cathédrale de Luçon, en présence de l'évêque, lui-même originaire d'Albi, fit sourire des chanoines du chapitre. Il crut, instruit de sa gaffe, devoir s'excuser auprès du prélat, mais ce dernier, avec la meilleure grâce, l'arrêta : « Monsieur de Montfort, dit-il, d'une mauvaise souche il sort quelquefois de bons rejetons. »
A La Rochelle, l'intrépide apôtre, fort d'un premier succès remporté dans la paroisse de Lhoumeau, prêcha d'abord une retraite à la chapelle de l'hôpital Saint-Louis. L'évêque, Mgr de Champflour, lui assigna comme programme une mission pour les hommes, une autre pour les femmes et une troisième pour les soldats de la garnison. La Rochelle était une des citadelles du calvinisme, et on supposait que le Père de Montfort y combattrait l'erreur en controversiste acharné et avec un grand renfort d'érudition apologétique. Au lieu de cela, il fit un tel exposé de la vérité catholique, il s'exprima avec tant de bonne foi et de douce persuasion, il sut faire un si vibrant appel à l'aide toute-puissante de la prière qu'il toucha jusqu'aux larmes ses premiers auditeurs; il dut souvent même s'interrompre et leur dire : « Mes chers enfants, ne pleurez pas; vos pleurs m'empêchent de parler. Si je ne me retenais pas, je pleurerais moi-même avec vous; mais il ne suffit pas de toucher les cœurs, il faut éclairer les esprits. » Et il continuait son œuvre, à la descente de la chaire, dans l'ombre tiède du confessionnal où il se tenait sans lassitude des heures et des heures durant. Si les victimes de l'erreur doctrinale suscitaient sa sollicitude, il ne s'intéressait pas moins à celles que le péché de la chair avait fait tomber. On le vit même, accompagné d'un auxiliaire éprouvé, M. des Bastières, entrer dans des maisons de tolérance d'où il parvint, on devine au prix de quels risques, à retirer des malheureuses éclairées par la Grâce. Il pénétrait là, brandissant son crucifix d'une main, de l'autre tenant son chapelet; il tombait à genoux, récitait d'une voix forte l'Ave Maria et voyait souvent ces femmes déchues imiter son geste et sa prière.
Les trois missions de La Rochelle remplirent leur but au delà de toute espérance, et pour une fois, Montfort quitta un diocèse avec les bénédictions et les félicitations de l'Evêque.
 

XVIII
 
 
L'île d'Yeu, l'île blanche, lumineuse, bretonne autant que vendéenne, vit venir Montfort, sur l'appel de Mgr de Lescure, au début de l'an 1712. Saint Martin de Tours et saint Hilaire de Poitiers y avaient instauré le christianisme. A l'époque où le Père y débarqua, la foi s'en était allée, et l'isolement n'avait guère facilité sa réévangélisation. Mandés par les calvinistes rochelois, les corsaires de Guernesey exploraient les côtes, dans l'espoir de capturer le redoutable apôtre de Dieu. Après que plusieurs bateliers, sollicités par ce dernier, se furent récusés, un brave loup de mer de Saint-Gilles-sur-Vie accepta de le prendre sur son embarcation. A mi-chemin de l'île, deux vaisseaux aux couleurs anglaises les surprennent. L'équipage de pousser des cris, tandis que Montfort promet à tous que « notre bonne mère nous empêchera d'être pris». A la proue du navire, il fixe une statue de la Vierge qui ne le quitte pas, et il chante des cantiques en l'honneur de Celle qui ne l'a jamais abandonné. Ses compagnons sont peu disposés à imiter sa confiance. Il les invite cependant à réciter le chapelet. Comme les ennemis se font plus proches, on l'entend dire : « Ayez de la foi, le vent va changer. » Aussitôt les vaisseaux qui menaçaient s'éloignent, et en peu de temps l'on débarque dans l'île sans autre incident. Rarement mission fut aussi fructueuse. Deux mille insulaires se laissèrent toucher par le missionnaire et décidèrent de se comporter désormais en chrétiens.
Au mois de mai, les plus belles fleurs de La Garnache entourent la chapelle de Notre-Dame-de-la-Victoire que Montfort vient bénir. Au soir de cette cérémonie, accompagné processionnellement par le curé et les fidèles, il se rend vers Sallertaine à la rencontre du clergé et des paroissiens de cette autre localité du marais vendéen, où il est attendu. Le pasteur de Sallertaine est presque seul sur la route. Réfractaires à la prédication réputée du Père, ses ouailles guettent l'arrivée de celui-ci, armées de pierres qu'elles lui lancent et pleines d'injures dont elles l'abreuvent. Le bourg aux toits de tuiles rouges et aux murs blancs offre aujourd'hui le contraste d'une église neuve, encore inachevée, et d'une vieille église toute bosselée, toute ratatinée, voûtée comme une bonne femme appuyée sur son bâton. Cette vieille église, puisse-t-elle survivre comme un témoin de Montfort ! Ses portes ont été barricadées par les opposants à l'arrivée du missionnaire; sur un signe de ce dernier elles s'ouvrent d'elles-mêmes. Un notable se distingue par son ostracisme. Montfort lui rend visite et entreprend sa conquête. Après avoir posé sur sa cheminée son crucifix et sa statue de la Vierge, il le prend par le bras, l'entraîne dans la rue puis le mène au pied de l'autel, et avec lui toute une population littéralement retournée. Et cette paroisse, hier grouillante de superstitions et de vices, se transforme peu à peu en une des meilleures du Marais breton. Le Père y érigea un Calvaire[7], devant lequel riches et pauvres confondus défilèrent pieds nus.
Un soufflet, donné par un misérable qu'il devait convertir dans la suite, accueillit Montfort à Saint-Christophe-du-Ligneron. Faute d'être reçu à Challans par un curé contre lui prévenu, il vint y continuer son œuvre conquérante. C'est là qu'un ménage, refusant de rendre une fortune mal acquise, s'entendit prophétiser par lui que l'époux et la femme mourraient de misère et que les cloches ne sonneraient pas à leur enterrement, ce qui exactement se vérifia.
La fille du sacristain Jean Cantin étant occupée à boulanger pendant une de ses visites, il lui demanda si elle offrait son travail à Dieu. « J'y manque souvent », répondit-elle. « N'y manquez jamais plus », recommanda Montfort, qui fit, lui, une prière et bénit la pâte : ce jour-là le pain fut miraculeusement multiplié.
Vint l'été de 1712, et le Père retourna à La Rochelle, où il résida dans une très humble maison connue sous le nom d'Ermitage Saint-Eloi. C'est dans cette retraite qu'il composa le Traité de la Dévotion à la Sainte Vierge. Le titre de cet ouvrage me laissait relativement indifférent, je dois l'avouer, jusqu'au jour où, ayant ouvert un exemplaire acheté sur le conseil d'un ami, je vis se lever de chacune de ses pages un faisceau de lumières inconnues, une force cachée et invincible. C'est un des plus beaux livres de spiritualité qui soient, un des plus essentiels avec l'Imitation, et l'Introduction de saint François de Sales. En le lisant, nous comprenons pourquoi Montfort s'est anéanti pour n'être plus que le héraut de Notre-Dame. Rien n'y est superflu; l'exposé de la doctrine est suivi de méthodes et de conseils pratiques; quant au ton et à l'allure, j'en aurai donné, je crois, quelque idée en citant les magnifiques pages où, après avoir souligné le rôle spécial de Marie dans les derniers temps, Montfort nous fait part de vues prophétiques :
» Dieu veut que sa sainte Mère soit à présent plus connue, plus aimée, plus honorée qu'elle n'a été : ce qui arrivera sans doute, si les prédestinés entrent, avec la grâce et la lumière du Saint-Esprit, dans la pratique intérieure et parfaite que je leur découvrirai dans la suite. Pour lors, ils verront clairement, autant que la foi le permet, cette belle étoile de la mer, et ils arriveront à bon port, malgré les tempêtes et les pirates, en suivant sa conduite; ils connaîtront les grandeurs de cette Souveraine, et ils se consacreront entièrement à son service, comme ses sujets et ses esclaves d'amour; ils éprouveront ses douceurs et ses bontés maternelles, et ils l'aimeront tendrement comme ses enfants bien-aimés; ils connaîtront les miséricordes dont elle est pleine et les besoins où ils sont de son secours, et ils auront recours à elle en toutes choses comme à leur chère avocate et médiatrice auprès de Jésus-Christ; ils sauront qu'elle est le moyen le plus assuré, le plus aisé, le plus court et le plus parfait pour aller à Jésus-Christ, et ils se livreront à elle corps et âme, sans partage, pour être à Jésus-Christ de même.
» Mais quels seront ces serviteurs, esclaves et enfants de Marie? Ce seront un feu brûlant des ministres du Seigneur qui mettront le feu de l'amour divin partout, et sicut sagittae in manu potentis, des flèches aiguës dans la main de la puissante Marie pour percer ses ennemis.
» Ce seront des enfants de Lévi, bien purifiés par le feu des grandes tribulations, et bien collés à Dieu, qui porteront l'or de l'amour dans le cœur, l'encens de l'oraison dans l'esprit, et la myrrhe de la mortification dans le corps, et qui seront partout la bonne odeur de Jésus-Christ, aux pauvres et aux petits, tandis qu'ils seront une odeur de mort aux grands, aux riches et aux orgueilleux mondains.
» Ce seront des nuées tonnantes et volantes par les airs, au moindre souffle du Saint-Esprit, qui, sans s'attacher à rien, ni s'étonner de rien, ni se mettre en peine de rien, répandront la pluie de la parole de Dieu et de la vie éternelle; ils tonneront contre le péché, ils gronderont contre le monde, ils frapperont le diable et ses suppôts, et ils perceront d'outre en outre, pour la vie ou pour la mort, avec leur glaive à deux tranchants de la parole de Dieu, tous ceux auxquels ils seront envoyés de la part du Très Haut.
» Ce seront des apôtres véritables des derniers temps, à qui le Seigneur des vertus donnera la parole et la force pour opérer des merveilles et remporter des dépouilles glorieuses sur ses ennemis; ils dormiront sans or ni argent, et, qui plus est, sans soin, au milieu des autres prêtres, ecclésiastiques et clercs, inter medios cleros (Ps. LXVII, 14), et cependant auront les ailes argentées de la colombe, pour aller, avec la pure intention de la gloire de Dieu et du salut des âmes, où le Saint-Esprit les appellera; et ils ne laisseront après eux, dans les lieux où ils auront prêché, que l'or de la charité, qui est l'accomplissement de toute la loi.
» Enfin, nous savons que ce seront de vrais disciples de Jésus-Christ, qui, marchant sur les traces de sa pauvreté, humilité, mépris du monde et charité, enseigneront la voie étroite de Dieu dans la pure vérité, selon le saint Evangile, et non selon les maximes du monde, sans se mettre en peine ni faire acception de personne, sans épargner, écouter ni craindre aucun mortel, quelque puissant qu'il soit.
» Ils auront dans leur bouche le glaive à deux tranchants de la parole de Dieu; ils porteront sur leurs épaules l'étendard ensanglanté de la Croix, le Crucifix dans la main droite, le chapelet dans la gauche, les noms sacrés de Jésus et de Marie, sur leur cœur, et la modestie et mortification de Jésus-Christ dans toute leur conduite. Voilà de grands hommes qui viendront; mais Marie sera là par ordre du Très Haut, pour étendre son empire sur celui des impies, idolâtres et mahométans. Quand et comment cela sera-t-il? Dieu seul le sait; c'est à nous de nous taire, de prier, de soupirer et d'attendre : Exspectans exspectavi (Ps. XXXIX, 1)[8]
En lisant ces pages, rythmées comme la houle de l'Océan qui vient flageller les côtes bretonnes et vendéennes, nous voyons se dessiner la physionomie même de Montfort.
De l'ermitage Saint-Eloi, son livre terminé, le missionnaire s'échappe dès l'hiver venu. Sa voix retentit à Thairé, à Saint-Vivien, à Esnandes. En 1713 il est à Courçon, où, mettant fin à un douloureux scandale, il réconcilie solennement, au milieu de l'émotion générale, un pasteur sévère et chagrin et ses paroissiens trop peu indulgents. Mais après son passage à la Séguinière, où il restaura une ancienne chapelle, consacrée par lui à Notre-Dame-de-Toute-Patience, ses forces faiblirent et il tomba malade. Cet avertissement lui fit hâter la réalisation de ses projets de création d'une société de missionnaires. Dans une admirable prière, adressée à Dieu et qu'il faut lire tout entière, il appelle à grands cris les miliciens de la croisade à laquelle il songe : « Qu'est-ce que je vous demande? Liberos : des prêtres libres de votre liberté, détachés de tout, sans père, sans mère, sans frères, sans sœurs, sans parents selon la chair, sans amis selon le monde, sans biens, sans embarras, sans soins et même sans volonté propre...; de vrais serviteurs de la sainte Vierge qui, comme autant de saints Dominique, aillent partout, le flambeau luisant et brûlant du saint-Rosaire à la main, aboyer, comme des chiens fidèles[9], contre les loups qui ne veulent que déchirer le troupeau de Jésus-Christ. »
Et il continue ainsi, emporté par un élan extraordinaire. Ah! en l'écoutant, nous sentons comment la foi peut transporter les montagnes. Par quels appels véhéments ne le voyons-nous pas, à la fin de sa longue prière, faire violence à Dieu même : « Seigneur, levez-vous : pourquoi semblez-vous dormir? Levez-vous dans toute votre puissance, votre miséricorde et votre justice, pour vous former une compagnie choisie de gardes du corps, pour garder votre maison, pour défendre votre gloire, et sauver ces âmes qui coûtent tout votre sang, afin qu'il n'y ait qu'un bercail dans votre saint temple. »
Montfort part pour Paris, où il restera deux mois. Dans son active retraite, il a pu rédiger la règle de la future société qu'il appellera la Compagnie de Marie. Ce qu'il cherche maintenant, ce sont des disciples. Quatre jeunes gens du Séminaire du Saint-Esprit, fondé par un de ses anciens camarades, acceptent de se donner à l'œuvre de ses missions. L'un d'eux, Adrien Vatel, travaillera plus tard directement avec lui. Il l'avait distingué dans un groupe et, se saisissant de son chapeau, s'en était couvert en disant : « C'est celui-ci qui va me suivre, il est bon, il m'appartient. » Cet humour nuancé de bonhomie, c'est lui tout entier; il ne s'en départ jamais.
Préoccupé maintenant de la congrégation de la Sagesse (car l'avertissement du Ciel ne le trompe pas, il faut aller vite et tout mener de front), il descend vers Poitiers, quitté il y a huit ans. Il n’a que le temps de revoir la sœur Marie-Louise de Jésus et sa compagne Catherine Brunet. L'évêque, averti de sa présence dans le diocèse, le fait chasser à nouveau comme un homme suspect.
En septembre 1713, nous le retrouvons dans le diocèse de La Rochelle. Il se fait entendre à Mauzé, où une maladie de vessie l'abat et le conduit très près de la mort. Il fallait pratiquer dans une plaie délicate de cruels sondages. On le mène à l'hôpital. Au plus fort de ses douleurs, il chante avec fièvre « Vive Jésus, Vive sa Croix », mieux que jamais uni aux sentiments du Crucifié. Remis après deux mois, il rayonne encore dans le diocèse et va jusqu'à l'île d'Oléron.
Le souci de la Compagnie de Marie le conduit, en juin 1714, à Rouen, où se trouve son ami Blain, qu'il voudrait y faire entrer. Mais il ne reçoit que des objections, et si nettes, si catégoriques qu'il n'ose insister. Ses missions reprennent encore. A Roussay, en Anjou, la croix qu'il veut planter tombe sur la foule, sans faire toutefois aucune victime. Il revoit Nantes, pour y visiter ses chers incurables toujours portés dans son cœur. A Rennes, condamné au silence, il fait une nouvelle retraite et écrit sa lettre circulaire aux Amis de la Croix, qui eut un grand retentissement. Dans une langue brillante comme le feu, Montfort, soulevé par un amour qui est toute son âme, fait un appel décisif aux chrétiens dignes de ce nom :
« Aujourd'hui, dernier jour de ma retraite, écrit-il, je sors, pour ainsi dire, de l'attrait de mon intérieur, afin de former sur ce papier quelques légers traits de la Croix, pour en percer vos bons cœurs. Plût à Dieu qu'il ne fallût, pour les aiguiser, que le sang de mes veines, au lieu de l'encre de ma plume! Mais hélas! quand il serait nécessaire, il est trop criminel. Que l'Esprit donc du Dieu vivant soit comme la vie, la force et la teneur de cette lettre; que son onction soit comme l'encre de mon écriture; que la divine Croix soit ma plume, et que votre cœur soit mon papier!
» Vous êtes unis ensemble, Amis de la Croix, comme au la ut de soldats crucifiés pour combattre le monde, non en fuyant comme les religieux et religieuses, de peur d'être vaincus, mais comme de vaillants et braves guerriers sur le champ de bataille, sans lâcher le pied et sans tourner le dos... Courage! Combattez vaillamment. Unissez-vous fortement de l'union des esprits et des cœurs, infiniment plus forte et plus terrible au monde et à l'enfer que ne le sont aux ennemis de l'Etat les forces extérieures d'un royaume bien uni. Les démons s'unissent pour vous perdre, unissez-vous pour les terrasser; les avares s'unissent pour trafiquer et gagner de l'or et de l'argent, unissez vos travaux pour conquérir les trésors de l'éternité renfermés dans la Croix; les libertins s'unissent pour se divertir : unissez-vous pour souffrir. Vous vous appelez Amis de la Croix. Que ce nom est grand! Je vous avoue que j'en suis charmé et ébloui. Il est plus brillant que le soleil, plus élevé que les cieux, plus glorieux et plus pompeux que les titres les plus magnifiques des rois et des empereurs; c'est le grand nom de Jésus-Christ, vrai Dieu et vrai homme tout ensemble; c'est le nom sans équivoque d'un chrétien. Mais si je suis ravi de son éclat, je ne suis pas moins épouvanté de son poids. Que d'obligations indispensables et difficiles renfermées en ce nom!
» ...Un Ami de la Croix est un homme choisi de Dieu entre dix mille, qui vivent selon les sens et la seule raison, pour être un homme tout divin, élevé au-dessus de la raison et tout opposé aux sens, par une vie et une lumière de pure foi, et un amour ardent pour la Croix. Un Ami de la Croix est un roi tout-puissant et un héros triomphant du démon, du monde et de la chair dans leurs trois concupiscences... Un Ami de la Croix est un homme saint et séparé de tout le visible, dont le cœur est élevé au-dessus de tout ce qui est caduc et périssable, et dont la conversation est dans les cieux; qui passe sur la terre comme un étranger et un pèlerin et qui, sans y donner son cœur, la regarde de l'œil gauche avec indifférence, et la foule de ses pieds avec mépris. Un Ami de la Croix est une illustre conquête de Jésus-Christ crucifié sur le Calvaire, en union de sa sainte Mère...; tenant de son extraction sanglante, il ne respire que croix, que sang et que mort au monde, à la chair et au péché, pour être tout caché ici-bas avec Jésus-Christ en Dieu. Enfin un parfait Ami de la Croix est un vrai porte-Christ, ou plutôt un Jésus-Christ, en sorte qu'il peut dire avec vérité : « Je vis; non, je ne vis plus, mais Jésus-Christ vit en moi... »
C'est en de tels textes que se découvre le fond de l'âme de Montfort. La foi qui le meut, c'est là qu'elle s'exprime. La consolation où il se réfugie, sa source inépuisable réside en ces certitudes qui s'y trouvent inscrites en traits définitifs.
De Rennes, Montfort se dirige vers Avranches. Il y arrive la veille du 15 août. L'évêque, à qui il offre ses services, le renvoie brutalement, lui interdit de dire la messe et ajoute que le plus grand « service » qu'il puisse lui rendre, c'est de sortir de son diocèse, et le plus tôt possible. La croix, toujours la croix, mais son cœur surabonde de joie. Il n'a que le temps de gagner Ville-Dieu, dans le diocèse de Coutances, où il lui est loisible de donner un sermon sur la fête de sa Dame. A Saint-Lô, on l'écoute comme un nouveau Jean-Baptiste. A Rouen, qu'il regagne, il revoit Blain, devant qui il tient à se justifier, car la confiance de son ami fraternel semblait devenue fragile. Le dialogue qu'ils échangent vaut d'être rapporté tel que Blain lui-même devait le reproduire. Il dépasse l'intimité des deux prêtres et explique et justifie toute l'activité apostolique de Louis-Marie Grignion.
« — Vous voulez des coopérateurs, dit M. Blain. C'est bien; mais n'espérez pas en trouver pendant que vous mènerez une vie si pauvre et si dure. Il faudrait, pour entreprendre de vous suivre, une grâce semblable à celle des Apôtres. Si donc vous voulez faire accepter votre genre de vie, ou bien rabattez quelque chose de sa rigueur, ou bien obtenez à vos compagnons une grâce et des attraits qui leur donnent la force de vivre comme vous.
Je n'ai point d'autre but, répondit Montfort, ouvrant son Nouveau Testament, que de suivre, le plus près possible, notre commun Maître. Si la Providence daigne m'associer quelques bons ecclésiastiques pour ce genre de vie, j'en serai ravi; mais c'est l'affaire de Dieu. La mienne est uniquement de marcher sur les traces de Jésus-Christ. D'autres marchent par une voie moins laborieuse, et je l'approuve. Qu'ils me laissent marcher dans la mienne, s'ils la reconnaissent plus conforme à celle qu'a suivie notre unique Modèle.
Où trouverez-vous, dans l'Evangile, des exemples de singularités comme les vôtres? Pourquoi n'y renoncez-vous pas, ou ne demandez-vous pas à Dieu la grâce de vous en défaire? Les rebuts, les contradictions, les persécutions vous suivent partout; ce sont vos étranges manières qui les attirent. Vous feriez beaucoup plus de bien, et vous trouveriez plus d'aides pour l'accomplir, si vous pouviez gagner sur vous d'agir comme tout le monde.
— Si j'ai des manières singulières et extraordinaires, c'est bien contre mon intention. Les tenant de la nature, je ne les remarque point, mais si elles m'attirent des humiliations, elles ne sont pas sans quelque avantage. Au reste, il faudrait peut-être s'expliquer sur ce qu'on appelle manières singulières et extraordinaires. Si l'on entendait par là des actions peu communes de zèle, de grandes mortifications ou autres pratiques héroïques de vertu, je m'estimerais fort heureux d'être singulier en compagnie de tous les saints. Si, au contraire, on veut parler simplement d'allures bizarres, et si l'on m'accuse de n en pas être exempt, j'accepte le reproche avec l'intention d'en profiter. Je ferai remarquer, au surplus, qu'il est fort aisé, dans le monde, de s'attirer le qualificatif de singulier. Il suffit, pour cela, de ne pas conformer sa vie au goût de la foule, et de n'être point esclave de ses caprices.
» Vous me proposez, comme exemples, des personnes fort sages, et de haute vertu, que nul ne songe à blâmer. Permettez que je distingue deux espèces de sagesse : celle qui est propre aux chrétiens vivant en communauté, et celle qui convient davantage aux missionnaires et aux hommes apostoliques. Les premiers, pour vivre sagement, n'ont besoin que d'observer les règles et les usages d'une maison sainte; mais les autres sont bien souvent obligés de procurer la gloire de Dieu aux dépens de la leur, et, pour cela, ils doivent se lancer dans plus d'une entreprise qui étonne d'abord, ou même scandalise. Il ne faut donc pas s'étonner si rien ne trouble la paix des premiers, tandis que les seconds, ayant à lutter sans cesse contre le monde et le démon, essuient de leur part de terribles assauts. Au contraire, lorsque ces hommes d'action sont bien accueillis dans le monde, c'est un signe qu'ils ne font pas grand'peur à l'enfer. Si la sagesse consistait à ne rien entreprendre de nouveau pour Dieu, et à ne point faire parler de soi, les Apôtres auraient eu grand tort de sortir de Jérusalem; saint Paul, en tout cas, n'aurait pas dû faire tant de voyages, ni saint Pierre arborer la croix sur le Capitole. Une pareille sagesse n'eût, sans doute, point effrayé la Synagogue, qui eût laissé en paix les premiers disciples du Sauveur; mais alors ceux-ci n'eussent jamais conquis le monde. »
Mais enfin, on vous accuse de ne rien faire qu'à votre tête. Ne serait-il pas préférable de faire moins de bien peut-être, mais de le faire de concert avec les supérieurs?
Assurément. Aussi, serai-je bien fâché de rien faire à ma tête; mais il y a des occasions imprévues, où il est impossible d'en référer à personne. Il me semble qu'en pareil cas, il suffit de faire la volonté présumée des supérieurs, sauf à revenir sur ses pas, au moindre signe de leur part. Plus d'une fois, au surplus, des supérieurs ont blâmé, à la suite de faux rapports et de calomnies, ce qu'ils avaient approuvé d'abord. De là, sans doute, mes apparentes désobéissances; mais je proteste que toujours j'ai voulu agir conformément à leurs ordres, et dans la plus entière dépendance de leurs volontés. »
La cause fut gagnée. Blain se laissa convaincre. A sa suspicion succéda une admiration plus grande que jamais pour son héroïque et saint ami. En se séparant de lui, ce dernier lui fit cette prédiction qui, à la lettre, se réalisa : « Vous serez nommé à une cure de Rouen, et, après avoir subi bien des croix, vous la quitterez. »
Montfort partit de Rouen par le bateau appelé « La Bouille ». Il y avait à bord deux cents personnes fort vulgaires, tenant entre elles d'ignobles propos. Le missionnaire obtient, on devine après quelle insistance obstinée, que toutes se mettent à genoux et récitent avec lui une prière. Il faut imaginer la scène, son pittoresque et son insigne grandeur. Il s'arrête à Nantes, où il ramène, ramassées au passage, les statues « déboulonnées » du chemin de croix de Pontchâteau. Il fait à Rennes un ultime voyage, il y dit adieu à ses amis et pleure sur le destin de cette ville impénitente, qu'en 1720 consumeront les flammes. Un poème épigrammatique nous présente un tableau de la cité pécheresse.
A La Rochelle, Montfort fut accueilli par une sympathie vraiment affectueuse, dont il fut le premier surpris. Des gens nobles descendaient de cheval pour le saluer, les paysans abandonnaient leurs champs pour aller vers lui et recevoir sa bénédiction. Il lui restait une troisième œuvre à créer. Par pitié pour les enfants adonnés au vagabondage, il décida, approuvé par l'évêque, d'ouvrir des écoles charitables, des écoles gratuites, que ce dernier accepta d'entretenir. La maison d'un marchand drapier, nommé Michel Clémençon, où le missionnaire descendait parfois, s'ouvrit à ces œuvres scolaires. Des Frères du Saint-Esprit qui l'accompagnaient et qu'il avait directement formés, Frère Philippe et Frère Dominique, furent désignés par Montfort pour être auprès des garçons les premiers Frères enseignants. Ce sera le point de départ du futur Institut des Frères de Saint-Gabriel. Pour tenir les écoles des filles, il fera venir de Poitiers les deux premières religieuses de la Sagesse : Sœur Marie-Louise de Jésus (Marie-Louise Trichet) et Sœur de la Conception (Catherine Brunet).
Mais ses missions ne sont pas pour autant abandonnées. Il parle à Fouras, à l'île d'Aix, à Saint-Laurent-de-la-Prée. Comme il prêchait à La Rochelle, l'abbé Adrien Vatel, qu'il a rencontré et distingué à Paris, entre dans l'église (il se destine aux missions étrangères et va s'embarquer pour les Indes) et l'entend bientôt dire : « Il est ici quelqu'un qui me résiste; je sens que la parole de Dieu me revient, mais il ne m'échappera pas. » Il le rejoint à la sacristie, le sermon terminé. Montfort lit une lettre par laquelle un prêtre sur lequel il comptait comme auxiliaire l'informe qu'il n'est plus libre. «Bon, Monsieur, déclare-t-il tout de go à M. Vatel, voilà un prêtre qui me manque, Dieu m'en envoie un autre; il faut que vous veniez avec moi, nous travaillerons ensemble. » M. Vatel, bien qu'un capitaine de vaisseau lui ait avancé cent écus pour l'avoir comme aumônier pendant le voyage de La Rochelle aux Indes, renonce à sa mission lointaine et, après arrangement avec le marin, se donne tout entier à l'œuvre de Montfort, qu'il accompagnera désormais partout .
Pendant que ses filles s'installent à La Rochelle pour s'occuper de l'école nouvellement fondée, il prêche à Taugon-la-Ronde. Il confie à un Frère un message qui leur est destiné et où abondent les conseils pratiques; il a tout prévu; il n'oublie rien; il désigne Marie Trichet comme Mère supérieure et, au milieu d'autres considérations, il recommande : « Apprenez à bien écrire, leur dit-il, et pour ce qui peut vous manquer, achetez quelques livres d'écriture moulée. » Il doit encore se rendre à Saint-Amand. Entre temps, il rejoint ses religieuses au Petit-Plessis, près de La Rochelle, et trace leur règlement. Quelques jours de repos, à la Séguinière, chez les demoiselles de Beauvau. Quelques jours à Nantes, auprès des Incurables et dans sa maison de la Providence. Cependant la maladie, apparemment conjurée, continue sourdement ses ravages.

XIX
 
Vouvant, Mervent, ces deux noms associés et souvent confondus font partie de la plus belle litanie vendéenne. Vouvant, c'est avant tout « l'église », la plus remarquable, la plus caractéristique sinon la plus émouvante de la Vendée. Mervent, c'est « la forêt », le parc fontenaisien couvrant trois mille hectares, sillonné aujourd'hui de routes spacieuses, où se joignent deux rivières, la Mère et le Vent. On s'attend, à chaque pas, à rencontrer la tunique blanche des Druides, mais des voix chrétiennes mêlées au murmure des feuillages et au chant des brises ont remplacé l'incantation celtique. A Pissotte se séparent, dans une déchirure sans violence, la Plaine et le Bocage. Plus loin s'annonce Pierre-Brune, par le gracieux pont de Diet sous lequel bruissent des eaux rapides, glissant entre la végétation touffue de l'éclatante vallée. Voici le pont du Déluge, épais et sévère, au milieu d'un étagement désordonné de rochers énormes. Voici le château inachevé de la Citardière, évocateur d'un hobereau brigand, le baron de Chantoizeau. Voici le bois sacré de la Dolabre et le Puy Rocher, où les touristes se plaisent à découvrir quelques-uns des plus curieux aspects de ce que l'on a trop pompeusement nommé « la Suisse vendéenne ». Et voici, percée dans la Roche-aux-Faons, la grotte du Bienheureux regardant des prairies et des futaies. Un autel y a été dressé, entouré d'ex-voto, presque enseveli sous les fleurs.
En juillet 1715, les hasards de son apostolat menèrent Montfort à Mervent. L'église menaçait ruine et, dans ses sermons, le Père se fit pressant pour inviter ses auditeurs à la restaurer. C'est là qu'il se manifesta de nouveau comme thaumaturge, guérissant une jeune fille dont les yeux risquaient de ne plus jamais voir. Il lui arriva souvent de s'égarer dans la forêt. Au lieu de l'affligeante rumeur humaine, il y entendait des cantiques d'oiseaux, les élégies des discrètes rivières, le disciplinant tic-tac du moulin de Pierre-Brune. D'une des grottes il fit un ermitage. Il traça même le plan d'un petit jardin où il rêvait de cultiver des légumes, à la fois pour s'assujettir à un travail manuel régulier et pour assurer le minimum suffisant à sa subsistance. Dans son enthousiasme il fixait ainsi la joie de son cœur :
 
On entend l'éloquent silence
Des rochers et des forêts,
Qui ne prêchent que paix
Qui ne respirent qu'innocence.
 
Mais la même nature qui sait nous donner des ailes et toucher au plus profond de notre âme est aussi parfois notre plus redoutable ennemie. Des vents trop éloquents vinrent troubler les nuits de l'ermite. Aidé du concours bénévole des habitants de Mervent, il se fit construire un mur protecteur. Il ne s'inspirait que de la sainte liberté des enfants de Dieu et de l'autorisation de son évêque, et comptait sans l'administration des eaux et forêts qui, le 26 octobre 1715, sous les traits sévères d'un certain Charles Moriceau et du procureur du roi Jean de la Haye, vint lui chercher chicane. Comment osait-il se permettre de porter ainsi préjudice à une forêt de Sa Majesté le Roi.3 Procès-verbal lui fut dressé. Après Pontchâteau, après Sallertaine, les impitoyables pouvoirs publics menaient une persécution en règle contre l'homme de Dieu.
Il oublie. Le rêve était trop beau. Nous le retrouvons à Fontenay, après l'Assomption. A l'église Saint-Jean, où l'accompagne M. des Bastières, un de ses collaborateurs occasionnels, il est grossièrement injurié et menacé par le capitaine du Mesnil, de qui la femme, trop légèrement vêtue, avait suscité sa réprimande. L'officier avait fait appel à ses soldats, tandis que le missionnaire avait hélé les femmes rassemblées dans l'église. M. des Bastières crut qu'on allait égorger M. de Montfort; brave entre les braves, il s'enferma dans la sacristie par crainte d'un sort pareil.
A Fontenay, Montfort occupe une chambre appelée « la Providence ». On rapporte qu'un matin, un enfant, ne le voyant pas venir pour la messe, alla vers lui et le surprit, par le trou de la serrure, en compagnie d'une Dame vêtue de blanc. Comme le petit clerc le regarde ensuite plus fixement que d'habitude, il l'interroge. L'enfant raconte ce qu'il a vu. Le Père trace un signe sur son front et lui dit : « Eh! bien, mon enfant, vous êtes bienheureux, vous avez le cœur pur. Vous irez tin jour en Paradis. » L'enfant, comme un prédestiné, mourut dans l'année qui suivit.
Les missions de Fontenay terminées, Montfort regagne son ermitage, en dépit des difficultés et des risques. On le voit encore à Parthenay. A Fontenay, il rencontre l'abbé René Mulot, frère du curé de Saint-Pompain. Longtemps prévenu contre lui, ce prêtre, sensible aux propos du curé de La Garnache et surtout au succès des prédications fontenaisiennes, sera transformé en un partisan chaleureux; il sera plus tard son compagnon de route, son directeur de conscience, un de ses plus précieux auxiliaires. René Mulot est alors paralysé; l'asthme, des migraines l'avaient obligé à renoncer à tout ministère. « Que feriez-vous, dit-il à Montfort, d'un pareil missionnaire? — Suivez-moi, lui répondit le Saint, toutes vos infirmités disparaîtront au moment où vous commencerez à travailler pour le salut des âmes. Vous ferez votre premier essai à la mission de Vouvant. »
L'église de Vouvant tend au passant sa rude bible de pierre. Là repose Geoffroy-la-Grand'Dent, contre qui saint Louis avait dû venir guerroyer, et tout près s'élève la fameuse tour Mélusine. Montfort, en y arrivant, un soir d'hiver, heurta l'huis d'une vieille femme, la mère Imbert, et lui demanda, au nom de Dieu, l'hospitalité. Celle-ci n'avait rien à lui offrir à manger et s'en excusa. Il lui dit d'aller dans son jardin et qu'elle y trouverait des cerises à cueillir. Elle crut à une plaisanterie, mais devant le sérieux et les instances du visiteur, elle obéit. Elle revint tout émerveillée; elle avait, en effet, vu, malgré la saison froide, ses cerisiers en fleurs. « Retournez encore, reprit Montfort, vous verrez plus que des fleurs, vous cueillerez des cerises. » Ce que fil la femme, et elle apporta sur la table les fruits miraculeux. Après le départ de Montfort, le jardin avait repris sa physiono­mie hivernale, les cerisiers tendaient les bras nus de leurs branches.
En janvier 1716, le missionnaire songea un instant puis renonça à établir à Vouvant le siège principal de ses congrégations et à s'y retirer lui-même. Il s'en fallut de peu que Saint-Laurent demeurât dans l'ombre pour l'éternité. Des immeubles, de l'argent furent mis à la disposition du saint prêtre par de pieuses dames dont « la lieutenante de Vouvant ». Dans ses prédications, René Mulot l'assista avec une assiduité dont sa guérison fut l'immédiate récompense. A Saint-Pompain, Montfort balaya un flot insolent de danseurs. Le frère de son cher compagnon de luttes spirituelles fut gagné à la cause de l'intrépide apôtre quand, sur l'air de l'Audi Bénigne Conditor, ce dernier lui eut chanté son cantique bien connu : « J'ai perdu Dieu par mon péché. » C'est encore à Saint-Pompain qu'à son répertoire déjà riche le barde de Dieu, le troubadour de Notre-Dame ajouta la merveilleuse cantilène de Noël, comparable aux plus exquises représentations de Giotto, et que bien vite apprirent par cœur les paroissiens émus :
 
Que j'aime ce petit enfant!
Qu'il est tendre, qu'il est charmant,
Je l'aime, je l'aime...
Oh! qu'il est beau, l'enfant :
C'est l'amour même.
 
Voyez-vous, ces petites mains,
Ces charmes dont ses yeux sont pleins,
Je l'aime, je l'aime...
Il ravirait les saints :
C'est l'amour même..., etc…, etc…
 
A Villiers-en-Plaine, Montfort connut une dame Dorion ou d'Orion, sur qui il devait exercer la plus décisive influence. Cette jeune femme, de vingt-cinq ans, riche et élégante, s'était rendue à sa prédication pour railler les excentricités dont elle avait entendu parler. Elle eut tôt fait de se rendre compte, sinon de l'inexistence de ces excentricités, du moins de la sainte et persuasive éloquence du missionnaire. Elle l'invita à sa table. Il s'y rendit, mais avec des pauvres. Des conversations qu'ils tinrent, elle nous a laissé ce témoignage, auquel on ne saurait être trop attentif, qu'elles étaient « très gaies, très édifiantes, et très amusantes, et même où souvent je badinais avec lui pour voir s'il ne se fâcherait point, ou ne se scandaliserait point de bien des propos et chansons étourdies que je lui disais, il prenait tout en badinant, et me faisait, en riant, des morales très douces ». On voit que Montfort n'était pas seulement, selon une légende trop répandue, un menaçant prophète; on se plaît à le rencontrer, au moins cette fois, en dehors de son vitrail, mêlé à nos jeux et à nos ris. Mme d'Orion eut, au bout d'une quinzaine, le désir de faire sa mission. De sa gaminerie frivole, le saint l'avait insensiblement conduite au goût des choses éternelles. Un jour, d'une ouverture de l'église, elle devait le surprendre en extase. Et c'est à elle qu'il voulut confidentiellement annoncer sa mort désormais prochaine.
Le 21 janvier 1716, le vieux père de Louis-Marie Grignion retourna à Dieu. L'évangélisateur de Villiers-en-Plaine prenait son repas avec le fidèle M. des Bastières quand lui parvint la fatale nouvelle. Il s'écria : « Le Seigneur me l'avait donné; le Seigneur me l'a ôté; que son nom soit béni! » Son convive lui demanda de qui il s'agissait. Il dit simplement : « C'est mon père; je le recommande à vos prières. »
Quelques jours de repos au presbytère de Saint-Pompain alors situé le long de la route de Benêt à Coulonges-sur-l'Autise, près du point de rencontre de la future Vendée et des Deux-Sèvres. Puis, il fait son dernier pèlerinage, assisté de quelques Frères, à Notre-Dame-des-Ardilliers, MM. Vatel et Mulot se mirent eux-mêmes à la tête d'un groupe de pénitents, soumis à un règlement des plus stricts, qui, presque en même temps que Montfort, se rendirent à pied au célèbre sanctuaire. A Saumur, le missionnaire va saluer Jeanne De la Noue, fondatrice d'une communauté déjà pleine de promesses, mais il renonce à la douceur d'aller dire adieu à sa sœur de Fontevrault : deux de ses compagnons porteront son message. Les Ardilliers préparent Saint-Laurent-sur-Sèvre, où, le premier avril, il arrivera avec les deux frères Mulot. De son sacrifice fraternel surgira le beau trèfle immarcescible de ses familles spirituelles.
A Saint-Laurent, il loge d'abord dans un lamentable galetas, couché sur le foin. Puis il découvre, non loin de l'église, une grotte percée au flanc d'un coteau dominant la Sèvre. Ce réduit naturel lui sied à merveille. Longtemps sera visible sur la pierre du rocher, le sang de ses âpres flagellations. Le 5 avril, jour des Rameaux, il gagne tôt la vieille église, s'agenouille devant la chapelle de la Vierge. Lorsque la procession qui précède la grand'messe approche de l'autel, Montfort, brusquement levé, se rend vers le porte-croix, saisit l'emblème du Christ et le tient jusqu'au tabernacle. L'assistance est grandement émue. Ce jour-là encore, on le vit dans la sacristie, après son sermon, s'entretenant avec une dame environnée de lumière.
Mgr de Champflour ne va-t-il pas venir présider une cérémonie de la mission par laquelle prélude l'apostolat de Montfort à Saint-Laurent? Avec son remarquable génie de la mise en scène, le Père organise une démonstration éblouissante. Mais bientôt, une fatigue soudaine et violente le terrasse. Il lui en coule de devoir assister à l'office pontifical. Il ne peut, en tout cas, songer à accompagner l'évêque au presbytère, avec les autres prêtres. Il gagne sa grotte misérable. Une pleurésie s'est manifestée. C'est un avertisse ment. La mort, qu'il a vue de si près tant de fois, depuis les années de Saint-Sulpice, rôde autour de lui insidieuse. Mais n'a-t-il pas promis de donner le sermon de vêpres? A bout de forces, et malgré la défense de ses proches, il se rend avec peine à l'église et on le regarde monter en chaire avec la crainte de ne l'en point voir redescendre. Son sermon traite de la douceur de Jésus. Cette douceur, dont, malgré, les apparences, il avait donné tant d'exemples lui-même, il sait en parler, une fois de plus, avec un tel amour que l'auditoire verse des larmes. Puis on le voit se retourner vers son sordide abri. Le mal s'aggrave encore dans les jours qui suivent. On insiste pour qu'il accepte un matelas. Il demande les derniers sacrements, qu'il reçoit avec une tendre dévotion. Par son testament, dicté le 27 avril, il dé signe le Père Mulot, son confesseur, comme continuateur de son œuvre et protecteur de ses fondations. Il laisse entrer près de son chevet les paroissiens de Saint-Laurent. Le crucifix à la main, il se lève sur sa couche et chante avec enthousiasme le premier couplet de son cantique :
 
Allons, mes chers amis,
Allons en Paradis.
Quoi qu'on gagne en ces lieux,
Le Paradis vaut mieux.
 
Mais Satan ne lâche pas cette « vieille connaissance ». La lutte, plus effrayante que jamais, dure jusqu'aux tout derniers instants. On entend le moribond crier : « C'est en vain que tu m'attaques; je suis entre Jésus et Marie; j'ai atteint le terme de ma carrière. Je ne pécherai plus. » Bientôt ce fut la fin. Le mardi 28 avril 1716, à huit heures du soir, Montfort se fixait dans l'éternité. La Vendée allait naître de son dernier soupir[10].
 
Talmont (Vendée), août 1935.
Paris, avril 1937.
 
 
 
 

APPENDICES
 
I. Testament du Bienheureux de Montfort
Je soussigné, le plus grand des pécheurs, veux que mon corps soit mis dans le cimetière et mon cœur sous le marche-pied de l'autel de la Sainte Vierge.
Je mets entre les mains de M. l'Evêque de La Rochelle et de M. Mulot mes petits meubles et livres de mission, afin qu'il les conservent pour l'usage de mes quatre Frères mis avec moi dans l'obéissance et la pauvreté, savoir : F. Nicolas de Poitiers, F. Philippe de Nantes, F. Louis de La Rochelle et F. Gabriel qui est avec moi, tandis qu'ils persévéreront à renouveler leurs vœux tous les ans, aussi pour l'usage de ceux que la divine Providence appellera à la même Communauté du Saint-Esprit. Je donne toutes mes figures du Calvaire, avec la Croix, à la maison des Sœurs des Incurables de Nantes. Je n'ai point d'argent à moi en particulier : mais il y a cent trente cinq livres qui appartiennent à Nicolas de Poitiers.
M. Mulot donnera dix écus de l'argent de la boutique à Jacques, dix autres à Jean, et dix écus de môme à Mathurin, s'ils veulent s'en aller et ne pas faire vœu de pauvreté et d'obéissance. S'il y a quelque chose de reste dans la boutique, M. Mulot en usera en bon père, à l'usage des Frères et à son propre usage.
Comme la maison de La Rochelle retournera à ses héritiers naturels, il ne restera plus pour la Communauté du Saint-Esprit que la maison de Vouvent donnée par contrat par M. de la Brûlerie, dont M. Mulot accomplira les conditions; et les deux boisselées de terre données par Mme la lieutenante de Vouvent et une petite maison donnée par une bonne femme, à condition que s'il n'y a pas moyen rie bâtir, on y entretiendra les Frères de la communauté du Saint-Esprit pour faire l'école charitable.
Je donne trois de mes étendards à Notre-Dame-de-Sainte-Patience, à La Séguinière; les quatre autres à Notre-Dame-de-la-Victoire, à La Garnache; et à chaque paroisse de l'Aunis où le Rosaire persévérera, une des bannières du Saint Rosaire. Je donne à M. Bonny les six tomes de sermons de La Volpilière et à M. Clisson les quatre tomes des catéchismes des peuples de la campagne. S'il est dû quelque chose à l'imprimeur, on le paiera de la boutique; s'il y a du reste, il faudra rendre à M. Vatel ce qui lui appartient, si Mgr l'Evêque le juge à propos. Voilà mes dernières volontés, que M. Mulot fera exécuter avec un entier pouvoir que je lui donne de disposer, comme bon lui semblera, en faveur de la Communauté du Saint-Esprit, des chasubles, calices et ornements d'église et de mission.
Fait à la Mission de Saint-Laurent-sur-Sayvre, le 27 avril 1716.
Signé : Louis-Marie Grignion.
 
II. La Survivance
 
Les Filles de la Sagesse
 
La Mère Marie-Louise de Jésus mourut en 1759. Son corps repose à Saint-Laurent, près de celui du Bienheureux. Près de quarante maisons de la Sagesse avaient pu être fondées par le P. Mulot, successeur de Montfort. A la Révolution, ce nombre était déjà doublé. Beaucoup de religieuses montèrent à l'échafaud, chantant joyeusement les cantiques de leur Père spirituel.
Aujourd'hui, la congrégation de la Sagesse compte près de 400 maisons et de 5.000 religieuses. Celles-ci exercent leur apostolat en France, en Belgique, en Angleterre, en Hollande, au Danemark, en Suisse, en Italie, au Canada, en Haïti, en Colombie, à Madagascar, dans le Congo belge et dans le Shiré. Les lecteurs de la vie de Marie Heurtin savent quels prodiges d'ingéniosité et de dévouement les Sœurs grises savent mettre au service des sourds-muets et des aveugles. A Clermont (Oise) et à Cardillac (Gironde), on les voit encore s'employer au relèvement des filles repenties. On les retrouve dans nos hôpitaux au chevet des marins et des soldats. Enfin, on ne dira jamais assez ce qu'est l'œuvre éducatrice qui fait d'elles les institutrices de milliers et de milliers d'enfants et les mamans de tant d'orphelins.
« Qui donc, surtout dans l'Ouest de la France, les ignore? écrit des « Filles de la Sagesse » un de leurs grands amis, M. Louis Arnould, professeur à la Faculté des Lettres de Poitiers[11]. Qui donc, apercevant de loin la grande cape noire à capuchon, n'a pas hésité entre elles et nos bonnes paysannes de la Bretagne ou du Poitou? Qui n'a point dans l'œil leur large silhouette, avec les plis serrés de leur robe grise, leur coiffe blanche retombant sur leurs deux épaules et encadrant noblement l'air tout maternel de leur visage, — leur guimpe blanche terminée en pointe sur le dos et surmontée, par-devant, du grand crucifix, que l'on sent être à la fois la source et le but de leur apostolat?
» Hôpitaux cliniques, asiles de toute espèce, dispensaires, léproseries, préventoria, sanatoria, écoles d'infirmières, d'une part, — et de l'autre, écoles proprement dites, pensionnats, externats, orphelinats, écoles professionnelles, ouvroirs, patronages, colonies de vacances, maisons de retraite, œuvres multiples de jeunesse..., l'on ne s'étonnera pas, à compter toutes leurs maisons, que les Sœurs se penchent chaque année sur 120.000 malades dans les hôpitaux, sur 600.000 dans les dispensaires, sans compter les 140.000 visites faites à domicile par les religieuses hospitalières; — que plus de 53.000 enfants soient instruits, dirigés, conduits par l'Ordre à la vertu et au bonheur.
» Entre l'œuvre hospitalière et l'œuvre pédagogique, proprement dites, il en est une qui est commune aux deux, et dans laquelle beaucoup des Filles de la Sagesse se sont spécialisées, c'est l'éducation des sourdes-muettes et des aveugles, dont elles détiennent en France un bon nombre des établissements semi-officiels, ceux où les Conseils généraux placent leurs boursières : à Larnay, Auray, Laon, Lille, Orléans et Toulouse.
» Mais le plus original des fleurons de leur couronne est d'avoir trouvé, dans leur maison de Larnay, aux portes de Poitiers, la méthode de rééducation des malheureuses jeunes filles, souvent condamnées d'avance aux asiles d'idiotes, (jui sont à la fois sourdes, muettes et aveugles, et d'avoir organisé, par la Sœur Sainte-Marguerite, continuée par la Sœur Saint-Louis, la première et la seule école existant en France (il y en a en tout 7 ou 8 dans le monde) pour les sourdes-aveugles, où les établissements de l'Etat ne manquent jamais d'adresser leurs pauvres sourdes qui deviennent aveugles et leurs aveugles qui deviennent sourdes... Nous accordons justement la gloire aux inventeurs d'un nouveau sérum qui nous guérit d'une maladie : donnerons-nous moins à ces saintes et humbles <c Filles » qui transforment des pauvres monstres écrasés sous la triple infirmité, en femmes pleinement vivantes, intelligentes, instruites, éprises du plus haut idéal, héroïques et gaies?... »
 
La Compagnie de Marie
 
A la mort de P. de Montfort, la Compagnie de Marie, en dépit d'épreuves multipliées, se développa peu à peu. Elle fut d'abord dirigée par le R. P. Mulot, d'où le nom de Mulotins porté longtemps par les Pères. Plus tard le P. Deshayes, prêtre au grand cœur, quitta sa cure bretonne et vint donner à la Compagnie de Marie de puissants moyens d'extension. Plus de quatre cents missions d'un mois furent prêchées par les Pères de 1718 à 1781. La Révolution terminée, ils parcoururent inlassablement la France, faisant revivre l'exemple admirable de Louis-Marie Grignion. Depuis plus de cinquante ans, ils se sont installés au Canada. Ils ont également des maisons au Danemark, en Islande, en Afrique, en Colombie et à Haïti. Leur supérieur actuel est le R. P. Ronsin.
La Compagnie de Marie est divisée administrativement en trois provinces et quatre vicariats provinciaux.
Voici comment se répartissent les prêtres, les frères coadjuteurs et les scolastiques :
 
 
Prôtres
Frères
Scolast.
 
 
coadj.
 
Province française
154
112
104
Province néerlandaise
157
64
90
Province canadienne
82
50
50
Vicariat provincial d'Italie
23
16
44
Vicariat provincial d'Haïti
25
3
 
Vicariat provincial de Colombie
39
15
17
Vicariat provincial de Shiré
48
4
 
 
628
264
305
Total .
 
1.197
 
 
Missions (125 missionnaires) :
Europe
: Danemark, Islande;
Afrique
: Shiré, Madagascar, Mozambique, Congo belge.
Amérique
: Colombie espagnole, Colombie britannique, Haïti.
Les noviciats (4) comptent environ soixante-dix novices clercs et trente-cinq novices coadjuteurs. Les écoles apostoliques, au nombre de sept, totalisent six cent soixante élèves.
L'activité intellectuelle des Pères de la Compagnie de Marie mérite d'être signalée. On sait de quelle réputation jouissent les travaux du R. P. Texier et du R. P. Lhoumeau, qui ont remarquablement commenté la doctrine mariale du Bienheureux Grignion de Montfort. Parmi leurs continuateurs d'aujourd'hui, nous nous plaisons à saluer le R. P. Morineau, auteur de La Sainte Vierge (Bloud et Gay, éd.), du Chant de l'Ame avec Marie (Spes, éd.), de Vraie Dévotion à la Sainte Vierge et Esprit chrétien (Spes, éd.) et qui dirige avec autorité la Société d'Etudes mariales.
Les RR. PP. Dalin, Fonteneau et Texier se sont faits les biographes de leur fondateur. Le R. P. Fradet a édité, avec une méthode et un goût qui lui ont valu les plus hauts éloges, les célèbres Cantiques composés par Montfort (Beauchesne, éd.). Les Pères de la Compagnie de Marie dirigent une dizaine de revues expliquant la doctrine du Bienheureux de Montfort.
 
Les Frères de Saint-Gabriel
 
Les Frères dits de Saint-Gabriel, dont l'activité s'exerça longtemps conjointement avec celle de la Compagnie de Marie, constituent, depuis 1842, une Congrégation autonome. Après le R. P. Deshayes qu'ils considèrent comme leur second fondateur, ils eurent des Supérieurs de très grand mérite : F. Augustin; F. Siméon, mort en odeur de sainteté; F. Eugène-Marie; F. Hubert qui vit béatifier Montfort et porta jusqu'au Canada l'enseignement des Frères; F. Martial qui inaugura les Missions des Frères et qui, en 1910, fit approuver par Pie X sa Congrégation et ses Règles, ce que fit le Pape eu égard à « la stabilité morale qu'ont procurée (à l'Institut) environ deux siècles d'existence au milieu de difficultés de tout genre »; F. Sébastien. C'est le F. Benoît-Marie qui gouverne aujourd'hui l'Institut.
On doit saluer en eux des éducateurs de tout premier ordre.
La Congrégation des Frères de Saint-Gabriel compte aujourd'hui 180 maisons, parmi lesquelles :
6 pour les sourds-muets;
4 pour les aveugles;
1 pour les sourds-muets aveugles;
9 pour les orphelins;
19 en pays de mission : Indes, Siam, Malaisie, Gabon, Congo belge et Madagascar.
Les nombreux appels qui leur sont faits pour des écoles en pays de Mission prouvent la confiance qu'inspirent leur dévouement et leur zèle apostolique.
Ils se distinguent au Canada dans la conduite de la J.E.C. sous la direction des autorités religieuses qui approuvent et soutiennent leur activité.
Leurs Amicales d'Anciens Elèves, aussi nombreuses que florissantes, prouvent la fécondité, la persistance de leur œuvre éducatrice en même temps que la reconnaissance fidèle des âmes élevées par des Maîtres d'un dévouement non moins admirable que désintéressé.

BIBLIOGRAPHIE
 
Ouvrages du Bienheureux de Montfort
L'Amour de la Sagesse éternelle
, Librairie Mariale, Pontchâteau.
Traité de la Vraie Dévotion à la Sainte Vierge
, Marne, éd.
R. P. Fradet
, Les Œuvres du Bienheureux de Montfort. Les Cantiques, Beauchesne, édit., 1929.
 
A consulter sur le Bienheureux de Montfort
Blain
, docteur en Sorbonne, chanoine de Rouen, Mémoires (hors commerce, chez les Pères de la Compagnie de Marie).
Besnard,
quatrième supérieur de la Compagnie de Marie, Mémoires (hors commerce, chez les Pères de la Compagnie de Marie).
Un Prêtre du clergé
(chanoine Grandet, curé de Sainte-Croix d'Angers), La Vie de Messire Louis-Marie Grignion de Montfort, Prêtre, Missionnaire apostolique, Nantes, 1724.
Picot de Clorivière
, recteur de Paramé, La Vie de M. Louis-Marie Grignion de Montfort, Missionnaire apostolique, Instituteur des Missionnaires du Saint-Esprit et des Filles de la Sagesse, Paris, Saint-Malo et Rennes, 1775.
R. P. Dalin, Supérieur général de la Compagnie de Marie, supérieur du Petit Séminaire des Sables-d'Olonne, Vie du Vénérable Serviteur de Dieu Louis-Marie Grignion de Montfort..., Leclerc, Paris, 1839.
Abbé Pauvert, Vie du Bienheureux Louis-Marie Grignion de Montfort..., Oudin, Poitiers et Paris, 1876.
R. Fonteneau, Vie du Bienheureux Louis-Marie Grignion de Montfort..., Oudin, 1887.
J.-M. Quérard, Vie du Bienheureux Louis-Marie Grignion de Montfort..., Caillière, Rennes, 1887, quatre volumes.
P. M. Chauvin, Le Bienheureux Louis-Marie Grignion de Montfort, Caillière, Rennes, 1887.
R. P. Babonneau, Le Bienheureux Grignion de Montfort, Paris, 1888.
A Secular Priest (Dr. Cruishank
), Blessed Louis-Marie Grignion, and his Dévotion, Art Book and C°, London, 1892.
H. Boutin
, Histoire populaire illustrée du Bienheureux Louis-Marie de Montfort, Biton, Saint-Laurent-sur-Sèvre, s. d.
R. P. Texier
, Un Apôtre de la Croix et du Rosaire, le Bienheureux Louis-Marie Grignion de Montfort, Pont-Château, s. d.
R. P. Texier
, La Vie de Marie-Louise de Jésus, Paris, Oudin, 1902.
R. P. Ant. Lhoumeau
, La Vie spirituelle à l'Ecole du Bienheureux de Montfort, Paris, Oudin, 1902.
Mgr Laveille, Le Bienheureux L.-M. Grignion de Montfort, d'après des Documents inédits, J. De Gigord, 1907.
Ernest Jac, professeur a l'Université catholique d'Angers, Le Bienheureux Grignion de Montfort, Gabalda, collection « Les Saints », 1924.
Cardinal Mercier, La Médiation universelle de la Très Sainte Vierge et la « Vraie Dévotion à Marie », d'après le Bienheureux Grignion de Montfort, Louvain.
E. Gouin, Le Bienheureux Grignion de Montfort, Bloud et Gay, 1930.
Georges Rigault, Le Bienheureux Grignion de Montfort, éd. Publiroc, Marseille. R. P. A. Lutz, La Maternité mystique de la Vierge Marie, Marne, éd.
Edmond Joly, Thêotokos... La Mère de Dieu dans l'Art, la Pensée et la Vie, éd. Spes, 1931.
Léon Bloy, La Porte des Humbles, Mercure de France.
Jacques Maritain, Réponse à l'Enquête d'Agathon : Les Jeunes Gens d'aujourd'hui, Plon, éd. 1913.
Henri Brémond, Histoire littéraire du Sentiment religieux en France, Bloud et Gay.
Pierre de La Gorce, Histoire religieuse de la Révolution française, Plon.
Mgr Laveille, Le Bienheureux L.-M. Grignion de Montfort et ses Familles religieuses, Mame, 1916.
René Bazin, Fils de l'Eglise, J. de Gigord.
Georges Goyau, La Congrégation du Saint-Esprit, Grasset, 1937.
 

TABLE DES ILLUSTRATIONS
Louis-Marie Grignion de Montfort d'après une gravure ancienne                   2
Vue panoramique de Saint-Laurent-sur-Sèvre                                                          4
Saint-Laurent-sur-Sèvre. Communauté de la Sagesse                                             6
Chapelle des Sœurs de la Sagesse à Saint-Laurent.                                                  8
Saint-Laurent-sur-Sèvre.  Maison  et chapelle des Pères                                        9
Saint-Laurent-sur-Sèvre. Collège Saint-Gabriel                                                         11
Montfort-sur-Meu. Une venue de la cane légendaire au xviiie siècle              13
L'église Saint-Sulpice et ses environs                                                                            21
L'ancienne église Saint-Sulpice d'après une gravure de Marot                           25
Mme de Montespan, d'après le portrait de Mignard                                               32
Cathédrale  de  Chartres.   Portail  nord  et tour neuve                                           37
Chartres. Notre-Dame de Sous-Terre au xviie siècle                                                 40
Notre-Dame de Paris au xviie siècle. Façade et parvis         
Notre-Dame de Paris au xviie siècle. Vue intérieure.                                     41
Notre-Dame des Ardilliers, près Saumur                                                                     47
Nantes au xviie siècle                                                                                                         50
Poitiers. Eglise Notre-Dame-la-Grande                                                                        59
Poitiers. La chapelle de l'Hôpital                                                                        66
Marie-Louise Trichet                                                                                                         69
Vue de la Salpêtrière                                                                                                         78
Frère Mathurin                                                                                                                   90
Vue ancienne du calvaire de Pontchâteau, Pontchâteau                                       105
Pontchâteau : la statue du Sacré-Cœur                                                                       107
La Rochelle : chapelle de l'hôpital Saint-Louis                                                            112
L.-M. Grignion de Montfort, d'après une peinture moderne                              119
Le P. René Mulot, d'après une gravure de l'Hermitais                                             142
Le R. P. Deshayes, l'un des continuateurs de Montfort                                           130
Mervent (Vendée). Intérieur de la grotte du P. de Montfort                              137
Mervent.  La forêt                                                                                                              139
Fontenay-le-Comte, d'après un dessin de Rauch                                                      141
Vouvant (Vendée). L'église                                                                                              144
Saint-Laurent-sur-Sèvre. La rue des Couvents                                                           147
Saint-Laurent-sur-Sèvre. Le tombeau du Bienheureux Père de Montfort      148
 
 
 
 
Imp. G. Thone, Liège (Belgique)

 
 
NIHIL OBSTAT :
Parisiis die 25° junii 1937
A. de PARVILLEZ,
s. J.
 
 
IMPRIMATUR :
Luteti
æ
Parisiorum,
die 30° junii 1937
V. DUPIN,
Vie. gen.

 
 
 
En employant dans cet ouvrage les mots saints et sainteté, je n'entends en rien prévenir les jugements de l'Eglise.
L. CH.

 
 


[1]
Jean-Baptiste Grignion plaidait au bailliage de Montfort. Sj rares étaient les causes importantes qui lui étaient confiées qu'il dût, vers 1690, abandonner sa charge et aller vivre à Rennes. Il avait épousé Mlle de la Visnelle-Robert dont le père était échevin.
[2]
II avait déjà reçu les bases d'une bonne instruction dans une école de Montfort. Le collège des Jésuites, à Rennes, ne groupait pas moins de 2.000 élèves externes. Louis Grignion habitait chez son oncle, l'abbé de la Visnelle-Robert, prêtre-sacriste de Saint-Sauveur.
 
[3]
II eut aussi pour ami Claude Poullard des Places, le fondateur de cette Congrégation du Saint-Esprit, dont M. Georges Goyau s'est fait récemment l'historien.
 
[4]
C'est au « Petit Séminaire », succursale de Saint-Sulpice, que le jeune homme fut admis. Cette maison, fondée par M. Tronson et destinée aux clercs pauvres, se trouvait primitivement rue Princesse; puis elle fut établie rue Férou et communiquait alors avec le Grand Séminaire.
[5]
Chapitre XVIII.
[6]
Sur la route de Pontchâteau, il échappe à cinq vauriens qui se sont jurés de faire sauter la cervelle « à ce brigand de Montfort ».
[7]
Détruit par ordre comme celui de Pontchâteau, ce calvaire fut aussi reconstruit plus tard.
[8]
Traité de la Vraie Dévotion à la Sainte Vierge
, par le Bienheureux Louis-Marie Grignion de Montfort, Alfred Marne et fils, éditeurs, Tours.
[9]
Allusion au jeu de mot Domini canes : les chiens du Seigneur, aussi bien qu'au songe où la future mère de saint Dominique vit un chien tenant un flambeau entre les dents et parcourant, pour l'incendier, le monde entier.
[10]
Louis-Marie Grignion de Montfort reçut en 1838, du pape Grégoire XVI, le titre de vénérable. L'héroïcité de ses vertus fut publiée par Pie IX en 1869 et sa béatification eut lieu en 1888, sous le pontificat de Léon XIII. Sa fête a lieu chaque année le 28 avril.
[11]
Dans le magnifique album intitulé : « La Sagesse et ses Œuvres » et édité par les Filles de la Sagesse à Saint-Laurent-sur-Sèvre.
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