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Dalin

Life
VIE
 
DU VÉNÉRABLESERVITEUR DE DIEU
 
LOUIS-MARIE
 
GRIGNON DE MONTFORT,
 
MISSIONNAIRE APOSTOLIQUE.


 
 
APPROBATION. 3
PRÉFACE. 5
LIVRE PREMIER : depuis la naissance de Louis-Marie grignon de Montfort en 1673, jusque sa promotion au sacerdoce en I7OO. 8
CHAPITRE PREMIER : Depuis la naissance de Louis en 1673, jusqu’ a la fin de sa rhétorique en 1691. 8
CHAPITRE DEUXIEME : depuis la fin de la rhétorique de Louis en 1691, jusqu'a son départ pour paris en 1693. 12
CHAPITRE TROISIEME : depuis l'arrivée de Louis à Paris en 1693, jusqu'à, son entrée au séminaire Saint-Sulpice en 1695. 16
CHAPITRE QUATRIEME : vertus de Montfort durant son séjour au séminaire Saint-Sulpice, de 1695 a 1700. 21
LIVRE DEUXIÈME. DEPUIS LA PROMOTION DE MONTFORT AU SACERDOCE EN 1700, JUSQU'A SA MISSION APOSTOLIQUE EN 1706. 31
CHAPITRE PREMIER : depuis la promotion de Montfort au sacerdoce en 1700, jusqu'a son entrée comme aumônier a l'Hôpital-général de Poitiers en 1701. 31
CHAPITRE DEUXIÈME : depuis l'entrée de Montfort a l'Hôpital-général de Poitiers en 1701, jusqu'a son voyage de paris en 1702. 36
CHAPITRE TROISIEME : voyage de Montfort à Paris en 1702. 40
CHAPITRE QUATRIÈME : depuis le voyage de Montfort à Paris en 1702, jusqu'a sa sortie de l'Hôpital de Poitiers en 1704. 44
CHAPITRE CINQUIÈME : commencemens de la congrégation de la Sagesse dans l'Hôpital de Poitiers en 1703. 49
CHAPITRE SIXIEME : missions de Montfort depuis sa sortie de l'Hôpital de Poitiers en 1704, jusqu'a son départ pour Rome en 1706. 53
LIVRE TROISIÈME. Depuis le voyage de Montfort à Rome où il est nommé missionnaire apostolique en 1706, jusqu'au commencement de ses travaux dans le diocèse de La Rochelle en 1711. 59
CHAPITRE PREMIER : voyage de Montfort à Rome en 1706. 59
CHAPITRE DEUXIEME : depuis le voyagede Montfort a Rome, jusqu'à son retour dans son diocèse en 1706. 63
CHAPITRE TROISIEME : depuis le retour de Montfort dans son diocèse en 1706, jusqu'a sa retraite dans sa solitude de saint-Lazare en 1707. 68
CHAPITRE QUATRIEME : depuis la retraite de Montfort dans sa solitude de Saint-Lazare en 1707, jusqu'a sa sortie définitive de son diocèse en 1708. 73
CHAPITRE CINQUIÈME : depuis la sortie définitive de Montfort du diocèse de Saint-Malo en 1708, jusqu'a l'érection du Calvaire de Pontchâteau, au diocèse de Nantes, en 1709. 77
CHAPITRE SIXIÈME : érection du Calvaire de Pontchâteauen 1709 et 1710. 81
CHAPITRE SEPTIÈME : depuis l'érection du calvaire de Pontchâteau en 1710, jusqu'aux premiers travaux de Montfort à la rochelle en 1711. 87
LIVRE QUATRIÈME. Depuis le commencement des travaux de Montfort dans le diocèse de La Rochelle en 1711, jusqu'a sa mort en 1716. 93
CHAPITRE PREMIER : depuis l'arrivée de Montfort à La Rochelle en 1711, jusqu'a son passage a l'Isle-Dieu en 1712. 93
CHAPITRE DEUXIÈME : depuis le passage de Montfort à l'Ile-Dieu en 1712, jusqu'a son retour a La Rochelle. 97
CHAPITRE TROISIEME : depuis le retour de Montfort à La Rochelle, après sesderniers travauxdans le diocèse de Luçon en 1712, jusqu'a ses démarches pour l'établissement d'une compagnie de missionnaires en 1713. 103
CHAPITRE QUATRIEME : démarches de Montfort pour l'établissement d'une Compagnie de Missionnaires, durant les vacances de 1713. 107
CHAPITRE CINQUIEME : travaux de Montfort depuis les vacancesde 1713, jusqu'a celles de 1714. 113
CHAPITRE SIXIÈME : première partie des vacances de 1714, jusqu’à l'entrevue de Montfort avec M. Blain, à Rouen. 116
CHAPITRE SEPTIÈME : seconde partie des vacances de 17l4, depuis l'entrevue de Montfort avec M. Blain à Rouen. 120
CHAPITRE HUITIEME : travaux de Montfort depuis les vacances de 1714, jusqu'à l'établissement des Filles de la Sagesse à La Rochelle, en 1715. 126
CHAPITRE NEUVIÈME : fondation desécolescharitables et établissement des Filles de la Sagesse à La Rochelle en 1715. 130
CHAPITRE DIXIEME : travaux de Montfort depuis l'établissement des Filles de la Sagesse à La Rochelle, en 1715, jusqu'a sa mort en 1716. 134
LIVRE CINQUIÈME. Portrait et gloire de Montfort. 143
CHAPITRE PREMIER : portrait de Montfort. 143
CHAPITRE DEUXIÈME : gloire de Montfort. 156
LIVRE SIXIÈME. Histoire abrégée des deux congrégations principales établies par Montfort. 172
CHAPITRE PREMIER : histoire de la Congrégation du Saint-Esprit. 172
CHAPITRE DEUXIÈME : histoire de la Congrégation de la Sagesse. 184
CONCLUSION. 193
EXTRAITS DES ÉCRITS. 197
OBSERVATION. 198
LETTRE CIRCULAIRE aux AMIS DE LA CROIX. 199
SUR LA DÉVOTION à la SAINTE VIERGE. 218
PRIÈRE DE MONTFORT POUR LES MISSIONNAIRES DU SAINT-ESPRIT. 224
ALLOCUTION DE MONTFORT AUX MISSIONNAIRES DU SAINT-ESPRIT. 230

APPROBATION.
 
 
René-François, par la grâce divine et l'autorité du Saint-Siège Apostolique, Evêque de Luçon.
D'après le rapport que nous nous sommes fait présenter sur un manuscrit soumis à notre approbation, et intitulé : Vie du vénérable Louis-Marie Grignon de Montfort, Missionnaire apostolique et Instituteur de la Congrégation des Missionnaires du Saint-Esprit de Saint-Laurent-sur Sèvre, et de celle des Filles de la Sagesse, nous approuvons et désirons vivement que cet ouvrage soit imprimé et répandu dans le public. Ce tableau, aussi vrai que touchant, des vertus héroïques du vénérable missionnaire, ont les cendres reposent dans notre diocèse, et dont les saintes institutions font la consolation de notre épiscopat, ne peut manquer d'édifier également et les prêtres et les fidèles. Ils ne verront pas, sans éprouver le sentiment d'une juste admiration et d'une émulation généreuse, les traits innombrables de ce zèle vraiment apostolique qui évangélisa nos provinces avec un succès prodigieux; de cette charité qui se multiplia à l'égal des besoins du prochain ; de cet amour des croix qui caractérisa la vie entière de ce grand serviteur de Dieu.
Donné à Saint-Laurent-sur-Sèvre, en notre diocèse, sous notre seing, notre sceau et le contre-seing de notre Secrétaire, le 24 août 1839.
 
RENE-FRANÇOIS, Evêque de Luçon.
 
Par Monseigneur :
Re. Biton, D. Pro-Secrétaire.

 
VIE
DU VÉNÉRABLE SERVITEUR DE DIEU
LOUIS-MARIE
GRIGNON DE MONTFORT
 
MISSIONNAIRE APOSTOLIQUE
ET INSTITUTEUR
DE LA CONGRÉGATION DES MISSIONNAIRES DU SAINT-ESPRIT
DE SAINT—LAURENT—SUR—SEVRE, ET DE CELLE DES FILLES DE LA SAGESSE.
OUVRAGE ORNÉ DU PORTRAIT DE MONTFORT.
 
Mihi absit gloriari nisi in Cruce
Domini nostri Jesu Christi.
Gal. 6.
 
Pour moi, à Dieu ne plaise que je ne glorifie
en autre chose qu'en la Croix de N. S. J. C
 
Deuxième Edition
 
PARIS.
IMPRIMERIE D'ADRIEN LE CLERE ET Cie,
IMPRIMEURS DE N. S. P. LE PAPE ET DEMONSEIGNEUR L’ARCHEVEQUE,
RUE CASSETTE, N° 29, PRES SAINT-SULPICE.
1839.

PRÉFACE.
 
 
S'il est utile, pour acquérir l'esprit des saints, d'étudier l'histoire de leur vie, il est utile aussi, pour comprendre leur histoire, d'avoir déjà quelque chose de leur esprit. En effet, les pensées des saints, comme celles du Seigneur, sont éloignées des pensées du monde plus que le ciel ne l'est de la terre; et l'homme charnel, dit saint Paul, ne conçoit point les choses qui sont de l'Esprit de Dieu : elles lui paraissent une jolie, et il ne peut les comprendre, parce qu'il faudroit, pour en juger, une lumière spirituelle qu'il n'a pas. 1 Cor. Mais certaines vies saintes offrent à la sagesse charnelle une obscurité toute particulière, parce que la Providence s'est plu à y faire éclater la sainte folie de la croix. La vie d'un François d'Assise, d'un Siméon Salus , d'un Philippe Néri, d'un Félix de Cantalice et de tant d'autres, ne sera jamais comprise que par un chrétien. Ainsi en sera-t-il de celle que nous offrons au public. Montfort avoit, dès l'enfance, entendu i Jésus-Christ béatifier, dans l'Evangile, la pauvreté, la souffrance et l'humiliation, et il avoit eu foi dans cette f parole. Dès lors, comme saint Paul, il ne connut de science et ne voulut de gloire que celles de la croix. En échange de l'honneur qu'il s'efforçoit de procurer à Dieu, il ne demanda pour lui-même que l'humiliation. A vous, Seigneur, la gloire qui vous est due; f à nous, la honte et la confusion! Dan. 9.
Si donc sa vie offre quelques faits, quelques paroles étranges, loin de nous la pensée de chercher à le justifier, à pallier ce qui pourroit en lui déplaire au monde. Ce seroit manquer tout ensemble et a la fidélité de l'histoire qui doit peindre chaque personnage des couleurs qui lui appartiennent, et à la mémoire de ce saint prêtre pour lequel on semblerait rougir de sa conduite passée, et enfin à l'honneur du Saint-Esprit lui-même, qui n'a pas, sans un dessein particulier, montré à l'Eglise cette vertu extraordinaire. Sans doute, il nous sera bien permis d'expliquer certaines circonstances de sa vie, soit en confrontant les anciennes histoires, soit en les rapprochant de pièces authentiques et inédites. Ainsi s'effacera l'apparence de légèreté et d'inconstance que lui donnent ses voyages nombreux; ainsi s'affoiblira l'opinion exagérée que plusieurs se sont faite de sa singularité ; ainsi disparaîtront beaucoup d'autres ombres qui défigurent encore à bien des yeux le tableau de cette vie admirable. Mais nous nous reprocherions comme un crime d'ajouter ou de retrancher aux laits leur plus légère circonstance, aux citations leur moindre phrase, dans la seule vue de nous conformer, contre la défense de l'apôtre, à l'esprit de ce siècle. Rom. 12. Ce n'est pas aux saints de s'abaisser à notre niveau, mais à nous de nous élever à la hauteur des saints : à eux il appartient de juger et de condamner le monde.
Cette histoire au reste ne dira rien qui ne repose sur les témoignages les plus authentiques. Un des hommes qui nous ont le plus servi pour la composer est M. des Bastières, qui avoit fait avec Montfort près de cinquante missions, et dont les récits pleins de naïveté intéressent d'autant plus qu'il ne parle qu'en témoin oculaire. Un mémoire très-détaillé de M. Blain, ancien condisciple du saint missionnaire, et depuis chanoine de Rouen, renferme aussi grand nombre de traits précieux. Immédiatement après la mort de Montfort, M. Grandet, d'abord curé de Sainte-Croix, à Angers, puis directeur du séminaire de cette ville et membre de la compagnie de Saint-Sulpice, s'empressa de lui rendre le même honneur qu'il a fait à quelques autres saints prêtres de cette époque, en écrivant leurs histoires. Elles forment 4 volumes que l'on possède manuscrits au séminaire Saint-Sulpice de Paris. Celle de Montfort, qu'il publia en 1724, est imparfaite sans doute, mais elle a le grand mérite de renfermer le texte de plusieurs lettres intéressantes qui ne se retrouvent pas ailleurs. Enfin, en 1775, parut une histoire nouvelle de Montfort, par M. Picot de Clorivière, recteur de Paramé, près Saint-Malo. Ce saint prêtre avoit fait partie de la compagnie de Jésus avant sa suppression, et depuis son rétablissement il en devint provincial. Il s'étoit aidé, pour composer son histoire de Montfort, et de tous les écrits antérieurs, et surtout d'un recueil très-étendu fait avec beaucoup de temps et de soins par M. Besnard, l'un des successeurs du saint missionnaire. Indépendamment de tous ces secours, nous avons eu celui de plusieurs manuscrits authentiques, tels que des lettres autographes conservées au séminaire Saint-Sulpice.
Tout en nous occupant de vérifier et de rectifier au besoin les divers détails de cette histoire, ainsi que de la compléter au moyen des pièces inédites et de la suite des faits jusqu'à nos jours, nous avons dû nous efforcer aussi d'y mettre l'ordre et la clarté' qu'on regret-toit de ne pas trouver dans les histoires précédentes. A qui maintenant dédier ce livre? Celui de M. Grandet commence par une Offrande et Prière à J. C. le souverain Prêtre et le Pasteur de nos âmes. Nous emprunterons volontiers les belles paroles de ce pieux auteur :
« Il n'y a personne, ô mon Jésus, à qui je doive plutôt qu'à vous, dédier la vie d'un saint prêtre et d'un zélé missionnaire ; à vous, le souverain prêtre et le missionnaire céleste que votre divin Père a envoyé du ciel en terre pour procurer sa gloire et sanctifier les pécheurs. Votre élection, votre vocation et votre mission ont o été le principe de celle de tous les bons prêtres et de tous les missionnaires apostoliques. Comme vous, ils ont été choisis de toute éternité pour travailler à la gloire de Dieu. Comme vous, ils ont été appelés au sacerdoce pour offrir avec vous et par vous le sacrifice adorable de votre corps et de votre sang. Comme vous, enfin, ils ont été envoyés dans l'Eglise pour être vos vicaires, vos lieutenans et vos coadjuteurs dans la grande affaire du salut des hommes. Le prêtre,
ô
mon Jésus, dont je donne la vie au public, a réuni tous ces caractères de votre élection, de votre vocation et de votre mission; car vous avez répandu tant de bénédictions sur ses travaux, qu'il n'y a pas lieu de douter que vous n'en ayez été le principe. Mais votre vie a aussi été le modèle de la sienne; s'il a été calomnié, humilié et persécuté, il ne vous a été en cela que plus semblable, et il y a apparence que vous avez donné ce saint prêtre à votre Eglise comme un rare exemple d'une vie pauvre, humble, mortifiée et crucifiée, afin d'engager les ecclésiastiques qui vivent dans le monde, à fuir comme lui la vie lâche, molle, inutile, oisive et intéressée qui suffiroit pour les perdre. Faites, divin Jésus, que cette m grâce abondante que vous avez répandue sur la conduite et sur les discours de M. de Montfort pendant qu'il étoit en vie, soit encore répandue sur le récit de ses actions après sa mort, et que ceux qui le liront soient enflammés du désir de travailler comme lui au salut des âmes qui périssent faute d'ouvriers. Faites que ce missionnaire leur parle du fond de son tombeau, et qu'il leur dise comme ce bon père de famille : Quid hic statis totâ die otiosi ?
Faites, mon divin Sauveur, que M. de Montfort fasse après sa mort ce qu'il n'a pu faire pendant sa vie, qu'il aille, suivant le désir qu'il en a eu, partout l'univers, pour prêcher aux peuples la connoissance et l'amour de Dieu seul, la haine du péché, le détachement du monde et de ses vains plaisirs, le mépris des honneurs et des richesses, l'obligation de faire pénitence, de renoncer à soi-même et de porter tous les jours ses croix secrètes et publiques, ainsi qu'il a fait les siennes. Amen, amen. Fiat, Fiat. C'est la grâce que vous demande l'auteur de sa vie, pour lui et pour ses lecteurs.
«Maintenant, dirons-nous avec M. Picot de Clorivière, pour nous conformer au décret du pape Urbain VIII, nous protestons que lors que nous avons donné le nom de saint à Montfort, ou à quelques autres personnages d'une haute vertu, ou lorsque nous avons parlé de miracles, ou autres événemens extraordinaires, nous ne l'avons fait que selon l'usage ordinaire reçu dans les conversations, sans prétendre en aucune manière prévenir le jugement de l'Eglise.»
 
 
 
DIEU SEUL!

VIE
 
DU VÉNÉRABLE LOUIS-MARIE
 
GRIGNON DE MONTFORT.
 
 
 
 
LIVRE PREMIER : depuis la naissance de Louis-Marie grignon de Montfort en 1673, jusque sa promotion au sacerdoce en I7OO.
 
 
 
CHAPITRE PREMIER : Depuis la naissance de Louis en 1673, jusqu’ a la fin de sa rhétorique en 1691.
 
La divine fécondité du sacerdoce chrétien ne s'étoit pas épuisée en donnant, presque en même temps, à la France une foule de saints prêtres dignes des plus beaux âges de l'Eglise.
Le siècle des Vincent de Paul, des Bérulle, des Olier, des Bourdoise, ne devoit pas finir sans produire encore un homme comparable aux plus grands saints par ses vertus, et aux apôtres par les succès immenses de son ministère. Tel fut celui dont nous essayons d'écrire la vie.
Louis-Marie Grignon de la Bacheleraie, plus communément appelé de Montfort, naquit le 31 janvier 1673, dans la petite ville de Montfort-la-Canne, alors du diocèse de Saint-Malo, aujourd'hui de celui de Rennes. Son père, Jean-Baptiste Grignon, sieur de la Bacheleraie, avocat au bailliage de Montfort, et sa mère, Jeanne de la Visuelle-Robert, étoient l’un et l'autre de famille noble, mais peu favorisés des biens de la fortune. Ils eurent huit
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enfans ; celui dont nous parlons fut le premier. On ne lui donna au baptême que le nom de Louis ; mais sa dévotion pour la Mère de Dieu lui fit désirer de porter aussi son nom, et cette grâce lui fut accordée à sa confirmation.
[PE2] 
Ce fut encore par esprit de piété, qu'ainsi qu'il se pratique en certains, ordres religieux, il substitua plus tard le nom de Montfort, lieu de sa naissance, à celui de sa famille. Il voulut en changeant ainsi de nom, comme le Sauveur l'avoit fait pratiquer à quelques-uns de ses disciples, montrer à tout le monde et se rappeler continuellement à lui-même, qu'il étoit mort à la terre, et ne devoit plus écouter la voix de la chair et du sang.
Dès sa première enfance, Louis montra tant d'horreur pour le vice, et tant d'inclination pour la vertu, qu'on eût dit qu'étranger au péché d'Adam, il ne se ressenfoit point de la corruption de la nature. Rien de ce qui amuse la jeunesse et charme l'âge mûr lui-même, ne paroissoit lui toucher le cœur; tous ses goûts étoient célestes. Ces mots, Dieu seul, qui depuis lui furent si familiers, sembloient dès lors gravés dans son ame : ses actions, ses paroles ne respiroient autre chose. Pour lui, point de plus doux plaisirs que la prière. Jamais il ne trouvoit trop long le temps qu'il passoit à l'église. On l'y voyoit des heures entières à genoux, uniquement occupé de celui qui seul avoit pu lui enseigner, dans un âge si tendre, à prier en esprit et en vérité.
La dévotion à la Mère de Dieu a été, toute sa vie, le caractère distinctif de sa piété ; elle étoit comme innée en lui, et l'on peut dire que la sainte Vierge, l'ayant choisi la première, avoit elle-même gravé dans sa jeune ame cette tendresse si singulière qu'il a toujours eue pour elle. Dès ses premières années, il annonçoit ce qu'il seroit un jour : le panégyriste zélé de Marie, le prédicateur infatigable de sa dévotion. Étoit-il devant une de ses images, il sembloit y perdre l'usage de ses sens, et n'avoit plus de pensées que pour l'honorer et lui consacrer son innocence. Cette dévotion n'étoit point passagère en lui comme en tant d'autres enfans ; chaque jour ne faisoit que la rendre plus tendre et plus active. Il appeloit Marie sa mère, sa bonne mère, sa chère mère; il lui exposoit avec une simplicité enfantine tous ses besoins temporels et spirituels, et sa confiance étoit si grande, qu'à son avis tout étoit fait quand il avoit prié sa bonne mère. Ceux qui ont le mieux connu toutes les circonstances de sa vie attestent, qu'en effet, Marie ne cessa jamais de veiller sur son serviteur, et de le conduire comme par la main dans toutes ses voies.
Cette piétés! vive dont son cœur étoit rempli, ce tendre amour qu'il avoit pour les choses saintes, et particulièrement pour la reine des vierges, il savoit, avec une admirable industrie, les communiquer aux autres enfans. Souvent il les entretenoit de Dieu, les aidoit à apprendre le catéchisme, ou leur faisoit des lectures de piété. S'élevoit-il entre eux quelque dispute, il s'empressoit de les réconcilier, et sacrifioit au besoin ses propres plaisirs, parce qu'il n'en étoit point pour lui de plus grand que de voir Dieu fidèlement servi. Une de ses sœurs nommée Louise, et qu'il aimoit plus tendrement, parce qu'il trouvoit en elle des dispositions plus semblables aux siennes, éprouvoit plus que personne les effets de son zèle ; il l'associoit à ses pratiques de dévotion, récitoit le chapelet avec elle, avec elle s'en-tretenoit de Dieu et de son service. Si elle montroit quelque répugnance, il l'encoura-geoit par de petits présens. Quand au contraire il la voyoit se porter volontiers à la pratique de la vertu, il ne savoit quelles caresses lui faire pour lui en témoigner sa joie. Sa mère elle-même se ressentait des grâces dont étoit comblé cet enfant de bénédiction. Dès l'âge de quatre ou cinq ans, s'il la voyoit en proie à quelque peine domestique, il s'approchoit d'elle, la consoloit et l'encourageoit à la patience ; mais avec des paroles si pleines d'onction et si fort au-dessus des lumières naturelles d'un enfant, qu'il falloit que l'esprit de Dieu les lui mît à la bouche. C'est ainsi que, dès l'âge le plus tendre, il préludoit aux fonctions apostoliques qui dévoient sanctifier une grande partie de sa vie.
La piété de Louis étoit trop réelle et trop bien entendue pour qu'il laissât rien à désirer dans l'accomplissement de ses devoirs. Il saisissoit toutes les occasions de témoigner à ses parens son respect et sa soumission. Il alloit au-de­vant de leurs moindres désirs, et leur rendoit, ainsi qu'à ses frères et sœurs, tous les services dont il étoit capable. Quoique son père fût d'un caractère naturellement violent, et s'emportât quelquefois contre lui jusqu'à l'excès, jamais il ne lui manqua de respect ni ne fit entendre une plainte. Ces sentimens lui étoient sans doute inspirés par son bon cœur, mais plus encore parla foi qui, déjà, lui découvrait dans ses parens, les dépositaires de l'autorité de Dieu. Sa conduite n'étoit pas différente à l'égard des maîtres chargés de sa première instruction. Eux-mêmes ont assuré qu'il ne leur avoit jamais fait aucune peine, et qu'il se portait avec affection à l'accomplissement de ses devoirs, sans qu'il fût besoin de l'y contraindre par menace ou par châtiment. Semblable au jeune Tobie, il observa des l’enfance la loi du Seigneur. Rien de ce qui déplaît à Dieu ne lui sembloit léger; aussi ne le vit-on pas, au milieu des autres enfans, se laisser aller comme eux à cette foule de légers manquemens qu'on pardonne si facilement à leur âge. Les sentiers du juste, dit le Sage, ressemblent à la lumière qui, brillante dès le matin, va toujours croissant jusqu'à son midi: ainsi dès l'enfance de Louis, on put prévoir à quel haut degré de grâce et de vertu seroit un jour élevée cette ame d'élite.
Il étoit dans sa douzième année quand son père, voyant en lui de si heureuses dispositions, le plaça à Rennes pour y faire ses études. Le collège de cette ville florissoit alors sous la direction des pères de la compagnie de Jésus, et les étudians y trouvoient tous les secours nécessaires pour s'avancer à la fois dans la science et dans la piété. Le nouvel élève sut les mettre à profit. Une application que ses maîtres aimoient à proposer pour modèle à ses condisciples, jointe aux dispositions les plus heureuses, lui fit remporter chaque année les premiers prix de sa classe ; mais ses progrès dans la vertu furent bien plus rapides encore.
Sa piété lui mérita bientôt d'être reçu dans la congrégation de la sainte Vierge. Elle étoit composée des plus fervens d'entre les écoliers. Saintes exhortations, lectures pieuses, récitation de l'Office de la sainte Vierge, oraison mentale, fréquentation des sacremens, tout étoit mis en usage pour y entretenir la piété. Aussi en sortoit-il chaque année une foule de jeunes gens qui se consacroient au service des autels, ou qui, restant au milieu du monde, l'édifioient par leurs vertus. Ce fut une grande joie pour Louis de se voir attaché par des liens plus étroits, au service de celle qu'il avoit toujours regardée comme sa mère, et personne ne fut jamais plus fidèle à remplir ces pieux engagemens.
Tous ces moyens de salut ne suflîsoient pas encore au désir immense qu'éprouvoit le fervent écolier de s'avancer chaque jour dans la voie du salut. Il y avoit alors à Rennes un saint prêtre, qui réunissoit chez lui quelques jeunes gens pour les entretenir de piété. Il les envoyoit ensuite dans les hôpitaux y servir les malades, leur faire de pieuses lectures, et leur apprendre le catéchisme. Louis fut de ce nombre, et montra dès lors la tendre affection qu'il eut toujours pour les pauvres. Au lieu de partager les amusemens frivoles des autres étudians, c'étoit à l'hôpital qu'il passoit une partie de ses jours de congé. Le reste du temps il vivoit fort retiré, et ne connoissoit guère d'autre délassement que le dessin. Sans maître jusque là et guidé seulement par son goût naturel, s'il rencontroit quelque image de piété qui lui parût bien faite, il s'amusoit à la copier, et y réussissoit si bien, qu'un conseiller au Parlement lui offrit un louis d'une de ces copies. Cet argent lui servit à prendre les leçons d'un peintre. Il est à croire qu'avec une imagination brillante et ce goût naturel pour la peinture, il y auroit excellé, si des occupations plus sérieuses lui eussent permis de cultiver assez ce talent. Toutefois ce qu'il en apprit alors ne lui fut pas inutile; il en fit souvent usage dans les missions pour la décoration des églises.
Son père étant venu s'établir pour quelque temps à Rennes avec sa famille, afin de pour­voir plus aisément à l'éducation de ses autres enfans, ce fut pour le jeune Louis une nouvelle occasion de faire éclater les vertus et les talens dont il étoit doué. Il servit de précepteur à ses frères, et se donna tous les soins que demandoit cet emploi, sans négliger ceux qu'il devoit à son propre avancement. Il satisfit à tout admirablement ; et ces nouveaux embarras, loin d'altérer en rien sa piété , ne servirent au contraire qu'à la rendre plus solide.
La divine Providence lui avoit fait trouver dans le directeur de sa conscience, un homme bien capable d'y entretenir les saintes dispositions qu'elle y avoit mises. C'étoit le père Descartes, auteur du petit livre intitulé le Palais de l’amour divin, qu'il composa dans sa vieillesse. Ce directeur habile autant que pieux, sut apprécier l'ame qui lui étoit confiée, et lui donna tous ses soins. Les exemples et les leçons qu'il reçut de son régent de rhétorique, le père Gilbert, lui furent aussi d'une grande utilité. Cet excellent maître, qui, quelques années après, passa dans les pays étrangers, où il consuma sa vie dans les travaux apostoliques, ne Laissait échapper aucune occasion de porter ses écoliers à la piété. Malheureusement, parmi les nombreux jeunes gens qui composoient sa classe, il en étoit peu qui profitassent de ses instructions ; la plupart y étoient insensibles, et prenoient même plaisir à pousser à bout sa patience; mais leurs injures chaque jour renouvelées, ne pouvoient altérer sa douceur. Touché de ces exemples, Louis admiroit dans son maître une vertu dont il devoit être lui-même, dans la suite, un si parfait modèle. Le maître de son côté avoit une estime singulière pour ce fervent disciple, et le regardoit déjà comme Un saint. C'est ainsi qu'il s'en expliqua, quelque temps avant de partir pour les missions, à un des condisciples de Louis, M. Blain, depuis docteur en Sorbonne et chanoine de Rouen.
 
CHAPITRE DEUXIEME : depuis la fin de la rhétorique de Louis en 1691, jusqu'a son départ pour paris en 1693.
 
Ses humanités achevées, le vertueux jeune homme commença son cours de philosophie. A mesure qu'il avançoit dans la science, sa vertu se manifestoit aussi par des traits plus caractéristiques. En voici un entre mille. Au nombre des écoliers qui suivoient avec lui le Cours de logique, il y en avoit un si pauvre et si mal vêtu, qu'il étoit l'objet du mépris et de la risée des autres. Louis, sans en être prié, se chargea de lui procurer un vêtement convenable, et sollicita la charité de ses condisci­ples. La somme qu'il recueillit étoit loin de suffire, et il étoit d'ailleurs par lui-même hors d'état d'y suppléer. Mais la charité est ingénieuse : il va avec le pauvre écolier chez un marchand : « Voici, lui dit-il, mon frère et le vôtre ; j'ai quêté dans la classe ce que j'ai pu pour le vêtir, si cela n'est pas suffisant, c'est à vous d'ajouter le reste. Ces paroles eurent leur effet ; la charité engendra la charité ; le marchand fit ce qu'on lui demandoit avec tant de simplicité, et le pauvre écolier fut vêtu, au grand étonnement de ses condisciples, qui commencèrent dès lors à vénérer l'auteur de cette bonne œuvre.
Ecoutons l'un d'entre eux, M. Blain, dont il a déjà été parlé, rendre témoignage des .vertus de Louis. « Dans une classe remplie de quatre cents étudians, nous dit-il, M. Grignon paroissoit un modèle de vertus. Dès lors il se livroit aux exercices de l'oraison et de la pénitence, et ne pouvoit goûter que Dieu. Tous ces plaisirs où la jeunesse trouve tant de charmes étoient insipides pour lui. Il n'en auroit pu parler et n'en avoit pas même l'idée, car toute son enfance s'étoit passée dans une innocence admirable, et dans le plus grand éloignement du mal. Il connoissoit si peu tout ce qui peut altérer la pureté, qu'un jour, e comme je lui parlois des tentations contre cette vertu, il me dit qu'il ne savoit pas ce e que c'étoit. A peine eut-il connu la perfection, qu'il en conçut le désir le plus ardent. Quelque pénible, quelque étroite qu'en soit n la voie, on l'y vit marcher à si grands pas et avec tant de courage, qu'il paroissoit n'y rencontrer aucune épine, ou du moins n'en pas sentir la pointe. Ce que la vertu a de plus héroïque et de plus sublime sembloit en lui comme naturel, tant sa grâce étoit éminente. Il ne faisoit qu'entrer dans la carrière, et déjà il avoit laissé bien loin derrière lui les plus avancés. Au recueillement le plus profond, à l'oraison la plus continue, à la pénitence la plus austère, et la mortification la plus universelle, il joignoit une paix, une douceur, une tranquillité d'ame, que je n'ai jamais vue s'altérer au milieu des contradictions et des humiliations les plus sensibles. Les disciplines, les chaînes de fer et autres semblables instrumens de mortification furent à son usage aussitôt qu'ils parvinrent à sa connoissance. Il veilloit tellement sur tous ses sens, qu'on ne voyoit en lui ni gestes, ni regards, ni paroles, ni manières, rien en un mot qui fût inconsidéré. Ses yeux étoient presque toujours baissés ; et un air de piété o répandu sur son visage et sur toute sa personne le singularisoit déjà en quelque sorte, et le faisoit distinguer de tous ses compagnons d'étude.
Une connaissance plus parfaite des grandeurs de Marie, rendoit chaque jour sa dévotion pour elle et plus solide et plus éclairée. Il ne manquoit jamais, en se rendant à la classe, d'entrer dans l'église des Carmes, et s'y tenoit souvent à genoux un temps considérable , devant une antique et miraculeuse image de la sainte Vierge. Sa piété ne resta pas sans récompense. C'est en ce lieu-là que lui fut donnée, comme il le disoit lui-même, la connaissance de sa vocation à l'état ecclésiastique, connoissance si claire et si certaine, qu'il n'eut pas même besoin d'en délibérer davantage.
De ce jour, il ne songea plus qu'à se rendre digne, autant qu'il est possible, d'une vocation dont il avoit la plus haute idée. Il étoit persuadé qu'en entrant dans la milice sainte, on contractait l'obligation étroite de renoncer à tout intérêt capable de souiller ou seulement de partager le cœur ; qu'on s'engageoit à ne plus vivre que pour Dieu, à ne plus chercher que sa gloire; en un mot, que le prêtre, autre Jésus-Christ, devoit, comme ce divin modèle, être tout plein de la charité sainte, et toujours prêt à se sacrifier pour en embraser le monde. Ce fut sur ces idées sublimes qu'il régla sa conduite ; et si sa vie jusqu'alors avoit été très-innocente et très-pure, elle fut depuis toute surnaturelle et toute remplie d’œuvres héroïques. Il résolut de n'écouter que l'Evangile, et de n'avoir en toutes choses d'autre règle d'estime ou de mépris, de douleur ou de joie.
« Ce fut en ce temps, dit M. Blain, c'est-à-dire dans le cours des vacances qui suivirent sa physique, qu'étant allés ensemble chez un ami commun, je le connus de plus près. Ses discours n'étaient que de Dieu et des choses de Dieu ; et déjà son cœur, ne pouvant plus se contenir, ne cherchoit qu'à se répandre sur le prochain par des témoignages effectifs de charité. Souvent il se dé roboit à nos yeux pour aller, en secret, embrasser, caresser un pauvre mendiant hébêté et fort disgracié de la nature; il se jetoit même à ses pieds pour les baiser, quand il se croyoit hors des yeux des hommes. Mais il ne put si bien se cacher que je ne le surprisse dans ses pieux transports de charité. Il en donna une autre preuve dans la maison de campagne de son père, appelée le Bois-Marquet, où je le vis en passant. Son père avoit chez lui un livre rempli de figures obscènes ; de puis longtemps le chaste Joseph souffroit avec peine, dans la maison, cette matière u de flammes impures ; mais la crainte d'un père violent l'arrêtait et l’empêchoit de s'exposer à sa fureur, en jetant le livre au feu. Enfin, son zèle s'étant accru avec l’âge, il sut prendre son moment pour ôter au démon ses armes : se trouvant seul dans la maison, il détruisit le livre infâme, résolu à souffrir tous les mauvais traitemens si son père venoit à le savoir. Le saint jeune homme venoit de faire le coup, lorsque je le trouvai dans la maison, timide et presque tremblant dans l’appréhension de son père, mais d’ailleurs fort content d'avoir fait son sacrifice. Il me montra ensuite dans son jardin des lieux retirés propres à la prière, où il se plaisoit à passer la meilleure partie de son temps dans ce saint exercice. Il me paroissoit si rempli de Dieu, si pénétré de son amour et du désir de sa perfection, que j'en demeurois également confus et édifié. »
Au retour de ces vacances, si saintement employées, Louis commença ses études théologiques, avec l'intention de les achever dans le collège où il avoit fait toutes les autres avec tant de succès. C'étoit là le cours naturel des choses, et la modicité de leur fortune ne per­mettait pas à ses parens de porter leurs vues ailleurs. Mais la Providence l'appeloit à l'école des plus pures vertus ecclésiastiques, dans une maison où celui qui veut être saint trouve à la fois et les guides les plus éclairés et les plus parfaits modèles de perfection.
Une demoiselle de Montigny étoit venue de Paris à Rennes pour quelques affaires, et logeoit chez le père de Louis. Ce que ce pieux écolier lui entendit raconter des séminaires de Saint-Sulpice, qu'il ne connoissoit point encore, de la sainteté de M. Olier qui les avoit fondés depuis environ cinquante ans, de la manière édifiante dont on y vivoit et du grand nombre de fervens ecclésiastiques qu'on en voyoit sortir chaque année, fit une forte impression sur son esprit. Il conçut le plus grand désir d'entrer dans une si sainte école; il adressa pour cet effet au Seigneur des prières pleines d'ardeur et de confiance, et le Seigneur qui les lui avoit inspirées ne tarda pas à les exaucer. Mademoiselle de Montigny, de retour à Paris, écrivit à sa famille qu'elle trouveroit le moyen de satisfaire le désir que le jeune Louis avoit d'entrer au séminaire, et qu'il pouvoit se mettre en route quand il lui plairoit. Le père agréa sans peine une offre si avantageuse, et le fils, y reconnoissant les dispositions d'une Providence attentive et miséricordieuse, s'engagea plein de confiance dans la route qu'elle lui frayoit. «Il partit aussitôt, dit M. Blain, avec un dégagement si grand de son pays et de sa famille, qu'il parut en les perdant de vue en perdre aussi le souvenir; non qu'il fût dur et insensible, il avoit le cœur aussi tendre que personne; mais l'amour de Dieu étouffoit en lui la voix de la nature, ettrans portoit tous ses vœux et toutes ses pensées au ciel. Je ne lui prête rien de ces sentimens évangéliques, ni de ces dispositions sublimes ; son cœur laissa sa plume s'en expliquer quelque temps après dans une lettre qu'il m'écrivit de Paris pour m'exhorter à venir chercher avec lui la vertu loin de mon pays et de mes parens, dans un lieu « où, bannie du monde, elle sembloit s'être
 Réfugiée …  Les termes vifs , animés, pathétiques et pleins d'onction qui lui étoient propres, interprètes fidèles de ses sentimens intimes, saisissoient dès lors l'ame qui lisoit ses lettres; j'avoue qu'elles me servoient de lecture spirituelle, et que rien ne m'a jamais plus touché. En peu de mots il me fit si bien sentir la nécessité de sortir de sa famille pour servir Dieu en liberté, qu'il m'en fit naître un ardent désir. Egredere, m'écrivoit-il, de cognatione tua, et vade in terram quant monstrabo tibi. Il paraphrasoit ces paroles du texte sacré avec des termes si énergiques et si dévots, qu'il faisoit assez sentir que Dieu les lui avoit dites au cœur, ainsi qu'à Abraham, et lui en avoit donné l'intelligence.
 Il ne reçut pour son voyage et pour la dépense qui le devoit suivre à Paris, que dix écus ; ainsi ce fut nécessité pour lui aussi bien que vertu de le faire à pied. On compte cependant de Rennes à Paris soixante-seize lieues; mais le désir de la perfection évangélique, qui l'eût fait aller au bout du monde, ne lui laissoit voir aucune difficulté m dans un voyage si pénible ; d'ailleurs ce voyage étant le premier, devoit être aussi le modèle de tant d'autres, que le zèle du salut des ames lui fit dans la suite multiplier; je veux dire qu'il devoit être à l'apostolique, dans la pauvreté, l'humiliation, la fatigue, et surtout l'abandon à la divine Providence. Ce fut cette dernière vertu que j'admirai le plus en lui à son départ; et, en lui disant adieu, il me parut si dégagé de tout, si assuré de son nécessaire, si déterminé à dévorer la honte attachée à le demander, que je m'imaginois voir renaître un des apôtres ou des premiers hommes apostoliques. Les yeux souvent au ciel, le cœur à Saint-Sulpice, l'invocation continuelle de Marie dans la bouche ; c'est ainsi qu'il partit de Rennes et arriva heureusement au bout de huit ou dix jours à Paris, car il étoit alors robuste et marchoit avec facilité. Il eut pourtant bien des fatigues à essuyer dans un si long voyage, accompagné d'une pluie continuelle ; mais surtout il y eut à souffrir de ces humiliations auxquelles il ne pouvoit être encore accoutumé. Plusieurs dès personnes dont il alloit réclamer l'assistance, ou la lui refusoient, ou la lui faisoient payer chèrement.
Après tant de fatigues et de peines, il étoit assez naturel qu'il prît quelque repos, puis, qu'il s'empressât d'aller admirer les merveilles qui, chaque jour, attirent à Paris tant d'étrangers. Loin de chercher à les voir, il ne daignoit pas même y arrêter les yeux lorsqu'elles se présentoient sur son chemin ; et ce qu'il fit alors, il le fit toute sa vie. Tout le temps qu'il demeura dans Paris, jamais il ne fit un pas pour satisfaire sa curiosité. Il y marchoit toujours les yeux modestement baissés ; de sorte qu'après y être demeuré pendant plusieurs années, il en sortit sans avoir rien vu de ce qu'on y vante davantage. Il n'avoit d'yeux que pour les objets de dévotion; mais pour ceux-là, sa piété le rendoit très-clairvoyant. On étoit étonné de le voir saluer des images de Marie qui se trouvoient placées au-dessus des portes, de manière qu'il falloit y regarder à deux fois pour les aper­cevoir. Il sembloit qu'une espèce d'instinct et de sympathie les lui fit découvrir.
 
CHAPITRE TROISIEME : depuis l'arrivée de Louis à Paris en 1693, jusqu'à, son entrée au séminaire Saint-Sulpice en 1695.
 
 
Quoique nous ne sachions pas au juste le temps auquel notre pieux voyageur substitua le nom de Montfort à son nom de la Bachele­raie, nous ne croyons pouvoir mieux placer ce changement qu'à l'époque où, en se séparant de sa famille, il parut vouloir faire avec elle un divorce éternel.
Aussitôt qu'il fut arrivé à Paris, la charitable demoiselle, dont la Providence s'étoit servie pour l'y faire venir, le conduisit, non point dans les séminaires mêmes de Saint-Sulpice, mais dans une petite communauté fondée depuis quelques années, en faveur de jeunes ecclésiastiques pauvres, par M. Le Battu de la Barmondière, ancien curé de la paroisse de Saint-Sulpice. De Montfort y fut admis moyennant une modique pension qu'on promit de payer pour lui. Ce que le respectable supérieur avoit ouï dire de son nouvel élève, le lui fit accueillir avec une grande joie; de son côté, le vertueux jeune homme ne fut pas moins charmé de tout ce qu'il remarqua dans son supérieur et ses condisciples. Il ne se lassoit point de bénir le Seigneur d’être dans une maison si sainte. Il s'y regardoit comme dans un paradis, où, dégagé de tout autre soin, il n'avoit plus à s'occuper que de se rendre propre à glorifier son père céleste. C'est ainsi qu'il s'en exprimoit dans une lettre qu'il écrivit à ses parens, peu de jours après son arrivée, pour leur donner de ses nouvelles, et les prier de l'aider à remercier Dieu des grâces qu'il lui avoit faites dans le cours de son voyage.
Cette joie fut bientôt interrompue. Au bout de quelques mois, on cessa de payer la pension qu'on avoit promise; et Montfort, qui avoit déjà reçu la tonsure, se vit dans le cas d'être congédié. La chose paroissoit comme nécessaire dans une année de disette, où la communauté avoit beaucoup de peine à subsister, et où la misère étoit si générale à Paris, que la charité des riches ne pouvoit suffire aux besoins des pauvres. L'épreuve eût alarmé tout autre que notre jeune clerc. Que seroit-il devenu? qu'auroit-il fait en cette circonstance, loin de sa famille, sans ressources, et privé de toute espèce d'appui ?.... Quelqu'un le lui demanda, et il ne répondit autre chose, sinon qu'il n'y avoit point encore pensé, qu'il ne vouloit s'appuyer que sur son père céleste. Celte réponse étoit parfaitement conforme à ses sentimens. Jamais homme n'a pratiqué plus à la lettre celle maxime de l'Evangile, qui défend de s'inquiéter pour le lendemain. Accoutumé depuis longtemps à voir tout en Dieu, il ne songeoit qu'à se conformer amoureusement à ses adorables volontés, dès qu'elles lui seraient connues, et se reposoit sans sollicitude sur le sein maternel de la Providence. Une confiance si chrétienne ne pouvoit manquer d'être récompensée. Le vertueux supérieur consentit à garder le jeune de Montfort, mais il fut réglé qu'il auroit, comme quelques autres, l'emploi d'aller veiller les morts de la paroisse, et que la rétribution attachée à cet office lui tiendrait lieu de pension. L'humilité du pieux séminariste lui fit accepter avec reconnoissance un arrangement que beaucoup d'autres auroient regardé comme très-pénible.
Il s'abandonna sans réserve à tous les desseins de la Providence, sans craindre qu'elle lui manquât jamais.
C'étoit encore trop peu pour son insatiable désir de mortification. Il y ajoutoit des austérités qu'on blàmeroit peut-être, s'il n'eût soumis toute sa conduite aux lumières de son directeur, qui étoit M. de la Barmondière lui-même. Ce guide sage ne trouva presque rien à réformer dans son disciple ; il vit en lui une de ces ames dont l'Esprit saint semble se réserver la conduite. Rassuré par l'humilité profonde et l'obéissance parfaite de Montfort, il crut ne pas devoir l'astreindre aux lois ordinaires, et le laissa l'arbitre de ses pénitences. Le fervent séminariste étoit alors d'une santé robuste, et la crainte de diminuer ses forces ne se présentoit jamais à son esprit que comme une de ces illusions dangereuses qu'il faut éviter avec soin quand on veut marcher à pas rapides dans le chemin de la vertu. L'exemple d'un grand nombre de saints lui faisoit croire qu'avec la grâce de Dieu, on peut, en ce genre, ce qui paroît impossible à la nature. Dès qu'il entendoit parler d'une mortification pratiquée par l'un d'entre eux, c'en étoit assez pour qu'il supposât que Dieu la demandoit de lui. Disciplines sanglantes et renouvelées tous les jours, haires, cilices, ceintures et bracelets de fer hérissés de pointes aiguës, toutes ces pénitences étoient successivement employées, et jamais il n'étoit sans porter sur sa chair la mortification de Jésus-Christ.
Les veilles auprès des morts, qui souvent se renouveloient jusqu'à trois et quatre fois dans le cours d'une semaine, doivent san9 doute être mises au rang des plus rudes austérités, surtout si l'on considère la manière dont il s'en acquittait. Jamais il ne profitoit des rafraîchissemens qu'il étoit d'usage d'offrir à ceux qui passoient la nuit; et pourtant l'ex­trême frugalité qu'on observoit chez M. de la Barmondière rendoit cet adoucissement comme indispensable; mais il eût paru tout-à-fait superflu à notre pieux séminariste, qui trouvant déjà la nourriture de la communauté trop bonne et trop abondante, en retranchoit chaque jour ce qu'elle avoit de meilleur. Arrivé dans le lieu où il devoit passer la nuit, il se mettoit d'abord en oraison, sans porter ses regards sur ce que les appartenons pour­voient avoir de curieux, quoique ce fût quel­quefois dans les plus beaux hôtels de Paris, et restoit d'ordinaire quatre heures à genoux dans
Ce saint exercice ; il en donnoit ensuite deux à la lecture spirituelle ; les deux suivantes il les accordoit au sommeil, et ce qui lui restoit de temps , il l'employoit à l'étude des cahiers de théologie, dont il alloit prendre des leçons en Sorbonne, avec le reste de la communauté.
Tel étoit l'ordre que le vertueux étudiant ob­servoit dans ses veilles. A l'école, et pour ainsi dire en présence de la mort, il contemploit à loisir le néant de toutes les choses humaines. Il s'y pénétroit de plus en plus des grandes vérités qu'il sut, dans la suite, traiter avec tant de force et si bien insinuer dans les cœurs les plus endurcis. Il suivait en esprit les ames au tribunal du souverain Juge ; il écoutoit la discussion qui s'y fait des œuvres bonnes et mauvaises, et le compte exact qu'il faut y rendre de toutes les grâces qu'on a reçues. Il ne manquoit pas de s'appliquer à lui-même les réflexions que ces objets faisoient naître dans son esprit.
Quelquefois même, afin qu'elles y fissent une plus vive impression, il fixoit ses regards sur le visage des morts auprès desquels il veilloit. Cette vue le frappoit singulièrement ; c'étoit comme un miroir dans lequel il apercevoit clairement la brièveté de la vie, et le terme où viennent aboutir toutes les espérances terrestres. Deux de ces corps morts, entre autres, lui parlèrent tellement au cœur, qu'il n'en perdit jamais le souvenir. L'un étoit celui d'un homme du plus haut rang, qui, à la sortie d'un lieu de débauche, avoit été frappé d'un coup mortel. Il répandoit une telle infection que les porteurs ne purent, le lendemain, en soutenir l'odeur. L'autre étoit celui d'une des premières dames de la cour, fameuse par sa beauté, mais tellement défigurée par la mort, qu'au bout de vingt-quatre heures, on ne pouvoit rien voir de plus hideux. Plein de ces pensées, le vertueux jeune homme bénissoit Dieu de son état, s'attachoit de plus en plus à la pauvreté, et trouvoit bien légères les mortifications qu'il s'imposoit lui-même ou qui lui venoient d'ailleurs.
Malgré ses austérités et les fatigantes occupations dont nous venons de parler, il n'en donnoit pas moins à l'étude de la théologie tout le temps et le soin nécessaires pour y faire des progrès. Il comprenoit que sans la science, fût-il même élevé à la perfection la plus sublime, il ne répondroit jamais à toute sa vocation, et Dieu bénissoit tellement son travail, que M. de la Barmondière ne balançoit pas à le préférer, même pour la science, aux plus excellens sujets de la communauté. Ce fut sans doute afin de s'y appliquer davantage qu'il voulut renoncer pour toujours à s'occuper, comme il l'avoit fait dès l'enfance, d'architecture, de peinture et de sculpture. Cependant son supérieur, qui n'ignoroit pas son talent en ce genre, avoit pensé qu'il étoit à propos pour lui de le cultiver, et il se proposoit de lai en fournir les moyens, quand il fut enlevé par la mort à la communauté, dont il étoit l'unique appui.
Le jeune de Montfort s'étoit déterminé par obéissance à recevoir les ordres mineurs, et pour s'y préparer, il étoit allé, comme c'étoit alors la coutume du diocèse de Paris, faire une retraite chez les prêtres de la Mission, à Saint-Lazare. Sur un dimissoire de Monseigneur de Saint-Malo, son évêque, il fut ordonné le samedi des Quatre-Temps, 18 septembre 1694. Ce fut pendant cette absence que M. de la Barmondière tomba malade et mourut. A son retour, on s'empressa de lui apprendre cette triste nouvelle, et on affecta de le faire sans ménagement ; on vouloit voir comment il la prendroit. Tous, en effet, sa-voient qu'il perdoit à la fois dans ce digne supérieur un père temporel et spirituel, et que cette perte le laissoit sans aucun appui en face d'un avenir désolant pour la nature. Le coup paroissoit accablant; mais si Montfort en fut surpris, il n'en fut point troublé, et l'on vit bien en cette occasion que rien ne peut ébranler celui qui n'a mis qu'en Dieu seul toute son espérance. Le calme et la paix qu'il sut alors conserver, ne provenoient ni d'une ingrate insensibilité, ni d'une vertu d'ostentation. Une lettre qu'il écrivit dans cette circonstance à un oncle prêtre qu'il avoit à Rennes, en fournit la preuve. Après avoir rendu à M. de la Barmondière le témoignage qu'il de­voit à ses vertus, et le tribut de reconnoissance qu'exigeoient de lui tous les bienfaits qu'il en avoit reçus, il lui parloit de l'état d'incertitude dans lequel il se trouvoit : « Je ne m'en embarrasse pas, ajoutoit-il, j'ai dans les cieux un père qui ne peut me manquer. Il m'a conduit ici; il m'y a conservé jusqu'à u présent; il me fera toujours éprouver ses miséricordes ordinaires, quoique pour mes péchés je ne mérite que des châtimens. »
Cependant, le coup qui avoit frappé le pasteur, dispersa le troupeau; la communauté de M. de la Barmondière prit fin avec sa vie ; chacun se plaça le mieux qu'il put. Ceux qui avoient quelque ressource entrèrent dans les séminaires de Saint-Sulpice. Montfort les eût volontiers suivis, mais le temps marqué par la Providence n'étoit pas encore venu; il falloit qu'il passât auparavant par une épreuve qui, pour tout autre, eût été bien rude. La petite communauté de M. Boucher lui fut ouverte, et il se crut très-heureux de pouvoir y être admis. Tout y étoit propre à contenter son goût pour la pauvreté et la mortification ; on n'y connoissoit point l'usage du vin; les mets qu'on y servoit n'a-voient rien que de rebutant, et quelque appétit que l'on pût avoir, il falloit se faire violence pour se résoudre à les prendre ; de sorte que l'heure du repas sembloit plutôt faite pour tourmenter la nature que pour la soulager. Une si mauvaise nourriture, jointe à une étude continue, acheva de détruire la santé de Montfort, que ses austérités et ses veilles avoient déjà beaucoup altérée. Dans cette maison, tous les écoliers faisoient successivement la cuisine; c'étoit le tour de Montfort, et il s'en acquittoit sans rien diminuer de ses pénitences ordinaires, lorsqu'un accès de fièvre si violent qu'il ne put le dissimuler, l'obligea de se mettre au lit. Sa maladie paroissoit devoir traîner en longueur, et la communauté n'étoit pas en état de lui fournir les secours nécessaires; il fallut donc, au bout de quelques jours, le transporter à l'Hôtel-Dieu.
Loin de s'affliger de cette épreuve, Montfort eut au contraire une joie bien sensible de se voir ainsi placé parmi les pauvres de Jésus-Christ ; et il ne pouvoit s'empêcher de le témoigner à ceux de ses amis qui venoient le visiter. « Quel honneur, leur disoit-il, d'être dans la maison de Dieu ! c'en est trop pour moi ; il n'appartient qu'aux princes u d'être logés dans le Louvre et dans la mai son du roi. Il comprenoit bien que cet honneur n'étoit point du goût du monde; mais depuis longtemps le monde et ses juge-mens n'éloient rien pour lui. Une seule chose l'affligea, ce fut de n'être pas confondu dans la foule, mais placé dans la salle des prêtres, et de s'y voir entouré de soins particuliers. Les Sœurs, en effet, n'avoient pas tardé à le distinguer entre les autres malades, et sa vertu extraordinaire n'avoit pu manquer de fixer leur attention. Elles le voyaient toujours en prières; s'il parloit, c'étoit pour bénir Dieu et témoigner sa parfaite soumission à ses ordres. Il suffisoit qu'on l'eût entendu une fois pour désirer le revoir, et l'onction attachée à ses paroles étoit si pénétrante, qu'on ne le quittoit point sans éprouver un désir plus ardent de se sanctifier. A l'entendre, on ne l'eût pas même soupçonné d'être malade, tant il parloit peu de ses souffrances. Cependant le danger augmentoit de jour en jour; les remèdes étoient sans effet, et sa mort paroissoit comme certaine. Lui seul ne perdit jamais l'espoir de sa guérison; et, quand il sembloit n'avoir plus que peu d'heures à vivre, il annonça son rétablissement prochain d'une manière si positive, qu'on ne put attribuer cette assurance qu'à une connoissance surnaturelle. Quoi qu'il en soit, sa convalescence fut aussi rapide que l'avoit été le progrès de sa maladie. Il parut tout à coup comme ressuscité, et bientôt il fut en état de se lever, de marcher et de reprendre ses exercices accoutumés. Les lettres du père Surin, qu'il eut alors occasion de lire, firent sur lui la plus vive impression , surtout la première où le saint Jésuite parle d'un admirable jeune homme dont il fit la rencontre dans la voiture de Rouen à Paris.

La divine Providence fît voir alors d'une manière bien sensible qu'elle n'abandonnoit pas un homme qui s'abandonnoit lui-même entièrement entre ses mains. Louis de Montfort étoit déjà connu dans les séminaires de Saint-Sulpice, par suite de l'étroit rapport qu'il y avoit entre eux et la communauté de M. de la Barmondière, La haute estime qu'en faisoit ce digne supérieur; tout ce qu'en rapportoient ses anciens compagnons d'étude, qui étoient entrés à Saint-Sulpice ; le témoignage qu'on lui rendoit dans la nouvelle communauté où il avoit demeuré depuis; enfin les traits héroïques de vertu qu'il avoit fait paroître à l'Hôtel-Dieu ; tout l'y faisoit regarder comme un homme déjà très - avancé dans la vertu. M. Bouin, directeur d'une des maisons de Saint-Sulpice, qu'on appeloit le Petit-Séminaire, parce que les bâtimens en étoient plus modestes et la pension plus modique, connoissoit particulièrement Montfort, M. de la Barmondière le lui ayant adressé quelquefois pour prendre son avis. Cette connoissance lui avoit inspiré la plus grande estime pour le pieux séminariste. Aussi la proposition que fit madame d'Alègre, de lui appliquer une pension de 150 livres qu'elle payoit au séminaire Saint-Sulpice, fut-elle acceptée avec beaucoup de joie. M. Bouin fit plus; pour compléter la pension totale, qui étoit de 250 livres, il procura au jeune ecclésiastique, sans que celui-ci l'en eût sollicité, sans même qu'il y eût pensé, un bénéfice qui rapportoit cent livres, et devoit lui tenir lieu de titre patrimonial. Il étoit situé à Saint-Jean-de-Concelles, à deux lieues de Nantes ; et M. des Jonchères, archidiacre de cette ville, en prit possession pour lui. Montfort rendit compte à son oncle, par une lettre du 11 juillet 1695, de ces nouveaux bienfaits du Seigneur, et particulièrement du dernier, dont alors il ignoroit l'auteur. « Je vous prie, lui dit-il en u finissant, de remercier Dieu pour moi des grâces qu'il me fait, non-seulement pour des choses temporelles qui sont peu de chose, mais pour les éternelles. Qu'il n'entre point en jugement avec moi, car je ne fais point profit de ses grâces, je ne fais que l'offenser.
Montfort entra donc au petit séminaire de Saint-Sulpice, et y fut reçu par les directeurs comme un ange du ciel, dont l'exemple ne pou voit manquer de répandre une nouvelle ferveur parmi leurs élèves. Ceux-ci, de leur côté, avoient une si haute idée de la vertu de leur nouveau condisciple, qu'un Te Deum ayant été récité publiquement le jour de son arrivée au séminaire, sans qu'on leur en eût dit le motif, ils se persuadèrent que c'étoit pour remercier Dieu de l'entrée de Montfort, comme d'une grâce signalée faite à cette maison.
 
CHAPITRE QUATRIEME : vertus de Montfort durant son séjour au séminaire Saint-Sulpice, de 1695 a 1700.
 
Deux hommes surtout, dit M. Blain, renouveloient alors au petit séminaire de Saint-Sulpice les exemples de vertus des plus saints prêtres de la primitive Eglise. Le premier, M. Brenier, issu d'une famille illustre, et fondateur de cette communauté, étoit le plus humble des hommes : tout son soin étoit de se cacher ou de se rendre méprisable. Pécheur, grand pécheur, et le plus grand des pécheurs à ses yeux, il vouloit que tout le monde le crût. Pour lui plaire, il falloit ou l'oublier ou l'outrager. Sa mortification, son obéissance, son humilité étoient telles, qu'on l'eût pris pour un des habitans de la Thébaïde. L'autre, M. Bouin, dont il a déjà été parlé, étoit un ange sur terre, et sûrement l'un des plus saints hommes des derniers siècles : son esprit de pénitence en faisoit un martyr, sa douceur un François de Sales, et son union continuelle avec Dieu, un Philippe Néri. Tels furent le supérieur et le directeur de Montfort, à son entrée au séminaire. Il ne pouvoit manquer de faire sous de tels maîtres les plus rapides progrès, apportant d'ailleurs à leur école des dispositions si excellentes et des vertus déjà si avancées. «Dès les premiers jours, dit un de ses condisciples, il parut au milieu de cette fervente jeunesse comme un aigle qui s'élève et va se perdre dans la nue, laissant bien loin m après lui ceux même qui paroissoient les plus parfaits. »
A la tête des vertus qui brillèrent en Montfort durant son séjour à Saint-Sulpice, on doit placer celle qui est la règle de toutes les autres, l'obéissance. Il la posséda dans un haut degré, et la pratiqua constamment tout le temps qu’il passa au séminaire. « Toujours le premier et le plus assidu aux exercices communs, dit M. Blain, il ignoroit les dispenses, et je ne sais s'il en a usé une seule fois dans sa vie. Soumis de même à ses maîtres, il ne disposoit de rien, ne faisoit rien sans leur permission, et leur rendoit un compte exact de toutes ses dispositions intérieures, aussi bien que de toutes ses démarches. Cette soumission s'étendoit jusqu'aux moindres choses. S'il rencontroit quelque ami qui désirât l'entretenir, ou le priât de lui rendre quelque service hors des temps et des lieux où la règle le permet, avant de se prêter à ses désirs, il savoit adroitement s'esquiver pour aller demander l'agrément de ses supérieurs. Renfermé dans le séminaire comme dans le sein de Dieu même, il répugnoit extrêmement à en sortir, même pour s'acquitter des commissions qui lui étoient adressées de son pays. « Ces commissions différentes, écrivoit-il à son oncle de Rennes, le 6 mars 1699, me font de la peine, je vous l'avoue, et me font revivre au monde. Plût à Dieu qu'on me laissât en repos comme les morts dans le tombeau, ou comme le limaçon dans sa coquille ! Y est-il caché, il paroît quelque chose ; en sort-il, il n'est plus qu'ordure et vilenie ; c'est ce que je suis, et même pis, puisque je ne fais que tout gâter lorsque je me mêle de quelque affaire. Je vous prie donc, au nom de Dieu, de ne vous souvenir de moi que pour prier Dieu pour moi. »
Montfort comprenoit que l'étude étoit tout à la fois et l'un des premiers devoirs de son état présent, et le moyen d'acquérir la science qu'exigeroit plus tard le saint ministère des autels. Aussi s'y livroit-il avec la plus grande ardeur et la docilité la plus parfaite. Soit que ses directeurs l'eussent ainsi décidé, soit que lui-même l'eût demandé, par le désir d'une plus grande solitude et d'une obscurité plus profonde, il cessa d'aller en Sorbonne, et se contenta des leçons de théologie qu'un docteur donnoit dans la maison. Mais ce changement ne lui fît en rien diminuer son travail, et il prouva en toute occasion, que sa grande piété n'étoit point un obstacle à ses progrès dans la science. Un jour entr'autres qu'il devoit, selon la coutume du séminaire, soutenir une thèse sur la grâce, plusieurs de ses condisciples, les uns pour l'éprouver, les autres pour l'humilier, résolurent de le pousser à bout, en lui pro­posant les argumens les plus forts, dans une matière déjà très-difficile par elle-même. Leurs efforts ne servirent qu'à faire briller davantage la solidité de son jugement, la pénétration de son esprit, et l'étendue de ses connoissances. Il résolut toutes les difficultés avec tant de clarté, il expliqua d'une manière si satisfaisante les passages qu'on lui objecta, et sut à son tour en citer un si grand nombre d'autres en sa faveur, que ses adversaires, étonnés, avouèrent que l'Esprit saint est le meilleur de tous les maîtres, et qu'il n'est rien d'utile qu'on ne puisse apprendre à son école.
Ce qu'on y acquiert avant toutes choses, c'est la science de l'oraison, le goût des choses saintes, la haine de soi-même et le zèle de la gloire de Dieu. C'est aussi ce qu'y cherchoit principalement notre vertueux séminariste. Après avoir satisfait à ses études théologiques, tout le temps qu'il n'étoit pas obligé de donner au prochain ou à la réparation des forces de la nature, il le passoit à converser avec Dieu, et presque toujours à genoux, soit à l'église, sait dans sa chambre. Les grâces sensibles qu'il y recevoit l'empêchoient de trouver jamais le temps trop long. Hors même de la prière, soit à table, soit en recréation, l'amour divin qui surabondoit en son cœur, lui faisoit quelquefois, malgré lui, répandre des larmes ou pousser des sanglots. « Il paroissoit, dit un de ses condisciples, si égal et si recueilli dans toutes ses actions, que je suis persuadé qu'il ne perdoit jamais Dieu de vue. J'allai, un jour de dimanche, sur les dix heures du matin, lui demander quelques cahiers dont j'avois besoin ; je crois qu'il étoit en oraison, car, lorsque je frappai à la porte de sa chambre, il vint me l'ouvrir, et son visage me parut alors lumineux et tout rayonnant d'une lumière plus que naturelle. Je passois souvent les récréations avec lui ; son plus grand plaisir étoit d'y parler de Dieu et de la sainte Vierge, et il en parloit d'une manière si édifiante, qu'on ne le quittoit point sans se sentir animé de zèle et de ferveur. Il étoit gai dans les ré créations, mais sans distractions, et il étoit aisé de voir, à ses manières et à sa conduite, que l'amour de Dieu l'occupoit infiniment plus que tous les jeux auxquels on se divertissoit. Bien éloigné cependant de cette fausse spiritualité qui, sous prétexte d'une perfection plus éclairée et plus dégagée des sens, affecte de ne point recourir aux objets sensibles, il s'en servoit continuellement, parce qu'il savoit par expérience combien ils sont propres à rappeler l'esprit et le cœur à Dieu, et combien le Seigneur y attache de grâces. Depuis son enfance, il avoit toujours été singulièrement dévot au saint rosaire ; les lumières qu'il avoit acquises n'avoient fait que fortifier cette dévotion ; et pour marque de son dévouement à Marie, il portoit communément le rosaire suspendu à sa ceinture. Il étoit encore plus soigneux de ne point perdre de vue l'image de Jésus crucifié ; et lorsqu'il étudioit, il avoit soin de la placer devant lui avec celle de sa sainte mère.
Cet amour qui le consumoit intérieurement, l'animoit d'un insatiable désir de procurer la gloire de Dieu et le salut des ames. Il n'en laissoit échapper aucune occasion. Un jour entr'autres, il rencontra dans un endroit écarté deux jeunes gens qui se battoient à l’épée. A la vue d'une action si criminelle et du péril que couroient des ames rachetées par le sang de Jésus-Christ, transporté comme hors de lui-même, il prend en main le crucifix qu'il portoit toujours sur lui, s'avance hardiment vers les combattans, et leur parle avec tant de force et de sagesse, qu'il les détermine à cesser le combat et à se réconcilier. L'un d'eux fut si frappé de cette action héroïque, qu'il pensa dès ce moment à quitter ' le siècle, et peu de temps après, il entra en effet au séminaire de Saint-Sulpice, où plus d'une fois on l'entendit citer ce trait avec admiration. Montfort rencontroit-il entre les mains des colporteurs de mauvais livres ou des chansons obscènes, il les achetoit et les déchiroit en leur présence, accompagnant cette action d'une douce et forte réprimande. En vain on lui représentoit qu'il ne faisoit que suspendre le mal pour un instant, il s'estimoit heureux de pouvoir empêcher ou seulement retarder un seul péché.
Son zèle n'étoit pas moins actif au séminaire même : dans les récréations, il n'aimoit à s'entretenir que de matières de piété ; ses idées alors étoient sublimes et sa parole facile ; la bouche parloit de l'abondance du cœur. Le langage ordinaire ne suffisant pas, ce semble, à l'expression de ses sentimens, il appeloit à son secours le chant et la rime; il composoit des cantiques, et les communiquoit en toute simplicité à ses condisciples, sans s'inquiéter de la critique qu'ils pourroient en faire. La piété seule les lui avoit inspirés, seule elle animoit son geste et sa voix lorsqu'il les chantoit dans les récréations. Chaque jour, d'ailleurs, c'é-toit de sa part quelque invention nouvelle pour réveiller avec sa ferveur celle des autres séminaristes, toujours sous le bon plaisir de ses supérieurs. Tantôt c'étoit le Deo gratias auquel il donnoit cours, à l'exemple de saint Félix de Cantalice, le disant et portant les autres à le dire en toutes rencontres. Tantôt il remettoit en vigueur la pratique, déjà recommandée à Saint-Sulpice, d'adresser au bon ange de la personne le salut qu'on lui fait extérieurement à elle - même. D'autres fois, c'étoit en montrant ou donnant des images de piété, qu'il prenoit occasion d'épancher ses sentimens sur le sujet qu'elles représentoient. Mais c'est la dévotion de Marie, cette dévotion de son enfance et de toute sa vie, qu'il eût voulu surtout communiquer à tout le monde. Ayant lu le livre de M. Boudon sur l'esclavage de la sainte Vierge, il obtint de M. Tronson, alors supérieur-général des séminaires de Saint-Sulpice, la permission de répandre cette pratique dans la mai­son, seulement, ce grand homme, la gloire et l'oracle du clergé de son temps, pour faire éviter le sens faux et condamnable qu'on pourroit prêter à cette dévotion, substitua dans l'acte d'association, aux mots esclaves de Marie, ceux - ci : esclaves de Jésus en Marie. Montfort vint également à bout, avec la permission des supérieurs, d'engager ceux qui, comme lui, n'étoient pas encore dans les ordres sacrés à réciter, les jours de promenade, le petit psautier de saint Bonaventure, où les paroles des psaumes sont appliquées à la mère de Dieu d'une manière si dévote. Il avoit l'art de mêler la piété jusque dans les jeux. C'est ainsi qu'il avoit imaginé un jeu de jonchets où chaque osselet portoit avec le nom d'une vertu une valeur plus ou moins grande; la charité, par exemple, valoit cinquante points, l'humilité, trente-, et ainsi du reste ; celui qui en tiroit davantage sans faire remuer les autres, gagnoit la partie.
Les austérités du fervent séminariste, durant son séjour à Saint-Sulpice, furent modérées par l'obéissance, et cette modération même ne fut pas sans doute la moindre de ses pénitences. Mais celles qu'on l'autorisoit à pratiquer, quoique si légères au gré d'un homme transporté d'une sainte haine contre lui-même, n'eussent pas laissé de paroître extrêmes à bien d'autres. Au reste, il faut dire en général qu'il savoit profiter de tout pour tourmenter son corps ; il ne lui donnoit aucune paix. La chambre la plus petite, la plus incommode et la plus triste, étoit toujours celle qu'il ambitionnoit. Presque tout le temps de son séminaire il habita immédiatement sous la toiture, et y eut à souffrir les chaleurs de l'été et les rigueurs de l'hiver. Dans les plus grands froids il ne faisoit point de feu, quoiqu'il dût passer sans aucun mouvement les journées presque entières dans sa chambre. Cette mortification devoit lui être d'autant plus sensible, qu'il étoit d'ailleurs vêtu très-légèrement, et surtout mal chaussé, car, sans qu'il y parût, il portoit par mortifi­cation des bas sans semelles; pratique qu'il observa toute sa vie.
L'intérieur étoit en lui bien plus mortifié encore que l'extérieur. Il ne s'accordoit rien de ce qu'il pouvoit se refuser. C'étoit assez qu'il se sentît de l'inclination vers une chose, pour qu'il se l'interdît, au moins jusqu'à ce qu'il eût modéré l'activité de son désir. Ainsi, par exemple, recevoit-il une lettre, au lieu de l'ouvrir tout d'abord, il en retardoit la lecture un jour, quelquefois même pendant une semaine entière. Eprouvoit-il une trop grande joie de revoir un ami, il se déroboit bientôt pour renoncer à cette satisfaction.
Telles sont quelques-unes des vertus qui brillèrent en Montfort durant son séjour à Saint-Sulpice. Tout le reste de sa conduite étoit animé du même esprit. Pauvre lui-même, il savoit trouver dans la richesse des autres mille moyens de soulager les pauvres, qui furent toujours l'objet de son affection ; sa confiance en la Providence étoit sans bornes ; et plus d'une fois il en fut récompensé merveilleusement. L'amour des croix et des humiliations étoit en lui une vraie passion que Dieu ne fit qu'accroître, en se plaisant dès lors à la satisfaire.
 
 
CHAPITRE CINQUIÈME : épreuves auxquelles Montfort fut soumis durant son séjour à Saint-Sulpice, de 1695 a 1700.
 
 
C'étoit à Saint-Sulpice que la Providence vouloit achever de préparer Montfort à l'apostolat, en rendant toutes ses pensées de plus en plus surnaturelles, en le détachant non plus seulement de la vanité du monde, mais des personnes même les plus estimables. Cet arbre qui, jusque là, avoit poussé ses jeunes rameaux avec une vigueur que rien n'arrêtoit, avoit besoin, pour produire bientôt des fruits plus abondans , d'être plié, taillé, contrarié. Le père de famille ne tarda pas à y pourvoir. Cette observation est nécessaire pour comprendre pourquoi Dieu voulut encore une fois qu'un saint trouvât dans d'autres saints ses plus pénibles contradicteurs; pourquoi il permit que Montfort eût tant à souffrir, dans cette maison modèle, et de la part des séminaristes, et de la part des supérieurs mêmes, qui le traitèrent avec une rigueur si excessive en apparence. Il semble qu'un homme qui n'avoit d'autre règle de conduite que l'obéissance la plus absolue, d'autre am­bition que d'aimer Dieu et de le faire aimer, n'auroit dû recevoir que des témoignages d'amour et d'estime. Mais Dieu n'eût pas atteint son but, et l'Eglise n'eût pas eu dans Montfort un de ces hommes dont la vie, toute dégagée de la matière, toute remplie de Dieu seul, est comme une protestation solennelle contre la chair et le monde.
Qu'avoit donc la conduite de Montfort, qui pût fournir un prétexte aux rigueurs dont il fut l'objet? Ses manières, il est vrai, s'éloignoient en plusieurs points des manières ordinaires. On a dit, et peut-être avec raison, que son caractère avoit naturellement quelque chose de singulier, et que Dieu, pour conserver, comme sous la cendre, le feu divin déposé dans son cœur, avoit permis qu'on ait remarqué en lui, pendant toute sa vie, quelques traits de ce caractère, qui étoient propres à l'humilier. Tous les saints, au reste, ont encouru plus ou moins ce reproche; et, malheureusement, il est vrai que la sainteté est trop rare et trop opposée à la conduite commune des hommes, pour ne pas paroître extraordinaire. Souvent, d'ailleurs, on a repris en eux des choses qu'on n'eût ni blâmées, ni même aperçues dans les autres. Divers témoignages montrent qu'il en étoit ainsi de plusieurs des reproches faits à Montfort. Toujours est-il que ses singularités n'étoient l'effet ni de la vanité, ni de l'entêtement ; car toute sa vie prouve qu'il ne rechercha jamais l'attention des créatures, et qu'il aima toujours à se laisser conduire. On ne peut attribuer non plus ces manières à l'ignorance et à la fausseté d'esprit ; les écrits qui nous restent de lui, les réglemens qu'il a faits, les œuvres qu'il a conduites avec tant de succès, montrent en lui une rare exactitude de doctrine, aussi bien qu'une grande justesse de jugement.
Mais sans nier qu'une certaine disposition naturelle ait pu avoir quelque part dans ses façons extraordinaires de parler et d'agir, pourquoi n'en pas chercher plutôt la cause dans cette grâce, plus extraordinaire que tout le reste, dont il avoit été prévenu dès l'enfance? Elevé pour ainsi dire et vivant habituellement dans ce royaume intérieur de Jésus-Christ, qui n'a d'autre lumière que la foi, d'autre espérance que celle des biens futurs, d'autre loi que la charité divine, faut-il être surpris, qu'obligé cependant de vivre avec notre monde sensuel et terrestre, il y ait porté l'air embarrassé et le langage extraordinaire d'un étranger ? Sa conduite n'a pu manquer de se ressentir de la conviction profonde où il étoit qu'il n'y a de grand que Dieu, de précieux que sa grâce ; et que le monde, anathématisé par Jésus-Christ, ne mérite pas qu'on tienne aucun compte de ses mépris et de ses éloges. Ainsi, qu'en entrant en Sorbonne, il se soit mis à genoux seul dans un coin de la classe pour implorer les lumières de la souveraine vérité ; que dans les rues il ait marché la tête nue par respect pour la présence de Dieu ; qu'il y ait souvent tenu à la main et baisé amoureusement son crucifix; qu'il ait fait profession de son dévouement à la reine du ciel, en portant le chapelet à sa ceinture ; qu'il ait aimé à s'entretenir de Dieu et des choses de Dieu, au point de ne pouvoir parler d'autre chose ; que son amour enfin pour Notre-Seigneur se soit manifesté par des soupirs et des larmes, par des chants joyeux ou dés épanchemens pleins de simplicité, ce n'étoit là que l'expression naïve d'une ame qui ne calculoit point ce qu'on penseroit, mais agis-soit, sans ostentation comme sans crainte, sous l'influence de la douce et vive lumière qui l'inondoit et l'entraînoit heureusement. Au reste, il n'avoit d'autre ridicule, si c'en est un, que d'agir et de parler tous les jours comme chacun de nous voudra peut-être l'avoir fait à ses derniers momens. Hélas! disons que les saints ont passé leur vie dans la lumière, et qu'il nous faut à nous le flambeau de la mort pour nous éclairer.
Cependant, il est facile de concevoir combien cette voie que suivoit Montfort est sujette à l'illusion, et combien l'humilité y est nécessaire. Des directeurs aussi sages que ceux de Saint-Sulpice ne pouvoient donc manquer de prendre tous les moyens propres à s'assurer de l'esprit qui l'animoit. Même en le supposant conduit par l'Esprit saint, ils ne dévoient pas laisser d'humilier et de mortifier en lui la nature, à proportion de la sublimité de sa vocations. M. Bouin lui prescrivit d'abord de diminuer ces pénitences qui lui étoient si douces, et il fut obéi ; puis, sur les plaintes qu'on lui faisoit du recueillement excessif de Montfort, et de ses conversations trop continuelles de piété, il l'engagea à condescendre un peu plus à la foiblesse de ses condisciples ; mais cet avis n'étoit plus d'une aussi facile observance, parce que l'attrait intérieur empor-toit souvent presque invinciblement toutes ses pensées. D'ailleurs, un avis semblable perdoit de sa force dans la bouche de M. Bouin, de cet homme séraphique, qui lui-même tout rempli de Dieu, en parloit sans cesse, et demeuroit comme sans intelligence et sans voix, quand, par réflexion, il essayoit de parler d'autre chose. On lui entendoit même dire que rien n'est plus efficace pour se remplir de Dieu, que de parler de lui bonnement et simplement dans les récréations, et qu'on en sort souvent plus enflammé que de l'oraison même. Montfort eût donc été plus tenté de suivre son exemple que son avertissement, si l'obéissance n'eût été à ses yeux la règle des vertus ; il s'efforçoit de retenir en son ame les pensées pieuses qui s'y pressoient ; mais pour en trouver d'autres qu'il pût produire au dehors, ses efforts étoient inutiles : il restoit muet et comme stupide. Dans son amour de l'obéissance, il avoit imaginé de faire un recueil de contes et d'histoires propres à faire rire, et il tàchoit de les débiter de son mieux dans les récréations; mais il n'avoit, comme M. Bouin, aucune grâce pour y réussir. Si l'on étoit tenté de rire, c'étoit de le voir raconter d'un air dévot les choses les plus plaisantes.
Jusque là, les épreuves de Montfort étoient peu de chose ; car les humiliations et les contrariétés ne lui venoient encore que de certains séminaristes qui dès lors, à la vérité, ne les lui épargnoient pas ; mais M. Bouin mou­rut, et M. Leschassier lui succéda dans la direction de cette ame, que Dieu conduisoit par degrés au calvaire, pour l'y faire mourir, et par sa mort procurer la résurrection de plusieurs. M. Bouin n'avoit que foiblement contrarié les inclinations de Montfort, et plein d'estime pour lui, il n'avoit pu s'empêcher d'en laisser entrevoir assez pour nourrir peut-être dans cette ame, un reste d'amour-propre et d'attache naturelle. La direction de M. Leschassier fut bien plus sévère. Il tenoit en bride les désirs même les plus pieux de son pénitent, et se plaisoit à le contrarier en tout. Quelques marques de confiance et d'affection sont souvent nécessaires pour soulager la nature abattue ; Montfort n'en reçut jamais de son directeur. Exact à se présenter deux et trois fois chaque mois, selon la pratique du séminaire, pour lui rendre compte de son intérieur, il y portoit une confiance d'enfant et une ame toute de feu ; quelle mortification de ne trouver qu'indifférence et glace, d'être à peine écouté, toujours désapprouvé, et souvent renvoyé dix fois de suite avec un air d'ennui et de dédain ! Est-il rien de plus propre à détacher une ame de toute créature, pour ne lui faire chercher qu'en Dieu seul tout son appui?
Ce n'étoit pas encore assez de ces mortifications particulières : Dieu vouloit endurcir Montfort contre les humiliations publiques réservées à toute sa carrière. M. Leschassier chargea de l'humilier en toutes manières, M. Brenier, supérieur du séminaire où il de-meuroit. Cet homme avide d'humiliations pour lui-même, avoit un art admirable pour suivre l'amour-propre jusque dans les derniers retranchemens, et l'obliger de paroître ou de mourir; et quand il le vouloit, il savoit d'un mot, d'un regard, décontenancer et faire trembler les plus assurés. Montfort ne pouvoit tomber en de meilleures mains pour être bien humilié : aussi le fut-il pleinement. Le visage de son supérieur n'avoit pour lui que des airs sévères, sa bouche que de sèches paroles, ses yeux que des regards dédaigneux. Il épioit dans son séminariste tous les retours de la nature, et s'il en découvroit les moindres traces, il en attaquoit jusqu'à la racine. Il choisissoit tout exprès le moment de la ré­création, pour que la présence des condisci­ples de Montfort ajoutât à son humiliation, et qu'eux-mêmes fussent comme autorisés à rendre de plus en plus active la guerre qu'ils lui faisoient journellement. Tout autre n'auroit pu soutenir, même mie fois, les coups de ce meurtrier de la nature, de cet exterminateur de l'amour-propre; cependant Montfort les es­suya, non quelques jours seulement, mais six mois entiers, sans marquer le moindre trouble et sans rien perdre de sa douceur; se rapprochant après l'humiliation, de celui même qui en étoit l’auteur, avec autant de simplicité et de joie que si l’on ne se fût pas même occupé de lui. A la fin, celui-ci fut obligé de se démettre de sa commission, et de faire à M. Leschassier l’aveu qu'il étoit à bout, et ne savoit plus par où prendre Montfort pour pouvoir l’humilier. M. Leschassier ne rabattit rien pour cela de la rigueur de ses procédés à son égard, tout le temps qu'il resta au séminaire, et longtemps même après qu'il en fut sorti.
Faut-il en conclure que l'on doutât toujours à Saint-Sulpice de la sainteté de Montfort? Peut-être en effet craignoit-on de se prononcer sur une vertu si extraordinaire et de paroître la proposer pour modèle dans une maison d'où Fon tient à bannir toute singularité. Il n'est pas douteux cependant qu'on ne sût dès lors reconnoître en lui ce fond de vertu qui étoit si réel, et une lettre confidentielle de M. Leschassier, que nous aurons bientôt occasion de rapporter, montre le jugement qu'il portoit lui-même du serviteur de Dieu. La manière dont il le traita prouverait elle seule la grande idée qu'il avoit de sa vertu; car une vertu poussée jusqu'à l'héroïsme étoit seule capable de semblables épreuves. Au reste, on ne laissa pas, tout en le mortifiant, de lui donner plusieurs marques de confiance assez, significatives.
Indépendamment de l'emploi de bibliothécaire, on l'avoit chargé du soin de la belle chapelle de la Sainte-Vierge, située dans l'église paroissiale de Saint-Sulpice, derrière le chœur. Il seroit difficile de dire avec quelle joie et quelle exactitude notre pieux séminariste s'acquitta de cet emploi qu'il conserva pendant tout le reste de son séjour au séminaire. On l'avoit également nommé maître des cérémonies, et dans le peu de temps qu'il occupa cette place, il vint à bout d'une chose que beaucoup d'autres avant lui avoient inutilement tentée. Ce fut de rassembler et ranger par ordre tout ce qui regardoit les différens offices, afin que chaque officier pût trouver aussitôt ce qu'il avoit à faire. Un autre emploi qu'on lui confia ne pouvoit être plus de son goût ; il s'agissoit d'évangéliser ; c'étoit là son attrait spécial, là qu'on le voyoit tout entier. On lui avoit donné à catéchiser les enfans les plus dissipés du faubourg Saint-Germain. Mais, quelque mal disposés qu'ils fussent, il savoit tellement les toucher, que les plus indociles fondoient en larmes, et donnoient tous les signes d'une véritable conversion. Le bruit de ses succès étant parvenu jusqu'au séminaire, quelques jeunes gens qui ne pouvoient ajouter foi à ce qu'on en disoit, voulurent s'assurer par eux-mêmes de la vérité. Ils furent un jour au catéchisme de leur confrère. Ils se proposoient d'en relever ce qu'ils y trouveroient de ridicule ; mais le ton ferme et pathétique dont celui-ci parla devant eux des grandes vérités de la religion leu- fit une impression si vive, qu'ils furent obligés de reconnoître au moins en lui le la-lent de toucher les cœurs.
C'étoit alors une pieuse pratique du séminaire Saint-Sulpice de députer chaque année deux séminaristes, et sans doute on choisis-soit des plus fervens, pour faire, au nom de la communauté, un pèlerinage à Notre-Dame de Chartres. Montfort reçut encore cette touchante mission. Chaque pas de sa route fut marqué par de nouvelles preuves de son zèle. Sans penser même à la fatigue, en traversant les vastes plaines de la Beauce, s'il voyoit au loin des laboureurs, il quittoit son compagnon pour aller les catéchiser et leur dire un mot d'édification. Arrivé à Chartres, il se rendit droit à l'église qui étoit le terme de son pèlerinage. Le lendemain il y revint de très-grand matin, il y communia, et ne se lassant point d'être aux pieds de celle qu'il avoit toujours regardée comme sa tendre mère, il y demeura six heures entières à genoux, immobile, dans une profonde oraison, et ne quitta qu'à regret ce saint exercice, quand On l'avertit qu'il devoit aller prendre son repas. Sa ferveur le rappela bientôt à l'église, et l'y retint jusqu'au soir; en sorte que son compagnon, quoique très-pieux, s'étonnoit de le voir s'entretenir si longtemps avec Dieu. Le retour à Saint-Sulpice fut semblable au début du voyage. Il n'y rentra sans doute qu'avec des grâces nouvelles et un nouveau désir de sa sanctification.

 
LIVRE DEUXIÈME. DEPUIS LA PROMOTION DE MONTFORT AU SACERDOCE EN 1700, JUSQU'A SA MISSION APOSTOLIQUE EN 1706.
 
 
 
CHAPITRE PREMIER : depuis la promotion de Montfort au sacerdoce en 1700, jusqu'a son entrée comme aumônier a l'Hôpital-général de Poitiers en 1701.
 
Toute la vie de Montfort avoit été une préparation au sacerdoce. Qui en étoit plus digne, si quelqu'un peut l'être, qu'un homme prévenu de tant de grâces et si saint dès l'enfance ; qu'un homme formé par les plus habiles maîtres, et si efficacement exercé par eux dans toutes les vertus? Si la réunion de l'innocence et de la pénitence, du zèle et de l'humilité, peuvent donner quelques droits au ministère auguste des autels, qui, mieux que lui, pouvoit y prétendre? Déjà, et longtemps avant qu'il entrât dans les ordres sacrés, son directeur lui avoit permis de se consacrer à Dieu par le vœu de chasteté. Il avoit choisi pour le faire la chapelle de la Sainte-Vierge, dans l'église de Notre-Dame, où il alloit avec plusieurs séminaristes communier tous les samedis. Là, aux pieds de sa bonne mère, et par ses mains virginales, il avoit offert à Dieu le sacrifice d'un corps préservé de ces souillures dont la jeunesse est trop souvent flétrie : « Car, dit M. Blain, qui l'avoit connu dès ses u premières années et l'avoit toujours suivijusqu'à cette époque, je suis persuadé qu'il est mort vierge, et que sa chair est entréedans le tombeau comme elle étoit sortie duberceau, aussi pure, aussi innocente.
Cependant les années s'écouloient ; Montfort avoit déjà passé vingt-sept ans, dont sept consacrés à l'étude de la théologie. Rempli, comme tous les saints, d'une juste frayeur à l'aspect du sacerdoce, il gravissoit lentement la sainte montagne, n'aspirant qu'à retarder le moment d'en toucher le sommet, lorsqu'enfin on le pressa de monter plus haut. Il opposa des difficultés et des larmes, et il fallut un ordre formel. Alors seulement il courba les épaules sous un fardeau que les anges eux-mêmes ne recevraient qu'en tremblant. Nous ignorons quelle fut en particulier sa préparation prochaine au sacerdoce, mais on peut facilement en juger par toute sa vie passée Il faut bien qu'il fût alors éclairé de vives lumières et rempli de dispositions excellentes, puisque M. Leschassier, pour qui rien n'étoit caché dans son ame, voulut qu'il mît par écrit ses sentimens sur le sacerdoce : il est à regretter que cet écrit ne se soit pas conservé.
Il fut ordonné prêtre le 5 juin 1700, samedi des Quatre-temps après la Pentecôte, par Mgr de Flamanville, évêque de Perpignan, que Mgr le cardinal de Noailles, archevêque de Paris, avoit commis pour faire l'ordination de son diocèse. Ce dut être pour le pieux diacre une grande consolation de recevoir l'imposition des mains de ce prélat. Mgr de Fla­manville est cet ami du jeune Claude le Pelle­tier de Souzi, dont il est si souvent parlé dans la vie de ce saint écolier; et c'est à lui que nous devons la plus grande partie des détails qui rendent cette histoire si intéressante pour la piété. Après avoir été lui-même la gloire et l'édification du séminaire Saint - Sulpice, il s'étoit proposé d'aller porter la foi chez les nations lointaines ; son zèle fut retenu en France, mais il n'y resta pas oisif. Encore simple prêtre, il faisoit chaque Carême, avec un succès incroyable, des catéchismes et des instructions à près de mille laquais réunis dans l'église de Saint-Sulpice. Montfort ayant eu l'honneur de lui servir plusieurs années de clerc ou coadjuteur dans ces fonctions évangéliques, avoit conçu pour lui ces sen­timens d'estime et de vénération qui s'allient dans les élus avec l'affection la plus tendre. C'est ce même prélat qui, devenu évêque de Perpignan, trouva dans une campagne cette pauvre jardinière qui exprimoit à Dieu les affections de son cœur par la prière si connue sous le nom du Pater de la Jardinière.
Montfort passa le jour de son ordination dans les plus vifs sentimens de respect, d'admiration et de reconnaissance envers Dieu. Au lieu de ne dire, selon sa coutume, qu'une fois Deo gratias aux amis qu'il rencontrait, il leur disoit ce jour-là : Mille fois Deo gra­tias. Il obtint de son directeur de rester jus­qu'au soir en actions de grâces devant le saint Sacrement, et il prit plusieurs jours pour se préparer à sa première messe.
Le lieu qu'il choisit pour la dire fut celui-là même dont il avoit eu tant de soin depuis son entrée dans le séminaire, c'est-à-dire la chapelle de la Sainte-Vierge derrière le chœur, dans la paroisse de Saint-Sulpice. « J'y assistai, dit M. Blain, j'y vis un homme commeun ange à l'autel. Cet air angélique qui l'yaccompagnoit ne me frappa pas seul ; unde ses confrères du séminaire qui s'y trouvoit aussi en fît la remarque, et m'en parla.Sur quoi lui ayant dit, pour le sonder davantage, que tels et tels du séminaire queje lui nommai, et qui étoient très-fervens, avoient aussi paru dans cette auguste actionavec un air très-dévot : Je l’avoue, répliqua-t-il, mais cependant quelle différence! n M. de Montfort y a paru comme un ange.Son témoignage mérite attention, car il étoitd'humeur à ne flatter personne, et encoremoins M. de Montfort à qui il n'étoit pas « très-favorable.
Le nouveau prêtre ne pensa plus qu'à se dévouer au salut des ames ; son zèle bien réglé avoit commencé par lui-même , et l'avoit jusque là animé pour sa propre perfection d'une ardeur qui a peu d'exemples. Désormais embrasé du feu céleste que le divin Sauveur est venu apporter sur la terre, il n'aspiroit plus qu'à embraser tout le monde. Le reste du temps qu'il demeura dans le séminaire, il le passa à préparer des matières de sermons, et à se faire un fonds suffisant pour parler à toute heure et sur toutes sortes de sujets comme il le fit dans la suite. L'ardeur de sa charité lui donnoit un attrait spécial pour les pays barbares. « Que faisons-nous ici, mes chers amis, disoit-il quelquefois àses condisciples, pourquoi sommes-nous des ouvriers inutiles, tandis qu'il y a tantd'ames qui périssent dans le Japon et lesIndes, faute de prédicateurs et de catéchistes qui les instruisent des vérités du salut? » Un jour il apprend qu'on doit faire partir le lendemain plusieurs ecclésiastiques pour le Canada où la congrégation de Saint-Sulpice dirige le séminaire de Montréal ; transporté de zèle, il va s'offrir pour les accompagner. M. Leschassier n'accepta pas ses services dans la crainte, comme il le dit depuis à M. Blain, que se laissant emporter à l'impétuosité de son zèle, il ne se perdît dans les vastes forêts de ce pays, en courant après les Sauvages.
Ce n'est pas qu'on ne désirât beaucoup à Saint-Sulpice voir Montfort s'attacher à la congrégation, ainsi que le dit encore M. Leschassier au même M. Blain; mais l'attrait intérieur qui le portoit vers les missions étoit trop fort pour qu'il y pût résister et douter un instant que telle fût la volonté divine. Ses directeurs n'ayant pas jugé convenable de l'envoyer dans le Nouveau-Monde, durent donc, quoique à regret, renoncer à le fixer au milieu d'eux : eux-mêmes l'engagèrent à suivre sa vocation, et il n'attendit plus que d'en avoir les moyens. Dieu ne tarda pas à les lui fournir. Trois mois étoient à peine écoulés depuis son ordination, que le père de famille lui dit d'aller travailler à sa vigne.
Sur ces entrefaites arriva à Paris un saint prêtre de Nantes, nommé M. Lévêque, qui s'adonnoit depuis longtemps avec le plus grand zèle aux missions et à tous les genres de bonnes œuvres. Il s'étoit associé plusieurs ecclésiastiques, et en avoit formé la communauté de Saint-Clément. Sa vie étoit pauvre et pénitente au-delà de ce que l'on peut dire. Un écu lui suffisoit pour un voyage de Nantes à Paris : il ne s'y nourrissoit que de pain et d'eau. Elevé par M. Olier dans la célèbre école de perfection située au château d'Aorone, et maintenant à Issy près Paris, il alloit de temps en temps à Saint-Sulpice pour y réveiller, disoit-il, sa ferveur parmi ceux auquels il se croyoit redevable du peu qu'il en avoit. A mesure qu'il avançoit en âge, il y faisoit des voyages plus fréquens, et y restait plus longtemps, car sa passion étoit d'y mourir, et Dieu le lui accorda. Cette fois il parut que la Providence l'y conduisoit pour ouvrir à Montfort la carrière dans laquelle il devoit marcher. Dès qu'il le connut, il désira se l'attacher, et celui-ci, de l'avis de son directeur, fut lui-même au-devant de ses vœux. Le jeune prêtre se réjouissoit de faire sous un tel maître l'apprentissage de la vie apostolique, et le saint vieillard de son côté se félicitoit d'avoir un si digne coopérateur. Il eût été difficile, il est vrai, de trouver deux hommes qui se convinssent mieux pour le genre de vie et l'esprit de pénitence.
M. Lévêque et Montfort partirent ensemble de Paris, dans le cours de septembre, et rendus à Orléans, ils s'embarquèrent sur la Loire. Au nombre des passagers étoient trois libertins qui n'avoient à la bouche que des paroles sales et d'horribles blasphèmes. Le nouveau missionnaire les reprit sans aucun respect humain, et les voyant tourner ses paroles en railleries, il leur annonça d'un ton ferme, qu'ils en seroient bientôt châtiés. L'événement ne tarda pas à confirmer cette prédiction : l'un d'entre eux faillit mourir, peu de jours après, dans un excès d'ivresse ; les autres s'étant querellés, en vinrent jusqu'à tirer l'épée, et se blessèrent grièvement tous les deux. Cependant, M. Lévêque et Montfort, arrivés à Nantes au bout de peu de jours, commencèrent sans retard leurs travaux dans les campagnes du diocèse, et les continuèrent jusqu'au mois de février de l'année suivante. Nous n'avons aucun détail sur toutes ces missions, seulement nous savons que Montfort ne tarda point à reconnoître qu'il ne lui étoit pas possible de rester plus longtemps dans cette communauté. Ceux qui la composoient ne ressembloient guère, pour la plupart, à leur vénérable supérieur. Presque tous étoient imbus des erreurs janséniennes, et remplis de l'esprit orgueilleux et fourbe qui caractérisoit cette secte. Le jeune missionnaire ne pouvoit sympathiser avec des hommes qui manquoient de respect et d'amour pour la chaire de saint Pierre. Il regretta M. Lévêque et il en fut regretté, mais l'état où tomba bientôt après cette communauté, prouva qu'il avoit eu raison d'en sortir. Nous verrons plus tard la rancune que lui en gardèrent ceux qu'il avoit abandonnés, et combien leurs intrigues et leur influence sur un prélat qui favorisoit leurs erreurs, firent chèrement expier au serviteur de Dieu son attachement à l'Eglise.
Il étoit encore à Nantes, lorsqu'il apprit que sa sœur Louise, qui avoit été placée en pension dans la communauté de Saint-Joseph, à Paris, venoit de perdre le secours des personnes qui l'avoient jusque là soutenue, et se voyoit sur le point d'être congédiée. En attendant qu'il pût trouver quelque moyen de la secourir, il lui écrivit la lettre suivante pour l'encourager à s'abandonner, sans réserve et sans inquiétude, à la divine Providence : « Ma y chère sœur en Jésus-Christ, le pur amourde Dieu règne en nos cœurs ! Quoiqu'éloigné de corps de vous, je ne le suis pas decœur, parce que votre cœur n'est pas éloigné de Jésus-Christ et de sa sainte Mère, et que vous êtes fille de la divine Providence, dont je suis aussi l'enfant, quoiqu'indigne.
On devroit plutôt vous appeler novice dela divine Providence, parce vous ne faitesque commencer à pratiquer la confiance etl'abandon parfait qu'elle demande de vous.Vous ne serez reçue professe et fille de la Providence, que quand votre abandon sera général et parfait, et votre sacrifice entier. Dieuvous veut, ma chère sœur, Dieu vous veutséparée de tout ce qui n'est pas lui, et peut-i> être effectivement abandonnée de toutes lescréatures ; mais consolez-vous, réjouissez- vous, servante et épouse de Jésus-Christ, sivous ressemblez à votre maître et à votre époux. Jésus est pauvre, Jésus est délaissé,Jésus est méprisé, rejeté comme la balayure du monde : heureuse, mille fois heureuseLouise Grignon, si elle est pauvre d'esprit, si elle est délaissée, méprisée, rejetée commela balayure de la maison de Saint-Joseph !Ce sera pour lors qu'elle sera véritablementla servante et l'épouse de Jésus-Christ, etqu'elle sera professe de la divine Providence, si elle ne l'est de la Religion. Dieu veut de vous, ma chère sœur, que vous viviez au jour la journée, comme l'oiseau surla branche, sans vous soucier du lendemain dormez en repos sur le sein de la divine Providence et de la très-sainte Vierge,ne cherchant qu'à aimer et contenter Dieu;car c'est une vérité infaillible, un axiomeéternel et divin, aussi véritables qu'il n'y aqu'un Dieu : plût à Dieu que je pusse lesécrire dans votre esprit et dans votre cœuren caractères ineffaçables ! Cherchez premièrement le royaume de Dieu et sa justice,et le reste vous sera donné par surcroit. Sivous faites la première partie de cette proposition, Dieu infiniment fidèle fera la seconde, c'est-à-dire, que si vous servez Dieufidèlement et sa très-sainte Mère, vous nemanquerez de rien en ce monde ni dansl'autre. Vous ne manquerez pas même d'unfrère prêtre, qui a été, qui est, et qui seratout à vous dans ses sacrifices, afin que voussoyez toute à Jésus-Christ dans le vôtre. Jesalue votre bon ange gardien.
Nantes, février 1701. »
 
Le désir d'aller assister cette sœur eut sans doute quelque part au projet qu'il forma de retourner à Paris; mais il y étoit déterminé surtout par le besoin de consulter ses anciens directeurs. C'étoit par leur avis qu'il étoit venu à Nantes : n'y pouvant rester plus longtemps, et craignant d'ailleurs de se conduire par ses propres lumières, il vouloit aller se remettre entre leurs mains pour en recevoir une direction nouvelle. A une lieue environ de sa route, se trouvoit l'abbaye de Fontevrault ; il désira voir une autre de ses sœurs qui venoit tout récemment d'y faire profession : arrivé à la porte, il ne demanda d'abord que la charité pour l’amour de Dieu. La manière affectueuse dont il prononçoit ces paroles, et l'air de piété répandu sur tout son extérieur, piquèrent la curiosité de la portière : elle lui fit plusieurs questions auxquelles il ne donna que cette réponse : La
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charité pour l’amour de Dieu. L'abbesse avertie vint elle-même à la porte, et demanda à l'étranger son nom et ses qualités. « Madame, lui répondit-il, à quoi bon me demander mon nom? ce n'est pas pour moi, c'est pour l'amour de Dieu que je vous demande la charité.Vouloit-il par là lui donner une leçon sur le motif surnaturel qui doit porter à secourir le prochain, ou bien s'apercevant qu'on paroissoit prévenu en sa faveur, vouloit-il éviter une réception honorable qui l'eût mortifié plus que toute autre chose? ... Quoi qu'il en soit, sa réponse parut sans doute peu respectueuse, et le pèlerin fut renvoyé sans aucun secours. Quoique épuisé de fatigue, et renonçant avec peine au pieux plaisir qu'il auroit eu d'entretenir un instant sa sœur, il se retira sans se plaindre, et se contenta de dire à la portière : « Si madame l'abbesse me connoissoit, elle ne me refuseroit sans doute pas la charité.En effet, sa sœur l'ayant reconnu sans peine, au portrait qu'on lui en fit, on courut après lui, on le pressa de revenir ; mais ces instances furent inutiles, et il alla chez de pauvres gens de la campagne, chercher la nourriture et le repos dont il avoit un extrême besoin.
 
CHAPITRE DEUXIÈME : depuis l'entrée de Montfort a l'Hôpital-général de Poitiers en 1701, jusqu'a son voyage de paris en 1702.
 
 
Au lieu de continuer directement sa route vers Paris, Montfort s'en écarta pour passer par Poitiers : il avoit à s'y acquitter d'une commission de madame de Montespan, sa protectrice et celle de ses sœurs ; la suite prouva que la Providence avoit aussi ses vues en le conduisant dans cette ville. Etant allé dire la messe à l'hôpital, l'air de piété qu'il portoit toujours dans l'exercice de cette auguste fonction, le profond recueillement avec lequel il passa l'heure entière de son action de grâces, frappèrent d'admiration tous les pauvres qui en furent témoins. Ils n'a voient point en ce moment d'aumônier. «Voilà un saint, se dirent-ils les uns aux autres, voilà l'homme qu'ilnous faut; arrêtons-le, et faisons en sorte dele fixer au milieu de nous. »C'étoit comme une inspiration commune : elle fut à l'instant suivie de l'exécution. Tous de concert environnèrent l'homme de Dieu comme il se disposoit à sortir; ils l'appelèrent leur père, et le conjurèrent de l'être en effet. Il leur représenta qu'il étoit étranger au diocèse, et ne faisoit que passer par leur ville ; mais ils insistèrent avec des paroles et des larmes capables d'attendrir le cœur le plus dur. Il n'en falloit pas tant pour celui d'un homme dont l'inclination et la tendresse avoient toujours été pour les pauvres. « Mes chers amis, leur dit-il, demandez si c’est la volonté de Dieu. »L'un d'eux se chargea d'en écrire, au nom de tous les pauvres, à Mgr de Girard, évêque de Poitiers, alors absent de cette ville, et Montfort de son côté, consentit à attendre la réponse.
Il s'adonna cependant, avec la permission des grands-vicaires, à toutes sortes de bonnes œuvres. Presque chaque jour, il assembloit sous les halles les enfans et les pauvres de la ville, pour leur enseigner le catéchisme. Les exhortations pathétiques qu'il y joignoit attiroient beaucoup d'autres personnes, et faisoient la plus vive impression sur les cœurs. Il visitoit de temps en temps les pauvres de l'hôpital, et le respect avec lequel il les traitoit, montroit bien qu'il voyoit en eux Jésus-Christ même. Les écoliers, qui sont en grand nombre dans cette ville, eurent aussi part à ses soins. Après avoir gagné leur affection par son zèle et sa douceur, il forma, des plus dociles d'entre eux, une petite société à laquelle il donna des réglemens. Ils dévoient faire chaque jour un peu d'oraison, et lire quelques pages d'un bon livre ; s'unir ensemble pour se divertir innocemment les jours de congé, fréquenter les sacremens, s'enrôler dans la congrégation de la Sainte-Vierge, établie au collège des Jésuites, et surtout faire tous leurs efforts pour retirer du désordre ceux de leurs camarades qui s'y seroient laissé entraîner. Il suffisoit, au reste, qu'ils pussent réussir à les amener près de Montfort; car quelque scandaleux et endurci que fût un écolier, c'étoit assez d'un entretien ou deux pour le changer entièrement. De cette petite société sortirent depuis un grand nombre d'excellens prêtres et de laïques très-édifians.
De retour à Poitiers, au bout d'un mois environ, l’évêque s'occupa de la demande qui lui avoit été faite. Avant de se prononcer, il voulut avoir l'avis du supérieur-général de Saint-Sulpice, et le consulta pour savoir s'il jugeoit Montfort propre à conduire et instruire un hôpital-général. Voici quelques passages de la réponse de M. Leschassier, en date du 13mai 1701 : « Dieu l'a prévenu de beaucoup de grâces, et il y a répondu fidèlement, car il m'a paru et à d'autres qui l'ont examiné de près, avoir été constant dans l'amour et la pratique de l'oraison, de lamortification, de la pauvreté et de l'obéissance. Il a bien du zèle pour secourir lespauvres et pour les instruire. Il a de l'industrie pour venir à bout de plusieurschoses. Mais comme son extérieur a quelquechose de singulier, que ses manières ne sont pas au goût de bien de gens, qu'il aune haute idée de la perfection, bien duzèle et fort peu d'expérience ( il n'étoitprêtre que depuis onze mois), je ne sais pass'il est propre pour l'hôpital où on le demande.D'après cette réponse, et plus encore, sans doute, d'après tout le bien qu'il lui voyoit faire dans sa ville épiscopale et à l'hôpital, Mgr de Poitiers écrivit le 25 août à Montfort : « Nos pauvres continuent de vous désirer. Je crois vous devoir dire que leursdésirs, joints à ce que M. Leschassier a prisla peine de me répondre, me font croire que a Dieu vous veut auprès d'eux, si Mgr, votreévêque veut bien vous en donner la permission. Je vous prie donc de la lui demanderet d'en profiter au plus tôt, s'il vous l'accorde.En attendant cette permission et certaines formalités à remplir pour son admission dans l'hôpital, où il ne put être reçu qu'après la Toussaint, Mgr l'évêque le fit loger et nourrir dans son petit séminaire.
Sans abandonner le soin des personnes du dehors, sans cesser de prêcher, de confesser, de donner des retraites dans la ville et aux environs, Montfort s'appliqua sans relâche à bien s'acquitter de l'emploi qui venoit de lui être confié. Une fois à l'hôpital, cette maison devînt, comme elle devoit l'être, l'objet principal de son zèle. Jusqu'alors il y avoit régné, sous tous les rapports, un désordre affreux, et qui sembloit à beaucoup de personnes absolument irrémédiable. A force d'industrie et de dévouement, le nouvel aumônier vint pourtant à bout de corriger bien des abus. Pour réussir plus sûrement dans la réforme spirituelle, il commença par chercher un remède aux maux matériels. Les revenus de l'hôpital étant insuffisans, on le vit plusieurs fois, accompagné de quelques pauvres, parcourir la ville avec un âne chargé de paniers, pour solliciter et recueillir des aumônes. Lui-même s'imposoit avec délices les privations qu'il s'efforçoit d'épargner aux autres. Non-seulement il ne reçevoit rien des honoraires attachés à sa charge, mais il avoit choisi dans la maison la plus misérable des chambres ; il ne prenoit point d'autre nourriture que celle des pauvres, et encore en si petite quantité, qu'on ne pouvoit comprendre comment il se soutenoit avec si peu de chose. Tout ce qu'il reçevoit de dons pour lui-même, il l'employoit à l'ornement de la chapelle, à l'arrangement de l'hôpital, ou au soulagement de ses chers pauvres. Outre les fonctions spirituelles de sa place, dont il s'acquittoit avec un zèle infatigable, il rendoit aux malades les services les plus abjects. C'étoit un délassement pour lui de les servir à table, de balayer les salles et les cours, de laver la vaisselle, d'apprêter les lits, et de faire beaucoup d'autres choses bien plus dégoûtantes encore. Une fois, un pauvre attaqué d'une maladie contagieuse et tout couvert de plaies, ayant été refusé par la crainte qu'il ne communiquât son mal à d'autres, Montfort obtint, à force de prières, qu'il seroit reçu, et placé, pour prévenir la conta­gion, dans une chambre tout-à-fait retirée. Il se chargea lui-même de tout ce qui regardoit ce malade, sans vouloir que personne partageât avec lui les charitables offices qu'il lui rendoit. Il pansoit ses plaies, et un jour que la nature avoit plus de peine qu'à l'ordinaire à soutenir un objet dont la vue seule faisoit horreur, Montfort, se reprochant ce sentiment comme un excès de délicatesse, fit pour triompher entièrement de ses répugnances, ce qu'on raconte aussi de quelques saints; il rassembla dans le creux de sa main le pus de ses plaies, et l'avala. Il raconta depuis confidemment ce trait à la sœur Marie de Jésus, pour l'encourager à se surmonter elle-même, et il ajoutoit que, par un effet sensible de la grâce, il n'avoit jamais rien bu de si délicieux.
Il semble qu'une conduite si parfaite, et tant de services rendus à l'hôpital, dévoient concilier à l'homme de Dieu l'estime et la reconnoissance de tous les cœurs ; mais le Seigneur récompense autrement ceux qu'il aime : Montfort l'éprouva. Nous ne pouvons mieux faire connoître en quel état il trouva l'hôpital, ce qu'il y fit de bien, et ce qu'il y souffrit, qu'en citant une lettre qu'il écrivit le 4 juillet 1702, à M. Leschassier, pour lui rendre compte de sa conduite en abrégé et en vérité.
« J'entrai, dit-il, dans ce pauvre hôpital, ouplutôt cette pauvre Babylone, avec uneferme résolution de porter avec Jésus-Christ n mon maître, les croix que je prévoyois bien « me devoir arriver, si l'ouvrage étoit deDieu. Ce que plusieurs personnes ecclésiastiques et expérimentées de la ville me dirent pour me détourner d'aller dans cette « maison de désordre, qui leur paroissoit incorrigible, ne fit qu'augmenter mon couragepour entreprendre cet ouvrage, malgré mapropre inclination, qui a toujours été et qui est encore pour les missions.
 A mon entrée, les supérieurs et les inférieurs de l'hôpital, et toute la ville même,furent dans la joie, me regardant commeune personne donnée de Dieu pour réformer cette maison. Les supérieurs de l'hôpital, avec qui j'agissois de concert, et plusen obéissant qu'en commandant, me donnèrent d'abord les mains pour l'exécutionet l'observation de la règle que je désiroisintroduire. Monseigneur même, et tout lebureau, furent les premiers à m'autoriser, et me permirent de faire manger lespauvres en réfectoire, et de leur aller quêter quelque chose par la ville, pour manger avec leur pain sec ; ce que je fis pendanttrois mois, non sans beaucoup de rebuts etde contradictions qui s'augmentèrent dejour à autre, de telle sorte, par le moyen d'un monsieur employé dans la maison, etde mademoiselle la supérieure de l'hôpital, que je fus contraint, par obéissance ànotre vicaire, d'abandonner le soin de cestables, qui contribuoient beaucoup au bon ordre de la maison. Ce monsieur, aigricontre moi, sans aucun légitime fondement que je sache, me rebutoit, contrarioit et outrageoit sans cesse dans la maison, et me décrioit dans ma conduite par la ville, chezles administrateurs, ce qui anima étrangement contre lui tous les pauvres qui m'aimoient tous, hormis quelques libertins etlibertines ligués avec lui contre moi. Pendant cette bourrasque, je gardois le silenceet la retraite, remettant entièrement ma cause entre les mains de Dieu, et n'espérantqu'en son secours, malgré les avis contrairesqu'on me donnoit. J'allai pour cet effet faireune retraite de huit jours aux Jésuites. Là,je fus rempli d'une grande confiance enDieu et en sa sainte Mère, qu'il prendroitévidemment ma cause en main. Je ne fuspas trompé dans mon attente. Au sortir dema retraite, je trouvai ce monsieur malade : il mourut quelques jours après   … La supérieure, jeune et vigoureuse, le suivit en sixjours. Plus de quatre-vingts pauvres tombèrent malades : plusieurs en moururent.Toute la ville croyoit que la peste étoit dansl'hôpital, et disoit publiquement que la malédiction étoit sur cette maison. Parmi tousces malades et ces morts que j'assistois, moiseul, je ne fus point malade. Depuis la mortde ces supérieurs, j'ai encore eu de plus grandes persécutions. Un pauvre élevé et orgueilleux s'est mis dans l'hôpital à la tète de quelques libertins pour me contredire,plaidant sa cause auprès des administrateurs, et me condamnant dans ma conduite,parce que je leur dis hardiment, quoiquedoucement, leurs vérités, qui sont des ivrogneries, des querelles, des scandales, etc.Presque aucun des administrateurs (quoi-que je ne prenne rien de la maison, pasmême un morceau de pain, les étrangersme nourrissant par charité) ne se met en a peine de punir ces vices et de corriger cesdésordres intérieurs, et presque tous ne d pensent qu'au bien temporel et extérieur dela maison.
« Il est vrai pourtant, mon cher père, que a parmi tous ces troubles et contradictions u que je ne dis qu'en gros, Dieu s'est voulu servir de moi pour faire de grandes conversions dans la maison et hors de la maison. L'heure du lever, du coucher, de la prière vocale, du chapelet en commun, du réfectoire en commun, des cantiques, et mêmede l'oraison mentale pour ceux qui le veulent, subsiste encore maintenant malgré lescontradictions. Depuis que je suis ici, j'aiété dans une mission continuelle, confessant presque toujours depuis le matin jusqu'au soir, et donnant des conseils à une infinité de personnes, et le grand Dieumon Père, que je sers, quoique avec infidélité, m'a donné, depuis que je suis ici, des lumières dans l'esprit que je n'avois pas,une grande facilité pour m'énoncer et parler sur-le-champ sans préparation, unesanté parfaite et une grande ouverture decœur envers tout le monde. C'est ce quim'attire l'applaudissement de presque toutela ville. (Ce qui doit bien me faire craindre pour mon salut.) Je ne donne entrée dansma chambre à aucune femme, pas même aux supérieures de la maison.
 Je m'oubliois de vous dire que je fais uneconférence toutes les semaines aux treize ouquatorze écoliers qui sont l'élite du collège, etce avec l'approbation de feu Monseigneur. »
Cependant Montfort n'oublioit pas le voyage de Paris, commencé, comme on l'a vu, dès l'année précédente, et interrompu à Poitiers par les sollicitations des pauvres de l'hôpital, ou plutôt par une disposition particulière de la divine Providence. Peut-être reçut-il alors quelque nouvelle lettre de sa sœur, qui le pressoit d'aller la secourir, ou bien peut-être encore ne voulut-il pas tarder plus longtemps à s'assurer, en consultant ses directeurs, si Dieu l'appeloit bien à rester renfermé dans un hôpital. Il se décida donc à faire son voyage. Il lui fallut, pour l'exécuter, se dérober à l'affection de ceux qui l'entouroient, et qui, dans la crainte de le perdre pour toujours , se fussent opposés à son départ.
 
CHAPITRE TROISIEME : voyage de Montfort à Paris en 1702.
 
Montfort prit sa route par Angers, afin de voir au séminaire de cette ville un de ses anciens directeurs de Saint-Sulpice; mais au lieu d'en obtenir les conseils qu'il désiroit, il se vit rebuté d'une manière si dure, que jamais humiliation ne lui fut plus sensible, et qu'il ne put en cette occasion, l'unique peut-être de sa vie, se défendre de quelques paroles de plainte. Arrivé à Paris, il se hâta d'aller voir à la maison de campagne du séminaire M. Leschassier, dont il venoit tout exprès de si loin chercher les avis. Là encore, mêmes rebuts, mêmes humiliations. On lui déclara définitivement et publiquement qu'on ne vouloit plus se charger de sa conduite. Mais, cette fois, rien ne parut qui pût indiquer en lui le trouble et la sensibilité. Ceux qui le virent revenir d'Issy à Paris auroient pu croire qu'il y avoit reçu le plus gracieux accueil. L'humiliation n'avoit servi qu'à exalter son courage. Quels qu'aient été les motifs de cette conduite étonnante de la part d'hommes aussi recommandables, il est certain qu'on n'en avoit pas moins, dans les séminaires de Saint-Sulpice, la plus haute estime de la sainteté de Montfort. Sans parler de la lettre confidentielle de M. Leschassier à Monseigneur de Poitiers, dont on a vu plus haut des passages si honorables pour le serviteur de Dieu, il est à remarquer que la première histoire de sa vie a été publiée précisément par un directeur du séminaire sulpicien d'Angers, contemporain de Montfort, lequel sans doute ne la fit qu'après avoir recueilli toutes les traditions des séminaires de Paris et d'Angers, et obtenu l'agrément de M. Leschassier son supérieur-général. M. Blain rappelant au bout de quelques années à ce même M. Leschassier la réception qu'il avoit faite à Montfort, et dont lui-même avoit été témoin: « Vous le voyez, répondit le vénérable supérieur, je ne me connois pas en saints. »— « Cette réponse, dit M. Blain, m'édifia et mesatisfit plus que toutes les apologies qu'ilauroit pu faire de son premier sentiment. »
La vie de Montfort, si pleine de croix, ne renferme peut-être pas une circonstance plus pénible que celle-ci. Il se voyoit rejeté de tous, sans appui, sans conseil. Les hommes les plus saints et les plus éclairés dans les voies de Dieu, refusoient de le diriger, dans la crainte, ce semble, de s'égarer avec lui, ou d'attirer sur eux le blâme de sa conduite. Etoit-il conduit par l'Esprit saint, ou ne sui-voit-il point plutôt l'esprit de mensonge? Ce problème partageoit les hommes les plus habiles. Chacun prophétisoit sur lui selon ses préjugés. Beaucoup le condamnoient par l'effet de quelque passion mauvaise, ou d'une confiance aveugle dans les calomnies qu'on se plaisoit à répandre sur son compte. Parmi les plus gens de bien, il en étoit, il est vrai, qui, comme l'évêque de Québec, Mgr de Saint-Valier, ne dissimuloient pas leur approbation ; mais le plus grand nombre se tenoit sur la réserve, et suspendoit son jugement jusqu'à ce que la suite vînt fournir de nouvelles lumières. Qui n'a pas éprouvé cette peine, ne peut s'en faire une idée : plus on désire d'être à Dieu, plus elle pénètre l'ame de douleur et d'effroi. Ce fut à ce sujet que saint Pierre d'Alcantara dit à sainte Thérèse, longtemps soumise à la même épreuve, qu'elle avoit ressenti l'une des plus grandes peines qu'on puisse souffrir en ce monde.
Dieu continuoit son œuvre, et rendoit son serviteur de jour en jour plus semblable au modèle de la perfection, à Jésus-Christ dont la vie étoit aussi un problème pour les Juifs : les uns l'approuvant et les autres la condamnant. Montfort, fidèle à correspondre aux desseins de Dieu, mettoit à profit toutes ces contradictions : il se dégageoit de plus en plus delà créature, et cependant gardoit son cœur en paix. « Je lui communiquois en ami, ditM. Blain, ce qu'on disoit de lui de plusmortifiant et de plus humiliant, et il l'écoutoit sans laisser échapper le moindre signede peine; j'en étois troublé, et lui ne l'étoitpas ; et comme cela me donnoit occasion delui faire quantité d'objections sur sa con- duite et sur son genre de vie, cela lui donnoit aussi occasion de me faire des réponsessi justes et si solides, que je ne savois où. ilalloit prendre ce qu'il me disoit : je demeurois étonné comment, en peu de mots, ilmontroit le faux de ce qu'on opposoit à samanière de vivre.
On étoit alors dans le mois de septembre ou d'octobre 1702. Soit que Montfort, n'ayant pu obtenir sur sa vocation les éclaircissemens qu'il désiroit, fût réellement dans l'indécision s'il devoit retourner à Poitiers, soit plutôt qu'obligé de séjourner dans la capitale pour les intérêts spirituels de sa sœur, il voulût seulement occuper ses loisirs, il alla, en sa qualité d'aumônier d'hôpital, offrir à l'hôpital-général de la Salpêtrière ses services qui y furent agréés. Il ne tarda pas à y donner des preuves de son zèle et de sa capacité; mais cela même excita l'envie. Un jour, en se mettant à table, il trouva sous son couvert un billet qui lui signifioit de se retirer. Le voilà encore une fois au milieu de Paris, sans aucune ressource; mais la Providence veille sur lui, et le nécessaire d'ailleurs ne peut guère manquer à un homme pour qui le nécessaire est si peu de chose. Il se retira dans une chétive maison de la rue Pot-de-Fer. II y étoit si caché , si inconnu, dit M. Blain, que j'eus bien de la peine à le trouver dans ce lieu si semblableà l'étable de Bethléem. Ce n'étoit, en effet,qu'un petit réduit sous un escalier. Je n'y vis pour tout meuble qu'un pot de terre, et, je y crois, un misérable lit, qui n'étoit, aussibien que le lieu, propre que pour des gueux et des malheureux. Mais le Seigneur savoitle dédommager de sa pauvreté, de ses humiliations et de ses souffrances par des communications si délicieuses, que le serviteurde Dieu passoit la plus grande partie desjours et des nuits en oraison. Il en vint àdouter si, pour s'abandonner à ce puissantattrait, il ne devoit point s'interdire, ou du n moins suspendre les fonctions du ministère.Il consulta ; mais, selon toute apparence, on lui conseilla de continuer l'exercice deson zèle, puisqu'en ce temps-là même, l'occasion s'en étant présentée, il ne fit aucunedifficulté de l'accepter.
Il s'agissoit de rétablir la paix parmi les ermites du Mont-Valérien. Il y avoit déjà quelque temps que l'esprit de ténèbres, jaloux de l'édification que donnoient ces bons solitaires, n'avoit réussi que trop à semer la division parmi eux. M. Madot, alors leur supérieur, et depuis évêque de Châlons-sur-Saône, avoit inutilement tenté par toutes sortes de voies de les ramener à leur devoir, lorsqu'il jeta les yeux sur le saint missionnaire. Celui-ci se rendit au lieu de sa destination, muni d'une commission particulière de M5' l'archevêque de Paris, chef supérieur de l'ermitage. Ce n'étoit point par un air d'autorité, mais par la seule pratique des vertus, qu'il vouloit se concilier la confiance des frères, et il y réussit parfaitement. Son recueillement, son esprit d'oraison, sa mortification, sa ferveur, les étonnèrent. Ils le voyoient suivre leur règlement avec la plus grande exactitude, et leur donner, en tout l'exemple de la plus haute perfection. Ces hommes si austères ne parois-soient plus l'être devant lui; car, à toutes leurs pénitences, il ajoutoit encore ses pénitences particulières. Dans les intervalles des exercices communs, on étoit assuré de le trouver dans la chapelle, toujours à genoux et en oraison.
Les solitaires, touchés de ne lui voir que des vêtemens insuffisans pour le garantir contre la rigueur de la saison, le prièrent avec tant d'instance de prendre un de leurs habits, qu'il se rendit à leurs sollicitations. Ainsi revêtu de la robe blanche de ces ermites, il vivoit au milieu d'eux comme l'un d'eux, et sans aucune distinction. Frappés néanmoins de tant d'exemples de vertus, touchés de la grâce et de l'onction de ses paroles, gagnés par sa douceur et son humilité, ils ne tardèrent pas à se conformer à ses instructions, et firent avec joie tout ce qu'il leur demandoit au nom de son divin maître. Chacun reconnut humblement sa faute ; ils se firent les réparations convenables, l'obéissance devint plus facile, et la concorde fut parfaitement rétablie dans cette sainte maison. Montfort ayant accompli sa mission, s'empressa de retourner à son réduit de la rue Pot-de-Fer.
Cependant il ne perdoit pas de vue l'affaire de sa sœur, l'une des causes qui l'avoient amené à Paris. A son arrivée, il l'avoit trouvée dans la situation la plus désolante, et n'avoit cessé, au milieu de ses autres occupations, de se donner pour elle tous les mouvemens possibles. Son but principal étoit de lui procurer le moyen de suivre le grand désir qu'elle avoit d'être religieuse. Ses tentatives furent longtemps inutiles, et il ne songeoit plus qu'à la renvoyer chez ses parens, quand, par le moyen d'un saint prêtre de Saint-Sulpice, M. Bargeaville, il fit la connoissance des dames du Saint-Sacrement de la rue Cassette. Dès la première entrevue, la supérieure, sachant son extrême besoin, lui offrit la portion qu'il étoit d'usage dans cette maison de présenter chaque jour à la sainte Vierge, comme à la première supérieure, et de donner ensuite à quelque pauvre. Montfort l'accepta avec humilité et reconnoissance, et le reste du temps qu'il fut à Paris sans emploi, il venoit tous les jours au parloir prendre cette portion. Du consentement de ses bienfaitrices, il amenoit pour la partager avec lui, un pauvre qu'il servoit toujours le premier. Les religieuses ne tardèrent pas à connoître, par une heureuse expérience, combien étoit riche des dons du ciel, cet hôte si pauvre des biens du monde ; et Dieu révéla même son intérieur à l'une d'entr'elles, nommée la sœur Saint-Joseph, religieuse de la plus sublime vertu. Leur estime pour le saint prêtre leur fit désirer de recevoir sa sœur au milieu d'elles. Il la leur avoit offerte pour sœur converse ; mais quand elles la virent, ses talens et la foiblesse de sa complexion leur firent juger qu'elle seroit plus utile à la religion en qualité de dame du chœur. Deux autres postulantes alloient partir pour une de leurs maisons établie à Rembervilliers ; elle eût pu partir avec elles, mais où trouver sa dot ? Les personnes charitables amies de la communauté s'étoient épuisées pour les deux autres; on leur parla vainement ; et la veille du départ arriva, sans qu'il se présentât aucune ressource. Montfort seul ne perdit pas l'espérance. Il redoubla ses prières; et, le jour même, une dame bien moins riche que celles à qui l'on s'étoit inutilement adressé, vint d'elle-même offrir ce qu'il falloit pour la dot et le voyage. Il eut donc, avant de quitter Paris, la consolation de voir ainsi levés par la Providence tous les obstacles qui, depuis si long-temps, empêchoient la réception de sa sœur.
 
 
CHAPITRE QUATRIÈME : depuis le voyage de Montfort à Paris en 1702, jusqu'a sa sortie de l'Hôpital de Poitiers en 1704.
 
 
Montfort, absent de Poitiers depuis environ trois mois, y étoit rappelé par les vœux de tous ceux qui s'intéressoient véritablement au bien spirituel et temporel de l'hôpital. On lui avoit même écrit pour presser son retour. Il y revint dans les premiers jours de janvier 1703, et fut accueilli par tous les pauvres avec les plus vives démonstrations de joie. Lui-même, en les revoyant, éprouva tous les sentimens d'un père qui, après une longue absence, se retrouve au milieu d'enfans ché­ris. Il reprit, sans retard, ses travaux dans l'hôpital, et montra bientôt que son voyage n'avoit en rien diminué sa vertu, ni son dévouement. Ce fut de sa part le même zèle, la même charité, le même amour de toutes les privations. Depuis son départ, plusieurs des sages réglemens qu'il avoit faits, avoient été négligés ; il les remit en vigueur. Il en ajouta même de nouveaux avec l'approbation des administrateurs et l'appui du nouvel évêque, Mgr Claude de la Poype de Vertrieu. Ce prélat voulut bien encore, à sa recommandation, interposer son autorité pour qu'on donnât aux enfans de l'hôpital un maître chargé de leur apprendre à lire et à écrire, et de les former à la piété.
Le zèle du saint aumônier n'étoit pas tellement occupé dans l'intérieur de l'hôpital, qu'il ne s'exerçât au dehors, soit par la prédication dans les communautés et les églises paroissiales, soit par la direction d'une foule de personnes à qui sa sainteté inspiroit de réclamer ses soins soit enfin par une correspondance de lettres dont quelques-unes au moins méritent de trouver place ici.
Peu de jours après son retour de Paris, il écrivoit à cette sœur qui venoit enfin, après tant de difficultés, d'entrer au monastère de Rembervilliers :
 
« Ma chère sœur en Jésus-Christ, le puramour de Dieu règne en nos cœurs !
Permettez à mon cœur de nager avecle vôtre dans la joie, à mes yeux de verser n des larmes de dévotion, à ma main de marquer sur le papier la sainte allégresse quime transporte.
 Je n'ai point perdu mon dernier voyagede Paris ; vous n'avez rien perdu dans vosabandons et vos croix passées, le Seigneura eu pitié de vous. Celte pauvre fille a crié, « et le Seigneur l'a exaucée, et l'a immoléevéritablement, intérieurement, éternellement. Qu'il ne se passe chez vous aucunjour sans sacrifice et sans victime ; que l'autel vous voie plus souvent que votre lit etvotre table ! Courage, mon cher supplément, demandez instamment pardon à Dieu,à Jésus, souverain prêtre, des péchés quej'ai commis contre sa divine majesté, en profanant le très-saint Sacrement. Je salue votre ange gardien, qui est le seul qui ait faitvoyage avec vous. Je suis autant de fois toutà vous qu'il y a ici de lettres, pourvu quevous soyez autant de fois sacrifiée et crucifiée avec Jésus-Christ, votre unique amour,et Marie, notre bonne mère. »
 
Quelque temps après, ayant appris que cette même sœur étoit tombée malade, il lui écrivit la lettre suivante :
« Ma chère sœur, que le pur amour règnedans nos cœurs !
Je me réjouis d'apprendre la maladie quele bon Dieu vous a envoyée pour vous purifier comme l'or dans la fournaise ; vousdevez être une victime immolée sur l'auteldu Roi des rois, à sa gloire éternelle. Quellehaute destination ! quelle sublime vocation !J'envie quasi votre bonheur. Or, quelle apparence que cette victime lui soit parfaitement agréable, si elle n'est entièrementpurifiée de toutes taches, même des pluspetites ? Ce Saint des saints voit des tachesoù la créature ne voit que des beautés ; souvent sa miséricorde prévient en nous sa justice, en nous purifiant par la maladie, quiest le fourneau ordinaire où il purifie sesélus. Quel bonheur pour vous de ce que Dieu veut lui-même purifier et apprêter sa victime selon son goût ! Combien d'autreslaisse-t-il à elles-mêmes, ou à d'autres à purifier? Combien d'autres qui sont reçuespour victime, sans passer par les épreuves et au tamis de Dieu ! Courage donc, courage ; ne craignez pas le malin esprit quivous dira souvent dans votre maladie : Tu ne seras point professe à cause de ton incommodité. Sors de ce monastère, retourne cheztes parens, tu demeureras sur le pavé, tuseras à charge à tout le monde. Ayez lecorps souffrant et le cœur constant; car rienne vous convient mieux pour le présent quela maladie. Demandez et faites demander pour moi la divine sagesse. »
 
Il écrivit une troisième lettre à sa sœur, avant la fin de son noviciat : elle est du 27 octobre 1703. «Ma très-chère sœur en Jésus- Christ, lui dit-il, le pur amour de Dieurègne dans nos cœurs !
 Je remercie tous les jours notre bon Dieudes miséricordes qu'il exerce envers vous : tâchez d'y correspondre par une entière fidélité à ce qu'il demande de vous. Si Dieu seul ne vous ouvre pas la porte du couventoù vous êtes, n'y entrez pas, quand vous auriez une clef d'or faite exprès pour vous enouvrir la porte ; car elle deviendroit la portede l'enfer. Il faut une haute vocation pourles filles du Saint-Sacrement; car l'esprit enest relevé. Toute véritable religieuse du Saint-Sacrement est une véritable victime de corps et d'esprit; elle se nourrit de sacrifice continuel et universel : le jeûne et les adorationssacrifient le corps, l'obéissance et le délaissèment sacrifient l'ame ; en un mot, ellemeurt tous les jours en vivant, et vit en mourant. Faites tout ce qu'on vous dira encette maison. Tout à vous. »
 
Ce fut pour Monfort une grande consola­tion de voir sa sœur, au bout de son année de noviciat, admise à faire profession sous le nom de Marie-Catherine de Saint-Bernard. Il lui écrivit pour la féliciter de son bonheur, et l'engager à s'en rendre digne.Chère victime en Jésus-Christ, le pur amour de Dieurègne dans nos cœurs !
Je ne puis assez remercier notre bonDieu de la grâce qu'il vous a faite de vousavoir rendue une parfaite victime de Jésus-Christ, amante du très-saint Sacrement, et le supplément de tant de mauvais chrétienset de prêtres infidèles. Quel honneur àvotre corps d'être immolé surnaturellementpendant une heure d'adoration du Très-Haut ! Quel honneur pour votre ame defaire ici bas, sans goût, sans connoissance, sans lumière de gloire, avec la seuleobscurité de la foi, ce que les anges et lessaints font dans le ciel avec tant de goût etde lumière ! Qu'une fidèle adoratrice rendde gloire à mon Dieu sur la terre ! Mais qu'elle est rare, puisque tout le monde,même les plus spirituels, veulent goûter etvoir, autrement ils se dégoûtent et se ralentissent ; cependant, sola fides suffîcit, laseule foi suffit. Enfin, enfant fidèle du très-saint Sacrement, quelle utilité, quelle richesse et quel plaisir pour vous aux pieds de ce riche et honorable seigneur des seigneurs ! Courage, courage, enrichissez-vous, réjouissez-vous, en vous consumant «chaque jour comme une lampe ardente. Plus vous donnerez du vôtre, plus vous recevrez du divin. Après vous avoir félicitée,n'ai-je pas raison de me féliciter moi-même,sinon comme votre frère, du moins commevotre prêtre? car quelle joie, quel honneuret quel bien pour moi d'avoir la moitié demon sang qui répare par ses sacrifices amoureux, les outrages que j'ai, hélas ! tant defois faits au bon Jésus, dans le saint Sacrement, tant par des communions faites avec tiédeur, que par des oublis et des abandons étranges ! O ! je triomphe en vous et entoutes vos dignes mères, parce que vous avez obtenu les grâces dont moi et les autres ministres indignes des autels nous rendonsindignes par notre peu de foi. Je vous prie,ma sœur, de n'aimer que Jésus seul en Marie, et par Marie, Dieu seul et en lui seul.Tout à vous. »
On peut rapporter à cette époque deux lettres sans date écrites à des religieuses du Saint-Sacrement. Depuis les services qu'il en avoit reçus à Paris, et la réception de sa sœur dans leur communauté, il conserva toujours des relations avec elles, comme elles, de leur côté, par estime pour sa vertu, désirèrent être avec lui et les siens, en communion de prières et de bonnes œuvres. «Ah ! que votre lettre est di- vine, répondoit-il à une de ces religieuses,puisqu'elle est remplie des nouvelles de lacroix, hors de laquelle, quoi que la natureet la raison disent, il n'y aura jamais ici bas « jusqu'au jour du jugement, aucun véritableplaisir, ni aucun solide bien! Votre ame porteune croix grosse, large et pesante, ô quelbonheur pour elle ! Qu'elle ait confiance, siDieu, tout bon, continue de la faire souffrir, qu'il ne l'éprouvera pas au-dessus deses forces. C'est une preuve qu'elle en est B assurément aimée. Je dis assurément, carla meilleure marque qu'on est aimé de Dieu, c'est quand on est haï du monde et assaillide croix, c'est-à-dire de privations des choses les plus légitimes, d'oppositions ànos volontés les plus saintes, d'injures lesplus atroces et les plus touchantes, de persécutions et de mauvaises interprétationsde la part des personnes les mieux intentionnées et de nos meilleurs amis, des maladies les moins à notre goût, etc. Maispourquoi vous dis-je ce que vous savez u mieux que moi, par le goût et l'expérience b que vous en avez ? Ah ! si les chrétiens savoient la valeur des croix, ils feroient centlieues pour en trouver une ; car c'est en cette aimable croix qu'est renfermée la sagesse véritable que je cherche jour et nuit,avec plus d'ardeur que jamais. Ah ! bonnecroix, venez à nous à la plus grande gloiredu Très-Haut ! C'est ce que mon cœur ditsouvent, malgré mes foiblesses et mes infidélités. Je mets après Jésus, votre unique amour, toute ma force dans la croix. Je vousprie de dire à la sœur dont vous me parlez,que j'adore Jésus-Christ crucifié en elle, etje prie Dieu qu'elle ne se souvienne d'elle-même que pour s'offrir à des sacrifices encore plus sanglans. »
Il répond en ces termes à une autre religieuse : « Que vous dirai-je, ma chère mère,pour répondre à la vôtre, sinon ce que l'Esprit saint vous dit tous les jours : Amour de « la petitesse et de l'abjection, amour de la viecachée et du silence, sacrificateur muet de Jésus - Christ au saint Sacrement, amourde la divine sagesse, amour de la croix ! Jesuis contredit en tout, je suis captif; remerciez pour moi le bon Dieu, des petites croixqu'il m'a données, proportionnées à mafoiblesse. »
Cet amour de la souffrance, qu'il recommandoit aux autres en termes si beaux et si touchans, Montfort en avoit besoin pour lui-même. De toutes parts il étoit combattu. Les démons, furieux delà guerre qu'il leur faisoit, usoient, pour s'en venger, d'un pouvoir que Dieu leur donna plus d'une fois sur d'autres saints. Ils maltraitèrent souvent Montfort. Un jeune clerc très-digne de foi, dont il s'étoit fait accompagner dans une retraite qu'il étoit allé faire dans une maison à peu de distance de Poitiers, assure qu'il entendit plusieurs fois, dans la chambre où le saint homme étoit certainement seul, un grand bruit, comme s'il y eût eu trois ou quatre personnes qui se fussent battues avec la dernière violence. Il distinguoit très-bien, au milieu des coups, la voix de Montfort qui disoit : Je me moque de toi, je ne manquerai point de force et de courage pendant que j’aurai Jésus et Marie avec moi; je me moque de toi. D'autres personnes ont assuré l'avoir aussi vu tramer violemment par terre, sans pourtant apercevoir la personne qui le traînoit, et l'avoir alors entendu crier très-distinctement : O sainte Vierge, ma bonne mère, venez à mon secours !
Montfort n'avoit guère moins à souffrir de la part des hommes. Sa conduite admirable dans l'hôpital de Poitiers, son zèle si désintéressé et si efficace; rien n'empêchoit qu'il n'éprouvât à chaque pas quelques difficultés nouvelles, et le plus souvent de la part même des personnes auxquelles étoit confié le gouvernement de la maison. Depuis longtemps, l'homme de Dieu avoit pu se convaincre, par une pénible expérience, que, pour la conduite des maisons de charité, on ne doit rien espérer de personnes qui, n'ayant point été formées de bonne heure à la pratique de la charité et de l'obéissance, ne peuvent guère manquer de suivre leurs vues particulières, et de rechercher leurs propres intérêts, au préjudice de la paix et du bien commun. C'est cette considération qui déjà avoit donné naissance à la congrégation des Filles de la Charité et à celle des Dames de Saint-Thomas-de-Villeneuve ; ce fut elle aussi qui détermina le saint aumônier de Poitiers à jeter alors comme on va le voir, les fondemens d'une congrégation qui devoit un jour rendre à la France de si grands services, sous le beau nom de Filles de la Sagesse.
 
CHAPITRE CINQUIÈME : commencemens de la congrégation de la Sagesse dans l'Hôpital de Poitiers en 1703.
 
On a tout lieu de croire que Montfort avoit conçu le projet de cette congrégation dès avant son voyage de Paris. Le Seigneur lui avoit même, selon toute apparence, donné là-dessus quelques lumières et fait connoître, avec le nom de la nouvelle congrégation, la personne qui devoit en être comme la pierre fondamentale. C'est ce qui semble assez évident par sa conduite à l'égard de mademoiselle Trichet, dont il est ici question. Quand il vint pour la première fois à Poitiers, cette demoiselle, fille d'un procureur au présidial de cette ville, n'avoit encore que dix-sept ans. Elle s'étoit dès lors mise sous la direction du saint missionnaire, et lui avoit souvent témoigné le désir d'être religieuse, sans qu'il parût s'en mettre en peine. Un jour qu'elle s'en plaignoit, et le conjuroit de faire pour elle ce qu'il avoit fait pour d'autres : « Ma fille, lui dit-il, consolez-vous, vous serez religieuse; oui, vous serez religieuse, luirépéta-t-il plusieurs fois.Animée par ces paroles, elle tenta, mais en vain, d'entrer en différentes maisons religieuses, chez les Filles du Calvaire, les Carmélites, les Filles de Saint-Vincent. Cependant la promesse de son père spirituel lui étoit toujours présente, et pour elle c'étoit un oracle infaillible. L'accomplissement seul lui en révéla tout le sens. L'homme, de Dieu étoit obligé quelquefois de s'absenter momentanément de Poitiers; mais l'éloignement ne lui faisoit point perdre de vue cette ame si précieuse dans les desseins de la Providence. Il lui écrivoit pour la consoler et l'animer. Une fois il lui manda d'inviter quelques personnes pieuses qu'il dirigeoit à Poitiers, à se réunir toutes dans un même lieu, pour faire oraison, d'une heure à deux de l'après-midi, les dix jours de l'Ascension à la Pentecôte, afin d'obtenir pour elles-mêmes et pour lui, le don précieux de sagesse : « Ah ! quand la posséderai-je cetteaimable et inconnue sagesse, lui écrivit-il une autre fois de Paris? Quand serai-je assezbien meublé et orné pour lui servir de retraite, dans un temps où elle est sur le pavé,délaissée, méprisée? Pouvez-vous, chèreenfant en Jésus, satisfaire mes désirs, étancher ma soif? Vous le pouvez ; oui, vous lepouvez.Il lui prescrivoit de faire à cette intention une neuvaine de communions. La fervente postulante s'en acquitta avec empressement, et engagea soixante de ses amies à en faire autant, sans savoir qu'elle travailloit en cela pour elle-même.
Aussitôt après son retour de Paris à Poitiers, le saint aumônier s'occupa sans délai de l'œuvre qu'il avoit ainsi méditée et préparée. Mais c'est dans celte circonstance surtout qu'on vit combien sa sagesse étoit éloignée de la sagesse du monde. Tout plein de l'esprit du divin Maître, qui ne voulut pour fondateurs de son Eglise que des hommes sans lettres, sans fortune et sans crédit, Montfort commença par choisir dix-huit ou vingt des filles pauvres de l'hôpital : elles étoient des plus vertueuses, mais aussi des plus misérables On en comptoit parmi elles qui avoient des ulcères; d'autres étoient boiteuses ou aveugles. Il les réunit dans une même chambre de l'hôpital : c'étoit bien la salle de festin du père de famille de l'Evangile. Il appela ce lieu la Sagesse, et pour qu'il fût plus digne de son nom, il y plaça une grande croix qui se conserve encore dans l'église de l'hôpital, afin de rappeler ce mystère que le monde nomme folie, et qui n'en est pas moins, au jugement de saint Paul, la sagesse de Dieu. Ces filles avoient une règle : elles dévoient se le­ver à quatre heures, faire une heure d'oraison, réciter un chapelet, entendre la messe, et travailler jusqu'au dîner. A une heure, second chapelet, puis travail jusqu'à cinq heures et demie, et alors nouvelle oraison d'une demi-heure, suivie d'un troisième chapelet. Elles étoient tenues au silence partout et toujours, hors une heure de récréation après le dîner, et une demi-heure après le souper. Montfort choisit entre elles une supérieure chargée de présider tous les exercices. Cet établissement ne pouvoit manquer d'être utile, et aux personnes qui en faisoient partie, et à l'hôpital, où il formoit un foyer de piété et un sujet continuel d'édification ; mais l'homme de Dieu étoit trop clairvoyant pour en attendre autre chose. Une société de personnes aussi disgraciées de la nature n'étoit pas propre à gouverner cette maison, encore moins à porter, hors de son enceinte, l'instruction et le soulagement aux pauvres. Elle n'eut en effet qu'une assez courte durée ; mais au milieu de ces pauvres filles, nous allons voir venir se former celle qui, dans les desseins de la Providence et de Montfort, devoit un jour en former tant d'autres. Ainsi périt en terre le grain de froment qu'on y dépose ; mais au sein de sa
corruption se
conserve un germe qui, plus tard, se développe jusqu'à produire le centuple.
Cet établissement étoit à peine formé, que mademoiselle Trichet, pressée de plus en plus de quitter le monde, alla trouver son directeur. « Que voulez-vous, lui dit-elle, que jedevienne ? Où faut-il que je me retire, pourobéir aux desseins de Dieu sur moi ? — « Hé bien ! lui répondit-il en souriant, venez demeurer à l'hôpital.Cette parole, jetée comme au hasard, fut pour elle un trait de lumière. Tous ses doutes disparurent; il lui sembla que Dieu la prenoit par la main, et lui montroit la route qu'elle devoit suivre. Plus elle y réfléchit, plus son assurance augmente. Elle va retrouver son directeur, et lui fait part de ses dispositions. Celui-ci lui représente, pour l'éprouver, qu'il ne lui a parlé qu'en riant, et que cette affaire souffriroit bien des difficultés. «Permettez au moins, reprendla zélée postulante, que j'en parle à monseigneur.— « Allez-y, lui dit le saint prêtre ;mais je ne vous réponds pas du succès.De ce pas, elle va se jeter aux pieds de l'évêque, lui déclare qu'entièrement dégoûtée du monde, elle n'aspire, depuis long-temps, qu'à s'en retirer, et le prie de la faire recevoir dans l'hôpital. Le prélat, édifié, lui répond qu'il va en parler au bureau, mais qu'il ne croit pas qu'on ait besoin d'une nouvelle gouvernante. En effet, il n'eut à lui rendre qu'une réponse négative. « Hé bien monseigneur,reprit mademoiselle Trichet, dont le désirne reculoil devant aucune difficulté, cesmessieurs ne veulent pas me recevoir comme «gouvernante, peut-être ne refuseront-ils pas de m'admettre en qualité de pauvre. Sivous voulez, par bonté pour moi, me donner une lettre pour eux, j'espère réussir. »L'évêque le lui accorda, et pleine de confiance, elle vola au bureau. Les administrateurs furent extrêmement surpris d'une pareille demande de la part d'une demoiselle de ce rang. Sur la recommandation du prélat, ils la reçurent, non point cependant comme pauvre, mais pour servir d'aide à la supérieure.
Les vues de Montfort sur sa pénitente étoient bien différentes des leurs. Dès qu'il la sut à l'hôpital, il obtint qu'elle fut mise au nombre des pauvres filles de la Sagesse, non pour y présider, comme le vouloit la supérieure, mais pour y apprendre la pratique de l'obéissance. Elle fut assujétie aux mêmes exercices, aux mêmes devoirs, et réduite à la même nourriture. Après l'avoir fait passer par les épreuves les plus propres à immoler la nature, quand son directeur la crut en état de résister aux assauts qu'alloit lui attirer un changement de costume, il le lui proposa. Dix écus d'aumône dévoient en faire les frais. Mlle Trichet comprit assez, au prix qu'on vouloit y mettre, combien ce costume devoit être pauvre; mais son humilité n'hésita pas, elle ne demanda que le temps d'obtenir le consentement de sa mère. Elle l'obtint, et aussitôt une étoffe grossière, de couleur gris cendré, fut achetée. L'habit fut préparé tel exactement que le portent encore les Filles de la Sagesse. Le saint aumônier, assisté d'un autre prêtre, le bénit; et le donnant à la pieuse novice : « Tenez, ma fille, lui dit-il, prenez cet habit; il vous gardera et vous sera d'un grand secours contretoutes sortes de tentations.Il voulut aussi qu'à ses noms de baptême, Marie-Louise, elle ajoutât de Jésus. On conserve à l'hôpital-général de Poitiers, et à peu près dans le même lieu, la statue de la sainte Vierge devant laquelle elle prononça ses vœux. Cette cérémonie eut lieu le jour de la Purification, 2 février 1703.
On doit bien penser qu'un événement de cette nature ne fut pas sans faire grand bruit dans la ville. Parens, amis, étrangers, tous en parlèrent; mais si quelques-uns, en bien petit nombre, applaudirent à la conduite du confesseur et de la pénitente, le reste la désapprouva. Les uns la qualifioient nettement d'extravagance, et les plus modérés la blàmoient comme un excès de zèle. La mère elle-même, bien qu'elle eût d'abord donné son consentement, parut alors indignée plus que personne. Elle épuisa, durant plusieurs mois, tous les moyens pour obtenir que sa fille renonçât à ce costume. Elle en porta plainte partout, et recourut à l’autorité même de l'évêque; mais ce prélat avoit approuvé tout ce qui s'étoit fait, et loin d'engager la nouvelle religieuse à quitter son habit, il lui recommanda de le porter toujours.
De son côté, le saint directeur, peu content de fortifier sa pénitente contre la tentation, voulut lui faire braver le respect humain, et rechercher, pour ainsi dire, le mépris du monde. Au moment même où son changement de costume excitoit le plus la critique, il lui ordonna d'aller, avec ce nouvel habit, se promener dans les rues les plus fréquentées de la ville. Jusque là, il l'avoit exercée avec zèle à toutes les vertus chrétiennes, et n'avoit pas flatté la nature en elle; mais du moment qu'elle eut revêtu le saint habit de la religion, on peut dire qu'il ne garda plus de ménagement, et qu'il la fit marcher sans relâche jusqu'à l'héroïsme des vertus religieuses. Tant que subsista l'assemblée des pauvres filles, il la tint parmi elles au dernier rang, occupée sans cesse à ce qu'il y avoit de plus humiliant et de plus pénible. Quand, dans le cours de cette même année, les administrateurs, cédant aux importunités de quelques libertins, eurent ordonné la dissolution de cette petite société, ce ne fut pas pour Montfort un motif de se relâcher en rien de sa sévérité à l'égard de la sœur Marie-Louise de Jésus. La voyant chargée de transmettre à toutes les Filles de la Sagesse les vertus qui dévoient former l'esprit propre de leur congrégation, c'est-à-dire l'amour des croix, le mépris d'elles-mêmes et le détachement de toute créature, il n'est point de moyens qu'il ne mît en usage pour la remplir elle-même de cet esprit. Qu'on se rappelle tous les moyens qu'avoient employés autrefois ses propres directeurs pour l'humilier et le mortifier; c'est ce qu'il fit lui-même pour former sa fervente religieuse. Ce n'étoit pas assez de l'exercer par lui-même en particulier et en public, et de la reprendre quelquefois avec aigreur ou dédain pour les moindres fautes, il engageoit encore d'autres personnes à lui faire aussi la même guerre.
Montfort eut sujet de remercier le Seigneur des grands progrès que fit son élève dans cette voie sublime de la perfection religieuse. L'occasion d'en juger se présenta bientôt. Les traverses qu'il rencontroit dans la conduite de l'hôpital s'étoient multipliées à un tel point, qu'elles le mettoient hors d'état de faire le bien. Le père La Tour, son confesseur, et d'autres personnes respectables, lui conseillèrent de demander lui-même à se retirer. Il voulut avoir l'avis de la sœur Marie-Louise de Jésus. Sans doute, il désiroit éprouver jusqu'où alloit son détachement. En effet, elle regardoit Montfort comme son ange visible, et il l'étoit réellement; en le perdant, elle perdoit tout, et restoit à l'âge de vingt ans, seule, sans appui, au milieu de contradictions sans nombre. Cependant, croyant y voir la plus grande gloire de Dieu, elle n'hésita pas à lui conseiller de sortir. Un désintéressement si parfait combla de joie le saint directeur, et, dès le jour même, il partit, lui recommandant de ne point sortir de l'hôpital de là à dix ans. « Quand, ajouta-t-il, l'établissement des Filles de la Sagesse ne se feroit qu'au bout de ceterme, Dieu seroit satisfait, et ses desseins m sur vous seroient remplis. »
 
CHAPITRE SIXIEME : missions de Montfort depuis sa sortie de l'Hôpital de Poitiers en 1704, jusqu'a son départ pour Rome en 1706.
 
Si le Seigneur ne permit plus à Montfort de continuer, dans l'hôpital de Poitiers, l'exercice de son zèle, c'est qu'il vouloit ouvrir à ses travaux un champ plus vaste. Il étoit temps que cette lumière fût placée sur le chandelier, pour répandre au loin son éclat. Le saint prêtre avoit trente-un ans, et tout ce qu'il avoit fait de bien jusque là ne lui sembloit rien. Comme le voyageur qui se hâte d'arriver avant la nuit, il se sentoit pressé plus que jamais de mettre à profit le reste de ses jours. L'esprit éclairé de la foi, le cœur embrasé de la charité, il ne voyoit qu'un Dieu à glorifier et des ames à convertir, et se reprochoit de n'avoir pas encore travaillé à détruire l'empire du péché pour établir sur ses ruines celui de Jésus-Christ. Peu de temps après sa sortie de l'hôpital, il alla s'offrir à Mgr l'évêque de Poitiers pour donner dans tout le diocèse des missions et des retraites. Ses talens en ce genre étoient connus : son offre fut acceptée avec joie, et il eut ordre de débuter à Montbernage, un des faubourgs de Poitiers. L'ivrognerie et le blasphème régnoient dans ce lieu; le dimanche n'y étoit pas sanctifié ; tous les vices y étoient réunis. A la parole puissante du saint missionnaire, ces désordres cessèrent en grande partie, et firent place à des pratiques propres à nourrir la piété. Pour ne point répéter les mêmes choses à chacune des missions, qui vont désormais occuper la vie entière de l'homme de Dieu, nous remettrons à faire en son lieu un tableau général de la méthode qu'il suivoit dans ces saints exercices, du talent qu'il y déployoit, des pieuses industries auxquelles il avoit recours, des vertus qu'il y pratiquoit, et des fruits abondans que Dieu ne manquoit jamais d'accorder à son zèle. Nous nous bornerons en conséquence à parler des missions dont quelques circonstances méritent une mention particulière.
Telle fut, à Montbernage, l'érection d'une chapelle dédiée à la sainte Vierge, sous le titre de Reine des Cœurs, où les fidèles dé­voient se réunir pour réciter le chapelet.
Montfort jugeoit ce moyen propre à conserver les fruits de la mission, et, dans cette persuasion, il avoit jeté les yeux sur une grange déserte assez avantageusement située. Mais il falloit l'acheter, la décorer d'une façon décente, dresser un autel, et y placer une grande statue de la Mère de Dieu. Comment déterminer ses auditeurs, gens pauvres pour la plupart, à se charger de ces frais? Il parla, et tous à l'envi s'empressèrent de concourir à la bonne œuvre. Bientôt la chapelle fut ornée selon son désir. Pour leur en témoigner sa joie, et sur la promesse qu'ils lui firent, d'être fidèles à venir les dimanches et fêtes, y réciter la prière et chanter la couronne de la sainte Vierge, lui-même leur donna la statue de sa bonne Mère, que l'on conserve encore. Il offrit aussi un Cœur entouré d'épines, pour gage de sa propre consécration à la Reine des Cœurs. Bien des années après, les fidèles de Montbernage et des environs continuèrent à se réunir en foule, chaque soir, en ce lieu, pour y réciter le chapelet, et cet usage, sans doute, contribua beaucoup à perpétuer les fruits de la mission. Ces heureux fruits s'étoient conservés jusqu'aux jours orageux de la grande révolution de France, où les habitans de ce faubourg montrèrent, pour la religion et ses ministres, un attachement invariable.
C'est vers ce même temps qu'il faut placer la vocation du premier des frères du Saint-Esprit. Un jeune homme de l'Anjou étoit venu à Poitiers, dans l'intention d'y embrasser la règle des Capucins. La première église qu'il rencontra, en arrivant dans la ville, fut celle des Pénitentes. Il y entre, fait sa prière, et récite le chapelet avec beaucoup de ferveur. Montfort, qui se trouvoit alors dans cette église, fut frappé de sa dévotion. Il l'appela, et, après avoir su de lui le sujet qui l'amenoit à Poitiers, il ne lui dit que cette parole de son divin Maître : Suivez-moi. Effet merveilleux de la grâce! il fut obéi sur-le-champ. Ce jeune homme s'attacha dès lors à sa suite, et, malgré les peines de tout genre qu'il y trouva, la vertu de l'homme de Dieu lui inspira toujours une telle estime, il trouva dans sa compagnie tant d'avantages pour son ame, que jamais rien ne fut capable de l'en séparer. Après l'avoir accompagné jusqu'à sa mort, il demeura constamment attaché à ses successeurs. Il en sera souvent parlé sous le nom de frère Mathurin.
La mission que donna Montfort en 1706, dans l'église des religieuses du Calvaire, fut marquée par un événement qui eut les suites les plus fâcheuses. Une multitude de conversions éclatantes combloient de joie le saint missionnaire ; on ne pouvoit désirer un succès plus complet. Mais Dieu ne vouloit pas que on serviteur fût jamais sans croix, et il les proportionnoit aux bénédictions qu'il répandoit sur son ministère. Montfort avoit un jour parlé si fortement contre les mauvais livres, que beaucoup de personnes s'étoient empressées de lui apporter tous ceux qu'elles avoient en ce genre, et ils étoient en grand nombre. Il se rappela la conduite que tint saint Paul à Ephèse, en pareille circonstance. Il fit faire un monceau de ces livres, sur une place voisine de l'église, à dessein d'y mettre publiquement le feu, à l'issue d'un sermon, et de réparer, par cet acte solennel, le scandale qu'avoit causé leur lecture. La chose n'avoit jusque là rien de blâmable; mais des particuliers, poussés par un zèle indiscret, voulurent renchérir sur l'idée du missionnaire, et firent, à son insu, placer une espèce de figure du diable sur le monceau de livres. Le bruit aussitôt courut parmi la populace, qu'on alloit brûler le diable. Un prêtre qu'on avoit associé à Montfort pour la mission, mais à qui sa réputation faisoit ombrage, crut l'occasion favorable pour le décrier dans l'esprit des supérieurs. Sans donc le prévenir de rien, il va trouver le grand-vicaire qui, dans l'absence de l'évêque, administrait le diocèse, et lui dépeint tout le ridicule de la cérémonie projetée. Celui-ci, sans plus d'examen, monte aussitôt en voiture, et va droit à l'église. Il trouve le saint missionnaire en chaire, et lui fait, devant tout le peuple, une réprimande où rien n'étoit épargné de tout ce qui pouvoit la rendre plus amère. L'humble prêtre se mit à genoux pour l'entendre, et descendit aussitôt de chaire, sans ouvrir la bouche pour se disculper. Tous les mauvais livres furent bientôt enlevés et dispersés, avec un scandale tout nouveau. Ce fut là l'unique chagrin de l'homme de Dieu ; car pour lui l'humiliation étoit une bonne fortune, et l'expérience lui avoit déjà plus d'une fois appris, qu'elle ne faisoit que rendre plus abondans les fruits de son ministère. Le jour suivant, en effet, la clôture de la mission ne s'en fit pas moins de la façon la plus édifiante. Un autre grand-vicaire, M. Revol, évêque nommé d'Oléron, y prêcha, et releva le mérite de Montfort, autant qu'il avoit été abaissé la veille. Cependant, par amour-propre et par légèreté, on ne laissa pas de faire courir, dans le temps, des relations où le fait étoit raconté de manière à prévenir les esprits contre le saint missionnaire. On en envoya jusqu'à Saint-Sulpice, et nous verrons comment, plus tard, ses en­nemis, pour le perdre, se prévalurent des mensonges qu'eux-mêmes avoient accrédités.
De toutes les autres missions que fit Montfort dans le diocèse de Poitiers, nous n'en ci­terons plus qu'une, celle de Saint-Saturnin , paroisse de la ville épiscopale. L'affluence du peuple y fut la même qu'à toutes les précédentes, et l'abondance des grâces encore plus grande. Il y avoit à l'extrémité de ce faubourg un jardin orné de quatre figures colossales, et qu'on appeloit, pour cette raison, le Jardin des Quatre-Figures. C'étoit comme le rendez-vous général des libertins de la ville, et l'on peut juger des crimes qui s'y commet-toient. Le saint missionnaire se crut obligé de réparer tant d'outrages faits à la Majesté divine. Après avoir travaillé tout le jour à la mission, il se retiroit la nuit, dans ce jardin, et y passoit plusieurs heures dans l'exercice de la prière et de la pénitence. Là, prosterné contre terre, comme son divin Maître au Jardin des Olives, il rappeloit, dans ramertume de son cœur, les iniquités dont ces lieux étoient souillés. Les larmes baignoient son visage, et le sang couloit sous une cruelle discipline ; il eût voulu pouvoir, à ce prix, purifier cette terre profanée. Enfin, il résolut d'y faire faire une réparation publique par ceux-là même qui, plus d'une fois, avoient pris part au désordre. Le 6 février 1706, jour marqué pour la procession générale de la mission, il en dirigea la marche vers le jardin. Quand on y fut arrivé, il fit au peuple une instruction telle qu'on devoit l'attendre d'un saint, et d'un saint qui s'y étoit si bien préparé. Ses vœux furent parfaitement remplis : la réparation fut aussi parfaite que publique. Ce n'étoient, de toutes parts, que larmes et sanglots. Tous s'avouoient coupables et demandoient miséricorde, quand tout à coup le prédicateur, éclairé d'une lumière surnaturelle, répandit la consolation dans tous les cœurs, en assurant, d'un ton prophétique, qu'un jour ce lieu seroit un lieu de prières desservi par des religieuses. Peu de jours après, passant par le faubourg, il y trouva un pauvre attaqué de maux incurables, et abandonné de tout le monde. Il le prit sur ses épaules, et ne sachant où le déposer, il alla le porter au Jardin des Quatre-Figures, dans une petite chambre pratiquée sous un rocher. Bientôt à ce pauvre il en joignit deux, puis trois aussi misérables, et en confia le soin à de vertueuses demoiselles qui en accrurent le nombre à mesure que les aumônes augmentèrent. Ainsi, sans y penser, Montfort contribua le premier à vérifier sa prédiction ; mais elle n'eut son parfait accomplissement que long-temps après , quand l'hôpital des Incurables, bâti en ce même lieu par un grand prieur d'Aquitaine, après avoir été dix ans administré par des personnes séculières, passa, en 1758, entre les mains des filles de la Sagesse. On a toujours remarqué, dans les malades de cette maison, une piété extraordinaire, et dans tous les temps, on l'a regardée comme l'effet des prières du serviteur de Dieu.
Vers cette même époque, madame d'Ar­magnac, femme du gouverneur de Poitiers, se trouvoit à la dernière extrémité : les médecins l'avoient abandonnée. Le père La Tour, confesseur de Montfort, le pria de dire la messe pour elle. La messe finie, celui-ci vint lui dire que cette dame recouvreroit la santé. Ce Père, que rien n'étonnoit de la part d'un homme si favorisé de Dieu, l'ayant chargé d'aller lui-même porter cette nouvelle, il obéit sur-le-champ. Arrivé dans la chambre delà malade : « Madame, lui dit-il, vous ne mourrez point de cette maladie ; Dieu veut vouslaisser sur la terre, et prolonger vos jours,pour continuer vos charités aux pauvres. »Depuis ce moment, en effet, la malade se trouva mieux, elle guérit bientôt, et vécut encore douze ans.
Ces traits et plusieurs autres de ce genre, indépendamment des vertus et des succès de l'homme apostolique, étoient bien capables, sans doute, d'autoriser sa mission, et de lui concilier l'estime et la confiance ; mais le maître ne veut pas que ses plus chers disciples soient traités autrement que lui : la croix est leur partage. Montfort songeoit à donner une retraite aux religieuses de Sainte-Catherine à Poitiers, et déjà il en avoit commencé les exercices, lorsqu'il reçut de l'évêque une défense de continuer à exercer le saint ministère dans le diocèse. C'étoit la suite de ce qui s'éloit passé à la mission du Calvaire.
Comme bien des personnes blàmoient la rigueur et la précipitation que le grand-vicaire avoit mises dans cette affaire, ses amis avoient pris les devans auprès du prélat pour le justifier. Ils l'avoient fait avec tant d'adresse, que sa bonne foi fut trompée, et qu'il crut ne pouvoir plus, sans inconvénient, employer un ouvrier dont il n'ignoroit ni les vertus ni les talens. Ce n'est pas la seule fois que le saint missionnaire ait été ainsi arrêté ou du moins restreint dans l'exercice de son zèle. Pour n'a­voir point à revenir sur ce sujet, nous placerons ici quelques réflexions générales qu'il sera facile d'appliquer aux cas particuliers.
Montfort, comme plusieurs saints, saint Philippe Néri, par exemple, saint Ignace et le pieux Boudon, fut, il est vrai, l'objet de mesures pénibles de la part de quelques supérieurs ecclésiastiques, non pas cependant qu'il ait jamais été frappé d'interdit dans le sens rigoureux de ce mot ; Dieu sans doute le permit pour étancher la soif d'humiliations dont il étoit dévoré, et aussi pour faire partager à plus de diocèses les fruits abondans de son ministère : une torche agitée n'en jette qu'une flamme plus vive. Au reste, il ne fut jamais accusé dans sa doctrine ou ses mœurs.
Ses ennemis mêmes étoient obligés de rendre hommage à l'héroïsme de ses vertus, et ne lui reprochoient que des singularités et des excès de zèle. Dans ces rencontres où la nature blessée se réveille et se montre telle qu'elle est, il se conduisit toujours en saint. Bien loin de murmurer, de résister, de se justifier avec chaleur, on le vit en toute rencontre semblable à l'agneau devant celui qui le tond. Pas une plainte, pas un délai d'obéissance, le plus souvent même pas un mot de justification. Aussi ce qui pouvoit jeter des ombres sur sa vertu, ne fit-il que la rendre plus éclatante. Quant aux prélats qui le trai­tèrent avec rigueur, la suite de cette histoire prouvera que tous furent trompés par les intrigues, ou entraînés par les importunités de ses ennemis, qui ne pouvoient manquer d'être nombreux. En' effet, sans parler des impies et des libertins à qui l'on ne fait pas impunément la guerre, que de gens de bien sont trop faciles à croire les bruits les plus faux, et trop prompts à s'alarmer des criailleries qu'occasionne toujours un zèle extraordinaire ! Puis, que de Pharisiens à qui la jalousie fait dire des serviteurs comme du maître : Voilà que tout le monde le suit! Combien surtout ne peuyent, sans un secret dépit, voir le contraste d'une vie sainte rapprochée de la leur ! Mais les plus acharnés ennemis de Montfort furent les jansénistes, dont la haine s'aidoit de toutes les intrigues et de tous les mensonges pour poursuivre sans relâche, d'un bout de la France à l'autre, quiconque se montroit ennemi de leurs erreurs. Ils ne pardonnèrent jamais au saint prêtre son refus de travailler, à Nantes, dans une société de leurs amis, et son attachement inviolable à leurs plus grands antagonistes, les Jésuites, ses anciens maîtres et ses directeurs habituels. Leur haine ne put que s'accroître, quand il eut reçu du souverain Pontife la mission spéciale de combattre leur hérésie. Ils étoient, comme on le sait, puissans auprès de plusieurs évêques, dont quelques - uns favori-soient, partageoient même leurs erreurs. Il n'est donc pas étonnant qu'ils aient réussi à faire tomber sur le serviteur de Dieu des coups qui ne dévoient pas être pour lui. Au reste, il n'y eut, selon toute apparence, au moins dans certains cas, que restriction de pouvoirs, peut-être même que simple conseil de n'en pas user; car comment concilier, par exemple, l'interdit dont on a prétendu que Montfort fut frappé, en septembre 1710, par l'évêque de Nantes, avec le certificat authentique du 10 mai 1713, où le même prélat atteste non seulement que ce zélé missionnaire est tout-à-fait recommandable par ses bonnes mœurs et sa saine doctrine, par sa piété et sa modestie, mais encore qu'il n'a été, à sa connoissance, frappé d'aucune censure ecclésiastique ? Il est incontestable, du moins, que ces rigueurs, quelles qu'en aient été la nature et la cause, n'ont pas empêché que le serviteur de Dieu n'ait conservé, dans les lieux mêmes de ses humiliations, un nom sans tache, et la réputation d'un saint. Grand nombre de personnes âgées et dignes de foi l'ont attesté juridiquement devant les évêques de ces mêmes lieux.
Revenons à la mesure prise par monseigneur de Poitiers. Elle auroit lieu d'étonner de la part d'un prélat aussi pieux et aussi catholique, si l'on ne savoit que l'abbé de Saint-Cyran, chef du jansénisme en France, ayant été grand-vicaire de ce diocèse, n'y avoit malheureusement que trop répandu l'hérésie dans le clergé comme dans le peuple. Les témoignages avantageux qu'a rendus, quelques années après, à la mémoire du serviteur de Dieu, le même évêque de Poitiers, prouvent que sa bonne foi avoit été trompée, et même qu'en croyant devoir éloigner Montfort de son diocèse, il n'avoit pas pour cela cessé d'estimer son talent et sa vertu. Celui-ci, dans cette circonstance, ne se crut pas obligé de se justifier, et, renonçant à poursuivre là ses travaux apostoliques, il résolut de ne glorifier Dieu que par son silence et son abjection. Il prit d'autant plus facilement ce parti, que l'occasion lui parut ménagée par la Providence pour exécuter un projet conçu depuis long-temps. C'étoit de faire le pèlerinage à Rome, afin d'y soumettre au successeur de saint Pierre le désir qu'il avoit toujours eu d'aller prêcher l'Evangile aux infidèles, et chercher au milieu d'eux l'occasion de verser son sang pour Jésus-Christ. Tel étoit, du moins, le but principal de ce voyage. Il ne voulut pas l'entreprendre sans avoir auparavant consulté son confesseur, mais une fois assuré de son agrément, il ne différa plus à partir.
 

LIVRE TROISIÈME. Depuis le voyage de Montfort à Rome où il est nommé missionnaire apostolique en 1706, jusqu'au commencement de ses travaux dans le diocèse de La Rochelle en 1711.
 
 
CHAPITRE PREMIER : voyage de Montfort à Rome en 1706.
 
 
Le vénérable missionnaire, au moment de quitter Poitiers et ceux qu'il avoit convertis à Jésus-Christ, ne put se défendre d'une vive douleur en pensant au danger où ils seroient exposés, après son départ, de retourner en arrière. Pour prévenir autant qu'il étoit en lui ce malheur, il leur écrivit une lettre commune que voici presqu'en entier ;
 
« DIEU SEUL !
Chers habitans de Montbernage, Saint Saturnin, Saint-Simplicien, la Résurrection et autres qui avez profité de la mission queJésus-Christ, mon maître, vient de vousfaire : salut en Jésus-Christ et Marie !
Ne pouvant vous parler de vive voix,parce que la sainte obéissance me le défend,je prends la liberté de vous écrire, sur mon n départ, comme un pauvre père à ses enfans,non pas pour vous apprendre des chosesnouvelles, mais pour vous confirmer dansles vérités que je vous ai dites.
 L'amitié chrétienne et paternelle que jevous porte est si forte, que je vous porterai d partout dans mon cœur, à la vie, à la mortet dans l'éternité. Que j'oublie plutôt mamain droite que de vous oublier, en quel- que lieu que je sois, jusqu'au saint autel,que dis-je, jusqu'aux extrémités du monde,jusqu'aux, portes de la mort ! Soyez-enpersuadés. Pourvu que vous soyez fidèles à d pratiquer ce que Jésus-Christ vous a enseigné par ses missionnaires, et moi indigne,malgré le diable, le monde et la chair.
Souvenez-vous donc, mes chers enfans, ma joie, ma gloire et ma couronne, d'aimerardemment Jésus-Christ, de l'aimer par Marie. Faites éclater partout et devant tous, w votre dévotion véritable à la très-sainte Vierge, notre bonne mère, afin d'être partout la bonne odeur de Jésus-Christ; afinde porter constamment votre croix à la suitede ce bon maître, et de gagner la couronneet le royaume qui vous attend. Ne manquezpoint à accomplir et pratiquer fidèlementvos promesses de baptême, et à dire tous lesjours votre chapelet en public ou en particulier, à fréquenter les sacremens, au moinstous les mois.
 Je prie mes chers amis de Montbernage qui ont l'image de ma bonne Mère et moncœur, de continuer et augmenter la ferveurde leurs prières ; de ne point souffrir impunément dans leur faubourg les blasphémateurs, jureurs, chanteurs de vilaines chansons et ivrognes ; je dis impunément, c'est-à- dire que s'ils ne peuvent pas les empêcher,en les reprenant avec zèle et douceur, dumoins qu'ils ne manquent pas d'en faire pénitence, même publique, quand ce ne seroit que de réciter un Ave Maria dans lelieu même, ou de faire amende honorable,un cierge à la main, dans leur chambre ou n à l'église. Voilà ce qu'il faut faire, et Dieuaidant, vous persévérerez dans son service.J'en dis autant aux autres lieux.
Il faut, mes chers enfans, il faut que vousserviez d'exemple à tout Poitiers et aux environs. Qu'aucun ne travaille le jour desfêtes gardées ; qu'aucun n'étale et n'entr'ouvre même sa boutique, et cela contrela pratique de ceux qui volent à Dieu son o jour, et qui se précipitent malheureusementdans la damnation, quelques beaux pré- textes qu'ils apportent, à moins que vousn'ayez une véritable nécessité reconnue parvotre digne curé. Ne travaillez les saints joursen aucune manière, et Dieu, je vous le promets, vous bénira dans le spirituel et mêmele temporel; en sorte que vous ne manquerez pas du nécessaire. Je prie mes chèrespoissonnières de Saint-Simplicien, bouchères, revendeuses et autres, de continuer le bon exemple qu'elles donnent à toute la ville, par la pratique de ce qu'elles ont appris dans la mission.
 Je vous prie tous en général et en particulier, de m'accompagner de vos prièresdans le pèlerinage que je vais faire pourvous et pour plusieurs; je dis pour vous, car j'entreprends ce voyage long et pénible,à la Providence, pour obtenir de Dieu, parl'intercession de la sainte Vierge, la persévérance pour vous ; je dis pour plusieurs,car je porte en mon cœur tous les pauvres pécheurs du Poitou et autres lieux, qui sedamnent malheureusement; leur ame est sichère à mon Dieu, qu'il a donné tout sonsang pour elle, et je ne donnerois rien ! ila fait pour elle de si longs et si péniblesvoyages, et je ne ferois rien ! il a risqué jusqu'à sa propre vie, et je ne risquerois pas lamienne ! Ah ! il n'y a qu'un idolâtre ou unmauvais chrétien qui n'est point touché dela perte de ces trésors infinis, les aines rachetées de Jésus-Christ. Priez donc pour cela, mes chers amis, priez aussi pour moi,afin que ma malice et mon indignité nemettent pas obstacle à ce que Dieu et sasainte Mère veulent faire par mon ministère.Je cherche la divine Providence : aidez-moià la trouver; j'ai de grands ennemis en tête ;tous les mondains, qui estiment et aiment leschoses caduques et périssables, me raillent,me méprisent et me persécutent ; tout l'enfer a comploté ma perte, et fera partout soulever contre moi toutes les puissances.Au milieu de tout cela, je suis très-foibleet la foiblesse même, ignorant et l'ignorance même, et le reste que je n'ose dire.
Il ne faut pas douter qu'étant unique et pauvre, je périrai, à moins que la très- sainte Vierge, les prières des bonnes ames,et en particulier les vôtres, ne me soutiennent, et ne m'obtiennent de Dieu le don dela parole, ou la divine sagesse qui sera leremède à tous mes maux, et l'arme puissante contre tous mes ennemis. Avec Marieil est aisé, je mets ma confiance en elle, n quoique le monde et l'enfer en grondent, etje dis avec saint Bernard : Filioli, hœc meamaxima fiducia est, hœc tota ratio spei meœ. Faites-vous expliquer ces paroles, je ne lesaurois pas osé avancer de moi-même. C'estpar Marie que je cherche et que je trouverai Jésus, que j'écraserai la tête du serpent, et que je vaincrai mes ennemis etmoi-même pour la plus grande gloire de Dieu.
 Adieu, sans adieu ; car si Dieu me con- serve en vie, je repasserai par ici, soit poury demeurer quelque temps soumis à l'obéissance de votre illustre prélat, si zélé pour le salut des ames, et si compatissant à nosinfirmités, soit pour passer dans un autrepays, parce que Dieu étant mon père, j'aiautant de lieux où demeurer, qu'il y en a où il est injustement offensé par les pécheurs.
Tout vôtre.
Louis-Marie de Montfort,
Prêtre et esclave indigne de Jésus en Marie. »
 
Cette lettre écrite, le saint prêtre, après avoir recommandé au frère Mathurin de l’attendre à Poitiers ou aux environs, se mit, le jour même, en route. On étoit alors au commencement du Carême. Ne voulant voyager que sur les fonds de la Providence, il commença par donner aux pauvres quelques sous qui lui restoient. Un jeune Espagnol lui avoit demandé à l'accompagner, il n'y consentit qu'à la condition que lui-même se dépouilleroit du peu qu'il avoit. Pour fy engager, il lui promit de fournira sa dépense. Le voilà donc en route, sans autres provisions que la sainte Bible, son Bréviaire, un crucifix, son chapelet, une image de la sainte Vierge, et son bâton à la main. On peut juger quelle fatigue ce fut de faire un si long voyage à pied, et en jeûnant tous les jours ; mais on se feroit plus difficilement une juste idée de toutes les humiliations dont ce voyage fut accompagné. Souvent rebuté et même maltraité, comme un misérable vagabond, le pieux pèlerin passoit quelquefois des jours entiers sans un morceau de pain, et des nuits sans aucun abri. Il est vrai qu'ordinairement, comme il fa dit lui-même, après un jour mauvais, la Providence veilloit en bonne mère à lui ménager un lendemain qui l'en dédommageoit. La nécessité l'obligea, dans ce voyage, à se départir quel­quefois de la règle qu'il s'étoit faite de ne point prendre l'honoraire de ses messes.
Sa dévotion pour la Mère de Dieu ne pouvoit manquer de l'arrêter quelques jours à Lorette, pour y prier dans la maison où vécut Marie, où le Fils de Dieu daigna lui-même habiter, et qui, depuis le treizième siècle, transportée dans ces lieux par le ministère des anges, et enrichie par la munificence des papes et des rois, attire des pèlerins et des curieux de toutes les parties dû monde. Les souvenirs se pressèrent, sans doute, dans l'ame ardente de Montfort; en entrant dans cette demeure sacrée, il se crut aux jours où le Fils et la Mère l'habitoient; il lui semblables voir, les entendre. Combien la piété qui l'accompagnoit toujours à l'autel ne dut-elle pas s'enflammer à ces pensées, chaque fois qu'il y dit la messe ! Un habitant de Lorette en fut si édifié, qu'il le conjura de vouloir bien prendre chez lui son logement et sa nourriture, tout le temps qu'il resteroit dans cette ville. Le saint voyageur accepta l'offre, et séjourna quinze jours environ dans ce lieu si riche de souvenirs et de grâces.
Montfort continuoit sa route avec un nouveau courage, quand tout à coup lui apparoit, à l'horizon, le dôme de l'église Saint-Pierre. Il se jette à genoux, et se prosterne contre terre ; des larmes coulent de ses yeux; il reste un instant abîmé dans un sentiment profond de respect et d'amour. Puis il se relève, ôte ses souliers, et fait, pieds nus, les deux lieues qui le séparent encore de Rome. Il se rappelle comment Pierre autrefois entra, lui aussi, un bâton à la main, dans cette capitale du monde, sans amis, sans cortège, sans autre richesse que la pauvreté d'un Dieu crucifié. Il pense au miracle toujours subsistant qui a placé une croix sur le Capitale, et fait du trône des Césars le siège d'un pauvre pêcheur. Tout plein de ces pensées, il arrive à Rome. La curiosité ne l'y avoit point conduit : il ne fit rien pour la satisfaire. Aussi, à son retour, quelqu'un lui ayant demandé ce qu'il avoit vu dans cette patrie des beaux-arts, il lui répondit ingénument : Rien.
Il ne songea qu'à remplir la fin principale de son voyage ; et, quand il crut s'y être assez préparé par la visite des lieux saints et les autres dévotions que sa piété put lui suggérer, il fit demander une audience au souverain Pontife, qui étoit alors Clément XI. Cette audience lui fut accordée le 6 juin. Lui-même a dit depuis, qu'à la vue du successeur de saint Pierre, il avoit été saisi d'un sentiment extraordinaire de respect, comme s'il eût vu Jésus-Christ même dans la personne de son vicaire. Il n'éprouva pourtant aucun trouble, et, après avoir baisé les pieds de Sa Sainteté, il lui lut avec assurance un petit discours latin. Le vénérable Pontife l'écouta avec une bonté digne du père commun des fidèles, et lui dit qu'il pouvoit parler français, que lui-même l'entendoit assez pour pouvoir lui répondre. Montfort lui exposa le désir qu'il avoit depuis long-temps de porter l'Evangile chez les peuples infidèles, dans l'es­poir d'y répandre son sang pour la foi; puis il ajouta qu'il venoit apprendre la volonté de Dieu de la bouche même de son vicaire, disposé qu'il étoit à travailler en quelqu'endroit du inonde qu'il lui plût l'envoyer.Monsieur, lui répondit le Pontife, en étendant la main vers la France, vous avez dansvotre patrie un champ digne de votre zèle.Lui désignant ensuite, plus en détail, et le but et les moyens de sa mission, il lui enjoignit de combattre les erreurs du jansénisme, que lui-même avoit condamnées; de bien enseigner la doctrine chrétienne aux enfans et au peuple, et de s'attacher à faire refleurir l'esprit du Christianisme, par le renouvellement des promesses du baptême. Puis il lui conféra le titre de missionnaire apostolique, lui recommandant d'en user toujours avec une soumission parfaite aux évêques qui l'appelleroient dans leurs diocèses. Il lui accorda de plus le privilège de faire différentes bénédictions, et attacha au crucifix que lui présenta le pieux pèlerin, une indulgence plénière pour tous ceux qui, vraiment contrits, le baiseroient à l'heure de la mort, en prononçant les saints noms de Jésus et de Marie. Les paroles du souverain Pontife firent sur le cœur de cet homme de foi, la même impression que s'il les eût entendues de la propre bouche du Sauveur du monde, et elles y demeurèrent toujours gravées. Pleinement assuré par elles de la volonté du Seigneur, il ne songea plus qu'à la remplir, et toute la suite de sa vie fera voir combien il s'en acquitta parfaitement.
Montfort ne tarda pas à quitter Rome pour revenir en France. Il trouva sa route semée des mêmes humiliations, des mêmes rebuts que la première fois. Au reste, pour rendre ce retour extrêmement pénible, il eût suffi des chaleurs excessives de juillet et d'août, sous le ciel de l'Italie. Ses pieds furent bientôt écorchés, et il lui fallut quitter ses chaussures. Son chapeau sous le bras, ses souliers dans une main, dans l'autre son chapelet et son bâton surmonté du crucifix indulgencié par le Pape, ainsi marchoit le saint voyageur. Enfin il arriva le 25 août, fête de saint Louis, son patron, au prieuré de Ligugé près Poitiers, où le frère Mathurin l'attendoit. Il n'en fut reconnu qu'avec quelque peine, tant il étoit brûlé par le soleil, et affoibli par la fatigue.
 
CHAPITRE DEUXIEME : depuis le voyagede Montfort a Rome, jusqu'à son retour dans son diocèse en 1706.
 
Montfort étoit rentré en France pour exercer le saint ministère partout où l'appelleroient les évêques, conformément à sa mission apostolique. Ne pouvant continuer ses travaux dans le diocèse de Poitiers, quel parti devoit-il prendre, sinon de retourner dans son propre diocèse? C'est aussi ce qu'il fit au bout de huit jours qu'il passa dans la retraite, chez un ecclésiastique de ses amis, pour se remettre de ce qu'il appeloit la dissipation de son voyage. Il s'en falloit bien qu'un si court repos eût réparé ses forces ; cependant au lieu de se rendre directement dans sa famille, il voulut faire deux nouveaux pèlerinages, afin d'attirer sur ses travaux apostoliques la protection de la Mère de Dieu et de l'Archange saint Michel. Son premier pèlerinage fut à Notre-Dame-des-Ardilliers, à Saumur. On peut juger de la ferveur avec laquelle il s'en acquitta, par ce qu'on lui a vu faire dans un semblable voyage à Notre-Dame-de-Chartres, pendant qu'il étoit au séminaire Saint-Sulpice. Une circonstance particulière de celui de Saumur, fut le service qu'il y rendit aux Filles de la Providence, dans la personne de leur fondatrice, sœur Jeanne de La Noue, morte en odeur de sainteté, en 1736. Cette humble servante du Seigneur étoit conduite par une voie extraordinaire, et se livrait à des austérités que plusieurs trouvoient excessives. Ses Filles avoient là-dessus bien des peines; elle-même craignoit d'être dans l'illusion. Dès qu'on sut Montfort à Saumur, de part et d'autre on s'empressa de le consulter. L'homme de Dieu parut d'abord indécis; mais un jour, après avoir dit la messe, pour demander à Dieu ses lumières, il confirma, du ton le plus assuré, la sœur Jeanne de La Noue dans les résolutions qu'elle avoit prises : Continuez, lui dit-il, comme vous avez commencé ; c'est l'esprit de Dieu qui vous conduit, et qui vous inspire les austérités quevous pratiquez. Tenez pour assuré que c'est là votre vocation , et l'état où Dieu vousveut.Ce conseil fut reçu comme un oracle, et l'événement a fait voir qu'il venoit du ciel.
Le terme du second pèlerinage de Montfort fut le Mont-Saint-Michel, aujourd'hui prison d'état, mais alors abbaye célèbre et pieux rendez-vous où, de toutes parts, on alloit invoquer le glorieux chef de la milice céleste : autrefois il y étoit apparu, et le nom de la montagne atteste encore le miracle. Le saint missionnaire avoit toujours été très-dévot aux saints Anges; mais depuis que le chef de l'Eglise lui avoit assigné la France pour théâtre de ses travaux, il s'étoit fait un devoir d'une dévotion particulière envers saint Michel, honoré de tous temps comme le protecteur de ce royaume. Lui-même d'ailleurs se croyoit tout spécialement protégé par cet archange puissant. Il en fit une fois la confidence à la sœur Marie-Louise de Jésus; et dans une autre circonstance où plusieurs jeunes gens le menaçoient, il leur dit que le grand saint Michel étoit son défenseur ; qu'il n'a voit rien à craindre d'eux. Tous ces motifs étoient assez puissans pour le conduire en un lieu où ce glorieux archange étoit si particulièrement honoré. Il y arriva le 28 septembre, veille de sa fête. Dès ce premier soir il donna une preuve éclatante de la confiance qu'il avoit en sa protection. Dans la maison même où il logeoit, des hommes échauffés par le vin, proféroient des juremens et des blasphèmes horribles. Le saint prêtre les entend; aussitôt il se lève, et, sans rien craindre de leur brutale colère, il court au milieu d'eux, et leur reproche leur impiété, en des termes si énergiques, qu'il les force à se retirer sans oser lui répondre.Lui-même, dit le frèreMathurin, il se retira à l'écart, et fut expiersur son corps, par quelque pénitence,les péchés de ces misérables.
Pour se rendre du mont Saint-Michel à Montfort, lieu de sa naissance, le saint missionnaire prit la route de Rennes, dans le dessein, sans doute, d'y voir cet oncle prêtre, dont il a déjà été parlé. Il paroit avoir ignoré que son père et sa mère fussent alors dans cette ville. A son arrivée, son goût pour l'indigence et l'obscurité, lui fit choisir son logement chez une pauvre femme qui ne recevoit chez elle que les plus nécessiteux, et leur fournissoit, au prix le plus modique, ce qui fait dans ce pays la nourriture des pauvres gens, de la galette et du lait. Ses premières visites furent pour les pauvres de l'hôpital. Il y avoit déjà deux jours qu'il étoit à Rennes, sans avoir encore vu son oncle, quand celui-ci, averti de son arrivée, alla le trouver. Les marques d'amitié qu'il lui donna furent accompagnées de quelques reproches. Après lui avoir appris que son père et sa mère étaient dans la ville, il le blâma de ne s'en être pas informé, et lui dit qu'il s'étonnoit de cette conduite à l'égard de parens dont il étoit chéri; elle lui paroissoit contraire au respect dont la nature et la religion lui faisoient une loi. Il ajouta qu'il étoit déshonorant pour sa famille qu'il demeurât sous ses yeux dans un réduit où, selon toute apparence, il manquoit des choses les plus nécessaires. Le serviteur de Dieu, qui n'avoit coutume de répondre que par son silence aux reproches qu'on lui faisoit, crut devoir à ses parens de se disculper en cette occasion. Il n'avoit garde, répondit-il à son oncle, d'oublier ce qu'il devoit à ses parens. Son cœur étoit pénétré pour eux des sentimens les plus respectueux et les plus tendres, et le Seigneur étoit témoin des prières qu'il lui adressoit tous les jours pour eux. Il croyoit par là leur marquer son amour bien plus solidement que par des visites qui leur seroient inutiles, et qui l'empêcheroient lui-même de s'employer tout entier aux affaires de son Père céleste. Quant à son genre de vie, il ne croyoit pas nécessaire de le justifier : il l'était assez par l'exemple de son divin Maître. L'oncle admira dans son neveu des sentimens si fort au-dessus de la nature. Celui-ci, au reste, sans qu'il fût besoin d'insister, partit sur-le-champ pour aller voir ses parens. Il consentit même à prendre chez son père un repas, où toute la famille se trouva rassemblée. Ce fut une véritable image des agapes des premiers chrétiens. Le missionnaire, en entrant dans la chambre, se mit à genoux, et récita, selon sa coutume, la prière : Visita, quœsumus, etc. Lorsque la table fut servie, il commença par faire la portion des pauvres de ce qui s'y trouvoit de meilleur. Pendant tout le repas, il ne parla que de Dieu, et il le fit d'une manière aussi aisée que touchante. On essaya de le retenir à la maison; mais toutes les instances furent inutiles, et il ne voulut point changer le pauvre logement qu'il avoit pris à son arrivée.
Pour achever de faire connoître les senti­mens de Montfort à l'égard de sa famille, nous citerons ici la lettre qu'il écrivoit de Poitiers à sa mère, le 18 août 1704. On y verra comment l'esprit d'un détachement vraiment chrétien, loin d'éteindre en un cœur l'amour de ses parens, ne fait que l'épurer, et le rendre plus réellement utile.« Préparez-vous à lamort qui vous talonne par beaucoup detribulations. Souffrez-les chrétiennementcomme vous faites. Il faut souffrir et portersa croix tous les jours : il est nécessaire. Ilvous est infiniment avantageux d'être appauvrie jusqu'à l'hôpital, si c'est la volonté denotre grand Dieu; d'être méprisée jusqu'à s être délaissée de tout le monde, et de mourir en vivant. Quoique je ne vous écrivepas, je ne vous oublie pas dans mes prièreset sacrifices ; je vous aime et honore d'autant plus parfaitement, que ni la chairni le sang n'y ont plus de part. Ne m'embarrassez point de mes frères et sœurs ; j'aifait pour eux ce que Dieu a demandé demoi par charité ; je n'ai, pour le présent,aucun bien temporel à leur faire, étant pluspauvre que tous ; je les remets, avec toute lafamille, entre les mains de celui qui l'a créée.Qu'on me regarde comme un mort, je le répète afin qu'on s'en souvienne ; qu'on meregarde comme un homme mort, je ne prétends rien voir ni toucher de la familledont Jésus-Christ m'a fait naître. Je renonce à tout, hormis mon titre, parce quel'Eglise me le défend ; mes biens, ma patrie, mon père et ma mère sont là-haut, jene reconnois plus personne selon la chair.Il est vrai que je vous ai, et à mon père, de grandes obligations pour m'avoir mis au monde, pour m'avoir nourri, et élevé dansla crainte de Dieu, et rendu une infinité debons services; c'est de quoi je vous rendsmille actions de grâces, et c'est pourquoi je prie tous les jours pour votre salut, et je le ferai pendant votre vie et après votre mort ; mais de faire autre chose pour vous,rien et moi, c'est la même chose dans monancienne famille. Dans la nouvelle familledont je suis, j'ai épousé la sagesse et la croix où sont tous mes trésors temporels et éternels de la terre et des cieux ; mais si grands,que si on les connoissoit, Montfort feroitenvie aux riches et plus puissans rois de laterre. Personne ne connoît les secrets dont je parle, ou du moins très-peu de personnes : vous les connoîtrez dans l'éternité, sivous avez le bonheur d'être sauvée, carpeut-être ne le serez-vous pas ; tremblez et aimez davantage. Je prie mon père, de lapart de mon père céleste, de ne point toucher la poix, car il en sera gâté; de ne pointmanger de la terre, car il en sera suffoqué ; de ne point avaler de fumée, car il en sera h étouffé. Je salue votre ange gardien,
et suistout à vous en Jésus et Marie,
Montfort,
Prêtre et esclave indigne de Jésus vivant en Marie. »
 
Durant son séjour à Rennes, qui ne fut guère que de quinze jours, Montfort prêcha dans plusieurs églises, et toujours avec le plus grand succès. Ce qu'il fît chez les religieuses du Calvaire mérite d'être rapporté. On s'attendoit à l'y voir prêcher, et grand nombre de personnes étoient accourues pour l'entendre. Le saint prêtre, en arrivant à l'église, voit ce nombreux auditoire, entre dans la sacristie, s'y recueille un moment, puis, en sortant presque aussitôt, et s'adressant à tout le peuple :Vous êtes venus en foule pour n m'entendre, leur dit-il; vous pensez peut-être, mes très-chers frères et très-chèressœurs, entendre un grand prédicateur, un homme extraordinaire : je ne prêcheraipoint ; je vais seulement faire mon oraison, comme je pourrois la faire, si j'étois seuldans ma chambre.On plaça un fauteuil pour lui dans la nef ; il se mit à genoux, et répandant alors son cœur en présence du Seigneur, il dit sur les souffrances, des choses si belles et si touchantes, que tous les assistans se sentirent vivement embrasés de l'amour de Jésus crucifié. Son oraison finie, il récita tout haut le chapelet, puis se rendant à la porte de l'église, le bonnet carré à la main, il y fit une quête pour le rétablissement de l'église paroissiale de Saint-Sauveur.
Montfort prêcha aussi dans l'un et l'autre séminaire, et les directeurs furent si satisfaits de ses discours, qu'ils le pressèrent de rester avec eux, pour faire ensemble des missions à la campagne. Mais n'ayant plus d'engagement dans aucun diocèse, il ne croyoit pouvoir mieux faire que d'aller se mettre à la disposition de son évêque naturel, laissant à la Providence de le diriger ensuite à son gré. Il quitta donc Rennes pour se rendre à Montfort, lieu de sa naissance. Il y arriva vers la fête de la Toussaint, mais en inconnu, voulant tout devoir à la charité, et rien à la considération qu'on auroit pu avoir pour sa personne. Il évita même d'entrer dans la ville, et s'arrêta dans un petit village distant d'un quart de lieue. Son projet étoit d'y loger chez une pauvre femme qui avoit été sa nourrice. Il envoya le frère Mathurin la prier de donner, par charité, le couvert à un pauvre prêtre et à son compagnon. Cette proposition ne fut pas du goût de la bonne femme. Montfort se présenta lui-même à deux ou trois maisons, et demanda, pour l'amour de Notre-Seigneur, un peu de paille pour lui et son compagnon. Partout il n'éprouva que des rebuts. Enfin, il s'informa quel étoit le plus pauvre du village ; on lui indiqua la cabane d'un vieillard nommé Pierre Belin, et il s'y présenta, a Vous êtes les bienvenus, répondit aussitôt le bon homme avec joie, je n'aiqu'un peu de pain et de l'eau à vous donner, et un peu de paille pour vous coucher;si j'avois mieux, je vous l'offrirois de grand cœur; mais enfin je partagerai volontiersavec vous le peu que j'ai.Jamais offre ne fut faite de meilleur cœur, ni reçue avec plus de satisfaction. Le serviteur de Dieu étoit au comble de sa joie de se voir dans un réduit qui lui représentoit si bien l'étable de Bethléem. Cependant le vieillard le fixoit attenti­vement ; à la fin il reconnut dans son nouvel hôte le fils de M. Grignon de la Bacheleraie Le lendemain, la nouvelle en fut bientôt répandue dans tout le village ; chacun alors s'empressa de venir au secours du saint prêtre. On lui apporta, entre autres choses, une couverture, un matelas, des draps et un oreiller ; mais au lieu de s'en servir, ils les donna à un pauvre du voisinage, disant que ces commodités ne convenoient pas à un misérable comme lui, mais aux véritables pauvres de Jésus-Christ. Ceux qui l'avoient rebuté lui en témoignèrent leur peine. Sa pauvre nourrice surtout en fut inconsolable : elle se jeta à ses pieds, répandit un torrent de larmes, lui demanda mille pardons, et le conjura de ne pas refuser de venir chez elle prendre, au moins, un repas ; il y consentit, et comme cette femme, pleine de joie, se donnoit beaucoup de mouvement pour lui : « Andrée , Andrée,lui dit-il moins par reproche que pouréclairer sa charité, Andrée, vous avez bien d soin de moi ; mais vous n'êtes pas charitable. Oubliez Montfort, il n'est rien. Pensezà Jésus-Christ, il est tout; et c'est lui qu'ilfaut toujours considérer dans les pauvres. »
 
CHAPITRE TROISIEME : depuis le retour de Montfort dans son diocèse en 1706, jusqu'a sa retraite dans sa solitude de saint-Lazare en 1707.
 
 
Montfort ne pouvoit rester oisif. Plusieurs prêtres de son diocèse commeneoient alors une mission dans la ville de Dinan, il leur offrit ses services, et ils furent acceptés. L'estime qu'il avoit toujours eue pour la fonction de catéchiste, s'étoit encore accrue depuis que le souverain Pontife la lui avoit spécialement recommandée ; il s'en chargea, par préférence, à la mission de Dinan. Il ne pouvoit travailler nulle part, sans y parler de Marie, sans y laisser quelque monument de sa dévotion pour elle. Là ce fut un grand et beau tableau de la mère de Dieu, devant lequel on devoit se rassembler pour la récitation du rosaire, et tenir un cierge continuellement allumé. Mais un établissement plus important, et qui subsiste encore à Dinan, est l'hôpital auquel sa charité donna naissance. Un soir, ayant trouvé un pauvre si couvert d'ulcères que personne n'osoit l'approcher, il le prit sur ses épaules, et le porta à la maison des missionnaires. La porte étoit fermée : il crie de ouvrir à Jésus-Christ, puis il va droit à sa chambre, couche le malade dans son lit, et passe lui-même la nuit en prières. Beaucoup d'autres pauvres éprouvèrent les effets de sa charité, et c'étoit une espèce de prodige qu'avec les seuls secours de la Providence, il pût en soulager un si grand nombre. Ses exemples et ses paroles communiquèrent son esprit à plusieurs personnes de piété, mais nulle n'entra dans ses vues à l'égal du comte et de la comtesse de la Garaye, qui le possédèrent quelque temps chez eux. Après avoir fait de leur château un hôpital, et l'avoir doté suffisamment, ils y servirent eux-mêmes les pauvres, pendant plus de trente années.
La mission de Dinan finie, le saint prêtre obtint les pouvoirs nécessaires, pour en faire une autre aux soldats qui étoient en garnison dans la ville : le succès en fut complet. Il sut bientôt gagner leur affection par les prévenances de sa charité, et toucher leurs cœurs par la force de ses discours. On les voyoit fondre en larmes à ses sermons, et courir ensuite en foule au tribunal de la pénitence. De Dinan, Montfort alla donner une mission à Saint-Suliac, puis une retraite à Bécherel. Il se disposoit à poursuivre ainsi ses travaux dans son diocèse, lorsque M. Leuduger, supérieur des missionnaires de Saint-Brieuc, l'invita à venir partager les leurs. Il se rendit à sa demande avec l'agrément de son évêque, vers la fin de février 1707, et travailla jusqu'à la mi-septembre, dans les paroisses de Baulon, Le Verger, Merdrignac, du diocèse de Saint-Malo; Plumieux et autres, de celui de Saint-Brieuc. Mais ce fut surtout à la Chèze, Saint-Brieuc et Moncontour que son zèle s'exerça d'une manière plus remarquable.
Il y avoit à la Chèze une grande chapelle, dédiée à la très-sainte Vierge, sous le nom de Notre-Dame-de-Pitié. Totalement abandonnée, depuis plusieurs siècles, elle n'avoit pas même de toiture, et l'intérieur étoit rempli de ronces et d'orties. Le grand apôtre de Bretagne, saint Vincent Ferrier, dans le cours de ses missions, l'avoit vue en cet état, et prêchant un jour au peuple, après avoir exprimé le désir qu'il auroit eu de la restaurer, il avoit assuré que cette grande entreprise étoit réservée, par le Ciel, à un homme que le Tout-Puissant feroit naître dans les temps reculés, homme qui viendroit en inconnu, homme qui seroit beaucoup contrarié et bafoué; homme cependant, qui, avec le secours de la grâce, viendroit à bout de cette sainte entreprise. Que Montfort eût ou non, dès le principe, connoissance de cette prophétie, son zèle pour la maison de Dieu, et sa dévotion pour Marie ne lui permettoient pas de voir ces ruines d'un œil indifférent. Il entreprit de les relever, et il y réussit merveilleusement. Après avoir solidement restauré les murs, refait la toiture, le pavé, les portes et les vitraux, il s'occupa de décorer l'intérieur. Il fit placer un grand autel à la romaine, entouré de huit statues de grandeur naturelle, et d'une très-riche balustrade. Sur l'autel étoit une belle croix entourée de rayons dorés, et au pied de cette croix, devoit être une statue de Notre-Dame-de-Pitié. Tous ces travaux demandoient et des ouvriers de tout genre, et des frais considérables. Il se chargea de tout, fit tous les marchés, et contenta tout le monde. L'argent lui venoit à point nommé, lorsqu'il en avoit besoin. Le travail fut poussé avec tant d'activité, que tout étoit prêt, quand finit la mission de Plumieux, qui avoit suivi celle de la Chèze. Montfort voulut consacrer, par la plus solennelle cérémonie, la mémoire de cette restauration. Durant neuf jours consécutifs, il prépara les esprits à la fête, en faisant allumer chaque soir, un grand feu de joie. Le neuvième jour il fit porter, avec tout l'appareil possible, la statue de Notre-Dame-de-Pitié, au lieu qui lui étoit destiné dans la chapelle. Cette procession se fit avec un ordre admirable. On y marchoit cinq de front, le chapelet à la main. Le silence n'étoit interrompu de temps en temps que par le chant joyeux des cantiques. Au milieu d'une foule immense, pas le moindre désordre dans les rangs, partout le recueillement et la modestie. Il sembloit, dit une relation, que des anges fussent venus du ciel pour y mettre un si bel ordre. Depuis lors cette chapelle, qui est actuellement l'église paroissiale, devint l'objet de la dévotion des peuples. On y venoit prier de toutes parts, et les pèlerins faisoient à genoux le tour de l'autel, une croix entre les bras ou sur l'épaule, selon l'usage qu'en avoit établi le saint missionnaire. Cette pratique subsiste encore. C'est de lui que venoit aussi l'usage, qui s'est conservé en partie, d'y réciter chaque jour un chapelet le matin, un autre à midi et le troisième au soir, en méditant les quinze mystères du rosaire. Peut-être est-ce à cette époque et dans cette intention qu'il composa les prières destinées à rappeler et honorer ces mystères, et que l'on trouve imprimées dans la solide Dévotion, et autres livres répandus partout. L'autel de la chapelle de la Chèze et la croix aux rayons dorés n'existent plus ; mais la statue de Notre-Dame-de-Pitié se conserve avec vénération au milieu de l'autel principal, et le souvenir de Montfort s'y rattache toujours dans la pieuse mémoire des peuples. On garde du respect même pour une petite chambre qu'il a, dit-on, habitée au château de la Grange, près la Chèze, et où l'on voit encore une pierre que l'on appelle l’oreiller du P. Montfort. Des étrangers viennent la visiter, et l'on en a vu emporter par piété des morceaux de la boiserie de la cheminée.
Au nombre des biens que fit le saint prêtre dans la paroisse de la Chèze, il faut mettre la suppression d'une foire qu'on y tenoit jusque-là le jour de l'Ascension. Son zèle trouva des contradicteurs ; mais Dieu sembla se charger de leur imposer silence. Un homme entre autres, qui s'étoit obstiné à vendre une vache le jour de la fête, en perdit tout le prix ce jour-là même. De son côté, l'acheteur vit, en peu de jours, périr cet animal avec plusieurs autres. Lui-même tomba perclus de tous ses membres, et ne guérit qu'après avoir demandé pardon au missionnaire. Le percepteur de l'octroi, pour avoir mal parlé de cette réforme, éprouva un sort semblable, et ne trouva sa guérison que dans le même remède. Beaucoup de faits moins tristes, sans être moins merveilleux, signalèrent, dans le même temps, le puissant crédit de Montfort auprès de Dieu. Plus d'une fois il multiplia des pains pour en nourrir ses chers pauvres. Grand nombre de personnes furent guéries, et entre autres, une fille de madame de Villethébault, depuis longtemps sujette à l'épilepsie. Il l'assura qu'elle n'éprouveroit plus aucun accident de ce genre, et l'événement confirma la prédiction.
De la Chèze, Montfort, toujours guidé par l'obéissance, se rendit à Saint-Brieuc, pour y donner la retraite chez les Filles de la Croix. Il fit là ce qu'il avoit fait ailleurs. Il se présenta à la porte de la communauté, comme un pauvre mendiant, et la portière, qui ne le connoissoit point, lui refusa même un morceau de pain. Ayant ensuite été reconnu et introduit dans la maison, et trouvant une table très-bien servie, qui l'attendoit, il en prit occasion de donner une leçon aux Sœurs : « Vous refusez, leur dit-il, un morceau depain, qu'on vous demande au nom de Jésus- Christ, et vous préparez un repas à un misérable pécheur. C'est manquer tout ensemble et de foi et de charité. »Tel fut le début de l'homme apostolique. S'il étoit propre à humilier un peu ces bonnes religieuses, et à les indisposer contre le prédicateur, bientôt ils se connurent mieux, et s'accordèrent une estime sans réserve.
Pendant près de trois mois qu'on retint le missionnaire à Saint-Brieuc, il se donna une peine incroyable dans l'exercice du saint ministère, et pour pourvoir au soulagement des pauvres. On ne comprenoit pas comment il pouvoit suffire à tout, et cependant il savoit trouver encore du temps pour l'oraison. Il est vrai qu'il le prenoit sur la nuit, et souvent on le trouvoit, dans des lieux écartés, quelquefois sur des fumiers, tout absorbé dans une contemplation profonde. Le jour arrivoit trop tôt, au gré de ce nouvel Antoine, et une fois qu'on le pressoit d'abréger son oraison pour entendre les confessions de quelques personnes qui l'attendoient : « Laissez-moi, dit-il ;comment serois-je bon pour les autres, si je ne le suis pas pour moi-même ? »Parole digne d'être gravée sur le prie-dieu de tous ceux qui s'appliquent au saint ministère ! La pénitence la plus rigoureuse s'unissoit à l'oraison pour attirer les bénédictions du ciel sur ses travaux. Est-il étonnant, après cela, qu'ils produisissent tant de fruits dans les ames? Nous n'en citerons qu'un exemple : Deux jeunes demoiselles avoient une telle aversion pour l'état religieux, qu'elles ne vouloient pas même visiter celles de leurs amies qui l'avoient embrassé, de peur qu'en les voyant, il ne leur prît envie de les imiter. Un jour qu'elles étoient allées entendre Montfort, celui-ci, sans les connoître en aucune façon, les recommanda aux prières de l'assemblée, en assurant qu'elles seroient la conquête de Jésus et de Marie. Bientôt, en effet, toutes les deux entrèrent au couvent des Ursulines, et y firent profession. Les conversations particulières de l'homme de Dieu n'étoient guère moins efficaces que ses sermons. Vingt ans après, les filles de la Croix attestèrent, dans un écrit authentique, qu'elles conservoient encore un précieux souvenir des avis qu'elles en avoient reçus. D'autres communautés religieuses de Saint-Brieuc, et particulièrement celle des Ursulines, qu'il appeloit une maison très-agréable à Jésus et à Marie, profitèrent également des instructions du saint prêtre. C'est lui qui encouragea l'établissement de ces dernières à Quintin, en leur annonçant qu'elles y trouveroient bien des contradictions, comme la suite le leur prouva.
Enfin, il put aller rejoindre les autres missionnaires, pour commencer avec eux la mission de Moncontour. Il y arriva un dimanche, et trouva sur la place publique grand nombre de personnes qui dansoient au son des instrumens. Son zèle pour la sanctification du jour du Seigneur s'enflamme à la vue de ce désordre. Il perce la foule, arrache aux joueurs leurs instrumens, et tombant à genoux au milieu de la danse : « Que tous ceux qui sont duparti de Dieu, s'écrie-t-il, fassent comme moi;qu'ils se prosternent pour réparer l'outragequ'on fait à sa divine majesté ! »Tous, à l'instant, frappés d'une crainte religieuse, se précipitent à genoux, et demandent miséricorde. De ce pas il va trouver le maire, et engage à profiter de cette disposition des esprits pour prendre les mesures propres à faire cesser le désordre. Une semblable conduite ne sauroit être proposée pour modèle ; mais comment la condamner, quand on voit ainsi réformé, dans un instant, un abus contre lequel avoient échoué, depuis longues années, tous les efforts des gens de bien? Une sainteté extraordinaire est toute puissante, et Dieu se plaisoit à prouver, par le succès des démarches les plus étranges du zélé missionnaire, qu'il en étoit lui-même le principe.
Ces mêmes réflexions s'appliquent à ce que fit, quelques jours après, le serviteur de Dieu dans l'église de l'hôpital. A l'issue de sa messe, ayant montré aux assistans son crucifix indulgencié par le pape, il annonça que tous alloient être admis à le baiser, à l'exception des personnes dont la parure seressentoit trop de la vanité du siècle. On fut bien surpris de lui voir refuser cette faveur même aux gouvernantes de l'hôpital, quoiqu'elles fussent vêtues avec toute la modestie possible ; mais il donna pour raison qu'elles élevoient de jeunes demoiselles, confiées à leurs soins, dans le goût des vaines parures du monde. Quelques ecclésiastiques fort mal disposés en sa faveur se trouvoient dans l'église; ils s'approchèrent pour s'assurer du fait, et s'en amuser; mais à peine eurent-ils entendu quelques-unes des paroles de feu dont le saint prêtre accompagnoit cette cérémonie, que, merveilleusement changés, ils ne purent eux-mêmes retenir leurs larmes.
Une autre action beaucoup moins extraordinaire que fit Montfort dans cette même mission, eut pour lui des suites bien plus pénibles. M. Leuduger avoit donné un sermon très-pathétique sur la dévotion aux ames du purgatoire. Tout l'auditoire étoit ému. Montfort crut l'occasion favorable pour procurer aux fidèles trépassés un grand nombre de messes, et sans plus d'examen, il se mit à faire une quête à cette intention. Parmi les missionnaires, quelques-uns ne voyoient pas sans peine un étranger les éclipser par ses talens et ses succès. Ils se montrèrent très-choqués de cette infraction à la règle qu'ils s'étoient faite de ne rien demander; et sans tenir compte de la bonne foi de leur confrère, ils le jugèrent si sévèrement, que M. Leuduger crut devoir le remercier de ses services. Quelques années après, ce digne supérieur voulant se retirer, écrivit à Monfort pour le prier de venir prendre, à sa place, la direction des missions, mais le serviteur de Dieu avoit alors d'autres engagemens.
 
CHAPITRE QUATRIEME : depuis la retraite de Montfort dans sa solitude de Saint-Lazare en 1707, jusqu'a sa sortie définitive de son diocèse en 1708.
 
Montfort n'ayant plus à travailler avec les missionnaires de Saint-Brieuc, rentra dans son diocèse, vers la mi-septembre 1707, et se retira pour attendre les ordres du Seigneur, dans sa solitude de Saint-Lazare. C'étoit une petite demeure qu'il s'étoit procurée dans un prieuré de ce nom, à une demi-lieue de la ville de Montfort. La maison n'étoit point alors habitée, et il avoit obtenu de s'y loger avec le frère Mathurin, et un autre frère nommé Jean, qui s'étoit joint à eux. En entrant dans cet ermitage, il avoit trouvé en ruines la chapelle qui en dépendoit, et il l'avoit restaurée. Rien ne manquoit à la décoration de l'autel; il étoit surmonté d'un Saint-Esprit et d'un nom de Jésus. Plus bas étoit placée, sous le nom de Notre-Dame de la Sagesse, une statue de la sainte Vierge, la même, selon toute apparence, que l'on conserve aujourd'hui dans l'hospice de la ville de Montfort. Elle avoit sous ses pieds un croissant d'où jaillissoient des rayons or et argent. Cette pieuse chapelle fut long-temps fréquentée. Dans le milieu étoit un prie-dieu auquel tenoit, par une chaîne de fer, un rosaire dont les grains, de la grosseur d'un pouce, étoient de bois étranger. Quelques débris s'en sont conservés jusqu'à nos jours. Les pèlerins s'en servoient par respect pour l'homme de Dieu, qui en avoit fait usage lui-même.
Il renouvela, dans ce lieu, le vœu qu'il avoit déjà fait de ne plus vivre que d'aumônes; et bientôt il eut occasion de montrer avec quelle rigueur il entendoit l'observer. Sachant qu'il devoit faire une mission dans le lieu de sa naissance, ses parens se proposèrent de pourvoir à sa subsistance et à celle des ouvriers qu'il associeroit à son travail; mais le missionnaire, qui vouloit tout devoir à la Providence, les remercia de leur bonne volonté, et ne voulut rien accepter d'eux, ni pour lui, ni pour ses coopérateurs. Sa confiance ne fut point trompée. Les secours qu'il recevoit chaque jour étoient si abondans, que du surplus il trou voit moyen de nourrir une multitude de pauvres. Notre-Seigneur voulut, en faveur d'un serviteur si dégagé des pensées de la nature, faire, en cette rencontre, une exception à la règle générale, que personne n'est prophète dans sa patrie. Cette mission ne fut pas moins fructueuse que toutes les autres. C'étoit assez d'un mot de sa bouche pour opérer des miracles de conversion ; quelquefois même il n'avoit pas besoin de parler.
Un très-digne religieux, témoin du fait, rapporte qu'un jour étant monté en chaire, dans l'église Saint-Jean, Montfort tira, tout d'un coup, un assez grand crucifix qu'il portoit toujours avec lui, le plaça en spectacle sur la chaire, et sans rien dire, descendit à l'instant, voulant faire entendre à ses auditeurs, que c'étoit Jésus crucifié qui les prêchoit, et qu'ils eussent à l'écouter. Puis, afin de rendre plus efficace encore la voix de ce divin prédicateur, il prit un autre crucifix et le présentant aux fidèles : Voilà votre Sauveur, leur dit-il, n'êtes-vous pas bien fâchés de l'avoir offensé? Chose étonnante! tous les cœurs furent soudain pénétrés de componction, et les yeux des assistans parlèrent pour eux, par des torrens de larmes. Chacun attendoit, avec une pieuse impatience, l'approche du missionnaire, qui parcourut ainsi foute l'église, présentant à genoux, à chacun des assistans, son crucifix a adorer et à baiser. Cette prédication muette tira plus de larmes des yeux, et plus de gémissemens du cœur, elle produisit plus de conversions que le plus beau sermon n'auroit pu faire. C'est ainsi que Dieu se plaît à confondre la fausse sagesse du monde, par l'apparente folie de la croix. C'est ainsi qu'il attache les plus grandes grâces à des traits d'une dévotion simple et animée, et qu'il se plaît à rendre ses saints puissans en œuvres comme en paroles.
Montfort avoit dessein de couronner cette mission par l'érection d'un calvaire qui, en rappelant au souvenir de ses compatriotes les grâces qu'ils avoient reçues, servît à graver de plus en plus dans leurs cœurs, l'amour d'un Dieu crucifié. Tous étoient entrés dans ses pieux projets, et chacun d'eux se faisoit un bonheur d'y contribuer selon son pouvoir. L'homme de Dieu avoit choisi pour planter la croix, une éminence d'où elle eût été aperçue de très-loin. De là à la chapelle du château, qui n'étoit pas éloignée, il se proposoit de faire bâtir, de distance en distance, des chapelles où les principales circonstances de la passion dévoient être représentées. Déjà le sommet de la colline étoit aplani et entouré de fossés, quand survint un ordre du duc de la Trémouille, seigneur de Montfort, qui défendoit de poursuivre l'entreprise. C'étoit l'effet des intrigues de certaines personnes jalouses, et surtout des Jansénistes, appuyés dans ce diocèse par l'évêque lui-même, qui partageoit leurs erreurs. Leur haine n'étoit pas encore satisfaite : il falloit frapper le saint prêtre en sa personne. L'évêque étant, sur ces entrefaites, venu dans la ville de Montfort, ils profitèrent de l'occasion pour lui représenter le missionnaire sous les plus noires couleurs. Il fut mandé et se rendit sur-le-champ. Le prélat étoit à table en nombreuse compagnie. Par respect, Montfort se tint sur le seuil de la porte, chapeau bas, et dans la posture d'un criminel, L'évêque, après l'avoir sévèrement repris, lui défendit de prêcher désormais dans son diocèse, et d'y entendre les confessions. A une parole si sévère, le saint prêtre ne répondit que parle silence et se retira. Le triomphe de l'envie étoit complet. Mais un instant après, le recteur de Bréal, sans rien savoir de ce qui s'étoit passé, entre dans la salle, et prie le prélat de lui accorder Montfort pour donner la mission à sa paroisse. L'évêque, qui peut-être regrettoit déjà d'avoir agi trop légèrement, accueille sans difficulté sa demande. L'humble missionnaire, instruit du changement, revient lui-même, et supplie Sa Grandeur d'étendre cette faveur à toutes les paroisses où il seroit appelé. Il l'obtient, et recouvre ainsi tous les pouvoirs dont, un instant auparavant, il s'é­toit vu si durement dépouillé.
La mission de Bréal commença vers la Toussaint de 1707: L'homme apostolique y parut comme grandi par l'humiliation; sa parole n'avoit jamais été plus puissante. Petits et grands, tous en éprouvèrent l'efficacité ; mais les soldats de la garnison semblèrent vouloir l'emporter sur les habitans. Le saint missionnaire forma, des plus fervens d'entre eux, une confrérie de soldats de Saint-Michel, à laquelle il donna des réglemens particuliers. Son zèle faillit, dans cette mission, lui coûter la vie. Un soir, comme il retournoit au presbytère, entendant de grands cris dans une maison, il y entre. Cétoit un homme qui maltraitoit sa femme. Montfort cherche à le calmer, mais en vain. Pour toute réponse, il le voit saisir une hache et la lever sur lui ; il tombe à genoux, et incline la tête sous le fer. Mais les bras du furieux, subitement engourdis, laissent échapper l'instrument sans qu'il fasse aucun mal. Ce prodige même n'ayant pu changer ce malheureux, le missionnaire lui prédit qu'en punition de son endurcissement il mourroit pauvre et misérable.J'ai connu cet homme, dit un curé de Pipriac,il s'appeloit Salmon. La prédiction de Montfort sur lui fut accomplie à la lettre; il perdit tout son bien, qui étoit assez considérable ; on l'a vu les dernières années de savie mendier son pain de porte en porte. Jelui ai donné l'aumône plusieurs fois ; c'estde mes mains qu'il a reçu les derniers sacremens ; je l'ai vu expirer couché sur un peu de paille, dans une maison où on lelogeoit par charité. »
De retour dans sa solitude, après la mission de Bréal, Montfort n'y resta point oisif. Dès qu'il avoit quelque relâche au dehors, le soin de sa propre perfection l'occupoit tout entier. Il consacroit les jours et les nuits à l'exercice de la prière et de la mortification. On montre encore avec vénération une pierre qui lui servoit, dit-on, d'oreiller. Mais, dans sa retraite même, grand nombre de personnes venoient solliciter son assistance dans leurs besoins spirituels ou corporels. Puis, de temps en temps, comme un autre Jean-Baptiste, il sortoit de son désert pour annoncer la pénitence. Plus d'une fois on le vit sous les halles ou dans les places publiques de la ville, prêcher une foule si grande, qu'aucune église ne pouvoit la contenir. D'autres fois, il alloit aider les pasteurs qui réclamoient le secours de son zèle. Dans une lettre du 17 février 4708, adressée au recteur de Bréal, qui l'avoit prié de venir prêcher les quarante heures dans son église, il s'en excuse sur ce qu'il a pris d'autres engagemens pour ces trois jours. Il lui promet seulement de lui envoyer le mardi frère Mathurin pour réciter publiquement le rosaire, chanter des cantiques et lui porter de petites croix de saint Michel, qu'il le prie de distribuer à ses soldats. « Dès le dimanche, ajoute-t-il, vous les avertirez de s'assembler pour cela le mardi, ce qui ne servira pas peu à les retirer des excès qui sont sifréquens en ce jour. Saluez-les tous, de mapart, et dites-leur que je les prie instamment d'être fidèles à garder leurs règles,particulièrement lundi prochain, et queje les irai voir un des dimanches de Carême. »
La dernière mission de Montfort, dans le diocèse de Saint-Malo, fut celle de Romillé, vers le mois d'août 1708. Le temps n'avoit rien diminué de la haine de ses ennemis, ou plutôt ses succès de chaque jour n'avoient fait qu'ajouter à leur acharnement. Trompés une première fois, ils surent prendre mieux leurs mesures. L'évêque étant revenu dans la ville de Montfort, ils lui renouvelèrent leurs plaintes avec tant d'artifice, que le prélat, toujours engagé dans l'hérésie, qu'il n'abjura que plusieurs années après, défendit au missionnaire de faire des instructions ailleurs que dans les églises de paroisse, il n'excepta pas même la chapelle de Saint-Lazare. Quoique cette restriction mise à son zèle lui laissât encore beaucoup de moyens de l'exercer, l'homme de Dieu vit bien que ses ennemis ne s'en tiendroient pas là. Il ne crut pas devoir attendre un plus grand scandale, et se résolut à sortir du diocèse. Avant de partir, il voulut donner une gardienne à l'image de la Vierge qu'il avoit placée dans la chapelle de son ermitage, et il le fit d'une manière qui parut tenir de l'inspiration. A la fin d'une retraite qu'il avoit donnée aux filles, dans l'église de sa paroisse, il les conduisit processionnellement à celle de Saint-Nicolas pour honorer Notre-Dame-du-Rosaire. Là, après une courte et vive exhortation, il leur demanda qui d'entre elles se destinoit pour être la gardienne de Notre-Dame-de-la-Sagesse, à Saint-Lazare. Comme personne ne se proposoit, il fit un tour dans l'église, et montrant du doigt une personne : « C'est vous, ma fille, lui dit-il, d c'est vous qui serez la gardienne de notrebonne Mère, à Saint-Lazare. » Cette fille, nommée Guillemette Rouxel, de la paroisse de Talensac, étoit du tiers-ordre de saint François, et avoit alors quarante-neuf ans. Elle a depuis assuré que Montfort ne la connoissoit pas, et qu'elle ne lui avoit jamais parlé. Cependant, à l'instant même, comme invinciblement inspirée, elle se rendit à la chapelle de Saint-Lazare, et prit son logement dans une petite chambre près de la porte. Elle y a vécu d'aumônes jusqu'à l'âge de soixante-huit ans, constamment occupée à prier Dieu dans cette chapelle et à en ouvrir la porte à ceux qui venoient y honorer l'image de Notre-Dame-de-la-Sagesse. Cette maison fut depuis occupée par des filles de la Providence, de Saumur, qui vraisemblablement ne fondèrent cet établissement qu'en considération de Montfort, dont les conseils avoient autrefois été, comme on l'a vu, si utiles à leur fondatrice.
 
 
CHAPITRE CINQUIÈME : depuis la sortie définitive de Montfort du diocèse de Saint-Malo en 1708, jusqu'a l'érection du Calvaire de Pontchâteau, au diocèse de Nantes, en 1709.
 
 
De son diocèse, où désormais il ne pou­voit plus exercer en toute liberté le saint ministère, Montfort passa dans un diocèse voisin, celui de Nantes, où il avoit fait l'apprentissage de la vie apostolique, et où il étoit probablement appelé par un des grands-vicaires, M. Barin, prêtre dont le zèle égaloit la science. Il se joignit d'abord au père Joubert, jésuite, qui donnoit une mission à Saint-Similien, paroisse de Nantes. Le zèle de Montfort, qui le distingua bientôt entre tous les autres missionnaires, mit plus d'une fois sa vie en danger dans le cours de cette mission. Un soir, des libertins se jetèrent sur lui, et ils l'auroient assommé, si le peuple ne l'eût retiré de leurs mains. Eux-mêmes, à leur tour, faillirent payer cher leur faute ; il fallut toute l'autorité du saint prêtre pour arrêter la vengeance de ceux qui l'a voient secouru.Mes chers enfans, leur dit-il, laissez-les aller en paix : ilssont plus à plaindre que vous et moi.
Un autre jour, passant sur le Cours Saint-Pierre, il y vit une foule de gens qui faisoient entendre d'horribles blasphèmes. C'étoit une bataille entre des ouvriers et des soldats : il se jette à genoux, baise la terre et dit un Ave Maria ; puis se relevant, il se précipite au milieu des combattans pour les séparer. Les ouvriers, quoique plus forts, cédèrent la place. A quelques pas de là étoit une table de jeu que l'on indiqua au zélé missionnaire comme la cause de cette querelle et de mille autres désordres journaliers. Il la saisit et la brise. A cette vue, les soldats à qui elle appartenait se précipitent furieux, l'accablent d'injures et de coups, lui arrachent les cheveux, mettent son manteau en pièces, et le menacent de mort, s'il ne paie 50 francs la table qu'il a brisée.Ah ! réplique- t-il, je donnerois volontiers cinquante millelivres d'or, si je les avois, et de plus tout le sang de mes veines pour exterminer tous lesjeux de hasard, tels que celui-là.Sur cette réponse, ils se saisissent de lui, et le font marcher devant eux à la prison. Il alloit moins semblable au criminel escorté par la justice, qu'au triomphateur entouré d'hommages. Son chapelet à la main, il le récitoit à haute voix, et sa joie eût été parfaite, s'il n'eût été arraché des mains des soldats avant d'être rendu à la prison.Le lendemain, nous dit M. des Bastières, l'un des prêtres qui ont travaillé leplus long-temps avec lui, le lendemain je l'allai voir. Il me parut si rempli de joie,qu'il ne se possédoit plus ; j'étois seul danssa chambre, il me prit par les mains, et medit : Hé, que dites-vous, mon cher ami, dela journée d'hier? Je lui répondis qu'elleavoit été très-humiliante pour lui et très-triste pour moi ; que j'avois beaucoup souffert en le voyant traiter si indignement. Pourmoi, me dit-il en riant, je ne me souvienspas d'avoir eu tant de joie dans toute mavie ; mon contentement auroit été parfait, u si j'avois eu le bonheur d'être emprisonné.Puis il se mit à chanter un cantique sur lacroix.
Le Seigneur parut confirmer la mission de son serviteur, en récompensant d'une manière qui sembla merveilleuse plusieurs de ceux qui se montroient plus empressés de l'entendre. En voici un trait entr'autres. Une demoiselle d'une admirable candeur, qui fut depuis supérieure de l'hôpital de Guérande, s'étoit, dès le matin, rendue à Saint-Similien pour y entendre Montfort; elle y resta si long-temps sans prendre aucune nourriture, que dans l'après-midi elle se sentit près de tomber de foiblesse. Sans en rien laisser apercevoir, elle alla s'asseoir sur une pierre, hors de l'église. Elle y étoit à peine qu'une femme inconnue, d'un aspect modeste et vénérable, s'approcha d'elle, lui offrit un morceau de pain, puis disparut. La demoiselle assura depuis n'avoir jamais mangé de pain si délicieux.
La mission de Saint-Similien fut bientôt suivie de celle de Vallet, à cinq lieues environ de Nantes. Ce qu'elle eut de plus remarquable fut la punition d'un malheureux, le seul de la paroisse qui n'avoit pas voulu en profiter. Un des derniers jours de la mission, le saint prêtre exhortoit le peuple à la contrition : un tonnerre affreux sembloit, en ce moment, s'accorder avec lui pour imprimer dans tous les cœurs les sentimens d'une crainte salutaire. Personne qui ne fondît en larmes et ne demandât miséricorde. Un seul homme, celui dont on a parlé, se tenoit alors tranquillement chez lui, se moquant sans doute en lui-même de la simplicité de ce peuple ; la foudre éclate, et il est écrasé sans avoir un instant pour se reconnoître. Les fruits de cette mission ne se conservèrent cependant pas parfaitement, et la pratique du rosaire que Montfort y avoit établie se négligea peu à peu. Cinq ans après, passant dans le voisinage, le saint missionnaire, instruit de cette négligence, résista à toutes les sollicitations qu'on lui fit d'aller à Vallet.Non, non, répondit-il, je ne passerai point par Vallet, ils ont quitté mon rosaire. Cette punition produisit son effet : l'usage du rosaire fut rétabli, et il subsistoit encore bien des années après.
Montfort avoit à peine fini une mission, que, sans lui donner le temps de respirer, on l'envoyoit ailleurs en commencer une nouvelle. Sa santé faillit succomber à celle de la Chevrolière. Durant une quinzaine, il y fut malade à faire craindre pour ses jours. Il n'en discontinua pas un instant ses travaux, et Dieu bénit ce zèle plus fort que la mort : l'excès de la fatigue le guérit. Cette mission se faisoit par ordre supérieur et contre le gré du curé. Il n'est point de moyen que n'employât celui-ci pour en empêcher les effets. Il eut recours aux plus honteuses calomnies, mais sans aucun succès. Il en vint jusqu'à débiter à l'église même, contre le saint missionnaire, les choses les plus ridicules. Montfort l'écouta à genoux et sans dire mot.Après quoi, dit M. desBastières, il descendit de chaire, fit une inclination profonde en passant devant M. lecuré, vint me trouver où j'étois, et me dit : Chantons le Te Deum, mon cher ami, pourremercier notre bon Dieu de la charmantecroix qu'il lui a plu nous envoyer ; j'en ai unejoie que je ne saurois vous exprimer. Nouspsalmodiâmes tous deux le Te Deum devantle saint Sacrement, et il me dit après : Cettemission est bien combattue, mais j'espèrequ'elle en sera d'autant plus fructueuse. Avant que de sortir de cette paroisse, il me mena voir le curé pour lui dire adieu. Il luiparla avec tant de douceur et de charité,que j'en fus charmé ; car il lui demandamille pardons pour les prétendus sujets de chagrins qu'il lui avoit pu causer. Je vousassure, monsieur, lui dit-il en l'embrassanttendrement, que je prierai toute ma vie leSeigneur pour vous; je vous ai trop d’obligations pour jamais vous oublier; je m'estimerois trop heureux, si je pouvois trouver o quelque occasion de vous rendre service.
De la Chevrolière, ses supérieurs lui donnèrent mission pour Vertou. Là, tout sembloit aller à souhait, et tout autre que Montfort eût été rempli de joie.Un jour cependant, nous dit encore M. des Bastières, ilme prit par la main, après la prière du soir,et me conduisit dans sa chambre ; je lui demandai ce qu'il souhaitoit, il me parut si affligé, si peiné, que je crus qu'il lui étoit arrivé quelque grand malheur. Il me dit, ensoupirant d'une manière si triste qu'il meglaça le cœur : Mon cher ami, que noussommes mal ici ! Point du tout, lui répondis-je; où irions-nous pour être mieux?Nous avons tout à souhait et tout en abondance. C'est que nous sommes ici trop à notre aise, me répliqua-t-il, nous sommestrès-mal ; notre mission sera sans fruits,parce qu'elle n'est pas fondée ni appuyée sur la croix. Nous sommes ici trop aimés,voilà ce qui me fait souffrir. Point de croix,quelle croix, quelle affliction pour moi ! J'ai dessein de finir cette mission dès demain ; que vous en semble-t-il, mon cherami ? Ne serions-nous pas mieux dans une autre paroisse, à porter la croix de Jésus- Christ, notre cher maître, que d'être ici sans rien souffrir? Je lui répondis : Vous feriez mal, monsieur, de laisser l'œuvre de Dieu imparfaite ; si vous n'avez pas de croix ici,ce n'est pas notre faute ; voilà peut-être lapremière mission où elles vous ont manqué. II eut la bonté de me croire ; nous achevâmes celle de Vertou, qui dura un mois, etDieu y répandit ses grâces et ses bénédictions en abondance.
A la fin de cette mission, l'homme de Dieu fit allumer un grand feu, pour y jeter publiquement beaucoup de mauvais livres qu'on lui avoit apportés. Plusieurs personnes en firent autant. Une demoiselle de condition s'approcha, comme les autres, du bûcher : elle n'avoit point de mauvais livres à y jeter; mais, au lieu de livres, sous les yeux de ses parens et de tout le peuple étonné de son sacrifice, elle livra aux flammes des parures qu'elle avoit jusqu'alors trop aimées, et, de ce moment, elle y renonça pour toujours.
Un événement plus remarquable encore de cette mission, fut la guérison subite de frère Pierre, jeune homme nouvellement attaché au saint prêtre. Il étoit alité depuis plus de douze jours, et si malade qu'il parloit à peine, et ne pouvoit changer de position, sans un secours étranger. M. des Bastières étant allé le voir un matin, en la compagnie de Montfort, le trouva si mal, qu'il insista pour qu'on lui administrât les sacremens. Sans lui rien répondre, le serviteur de Dieu demanda au malade s'il avoit de la foi.Hélas ! mon cherPère, répondit celui-ci, je voudrois bien enavoir plus que je n'en ai. —Voulez-vous m'obéir, reprit Montfort ? — De tout mon cœur,répondit le malade.Montfort lui mettant alors la main sur la tête, lui dit : Je vouscommande de vous lever dans une heured'ici, et de venir nous servir à table.Une heure après, le frère étoit levé, et servoit à table.
Au bout de quelques semaines employées dans la ville de Nantes, à des retraites et autres bonnes œuvres, Montfort fut envoyé, vers le commencement du Carême, dans la paroisse de Cambon. Son zèle n'y fut ni moins actif, ni moins efficace que partout ailleurs. Beaucoup d'abus furent réformés. L'église surtout avoit besoin de réparations : le pavé, les murs, tout y étoit dans le plus triste état. Un matin, après le sermon, le saint missionnaire dit qu'il avoit quelque chose d'important à communiquer aux hommes en particulier. Les femmes étant donc sorties, il adressa aux hommes quelques paroles pour les disposer à entrer dans ses vues, puis proposa de contribuer, chacun selon son pouvoir, à la réparation de l'église : tous acceptèrent de grand cœur.Eh bien ! mes chers enfans, leur dit-il, mettez vous huit sur chaque grande tombe, quatre sur celles qui sont moinspesantes, et deux sur chaque pavé.A l'instant chacun fut à son poste. Il leur dit alors de porter ces pierres, avec ordre, dans le cimetière ; et en moins d'une demi-heure, tout ce qu'il y avoit de pierres dans l'église y fut transporté. Le lendemain, les femmes étant sorties comme la veille, il exhorta les hommes à revenir le jour suivant, avec tout ce qui seroit nécessaire pour réparer l'église, ouvriers, outils, matériaux. Tout fut exécuté selon son désir, et avec tant d'ordre et d'ardeur, qu'en un jour et demi, tout l'ouvrage fut achevé. Il fit ensuite crépir et blanchir tout l'intérieur de l'église.
A la fin de la mission de Cambon, Montfort courut encore une fois risque de la vie. Cinq malheureux, sachant qu'il devoit se rendre de là à Pontchâteau, résolurent de l'assassiner sur la route et, pour ne point le manquer, chacun d'eux mit des pierres neuves à ses pistolets. Heureusement qu'une personne ayant ouï quelque chose de leur com­plot, s'empressa d'en donner avis. On a su depuis qu'effectivement ces gens étoient allés sur la route, et y avoient attendu leur victime depuis cinq heures du matin jusqu'à huit heures du soir.
A Crossac, comme à Cambon, le saint missionnaire signala son zèle pour la décence du lieu saint. Tout le monde, sans distinction, prétendoit avoir droit de se faire enterrer dans l'église ; en conséquence de ce droit, dont les habitans étoient extrêmement jaloux, la nef demeuroit sans être pavée, et ressembloit plus à un cimetière qu'à l'intérieur d'une église. C'étoit évidemment un abus. Mais on avoit en vain, depuis long-temps, pris tous les moyens imaginables pour l'abolir. L'autorité de l'évêque et les exhortations les plus pathétiques avoient été sans effet. Enfin, on avoit procédé contre les habitans ; et un arrêt du parlement de Rennes, rendu en leur faveur, les avoit confirmés dans leur possession. Montfort paroît, il parle, et tous les esprits sont chan­gés. Les principaux habitans se réunissent à l'issue du sermon, et signent, au nom de toute la paroisse, une renonciation authentique à l'usage abusif, et à l'arrêt qui l'avoit confirma.
 
CHAPITRE SIXIÈME : érection du Calvaire de Pontchâteauen 1709 et 1710.
 
La mission de Pontchâteau, à dix lieues de Nantes, est célèbre entre toutes celles de Montfort, et par la magnificence du calvaire qu'il y éleva, et par les grandes humiliations qu'il y eut à supporter. Cet événement mérite d'être raconté avec détail. Le saint prêtre terminoit toujours ses missions par la plantation d'une croix destinée à conserver dans l'esprit des peuples le souvenir des paroles du missionnaire, des grâces du Seigneur et de leurs propres résolutions. Mais depuis long-temps, Montfort rouloit dans son esprit une idée plus grande encore. La rencontre d'un lieu convenable à son projet, et les saintes dispositions des habitans de Pontchâteau, le décidèrent à tenter l'entreprise. Après s'en être ouvert aux prêtres qui travailloient avec lui, et leur avoir fait agréer son dessein, il en parla en chaire, et trouvant les fidèles parfaitement disposés, il leur donna rendez-vous pour le lendemain au lieu de l'exécution. C'étoit une vaste lande, à une demi-lieue de la ville, près de la route de Vannes. Le terrain s'y élève de tous côtés par une pente douce, de manière à former au milieu une montagne qui domine tout le pays d'alentour. Montfort se proposoit de construire sur le sommet une autre montagne qui, par sa plus grande élévation et ses sentiers plus difficiles, représentât mieux encore le véritable calvaire, et portât plus haut dans les airs le signe triomphant du salut du monde.
Arrivé, avec tout le peuple, au milieu de la lande, il commença par tracer autour du sommet de la montagne, une vaste enceinte circulaire; puis une autre plus grande encore. Entre ces deux lignes devoit être creusé un fossé large et profond, et les terres qu'on en retireroit dévoient être portées au centre pour former la montagne artificielle. Montfort payant d'exemple, saisit une bêche, et donne le premier coup. A l'instant, tous se rangent, et sur tous les points l'ouvrage est commencé : l'enthousiasme est à son comble.
Cependant la mission de Pontchâteau étoit déjà avancée : elle finit donc que l'immense travail projeté par Montfort étoit à peine ébauché. Mais ni le missionnaire, ni les fidèles ne furent rebutés par la longueur et la difficulté de l'ouvrage. On y travailla tous les jours durant quinze mois, et tous les jours avec un zèle et une activité qui tenoient du prodige. On comptoit souvent cinq et six cents travailleurs, quelquefois même plusieurs milliers; car on y venoit de plusieurs lieues à la ronde, et ce n'étoient pas seulement des gens de la campagne, ouvriers et autres accoutumés au travail des mains ; mais des gens de toute condition, dont quelques-uns se rendoient en voiture. Tous apportaient avec eux leur nourriture et leurs outils. Parmi cette multitude d'hommes et de femmes, d'enfans et de vieillards, il n'y avoit pas la moindre confusion, pas la moindre perte de temps. Tout s'y faisoit avec autant d'ordre et d'activité que s'il y eût eu grand nombre de personnes chargées de diriger et presser l'ouvrage. La piété, qui seule animoit les travailleurs, sembloit doubler leurs forces. Les ouvriers de profession disoient eux-mêmes que jamais ils n'eussent été capables d'en faire autant, pour quelque salaire que ce fut. Le silence n'étoit guère interrompu que par la récitation du rosaire et le chant des cantiques. Montfort en avoit composé plusieurs tout exprès pour la circonstance. C'é­toit comme un concert céleste qui soulageoit les corps en encourageant les ames. Le saint missionnaire animoit toute l'entreprise, et cependant il ne laissa pas de donner les exercices de la mission à Landemont, Saint-Sau­veur, la Boissière, la Renaudière, Mizillac, Herbignac, Camoël, Assérac, Saint-Donatien, la Moëre, Bouguenais et autres paroisses. Mais dans l'intervalle de ces missions, il ne manquoit pas de visiter les travailleurs, et même quand les lieux étoient plus voisins de Pontchâteau, il alloit tous les jours libres présider à l'ouvrage et y prendre part. Sa présence inspiroit une ardeur nouvelle. Une seule de ses paroles étoit pour ces bonnes gens un précieux salaire. Ils se croyoient aussi bien récompensés des fatigues de la journée, lorsque le soir, à la lueur d'une lampe, il leur étoit permis de voir, dans une grotte où elles étoient provisoirement déposées, les différentes statues dont le calvaire devoit être embelli.
Enfin, à force de temps, de bras et de courage, l'ouvrage se trouva près d'être achevé. S'il étoit alors, comme on l'assure, tel qu'il est aujourd'hui, le fossé avoit mille soixante-seize pieds de circonférence à l'extérieur, trente-six pieds de largeur moyenne et douze pieds de profondeur. Il n'y avoit qu'une entrée à l'orient. Elle est aujourd'hui fermée par une barrière de dix pieds de longueur, soutenue par quatre piliers. En dedans du fossé étoit une première terrasse de vingt-huit pieds de largeur, puis un mur qui soutenoit une deuxième terrasse, plus haute de trois pieds et large de vingt-deux. Un second mur de trois cent soixante dix pieds de longueur, entouroit le pied de la montagne artificielle et en soutenoit les terres. Cette montagne, en forme de pain de sucre, avoit quarante pieds de hauteur, et cent soixante-six pieds de circonférence à son sommet, qui étoit terminé en plate-forme. Il n'y avoit alors qu'une route, tournant en forme de colimaçon, pour monter jusqu'au sommet. La plate-forme étoit entourée d'un mur de cinq pieds de hauteur, qui portoit une claire-voie, et des piliers de distance en distance. C'est au milieu de cette enceinte que Montfort fit placer la croix de Notre-Seigneur, tournée vers l'orient, et ayant à sa droite celle du bon larron, peinte en vert, et à sa gauche celle du mauvais larron, de couleur noire. Celle de Notre-Seigneur étoit rouge, haute de cinquante pieds et grosse à proportion. Le Christ en bois, qui y étoit attaché, et que l'on conserve encore, avoit cinq pieds trois pouces de hauteur; la tète en étoit très-inclinée. Un saint Esprit surmontoit le haut de la croix. Au pied étoient placées les statues de Notre-Dame-de-Pitié, de saint Jean l'évangéliste et de sainte Madeleine.
Montfort avoit cherché, par d'ingénieux rapprochemens, à fournir aux fidèles de pieux sujets de méditations. D'un côté de l'entrée de la plate-forme, il avoit fait placer une figure du serpent d'airain, dont la vue guérit autrefois les Israélites, et de l'autre côté il avoit mis un Ecce homo. A droite et à gauche de la première entrée du calvaire, étoient deux petits jardins de quinze pieds en carré : l'un représentait le jardin de délices, où le premier homme pécha; l'autre le jardin de douleurs, où le péché fut expié par l'agonie du nouvel Adam. Le grand dévot de Marie ne pouvoit pas l'oublier dans cette circonstance. Aux piliers qui surmontaient le mur de clôture de la plate-forme, étoit attaché un immense rosaire, dont les grains étoient énormes, et qui, retombant en guirlande d'un pilier à l'autre, entouroit tout le sommet de la montagne. Sur la terrasse inférieure, il fit planter cent cinquante sapins, et de distance en distance, un cyprès pour marquer les dizaines; de sorte qu'on pouvoit, en faisant le tour de la montagne, et se réglant sur les arbres, réciter le rosaire entier. De plus, sur la terrasse supérieure, le long du mur qui soutenoit le pied de la montagne, il vouloit faire construire quinze chapelles, accompagnées chacune d'un petit jardin, et destinées à représenter les quinze mystères du rosaire. Déjà trois de ces chapelles étoient construites. De toutes parts on accouroit pour admirer un ouvrage qui sembloit exiger les richesses d'un prince, et que la piété seule avoit entrepris et conduit au point où il étoit. De douze lieues on apercevoit ce calvaire, et c'é­toit pour tout le pays un juste sujet d'orgueil. Montfort s'étoit fait autoriser par l'évêque de Nantes, à bénir solennellement la croix, et pour donnera cette cérémonie plus de pompe et d'à-propos, il l'avoit fixée au 14 septembre, fête de l'Exaltation de la Sainte-Croix. Tout le cérémonial étoit réglé. Quatre prédicateurs dévoient à la fois prêcher de différens côtés de la montagne, pour que tout le monde pût entendre la parole de Dieu. Déjà de toutes parts on se mettoit en mouvement. La ville de Pontchâteau et les bourgades voisines pouvoient à peine suffire à l'affluence des étrangers, qu'attiroit la fête. Les parens de Montfort y étoient eux-mêmes accourus. La joie étoit universelle, et la piété se promettoit un beau jour. Quelle fut la consternation générale quand, à quatre heures du soir, la veille même de la cérémonie, arriva de l'évêché une défense expresse de passer outre! Montfort partit sur-le-champ pour Nantes mais le lendemain matin il étoit de retour, et n'avoit rien obtenu. Cependant tout le peuple s'étoit rendu au calvaire, et, à l'exception de la bénédiction, tout se fit comme il avoit été réglé : la piété affligée n'en sembla que plus vive.
De Pontchâteau, Montfort étoit allé commencer une mission à Saint-Molf ; mais voilà que le quatrième jour, une défense de continuer à exercer le saint ministère dans le diocèse de Nantes, lui fut signifiée de la part de l'évêque, par un de ces prêtres jansénistes avec qui, quelques années auparavant, il avoit refusé de travailler, et qui, dans cette circonstance, sembloient fiers de pouvoir s'en venger. Le pieux missionnaire ne laissa pas en­tendre la plainte la plus légère, et obéit sur-le-champ, avec autant de tranquillité que s'il se fût agi de la chose du monde la plus agréable. On a déjà dit ailleurs qu'il s'agissoit ici non d'un interdit véritable, mais d'une simple restriction dé pouvoirs, et que le certificat donné deux ans après par le même évêque de Nantes, ne permettoit pas de supposer autre chose. Aussi Montfort ne cessa-t-il point de dire la messe, et n'eut-il besoin d'aucune absolution canonique pour aller travailler dans les diocèses voisins. La fureur impie des jansénistes n'étoit pas satisfaite. Tous les moyens lui furent bons pour arriver à son but. On écrivit de tous côtés aux petits et aux grands. On représenta le saint missionnaire comme un homme ambitieux qui traînoit à sa suite des millions de personnes, et le calvaire de Pontchâteau comme une forteresse environnée de douves et de souterrains, où les ennemis pourroient se cantonner en cas de descente. L'affaire fut portée jusqu'à la cour; et, sur le rapport de quelques personnes mal instruites ou mal intentionnées, parut un ordre exprès de démolir le calvaire. Le commandant de la milice du canton fut chargé de le faire exécuter. Quatre ou cinq cents travailleurs des paroisses voisines eurent ordre de se rendre au calvaire avec tous leurs outils. On leur avoit caché quel devoit être l'objet de leurs travaux. Quand ils virent qu'il s'agissoit de détruire le calvaire, leur force les abandonna : ils se mirent tous à genoux, et les larmes aux yeux, firent réparation à la croix de l'outrage qu'elle alloit recevoir. Le commandant eut beau menacer, rien n'avança les deux premiers jours. Enfin, le troisième, il s'avisa d'un expédient qui lui réussit. Il ordonna qu'on sciât la croix. A l'instant, ces bonnes gens, qui craignirent que le Christ ne se brisât en tombant, s'offrirent à l'envi pour le détacher. Jamais on ne vit représentation plus vive de ce qui se passa sur le calvaire, lorsqu'on y descendit de la croix le corps même de l'homme-Dieu. Tandis que quelques-uns faisoient l'office de Joseph et de Nicodème, tout le reste du peuple étoit à genoux, et témoignoit sa douleur par ses larmes et ses sanglots. On descendit aussi les figures du bon et du mauvais larron. Toutes ces figures furent déposées dans une maison de Pontchâteau, où quatre ans plus tard, Montfort lui-même alla les chercher. Cependant le travail de la démolition avançoit lentement. Ces mêmes hommes aux bras de fer pour construire le calvaire, n'avoient plus, dit une relation, que des bras de laine pour le détruire. Au chant joyeux des cantiques avoient succédé les soupirs et les larmes. Enfin, après trois mois de travail, la montagne étant à peu près détruite, et les douves en partie comblées, on en resta là.
La démolition du calvaire eût paru à bien d'autres un juste sujet de peine et de murmure; mais Montfort ne voyoit que Dieu, ne connoissoit d'autre bien que l'accomplissement de sa sainte volonté.Dieu soit béni ! dit-il avec tranquillité au premier avis du coup qu'on méditoit ; Dieu soit béni! Je n'ai point cherché ma gloire, mais uniquementcelle de Dieu ; j'espère en recevoir la mêmerécompense que si j'avois réussi.Il se retira alors chez les Jésuites de Nantes pour y faire une retraite de huit jours. Le père de Préfontaine, un des directeurs de cette maison, l'y reçut et ne soupçonna pas même à son air qu'il eût quelque sujet de chagrin. Ayant ensuite appris l'affaire de Pontchâteau, il en parla à Montfort, qui lui confirma cette nouvelle ; mais sans qu'il lui échappât la moindre plainte contre ceux qui lui avoient attiré cette mortification.Ce que j'avois vu,dit ce père, ce que j'avois su de lui, mel'avoient fait jusqu'alors regarder commeun grand homme de bien ; mais cette patience, cette soumission à la divine Providence, dans une occasion si délicate ; la sérénité, la joie même, qui paroissoit sur sonvisage, malgré un coup si accablant pourlui, me le firent alors regarder comme unsaint, et m'inspirèrent des sentimens de respect et de vénération pour sa vertu, que j'ai o toujours conservés depuis, et que je conserverai jusqu'à la mort.
La tradition du pays porte que le saint prêtre voyant démolir son calvaire, annonça qu'il seroit rétabli jusqu'à deux fois. Pour montrer l'accomplissement de cette prophétie, et le doigt de Dieu dans l'œuvre de son serviteur, nous allons suivre, jusqu'à nos jours, l'histoire de ce calvaire célèbre. Les terres de la montagne s'étoient, avec le temps, éboulées dans les douves, de manière qu'il lui restoit à peine dix pieds d'élévation, trente-sept ans plus tard. A cette époque, M. Audubon, second successeur de Montfort, vint avec quelques-uns des prêtres de sa compagnie, donner une nouvelle mission à Pontchâteau. Il y trouva la mémoire du saint prêtre en bénédiction, et crut l'occasion favorable pour rétablir son calvaire. Son projet, adopté avec empressement, fut mis à exécution avec un zèle infatigable. Le travail étoit encouragé par Msr Louis de Bourbon, duc de Penthièvre et amiral de France, qui voulut bien poser lui-même la première pierre, le 3 juillet 1747. Il donna 600 fr. pour aider à bâtir dans le pied de la montagne une chapelle et un saint sépulcre. Les trois croix furent replacées; à celles des deux larrons étoient attachées les anciennes figures, que l'évêque de Nantes avoit, à cet effet, renvoyées à Pontchâteau avec celle de la Madeleine; on ne sait ce qu'é­toient devenues celles de la sainte Vierge et de saint Jean. Le Christ avoit été transporté dans la maison des successeurs de Montfort, à Saint-Laurent-sur-Sèvre. M. Audubon en fit sculpter un autre pour la nouvelle croix.
Tous ces travaux étoient déjà bien avancés, quand survinrent encore des oppositions. M. Audubon se hâta de faire, comme en cachette, la bénédiction du nouveau calvaire, et les choses en restèrent là. Les croix des deux larrons tombèrent vers 1764, et la croix principale, déjà inclinée depuis plusieurs années, tomba à son tour vers 1774. Les figures furent déposées dans la chapelle, et le calvaire resta sans croix jusqu'en 1785. Alors, à l'occasion d'une mission, on y en plaça trois nouvelles. Elles subsistoient encore quand, en 1793, les révolutionnaires impies, furieux des hommages dont ce calvaire étoit l'objet, s'y rendirent une nuit, abattirent les croix, mirent le feu à la chapelle et détruisirent tout ce qu'ils purent. En 1803, quelques personnes pieuses firent planter trois modestes croix sur le sommet du calvaire ; mais, du reste, ce n'étoit qu'un monceau de ruines dont l'aspect désoloit la piété. Enfin, M. Gouray, curé actuel de Pontchâteau, ayant, après bien des démarches, obtenu l'autorisation de relever ces ruines, mit la main à l'œuvre, le 5 février 1821. Les princes qui régnoient alors en France accordèrent, à la sollicitation de M. l'amiral Hal-gan, un témoignage de leur intérêt pour cette pieuse entreprise. Leur exemple fut imité, et de cette époque jusqu'à 1838, les offrandes de la piété se sont élevées à plus de 21,000 fr. Cette somme considérable eût été pourtant bien loin de suffire à la dépense ; mais beaucoup d'autres dons furent faits en bois, pierres et autres matériaux. Puis on vit se renouveler l'empressement de toutes les populations voisines pour concourir de leurs propres mains à la restauration de ce monument. C'étoit la même ardeur, la même piété, le même ordre qu'au temps de Montfort. Vingt-un mille neuf cent cinquante-trois journées furent ainsi données gratis, depuis le 5 février 1821, jusqu'au 23 novembre de la même année, jour où le nouveau calvaire fut solennellement béni par Mgr l'évêque de Nantes. Malgré la pluie, plus de dix mille personnes étoient accourues à cette pieuse et brillante cérémonie.
On assure avoir suivi, comme nous l'avons dit plus haut, dans la restauration du monument, les plans et dimensions qu'avoit donnés Montfort. Seulement il y a aujourd'hui en face de l’unique entrée du Calvaire une belle chapelle de quarante-cinq pieds de longueur, avec un clocher surmonté d'une flèche. En avant de la porte principale de cette chapelle est placée sur un haut piédestal une statue du saint missionnaire. Sur les terrasses, à la place des sapins et des cyprès, sont plantés deux rangs d'ormeaux, et au lieu des chapelles du rosaire on a construit sur le mur qui entoure le pied de la montagne quatorze grottes de cinq pieds d'élévation, où sont représentées les stations du chemin de la croix. Deux escaliers de soixante-trois marches, partant de chaque côté de la chapelle, conduisent en tournant jusqu'au sommet de la montagne. De toutes les anciennes statues, la seule qui subsiste encore, celle de Notre-Seigneur, avoit été rendue à sa destination primitive ; mais on l'a depuis redescendue et renfermée dans la chapelle, afin de pouvoir la conserver plus long-temps.
La mémoire de Montfort est si chère, et sa réputation de sainteté si grande dans tout le pays de Pontchâteau, que son calvaire, alors même qu'il étoit en ruines, n'a cessé d'être un rendez-vous de piété. Mais, quand les excès de la révolution française vinrent réveiller la religion des peuples fidèles, et leur faire sentir plus vivement le besoin de la prière, ce fut alors surtout qu'on vit la piété suppliante accourir de plusieurs lieues de distance au calvaire de Montfort. Cet empressement n'a pas cessé depuis cette époque désastreuse, et la restauration de ce pieux monument n'a fait que l'accroître. Plusieurs grandes cérémonies s'y sont faites, et toutes ont été marquées par un concours prodigieux de fidèles. Quand eut lieu, par exemple, la translation d'une parcelle de la vraie croix, le 8 septembre 1825, on vit se presser autour du calvaire, quinze ou dix-huit mille personnes. Là se trouvoient réunies au clergé les autorités civiles et militaires du pays. Là, chaque paroisse se distinguoit par sa bannière. Deux mille sept cents femmes, rangées sur les terrasses, entouroient de leurs étendards blancs le pied de la montagne, tandis qu'à son sommet, des hommes groupés autour de la croix y faisoient flotter douze cents étendards rouges : glorieuse réparation ménagée par la Providence, à la croix et à son apôtre. Au reste, ce n'est pas la seule manière dont Dieu se soit plu à relever, en ce lieu, la gloire de son serviteur. Des témoignages, juridiquement examinés et reconnus dignes de foi, attestent qu'une multitude de personnes y ont obtenu, par l’intercession de Montfort, des grâces signalées et des guérisons miraculeuses. L'isolement du calvaire ne permet pas de constater également tous ces faits ; mais un témoin très-recommandable ne craint pas d'assurer qu'on peut, sans exagération, en porter le nombre au-delà de deux cents.
 
CHAPITRE SEPTIÈME : depuis l'érection du calvaire de Pontchâteau en 1710, jusqu'aux premiers travaux de Montfort à la rochelle en 1711.
 
Nous avons vu qu'après son humiliation à Pontchâteau et à Saint-Molf, Montfort s'é­toit retiré à Nantes, et avoit commencé par y faire une retraite de huit jours, chez les Jésuites ses directeurs ordinaires. Il resta dans la ville, au milieu de ses ennemis triomphans, sans songer à quitter ce diocèse, jusqu'à ce que la Providence l'appelât elle-même dans un autre. Moins occupé des œuvres extérieures de zèle, il sut mettre ce loisir à profit pour son intérieur, et donna chaque jour plus de temps à l'oraison. Afin d'avoir part aux œuvres méritoires d'un grand nombre de saintes ames, et aussi pour témoigner sa dévotion particulière envers le grand prédicateur du rosaire, il désira être admis dans le tiers-ordre de la pénitence, autrement dit le tiers-ordre de saint Dominique, et il y fit profession, selon les formes ordinaires, le 10 novembre, dans le couvent des Dominicains de Nantes. Ce soin de Montfort pour sa propre sanctification, et les entraves mises au développement de son zèle, ne l'empêchèrent pas de se rendre utile, en plus d'une manière. Une dame de piété lui avoit donné une petite maison dont il faisoit sa demeure ordinaire, et qu'il nommoit la Providence, nom qu'elle conserve encore aujourd'hui. Il y disposa une petite chapelle qu'il fit approuver pour y pouvoir dire la messe, et on continua après lui de l’y célébrer, et d'y réunir grand nombre de fidèles pour la récitation du rosaire. Bientôt il trouva moyen d'acheter une autre petite maison, voisine de la première, pour y retirer des pauvres incurables hors d'état de mendier leur pain. Ainsi furent jetés les fondemens d'un hôpital qui manquoit à la ville de Nantes. Il contribua aussi beaucoup, par ses conseils et ses encouragemens comme inspirés, à l'établissement qui fut fait alors sur la place Bretagne, d'une maison destinée à recevoir, pendant leur convalescence, les malades sortant de l'Hôtel-Dieu. Montfort forma encore, sous le nom d'Amis de la Croix, une association de personnes pieuses, à laquelle il donna des réglemens pleins de sagesse. Nous parlerons ailleurs de la lettre admirable qu'il lui écrivit quelques années plus tard.
Mais le trait le plus remarquable de la charité du saint prêtre durant son séjour à Nantes, fut le soulagement d'une foule de malheureux qui lui durent la vie. La Loire s'étant débordée extraordinairement, avoit envahi plusieurs quartiers de la ville. Celui de Biesse, qui s'étend du pont de Pirmil au pont de la Madeleine, étoit submergé au point qu'on n'apercevoit bientôt plus que les toits des maisons. Beaucoup de gens, pauvres pour la plupart, ayant été surpris par l'inondation, n'avoient eu que le temps d'échapper à la fureur du fleuve, en gagnant les plus hauts étages, mais sans aucunes provisions. Après s'être sauvés de l'eau, ils étoient menacés de mourir de faim. On s'apitoyoit sur leur sort, et pourtant on n'osoit parler de les secourir. Ce n'étoit plus seulement un fleuve à franchir, mais cent torrens rapides, entraînant avec violence des troncs d'arbres et des glaçons énormes. Rien ne fut capable d'effrayer l'homme de Dieu. Il parcourut la ville, et eut bientôt recueilli toutes les provisions nécessaires : c'étoit le plus facile. Il falloit déterminer des bateliers à transporter ces secours, et tous paroissoient fort peu disposés à risquer évidemment leur vie en pure perte. L'argent ne les tentoit pas ; au reste, Montfort n'en avoit point à leur offrir ; mais il parla avec la voix puissante d'un prophète, et les brûlans accens de la charité ; puis sau­tant le premier dans un bateau, il s'écria : Non, vous n'y perdrez pas la vie ; mettez en Dieu votre confiance, et suivez-moi. Animés par ses paroles, les bateliers l'imitent, et semblent ne plus rien craindre avec un tel pilote. Le bateau du missionnaire brave le premier le danger, les autres le suivent. La foule qui couvre le rivage tremble, prie, espère. Enfin, la petite flotte arrive à sa destination. On descend par les plus hautes fenêtres, et les cheminées même, les provisions que réclament tant de malheureux ; puis, avec le même bonheur, les bateaux reviennent à terre, et sont accueillis par des applaudissemens unanimes.
Montfort pouvoit justement espérer qu'un tel acte de dévouement rétabliroit, dans Nantes, toute sa réputation, et cette espérance auroit retenu un homme moins détaché que lui de toute gloire humaine. Mais depuis plusieurs mois, il n'attendoit plus que l'ordre de la Providence pour aller ailleurs exercer son zèle. Dès qu'd le connut, il partit. Un évêque de sainte mémoire, monseigneur de Champflour, dont le pieux missionnaire étoit connu, l'appela à La Rochelle, et il eut le bonheur d'apprécier assez son mérite pour le conserver toujours à son diocèse. Montfort quitta donc Nantes, vers la fin de mars 1711; mais avant de se rendre à La Rochelle, il lui fallut remplir la promesse qu'il avoit faite à M. le curé de la Garnache, au diocèse de Luçon, de donner à ses paroissiens les exercices d'une mission. Le ciel versa sur ses travaux les bénédictions les plus abondantes. La paroisse entière fut renouvelée. Le saint prêtre fit ériger une croix, dont on conserve encore un morceau incrusté dans une autre croix, placée au même lieu. Il voulut aussi laisser à la Garnache un monument de sa dévotion pour la reine des Vierges. Il y avoit à l'entrée du bourg, sur une éminence, une ancienne chapelle assez grande, mais comme abandonnée. Il entreprit de la rétablir, et d'y placer une statue de la sainte Vierge, sous le nom de Notre-Dame-de-la-Victoire. Ayant, à cet effet, obtenu l'agrément de l'évêque de Luçon et des habitans de la Garnache, il traça un plan, et fit aussitôt commencer l'ouvrage : un autel de très-belles pierres fut construit. Au lieu d'un tableau, il y fit placer un pavillon dont les rideaux, pendant des deux côtés, étoient soutenus par des anges. Sous le milieu du pavillon devoit être une niche, de forme ovale, qu'entoureroit un rosaire, et d'où sortiroient des flammes et des rayons d'or du plus bel effet. Dans la niche, et sur un piédestal doré, une statue de la sainte Vierge, tenant son divin Fils sur ses bras, devoit être placée avec l'inscription : Notre-Dame-de-la-Victoire. Comme cet ouvrage demandoit du temps, et que le saint missionnaire ne pouvoit retarder son départ, il quitta la Garnache, mais en promettant d'y revenir, l’année suivante, faire la bénédiction solennelle de la statue. Il fixa, pour cette cérémonie, le 12 mai, jour de l’Ascension de Notre-Seigneur.
L'intérêt de ses pieux établissemens de Nantes obligea Montfort d'y retourner, avant de se rendre à La Rochelle. Il alla donc y passer quelques jours, et en repartit vers le commencement de mai. Sur sa route, se trouvoit la paroisse de Saint-Hilaire-de-Loulai, diocèse de Luçon. Le curé étoit allé le voir à la mission de la Garnache, et charmé des grands biens qu'il y faisoit, il favoit prié d'accorder la même faveur à sa paroisse. Le jour étoit fixé, et le curé avoit lui-même annoncé la mission, mais c'étoit malheureusement un de ces hommes trop faciles à tromper. Un émissaire des ennemis du saint prêtre étoit venu le trouver, puis, avec toute l'adresse de Satan, étoit parvenu à perdre absolument Montfort dans son esprit. Quelle fut la surprise du missionnaire à qui tout devoit faire attendre la plus amicale réception, lorsqu'à son arrivée, il ne se vit accueilli que par des injures et des reproches ! Il étoit très-tard, et le saint voyageur étoit extrêmement fatigué et tout trempé de pluie : il se vit obligé pourtant d'aller chercher ailleurs le soulagement dont il avoit besoin. Ayant également été refusé dans une hôtellerie, il se retiroit en bénissant Dieu, et se disposoit à rester toute la nuit à l'air, sans aucune nourriture, lorsqu'une pauvre femme le voyant passer lui demanda où il alloit si tard.Ma bonne amie, lui réponditMontfort, je cherche quelqu'un qui veuillebien me retirer cette nuit pour l'amour deDieu.—Je suis bien pauvre, repartitla femme, mais j'ai encore un peu de painet de paille à votre service; entrez, je vousprie, avec votre compagnon.Il y passa délicieusement la nuit, et alla le lendemain dire la messe à Montaigu, dans l'église des Dames de Fontevrault. Ces vertueuses Filles furent si édifiées de sa piété, qu'elles ne voulurent pas le laisser partir, sans mettre à profit la grâce de sa visite. Il y en eut peu qui ne désirassent prendre ses conseils. Toutes en furent grandement consolées et encouragées dans le bien ; il leur sembloit voir dans un corps mortel un ange envoyé de Dieu pour le bien de leurs ames.
Il poursuivit de là son chemin vers La Rochelle. Passant à Luçon, il s'y arrêta pour faire une retraite au séminaire, dirigé alors par les Jésuites, ses amis de tous les lieux et de tous les temps. Ceux-ci, qui le connoissoient de réputation, le reçurent à bras ouverts comme un ami, et surtout comme un saint. Ils ne craignirent pas de faire connoître à leurs séminaristes l'estime qu'ils avoient pour lui, et Dieu sembla se plaire à confirmer leur jugement, en laissant paroître au dehors quelque chose des grâces dont il inondoit cette ame si privilégiée et si fidèle. Une fois entre autres qu'il célébroit la messe, l'opération de la grâce en lui fut si forte, qu'après la consécration, il resta près d'une demi-heure comme en extase. Il fallut lui faire une sorte de violence pour le rappeler à lui.
Sa retraite finie, il alla passer quelques jours chez les Pères Capucins, qui désirèrent avoir aussi l'avantage de posséder le saint missionnaire dans leur maison, et ce fut là qu'il composa son beau cantique sur le respect humain. Bien des raisons demandoient qu'il fût saluer l'évêque de Luçon, François de Lescure. Il y alla, et fut présenté au prélat par un dignitaire du Chapitre. Le lendemain, qui étoit le cinquième dimanche après Pâque, l'évêque le fit prêcher à la cathédrale, en sa présence. Le missionnaire, après avoir expliqué l'Evangile, qui traite de la prière en général, fit tomber son discours sur la prière du rosaire. C'étoit une matière qu'il traitoit supérieurement; aussi M. de Lescure en parut-il pleinement satisfait. Cependant, comme il dépeignoit avec énergie les excès des Albi­geois, au temps de saint Dominique, Montfort s'aperçut que deux chanoines se regardoient, en se montrant mutuellement l'évêque; il craignit d'avoir laissé échapper quelque parole inconsidérée, et s'en ouvrit, après le sermon, au dignitaire qui lui témoignoit tant de bonté. Celui-ci le rassura, mais il ajouta qu'il se étroit, sans doute, moins appesanti sur les maux causés en France par les Albi­geois, s'il avoit su que ce prélat étoit d'Albi. Dans la crainte que des gens mal intentionnés ne tirassent avantage de cette innocente méprise, il lui conseilla d'aller trouver l'évêque, et s'offrit encore à le conduire. Le missionnaire raconta ingénument son embarras à M. de Lescure, qui lui fit l'accueil le plus gracieux. Monsieur de Montfort, lui dit-il en souriant, d'une mauvaise souche, il en sort quelquefois de bons rejetons. Ce trait de candeur ne put qu'augmenter la bonne opinion que le pieux prélat avoit déjà de Montfort. Sans les engagemens de celui-ci avec l’évêque de La Rochelle, il auroit sans doute essayé de le retenir. Au reste, nous le verrons, quelques mois plus tard, lui écrire, et le presser d'aller donner les exercices de la mission à L’Isle-Dieu et dans d'autres paroisses de son diocèse.
Le saint voyageur quitta Luçon dès le lendemain, et arriva le jour même à La Rochelle, mais si tard qu'il lui fallut coucher à l'auberge. Il n'y fit pas grands frais; toute sa dépense avec celle de son compagnon n'excéda pas une douzaine de sous. Cependant, comment payer cette modique somme, dont il n'avoit pas seulement le premier denier ? Il laissa son bâton en gage, avec promesse de le retirer bientôt, et s'en alla droit à l'hôpital. C'étoit là que son cœur le portoit toujours. Après avoir dit la messe, il fut visiter les malades, et leur parla avec son onction ordinaire. Une personne pieuse, Mlle Prévôt, témoin de ces divers actes de piété et de charité, rencontrant au sortir de l'hôpital un des directeurs du séminaire, ne put s'empêcher de lui parler avec admiration du prêtre étranger qu'elle venoit de voir. Au portrait qu'elle lui en fit, celui-ci, qui avoit autrefois connu particulièrement Montfort, et qui, sans doute, s'attendoit à son arrivée prochaine, n'eut pas de peine à le reconnoître. Ce qu'il en dit, de son côté, fit désirer à la pieuse demoiselle le bonheur de le loger dans sa maison. Transportée de joie, elle retourna donc aussitôt à l'hôpital et pressa le saint prêtre de venir avec son compagnon prendre son logement chez elle. On pense bien que Montfort ne tarda pas à recouvrer son bâton. Dès le jour même il alla voir le directeur dont nous avons parlé, pour le remercier du service qu'il venoit de lui rendre. Celui-ci n'eut rien de plus pressé que de porter à l'évêque la nouvelle de l'arrivée du missionnaire, et il le fit dans les termes les plus propres à le confirmer dans l'idée favorable qu'il en avoit déjà. Ce prélat, également distingué par son zèle et par ses lumières, lui donna, dès la première entrevue, les témoignages les plus expressifs d'une confiance que rien ne put jamais altérer, et qui fixa jusqu'à la mort le saint prêtre dans le diocèse de La Rochelle.

LIVRE QUATRIÈME. Depuis le commencement des travaux de Montfort dans le diocèse de La Rochelle en 1711, jusqu'a sa mort en 1716.
 
 
CHAPITRE PREMIER : depuis l'arrivée de Montfort à La Rochelle en 1711, jusqu'a son passage a l'Isle-Dieu en 1712.
 
 
Avant d'exposer Montfort aux yeux d'un plus grand auditoire, l'évêque de La Rochelle jugea convenable, pour essayer ses forces, de l'envoyer d'abord travailler à l'Houmeau, campagne voisine de la ville. Les bénédictions que Dieu répandit sur ces premiers travaux, et les exemples de vertu qu'il y donna, comme partout ailleurs, rassurèrent pleinement le prélat, et il s'empressa de rappeler l'homme apostolique à La Rochelle pour y donner successivement quatre missions différentes. La première eut lieu à l'hôpital de Saint-Louis ; le concours y fut tel, que le missionnaire se vit obligé bientôt de quitter l'église pour prêcher dans la grande cour de l'hôpital. Chargé ensuite de donner une mission spéciale aux hommes, puis une autre aux femmes, il choisit à cet effet l'église des Dominicains, à cause de sa grandeur, mais aussi sans doute par affection pour ces religieux, auxquels l'attachoient et son union au tiers-ordre de la pénitence, et sa dévotion particulière envers saint Dominique. Comme La Rochelle, ancien foyer du protestantisme, renfermoit encore beaucoup d'hérétiques, plusieurs personnes étoient d'avis que Montfort traitât, dans ces missions, les matières controversées, et s'attachât à réfuter l'erreur. On connoissoit en ce genre toute sa capacité. Mais lui, laissant ce soin à d'autres, préféra recourir au moyen qui jadis avoit réussi à saint Dominique, contre l'erreur des Albigeois, plus que n'auroit pu faire la plus habile controverse. Il eut soin de placer de temps en temps, entre ses instructions sur les grandes vérités de la religion, des instructions particulières sur le rosaire, comme un levain qui devoit communiquer sa vertu à tout le reste. Sa confiance en Marie ne fut point trompée. Les hérétiques les plus endurcis, comme les pécheurs les plus scandaleux, ne pouvoient l'écouter sans fondre en larmes. Souvent le prédicateur étoit obligé de s'interrompre pour prier ses auditeurs de modérer des cris et des sanglots qui l’empêchoient de parler et de se faire entendre. Ce n'étoit point une émotion passagère; à la fin des sermons, on se précipitait vers les tribunaux de la pénitence, et les prêtres, soit séculiers, soit religieux, suffi-soient à peine pour recevoir les confessions.
Entre toutes les conversions de calvinistes qu'opéra le ministère de l'homme de Dieu, une surtout fit grand bruit, et mérite d'être rapportée. Mme de Mailly étoit par sa naissance et son esprit, l'un des plus forts soutiens de l'hérésie ; ce qu'elle entendoit raconter des discours et de la vertu du missionnaire, lui fit désirer de le voir, et une demoiselle catholique de ses amies lui en facilita les moyens. Comme il étoit besoin d'un grand secret pour ne pas éveiller les soupçons des calvinistes, on convint d'un rendez-vous dans un village près de La Rochelle. L'entretien y roula tout entier sur la religion. La dame proposa ses doutes, et fut pleinement satisfaite sur tous les points. La manière claire et simple dont le missionnaire lui développa ensuite la vérité catholique, acheva de porter la lumière dans son esprit. Mais la sainteté que respiroit la conversation et tout l'extérieur de Montfort, fit, plus que tout le reste, impression sur cette ame droite et pure. A la fin de ce premier entretien, elle étoit déjà presqu'entièrement convertie ; elle quitta le saint prêtre en le conjurant de lui continuer ses soins et ses prières. Bientôt elle consola l'Eglise par une abjuration solennelle dont sa piété constante prouva la sincérité. Elle attribuoit particulièrement son retour à la dévotion que Montfort lui avoit inspirée pour la sainte Vierge, et jusqu'à sa mort, elle en témoigna chaque jour sa reconnoissance à Marie par la récitation du saint rosaire.
Non content d'attaquer le vice en chaire, il le poursuivoit partout. Il s'était souvent élevé contre la danse : Une fois , apprenant qu'il y en avoit une en certain lieu, il s'y rendit, et, se jetant à genoux au milieu de l'assemblée,y récita tout haut un Ave Maria. Il n'en fallut pas davantage pour dissiper tous les danseurs, tant sa vertu commandoit le respect. Plus d'une fois il pénétra, accompagné d'un autre prêtre, jusque dans des lieux de débauche. Là encore il se jetoit à genoux, récitoit l’Ave Maria et bai-soit la terre. C'en étoit ordinairement assez pour mettre en fuite une partie des coupables; parlant alors aux autres avec force et douceur, il en obtenoit des promesses de conversion qui souvent furent efficaces. Ce zèle, dont plusieurs saints, et saint François Régis entre autres, lui avoient donné l'exemple, faillit encore une fois lui coûter la vie. Un libertin furieux se jeta sur lui, l'épée à la main, en le menaçant, s'il ne sortoit au plus vite, delà lui passer au travers du corps.Très-volontiers, repartit Montfort, je mourrai avec joie, pourvu que vous me promettiez devous convertir, car j'aime mieux mille foisle salut de votre ame que dix mille viescomme la mienne. La fureur du libertin fut tellement déconcertée par ce peu de paroles, que, tremblant de tous ses membres, il eut beaucoup de peine à rengainer son épée, et à trouver la porte pour sortir. Pendant le tumulte, tous s'étoient enfuis, hors une pauvre fille restée plus morte que vive aux pieds de Montfort, comme l'adultère de l'Evangile aux pieds du Sauveur. Le saint prêtre et son compagnon l'emmenèrent avec eux, et la placèrent dans une maison sûre où elle devint bientôt un parfait modèle de pénitence.
La quatrième mission que donna Montfort à La Rochelle fut pour les soldats de la garnison; elle eut un succès encore plus éclatant que les précédentes. Ces hommes intrépides que l'ennemi n'avoit jamais vus trembler, frissonnoient à la peinture des jugemens de Dieu. On les entendoit pousser des cris de douleur ; on les voyoit tout consternés, attendre avec impatience le moment de se jeter aux pieds du saint prêtre, pour lui faire l'aveu de leurs crimes. Rien de plus édifiant que la procession militaire qui termina la mission. En tête, un officier, les pieds nus, portoit un drapeau décoré de la croix. Tous les soldats, nu-pieds aussi, suivoient, un crucifix dans une main, un chapelet dans l'autre, et chantoient les litanies de la sainte Vierge. De distance en distance, les chantres entonnoient ces mots : Sainte Vierge, demandez pour nous; et tous les autres, les yeux fixés sur leur crucifix, répondoient : Le saint amour de Dieu. Il n'y eut personne qu'un tel spectacle n'attendrit jusqu'aux larmes, tant la piété de tous ces braves gens paroissoit franche et sincère. Le changement qui se fit dans leur conduite sembla encore plus prodigieux. Toute la ville en fut dans l'admiration, et long-temps on n'y parla que de l'édifiante modestie des soldats. Il est vrai que Montfort ne négligea rien pour conserver au milieu d'eux les fruits de la mission : Il n'est pas de soins, pas de marques d'affection qu'il ne leur donnât, et on le payoit de retour. Il ne pouvoit sortir dans les rues sans se voir bientôt entouré de soldats et d'officiers.
Montfort termina ses missions de La Rochelle par l'érection de deux croix, l'une à la porte Saint-Nicolas, et l'autre à la porte Dauphine. Cette dernière surtout fut plantée au milieu d'un grand concours, et avec une solennité extraordinaire. Le saint missionnaire, placé au pied de la croix, commençoit à parler quand, tout à coup, mille voix s'écrièrent : Miracle ! miracle ! nous voyons des croix en l’air. Ces cris durèrent au moins un quart d'heure. Ni M. de Montfort ni moi,nous dit M. des Bastières, nous n'aperçûmes rien; mais plus de cent personnes, tantecclésiastiques que laïques, toutes très-dignes de foi, m'ont certifié depuis, avoiralors vu grand nombre de croix en l'air. Quoiqu'il fût à souhaiter que ce fait nous eût été raconté avec plus de détails, on ne peut guère douter cependant de sa vérité; car, comment supposer que tant de personnes se fussent ainsi concertées pour assurer un mensonge, ou que toutes eussent été dans le même instant, le jouet de leur imagination. Bien d'autres apparitions de ce genre, et de nos jours celle de la croix de Migné, rendent ce fait encore plus facile à croire.
Ces merveilles et tous les succès qu'obtenoit le ministère de l'homme apostolique, n'empèchoient pas qu'il n'eût à La Rochelle, comme ailleurs, beaucoup d'ennemis; ou plutôt ces succès là même soulevoient contre lui les jaloux, les libertins et les hérétiques. Tous les moyens ordinaires de l'enfer contre ceux qui lui font la guerre, furent ici mis en œuvre : chansons, calomnies, insultes, menaces, et enfin tentatives d'assassinat. On s'y prit de toutes les façons pour le perdre dans l'esprit de l'évêque. On mit en avant les raisons les plus spécieuses, les personnes les plus influentes. Mais M. de Champflour n'étoit pas homme à se laisser facilement surprendre. Cependant, pour s'assurer de l'exacte vérité, et pouvoir imposer silence à la calomnie, il appela secrètement trois des membres du chapitre les plus recommandables par leur science et leur piété, et les chargea de suivre, sans éclat, durant un certain temps, toute la conduite particulière de Montfort, ainsi que tous ses exercices publics. Leur rapport fut uniforme et tout-à-fait honorable pour le missionnaire. Depuis lors, M. de Champflour se déclara plus hautement que jamais son admirateur et son soutien. Au reste, les ferventes prières que le saint prêtre faisoit nuit et jour pour ses persécuteurs, furent souvent exaucées. Plusieurs d'entr'eux, touchés de ses discours et de ses exemples, changèrent de sen-timens à son égard, et lui firent des réparations dont sa modestie seule put empêcher l'éclat.
Mais il est des hommes dont la fureur ne connoît ni remèdes, ni bornes. Un soir, dit
d M. des Bastières, comme nous revenions deSaint-Louis, M. de Montfort voulut aller chez le sieur Adam, sculpteur, pour y voircertains ouvrages qu'il lui avoit commandés.
II me pria de l'y conduire, ne sachant pasoù il demeuroit. Le chemin le plus courtétoit de passer par la rue appelée de La Rochelle; lorsque nous y fûmes rendus, M. deMontfort me dit que nous nous égarions. Jetâchai de lui persuader le contraire : je n'enpus venir à bout; il ne voulut jamais y passer.Il fallut retourner sur nos pas, et faire, pouréviter cette rue, une fois autant de cheminque nous en avions déjà fait. Après que nousfûmes sortis de chez Adam, je lui demandaipourquoi il n'avoit pas voulu passer par larue qui étoit le chemin le plus court pouraller chez son sculpteur. Je n'en sais rien,me répliqua-t-il; mais, lorsque nous avonsété vis-à-vis de celte rue, mon cœur est de- venu froid comme de la glace, et je n'ai jamais pu avancer. Ce mystère me fut révéléquelques années après. Je revenois de Nantesà La Rochelle en compagnie de plusieurs cavaliers de différens pays. La dernière nuit,au Poiré-sous-Velluire, à sept lieues de LaRochelle, comme on devoit prendre degrand matin le bateau pour descendre à Marans, plusieurs de ces messieurs ne se couchèrent point, mais se retirèrent après souper dans une chambre haute. J'étois dans une autre chambre, au-dessous d'eux, d'oùj'entendois aisément tout ce qu'ils disoient.
Leur conversation roula sur M. de Montfort, et l'un d'eux raconta que du temps qu'ildonnoit la mission à La Rochelle, lui et deux de ses amis avoient cent fois cherché l'occasion de le rencontrer seul à l'écart. Nous apprîmes un jour, par hasard, ajouta-t-il, qu'il devoit aller le soir, avec son frère Mathurin, chez Adam, sculpteur, et qu'il devoit passer par la rue de La Rochelle. Nous y fûmes dès sept heures, et nous l’attendîmes jusqu'à onze; mais il n'y vint point.Un de la compagnie lui demanda ce qu'ilslui auroient fait, s'il avoit passé : Nous luiaurions cassé la tête. — Et qu'auriez—vous fait au frère Mathurin? — Nous l’aurionsenvoyé au diable avec son maître.
Ce danger n'est pas le seul auquel Montfort ait été exposé durant ses missions de La Rochelle. Les calvinistes, outrés de voir chaque jour quelques-uns des leurs arrachés à l'hérésie par les prédications du saint missionnaire, jugèrent plus aisé de le faire périr que de lui répondre. Ils trouvèrent un jour le moyen de glisser du poison dans un bouillon qu'il de­voit prendre en descendant de chaire. Montfort en ressentit aussitôt les effets, et l'on s'empressa de lui donner tous les remèdes convenables; mais il en resta toujours considérablement incommodé, et l'on ne peut douter que cet événement n'ait beaucoup avancé sa mort. L'état de foiblesse où il le réduisit, ne l'empêcha point cependant de continuer ses travaux et de donner encore la mission dans quelques autres paroisses du diocèse, jusque vers le mois de février 1712.
 
 
 
CHAPITRE DEUXIÈME : depuis le passage de Montfort à l'Ile-Dieu en 1712, jusqu'a son retour a La Rochelle
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Tout ce que l'évêque de Luçon entendoit raconter des succès prodigieux du missionnaire de La Rochelle, joint à ce qu'il en avoit vu par lui-même quelques mois auparavant, l'engagea à l'appeler de nouveau dans son diocèse. Il lui écrivit pour le prier d'y venir travailler, et lui recommanda particulièrement L’Ile-Dieu, comme plus destituée de secours spirituels. Montfort se disposa aussitôt à s'y rendre, et prévint ceux qui dé­voient l’accompagner de se tenir prêts à partir, « Nous devions, dit M. des Bastières, nous embarquer à La Rochelle; le jour de notredépart étoit arrêté ; mais nous eûmes avisque lesCalvinistes,instruitsde notre
d voyage, et jugeantl’occasion favorablepour se défaire de l’homme de Dieu, nousavoient vendus à leurs corsaires de Guernesey qui infestoient la côte. M. de Montfort ne fit aucun état de cet avertissement;pour moi j'y fis une très-sérieuse attention,et je lui représentai, le plus fortement qu'ilme fut possible l'extrême danger où ils'exposeroit avec tous ceux qui dévoientl'accompagner. Il fit tout ce qu'il put pour me persuader que cet avis, bien loin d'avoir aucun fondement, n'avoit nulle apparence de vérité. Il me dit que las ennemisde Dieu et du salut des ames avoient inventécette fourberie pour nous faire peur, etnous empêcher d'aller dans cette île, oùnous étions appelés pour travailler à laconversion des pécheurs. Il ajouta que siles martyrs avoient été aussi lâches que
nous, ils ne posséderaient pas la couronnede gloire dont ils jouissent dans le ciel. Jelui répliquai que je n'avois ni le couragedes martyrs ni le sien, mais que je me saurois toujours bon gré de ne l'avoir pas cruà Cambon dans une conjoncture à peuprès semblable. Vous pouvez, lui dis-je,vous embarquer, quand il vous plaira;pour moi je ne vous suivrai pas, je prendrai une autre route pour vous aller joindre. Me voyant si résolu, il acquiesça à messentimens. Nous différâmes notre départde quelques jours, et ce fut pour nous ungrand bonheur, car nous apprîmes bientôt après que la barque qui nous devoitpasser, étant partie à deux heures du matin, avoit été prise le même jour par uncorsaire qui fut bien surpris de ne pasnous y trouver. Il demanda au patron dela barque, où étoient les deux prêtres qu'ildevoit passer à l’Ile-Dieu ; et celui-ci luiayant répondu qu'ils étoient restés à LaRochelle : Tant pire pour toi, lui repli qua- t-il, je me serois contenté de les prendre,et je t'aurois renvoyé; mais puisque tu neles a pas, tu perdras ta barque et toutes tesmarchandises.
On nous conseilla d'aller aux Sables-d'Olonne, nous assurant que nous trouverrions là des chaloupes qui nous passeraientà l’Ile-Dieu. Nous prîmes ce parti ; mais,lorsque nous y fûmes rendus, nous netrouvâmes personne qui voulût nous y conduire ; car on nous assura que, depuisquinze jours, cette île étoit investie de touscôtés par des corsaires. Nous poussâmesjusqu'à Saint-Gilles, à cinq lieues des Sables : tous les matelots de ce lieu-là nous direntla même chose, et refusèrent également denous passer, de sorte que nous fûmes surle point de nous en retourner tous à LaRochelle. M. de Montfort en eut un chagrinextrême, et moi une joie incroyable. Maisavant que de partir il fit une nouvelle tentative, et fut trouver un maître de chaloupe,à qui il fit tant de supplications, et de sibelles promesses que nous ne serions pas pris, qu'enfin ce bonhomme consentit ànous passer. Il fallut donc s'embarquer lelendemain. Lorsque nous fûmes à troislieues en mer, nous aperçûmes deux vaisseaux corsaires de Guernesey, qui venoientsur nous à toutes voiles. Nous avions levent contraire, et nous n'avancions qu'à force de rames. Tous les matelots s'écrièrent : Nous sommes pris ! nous sommes pris !Ces pauvres gens poussoient des cris lamentables, capables de faire pitié aux cœurs lesplus endurcis. Cependant M. de Montfortchantoit des cantiques de tout son cœur,et nous disoit à tous de chanter avec lui ;mais comme nous avions plus envie depleurer que de rire, nous gardions tous unmorne silence. Puisque vous ne pouvezchanter, nous dit-il alors, récitons doncensemble notre chapelet. Nous le psalmodiâmes avec lui, le plus fervemment qu'ilnous fut possible, et aussitôt qu'il fut fini,M. de Montfort nous dit à tous : Ne craignez rien, mes chers amis, notre bonne Mère la sainte Vierge nous a exaucés, noussommes hors de danger. Eh ! s'écria l'unde nos matelots, comment serions-noushors de danger, l'ennemi est sur nous, etprêt à fondre sur notre barque? préparons-nous plutôt à faire le voyage d'Angleterre.En effet, les vaisseaux ennemis n'étoientplus qu'à portée de canon. Ayez de la foi,mes chers amis, répliqua M. de Montfort, lesvents vont changer. Effectivement, un moment après, les vents étant changés, nous vîmes les deux vaisseaux ennemis virer debord, et notre barque put s'éloigner deson côté. Nous commençâmes à respirer età nous réjouir, et nous chantâmes de boncœur le Magnificat en action de grâces.
L'arrivée du missionnaire répandit la joie dans l'île entière. Son courage à braver tous les dangers pour y venir annoncer la parole du salut, et la merveilleuse protection du Ciel sur lui, dans ce périlleux passage, le firent regarder des habitans comme un homme extraordinaire. Le peuple et le clergé allèrent le recevoir sur le rivage; mais personne ne l'accueillit avec plus de joie que le digne curé, M. Héron, qui, peu d'années après, mourut en odeur de sainteté. De semblables dispositions annonçoient une mission heureuse; aussi le fut-elle pleinement. A l'exception du gouverneur et du petit nombre de ses amis, tous profitèrent avec zèle de ces jours de salut; et tant que le saint missionnaire demeura dans l'île, il eut constamment lieu d'admirer non-seulement la pieuse avidité des habitans à recevoir la parole sainte, mais encore leur docilité parfaite à suivre tous ses avis, et en particulier ceux qu'il leur donna pour le soulagement des pauvres. Afin de perpétuer les fruits de cette mission, il établit la récitation du rosaire en trois chapelles situées sur différens points de l'île. Il fit aussi planter une croix sur une éminence, entre le bourg et le port. Ce lieu étoit couvert de pierres, et il y en avoit une entre autres que plusieurs hommes ensemble ne pouvoient remuer. On dit qu'il suffit au missionnaire d'y mettre la main pour la faire rouler en bas, comme une petite pierre ; on la montre encore aux étrangers. Enfin, après un séjour de deux mois, il partit, laissant dans l'île une réputation de sainteté que les années n'ont pu détruire. On voyoit jusqu'à nos jours, sur la porte d'une maison, le chiffre de N. S. lHS, qu'on di-soit avoir été creusé par lui, ou du moins par son ordre. Quoique les autres planches de la porte fussent pourries depuis long­temps, et qu'il eût fallu les renouveler jusqu'à trois fois, celle qui portoit ces lettres s'étoit conservée. Elle a été récemment transportée à Saint-Laurent-sur-Sèvre.
Montfort n'oublioit pas la promesse qu'il avoit faite l'année précédente aux habitans de la Garnache, de revenir le 12 mai de cette année, bénir leur chapelle de Notre-Dame-de-la-Victoire. Comme après la mission de l'Ile-Dieu, il lui restait quelques jours jusqu'à l'époque marquée pour cette bénédiction, il en profita pour aller visiter et encourager ses pieux établissemens de Nantes. A son arrivée à la Garnache, il eut la consolation d'y retrouver en vigueur toutes les saintes pratiques de la mission, et il ranima de plus en plus la ferveur par quelques jours de retraite qu'il y donna pour préparer à la bénédiction de la chapelle. Au jour marqué, le concours fut si grand, que la chapelle n'étant pas, à beaucoup près, assez vaste pour contenir la multitude, il fallut prêcher en plein air. Pendant le sermon, survint une pluie abondante, et cependant, par respect pour la parole de Dieu, le peuple, loin de chercher un abri, ne vouloit pas même se couvrir. Le saint prédicateur ne put l'obtenir qu'en menaçant de se taire, si l'on persistait à rester la tête nue. Il bénit ensuite la chapelle, et y plaça la sainte image. Depuis ce temps, elle n'a cessé d'être chère à la piété des peuples; encore aujourd'hui, on s'y rend de loin en pèlerinage ; on y fait très-souvent célébrer la messe, et grand nombre de personnes ont assuré y avoir obtenu des grâces merveilleuses.
Le soir même du jour où il avoit béni la chapelle de Notre-Dame-de-la-Victoire, Montfort ouvrit la mission de Sallertaine. Jamais ne se vérifia mieux ce qu'il avoit coutume de dire : Qu'au bruit d'une mission, il sembloitque les démons prissent les devans pour latraverser ou la faire manquer; mais qu'à sontour, lorsqu'il y avoit mis le pied, il étoit leplus fort, et que Jésus, Marie et l'archangesaint Michel les obligeoient alors à lui céder le champ de bataille, à se taire, ou dumoins à ne l'attaquer que de loin.Le curé de Sallertaine avoit annoncé à ses paroissiens qu'à l'issue des Vêpres, il les conduiroit processionnellement au-devant du missionnaire que les habitans de la Garnache dévoient, de leur côté, conduire en procession jusqu'à mi-chemin. Mais les esprits étoient si mal disposés, qu'il ne se joignit à lui qu'une poignée de personnes. Les autres ne s'en tinrent pas là. Aussitôt que le curé fut parti, ils fermèrent les portes de l'église, et en déposèrent les clefs chez un homme qui leur étoit dévoué. Cependant les paroissiens de la Garnache, qui avoient suivi en masse le saint missionnaire, voulurent le conduire jusqu'à Sallertaine. Au milieu du bourg se trouvoit une croix : là, Montfort s'arrêta et leur fit les adieux les plus touchans. Les larmes que leur arrachoit la douleur de se séparer de leur père, bien loin de toucher les habitans de Sallertaine, ne faisoient qu'exciter leurs rires moqueurs. Ils affectoient de jouer et de pousser des huées sur le passage du missionnaire ; quelques-uns même portèrent l'audace jusqu'à lui jeter des pierres. Tous étoient dans l'attente de ce qu'il alloit faire, quand il trouverait l'église fermée. Mais, au grand étonnement de tout le monde, comme il se présentait; les portes s'ouvrirent, sans qu'on pût savoir comment cela s'étoit fait. Après quelques informations, Montfort alla droit chez un riche habitant des plus opposés à la mission. Il entre, et asperge avec de l'eau bénite la salle où se trouvoit réunie toute la famille ; puis il pose sur la cheminée son crucifix et une statue de la sainte Vierge, se prosterne et fait sa prière. Se relevant alors : Eh bien ! monsieur,dit-il au maître de la maison tout stupéfait,vous croyez que je viens ici de moi-même;non, c'est Jésus et Marie qui m'y envoient : je suis leur ambassadeur. Ne voulez-vous pasbien me recevoir de leur part? — Volontiers,repartit cet homme; soyez le bienvenu. —Eh bien, répliqua le missionnaire, venezdonc avec moi à l'église.A l'instant, il fut suivi de toute la famille, se rendit à l'église, et annonça l'ouverture de la mission.
Le lendemain, dès le premier sermon, l'église fut remplie, et aux larmes qui coulèrent de tous les yeux, on put pressentir quels seraient les fruits de ces saints exercices. Ils furent, en effet, des plus consolans. Le mal étoit extrême ; mais le remède y fut proportionné, et Sallertaine changea de face. L'homme de Dieu y accommoda plus de cinquante procès, et ménagea plus de cent réconciliations. Il se fit d'importantes restitutions, et des conversions sans nombre, dont quelques-unes semblèrent tenir du miracle. La sainte vie du missionnaire frappoit tous les esprits d'une telle admiration, qu'on ne pouvoit rien lui refuser. Il fit décorer, avec beaucoup de décence, une ancienne chapelle alors abandonnée, et, avec l'autorisation de l'évêque de Luçon, il la consacra à la sainte Vierge, sous le nom de Notre-Dame-de-Bon Secours. Longtemps elle fut très-fréquentée, et quoique depuis elle ait été, par le malheur des temps, réduite à n'être plus qu'une sorte de décharge de' l'église, la mémoire du nom de Montfort y reste encore attachée. Le saint prêtre fit aussi construire, près du bourg, un fort beau calvaire, accompagné d'un sépulcre, d'une chapelle, de statues, et autres décorations. Quelques semaines après, il fut détruit par les mêmes moyens, et de la même manière à peu près que l'avoit été celui de Pontchâteau ; mais la bénédiction s'en fit alors avec beaucoup de solennité. Une circonstance particulière mérite d'être rapportée, parce qu'elle prouve l'ordre admirable que le missionnaire savoit faire observer dans toutes ces cérémonies. La procession étant prête à partir, il désira que, pour plus de respect, tous les hommes se rendissent pieds nus au calvaire. Il leur dit que chacun d'eux pouvoit laisser sa chaussure à la place où il se trouvoit en ce moment, et leur promit qu'ils la retrouveroient tous à leur retour. Il fut à l'instant obéi : prêtres, gentils ­hommes, gens du commun, tous se déchaussèrent, et, comme l'avoit dit le missionnaire, de toute cette multitude, il n'y eut personne qui, au retour, ne se retrouvât à la place de sa chaussure. La procession de clôture se fit avec le même ordre, malgré la pluie qui survint durant la marche. Montfort l'avoit annoncée : La journée est belle, avoit-il dit ;le temps est fort clair ; mais avant que la procession soit à la moitié du chemin, nousaurons une grosse pluie.
Le zèle du saint prêtre pour la maison de Dieu, lui avoit attiré, quelques jouis auparavant, un mauvais traitement qui ne servit qu'à faire éclater sa douceur. Une demoiselle riche, s'étant comportée à l'église d'une manière tout-à-fait répréhensible, s'étoit attiré, de la part du missionnaire, quelques paroles de reproche. De retour chez elle, elle en communiqua son ressentiment à sa mère. Celle-ci, plus furieuse que sa fille elle-même, s'arme d'une canne, et va sur la place attendre Montfort au passage. Dès qu'elle l'aperçoit, elle l'apostrophe avec colère, le menace de sa canne, et faisant suivre aussitôt les effets, elle lui en décharge cinq ou six coups. Montfort qui, plus d'une fois, avoit vu, sans trembler, l'épée d'un homme dirigée contre lui, ne s'effraya pas beaucoup de la fureur d'une femme.Madame, lui dit-il avec un grand sang-froid j'ai fait mon devoir ; il falloit que mademoiselle votre fille eût fait le sien.
Aussitôt après la mission de Sallertaine, l'infatigable apôtre alla, le 11 juin, commencer celle de Saint-Christophe. Quoique ce bourg fût éloigné d'environ trois lieues, les habitans de Sallertaine, pour réparer la mauvaise réception qu'ils avoient faite au saint missionnaire, voulurent l'accompagner jusqu'à Saint-Christophe. Ces témoignages d'honneur n'empêchèrent pas qu'il ne reçût plus d'un outrage le long de la route. Un homme, entre autres, sans qu'on pût en savoir le motif, fut jusqu'à lui donner un soufflet. On l'arrêta : mais Montfort le fit relâcher, en assurant qu'il serait bientôt à lui. Cet homme, en effet, ne tarda pas à rentrer en lui-même, et devint une des nombreuses conquêtes de la mission de Saint-Christophe. Outre les prodiges ordinaires de grâce qui l'accompagnoient partout, le missionnaire donna en ce lieu plusieurs preuves de l'esprit prophétique dont il étoit doué : nous ne citerons que trois faits des plus certains.
Un homme, appelé Tangaran, avoit amassé des biens assez considérables, mais par des moyens dont le public étoit justement scandalisé. Comme il désiroit participer à la grâce de la mission, Montfort, après un sérieux examen, exigea qu'il fit brûler, en présence de témoins, certains contrats usuraires. Cet homme y consentit, et le missionnaire s'étant rendu chez lui, au jour convenu, il étoit sur le point d'accomplir sa promesse, quand sa femme survint, et malgré les pressantes sollicitations du saint prêtre, le détourna de faire ce sacrifice. Elle joignit aux mauvaises raisons les railleries les plus déplacées. Vous êtes attachésaux biens de la terre, leur dit alors Montfort,vous méprisez ceux du ciel : eh bien ! vos enfans ne réussiront point ; ils ne laisserontpoint de postérité, et vous serez misérables.Vous n'aurez pas même de quoi payer votreenterrement. — Oh ! répliqua la femme d'unton moqueur, il nous restera toujours bientrente sous pour payer le son des cloches. —Et moi, reprit vivement le missionnaire, jevous dis que vous ne serez pas honorés duson des cloches à votre enterrement.Tout s'est vérifié de point en point, comme l'ont attesté, par écrit, les principaux habitans de la paroisse. Ces gens avoient deux enfans, qui se sont mariés, et sont morts sans postérité. Le père et la mère ne leur ont laissé que des dettes, et l'un et l'autre ont été privés du son des cloches à leur enterrement, ayant été tous les deux enterrés le vendredi-saint, jour où l'on ne sonne point, la mère en 1739, et le père en 1738.
Le trait suivant n'est pas moins attesté. Le serviteur de Dieu étant un jour allé chez le sacristain, nommé Cantin, trouva sa fille occupée à boulanger. Il lui demanda si elle étoit toujours fidèle à offrir son travail à Dieu, et, comme elle lui répondit ingénument qu'elle y manquoit bien quelquefois : N'y manquez jamais, reprit-il.Pour lui donner l'exemple, il se mit lui-même à genoux, pria, bénit la pâte, et s'en alla. Le moment venu de mettre la pâle au four, la mère dit à sa fille de former les pains, et de les lui apporter. Quand le four fut à peu près rempli, elle lui demanda s'il en restoit encore.Vous n'êtes pas au bout, réponditla fille, il en reste encore plus d'une fois
autant.La mère prit cette parole pour un badinage ; mais quel fut son étonnement, lorsqu'elle vit qu'en effet, il restoit encore tant de pâte qu'il y en eut assez pour remplir le four deux autres fois ! Le pétrin, cependant, ne pouvoit contenir de farine que pour une fournée.
On craignoit beaucoup que la croix qui fut plantée à la fin de la mission ne pût pas subsister, foible comme elle étoit, et qu'elle ne fût renversée par les vents.Ne craignez point,dit Montfort, en terminant le discours qu'ilfit à cette plantation, ne craignez point quecette croix tombe. Elle subsistera jusqu'à cequ'il se fasse une autre mission dans cette paroisse. Alors elle tombera pour faire place àune autre qu'on plantera au même lieu.La croix subsista, en effet, jusqu'en 1735, que les successeurs, de Montfort vinrent donner une seconde mission à Saint-Christophe. Comme on délibéroit sur le lieu où l'on placeroit la nouvelle croix, parce que le respect pour la mémoire de Montfort ne permettait pas de toucher à l'ancienne, celle-ci fut tout à coup renversée par un tourbillon de vent. On se rappela la prédiction du missionnaire, et la croix nouvelle fut, comme il l'avoit dit, mise à la place de l'ancienne.
 
 
CHAPITRE TROISIEME : depuis le retour de Montfort à La Rochelle, après sesderniers travauxdans le diocèse de Luçon en 1712, jusqu'a ses démarches pour l'établissement d'une compagnie de missionnaires en 1713.
 
Depuis environ cinq mois, Montfort, à la prière de l'évêque de Luçon, travailloit avec zèle dans son diocèse, mais sans cesser de se considérer toujours comme attaché au diocèse de La Rochelle : aussi s'empressa-t- il d’y retourner. Ce fut une grande consolation pour lui de voir que le temps n'avoit point détruit les heureux effets de ses missions. Pour affermir dans la voie de la vertu ceux qui la suivoient déjà, et y engager ceux qui, jusque là, avoient refusé d'y entrer, il donna à l'hôpital-général une retraite où les personnes de la maison avoient des instructions spéciales, mais dont tous les autres exercices étoient publics. Au premier signal, le souvenir des missions précédentes fit accourir une foule innombrable.
De toutes les conversions nouvelles que produisit cette retraite, la plus remarquable fut celle d'une demoiselle Bénigne Pagé, fille d'un trésorier de France. Elle avoit de l'esprit et toutes les grâces frivoles qui charment le monde. Un jour, elle concerta avec des officiers et quelques amies, d'aller entendre le bon missionnaire pour le distraire, s'il étoit possible, lui occasionner quelque sortie dont on pût se prévaloir, ou tout au moins s'amuser ensuite à ses dépens. S'étant, en conséquence, habillée d'une façon très-peu décente, elle fut se placer précisément en face du prédicateur. Le saint prêtre l'aperçut en se rendant à la chaire ; mais il se contenta d'un regard de compassion, et après s'être un instant tourné vers le saint Sacrement, sans doute pour lui recommander cette pauvre aveugle, il commença son sermon. Bientôt tout le monde fondit en pleurs, et Mlle Page comme les autres. Mais, chose plus merveilleuse encore, elle ne s'en tint pas à des larmes stériles. Le sermon fini, elle resta à l'église. Sa compagnie eut beau la faire appeler, ce fut en vain. Après s'en être délivrée par ses délais affectés, elle se fit conduire chez le missionnaire, et eut avec lui un entretien de deux heures. De retour chez elle, sans déclarer son projet à personne, elle passa la nuit à mettre ses affaires en ordre, et dès le lendemain matin, elle alla se renfermer pour toujours chez les religieuses de Sainte-Claire. Tous les efforts de l’enfer et du monde ne purent l’en arracher, et pendant plus de trente ans qu'elle y vécut, sous le nom de sœur Louise, elle ne cessa d'y offrir un parfait modèle de pénitence et de ferveur religieuse : son exemple ne fut pas inutile à bien d'autres jeunes personnes.
Les grands biens que produisoit le ministère de Montfort à La Rochelle, inspirèrent le désir de l'y fixer. On lui procura, dans le faubourg Saint-Eloi, une petite maison dont il devoit jouir jusqu'à sa mort. Il l'accepta, mais sans permettre qu'on y mît plus que l'ameublement strictement nécessaire. Il l'appeloit son ermitage de Saint-Eloi. Quoique cette maison ait été, à ce qu'il paroît, presque entièrement changée, la tradition la distingue encore aujourd'hui entre toutes celles qui l'entourent, comme ayant été autrefois la demeure d'un saint missionnaire. Près de la cheminée que l'on a conservée par vénération, étoit façonnée dans le mur une petite niche, dont on garde une pierre sur laquelle est sculpté, probablement de la main de Montfort, un Christ accompagné de plusieurs autres figures. C'étoit à Saint-Eloi que notre apôtre aimoit à se retirer, dans l'intervalle de ses missions, pour y renouveler son ame et s'y dédommager, dans le repos de l'oraison, des soins sans nombre où l'engageoit sa charité. De là, comme d'un nouveau cénacle, il sortoit, quand le temps en étoit venu, plein d'un feu céleste et d'un enthousiasme divin pour courir à de nouveaux travaux, à de nouvelles croix. C'est ainsi qu'on le vit alors, dès que la saison favorable aux missions fut arrivée, aller évangéliser les paroisses de Tairé , Saint-Vivien , Esnandes, Courson et autres lieux du diocèse de La Rochelle. Il s'y occupa, à peu près sans interruption, depuis le commencement d'octobre jusqu'à la fin de mai. Partout ce furent, de sa part, les mêmes traits de vertu, et de la part des peuples, le même empressement ; partout Dieu se plut à multiplier les miracles de sa grâce. Nous ne citerons que deux circonstances de ces missions.
La plantation de la croix avoit attiré beaucoup d'étrangers à Esnandes, et tous n'y étoient pas venus pour s'édifier. Plusieurs s'étoient réunis chez un riche aubergiste nommé Morcant, qui demeurait près du lieu où devoit se planter la croix. Ils avoient avec eux des vio­lons, et se préparoient, par l'intempérance et toutes sortes d'excès, à troubler la joie de la fête. Montfort crut pouvoir, par de charitables avis, prévenir ce désordre. N'ayant été accueilli par les étrangers qu'avec des railleries et des blasphèmes, il s'adressa au maître de l'auberge et en reçut le même accueil. Le saint prêtre se jette alors à genoux, prie, et se relevant bientôt : Va, malheureux, dit-il à l'aubergiste, tu périras misérablement avec touteta famille.L'effet suivit de près la menace. Peu de jours après la mission, cet homme fut tout à coup saisi d'un tremblement auquel tous les secours de la médecine ne purent apporter aucun remède, et qui dura aussi long-temps que sa vie; en sorte qu'on ne le nommoit plus que le Tremblant. Il mourut dans une grande misère. Sa femme avoit partagé sa faute; elle eut part au châtiment. Pour leurs enfans, ils moururent tous jeunes, à l'exception d'une fille tout-à-fait imbécile, qu'une de ses parentes recueillit par charité.
Jamais le missionnaire n'avoit trouvé de paroisse dans un état aussi déplorable que celui où étoit Courson, quand il y arriva. Le démon de la discorde y régnoit en souverain : guerre à outrance entre le pasteur et les paroissiens ; guerre semblable entre les paroissiens eux-mêmes. L'ange de paix sentit le besoin d'ajouter à ses prières et à ses austérités accoutumées, et de préparer de loin les esprits, avant de leur parler de réconciliation. Enfin quand il crut avoir apaisé la colère de Dieu, et gagné la confiance des hommes, il annonça pour certain jour un sermon de la plus grande importance, et conjura tout le monde de venir l'entendre. Il parla sur le pardon des injures, mais avec une force surprenante et une grâce extraordinaire. L'auditoire fut profondément ému. Le curé, sans attendre la fin du sermon, demanda publiquement pardon à ses paroissiens de la conduite scandaleuse qu'il avoit tenue à leur égard.Eh quoi ! reprit alors le prédicateur, voilà votre pasteur qui désire saréconciliation avec vous, et qui vous demande pardon; et vous, mes frères, voushésiteriez à le faire?L'assemblée lui répondit par une explosion de sanglots et de cris de repentir. Puis, au premier ordre du missionnaire, tous les hommes se donnèrent, les uns aux autres, le baiser de paix en témoignage de leur propre réconciliation ; les femmes en firent autant de leur côté, et de ce jour, à la discorde la plus affreuse, succéda dans toute la paroisse, une paix dont tout le monde admira, les effets.
Les heureux succès que Dieu ne se lassoit point d'accorder au ministère de son serviteur fidèle, n'empêchoient pas qu'il ne ren­contrât partout des contradictions et des croix. Une lettre qu'il écrivit de la mission d'Esnandes, à sa sœur de Rembervilliers, le 1er janvier I7i3, prouve qu'alors même, malgré la protection de M. de Champflour, les croix ne lui manquoient pas.Dieuprend plaisir, ma chère sœur, lui dit-il,à nous voir combattre , et à nous rendretous deux victorieux, vous dans le secretet moi dans le public : car vos combats sepassent dans vous-même, ils n'éclatentpas hors de votre communauté; mais lesmiens éclatent par toute la France, soit àcombattre les démons de l'enfer, soit àfaire la guerre au monde et aux mondainsennemis de toute vérité. Vous seriez sansdoute surprise, si vous saviez le détail del'aimable croix dont le ciel me favorise parl'intercession de notre bonne Mère. Jevous prie d'en remercier mon aimableJésus, et de prier votre communauté, que je salue, de m'obtenir de Jésus crucifié laforce de porter les plus rudes croix et lesplus pesantes, comme des pailles, et derésister, avec un front d'airain, aux puissances infernales.
Nous avons encore une autre lettre à cette même sœur, qu'il lui écrivit de Paris, le 15 août de la même année; elle commence par ces mots : Vive Jésus ! Vive sa croix ! Si vous saviez, lui dit-il ensuite, si voussaviez mes croix et mes humiliations parle menu, je doute si vous désireriez si ardemment de me voir; car je ne suis jamaisdans aucun pays, que je ne donne unlambeau de ma croix à porter à mes meilleurs amis, souvent malgré moi et malgréeux. Aucun ne me peut soutenir, et n'osese déclarer pour moi qu'il n'en souffre,et quelquefois qu'il ne tombe sous les piedsde l'enfer que je combats, du monde queje contredis, delà chair que je persécute.Une fourmilière de péchés et de pécheursque j'attaque ne me laisse aucun repos : toujours sur le qui-vive ; toujours sur les épines, sur les cailloux piquans ; je suiscomme une balle dans un jeu de paume : on ne la pas sitôt poussée d'un côté, qu'on la pousse de l'autre, en la frappant rudement. C'est la destinée d'un pauvre pécheur;c'est ainsi que je suis sans relâche et sansrepos, depuis treize ans que je suis sorti deSaint-Sulpice. Cependant, ma chère sœur,bénissez-en Dieu pour moi; car je suis content et joyeux au milieu de toutes messouffrances, et je ne crois pas qu'il y aitau monde rien de plus doux pour moi quela croix la plus amère, quand elle est trempée dans le sang de Jésus crucifié, et dansle lait de sa divine Mère. Mais, outre cettejoie intérieure, il y a grand profit à faire,en portant les croix; je voudrois que vousvissiez les miennes ; mais je n'ai jamais plusfait de conversions qu'après les interdits les plus sanglans et les plus injustes. Courage,ma très-chère sœur, portons tous trois notrecroix aux deux extrémités du royaume : portez-la bien, de votre côté, je tâcheraide la bien porter du mien, avec la grâcede Dieu, sans nous plaindre, sans murmurer, sans nous décharger, sans nous excu­ser, même sans pleurer, comme de petitsenfans qui verseroient des larmes, et seplaindroient de ce qu'on leur donneroit cent livres d'or à porter, ou comme un laboureur qui se désespéreroit de ce qu'onauroit couvert son champ de louis d'or, pour le rendre plus riche.
La dernière mission de cette campagne fut celle de la Séguinière, paroisse voisine de Chollet, et qui pour lors faisoit partie du diocèse de La Rochelle. L'homme de Dieu fai­soit tant de cas du curé, nommé Kantin, qu'il l'appeloit le curé selon son cœur. Quoique ce digne pasteur vît avec consolation sa paroisse déjà bien réglée, il ne crut pas pouvoir lui rendre un plus grand service qu'en y appelant le saint missionnaire : ses paroles et ses exemples eurent bientôt allumé dans tous les cœurs une ferveur nouvelle qui, de là, se répandit dans tout le canton, où l'on en retrouve encore de précieux restes. La fréquentation des sacremens et la confrérie du saint rosaire furent les moyens qu'employa Montfort pour perpétuer et accroître les fruits de sa mission. Les travaux incroyables auxquels il s'y étoit livré l'avoient tellement épuisé, qu'il eut beaucoup de peine à terminer les exercices : cependant, sans vouloir céder aux sollicitations qu'on lui faisoit pour l'engager à prendre quelques jours de repos, il s'empressa de profiter du temps des vacances des missions pour exécuter un projet qui l'occupoit depuis long-temps.
 
 
CHAPITRE QUATRIEME : démarches de Montfort pour l'établissement d'une Compagnie de Missionnaires, durant les vacances de 1713.
 
C'étoit peu pour l'homme de Dieu que tant de travaux et de succès. Son zèle embrassoit les siècles, et trop à l'étroit dans les bornes assignées à sa vie, il aspiroit à rendre durable, à perpétuer ce qu'il faisoit pour la gloire de Dieu et le salut des ames. C'est dans cette vue qu'à la fin de chaque mission, il formoit, selon les circonstances, quelque établissement propre à en conserver les fruits : c'étoit un calvaire qu'il élevoit, une chapelle qu'il décoroit, une association qu'il formoit. Il avoit établi déjà plusieurs de ces associations : celle des Vierges, par exemple, des Filles de la Croix, des Pénitens blancs , des Amis de la Croix, des Soldats de saint Michel. Mais toutes ces œuvres n'étoient attachées qu'à certains lieux, et ne pouvoient que difficilement s'étendre et se conserver longtemps. Il en méditoit deux d'une utilité plus universelle, et qui dévoient servir à perpétuer toutes les autres. L'une, la congrégation des Filles de la Sagesse, étoit déjà commencée à l'hôpital de Poitiers, et nous le verrons plus tard lui donner sa dernière perfection. L'autre étoit une compagnie de prêtres consacrés à poursuivre après lui, et suivant sa méthode, le travail si fructueux des missions. Il communiqua sur cette dernière œuvre ses idées à l'évêque de La Rochelle, bien disposé à suivre en tout sa décision, et à ne plus s'occuper de son projet, s'il n'étoit pas jugé convenable. Le saint et docte prélat l'ayant approuvé pleinement, et vivement encouragé, il redoubla ses prières et ses mortifications pour s'unir à Dieu plus intimement, et profita des intervalles des missions de cette année pour rédiger son projet qui se conserve encore, écrit en entier de sa main. Le saint législateur, ainsi que le remarque le P. Picot de Clorivière, s'est contenté de faire une simple esquisse et d'y mettre l'essentiel, auquel le reste pouvoit être aisément ajouté dans la suite, soit par lui-même, soit par ses successeurs. L'idée qu'il y donne de sa compagnie future est noble et sublime. Il exige de ceux qui doivent la composer une perfection peu commune, non-seulement parmi les simples fidèles, mais parmi les religieux même et les ecclésiastiques : il veut de vrais apôtres, tout entiers à leur œuvre, dégagés de tout le reste, toujours prêts, comme un corps de troupes légères, à voler, sous le bon plaisir des évêques, partout où les appellera le plus grand bien des ames. Assuré de leur existence que son œil prophétique apercevoit par-delà son tombeau, il en parloit avec enthousiasme et leur adressoit la parole, comme si déjà il les eût vus, remplis de son esprit, pratiquer leur règle avec ferveur. Cette allocution à ses missionnaires sera rapportée à la fin de cet ouvrage, ainsi qu'une prière que Montfort a placée à la tête de leur règlement.
La communauté générale, formée et de prêtres et des frères dont il sera parlé plus tard, devoit être réunie sous le nom du Saint-Esprit, c'est ce qui paroît par les termes du testament de Montfort; mais il voulut que dans cette communauté, la compagnie particulière des missionnaires portât le nom de Marie. Son intention fut de les mettre ainsi solennellement sous la protection toute puissante de la reine du ciel, et de leur imposer la douce obligation de lui être tout spécialement dévoués. Cette dévotion avoit toujours été la sienne, et il lui attribuoit tout le succès de son ministère : il ne crut pas pouvoir laisser un plus beau patrimoine à ceux qui dévoient s'associer à son œuvre et la perpétuer. Mais d'où dévoient lui venir ces enfans? Comme autrefois Moïse sur la montagne d'Oreb, Montfort, dans son ermitage de Saint-Eloi, avoit reçu de Dieu les tables d'une loi nouvelle ; mais il lui falloit chercher à qui la communiquer. C'est là ce qui lui fit, aussitôt après la mission de la Séguinière, entreprendre le voyage de Paris.
Arrivé dans la capitale, pour y recruter des hommes propres à former sa Compagnie de Marie, Montfort alla s'adresser à la communauté du Saint-Esprit, formée depuis quel-années seulement, par un de ses compatriotes, M. l'abbé Desplaces, avec qui, dès le temps de ses études, la piété l'avoit étroitement uni. Il lui avoit autrefois proposé à lui-même de venir partager ses travaux; mais celui-ci, qui dès lors avoit commencé l’établissement de son séminaire, ne crut pas devoir abandonner une œuvre approuvée des personnes les plus sages, et que Dieu bénissoit évidemment. Il dit, du reste, à Montfort qu'il travailloit indirectement pour lui, et que le temps venu, ce seroit à lui de choisir, parmi ses écoliers, ceux qu'il jugeroit propres aux missions. Lors de ce voyage de Montfort à Paris, l'abbé Desplaces n'existoit plus depuis près de quatre ans : trente années seulement avoient été toute la vie de ce saint prêtre que Paris entier regretta. Il étoit alors remplacé par M. Bouïc, l'un de ses élèves. Montfort arriva au séminaire dans le moment de la récréation. Élèves et directeurs, tous firent le plus honorable accueil à un homme que plusieurs connoissoient déjà personnellement, et dont tout le monde savoit les anciennes liaisons avec M. Desplaces. Pour lui, après avoir salué toute la compagnie en général, remarquant un séminariste plus pauvrement habillé que les autres, il alla droit à lui et l'embrassa, sans autre motif de cette distinction que son respect pour les livrées de l'indigence.
Le reste de la conduite de Montfort, pendant son séjour dans la communauté du Saint-Esprit, répondit à un début si surnaturel, et à la haute idée qu'on s'étoit formée de sa vertu. Aussi, ses exemples donnoient-ils un grand poids à ses paroles toutes célestes. Le digne successeur de M. Desplaces n'en parloit depuis qu'avec admiration, et il s'est plu à nous en conserver quelques traits.Un jour, dit-il,il entretint les jeunes séminaristes de cette a divine sagesse, pour laquelle il avoit unattrait tout particulier, attrait qu'il souhaitoit ardemment communiquer à tous ceuxqu'il en croyoit susceptibles. Cet entretienfut comme une paraphrase de ces élogesmagnifiques que Salomon donne à la sagesse. Mais, en peignant cette sagesse, il eutbien soin de faire remarquer qu'il ne parloitpas seulement de la sagesse qui fut donnéeà Salomon, et beaucoup moins encore de celle des prudens du siècle, mais de la sagessede l'Evangile, de cette sagesse que Jésus- Christ nous a enseignée par ses exemples et par ses paroles ; sagesse qui consiste à s'appauvrir, à se mortifier, à se cacher, et, pourainsi dire, à s'apetisser soi-même, pourplaire à Dieu ; à faire, en tout temps et entoutes choses, plus de cas de la pauvretéque des richesses, de la croix et des souffrances, que des plaisirs et des satisfactions
d sensuelles de cette vie ; des humiliations etdes mépris, que de la gloire et des grandeursdu siècle. Sagesse si belle, qu'elle seule mérite tout notre amour ; si délicieuse, qu'ellenous dédommage abondamment de tous les sacrifices que nous pouvons faire, et de toutesles peines que nous pouvons nous donnerpour l'acquérir ; mais sagesse inconnue aumonde, méprisée, persécutée du monde, ettraitée par lui d'extravagance et de folie ,parce qu'il ne peut concevoir que le bonheur et la gloire puissent jamais se trouver aumilieu des croix et des humiliations. Aprèscette exposition, il nous fit tous mettre à genoux, pour demander ensemble à Dieu cettesagesse qu'il venoit de décrire ; et il le fit avecdes paroles si pleines de feu, et des penséessi sublimes, qu'il nous sembloit à tous, quec'étoit un ange, et non pas un homme qui
nous parloit…            Une autre fois, il fit une exhortation sur le détachement et l'esprit de pauvreté, qui convient à tous ceux qui embrassent l'état ecclésiastique, et qui protestent par là ne vouloir d'autre héritage que Dieu même ; il s'étendit beaucoup sur cetteparole de saint Pierre au boiteux, qui se tenoit assis à la porte du temple : Je n'ai ni or, ni argent; mais ce que j’ai, je vous le donne;au nom de Jésus-Christ de Nazareth, levez- vous, et marchez. Imitez, dit-il, cette pauvreté des apôtres ; dépouillez-vous de tout comme eux, ne tenez en rien à la terre ;alors tout vous sera possible, parce queJésus-Christ sera en vous, comme il étoiten eux ; peut-être ne ferez-vous pas commeeux des miracles dans l'ordre de la nature, parce qu'ils ne seroient point nécessaires ;mais vous ferez des prodiges de grâce ; les cœurs des hommes seront en vos mains, et vous les changerez à votre gré… Il parloit souvent de Marie, et surtout de la dévotion au saint rosaire, de manière à l'inspirer à ceux qui l'entendoient. Il le faisoitmême quelquefois dans le temps des récréations, et une fois entre autres qu'il vouloit montrer l'efficacité de cette prière, il luiéchappa de dire que jamais pécheur ne luiavoit résisté, lorsqu'il lui avoit mis la main sur le collet, avec son rosaire. Ce sont làses expressions.
Montfort, en travaillant ainsi à entretenir la ferveur parmi les élèves du séminaire du Saint-Esprit, ne perdoit pas de vue le projet qui l'avoit amené à Paris. Dès les premiers jours, il s'en étoit ouvert à messieurs les directeurs, et leur avoit communiqué ses idées sur rétablissement d'une compagnie de missionnaires. Tous ces messieurs non-seulement approuvèrent son dessein, mais lui renouvelèrent la parole que leur pieux instituteur lui avoit déjà donnée, qu'ils coopéreroient, autant qu'il seroit en leur pouvoir, à cette bonne œuvre, en lui formant des sujets capables de la perpétuer. Ce fut là comme un traité d'alliance et d'association.En conséquence, l'homme de Dieu écrivit aussitôt, à la tête de sa règle, les paroles suivantes : Il y a àParis un séminaire (c'est celui du Saint-Esprit), où les jeunes ecclésiastiques, qui ontvocation aux missions de la Compagnie deMarie, se disposent par la science et la vertuà y entrer.Il ne s'en tint pas là ; mais pour consacrer le souvenir de cette heureuse et sainte association, il fit faire, en bois, une petite statue de la sainte Vierge, haute d'environ un pied et demi. Elle avoit un grand manteau, dont les côtés étoient soulevés et recouvraient douze petites figures de prêtres, six à droite et autant à gauche. Les yeux fixés sur cette bonne mère, ils sembloient se féliciter d'être admis dans sa Compagnie. La statue principale s'est conservée longtemps au séminaire du Saint-Esprit, avec une vénération particulière. Dès lors, malgré leur petit nombre, qui suffisoit à peine aux divers emplois de la maison, messieurs les directeurs auraient bien voulu lui donner quelqu'un d'entre eux. Ils avoient même jeté les yeux sur M. Caris, saint prêtre, dont on a pu dire avec justice, dans son épitaphe, qu'il a vécu pour Dieu et le prochain toujours ; pour lui-même, jamais. Déjà il étoit sur le point de partir, quand le supérieur, ne pouvant se résoudre à priver la communauté d'un de ses membres les plus nécessaires, rétracta son consentement. M. Caris en témoigna souvent depuis ses regrets à ceux qu'il voyoit, de temps en temps, quitter la maison, pour aller se joindre aux successeurs de Montfort. De ce nombre furent entre autres, messieurs Vatel, Thomas, Hédan et Le Valois, à qui les instructions du saint missionnaire inspirèrent dès lors le désir de suivre un jour ses pas. M. Vatel est le seul qui ait travaillé avec lui : les autres ne vinrent qu'après sa mort, se joindre à sa compagnie. Mais la manière dont lui-même choisit alors M. Le Valois mérite d'être rapportée. Ce jeune homme, entré depuis deux ans seulement au séminaire, en étoit l'édification, par sa ferveur et sa régularité. Un jour, qu'avec grand nombre d'autres séminaristes, il entourait l'homme de Dieu, celui-ci se levant, leur demanda à tous, sur lequel d'entre eux il alloit jeter son sort : puis se tournant lentement au milieu d'eux, et les fixant les uns après les autres , comme s'il eût voulu lire dans leurs yeux , il ôta le chapeau de dessus la tête du jeune Le Valois, et y mit le sien, en disant : C’est sur celui-ci; il est bon, il m'appartient, je l'aurai. A l'instant même, quoiqu'il n'eût pas eu précédemment l'intention de se joindre au missionnaire, le pieux séminariste en forma la résolution, et sans la communiquer encore à personne, il ne songea plus qu'à se mettre en état de l'exécuter.
L'alliance qu'il venoit de faire avec la congrégation du Saint-Esprit, offrait à Montfort une consolation trop grande pour que Dieu ne s'empressât pas de lui envoyer, comme une sorte de compensation, des humiliations et des peines proportionnées. Son séjour à Paris lui en procura un grand nombre, et de plus d'une espèce. De toutes parts, à peu près, il se voyoit repoussé, calomnié, ridiculisé. On a vu plus haut la lettre qu'il écrivit, dans cette occasion, à sa sœur de Rembervilliers. Au reste, la Providence n'aurait pu mieux entrer dans les intentions de ce grand amateur de la croix ; il semble qu'il n'eût pas voulu d'un bien qui lui fût venu sans la croix, et la croix, d'ailleurs, ne fut jamais un obstacle à ses succès. Le but de son voyage à Paris n'étoit point d'y exercer le saint ministère ; cependant il ne put y être quelques semaines sans se rendre utile. Outre le bien qu'il fit dans la communauté du Saint-Esprit, il établit la dévotion du rosaire en trois communautés, et détermina plusieurs personnes ecclésiastiques et laïques à le réciter en entier chaque jour. La communauté dite de l’Ave Maria profita tout particulièrement du séjour de l'homme de Dieu : il y donna une retraite. Les sœurs avoient hésité d'abord à lui demander ce service, dans la crainte qu'accoutumé à faire retentir aux oreilles des pécheurs le tonnerre des vérités éternelles, et passionné comme il l’étoit pour la pratique de la pénitence, il n'eût à leur donner que des paroles terribles et des conseils d'une perfection désespérante. Elles furent bien délicieusement surprises de l'entendre expliquer les maximes crucifiantes de l'Evangile dans toute leur austérité, il est vrai, mais avec une sagesse de pensées et une onction de paroles qui leur rappeloient Notre-Seigneur lui-même, invitant tous les hommes à porter son léger fardeau et son joug plein de douceur. Elles en furent si satisfaites que, dans l'impossibilité de faire accepter autre chose au saint prêtre, elles lui offrirent, pour la messe, un ornement qu'il pût porter sans peine dans le cours de ses missions. Il l'accepta, et s'en servit tout le reste de sa vie.
Ce n'est pas aux ames seulement que Montfort fut utile, à Paris; la vertu divine qui l'accompagnoit partout, s'étendit même aux corps. Un jour qu'il sortait de dire la messe, une pauvre femme, touchée de la dévotion qu'il y avoit montrée, vint à lui, portant un enfant, dont la tête étoit toute rongée de teigne. Elle lui dit qu'elle avoit inutilement employé tous les remèdes, et le pria, les larmes aux yeux, de s'intéresser auprès de Dieu pour son enfant.Croyez-vous, lui dit alors le saint homme, que les ministres de Jésus-Christ aient le pouvoir de guérir, au nomde leur maître, les différentes maladies, etd'imposer les mains? — Oui, monsieur, répondit cette femme, je le crois, et suis persuadée que, si vous demandez à Dieu la guérison de mon enfant, elle vous sera accordée.Dans le moment, Montfort mettant la main sur la tète de l'enfant, dit ces mots :Que le Seigneur vous guérisse, mon enfant,et récompense en vous la foi de votre mère.Aussitôt la teigne sécha, tomba, et l'enfant fut parfaitement guéri. Presque aussitôt après, le missionnaire quitta Paris. Il y étoit depuis près de deux mois.
En retournant à La Rochelle, Montfort passa par Poitiers, et quoiqu'il ne lui fût permis d'y rester que fort peu de temps, il en eut assez pour voir avec consolation qu'un grand nombre de ceux qu'il y avoit engendrés à Jésus-Christ, étoient restés fidèles aux saintes instructions qu'il leur avoit données. Mais sa joie la plus grande dut être de retrouver dans toute sa ferveur cette admirable sœur Marie-Louise de Jésus qui, privée, depuis sept ou huit ans, de la consolation de le voir, n'en avoit pas été moins constante à conserver seule, au milieu de mille difficultés, l'habit et le genre de vie qu'il lui avoit prescrits. Elle étoit toujours économe de l'hôpital, Durant ce court séjour à Poitiers, il lui donna une compagne, sous le nom de sœur de la Conception, dans la personne d'une demoiselle Brunei qu'il avoit autrefois dirigée, et dont ses paroles fixèrent alors pour toujours les irrésolutions.
 
 
CHAPITRE CINQUIEME : travaux de Montfort depuis les vacancesde 1713, jusqu'a celles de 1714.
 
 
Sur la route de Poitiers à La Rochelle, se trouve le bourg de Mauzé. Quoique épuisé par la fatigue d'un long voyage, Montfort, en passant par cette paroisse, y concerta avec le curé une mission dont l'ouverture fut fixée au dimanche suivant. De là il poursuivit son chemin jusqu'à La Rochelle où deux Jésuites du collège, profitant de leurs vacances, le prièrent d'accepter leurs services pour la mission qu'il alloit faire : l'un d'eux étoit le célèbre Père Colusson, professeur de théologie. Le saint prêtre fut ravi d'avoir de tels coopérateurs ; et en effet ils travaillèrent avec une ardeur admirable ; mais eux-mêmes aimoient à reconnoître en Montfort un zèle sans égal. Malgré l'épuisement de ses forces, il se donna tant de peines, sans rien relâcher pour cela de ses austérités ordinaires, qu'il fut atteint, vers le milieu de la mission, d'une maladie cruelle qui mit sa vie dans le plus grand danger. Lui seul n'en fut pas alarmé, et pour consoler les compagnons de ses travaux, il leur disoit, avec un air de contentement et de reconnoissance, que tous les ans, dans ce même temps, vers la fête de l'Exaltation dela sainte Croix, il avoit coutume de recevoirde son bon maître quelque portion de sacroix.
Après la mission, le malade fut transporté à l'hôpital de La Rochelle. Ce grand amateur delà pauvreté montra dans cette circonstance les mêmes sentimens qu'il avoit autrefois éprouvés dans une occasion semblable. Ce fut une espèce de triomphe pour lui de se trouver placé, comme pauvre, dans une maison destinée au service des pauvres, et son unique peine fut de s'y voir l'objet de soins particuliers. Ni la longueur de la maladie, ni les ardeurs d'une fièvre continue, causée par un abcès considérable, ni les opérations cruelles qu'on lui fit régulièrement deux fois le jour, pendant près de deux mois, rien ne put jamais altérer la paix de son cœur, ni arracher de sa bouche la moindre plainte. Il ne cessoit au contraire de bénir la bonté paternelle de son Dieuqui le traitoit, disoit-il, bien plus doucement qu'il ne méritoit, et quivouloit, par là, lui faire faire quelque pénitence, le purifier, et le rendre conforme àJésus crucifié.Ce sentiment, profondément gravé dans son cœur, le remplissoit d'une douce joie qui se répandoit sur son visage et dans ses discours. Beaucoup de personnes venoient le visiter pour s'édifier. Les médecins, peu accoutumés à une telle patience, étoient eux-mêmes dans l'admiration de voir un homme, en proie à de si grands maux, les supporter avec tant de joie. Ils assuroient que jamais ils n'avoient rien vu de semblable.De cent hommes, dit l'un d'entre eux, de
d cent hommes qui auroient eu le même mal,il n'en seroit pas échappé un seul. Lors- qu'on le sondoit, ce qui arrivoit deux fois le jour, il ne donnoit aucune marque qu'il sentît le mal, et ne poussoit pas même lemoindre soupir. Bien loin de prononcer desparoles de plainte, il nous encourageoit àne pas l'épargner, nous assurant qu'il sesouviendrait de nous dans ses prières. Ilrioit avec nous, comme s'il eût ressenti le plus grand plaisir du monde, et lorsque lasonde touchoit son mal, il chantoit le cantique :
 
Vive Jésus ! vive sa croix !
N'est-il pas bien juste qu'on l'aime?
 
Enfin, après avoir tenu son serviteur durant deux mois entiers, comme entre la vie et la mort, Dieu lui rendit par degrés une santé qu'on avoit désespéré de lui voir recouvrer, Montfort avoit été admirable dans la maladie; il né le fut pas moins dans le temps de la convalescence, temps si dangereux pour beaucoup d'autres. Il parut comme tout renouvelé en Jésus-Christ, et plus rempli que jamais du désir de consacrer à la gloire de son Maître, la vie qu'il venoit de lui conserver comme par miracle. Dès qu'il eut un peu recouvré ses forces, le premier usage qu'il en fit fut de donner à Courson d'abord, puis ensuite à l'hôpital de La Rochelle, un exercice qu'il appeloit la Préparation à la mort, et qu'il donnoit souvent dans les lieux où quelque temps auparavant il avoit fait la mission. La manière dont se faisoit cet exercice mérite d'être rapportée. Il duroit trois jours. Le saint missionnaire prêchoit chaque jour deux sermons, et y ajoutoit une conférence. Les sermons rouloient sur les principales vérités relatives à la mort, et qu'il réduisoit à sept : Il faut mourir, la mort est proche, la mort est trompeuse, la mort est terrible, la mort des pécheurs est à craindre, la mort des justes est à désirer, la mort est semblable à la vie. Les conférences étoient plus familières ; il répondoit avec simplicité aux questions qu'un ecclésiastique lui adressoit sur la manière de se préparer à la mort et de se comporter à son approche. Les deux premiers jours étoient employés à faire comme une dernière confession, et le troisième on communioit comme en viatique. Le dernier soir, pour rendre plus sensible tout ce qu'il avoit précédemment enseigné, le saint missionnaire représentoit en sa personne un homme à l'article de la mort : il étoit assis dans un fauteuil ; auprès de lui deux ecclésiastiques faisoient l'office, l'un du bon Ange, l’autre de l'esprit tentateur. Le moribond, le crucifix à la main, le colloit souvent sur ses lèvres et contre son cœur, jetoit des regards pleins de confiance vers le ciel en demandant miséricorde ; écoutoit avec attention toutes les inspirations du bon Ange, et rejetoit avec indignation les suggestions du mauvais, lui opposant surtout des actes de foi, d'espérance et de charité. Toute cette représentation se faisoit d'une manière si naturelle et si touchante, qu'elle laissoit les plus vives impressions dans l'esprit des auditeurs. Chacun se retiroit en silence, se frappant la poitrine, et bien résolu de mener une vie sainte, afin d'obtenir une sainte mort. Une méthode si simple ne fut pas du goût de tout le monde à La Rochelle ; on en fit des plaisanteries ; mais les fruits abondans de salut qu'elle produisit auroient pleinement consolé le saint prêtre, s'il eût eu besoin de consolation pour des injures qui faisoient elles-mêmes son bonheur.
Après avoir ainsi essayé ses forces, il se crut en état de reprendre le travail des missions, et se rendit, vers le commencement de mars 1714, au Vanneau, paroisse du diocèse de Saintes, dont le digne pasteur avoit réclamé son ministère. Déjà on étoit au dix-huitième jour de la mission, et tout sembloit concourir à son succès : l'ardeur des ouvriers et la fidélité des peuples étoient égales. Tout à coup, grâce aux intrigues de certaines personnes ennemies de Dieu autant que de son ministre, un interdit général fut signifié à Montfort et à ses coopérateurs. Tous en furent consternés, et plusieurs parloient déjà de retourner à La Rochelle, quand le curé prit le parti d'aller lui-même réclamer la justice de son évêque, et éclairer sa bonne foi trompée. Quoique le voyage fût de près de trente lieues, il étoit de retour le lendemain soir avec de nouveaux pouvoirs pour les missionnaires, dont cette humiliation passagère ne fit que rendre le zèle plus ardent et les travaux plus efficaces. Montfort fit ensuite plusieurs autres missions dans le diocèse de La Rochelle. Les principales furent à Vérines, Saint-Médard, le Gué-d'Aleret. Dans les intervalles, il retournoit à la ville, et c'est alors qu'il commença à s'y occuper de l'établissement des écoles charitables dont il sera parlé plus tard. Sa dernière mission de cette année fut à Roussay, paroisse située aux extrémités de l'ancien diocèse de La Rochelle, et qui fait aujourd'hui partie de celui d'Angers. L'ivrognerie y régnoit avec tous les désordres qui en sont la suite ordinaire. C'est contre ce vice que l'homme de Dieu dirigea principalement ses efforts : sa victoire fut complète ; mais il ne l'obtint pas sans peine ; il lui fallut recourir à tous les moyens, et la bénédiction du Ciel prouva que tous lui étoient également inspirés par l'Esprit saint. Nous n'en citerons que deux traits qui firent éclater tour à tour sa force et sa douceur.
Il y avoit près de l'église un cabaret où se réunissoient tous les ivrognes du canton. La mission, loin de diminuer le désordre, l'avoit augmenté, la réunion n'en étoit que plus nombreuse et plus bruyante, comme si le démon eût voulu braver Dieu. Ces misérables ne cessoient d'injurier ceux qui se rendoient aux exercices, et se faisoient un plaisir d'opposer aux saints cantiques des fidèles, des chants obscènes et des cris ignobles que l'on entendoit de l'église. Une fois, entre autres, le bruit fut tel que le prédicateur avoit peine à se faire entendre, et que l'auditoire en étoit tout ému. A peine a-t-il achevé son sermon, qu'animé de la sainte colère de son divin maître chassant par deux fois les vendeurs du temple, il se rend au lieu du scandale, renverse la table qui se trouve sur son passage, parle aux buveurs avec une fermeté qui les atterre, et les force tous à se retirer. Deux seulement semblent vouloir opposer quelque résistance ; il les prend par le bras et les conduit à la porte en les menaçant, s'ils y retournent, d'un châtiment plus terrible. Le scandale ne se renouvela pas. Un autre jour, pendant qu'il prêchoit, un homme prenant hautement la parole, vomit contre lui toutes sortes d'injures. Parmi les auditeurs, les uns se bouchoient les oreilles, les autres demandoient qu'ont fît sortir le perturbateur impie. Mais il opposoit une vive résistance, et les paroles les plus douces du missionnaire ne faisoient qu'irriter sa rage. Montfort descend de chaire, et, perçant la foule, va droit à ce furieux, se jette à ses pieds, les baigne de larmes, et lui parle avec tant de tendresse, qu'aussitôt, à la fureur du loup, succède la douceur de l'agneau. L'homme se retire, et le prédicateur remonte en chaire, où cet exemple de vertu donne à ses paroles une efficacité toute nouvelle.
La cérémonie de la plantation de la croix fut marquée par un événement qui sembla tenir du prodige. La croix étoit très-grande, et le lieu où on la plantoit si étroit, que le peuple s'y trouvoit entassé. Elle étoit déjà dressée, lorsque, tout à coup, elle tomba du côté où la foule étoit plus pressée. Un cri d'effroi se fit entendre ; on crut que plusieurs personnes étoient écrasées. Une seule avoit une très-légère contusion. Montfort ne quitta point Roussay, sans y donner des preuves de sa dévotion chérie. Il avoit trouvé, dans la paroisse, une chapelle dédiée à la sainte Vierge, mais entièrement abandonnée. Il la répara, et la rendit si décente, qu'on put y célébrer les saints mystères, et qu'elle devint l'objet d'une dévotion particulière. Il y établit aussi la pratique du rosaire, qui, de là, se répandit dans plusieurs paroisses voisines, où, depuis, elle s'est toujours maintenue avec édification.
CHAPITRE SIXIÈME : première partie des vacances de 1714, jusqu’à l'entrevue de Montfort avec M. Blain, à Rouen.
 
La saison favorable aux missions étoit passée ; on se trouvoit déjà aux derniers jours de juillet, lorsque celle de Roussay finit. Montfort profita encore cette année du temps des vacances pour faire un long voyage, et, quoi­ qu'on n'en connoisse pas bien les motifs, on ne peut douter qu'il n'eût, aussi bien que celui de l'année précédente, la gloire de Dieu et le salut des ames pour objet principal. Le voyageur apostolique n'étoit pas éloigné de Nantes, c'est vers cette ville qu'il dirigea ses premiers pas. Il n'y resta que peu de jours, qui furent employés à pourvoir au bien des incurables logés dans sa petite maison de la Providence, et à ranimer dans la ferveur les personnes qu'il avoit autrefois converties ou engagées dans la voie de la perfection, particulièrement celles dont il avoit formé, dans la paroisse Saint-Similien, l'association des Amis de la Croix. De Nantes, il se rendit à Rennes, où il fit une retraite de huit ou dix jours. Il paroît que la croix y fut le principal objet de ses méditations ; car c'est alors que, pour se consoler de n'avoir pu parler publiquement à ses chers Amis de la Croix, à Nantes, il leur écrivit cette admirable lettre qu'on croiroit tombée de la main de saint Paul, tant elle respire les sentimens de ce grand apôtre. L'homme de Dieu nous y montre son cœur à découvert : on y voit comme un débordement de cet amour de la croix qui le transportait. Les paroles se pressent sous sa plume, toujours fortes, et toujours trop foibles à son gré. C'est en entier qu'il faut lire cette lettre, pour se faire une juste idée de la sublimité des pensées, de la vivacité des sen­timens et de l'originalité du style. Elle sera citée presque en entier à la suite de cette histoire.
Montfort quitta Rennes très-peu de jours après sa retraite, mais ce ne fut pas néanmoins sans y avoir fait beaucoup de bien à plusieurs personnes, et surtout à M. Dorville, subdélégué de l'intendant de Bretagne. Le pieux voyageur étoit allé chez lui pour y voir M. le marquis de Magnane, homme de grande vertu qu'il connoissoit particulièrement, et dont nous aurons occasion de parler dans la suite. Le marquis conduisit son ami dans le jardin, afin de s'entretenir plus librement avec lui de quelques affaires de conscience. Ils n'y furent pas long-temps seuls. Quand on sut quel étoit ce prêtre, toute la compagnie, à l'exception de M. Dorville, ne tarda pas à les joindre. Le missionnaire leur parla de Dieu d'une manière si touchante, qu'ils en étoient comme hors d'eux-mêmes. Ils l'écoutèrent ainsi plusieurs heures, sans presque s'en apercevoir.
A la fin, il vint dans l'esprit de la dame du logis de demander au saint prêtre s'il avoit dîné, et sur sa réponse qu'il étoit encore à jeun, on le fit rentrer dans la maison, pour y prendre quelque nourriture. M. Dorville crut qu'il étoit de la politesse de lui tenir compagnie. L'homme de Dieu qui, sans doute, étoit encore tout rempli de ce qu'il venoit de dire, commença par lui demander s'il étoit bien dévot à la sainte Vierge. Puis, tirant de sa poche une petite statue de la Vierge, faite de buis, qu'il por­toit toujours sur lui, et que l'on conserve encore, il la mit sur la table, remercia l'auguste mère de Dieu de ce qu'elle avoit inspiré à ses serviteurs de pourvoir à ses besoins, et la pria de la manière la plus touchante, de verser ses bénédictions sur cette maison, en récompense de la charité qu'on y exerçoit envers un pauvre de Jésus-Christ. Sa prière ne tarda pas à être exaucée. M. Dorville, qui d'abord ne savoit que penser d'un pareil début, n'eut pas plus tôt lié conversation avec le saint prêtre, qu'il conçut pour lui la plus haute estime. Ses paroles faisoient sur son esprit une impression qu'il n'avoit encore jamais éprouvée. Bientôt il se trouva changé en un autre homme, s'engagea dès lors à réciter tous les jours le saint rosaire, et pria l'homme de Dieu de lui servir de guide dans la voie du salut.
En quittant Rennes, Montfort prit la route d'Avranches, et arriva dans cette ville le 14 du mois d'août. Comme il étoit déjà tard, il ne put se présenter que le lendemain matin devant l'évêque, pour en obtenir l'autorisation de dire la messe. Il fut fort mal reçu. L'évêque, encore indigné d'avoir été tout récemment trompé par deux aventuriers munis des certificats d'un ordre respectable, ne voulut tenir aucun compte de ceux des évêques de Nantes et de La Rochelle, dont Montfort étoit porteur. Il lui dit que, loin de l'autoriser à exercer le saint ministère en son diocèse, il l'invitoit à en sortir au plus tôt. Le saint voyageur reçut cet ordre sans qu'il parût sur son visage la moindre altération. Une seule chose l'eût peiné sensiblement, c'eût été d'être privé de dire la messe un jour aussi cher à sa piété que celui de l'Assomption ; mais sans perdre de temps, il loua un cheval, et gagna en poste le diocèse de Coutances. Arrivé à Ville-Dieu , avant midi, il obtint du curé de cette paroisse la permission de célébrer les saints mystères dans son église. Il ne tarda pas à continuer sa route, et se dirigea vers Saint-Lô, avec un jeune homme, appelé frère Nicolas, qui l'accompagnoit dans ce voyage. La nuit les surprit bien fatigués près d'un village, où ils allèrent demander la nourriture et le couvert; maison leur refusa tout, et il leur fallut passer la nuit au pied d'un poteau, surmonté d'une main qui tenoit une petite croix. Le lieu n'étoit pas fort propre à reposer des hommes épuisés de fatigue et de faim. Montfort n'y pouvant dormir sut employer autrement son temps. Cette image d'une main tenant une croix, rayonna à son imagination, et lui inspira une foule d'idées dont il composa sur-le-champ le cantique : J'ai partout la Croix à la main. Les voyageurs se rendirent le lendemain matin à Saint-Lô.
La première visite de Montfort fut à la fervente communauté du Bon Sauveur, récemment fondée par madame Du Manoir. Il y fit rencontre d'un jeune et digne prêtre, M. Le François, alors vicaire, et depuis curé de Saint-Lô, lequel, sans l'avoir jamais vu, le vénéroit déjà comme un saint, d'après tout ce qu'il en avoit ouï dire en Bretagne. Afin de le retenir au moins quelque temps dans la ville, M. Le François se chargea d'occuper son zèle, et commença par le conduire à l'hôpital, où l'homme de Dieu convint de donner une retraite aux pauvres. Mais bientôt il fallut changer cette retraite dans une mission en règle pour toute la ville. L'évêque de Coutances accorda tous les pouvoirs nécessaires. Dès son premier sermon, le missionnaire parut envoyé de Dieu pour mettre un terme aux désordres qui régnoient dans Saint-Lô. Bientôt on accourut en foule pour l'entendre, et des personnes de tout état, ecclésiastiques et autres, se demandoient avec étonnement : Quel est donc cet étranger qui vient d'arriver en notre ville, n'ayant en main qu'un bâton, et qui se fait déjà suivre avec tant «d'empressement? Mais si de tels succès furent pour plusieurs un sujet de joie, ils ne firent qu'exciter en d'autres le sentiment de la haine ou de la jalousie. On s'efforça d'indisposer l'évêque de Coutances contre le prédicateur, et on parvint à lui faire retirer ses pouvoirs ; mais ce fut assez à l'homme de Dieu d'un moment d'entretien avec l'évêque pour recouvrer aussitôt ses bonnes grâces et l'appui de son autorité.
La mission de Saint-Lô est peut-être celle où Montfort a donné des preuves plus éclatantes de la justesse de son esprit et de l'étendue de sa science. On l'engagea à faire des conférences, où l'on pourroit, à son gré, lui proposer des difficultés sur toutes sortes de matières, et il s'en acquitta de la manière la plus honorable pour lui, et la plus utile pour le prochain. Un jour, plusieurs prêtres et religieux, dont nous n'examinerons pas le motif, concertèrent entre eux d'embarrasser le missionnaire, et de le pousser à bout. Ils pouvoient croire que, pour y réussir, il ne seroit pas besoin de toute leur habileté. Cependant ils y mirent tous leurs soins, et se rendirent à l'église, munis des argumens les plus forts.
Une difficulté n'étoit pas résolue, qu'une autre étoit présentée. Ce n'étoit plus une conférence, mais une dispute en forme, où le prédicateur avoit à répondre, sans préparation, à plusieurs docteurs, dont l'attaque étoit préméditée. Tout l'auditoire étoit en suspens, et quelque idée que l'on eût du conférencier, on n'espéroit pas qu'il pût répondre à tout. Cependant il le fit avec une habileté qui ne le cédoit qu'à sa modestie. L'admiration fut générale. Le saint prêtre eût été peu touché de cette réputation, si elle n'eût dû contribuer à la conversion des pécheurs. Mais après que sa science les avoit attirés à lui, sa sainteté les portoit à Dieu, et le confessionnal achevoit ce que la chaire avoit commencé. La mission fut des plus heureuses, et se termina par la plantation solennelle d'une croix. Voici le témoignage qu'en rendoit M. Le François, plus de quarante ans après : Il me seroit impossible, dit-il, d'exprimer tout le bien que M. de Montfort fit à Saint-Lô, les conversions qu'ily opéra, et les actes héroïques de vertu qu'il y pratiqua, et dont j'ai moi-même été témoin. Il sut si bien y recommander la piété,que quantité de personnes qui vivent encoretrès-saintement, sont le fruit toujours subsistant de ses prédications. Il y prêcha sibien la dévotion du rosaire, que l'usage dele réciter publiquement, s'est toujours conserve depuis.
Montfort désiroit beaucoup, avant de quitter la Normandie, voir son ancien ami, M. BJain, qui demeuroit alors à Rouen : peut-être même étoit-ce là une des intentions principales de son voyage. Il y a lieu de croire que l'esprit de Dieu ménageoit cette entrevue pour consoler M. Blain qui, dans ce moment, avoit besoin de conseil, et plus encore pour lui donner le moyen de publier plus tard les secrets sentimens de son ami, comme il l’a fait dans un manuscrit que l’on conserve, et que nous avons déjà souvent cité. Cependant comme Montfort ne pou voit disposer que de peu de temps, il écrivit à M. Blain pour lui donner rendez-vous à Caen ; mais sur la réponse qu'il en reçut d'aller plutôt le trouver lui-même à Rouen, il se mit aussitôt en route pour cette ville, une chaîne autour du corps et des bracelets de fer aux bras. Il arriva si changé, si exténué, que son ami le jugea près de sa fin.
 
CHAPITRE SEPTIÈME : seconde partie des vacances de 17l4, depuis l'entrevue de Montfort avec M. Blain à Rouen.
 
Dès le premier entretien qu'il eut avec Montfort, M. Blain commença par lui décharger son cœur de tout ce qu'il avoit ouï dire contre sa conduite et ses manières. « Je luidemandai, nous dit-il lui-même, quel étoitson dessein, et s'il espéroit jamais trouverdes gens qui voulussent le suivre dans lavie qu'il menoit : qu'une vie si pauvre, sidure, si abandonnée à la Providence, étoit pour les apôtres, pour des hommes d'uneforce, d'une grâce et d'une vertu rares, pour des hommes extraordinaires, pour luiqui en avoit l'attrait et la grâce, mais nonpas pour le commun qui ne pouvoit atteindresi haut ; et que ce seroit témérité de le tenter : que s'il vouloit s'associer dans ses desseins et dans ses travaux d'autres ecclésiastiques, il devoit ou rabattre de la rigueurde sa vie, et de la sublimité de ses pratiquesde perfection, pour condescendre à leurfoiblesse et se conformer à leur genre devie ordinaire, ou les faire élever à la sienne par l'infusion de sa grâce et de ses attraitssi parfaits.
 A quoi, pour réponse, il me montra sonNouveau Testament, et me demanda si jetrouvois à redire à ce que Jésus-Christ a pratiqué et enseigné, et si j'avois à lui montrer une vie plus semblable à la sienne et àcelle de ses apôtres, qu'une vie pauvre,mortifiée, et fondée sur l'abandon à la Providence ; qu'il n'a voit point d'autre vue quede la suivre, et d'autre dessein que d'y persévérer. Que si Dieu vouloit l'unir à quelques bons ecclésiastiques dans ce genre devie, il en seroit ravi; mais que c'étoit l'affaire de Dieu et non la sienne ; que pour ce qui le regardoit, il n'avoit point d'autreparti à prendre que celui de l'Evangile, etde marcher sur les traces de Jésus-Christ etde ses disciples. Que pouvez-vous dire s contre, ajouta-t-il; fais-je mal? Ceux quine veulent pas me suivre vont par une autrevoie moins laborieuse et moins épineuse, et je l'approuve; car comme il y a plusieursdemeures dans la maison du Père céleste, ily a aussi plusieurs voies pour aller à lui.Je les laisse marcher dans la leur ; laissez-moi marcher dans la mienne, d'autant plusque vous ne pouvez lui disputer ces avantages qu'elle est celle que Jésus-Christ aenseignée par son exemple et par ses conseils; qu'elle est par conséquent la pluscourte, la plus sûre et la plus parfaite pour y aller à lui. M'ayant ainsi fermé la bouchesur ce point, il ne tarda pas à me la fermer sur celui qui suit : Mais où trouverez-vous,lui dis-je, dans l'Evangile des preuves etdes exemples de vos manières singulièreset extraordinaires? Pourquoi n'y renoncez-vous pas, ou ne demandez-vous pas à Dieula grâce de vous en défaire? Les rebuts, lescontradictions, les persécutions vous suivent partout, parce que vos singularitésles attirent; vous feriez beaucoup plus de bien, et vous trouveriez beaucoup plus d'aideet de secours dans vos travaux, si vous pouviez gagner sur vous de ne rien faire d'extraordinaire, et de ne point fournir aux libertins et aux mondains dans vos singularités, des armes contre vous, et contre le succès de votre ministère. Alors je lui nommaides personnes d'une sagesse consommée : Voilà, dis-je, des modèles de conduite surlesquels vous devriez vous mouler; ils nefont point parler d'eux, et vous ne feriezpoint tant parler de vous si vous les imitiez.Il me répliqua que s'il avoit des manièressingulières et extraordinaires, c'étoit biencontre son intention; que les tenant de lanature, il ne s'en apercevoit pas, et qu'étantpropres pour l'humilier, elles ne lui étoient pas inutiles : qu'au reste, il falloit s'expliquer sur ce que l'on appelle manières singulières et extraordinaires; que si on entendoit par là des actions de zèle, de charité, de mortification et d'autres pratiquesde vertus héroïques et peu communes, ils'estimeroit heureux d'être, en ce sens, singulier; et que si cette sorte de singularité est un défaut, c'est le défaut de tous les saints ; qu'après tout on acquéroil à peu defrais dans le monde le titre de singulier ;qu'on étoit sûr de cette dénomination pourpeu qu'on ne voulût pas ressembler à la multitude, ni conformer sa vie sur son goût;que c'étoit une nécessité d'être singulier dans le monde, si on veut se séparer de lamultitude des réprouvés; que le nombre desélus étant petit, il falloit renoncer à y tenirplace, ou se singulariser avec eux ; c'est-à-dire, mener une vie fort opposée à celle dela multitude.
 Il m'ajouta qu'il y avoit différentes espèces de sagesses, comme il y en avoit différens degrés; qu'autre étoit la sagesse d'unepersonne de communauté pour se conduire,autre la sagesse d'un missionnaire et d'unhomme apostolique : que la première n'avoit rien à entreprendre de nouveau, rienqu'à se laisser conduire à la règle et auxusages d'une maison sainte ; que les autresavoient à procurer la gloire de Dieu aux s dépens de la leur, et à exécuter de nouveaux desseins; qu'il ne falloit donc pass'étonner si les premiers demeuraient tranquilles en demeurant cachés, et s'ils ne faisoient point parler d'eux, n'ayant rien denouveau à entreprendre; mais que les seconds ayant de continuels combats à livrer au monde, au diable et aux vices avoient à essuyer, de leur part, de terribles persécutions ; et que c'est signe qu'on ne fait pas grand'peur à l'enfer, quand on demeureami du monde : que les personnes que je lui proposois comme des modèles de sagesse,étaient du premier génie ; personnes qui demeuroient cachées dans leurs maisons,et qui lesgouvernoient en paix, parcequ'elles n'avoient rien de nouveau à établir,rien qu'à suivre les pas et les usages de ceuxqui les avoient précédés; qu'il n'en étoit pas de même des missionnaires et des hommesapostoliques : qu'ayant toujours quelquechose de nouveau à entreprendre, quelqu'œuvre sainte à établir, ou à défendre,il étoit impossible qu'ils ne fissent parlerd'eux, et qu'ils eussent les suffrages de toutle monde; qu'enfin si on mettoit la sagesse à ne rien faire de nouveau pour Dieu, à nerien entreprendre pour sa gloire, de peur de faire parler, les apôtres eussent eu tortde sortir de Jérusalem ; ils auraient dû serenfermer dans le cénacle ; saint Paul n'auroit pas dû faire tant de voyages, ni saintPierre tenter d'arborer la croix sur le Capitole, et de soumettre à Jésus-Christ la ville reine du monde ; qu'avec cette sagesse, lasynagogue n'eût point remué, et n'eût pointsuscité de persécutions au petit troupeau du d Sauveur ; mais qu'aussi, ce petit troupeau b n'eût point crû en nombre, et que le monde seroit encore aujourd'hui ce qu'il étoit alors, idolâtre, perverti, corrompu en ses mœurset en ses maximes au souverain degré. Jelui dis encore qu'on l'accusoit de faire toutà sa tête, qu'il valoit bien mieux faire moins de bien, et le faire avec dépendance, consulter les supérieurs, et ne rien entreprendre b sans leur ordre ou sans leur permission. Ilconvint de la maxime, en ajoutant qu'ilcroyoit la suivre en tout ce qu'il pouvoit, etqu'il seroit bien fâché de rien faire à sa tête;mais qu'il y avoit des occasions et des rencontres imprévues et subites, où il n'étoitpas possible de prendre les avis ou les ordres i des Supérieurs; qu'il suffisoit, en ces cas,de ne vouloir rien faire qu'on ne croie devoir leur plaire, et mériter leur approbation, et être disposé à leur obéir au moindre signe de leur volonté. Qu'au reste, il arrivoit que des œuvres commencées avec leconsentement des supérieurs, n'avoient pasquelquefois à la fin leur agrément ; soit parcequ'ils étoient prévenus par des gens mal intentionnés et indisposés par de faux rapports, soit parce qu'ils écoutaient les bruits du monde et le jugement de ses sages, qui nesont presque jamais favorables aux œuvres saintes : qu'alors il n'y avoit point d'autreparti que de se soumettre aux ordres de la Providence, et recevoir de bon cœur lescroix et les persécutions, comme la couronneet la récompense de ses bonnes intentions ; qu'enfin il étoit persuadé que l'obéissanceétant la marque certaine de la volonté de b Dieu, il ne falloit jamais s'en écarter; maisque sa conscience ne lui faisoit point dereproches sur ce sujet ; et qu'il étoit en tout temps et en toutes rencontres dans la disposition d'obéir et de ne rien faire qu'avec l'agrément des supérieurs ; mais qu'il ne pouvoit pas empêcher les faux rapports, les médisances, les calomnies, les traits d'envieet de jalousie que l'homme ennemi savoit bien faire passer jusqu'à eux pour les indisposer à son égard, et mettre en leur esprit sa personne et ses services au décri.
Je lui fis plusieurs autres objections que je croyois sans réplique ; mais il y satisfit avec des paroles si justes, si concises et sianimées de l'esprit de Dieu, que je demeurois étonné qu'il me fermât la bouche surtout ce que je croyois devoir la lui fermer.J'étois alors dans une grande perplexité parrapport à une cure de la ville de Rouen, que je ne sa vois si je de vois accepter. M. deMonfort me dit en termes précis : Vous y entrerez, vous y aurez bien des croix, et vousla quitterez. Ce qui est arrivé comme il mel'avoit prédit. C'est la seconde prédictionqu'il m'a faite en termes fort clairs, et en deschoses qu'il ne pouvoit savoir que par la lumière du ciel. Dans l'entretien que nouseûmes ensemble, il m'avoua que Dieu le favorisoit d'une grâce fort particulière, quiétoit la présence continuelle de Jésus et deMarie dans le fond de son ame. J'avois peine à comprendre une faveur si relevée ; mais jene voulus pas lui en demander l'explication,et peut-être n'auroit-il pu me la donner lui- même; car il y a dans la vie mystique desopérations de grâce inexplicables aux ainesmêmes qui en sont favorisées.
Je lui fis dire le lendemain la sainte messe à l'autel qu'on appelle des Vœux, dans la cathédrale de Rouen, dédiée en l'honneur dela sainte Vierge, pour contenter sa dévotionenvers elle. Il la dit avec une piété et unetendresse de religion si sensible, qu'il attirales yeux de tout le monde, peu accoutumé à voir des prêtres si dévots au saint autel. Il n alla ensuite voir une religieuse du Saint­« Sacrement, de sa connoissance, qui le priade faire une conférence à la communauté, et il la fît sur l'esprit de sacrifice avec l'onction qui lui étoit particulière. Le soir, je lefis parler dans une communauté de maîtresses d'école : son discours fut sur les avantages de la virginité, matière que son grandamour pour la pureté lui rendoit agréableet délicieuse à traiter ; aussi le fit-il dans l'esprit et avec les termes des Ambroise et desJérôme, qui en ont si divinement bienparlé.
En sortant de Rouen, Montfort prit place dans un bateau appelé la Bouille. « C'est, ditM. Blain, une véritable arche de Noé, rempliede toutes sortes d'animaux ; il s'y trouve ordinairement près de deux cents personnes.A peine notre missionnaire y fut-il entré,qu'il se mit à genoux, et prenant en main songrand rosaire, il exhorta ses compagnons deroute à le dire avec lui. La figure de ce prêtreà genoux, et sa proposition de dire le rosaire,devint pour l'assemblée un beau sujet derire. Le saint prêtre, toujours à genoux et enprière, laissa la compagnie se divertir à sonaise, et sans doute il offrait à Dieu cette humiliation pour mériter grâce à ceux qui rioient à ses dépens. Quand ils eurent fini,il recommença, et leur proposa de nouveaule chapelet à dire ; les risées recommencèrentaussi, et continuèrent encore du temps; aprèsquoi le dévot prêtre, dont le zèle s'enflammoit par les humiliations, leur proposa,pour la troisième fois, de dire le rosaire,d'un air si animé de l'esprit de Dieu, qu'ilgagna sur toute la compagnie de le dire toutentier, et d'écouter ensuite ses instructions,ce qui dura jusqu'à la descente du bateau.Ce récit m'a été fait par une personne quiétoit présente. Ceux qui savent ce que c'estque le bateau de la Bouille, et l'espèce degens qui s'y trouvent pour l'ordinaire, ad- mireront ce fait comme un miracle dansl'ordre de la grâce.
Le reste du voyage de Montfort à Nantes fut tel que l'annonçoit un pareil début. S'étant arrêté un samedi dans une paroisse pour y dire la messe, le curé lui demanda en grâce de rester jusqu'au lendemain, qui étoit le vingt-unième Dimanche après la Pentecôte, pour prêcher son peuple. Le missionnaire accepta l'offre, et, le lendemain, il fit sur l'évangile du jour deux discours qui produisirent la plus vive impression dans tout l'auditoire.
Le peuple fondoit en larmes, et les prêtres qui étoient présens se demandoient les uns auxautres quel étoit ce prêtre étranger qui venoit de prêcher avec tant d'onction, et dont toute la conduite étoit si édifiante. Le curé fit lui-même des instances pour savoir qui il étoit; mais l'homme de Dieu ne lui donna point d'autre réponse, sinon qu'il étoit un pauvreprêtre qui couroit par le monde, espérantde gagner quelque pauvre ame, par ses discours et ses travaux, avec le secours de lagrâce de son bon maître.
Les voyages, qui sont pour tant d'autres des occasions de dissipation et de péché, n'avoient rien de ces inconvéniens pour Montfort; à peine s'ils le faisoient sortir du plus profond recueillement. Son silence étoit si continuel, que son compagnon de route étoit souvent privé plusieurs jours de suite, de la consolation de l'entretenir. Souvent il lui faisoit signe de marcher devant lui, et quand celui-ci regardoit par derrière pour voir si son maître le suivoit, il le voyoit quelquefois prosterné le visage contre terre pour adorer Dieu. Par respect pour sa présence, il marchoit presque toujours la tête découverte, et les yeux souvent fixés sur le crucifix qu'il avoit à la main. C'est ainsi qu'il arriva dans le diocèse de Nantes. Il étoit encore à trois lieues de la ville, que son compagnon se trouva accablé de fatigue au point de ne pouvoir plus faire un pas. Ce père charitable ne voyant d'autre moyen de soulager son enfant, voulut le porter sur ses épaules ; il lui fit pour cela les plus vives instances; mais, comme celui-ci ne vou­lut jamais le souffrir, il lui fit quitter au moins son habit, qui étoit très-lourd, prit cet habit d'une main, et de l'autre tenant le Frère sous le bras, il l'aida de son mieux à marcher. Aux approches de la ville, le bon Frère, honteux, à cause du grand nombre de personnes qu'ils rencontroient, disoit quelquefois à son pieux conducteur : Mais, cher Père, que dira tout ce monde ? « Mon cher fils, répondoit Montfort, que dira notre bon-Jésus, qui nousvoit ?
Arrivé à Nantes, le missionnaire se rendit, selon sa coutume, à son petit hôpital d'incurables. Il ne prit de temps pour se reposer de son long voyage que ce qu'il en fallut pour disposer toutes choses, afin de pouvoir loger convenablement dans la chapelle, attenant à l'hôpital, les figures placées d'abord au Calvaire de Pontchâteau, et déposées, depuis quatre ans, dans une maison de cette ville. Il partit alors de Nantes de grand matin pour aller dire la messe à Savenay, dans une maison de religieuses de Saint-François, qui se trouvoit sur sa route. Il y fut reçu comme un ange ; toutes les Sœurs voulurent recevoir sa bénédiction, et il profita de la circonstance pour leur adresser quelques paroles propres à ranimer leur ferveur. Il n'arriva à Pontchâteau qu'à l'entrée de la nuit. On voulut le détourner d'aller chez le curé de la paroisse, en l'assu­rant qu'il en seroit fort mal reçu ; mais il ré­pondit qu'il regardoit toujours M. le curé comme un de ses meilleurs amis, et, en effet, il en fut parfaitement accueilli. Le lendemain, on loua deux charrettes, sur lesquelles il fit, avec de grandes peines, charger ses statues, de manière à prévenir tous les accidens de la route.
La difficulté fut bien plus grande encore pour les décharger sur les bords de la Loire, et les faire passer de là dans la barque qui devoit les transporter à Nantes. La plupart des bateliers et autres gens, témoins de cette manœuvre, refusoient d'y prendre part, et s'amusoient de l'embarras de Montfort. C'étoit, pour eux, un spectacle plaisant, que celui d'un prêtre se jetant à corps perdu dans la boue, et travaillant comme le dernier des misérables. Au reste, la peine n'étoit rien pour l'homme de Dieu ; plein de dévouement pour la personne de Jésus crucifié, il n'est rien qu'il n'eût volontiers souffert, même pour son image. Enfin, il vint à bout de son travail ; mais on ne peut s'imaginer tout ce qu'il lui en coûta de fatigue. Tandis que la barque faisoit voile pour Nantes, il se retira dans une auberge, pour donner au Frère, qui l'accompagnoit, le temps de laver ses vêtemens. Puis, les reprenant encore trempés d'eau, il se mit en route, et marcha toute la nuit, afin de se trouver à l'arrivée de la barque.
Après avoir déposé en leur lieu ses statues, Montfort voyant qu'il lui restoit encore quelques jours avant l'époque fixée pour son retour à La Rochelle, se rendit aux sollicitations de M. Dorville, de Rennes, qui, depuis leur première entrevue, le pressoit de revenir le voir. Le séjour que fit chez lui l'homme de Dieu, lui fut d'une grande utilité pour son avancement dans la perfection. Il prit si bien les sentimens qui caractérisoient la piété du missionnaire, qu'on le vit désormais rempli, comme lui, de cette sainte folie de la croix, qui élève une aine au-dessus de tout respect humain, et lui fait chercher son bonheur dans les souffrances et les humiliations. Cette conformité d'attrait forma la plus étroite union entre le disciple et le maître, et lorsqu'il fallut se séparer, ce fut, pour M. Dorville, une peine très-sensible. Il accompagna Montfort assez loin hors de la ville, et, en le quittant, il ne put retenir ses larmes. L'homme de Dieu, qui s'en aperçut, en fut touché, et faisant sur lui le signe de la croix, il lui dit, par trois fois : « Monsieur, je vous souhaite bien descroix. »Paroles prophétiques qui présageoienties malheurs qu'il eut depuis à essuyer, et dans lesquels il fit éclater ce courage héroïque qu'il avoit puisé dans les entretiens du missionnaire.
Avant de quitter Rennes, Montfort avoit, en deux occasions, montré que le présent comme l'avenir n'avoit aucun secret pour lui. Le concours des personnes qu'attiroit sa présence ne pouvoit manquer d'entraîner quelques dépenses, et madame Dorville étoit tentée de s'en plaindre un peu. Un jour que, dans un coin du jardin, elle en parloit à sa mère, le missionnaire s'approcha, et lui demanda, en riant, le sujet de sa conversation.
Eh quoi! lui dit-elle sur le même ton, trouvez-vous mauvais qu'une fille parle àsa mère? — Non, certainement, réponditl'homme de Dieu, mais ce que je désapprouve, c'est l'esprit d'intérêt qui vous domine.Une autre fois, le frère Nicolas, qui l'accompagnoit, cédant aux instances de la domestique de la maison, lui raconta plusieurs particularités de la vie du saint missionnaire, et cela le soir après l'heure où il devoit se retirer. Le lendemain, étant allé, comme de coutume, demander la permission de communier, Montfort la lui refusa. Le Frère étoit bien certain que son maître, logé où il l'étoit, n'avoit rien pu entendre de la conversation de la veille. Quel fut son étonnement quand il lui dit : « Vous avez violé la règlequi vous marque d'être retiré à neuf heures,et vous avez tenu avec la domestique despropos indiscrets à mon sujet! »
Le temps des missions rappeloit l'infatigable ouvrier dans le diocèse de La Rochelle, dont il étoit absent depuis environ trois mois. Il se hâta de s'y rendre avec l'espérance de trouver à l'ordinaire sa route semée de croix. Mais cette fois son attente fut trompée. Comme il eut à traverser plusieurs lieux où il avoit précédemment travaillé, les peuples accouroient en foule sur son passage et s'efforçoient de lui donner de nombreuses marques de reconnoissance et de vénération. On se pressoit pour lui demander sa bénédiction, et ce concours se représentoit si souvent qu'il étoit obligé de passer outre sans s'arrêter, se contentant de leur dire : Mes petitsenfans, mes chers enfans, je souhaite quele Seigneur vous bénisse, et qu'il vous fassetous des saints.Tous pleuroient en le voyant partir, comme s'ils eussent pressenti qu'ils ne le verroient plus. On eût dit les fidèles d'Ephèse voyant saint Paul pour la dernière fois.
 
CHAPITRE HUITIEME : travaux de Montfort depuis les vacances de 1714, jusqu'à l'établissement des Filles de la Sagesse à La Rochelle, en 1715.
 
 
Un voyage de trois cents lieues, fait en trois mois environ, à pied et avec de grandes fatigues, sembloit demander au moins quelque repos. Mais l'homme de Dieu n'en connoissoit point d'autre que celui qu'on peut trouver à diversifier ses travaux. Son premier soin, dès son retour à La Rochelle, fut de presser les arrangemens nécessaires pour l'établissement des écoles charitables dont il a été précédemment parlé. Il avoit, comme on l'a dit, laissé des ordres en partant; mais rien à peu près ne s'étoit fait en son absence. Il est incroyable combien il se donna de mouvement pour cette bonne œuvre. Quand enfin il vit l'affaire à bon point, il s'empressa de reprendre le cours de ses missions. Son début fut à Fouras, paroisse pauvre, à quatre lieues de La Rochelle. Après y être arrivés par un temps affreux et des chemins impraticables, les ouvriers évangéliques ne purent y avoir pour se loger qu'un vieux galetas si peu propre à les garantir des rigueurs de l'hiver, qu'ils trouvoient souvent le matin leurs lits couverts de neige. Mais rien n'étoit sensible à Montfort comme le dénuement affreux où se trouvoit Dieu lui-même dans son temple : tout y manquoit. Et comment se procurer des ressources chez un peuple que l'ignorance rendoit dur et grossier, au point de laisser les missionnaires sans aucune assistance ? Si du moins il avoit été disposé à profiter de leurs instructions saintes; mais, durant quelque temps, la rosée du ciel ne tomba que sur une terre ingrate. Enfin, les prières et les austérités du saint prêtre obtinrent la conversion de ces pauvres gens, et Dieu dédommagea son serviteur par les bénédictions abondantes qu'il répandit sur ses travaux.
De Fouras, Montfort passa à l’ile d'Aix, où son ministère produisit tout son effet parmi les soldats de la garnison aussi bien que parmi les habitans. Tous mettoient à se rendre aux exercices une promptitude qu'on eût admirée dans une communauté, et les soldats eux-mêmes goûtèrent si bien les exemples et les leçons du saint missionnaire, qu'il fallut leur procurer un grand nombre de disciplines et d'autres instrumens de pénitence. La traversée pour revenir à terre fut extrêmement pénible : un accident obligea de rester près d'un jour entier sur mer, avec un vent du nord très-piquant. Tandis que tout le monde descendoit dans la cale et se pressoit autour du feu, Montfort resta constamment sur le pont, priant ou chantant des cantiques. A peine eut-il mis pied à terre, qu'il s'achemina vers Saint-Laurent-de-la-Prée, et comme assez, près de là se trouvoit une autre paroisse peu populeuse, il en­treprit de donner la mission dans les deux églises à la fois. Les temples et les cimetières étoient indignement profanés; un des objets du zèle de Montfort fut de remédier à ces abus. Sans parler de la rigueur de la saison et de la disette des choses les plus nécessaires, il eut à souffrir surtout de la part d'un prêtre qu'il s'étoit associé pour cette mission. Ce misérable ne cessoit de décrier l'homme de Dieu de la façon la plus affreuse. « Je fus si scandalisé dela conduite de cet insigne calomniateur, ditM. Des Bastières, que je crus être obligé enconscience d'avertir M. de Montfort de ce qu'il disoit contre lui ; je fis même tous mesefforts pour l'engager aie congédier; mais leserviteur de Dieu, bien loin de suivre mon avis, le combloit d'honnêtetés, lui faisoitmille amitiés, le faisant placer à table à sadroite, et il ne lui a jamais fait aucun reproche de ce qu'il savoit de lui. N'est-ce paslà imiter de près la conduite que Jésus-a Christ a tenue à l'égard du traître Judas ?
La grande affaire des écoles rappela alors le saint missionnaire à La Rochelle, et l'obligea d'y séjourner quelques semaines. Mais, tout en y donnant ses soins aux écoles, il ne laissa pas de s'y occuper encore au ministère de la parole et de la direction des ames. Il étoit continuellement entouré de personnes qui réclamoient ses avis. Pauvres et riches, grands et petits, ecclésiastiques et séculiers, tous désiroient l'entretenir, et tous en étoient reçus avec la même aménité. C'est alors que brilla sur lui, ainsi qu'autrefois sur saint Etienne, comme un reflet de la gloire du Thabor. Un jour qu'il prèchoit dans l'église des Jacobins, c'étoit le 2 février, jour de la Purification, et il parloit des grandeurs de Marie; son visage exténué par ses austérités et ses fatigues, parut tout à coup lumineux : il en sor­tait comme des rayons de gloire, et sa physionomie en étoit changée au point que ses amis, ceux même qui le voyoient le plus habituellement, quoiqu'ils le regardassent de fort près et très-fixement, ne purent le reconnoître qu'à la voix. Cette merveille fit une telle impression sur les assistans, et leur inspira tant de respect pour le prédicateur, que tous, au lieu de se retirer après la grand'messe, restèrent à celle qu'il célébra lui-même à la suite.
A cette même époque, c'est-à-dire vers le commencement du Carême, Montfort donna, dans l'église des religieuses de la Providence, une retraite publique qu'une circonstance rend à jamais mémorable. C'est là qu'en s'attachant irrévocablement un premier missionnaire, il jeta les fondemens de sa Compagnie de Marie. M. Adrien Vatel, du diocèse de Coutances, avoit eu l'avantage d'être élevé par M. Des­places, le digne fondateur de la communauté du Saint-Esprit. Il aspiroit à l'honneur de porter la foi dans les pays étrangers, et dans ce moment, il étoit à La Rochelle pour s'embarquer. Ses arrangemens avec un capitaine étoient faits. Il entra par hasard dans l'église de la Providence, au moment où Montfort montait en chaire. Le sermon ne répondit pas à l'idée qu'il s'était faite du missionnaire, et il ne savoit trop qu'en penser. Tout à coup le prédicateur s'arrête : « Il y a ici, dit-il, quelqu'un qui me résiste ; je sens que la parole de Dieu me revient; mais il nem'échappera pas. »M. Vatel ne put s'empêcher de s'attribuer au moins une partie de ces paroles. Le sermon fini, il fut saluer Montfort. Le missionnaire lisoit alors la lettre d'un prêtre qui s'excusoit d'aller avec lui travailler à une mission. « Bon, dit-il, en voyant entrer M. Vatel, un prêtre me manque de parole, en voici un autre que le bon Dieu m'envoie. Il faut, lui dit-il ensuite, il faut, monsieur, que vousveniez avec moi, que nous travaillions ensemble. Celui-ci répliqua que la chose ne pouvoit se faire, vu qu'il était à la veille de partir pour les missions étrangères. Là-dessus il lui fit part des inquiétudes qu'il avoit sur la légitimité de ses pouvoirs pour ces pays lointains. Montfort n'hésita pas à décider, et il le lui prouva par de solides raisons, que sa mission étoit insuffisante et ses pouvoirs de nul effet. Comme il se servoit de ce nouveau motif pour le retenir, M. Vatel objecta de plus les engagemens pris avec le capitaine, qui lui avoit déjà avancé cent écus. Vous voilà bienen peine, repartit Montfort, Mgr l'évêque deLa Rochelle les lui rendra.De ce pas, ils se rendirent ensemble chez le prélat, qui décida la première difficulté comme l'avoit fait le missionnaire, et trancha la seconde en prenant dans son secrétaire les cent écus qu'avoit avancés le capitaine. Mais celui-ci ne se contenta pas de son argent : il se plaignit amèrement qu'on lui enlevât son aumônier, et jura qu'il tueroit Montfort en quelque lieu qu'il le rencontrât. A cette nouvelle, le saint prêtre alla le trouver, et l'abordant avec le plus grand calme : On m'a rapporté, monsieur, lui dit-il, que vous vouliez m'ôter la vie : Me voici, je viens vous la présenter. Il n'en fallut pas davantage pour apaiser le capitaine : ils s'embrassèrent et se séparèrent très-bons amis.
Accompagné désormais de M. Vatel, Montfort ne tarda pas à reprendre le cours de ses missions. Il en fit d'abord une très-fructueuse à Taugon-la-Ronde; puis une autre non moins efficace, à Saint-Amand, aujourd'hui du diocèse de Poitiers. Celle-ci commença le jour même du vendredi-saint. Là, le missionnaire eut surtout besoin d'éclairer un peuple extrêmement superstitieux, qui ne voyoit partout que sorts, maléfices et possessions, et le succès qu'il obtint en ce genre n'est pas un des moindres triomphes de son ministère. Il réussit également à inspirer un dévouement général, et une admirable activité pour clore de murs le cimetière, qui, jusqu'alors, avoit été comme une place publique. Un jour que l'affluence étoit si grande, que l'église ne pouvoit à beaucoup près contenir la foule, il fit placer la chaire au pied d'un grand arbre, et comme chacun se pressoit dans la crainte de ne rien entendre : « Ne vous pressez point, mes chers frères, leur dit-il; Dieu m'a fait la grâce de posséder tout mon auditoire; tous tant que vous êtes vous m'entendrez bien.En effet, plusieurs personnes, quoique placées à une distance où naturellement elles n'auroient pas dû saisir ses paroles, n'en perdirent cependant aucune.
Montfort s'étoit si peu épargné dans cette mission, qu'après l'avoir terminée, sa santé, de jour en jour plus défaillante, l'obligea d'aller passer une huitaine à la Séguinière, où les demoiselles de Beauveau le pressoient de venir se reposer. De là, après avoir fait un court séjour à Nantes pour le bien de sa maison d'incurables, il s'empressa de se rendre à Mervent, près de Fontenay-le-Comte, pour y commencer une mission. Ce qu'il y fit pour le temple matériel, peut donner une idée du changement qui s'opéra dans le temple intérieur des ames. La charpente étoit pourrie, les murs entrouverts, les vitraux presque entièrement brisés ; il n'y avoit ni décence, ni même sûreté à y célébrer l'office divin. Le missionnaire sut si bien inspirer la confiance et enflammer le zèle, que tous ses auditeurs, paroissiens et étrangers, se prêtèrent avec un empressement égal à la restauration de l'église. Tous l'aidèrent avec le même plaisir dans le dessein qu'il conçut de se bâtir un petit ermitage au milieu de l'immense forêt de Vouvant, dont Mervent est environné. Sentant sa fin prochaine, il éprouvoit un besoin toujours plus pressant de se retirer, au moins de temps en temps, à l'écart, pour s'occuper de son sa­lut, et s'unir plus étroitement à Dieu. Sur le penchant d'une montagne, au pied de laquelle serpente la Vendée, il choisit une caverne formée naturellement par un énorme rocher, et il entreprit de rendre ce lieu habitable. Chacun s'estima heureux d'y contribuer. Son dessein cependant ne fut jamais exécuté en entier. Il ne put passer que peu de jours dans cet ermitage ; mais ce lieu n'a pas laissé d'être consacré dans le souvenir des peuples, comme un lieu béni du Ciel. De tous les environs, on aime encore aujourd'hui à y aller prier, et l'opinion générale est que la piété plus d'une fois y fut récompensée par des grâces miraculeuses.
 
CHAPITRE NEUVIÈME : fondation desécolescharitables et établissement des Filles de la Sagesse à La Rochelle en 1715.
 
Déjà depuis long-temps, Montfort étoit vivement frappé de cette vérité, que la bonne éducation de la jeunesse est le remède le plus sûr contre le libertinage et l'irréligion. Plein de l'esprit de son divin Maître, il avoit toujours aimé tendrement les enfans ; lui-même se plaisoit à les instruire, et l'un de ses principaux soins, dans toutes les missions, étoit de pourvoir les paroisses de maîtres et de maîtresses d'école. La nécessité d'un pareil secours étoit d'autant plus grande à La Rochelle, que les enfans y étoient ou totalement abandonnés, ou confiés à des mains hérétiques. Le saint prêtre, bien qu'il prévît des difficultés sans nombre, entreprit de remédier au mal, en fondant des écoles charitables et catholiques. Il crut que celles des filles réussiroient à merveille entre les mains des deux Filles de la Sagesse qu'il avoit à Poitiers, et que c'étoit là une porte ouverte par la Providence pour entrer dans l'exercice de leurs fonctions et se multiplier. Après y avoir bien pensé devant Dieu, il alla trouver M r de Champflour, et lui exposa ses idées avec la plus grande simplicité. Pour la première fois, il l'entretint de la congrégation commencée par lui, sous le nom de Filles de la Sagesse, lui raconta tout ce qui s'y rattachoit, et lui fit particulièrement connoitre la sœur Marie-Louise de Jésus. Le pieux et docte prélat l'écouta avec le plus vif intérêt, et pré­voyant tout le bien que pouvoit produire un tel projet, il l'engagea fortement à l'exécuter, le pressa surtout de perfectionner l'œuvre des Filles de la Sagesse, et le chargea de les inviter à venir prendre la direction de l'école des filles. Il ajouta qu'il pourvoiroit lui-même aux frais nécessaires pour l'établissement des deux écoles.
Le saint prêtre n'hésita plus, et mit la main à l'œuvre avec la plus entière confiance. Il commença par en écrire à la sœur Marie-Louise de Jésus, l'avertissant d'arranger toutes choses de manière à pouvoir quitter Poitiers dans six mois. Tout ceci se passoit au commencement des vacances de 1714 temps dont il profita pour faire son voyage de Bretagne et de Normandie. On a vu qu'à son retour, il avoit mis la plus grande activité pour hâter les préparatifs matériels de l'établissement des écoles, et qu'au mois de février 1715, il avoit interrompu le cours de ses missions pour revenir à La Rochelle presser encore cette grande affaire. Les écoles des garçons furent ouvertes les premières; il y mit trois maîtres, dont un étoit prêtre et chargé spécialement du bien spirituel des enfans. Montfort régla dans le plus grand détail ce qui concernoit les maîtres et les écoliers, et il le fit avec tout le talent qu'eût pu lui donner une longue expérience en ce genre. Une rare sagesse présida à l'arrangement même de la classe. Vis-à-vis du maître étoit un banc plus élevé qu'il nomma banc des Séraphins; là dévoient être placés les enfans qui auroient fait leur première communion, ou qui seroîent plus avancés. De chaque côté quatre autres bancs, portant le nom des autres chœurs angéliques, étoient destinés au reste des enfans, rangés selon leur âge et leur capacité. Ces bancs étoient en amphithéâtre, pour que rien n'échappât à l'œil du maître. Le zélé fondateur, non content de prescrire des règles et des méthodes, alloit lui-même les expliquer et en surveiller l'exécution. Toute la ville ne tarda pas à reconnoître avec admiration le changement merveilleux que cette école avoit produit dans la foule des enfans qui la fréquentoient.
Quant à l'école des filles, la sœur Marie-Louise de Jésus, aussitôt après la réception de la lettre dont on a parlé, avoit pris ses mesures, autant qu'elle pouvoit le faire, en gardant le secret. Mais quand, au bout de quelques mois, arriva l'ordre de se tenir prête à partir au premier signal, et qu'il fallut enfin en donner connoissance, mille difficultés s'élevèrent. Un esprit moins judicieux y eût été trompé, un courage moins ferme y eût failli. Sa mère lui fit entendre la voix de la nature; les administrateurs de l'hôpital, celle de l'intérêt, et certaines personnes bien intentionnées, celle de la piété; en un mot, tout se réunit afin de retenir la sœur Marie-Louise de Jésus à Poitiers, et il fallut le doigt de Dieu pour lever les divers obstacles qui s'opposoient à ses pieux desseins. Elle partit enfin, accompagnée de son unique compagne, la sœur de la Conception. Montfort étoit occupé à la mission de Taugon, quand les deux sœurs arrivèrent à La Rochelle. Aussitôt après cette mission, et avant de commencer celle de Saint-Amand, il s'échappa pour ainsi dire un instant, afin d'aller voir les nouvelles arrivées, dont la position réclamoit sa présence. Il leur donna rendez-vous à une maison de campagne appelée le Petit-Plessis, à un quart de lieue de La Rochelle. C'est dans cette première entrevue qu'il dit à la sœur Marie-Louise de Jésus ces belles paroles : « C'est vous, ma fille, queDieu a choisie pour être à la tête de cettepetite communauté, qui ne fait encore quede naître. Dans la lettre que je vous ai écriteen commun, je n'ai fait que vous signifier,en vous nommant la mère supérieure, que c'est la volonté de Dieu qui l'a voulu ainsi. II vous faut avoir beaucoup de fermeté ; maisla douceur doit l'emporter sur tout le reste.Voyez, ma fille, voyez cette poule qui a sousses ailes ses petits poussins, avec quelle attention elle en prend soin, avec quelle bonté elle les affectionne ! Eh bien, c'est ainsi quevous devez faire et vous comporter avectoutes les filles dont vous allez désormaisêtre la mère. »En se rendant du Petit-Plessis à La Rochelle, Montfort rappela à la sœur ce qu'il lui avoit dit en quittant l'hôpital de Poitiers, que, quand il n'y auroit de Filles de la Sagesse que dans dix années, la volonté de Dieu seroit accomplie. « Comptez, ajouta-t-il, vous verrez qu'il y a maintenant dix ans que je vous le disois.Et comme la sœur ne put s'empêcher de lui faire part de ses craintes au sujet de l'hôpital de Poitiers : « Consolez-vous, lui répliqua-t-ilsur-le-champ, tout n'est pas perdu pour l'hôpital de Poitiers. On vous y demandera; vous b y retournerez, et vous y demeurerez. La pieuse fille n'avoit jamais oublié la première prédiction dont elle voyoit l'accomplissement ; elle n'oublia pas non plus la seconde, et la vit pareillement s'accomplir, lorsqu'en 1748, sur la demande des administrateurs de l'hôpital de Poitiers, elle y vint établir cinq de ses Filles pour le gouverner. Montfort ne put cette fois rester que très-peu de temps à La Rochelle ; mais après la mission de Mervent, il y revint passer le mois de juillet et les premières semaines d'aout, et c'est alors qu'il donna la dernière perfection à l'établissement des Filles de la Sagesse. Non-seulement, comme il est rapporté dans la vie de la sœur Marie-Louise de Jésus, il s'occupa de pourvoir à leurs besoins temporels, de perfectionner le régime de leurs écoles, d'augmenter leur nombre en leur donnant deux ou trois nouvelles compagnes; mais il s'appliqua surtout à leur bien inculquer l'esprit religieux qu'elles dévoient elles-mêmes transmettre à tant d'autres. C'est pourquoi, retiré à Saint-Eloi, dans ce même ermitage où déjà il avoit composé la règle des missionnaires de la Compagnie de Marie, il mit la dernière main à la règle des Filles de la Sagesse; et, après avoir pris l'avis de la sœur Marie-Louise de Jésus, il la transcrivit de nouveau, et la lui donna en lui disant : « Recevez, ma fille,cette règle ; observez-la et la faites observerà celles qui seront sous votre conduite. »La sœur se jeta à genoux, et la reçut comme le présent le plus précieux qu'on eût pu lui faire. Elle est en effet un chef-d'œuvre de sagesse et de piété. Plusieurs grands évêques l'ont approuvée, et un homme aussi savant que pieux ne put s'empêcher de s'écrier, en la lisant : « Quiconque gardera cette règle, sera un ange. »
Le saint fondateur, mettant à profit le peu de jours qui lui restoient à passer auprès de ses filles, les entretenoit souvent cœur ouvert des voies de la perfection et des desseins de Dieu sur elles. Dans un de ces entretiens, s'arrêtant tout à coup, transporté comme hors de lui-même, et le visage tout enflammé : « Mes filles, s'écria-t-il, Dieu me fait en ce moment connoître des choses admirables : je vois, dans les secrets divins,une pépinière de Filles de la Sagesse. »L'événement, comme il sera dit ailleurs, a vérifié cette prédiction au-delà de toute espérance. Enfin, le jour approchoit où Montfort avoit promis d'ouvrir une mission à Fontenay-le-Comte; il fallut quitter La Rochelle, et ce fut pour la dernière fois. Depuis cette époque, il ne vit plus ses filles ; mais il continua jusqu'à la fin de les diriger par ses lettres. Le 31 décembre, il leur écrivoit : « Je vous souhaite une annéepleine de combats et de victoires, de croix, de pauvreté et de mépris.Vers la mi-avril suivant, c'est-à-dire, dix ou douze jours seulement avant sa mort, il leur fit, de Saint-Laurent-sur-Sèvre, la réponse suivante, précieux testament, et comme le dernier souffle d'un cœur qui n'avoit jamais respiré que l'amour de la croix.
 
« Ma très-chère fille en Jésus-Christ
 Vive Jésus ! vive sa croix !
J'adore la conduite juste et amoureuse de la divine sagesse sur son petit troupeau, qui est logé à l'étroit chez, les hommes, pour êtrelogé et caché bien au large dans son divin cœur, qui vient d'être percé pour, cet effet.O que ce sacré cabinet est salutaire et agréable à une ame vraiment sage ! Elle en est sortie avec le sang et l'eau, quand la lance le perça ; elle y trouve son rendez-vous assuré quand elle est persécutée de ses ennemis. Elle y demeure cachée avec Jésus-Christen Dieu; mais plus conquérante que les héros, plus couronnée que les rois, plus brillante que le soleil, et plus élevée que lescieux. Si vous êtes l'élève de la sagesse, et l'élue entre mille, que vos abandons, vos mépris, votre pauvreté et votre prétendue captivité vous paraîtront douces ! puisqu'avec toutes les choses de prix, vous achetez la sagesse, la liberté, la divinitédu cœur de Jésus crucifié.
 Si Dieu ne m'avoit pas donné des yeuxautres que ceux que m'ont donnés mes parens, je me plaindrois, je m'inquiéterois avec les fous et les folles de ce monde corrompu ; mais je n'ai garde de le faire. Sachez que j'attends d'autres renversemens plus considérables et plus sensibles, pour mettre notre foi et notre confiance à l'épreuve ; pour fonder la communauté de la Sagesse, non passur le sable mouvant de l'or et de l'argent dont le monde se sert tous les jours pour fonder et enrichir ses appartemens, non pas aussi sur les bras de chair d'un mortel qui n'est tout au plus, quelque puissant qu'il soit, qu'une poignée de foin, mais pour lafonder sur la sagesse même de la croix du calvaire. Elle a été teinte, cette divine et adorable croix, elle a été teinte et empourprée du sang d'un Dieu ; choisie pour être, de toutes les créatures, la seule épouse de son cœur, le seul objet de ses désirs, le seulcentre de toutes ses prétentions, la seule fin de ses travaux, la seule arme de son bras, le seul sceptre de son empire, la seule couronne de sa gloire, et la seule compagne de son jugement ; et cependant, ô incompréhensible jugement ! cette croix a été abattue avec mépris et horreur, cachée et oubliée dans la terre, pendant quatre cents ans.
Mes chères filles, appliquez ceci à l'état où vous vous trouvez actuellement. Je vousporte partout, jusqu'au saint autel. Je ne vous oublierai jamais, pourvu que vous aimiez ma chère croix en laquelle je voussuis allié, tandis que vous ne ferez pointvotre propre volonté, mais la sainte volontéde Dieu, dans laquelle je suis tout à vous.
 
CHAPITRE DIXIEME : travaux de Montfort depuis l'établissement des Filles de la Sagesse à La Rochelle, en 1715, jusqu'a sa mort en 1716.
 
 
La mission de Fontenay commença le 25 août, fête de saint Louis, patron du diocèse de La Rochelle. L'église de Saint-Jean, où elle se donnoit, n'étant pas assez grande pour contenir tous ceux qui désiroient en suivre les exercices, Montfort prit le parti de donner successivement deux missions, l'une aux femmes et l'autre aux hommes. La première fut accompagnée d'un événement qui, dans le temps, fit beaucoup de bruit. Le commandant de la garnison étant un soir allé au sermon, et s'y tenant de la façon la plus scandaleuse, Montfort, qui ne le connoissoit pas, et qui, lors même qu'il l'auroit connu, n'auroit pu voir une telle conduite avec indifférence, Montfort le pria de se tenir mieux ou de se retirer. L'avis fut fort mal reçu, et sur de nouvelles instances du missionnaire, l'officier s'emporta en juremens exécrables, et s'oublia jusqu'à frapper brutalement le saint prêtre, menaçant même de lui passer son épée à travers le corps. Les femmes jetèrent un cri d'épouvante ; de son côté, le commandant appela ses soldats qui envahirent l'église, et on avoit lieu de craindre de plus grands excès. Cependant l'officier se retira, et prit les devans pour justifier sa conduite, en chargeant Montfort de tout le désordre; mais l'affaire, portée d'abord en cour et renvoyée de là au tribunal de l'évêque de La Rochelle, fut jugée, comme elle devoit l'être, à l'avantage du saint missionnaire.
Le seul délassement qu'il prit, après les deux missions de Fontenay, fut un petit voyage à son ermitage de Vouvant. Il revint presque aussitôt donner aux religieuses de Notre-Dame de Fontenay une retraite à laquelle se rattache un fait d'une grande importance, la vocation de M. Mulot, qui fut, après Montfort, supérieur-général de la Compagnie de Marie. Quoique originaire de Fontenay, il avoit le titre de vicaire à Soullans, diocèse de Luçon; mais dans ce moment il étoit retiré à Saint-Pompain, diocèse de La Rochelle, chez son frère, curé de cette paroisse, pour essayer de rétablir une santé depuis long-temps délabrée. Ce frère l'envoya à Fontenay prier le saint missionnaire de venir exercer son zèle à Saint-Pompain. M. Mulot le trouva occupé à la retraite des religieuses de Notre-Dame, et lui fit sa proposition ; mais Montfort s'excusa sur ce qu'il avoit plusieurs autres engagemens. Cependant, comme M. Mulot insistoit : « Ehbien, lui dit-il, promettez-vous de travailleravec moi le reste de vos jours, et de venirfaire votre coup d'essai à la mission que je vais donner à Vouvant? Si vous y consentez,je consens moi-même à aller ensuite à Saint- Pompain, et non autrement.M. Mulot répondit qu'il se tiendrait heureux de le suivre dans ses travaux, mais que la foiblesse de sa santé rendoit la chose absolument impossible. « Ne craignez point, ajouta l'homme de Dieu,vos maux s'évanouiront, dès que vous commencerez à travailler au salut des ames. »M. Mulot se sentit comme inspiré d'obéir, et plein de confiance en la parole de Montfort, il se mit en devoir de l'accompagner à Vouvant. Ses forces en effet s'augmentèrent tellement, lorsqu'il se fut mis à l'œuvre, qu'il put le suivre et travailler avec lui jusqu'à sa mort.
Après la mission de Vouvant, dont le fruit principal fut pour l'homme apostolique une moisson abondante de persécutions et de croix, il alla commencer, vers la mi-décembre, celle de Saint-Pompain, qui offrit à son zèle plus de consolations. Elle débuta par la réconciliation publique de certaines personnes des plus marquantes dans la paroisse. Tout le monde la désiroit; mais après avoir vu échouer dans cette entreprise l'évêque lui - même, personne n'osoit plus l'espérer. Ce premier succès en entraîna bien d'autres, toute la paroisse s'ébranla, le curé même, dont la conduite, quoique régulière, laissoit pourtant à désirer, se convertit de la manière la plus édifiante. Nous aurons occasion de rapporter ailleurs comment se fit cette conversion.
La clôture de la mission de Saint-Pompain, fut le commencement de celle de Villiers-en-Plaine. Cette nouvelle paroisse est à une lieue de Saint-Pompain. Montfort, pour marquer le respect qu'on doit à la parole de Dieu, s'y rendit en procession, portant solennellement, sous un dais, un riche exemplaire de la sainte Bible. A la plantation de la croix, qui se fit à l'époque des Quarante-Heures, un monsieur et une dame, étrangers à la paroisse, et qui se ressentaient, sans doute, de la dissipation du carnaval, eurent l'insolence impie d'interrompre le missionnaire au milieu de son discours pour lui dire les injures les plus atroces. Montfort les écouta la tête découverte, les mains jointes, avec une modestie dont tout l'auditoire étoit stupéfait, et quand ils eurent cessé de parler, il descendit, se mit à genoux, et demanda hautement pardon à ces insolens de ce qu'il avoit pu dire ou faire qui les eût portés à offenser Dieu de cette manière. Mais cette conduite du missionnaire les couvrit l'un et l'autre de tant de honte, qu'ils se retirèrent sans dire mot.
« Quelques jours après, dit Mme d'Orion,épouse du seigneur de Villiers, M. de Montfort se trouvoit au château; s'étant détachéde la compagnie, qui étoit rassemblée dansune des cours, il venoit de se retirer dans lejardin, quand un domestique en entr'ouvritla porte et la referma aussitôt. Un moment après, il l'ouvrit encore, parut considérer d quelque chose avec attention, et l'ayant ensuite refermée, se retira dans l'écurie. Je l'avois observé, et l'air d'étonnement qui paraissoit sur le visage de cet homme m'avoitfrappée. Lorsque la compagnie se fut retirée, et que M. de Montfort lui-même futsorti du jardin, je fus à cet homme ; je letrouvai assis sur un coffre, les bras croisés,et comme n'en pouvant plus. Il me dit qu'il avoit une grande peur; qu'il avoit vu M. deMontfort à genoux, les bras en croix, dansl'allée de charmille qui faisoit face à la porte du jardin, et qu'il s'en falloit plus de deux pieds qu'il ne touchât la terre ; qu'il nepouvoit pas comprendre qu'un homme fût à genoux, et qu'il ne touchât pas la terre ; qu'il avoit cru s'être trompé la première fois, mais qu'il avoit regardé à deux fois, et qu'il étoit bien sûr de ce qu'il disoit, parce qu'il l'avoit vu la seconde fois comme la première.Cette même dame, qui avoit été une des conquêtes de la mission, nous assure encore, qu'en la quittant, le saint missionnaire répondit à une recommandation qu'elle lui faisoit : « Vive Dieu ! madame, je le demanderai à Dieu avec tant de veilles, de jeûnes et de prières, qu'il me l'accordera, et jemourrai avant que l'année soit finie. Souvenez-vous de ce que je vous promets.On étoit alors à la fin de janvier 1716.
Qu'il jugeât de la proximité de sa mort par raffoiblissement de ses forces, ou par la connoissance surnaturelle qu'il en avoit, toujours est-il qu'il s'occupoit alors plus que jamais de s'assurer des successeurs. Il écrivit, dans ce but, au séminaire du Saint-Esprit, à Paris. Mais persuadé qu'une affaire de cette nature ne peut réussir sans l'entremise de la reine du ciel, c'est vers elle surtout qu'il se tourna. En conséquence, il résolut d'aller en pèlerinage à Notre-Dame des Ardilliers, de Saumur, et il engagea plusieurs personnes à faire aussi ce voyage, dans les mêmes intentions. Trente-trois hommes de Saint-Pompain, dont il avoit formé une confrérie de Pénitens, s'offrirent à lui pour cette bonne œuvre, et il les accepta. Il voulut même qu'ils partissent les premiers, se réservant de faire ce voyage à part, après s'y être préparé par la retraite, le jeûne et la prière. Mais, afin que ce pèlerinage pieux ne dégénérât point en un voyage d'amusement et de dissipation, il prit la sage précaution de mettre à la tête des pèlerins les deux premiers prêtres de sa Compagnie de Marie, MM. Vatel et Mulot. Ils dévoient veiller à ce que tout se fît avec le plus d'édification possible. Il leur donna de plus par écrit un règlement que nous citerons ici volontiers. Quoiqu'il soit fait pour des temps meilleurs que les nôtres, il peut être utile aux personnes qui voudroient faire de semblables pèlerinages, et il fournit un exemple de la sagesse de Montfort dans beaucoup d'autres réglemens de ce genre. Le voici :
« Le saint pèlerinage de Notre-Dame deSaumur, fait par les pénitens pour obtenirde Dieu de bons missionnaires.
 1° Vous n'aurez point d'autre vue dans cepèlerinage, que d'obtenir de Dieu, par l’intercession de la sainte Vierge, de bons missionnaires qui marchent sur les traces desApôtres, par un entier abandon à la divine Providence, et par la pratique de toutessortes de vertus, sous la protection de lasainte Vierge, et qui soient doués de sagesse pour connoître, goûter et pratiquer la vertu, et la faire goûter et pratiquer aux autres.
 2° Vous ne vous distinguerez point des autres par votre habillement, mais par une grande modestie, un silence religieux, et une prière continuelle pendant tout le coursdu voyage. Vous pourrez cependant, sanstrop de singularité, avoir un chapelet à lamain et un crucifix sur la poitrine, pourmarquer que ce n'est pas un voyage quevous faites, mais un pèlerinage.
3° En passant par les villages et par lesbourgs, vous irez deux à deux, pour plusgrande édification. Dans la campagne, vous marcherez tous ensemble et vous ne vousséparerez point, sinon par obéissance et nécessité. Si quelqu'un, par lassitude ou parquelque autre raison, demeure en arrière,les autres, par charité, l'attendront, oumême, s'il est nécessaire, le feront monterà cheval ; s'entr'aidant les uns les autres,comme les membres d'un même corps.
 4° Pendant la marche, ils chanteront descantiques, ou réciteront le saint rosaire, ouprieront intérieurement en silence. Ils neparleront ensemble qu'une heure le matin,sur les dix heures, et une heure le soir,entre une et deux.
 5° Voici l'ordre des actions de la journée : Premièrement, ils coucheront tous, s'il estpossible, dans la même auberge ; les pluspénitens dans le foin et la paille, et les plusfoibles dans les lits, toujours en silence etavec beaucoup de modestie, après avoir fait la prière du soir en commun. Deuxièmement, ils se lèveront à la pointe du jour, aupremier signal que leur en donnera le supérieur, et réciteront ensemble une courteprière, savoir : un Pater, un Ave, un Credo,avec les Commandemens de Dieu et de l'Eglise. Troisièmement, s'il y a une églisedans le lieu où ils auront couché, et qu'il nefaille pas se détourner beaucoup pour y aller, ils iront y adorer à la porte le saint Sacrement, en chantant en son honneur le Tantum ergo avec l'oraison. Quatrièmement, ense mettant en chemin, ils chanteront d'abordou réciteront la petite couronne de la sainteVierge ; ensuite ils garderont le silence pendant une demi-heure, pour méditer sur lamort et la passion de Jésus-Christ. Cinquièmement, après la méditation, ils réciteront à deux chœurs le premier chapelet, etpour le faire mieux, ils tâcheront de semettre deux à deux, ou quatre à quatre, si letemps et le chemin le permettent. Sixièmement, après la récitation du chapelet, ils chanteront des cantiques pendant une heureou environ. Septièmement, au signal qu'ils recevront du supérieur, ils s'entretiendrontde bonnes choses, jusqu'à la dinée, et lors qu'ils entreront dans le bourg ou village, ilschanteront des cantiques. Huitièmement, si,dans le lieu de la dînée, il se trouve une égliseoù repose le saint Sacrement, ils iront le visiter, avant d'aller à l'auberge. A l'auberge, ilsmonteront tous, s'il se peut, dans une chambre haute, ou bien se tiendront ensembledans la même salle basse. Là, s'étant mis àgenoux, ils chanteront : O saint Esprit, donnez-nous vos lumières, et réciteront un AveMaria, puis s'asseyeront. Neuvièmement, unde la compagnie, après avoir dit tout haut leBenedicite, leur fera une petite lecture qu'ils écouteront en mangeant et sans causer.Après la lecture, ils pourront parler le restedu repas, et ils le finiront au signal du supérieur, auquel ils obéiront pour l'honneurde Jésus-Christ. Dixièmement, avant de sortir de l'auberge, ils chanteront, Mère deDieu, vous êtes notre mère, etc. avec cetautre cantique : Daignez rendre, Seigneur,a tous nos bienfaiteurs, etc. Ensuite ils réciteront un Ave. Onzièmement, pendant quelque temps après le dîné, ils se récréerontsaintement en marchant. La récréation finie,ils réciteront à deux chœurs le second chapelet, chanteront ensuite des cantiques pendant une heure, garderont le silence pendant une demi-heure, et puis parleront debonnes choses, jusqu'à ce qu'ils soient arrivés au lieu de la couchée. Douzièmement, lorsqu'ils y seront arrivés, pendant que celui de la compagnie qui sera député pour cela, fera préparer le repas, ils réciteront àdeux chœurs le troisième chapelet, pour l'édification de ceux qui les verront et les entendront; enfin, ils collationneront, et seretireront ensuite, comme il a été dit ci-dessus.
6° Ils tâcheront déjeuner tous les jours de leur marche, à moins que la maladie survenant ne les en empêche.
 7° Ils ne s'écarteront point de la troupe, et n'entreprendront rien d'extraordinaire sans la permission et l'agrément de celui qu'ils ont choisi pour le chef et le supérieur de leur pèlerinage, afin que l'obéissance le sanctifie, plus encore que la pénitence.
8° Un quart d'heure avant d'entrer dans la ville de Saumur, ils pourront se déchausser, et entrer ainsi deux à deux, en chantant o des cantiques, dans la chapelle de la sainte Vierge. S'ils y arrivent le matin, ils cesseront de chanter à la porte de la chapelle, et quand les messes seront finies, si c'est le matin, ou lorsqu'on ne chantera pas d'office,si c'est le soir, le supérieur ira demander au sacristain permission de réciter le chapelet devant l'image de la sainte Vierge, et de chanter quelques cantiques. Si cette permission leur est refusée, ils se tiendront contenset prieront Dieu en silence dans ladite chapelle, jusqu'au signal du supérieur. Aucunne sortira que par nécessité et par sa permission, afin de combattre et de vaincretous ensemble les ennemis de Dieu, lemonde, le diable et la chair, qui ne manqueront pas de se réunir pour séparer etrenverser quelqu'un de leur compagnie.
9° Ils se confesseront tous et communieront au moins une fois, et tous ensemble,à la chapelle de Notre-Dame, sur les dix heures, le lendemain de leur arrivée. Ils demeureront le reste du jour à Saumur, nonpas pour voir la ville, comme font les curieux, mais pour remercier et prier Dieu,comme de bons pénitens.
10° Ils partiront le lendemain de leurcommunion, après avoir entendu la messe, à laquelle ils pourront encore communier,s'ils n'ont pas fait de péché considérable depuis leur dernière communion, et s'ils ontété fidèles à obéir à cette règle et au supérieur.
 11° On leur permet d'aller une fois, au signal du supérieur, chez les marchands de chapelets, pour acheter quelque chose. Ensuite ils reviendront à leur auberge, sans aller ailleurs.
 12° Le lendemain de leur communion, après avoir entendu la messe, et fait unedemi-heure de prière, ils sortiront de laville de Saumur, deux à deux, et en chantant des cantiques, sans se mettre en peinedes railleries des libertins, auxquelles ils nerépondront que par leur modestie, leur silence et leurs chants de joie divine.
13° S'ils font ce voyage de cette manière, je suis persuadé qu'ils seront un spectacledigne de Dieu, des anges et des hommes, etqu'ils obtiendront de Dieu, par sa sainteMère, de grandes grâces, non-seulementpour eux-mêmes, mais encore pour toutel'Eglise de Dieu.
14° Il est à propos qu'ils ne parlent pointdes missionnaires qui leur ont donné ces ré­glemens. On leur demande là-dessus le secret, afin que Dieu seul en soit glorifié,puisque lui seul a été l’auteur de ce dessein,et que lui seul en sera la récompense.
 15° Quand ils seront de retour, ils viendront rendre compte de toutes les croix qu'ilsauront portées, et des principales choses quileur seront arrivées, afin qu'on dise pour euxune messe solennelle d'actions de grâces.
Ce règlement fut fidèlement observé. Les trente-trois pénitens, ainsi que les deux missionnaires, firent le voyage à pieds, et souvent les pieds nus. Sur toute la route ils furent un sujet d'édification. Les peuples accouroient saisis d'admiration pour les voir passer, et la troupe sainte ne revint point sans avoir attiré sur elle-même et sur le projet de Montfort les bénédictions les plus abondantes.
Durant l'absence des pénitens de Saint-Pompain, qui fut de sept jours, Montfort s'étoit préparé par la retraite à faire lui-même ce pèlerinage. Aussitôt leur retour, il partit accompagné de quelques frères, et avec la ferveur d'un homme qui se sentant près de mourir, désiroit auparavant obtenir du Ciel une grâce insigne. Arrivé à Saumur, dans la chapelle et comme en la présence de cette Reine du Ciel que, dès son enfance, il avoit aimée et qu'il avoit prêchée toute sa vie, il se sentit pénétré pour elle d'un respect tout nouveau, et lui recommanda, avec la confiance la plus vive, et lui-même et ses deux sociétés. Il s'arracha bientôt à ce séjour cher à son cœur, pour aller donner la mission à Saint-Laurent-sur-Sèvre, et y arriva le 1er avril 1716. Il y choisit pour demeure un petit galetas où, pour tout lit, il avoit un peu de paille, et pour tout meuble, ses instrumens de pénitence. M. Mulot vint l'y joindre ; mais M. Vatel fut obligé de rester à Saint-Pompain, pour s'y remettre un peu de ses fatigues. La mission de Saint-Laurent commença dès le dimanche suivant. A la procession qui se fit dans l'église avant la messe, Montfort voulut porter lui-même la croix, et il étoit aisé de voir à l'air dont il le fit, combien il s'estimoit heureux de pouvoir donner à la croix cette preuve de son respect et de son amour.
Vers le milieu de la mission, il apprit que l'évêque de La Rochelle devoit prochainement venir visiter la paroisse. Sa vénération pour tous les évêques, et son affection particulière pour Mgr de Champflour, lui firent désirer de préparer au saint prélat une réception digne de lui. Il se donna pour cela tant de soins et de peines, que sa santé, déjà délabrée, ne put y tenir : il fut attaqué d'une fausse pleurésie. Le mal étoit si violent, le jour de la fête, qu'il ne put se trouver avec le prélat au diner du curé. Cependant il devoit prêcher dans l'après-midi, et craignant que son silence en cette occasion ne nuisît au succès de son ministère, il crut devoir faire un dernier effort. Quand il monta en chaire, il étoit si défait, que tout le monde en eut compassion ; on ne pensoit pas qu'il pût aller jusqu'au bout. Il prit pour sujet de son discours la douceur de Jésus. On eût dit le Sauveur lui-même faisant au sortir de la Cène ses derniers adieux aux Apôtres. Sa voix s'étant animée dans l'action, il traita ce sujet d'une manière si touchante, il peignit surtout en termes si tendres la douceur de Jésus envers Judas, qu'il n'y eut personne dans l'auditoire qui ne fondit en larmes. Au sortir de chaire, le prédicateur fut obligé de se mettre au lit. On lui donna les remèdes qu'on crut nécessaires : tout fut inutile, la maladie étoit mortelle, et lui-même étoit mûr pour le Ciel. Il étoit, comme à son ordinaire, sur de la paille ; mais son mal empirant chaque jour, il consentit par obéissance à prendre un matelas, et ce fut en cet état qu'il reçut avec de grands sentimens de piété, les derniers sacremens de l'Eglise.
M. Mulot lui ayant témoigné, les larmes aux yeux, la perte que les missions alloient faire par sa mort : « Ayez confiance, mon fils,lui dit-il en lui serrant la main, ayez confiance ; je prierai Dieu pour vous, je prieraiDieu pour vous. »Ces paroles, au témoignage de M. Mulot, opérèrent un vrai miracle. C'est ainsi qu'il appeloit le changement qui se fit en lui, peu de temps après, et qui le rendit capable de supporter, pendant bien des années, toutes les fatigues du ministère apostolique.
Le 27 avril, le malade sentant sa fin approcher, fit son testament, que voici dans toute sa simplicité :
 
« Je soussigné, le plus grand des pécheurs,veux que mon corps soit mis dans le cimetière et mon cœur sous le marchepied del'autel de la sainte Vierge.
Je mets entre les mains de Mgr. l'évêquede La Rochelle et de M. Mulot, mes petitsmeubles et livres de mission, afin qu'ils lesconservent pour l'usage de mes quatre frères, unis avec moi dans l'obéissance et la pauvreté, savoir, frère Nicolas, de Poitiers;frère Philippe , de Nantes ; frère Louis ,de La Rochelle, et frère Gabriel, qui est avec moi, tandis qu'ils persévéreront à renouveler leurs vœux tous les ans ; aussipour l'usage de ceux que la divine Providence appellera à la même communauté du Saint-Esprit. Je donne toutes mes figures du calvaire avec la croix, à la maison des sœurs des Incurables de Nantes. Je n'ai point d'argent à moi en particulier; mais il y a135 livres qui appartiennent à Nicolas, dePoitiers. M. Mulot donnera 10 écus de la boutique à Jacques, 10 autres à Jean, et 10 écus de même à Mathurin, s'ils s'en veulent aller, et ne pas faire vœu de pauvreté et d'obéissance. S'il y a quelque chose de reste dans la boutique, M. Mulot en usera en bon père, à l'usage des Frères et à son propre usage. Comme la maison de La Rochelle retournera à ses héritiers naturels, il ne restera plus pour la communauté du Saint-Esprit, que la maison de Vouvant,donnée par contrat par M. de la Brûlerie,dont M. Mulot accomplira les conditions ;les deux boisselées de terre données par madame la lieutenante de Vouvant, et une petite maison donnée par une bonne femme, à condition que s'il n'y a pas moyen d'y bâtir, on y entretiendra les Frères de la communauté du Saint-Esprit, pour faire l'école charitable. Je donne trois de mes étendards à Notre-Dame-de-Sainte-Patience, à la Séguinière ; les quatre autres à Notre-Dame-de-la-Victoire, à la Garnache; et à chaque paroisse de l'Aunis où le rosaire persévérera, une des bannières du saint rosaire. Jedonne à M. Bonny les six tomes de Sermons de la Volpilîère, et à M. Clisson les quatre tomes des Catéchismes des Peuples de la Campagne, S'il en est dû quelque chose àl'imprimeur, on le paiera de la boutique ; s'il y a du reste, il faudra rendre à M. Vatel ce qui lui appartient, si monseigneur le juge à propos. Voilà mes dernières volontés, que M. Mulot fera exécuter avec un entier pouvoir que je lui donne de disposer commebon lui semblera, en faveur de la communauté du Saint-Esprit, des chasubles, calices et ornemens d'église et de mission.
 Fait à la mission de Saint-Laurent-sur- Sèvre, le 27 avril 1716.
 
Après ces dernières dispositions, le saint prêtre ne pensa plus qu'à la mort. Il demanda qu'on lui laissât au cou, aux bras et aux pieds, les chaînettes qu'il y portoit, voulant mourir comme il avoit vécu, esclave de Jésus en Marie. De sa main droite, il prit le crucifix auquel le Pape avoit attaché l'indulgence plénière, et de la gauche la petite statue de la sainte Vierge, qu'il portoit toujours avec lui. Ses yeux étoient constamment sur ces images, et il les baisoit tour à tour, en invoquant les noms de Jésus et de Marie. Cependant un grand nombre de personnes s'étoient assemblées à la porte de sa chambre, et demandoient à le voir une dernière fois. Le missionnaire voulut qu'on laissât entrer. Tous se mirent à genoux, en poussant des gémissemens, et lui demandèrent sa bénédiction. L'homme de Dieu s'en défendit, alléguant qu'il étoit un trop grand pécheur. Mais M. Mulot lui ayant dit de les bénir avec son crucifix, afin que ce fût Jésus-Christ, et non pas lui, qui les bénit, il consentit à le faire de cette manière. Sa chambre étoit trop petite pour contenir tous ceux qui désiroient avoir le même avantage ; il fallut, pour satisfaire leurs désirs, qu'elle se vidât, et se remplît successivement jusqu'à trois fois. A la vue de ce peuple qui fondoit en larmes, le saint missionnaire ranimant toutes ses forces pour lui inspirer les sentimens dont il étoit lui-même pénétré, chanta le couplet suivant d'un de ses cantiques :
Allons, mes chers amis,
Allons en Paradis ;
Quoi qu'on gagne en ces lieux ;
Le Paradis vaut mieux.
 
Un moment après, il tomba dans une espèce d'assoupissement; puis, s'étant réveillé tout tremblant, il dit à haute voix : « C'est en a vain que tu m'attaques; je suis entre Jésuset Marie.... Deo gratias et Mari
æ
. Je suis au bout de ma carrière. C'en est fait, je nepécherai plus. »Et il expira doucement, sur les huit heures du soir, un mardi vingt-huit avril 1716, à l'âge de quarante-trois ans deux mois et vingt-huit jours.

LIVRE CINQUIÈME. Portrait et gloire de Montfort.
 
CHAPITRE PREMIER : portrait de Montfort.
 
 
La taille de Montfort étoit au-dessus de la médiocre ; sa constitution forte et robuste, mais affoiblie par ses fatigues et ses austérités continuelles. Il avoit les cheveux châtains et les portoit courts, le visage long, le front large et élevé, le nez aquilin, les joues assez vermeilles, les yeux grands et vifs, et cependant très-modestes. Toute sa physionomie lui donnoit un air de grandeur et de bonté ; mais ses manières étoient extrêmement simples, et son extérieur souvent si négligé, que plusieurs lui reprochoient de n’avoir pas assez d'égards aux personnes, et de ménager trop peu leur amour-propre et leur délicatesse. Ces singularités, on fa dit ailleurs, entroient peut-être un peu dans son caractère ; mais elles provenoient encore plus des pensées qui dominoient habituellement son ame. Qu'on se représente un homme vivement persuadé que la grandeur est dans l'abaissement, le bonheur dans les larmes, la richesse dans la pauvreté ; un homme n'ayant d'autre code que l'Evangile, d'autre modèle que le Dieu de Bethléem et du Calvaire. Comment s'étonner qu'un tel homme, doué d'ailleurs d'une ame naïve, incapable de calcul et de dissimulation, ait eu dans son extérieur quelque chose d'extraordinaire? Au reste, chez les personnes sensées qui pouvoient voir Montfort de plus près, la douceur de sa conversation, la bonté de son cœur, l'élévation de ses pensées, la solidité de son jugement, et par-dessus tout la sainteté de sa vie, effaçoient bientôt l'impression défavorable qu'avoit pu produire sa première vue.
De l'extérieur de Montfort, pénétrons dans son intérieur. Il donna, comme on l'a vu, dès le temps de ses études à Rennes et à Paris, des preuves éclatantes d'un esprit juste et pénétrant ; son imagination lui représentoit pavement les objets sous toutes leurs faces, et les lui faisoit peindre avec les couleurs les plus vraies et les plus pittoresques. De là une éloquence naturelle, qui ne laissoit pas à l'auditeur le temps et le courage d'en critiquer les négligences et les inégalités ; de là encore ce goût prononcé pour le chant, la poésie, la peinture, en un mot pour tout ce qui peut fournir à l'ame une expression plus vive, un langage plus énergique. A ces talens naturels, Montfort joignoit des connoissances acquises très-étendues sur toutes les parties du saint ministère : le cours de son histoire en offre plusieurs preuves ; mais une seule vaut toutes les autres, c'est l'impuissance où furent toujours ses ennemis de lui reprocher aucune erreur dans la doctrine, aucun excès de relâchement ou de rigueur dans la morale. Quant aux inclinations naturelles, il les avoit, dès l'enfance, si bien mortifiées, que s'il ne l'avoit dit lui-même à ses amis, on ne l'eût pas soupçonné d'être né avec un caractère fougueux et violent.
Les qualités surnaturelles, c'est-à-dire les vertus chrétiennes et ecclésiastiques de Montfort, l'emportaient de beaucoup encore sur toutes ses qualités naturelles. Sa vie entière n'est qu'une suite d'actes héroïques qui tous s'appuient mutuellement et se réunissent pour caractériser une sainteté vraiment extraordinaire. Considérons-le successivement dans ses sentimens et sa conduite envers Dieu, le prochain et lui-même.
Quatre vertus principales nous unissent directement à Dieu : la foi, l'espérance, la charité et la religion. Les actions de Montfort eurent toutes pour principe la foi la plus vive. C'est elle qui lui fit entreprendre tant de voyages, tant de travaux pour soulager les nécessiteux et convertir les pécheurs; c'est elle qui lui fit mettre tout son bonheur dans la pauvreté, la souffrance et l'humiliation. Cette foi si active et qui fut véritablement la vie propre de ce juste, cette foi qui alloit en lui jusqu'à faire des miracles, étoit en même temps simple et soumise comme celle d'un enfant, et les décisions du Saint-Siège apostolique lui étaient plus chères que sa vie. On a vu combien son opposition aux erreurs condamnées de son temps, lui coûta d'humiliations et de contrariétés. Il n'approuvoit point que les prêtres qui partageoient ses travaux, traitassent des questions subtiles, et se livrassent dans leurs sermons à des raisonnemens trop relevés. Il les prioit de prêcher d'une manière simple et naturelle, et d'insister, à l'exemple des Apôtres, sur l'exposition des mystères de la passion, de la mort et de la résurrection du Sauveur.
La foi de Montfort ne lui laissoit voir d'autre bien véritable que Dieu ; il n'avoit aussi que Dieu pour objet de ses désirs et de ses espérances. C'étoit après lui qu'il soupiroit, sur lui qu'il s'appuyoit uniquement. Sa confiance en la Providence divine ne connoissoit aucunes bornes, et rien n'étoit capable de la troubler : un enfant ne dort pas plus tranquille sur le sein de sa mère. Fidèle à suivre le conseil de Notre-Seigneur, qui nous recommande d'être sans inquiétude pour le lende­main, il ne s'en occupoit nullement, et souvent il aimoit à répéter cette parole du Psalmiste : Le Seigneur me conduit, rien ne me manquera. Il eût craint que Dieu ne l'abandonnât, si lui-même avoit paru s'en défier en prenant des précautions humaines. Nous l'avons vu, partant pour de longs voyages, commencer par se dépouiller de son peu d'argent avec autant d'empressement que d'autres en eussent mis à se pourvoir de la somme nécessaire pour tous les frais de la route. Le vœu de pauvreté qui le tenoit dans la dépendance continuelle de la Providence étoit à ses yeux le patrimoine le plus assuré. Toutes ses missions étoient absolument gratuites, et il a fait à ses successeurs une obligation de ce désintéressement. Il appeloit Maison de la Providence celle qu'il habitoit avec les personnes qui partageoient ses travaux, pour faire comprendre à tout le monde qu'il ne vouloit rien devoir qu'à la charité. Le ciel, au reste, après avoir quelque temps éprouvé sa confiance, ne tardoit pas, d'ordinaire, à la récompenser si libéralement, qu'il avoit, outre les besoins de la Mission, de quoi nourrir encore un grand nombre de pauvres. La chose quelquefois sembloit tenir du miracle.Ayantordinairement, dit M. Des Bastières, le soin de servir les pauvres à table, il est arrivé m que, cinq ou six fois, je n'avois pas un morceau de pain à leur donner, et qu'il n'y enavoit point non plus dans la maison de la h Providence où logeoient les Missionnaires. J'en avertis, la première fois, M. de Montfort qui n'en parut nullement embarrassé, etme dit simplement de les conduire au lieuaccoutumé, et que Dieu pourvoirait à leurs besoins. J'exécutai ses ordres, ne sachantd'où il nous pourrait venir du pain, ni s'ilen descendrait du ciel ; cependant, je lesfis asseoir à table, n'ayant rien à mettredessus, ce qui me mortifioit beaucoup,parce qu'il y avoit près de deux cents per- sonnes présentes, qui s'attendoient à avoirle plaisir de voir manger ces pauvres quiavoient grand faim. Je leur fis faire, en attendant, une petite lecture, pendant laquelle j'allai dans la maison de la Providence, où je fus fort étonné de trouver unegrande quantité de pains et d'autres provisions qui étoient venues de je ne sais où. Jeles fis porter tout aussitôt à nos pauvres,qui eurent ce jour-là double portion.Pareille chose est arrivée cinq ou six foisde ma connoissance.Bien d'autres traits semblables prouveraient, au besoin, que, plus étoit parfaite la confiance de Montfort en la Providence, plus étoient merveilleux les soins de la Providence envers Montfort.
Les mots, Dieu seul, étoient familiers à sa bouche, et sa main aimoit à les placer, comme un cachet, au bas de tous ses écrits, parce qu'ils étoient dans son cœur, et réumoient, pour ainsi dire, toute son ame. Comme il ne voyoit que Dieu, aussi n'aimoit-il que lui seul. En tête de toutes ses lettres, il exprimoit ainsi ce noble désir : Le pur amour de Dieu règne dans nos cœurs ! Une grâce puissante l'avoit, dès l'enfance, attiré vers Dieu, et cet attrait, de jour en jour plus fort, en étoit venu, dès le temps de son séminaire, à ne lui permettre presque plus de perdre le sentiment de sa présence divine. Par respect pour ce Dieu, présent partout, il se tenoit habituellement la tête découverte, même dans ses voyages, malgré l'ardeur du soleil ou la rigueur du froid ; quelquefois, quand il croyoit n'être point aperçu, il se prosternoit au milieu du chemin, la face contre terre, comme pour se confondre avec la poussière, en la présence du souverain Roi. Sa vie étoit une oraison continuelle, ce qui ne l'empêchoit pas, au milieu même des plus grandes occupations, de consacrer spécialement à ce saint exercice, plusieurs heures du jour et de la nuit. Quelquefois il étoit facile de deviner ce qui se passoit dans son ame, aux élans d'amour qui en trahissoient les secrets, aux larmes qui baignoient son visage, à la lumière qui sembloit jaillir de son front. D'autres fois, plus tranquille, on eût dit qu'il sommeilloit, comme un autre Jean, sur le cœur du bien-aimé ; et si on lui demandoit ensuite ce qu'il éprouvoit dans ce sommeil mystique :J'étais, disoit-il, entre Jésus etMarie : je croyois qu'ils étoient dans moncœur, l'un à droite, l'autre à gauche ; etje tâchois de leur témoigner ma reconnoissance de la visite qu'ils me faisoient.Au sortir de l'oraison, sa parole étoit brûlante, il ne respiroit que feu.O, disoit-il, quelmalheur ! Dieu n'est point aimé, parce qu'iln'est point connu. Ah ! pécheur, ah ! pécheur, si tu savois combien Dieu est bon,et combien il est aimable, tu ne l'offènseroisjamais. Le plus grand des malheurs, c'estde ne vous pas connoître, ô mon Dieu, et leplus grand des supplices, c'est de ne vouspas aimer. O ! mon doux Jésus, faites queje vous aime toujours de plus en plus.Qu'avec de tels sentimens dans le cœur il ait travaillé, de toutes ses forces, à prévenir ou réparer les outrages que le péché fait à la majesté divine, c'est ce qu'on supposeroit sans peine, quand son histoire entière ne seroit pas là pour en rendre témoignage. Mais s'il désiroit, au prix de son sang, faire régner Dieu sur les autres, bien plus encore desi­roit-il qu'il commençât par régner en souverain sur lui-même. Le moindre bon plaisir de Dieu lui étoit infiniment plus cher que le monde entier, et il n'avoit de larmes que pour le péché qui s'oppose à sa volonté sainte. Amis, parens même, quand Dieu les lui enlevoit, n'avoient de lui pour adieu que ces paroles de résignation : Dieu soit béni!Il reçutun jour, dit M. Des Bastières, une lettre pendant que nous dînions ; après l'avoir lue, illeva les yeux au ciel, et dit ces paroles deJob : Dominus dédit, Dominus abstulit, sitnomen Domini benedictum. Je le priai de mefaire part des nouvelles qu'il venoit d'ap prendre, et il me dit : C’est la mort de monpère, je le recommande à vos prières, et ilcontinua ensuite son repas, sans donnerd'autre marque de tristesse. Je lui demandaile lendemain pourquoi il avoit paru si insensible à la mort de son père. Il me répondit que le péché véniel étoit un plus grandmal que la destruction de tout l'univers ;qu'il valoit mieux pleurer le péché que laperte de tous ses parens, parce qu'il étoitinutile, et même très-dangereux de s'opposerà la volonté de Dieu.Les douleurs les plus atroces, les maladies les plus dangereuses, les persécutions les plus injustes, les contrariétés les plus sensibles, tout sembloit s'émousser contre le bouclier impénétrable de sa conformité au bon plaisir divin. Pour peu qu'on réfléchisse sur les circonstances de la construction et du renversement du calvaire de Pontchâteau, on comprendra tout ce que cet événement renfermoit d'amertume, non pas seulement pour une ame désireuse de sa propre gloire, mais pour le cœur même d'un apôtre.A la première visite que je luifis après ce malheur, nous dit M. Des Bastières, je crus le trouver accablé de chagrin ;je me disposois à faire tout mon possible pourle consoler, mais je fus bien surpris, lorsqueje le vis beaucoup plus gai et plus contentque moi. Je lui dis, en riant : Vous faitesl'homme fort et généreux, pourvu qu'il n'yait rien là d'affecté, à la bonne heure. Je nesuis ni fort, ni courageux ; me répondit-il ;mais, Dieu merci, je n'ai ni peine ni chagrin, je suis content. Vous êtes donc bienaise, lui repartis-je, qu'on détruise votreCalvaire ? Je n'en suis ni bien aise, ni fâché, répliqua-t-il ; le Seigneur a permis queje l'aie fait faire, il permet aujourd'hui qu'ilsoit détruit, que son saint nom en soit béni ! si la chose dépendoit de moi, il subsisteraitautant que le monde ; mais, comme elle dépend immédiatement de Dieu, que sa volonté soit faite et non pas la mienne. J'aime- rois mieux, ô mon Dieu, mourir mille fois, x s'écria-t-il en élevant les mains et les yeuxau ciel, que de m'opposer jamais à vossaintes volontés.
De la divine charité découle la vertu de religion. On a déjà vu quels étoient en particulier les sentimens de Montfort envers le sacrement de l'Eucharistie, l'objet principal et comme le centre de la religion. Tous les jours il montoit au saint autel, consacrait une demi-heure à dire la messe, et s'acquittoit toujours de cette action par excellence, avec une piété séraphique. Souvent ses larmes abondantes attestoient l'émotion de son ame; quelquefois il y étoit ravi hors de lui-même. Avoit-il à décider quelque affaire importante, c'étoit au pied du tabernacle sacré qu'il alloit prendre conseil; il y passoit des nuits entières. A son arrivée dans une paroisse pour y faire la mission, sa première visite étoit pour Notre-Seigneur, et souvent il y restoit plus d'une heure en méditation. Il ne passoit jamais devant une église sans faire au moins la génuflexion, et, s'il en avoit le loisir, il y restoit un instant prosterné à deux genoux. Dans le cours de chaque mission, il ne manquoit jamais de faire publiquement une amende honorable au saint Sacrement, une corde au cou et une torche à la main, et il prêchoit alors avec une force, une onction auxquelles un cœur de bronze auroit seul pu résister. A la fin de la mission, il faisoit faire une procession générale, où Notre-Seigneur étoit porté comme en triomphe ; il étoit impossible de rien voir de plus dévot et de mieux ordonné. Tout ce qui a rapport au saint sacrifice lui paroissoit grand et vénérable. Toute irrévérence dans nos églises lui transperçoit le cœur et le remplissoit du zèle de Phinéès. Il n'est pas besoin de répéter ici ce qu'on a dit de tant d'églises et de chapelles qu’il a fait rétablir et décorer : c'étoit un de ses principaux soins partout où il donnoit la mission. Peut-être n'en a-t-il fait aucune sans y laisser des monumens de son zèle pour la décoration des temples du Seigneur, et l'embellissement de tout ce qui sert à la majesté du service divin, soit en procurant aux autels des tabernacles et des tableaux plus convenables, soit en fournissant aux sacristies du linge et des ornemens. Il avoit à ce dessein avec lui, dans ses missions, un peintre et un sculpteur qui travailloient sous sa direction, et ses momens libres étoient consacrés à mettre dans l'église la plus grande propreté. Ce même amour qu'il portoit au très-saint Sacrement, lui faisoit ériger, partout où il le pouvoit, des confréries en son honneur. Après Jésus, sa sainte Mère étoit l'objet principal de la piété de Montfort. Il est peu de pages de son histoire qui n'offrent une preuve nouvelle de cette dévotion. Comment en eût-il été autrement ? Marie lui étoit si présente à l'esprit, si profondément gravée dans le cœur, qu'il ne pouvoit se mouvoir ni agir qu'en elle, par elle et pour elle après Dieu : c'est ce que lui-même dit un jour à une personne de confiance. Chaque jour il récitoit le rosaire entier et plusieurs autres prières en l'honneur de Marie ; on assure même qu'habituellement il la saluoit trois cents fois par jour, et chaque fois par un nouveau titre de respect et d'amour. Une petite statue de la Mère de Dieu ne le quittoit jamais ; il l'avoit toujours à la main ou devant lui, et de temps en temps, il la baisoit avec une tendresse tout enfantine. Au bas de presque toutes ses lettres, il ajoutoit à son nom, serviteur indigne de Marie, ou esclave de Jésus en Marie. Il composa en trois jours un petit traité des avantages de cet esclavage, dont on pourra lire quelques passages à la suite de cette histoire, et dans lequel les sentimens de la dévotion la plus vive sont exprimés avec une rare exactitude de doctrine. Il aimoit à proclamer les grâces qu'il reconnoissoit devoir à l'intercession de la sainte Vierge.Quand sera-ce, ô ma très-bonne Mère, que j'aurai la consolation de vous voir, non plusen figure, mais réellement. Je vous ai moiseul plus d'obligation que le monde entier ;il y a long-temps que je serois perdu sansvous.Sentant tout le prix de cette dévotion, il n'est rien qu'il ne fit pour la communiquer à tout le monde : établissement de confréries, décoration d'autels et de chapelles, prédication du saint rosaire et des glorieuses prérogatives de Marie.Dites à mon frèreJoseph, écrivoit-il à son oncle à Rennes, queje le prie de bien étudier, et qu'il fera undes mieux de sa classe ; que pour cela, ildoit mettre son étude entre les mains de sa a bonne Mère la très-sainte Vierge ; qu'il continue à lui rendre ses petits devoirs, ellesaura bien lui donner ce qui lui est nécessaire. Je recommande la même chose à messœurs.
Un homme aussi rempli que Montfort des vertus qui unissent l'homme à Dieu, ne pou-voit manquer d'avoir aussi pour le prochain les sentimens de cet amour que Notre-Seigneur a placé à côté de l'amour même de Dieu. Il avoit un grand respect pour les morts, et veilloit partout à la décence des cimetières où reposent leurs cendres ; mais il s'occupoit plus encore de procurer à leurs ames le soulagement dont elles pouvoient avoir besoin. Il faisoit à la fin de chaque mission un service solennel pour les défunts de la paroisse, et trois fois la semaine, il offroit le saint sacrifice pour tous les fidèles trépassés. Ces mêmes jours toutes ses pratiques de piété étoient à leur intention ; il ajoutoit à ses mortifications des mortifications nouvelles, et à ses prières accoutumées, l'Office des morts et les Psaumes de la pénitence. Les vivans, aussi bien que les défunts, étoient l'objet du dévouement affectueux de Montfort. Que n'a-t-il point fait, que n'auroit-il point voulu faire encore pour la conversion des pécheurs ? Qu'on le suive partout, et toujours on le verra ou se préparer, ou se livrer au ministère du salut des ames. Toutes les pensées de son esprit, toutes les forces de son corps, tous les momens de sa vie étoient trop peu pour les désirs ambitieux de son zèle. Sans y penser, il s'est peint lui-même dans le beau portrait qu'il fait dans un de ses cantiques, du zèle d'un vrai missionnaire. Pour gagner un pécheur endurci, point d'industries qu'il n'em­ployât, point de prières et de mortifications qu'il ne fit; par exemple, on l'a vu se priver de vin durant plusieurs jours, pour obtenir le changement d'un ivrogne; et combien de conversions lui coûtèrent beaucoup plus cher! Le gain d'une seule ame l'eût fait courir au bout du monde. Toujours il ambitionna le bonheur d'aller prêcher les infidèles.Moncœur est pénétré de douleur, disoit-il quelle quefois à M. Des Bastières, quand je pensequ'un nombre presque infini d'ames sedamnent, faute de connoître le vrai Dieu etla religion chrétienne ; si nous avions nous-mêmes de la foi et de la charité, nous n'hésiterions pas d'un moment à partir. Queceux-là sont heureux, qui ont le bonheurde travailler à un si divin emploi ! ils fontce que fit autrefois Notre-Seigneur, cequ'ont fait à son exemple les saints Apôtres,et ce que font encore aujourd'hui ungrand nombre de généreux et saints missionnaires. Ce sont mes péchés, disoit-ilencore en soupirant, qui me rendent in- digne d'une telle faveur ; je ne mourrai jamais content, si je n'expire au pied d'unarbre, comme l'incomparable missionnairedu Japon, saint François-Xavier.Si l'amour de Montfort pour le prochain s'étendoit à tous les hommes, il se portoit vers les pauvres avec une complaisance particulière ; non-seulement il les chérissoit comme ses enfans et ses frères, mais il les honoroit comme ses seigneurs et ses maîtres. Les rencontroit-il dans les rues, il les saluoit et ne leur parloit que chapeau bas. Alloit-il prendre son repas, s'il ne voyoit aucun pauvre pour le partager, il sortoit de table en disant : Je vais chercher le bon Jésus.Et il alloit chercher quelque misérable qu'il plaçoit à sa droite et servoit lui-même avec le plus grand respect et l'affection la plus maternelle. Souvent il buvoit au même verre que lui, et mangeoit ses restes, quelque dégoûtans qu'ils fussent. Plus d'une fois, dans ses voyages, il lui arriva de porter les fardeaux des pauvres qu'il rencontroit, et de les porter eux-mêmes, quand ils étoient estropiés. Fussent-ils hideux et pleins d'ulcères, il les embrassoit avec délices, et se privoit pour eux des choses les plus nécessaires; il alloit jusqu'à changer ses habillemens de dessous avec les leurs, quoiqu'ils fussent quelquefois déchirés et sales à révolter la délicatesse la moins susceptible. On le vit souvent couper les cheveux à des teigneux, nettoyer leur malpropreté, et à force de soins, les guérir en peu de temps. Ce qui, pour tout autre, auroit été répugnant à l'excès et souvent contagieux, étoit pour lui sans dégoût comme sans danger. Son histoire, au reste, est pleine de preuves en tout genre de sa charité pour les pauvres, et cette charité, il continue, après sa mort, de l'exercer par les mains des Filles admirables auxquelles il a légué son esprit.
Le cœur de Montfort, si plein d'amour pour Dieu et pour ses frères, n'avoit pour lui-même que mépris et que haine. M. Des Bastières, qui l'avoit si particulièrement connu, ne tarit point, lorsqu'il parle de son humilité : il en rapporte des preuves multipliées. Se soumettre sans réplique aux ordres les plus durs de ses supérieurs, rechercher la compagnie des petits et des pauvres, prendre conseil en tout, et préférer à son avis propre celui même de ses inférieurs ; se croire enfin le plus grand pécheur du monde, et courir en conséquence au-devant de tous les mépris : voilà ce qu'on retrouve à chaque page de l'histoire de Montfort. Il ne rougissoit ni de vivre avec les misérables, ni de porter lui-même les livrées de la pauvreté, et d'en subir toutes les conséquences. Les mille et mille humiliations attachées à quêter pour les nécessiteux de tout genre, ne lui étoient nullement pénibles : il les appeloit son revenant-bon particulier. Pour être de son goût, il falloit qu'un vêtement fût si usé, si rapiécé, qu'un mendiant ne l'auroit pas ramassé dans son chemin. Si des personnes charitables n'eussent veillé à ses besoins, il seroit resté couvert de haillons. C'est ainsi qu'une demoiselle de Nantes, voyant sa soutane toute déchirée, lui en donna une en laine tricotée et sans couture, que l'on conserve avec respect, et dont l'attouchement a produit plus d'une guérison miraculeuse. Au reste, Montfort n'acceptoit des dons de la charité que ce qui lui étoit indispensable pour le moment présent. Si on lui donnoit du linge blanc, il laissoit le sien, sans vouloir le reprendre quand il étoit blanchi. Un jour, n'ayant point de mouchoir, il se mit à genoux pour en demander un à sa sœur, qui lui en apporta deux ; mais il n'en prit qu'un, disant qu'il n'avoit pas besoin d'en avoir davantage. Il portoit l'humilité jusqu'à se prosterner souvent devant ses frères, et à les obliger de lui mettre le pied sur la gorge. A le croire, il ne faisoit aucun bien, mais du mal et toujours du mal. Quand onlui disoit, rapporte M. Des Bastières, qu'ilavoit beaucoup d'ennemis, il répondoit qu'ilne connoissoit d'ennemis au monde, que ceux qui le flattoient ou qui parloient à son avantage, et qu'il regardoit comme ses meilleurs amis, ceux qui lui procuroient ou luidonnoient de bonnes croix à porter. Il n'étoitjamais plus content que lorsqu'on l'humilioit et qu'on lui disoit des injures, quelque grandes qu'elles fussent ; il se mettait à genoux pour les recevoir. Il prioit tous ceuxqui demeuraient avec lui de le reprendrede ses moindres défauts, et surtout de nelui point pardonner ses plus grièves fautes,et il nous réitérait de temps en temps cettehumble prière, la faisant également à sesfrères et aux missionnaires. Lorsque je luidonnois quelques pénitences qui l'avoienthumilié, il venoit m'en remercier à genoux,et me prioit de lui en imposer encore deplus grandes et de plus humiliantes ; lors que je lui eu donnois de légères, loin dem'en savoir gré, il me disoit que je lui étaisbien cruel.Au reste, pour crucifier sa chair et mortifier en lui tous les désirs de la nature, il savoit suppléer au défaut de ceux qui lui sembloient trop indulgens. L'innocence de sa vie auroit dû le rassurer. Le Père de La Tour, qui l'avoit long-temps dirigé, atteste qu'il étoit toujours embarrassé pour l'absoudre, faute de matière, et qu'il lui falloit à chaque fois recourir à sa vie passée pour avoir un seul péché véniel sur lequel il pût appuyer l'absolution. Mais les plus empressés de pratiquer la pénitence, ne sont-ils pas d'ordinaire ceux qui sembleraient plus en droit de s'en dispenser? Ce n'étoit pas assez pour Montfort des fatigues de ses voyages et des travaux de ses missions; il se déchirait souvent le corps jusqu'à cinq fois par jour, au moyen d'une discipline hérissée de pointes de fer. Il accompagnoit cette flagellation des prières les plus ferventes.Souvent, dit M. Des Bastières, je l'ai entendu dire en se frappant : Seigneur, pardonnez, s'il vous plaît,à mes ennemis ; ne leur imputez point cequ'ils font et ce qu'ils disent contre moi.Seigneur, convertissez tous les pécheurs de cette paroisse ; faites-leur à tous misentcorde, punissez-moi, chatiez-moi tant qu'ilvous plaira, je le mérite; mais, de grâce, épargnez-les. Il ne manquoit jamais de sedonner la discipline avant de monter enchaire, et il avoit coutume de dire qu'un coq ne chantoit jamais mieux qu'après s'être bien battu de ses ailes. J'ai plus d'une foistrouvé l'instrument de sa pénitence toutteint de sang. Non content d'avoir presque toujours une ceinture de fer autour ducorps, et des chaînettes aussi de fer aux bras et aux jambes, il portoit jour et nuitsur la poitrine un cœur en forme de râpetrès-piquante. Un jour qu'il s'évanouit endescendant de chaire, on lui trouva ce cœuret on le lui ôta. Quand il revint à lui, l'apercevant entre les mains d'un des assistans, ildit ces paroles du livre des Cantiques : Je dors, et mon cœur veille. Quoiqu'il se levât en tout temps à quatre heures, il se couchoit toujours très-tard, souvent après onzeheures, et jamais dans un lit, mais par terre,sur une poignée de paille, ou tout au plussur une paillasse. Il jeûnoit régulièrementtous les mercredis, vendredis et samedis,sans parler des dimanches et fêtes, où il ne déjeûnoit d'ordinaire qu'après midi. Dansses repas même, il étoit fort industrieuxpour se mortifier. Par exemple, je l'ai vuplusieurs fois mettre de l'absinthe dans sonpotage. Il faisoit, du reste, si peu d'attention
à ce qu'il prenoit, que
je l'ai vu boire unefois pour du vin une tasse de vinaigre mêléd'eau, et l'ayant questionné sur ce qu'il pensoit de ce vin, il me répondit qu'il l'avoittrouvé bon. Sa plus grande joie étoit de souifrir, et son plus grand chagrin de n'enavoir pas l'occasion. Je lui ai vu endurer detrès-grandes maladies : au milieu des douleurs les plus cruelles, au lieu de se plaindre, il prioit Dieu ou chantoit des cantiques. Lorsque je lui demandois comment il se portoit,il me répondoit que s'il pouvoit se lever, ilse porteroit bien ; il me parloit ensuite avec autant de joie que s'il eût été en parfaite santé. Dès sa plus tendre jeunesse, il avoit eu des pensées très-fortes de quitter la maison paternelle, et d'aller dans un pays inconnu, afin d'y vivre en mendiant son pain, jusqu'à ce qu'il eût assez de forces pour le gagner à la sueur de son front. Lui ayantdemandé quel métier il auroit choisi, il merépondit qu'il auroit préféré le plus pénible et le plus vil à tous les autres.Au reste, quel métier eût jamais pu lui offrir autant de travaux et de croix qu'il en trouva dans l'état sublime et la carrière héroïque où rengagea la Providence?
Pour compléter le portrait de Montfort, et achever de le faire connoître sous tous les rapports, il ne nous reste plus qu'à ajouter à ce qui a déjà été dit dans le cours de son histoire, quelques détails sur sa manière de faire les missions, et sur les différentes industries de son zèle pour en perpétuer les fruits. En quelque lieu qu'on l'appelât pour donner la mission, il s'y rendoit toujours à pied. C'est ainsi qu'on l'a vu faire les plus longs voyages. Pour prix de ses travaux, il ne vouloit que la nourriture; encore ne l'acceptoit-il que comme charité. Tout ce qu'on lui donnoit de surplus, et ce surplus étoit souvent considérable, il l'employoit au soulagement des pauvres, qui étoient dans toutes ses missions un des principaux objets de son zèle. La plus grande simplicité l'accompagnoit toujours; tout lieu, toute chaire lui convenoit. Les églises étoient-elles trop étroites, il prêchoit sous les halles ou dans les places publiques. Ne pouvoit-il autrement se faire entendre de la foule, il montoit sur un tas de pierres ou sur un arbre. On comprend bien que des discours artistement arrangés n'eussent pas été là à leur place. Tous ceux de Montfort dé­voient leur mérite à la solidité des raisons, à l’à-propos des détails, et non point à l'arrangement des mots et à l'élégance des phrases. Il n'employoit que les tournures les plus simples et les plus intelligibles pour tout le monde ; mais la vive conviction qui animoit sa parole, la rendoit extrêmement énergique ; et si le mérite d'un prédicateur, comme saint Jérôme l'écrivoit à Népotien, doit se juger aux larmes, et non pas aux applaudissemens des spectateurs, on peut, sans contredit, placer Montfort au rang des prédicateurs les plus distingués. Tout, on l'a vu, cédoit à sa parole, préjugés, intérêts, habitudes. On ne songeoit pas à le louer, mais à se convertir ; on pleuroit malgré soi, et sans pour ainsi dire s'en apercevoir. Tous ceux qui nous parlent de cette puissance de la parole de Montfort, ne savent comment en faire assez concevoir les merveilleux effets.Un mot de sa bouche,dit le P. Vincent, capucin, qui l'a voit long-temps accompagné, une simple inflexion desa voix, un geste seul, c'en étoit assez pour produire des miracles de conversion. Pourmoi, quand je l'entendois, je croyois voirun ange. Son visage enflammé découvraitl'amour dont étoit embrasée son ame. Salangue n'étoit que l'écho de ce que l'Espritsaint disoit à son cœur; sa voix, ses gestes,son extérieur se sentoient de son union avecson Dieu, et disoient que c'étoit Jésus-Christ lui-même qui parloit par sa bouche. Unjour, voyant s'approcher pour l'entendre,plusieurs ecclésiastiques dont quelques-unsétoient peu prévenus en sa faveur :Voyez, dit-il, l’humilité de ces bons messieurs, qui viennent écouter un homme comme moi; ceseroit à eux de tenir ma place, et la mienne devroit être à leurs pieds.Entrant ensuiteen matière, il parla avec tant de force etd'onction, que ces ecclésiastiques ne purents'empêcher de s'écrier avec admiration,comme autrefois les Juifs en entendant Notre-Seigneur : On n'a jamais vu parlerde même. Le Père Martinet, jésuite, m'a raconté, nous dit M. Blain, qu'ayant entendu parler du grand pouvoir que M. de Montfort avoit sur les cœurs, et de l'art divin avec lequel il domptoit les plus belles, échauffoit les plus glacés, amollis­ soit les plus durs, il fut curieux de l'entendre. Il alla donc à l'un de ses sermons, accompagné d'un ecclésiastique en réputation d'esprit fin et délicat. En y arrivant,il se mit en garde contre ses yeux, et leur n défendit de laisser échapper des pleurs ;d'abord il sut s'en défendre, et ses yeuxdociles demeurèrent secs ; mais son cœur,en entendant M. de Montfort, ne put paslong-temps demeurer ferme contre les impressions et les traits de feu qu'il recevoitde ses paroles. Touché au vif, et pénétrédes sentimens les plus tendres de dévotion,il permit, presque sans s'en apercevoir, àses yeux de les déclarer, et de mêler leurslarmes à celles de tout un peuple qui nepouvoit arrêter les siennes. L'ecclésiastiquedont il étoit accompagné, ne put non plusrésister, et paya comme lui, au saint prédicateur, le tribut de larmes que presque tousses auditeurs avoient coutume de lui donner.
En voyant Dieu attacher tant de grâces au ministère de son serviteur, qui oserait encore blâmer les différentes formes que savoit prendre, au besoin, ce zèle vraiment universel ? Des moyens qui seraient impraticables en d'autres lieux et d'autres temps, ou qui même employés par d'autres personnes, le seroient sans effet, ces moyens réussissoient merveilleusement à Montfort. Que lui importait dès lors la critique des sages du siècle, à lui qui ne voyoit que la gloire de Dieu et le bien des ames? Animé par l'exemple de M. Le Nobletz, qui, dans le siècle précédent, avoit comme changé la face de la Bretagne, en parlant à l'esprit par les yeux , au moyen de ses tableaux où étoient figurées toutes les grandes vérités de la religion ; animé surtout par l'exemple du Sauveur lui-même qui se faisoit petit avec les petits, prêchoit sur une barque ou sur le bord d'un puits, aussi bien que dans le temple, et prenoit occasion de tout ce qui étoit sous les yeux de ses auditeurs pour leur rendre comme palpables les vérités qu'il leur annonçoit, Montfort aussi lui se faisoit tout à tous : il avoit des instructions communes pour tous les fidèles ; il en avoit de particulières pour chaque classe de personnes ; et souvent il aimoit à s'aider des choses sensibles pour mieux fixer les esprits. Une fois, prêchant des personnes riches, réunies dans une chambre du presbytère, il auroit commencé par demander une aiguille et une grosse corde ; puis, après avoir vainement essayé de faire passer la corde par le trou de l'aiguille, il en auroit pris occasion d'expliquer l'obligation où sont les riches de se rapetisser pour entrer dans le royaume des cieux. Une autre fois, il auroit fait allumer, près de l'église, un grand feu, et y réunissant une troupe de petits enfans grossiers et vagabonds, il leur auroit parlé fortement contre le larcin ; et, leur montrant ce feu où nul d'entre eux n'osoit mettre la main, il leur auroit fait comprendre qu'un feu bien autrement actif étoit réservé aux voleurs durant toute l'éternité. Les témoins de ces faits s'accordent à dire que toujours ils étoient accompagnés de conversions extraordinaires.
Ces moyens étranges n'étoient employés par Montfort qu'en certaines circonstances où ils lui sembloient nécessaires ; mais il en est d'autres dont il faisoit généralement usage dans toutes ses missions. L'explication du Catéchisme aux petits enfans étoit son office de prédilection; il y donnoit tous ses soins. Catéchismes et sermons, tout commençoit par la prière, et ordinairement par la récitation publique de quelques dizaines du rosaire ; h parce que, disoit-il, la grâce étant attachée à la prière, il faut, par elle, disposer lescœurs à la parole de Dieu, cette semence du ciel ayant, aussi bien que celle de la terre,besoin d'être arrosée par les pluies de grâcequi découlent de la prière.Le chant des cantiques accompagnoit tous les exercices des missions de Montfort. Il en avoit lui-même composé un fort grand nombre que l’on conserve écrits de sa main. Quelques-uns, auxquels il avoit donné plus de soin, ne laissent presque rien à désirer sous le rapport même de la composition ; dans la plupart des autres, on voit qu'il songeoit moins à faire de beaux vers qu'à mieux inculquer dans les ames, au moyen de la rime et du chant, les vérités et les pratiques saintes. Mais tous respirent le même esprit de foi ; tous, par la simplicité du langage et des airs, étoient destinés à devenir populaires, comme plusieurs le sont depuis long-temps dans une grande partie de la France. Dans le cours de chaque mission, Montfort faisoit faire sept processions différentes, savoir : trois, les jours des communions générales que faisoient séparément les femmes, les hommes et les enfans ; le jour du service pour les défunts de la paroisse ; celui du renouvellement des promesses du baptême ; celui de la plantation de la croix ; et celui, enfin, de la distribution des croix et des noms de Jésus en souvenir de la mission. Ces processions étoient accompagnées, selon les lieux, de différentes circonstances, dont plusieurs aujourd'hui sembleroient bien étranges, mais qui toutes produisoient alors sur les spectateurs les plus heureux effets. Tout, il est vrai, s'y faisoit avec une touchante modestie et un ordre admirable. Le saint missionnaire n'étoit pas seulement doué d'une imagination fertile pour trouver mille moyens d'ajouter à la pompe de ces cérémonies, mais il avoit surtout un don vraiment extraordinaire pour en régler l'ordre et la marche. Du haut de la chaire, il organisoit, avec une facilité merveilleuse, une procession composée de plusieurs milliers de personnes : peu de mots lui suffisoient pour faire comprendre à chacun sa place, et, au premier signal, tous se mettoient en mouvement comme si un long exercice les y eût préparés. Dix personnes auroient difficilement fait, en se donnant beaucoup de peine, ce qu'il faisoit sans descendre de chaire. D'ordinaire, les petites filles du catéchisme marchoient à la suite de la croix ; venoient ensuite les petits garçons ; puis les femmes, les hommes, les vierges, les pénitens, tous rangés sur deux ou quatre de front, tous ayant dans les mains un chapelet, une croix, et un contrat d'alliance avec Dieu. Ceux qui n'ayant point pris part à la mission n'avoient pas ces marques de piété, n'étaient point reçus dans les rangs de la procession : ils suivoient pêle-mêle. Chaque état avoit en tête un étendard particulier, sans compter et la bannière de la paroisse, et quinze étendards brillans d'or, sur lesquels Montfort avoit fait représenter les quinze mystères que le rosaire a pour objet d'honorer. Ce contrat d'alliance avec Dieu, que chaque fidèle avoit à la main dans les processions, étoit une formule des promesses du baptême, que Montfort avoit fait imprimer, avec des pratiques pour vivre chrétiennement. Chaque confesseur faisoit renouveler ces promesses à tous ses pénitens avant de leur accorder l'absolution. Mais, pour donner plus de solennité à ce renouvellement, que le souverain pontife lui avoit spécialement recommandé, le saint missionnaire en faisoit l'objet particulier d'une des grandes cérémonies de la mission. Au re­tour d'une procession, où l'Évangile avoit été porté entre deux flambeaux, à la tête du clergé, le diacre, s'arrêtant à la porte de l'église, présentait le livre divin aux personnes qui formoient les rangs de la procession. Tous, successivement, se mettaient à genoux et le baisoient, en prononçant ces paroles du contrat d'alliance : Je crois fermement toutes les vérités du saint Evangile de Jésus-Christ. Ils entroient ensuite, et, passant devant les fonts baptismaux, ils les baisoient, en disant ces autres paroles : Je renouvelle, de tout mon cœur, les vœux de mon baptême, et renonce, pour jamais, au démon, au monde et à moi-même. De là, ils alloient à un autel où Montfort leur donnoit à baiser les pieds de sa petite statue de Marie, et leur faisoit prononcer ces autres mots du contrat : Je me donne tout entier à Jésus-Christ par les mains de Marie, pour porter ma croix à sa suite tous les jours de ma vie. On entonnoit ensuite le Credo, et quand le chant étoit fini, le missionnaire adressoit au diacre quelques questions. Il lui demandoit, par exemple, quelle étoit la seule Église véritable ; s'il suffisoit, pour être sauvé, de faire une profession extérieure de la religion catholique; puis, quelle étoit la règle que tout chrétien devoit nécessairement observer pour faire son salut. A cette dernière question, le diacre répondoit, en montrant le livre de l'Évangile : Voilà, disoit-il, la règle de tous les chrétiens. Quiconque n'en observera pas tous les préceptes, avec ceux de l’Eglise, n'entrera jamais dans le royaume des deux. Il portoit ensuite le saint livre au missionnaire, qui le recevoit à genoux, et le tenant sur sa poitrine, adressoit au peuple quelques dernières pa­roles, mais si touchantes, que chacun se retiroit les larmes aux yeux, avec la résolution sincère de mener, à l'avenir, une vie plus chrétienne.
Au reste, pour perpétuer les fruits d'une mission, Montfort avoit toujours soin de faire quelque établissement durable. Celui d'écoles chrétiennes pour les enfans, lui sembloit le plus indispensable; lui-même se chargeoit de procurer les maîtres et maîtresses; lui-même régloit avec un rare talent la tenue des classes et la méthode d'enseignement. Tous nos perfectionnemens modernes n'ont rien produit de mieux. Un autre établissement, auquel il attachoit aussi beaucoup de prix, étoit celui de la récitation publique du rosaire. Depuis saint Dominique, nul n'a montré plus de zèle pour cette dévotion. Il aimoit encore à établir l'adoration perpétuelle du saint Sacrement, faisant pour cela prendre à chaque personne de bonne volonté une heure par semaine, par mois ou par année. Afin d'encourager cette dévotion, il avoit obtenu de pouvoir associer aux bonnes œuvres des Dames du Saint-Sacrement, et aux indulgences qui leur sont accordées, toutes les personnes qui se chargeoient ainsi de passer une heure en adoration devant le saint tabernacle. Les confréries qu'il établissoit sous différens noms, le plus souvent sous ceux de Pé­nitens et de Vierges, la première pour les hommes, la deuxième pour les filles, contribuoient aussi beaucoup à conserver les fruits des missions. C'étoit comme un foyer de piété dans les paroisses ; car les associés avoient de sages réglemens, dont quelques-uns ont été conservés, et qui, en procurant leur propre sanctification, les rendoient au milieu des autres fidèles, la bonne odeur de Jésus-Christ. Les vierges, tout en conservant le costume et les occupations du monde, faisoient, mais pour un an seulement, le vœu de ne point se marier, pratique dont l'histoire de l'Eglise nous offre de nombreux exemples. On retrouve encore en plusieurs endroits des restes précieux de ces confréries de vierges établies par Montfort lui-même ou par ses successeurs ; mais, ainsi qu'il a été remarqué ailleurs, toutes ces associations particulières et locales ne pouyoient ni prospérer bien long-temps, ni étendre au loin leur influence salutaire. Nous verrons dans le dernier livre de cette histoire, combien plus efficacement Montfort a perpétué son esprit et ses œuvres par l'établissement des congrégations du Saint-Esprit et de la Sagesse.
CHAPITRE DEUXIÈME : gloire de Montfort.
 
Le jour ne paroît pas éloigné où le successeur de saint Pierre, proposant Montfort à notre imitation, proclamera solennellement son triomphe dans le Ciel. Mais déjà sur cette terre, jadis témoin de ses humiliations, Dieu s'est plu à manifester sa gloire et par de nombreuses merveilles, et par les témoignages de vénération dont il a permis qu'il devînt l'objet.
Le bruit de la mort du saint missionnaire ne fut pas plus tôt répandu, qu'il se lit comme une révolution dans les esprits. Ceux qui, jusque là, n'avoient osé se prononcer sur une vertu si extraordinaire, ceux même qui l'avoient nettement désapprouvée, se trouvèrent tout à coup merveilleusement changés, et, à l'exception des Jansénistes, tous n'eurent plus qu'une voix pour glorifier Dieu dans son serviteur fidèle. Le corps fut exposé dans la nef de l'église paroissiale de Saint-Laurent-sur-Sèvre, et chacun, par dévotion, voulut y faire toucher des chapelets, des images, des mouchoirs. Il fallut, pour empêcher qu'on ne coupât ses cheveux et ses habits, le faire garder nuit et jour par des pénitens rangés en cercle autour du cercueil. De toutes parts on accourut à ses funérailles. La douleur et la vénération étoient égales. Quand vint le moment de descendre le corps en terre, toute cette multitude poussa des cris lamentables, comme si, en perdant Montfort, elle eût tout perdu. Des enfans ne pleurent pas plus amèrement un père chéri. L'évêque de La Rochelle fut plus que personne sensible à cette perte. En l'apprenant, il ne put retenir ses larmes, et dit hautement qu'il venoit de perdre le meilleur prêtre de son diocèse. Plusieurs prélats, de ceux même qui avoient autrefois paru moins favorables à Montfort, entre autres M. de la Poype, évêque de Poitiers, rendirent alors, de vive voix et par écrit, ainsi que beaucoup d'autres personnes très-recommandables, le plus éclatant témoignage aux vertus éminentes du saint missionnaire. Il y eut deux oraisons funèbres prononcées à sa louange, l'une dans l'église paroissiale de Saint-Laurent, l'autre à La Rochelle, dans la chapelle des Jésuites, qui crurent devoir cette marque de leur estime à un homme dont ils s'honoroient d'avoir eu toujours la confiance et l'amitié. On s'occupa dès lors d'écrire sa vie. Son portrait fut répandu de tous côtés, et bientôt il n'y eut presque pas dans le pays une maison qui ne le possédât. On fit aussi des cantiques en l'honneur de celui qui en avoit composé en si grand nombre à la louange du souverain maître. Le cimetière où reposoit son corps vit s'accroître de jour en jour l'affluence des pèlerins, qui venoient s'y recommander à ses prières, et Dieu même montra, par une grand nombre de prodiges, combien cette dévotion lui étoit agréable. Le pieux et sage évêque de La Rochelle prit les mesures nécessaires pour empêcher qu'on ne prévînt le jugement de l'Eglise ; mais en interdisant tout culte public, il approuva qu'on eût pour Montfort une dévotion particulière, et qu'on visitât avec une pieuse confiance le lieu de sa sépulture. Il permit même, à la requête de la marquise de Bouillé, qu'on retirât le corps du cimetière
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pour le transporter à l'église paroissiale, dans un caveau pratiqué près l'autel de la sainte Vierge.
M. le curé de Saint-Laurent ne voulut pas qu'on fit cette exhumation pendant le jour, et qu'on y admît beaucoup de personnes, parce qu'il craignoit avec raison que ce corps, enterré sans aucune précaution depuis plus de dix-huit mois, n'exhalât une puanteur insupportable. Il régla que la cérémonie se feroit la nuit du 12 novembre 1717, en présence de M. Friault, vicaire de la paroisse, du marquis de Trézidedi, de Mlle d'Auvais et de la Sœur Mathurine qui fournissoit aux frais du caveau et de la translation. Quelques autres personnes furent cependant appelées pour partager le travail, et plusieurs autres trouvèrent le moyen de pénétrer aussi dans l'église.Lorsque le cercueil parut, ditM. Friault, dans la relation authentique qu'ila faite de cette cérémonie, loin d'exhaleraucune mauvaise odeur, comme on s'y étoitattendu, on fut surpris de sentir une odeurtrès-suave. La terre même qui l'entouroiten étoit imprégnée. Les assistans ne craignirent plus alors de s'approcher. Le cercueil fut posé sur deux bancs, au-delà de la balustrade de la chapelle de la très-sainte Vierge, et lorsqu'on ôta l'ais de dessus le cercueil, on fut surpris d'y voir une infinité de petites mouches qui avoientles ailes vertes, et qui murmuroient à peu près comme des abeilles autour de leurruche. Il n'y avoit cependant ni limon, ni putréfaction, et la chair étoit blanche b et saine. M. le curé étant arrivé alors, et s'étant approché du cercueil, ne sentitaucune mauvaise odeur, et trouva que le visage du serviteur de Dieu étoit tout entier, très-reconnoissable, et nullement défiguré. Mgr l'évêque avoit défendu de toucher au corps ; cela n'empêcha pas que plusieurspersonnes qui s'étoient glissées dans l'église,ne déchirassent des morceaux de sa soutane b et de son aube, et ne coupassent des lambeaux de son cercueil.On en fit un autre de bois de chêne, dans lequel on renferma le premier cercueil et le corps. On le déposa ensuite sur deux tréteaux, dans le caveau préparé, et après avoir muré ce caveau, on éleva au-dessus de l'endroit où reposoit le corps, un petit cénotaphe qu'on recouvrit d'une table de marbre, sur laquelle on lit encore l'épitaphe suivante :
 
Quid cernis, yiator ?
lumen obscurum ,
virum charitatis igne consumptum ,
omnibus omnia factum ,
LUDOVICUM-MARIAM GRIGNON DE MONTFORT.
si vitam petis, nulla integrior ;
si poenitentiam , nulla austerior ;
si zelum , nullus ardentior ;
si pietatem in mariam ,
nullus bernardo similior.
sacerdos christi christum moribus expressit;
verbis ubique docuit ;
indefessus, nonnisi in feretro recubuit;
pauperum pater,
orphanorum patronus,
peccatorum reconciliator ;
mors gloriosa vitæ similis ;
ut vixerat, devixit ;
ad coelum Deo maturus evolavit.
die 28 mensis aprilis anno domini 1716 obiit,
43 aetatis suae.
 
M l'abbé Barin, grand-vicaire de Nantes, et ancien ami de Montfort, envoya une autre plaque de marbre qui fut appliquée à la muraille au-dessus du tombeau. On y lit ces mots :
 Ici repose le corps de messire Louis-Marie Grignon de Montfort, excellent missionnaire, dont la vie a été très-innocente, dont la pénitence a été admirable, dont les discours remplis de la grâce du Saint-Espritont converti un nombre infini d'hérétiqueset de pécheurs; dont le zèle pour l'honneurde la très-sainte Vierge et l'établissementdu saint rosaire, a persévéré jusqu'au der- nier jour de sa vie. Il est mort en faisantmission dans cette paroisse, le 28 avril 1716.
Pour gage de sa tendresse ,
 Messire L. Barin, chantre, chanoine dignitaire et grand-vicaire de l'église cathédrale de Nantes.
 
Ces marques d'honneur ne firent qu'ac­croître l'affluence des pèlerins au tombeau du serviteur de Dieu ; et cette affluence dure encore, et devient de jour en jour plus considérable. Ce ne sont pas seulement les personnes du pays qui se pressent autour du corps vénéré, on y accourt de trente lieues et plus. Toutes les conditions s'y trouvent confondues. Pas un jour où le bourg de Saint-Laurent ne voie quelque étranger attiré par le désir de prier au tombeau du serviteur de Dieu ; pas une heure où l'on puisse y être seul. Mais, à certains jours, le concours est si grand, que pour arriver jusqu'au sépulcre vénéré, il faut souvent attendre plusieurs heures, au milieu de la foule qui se presse, et dans cette foule cependant pas le moindre désordre. Chacun a ses désirs particuliers, et chacun s'occupe de les déposer aux pieds de Montfort. L'un demande la guérison ou la conversion d'une personne qui lui est chère ; l’autre, occupé de ses propres besoins, corporels ou spirituels, les expose au serviteur de Dieu, dans le secret de son cœur ; mais tous sont unanimes dans leur confiance et leur piété. Nul abus n'a jusqu'ici déshonoré ce concours de pèlerins ; un seul auroit lieu, sans les sages précautions de l'autorité ecclésiastique. Malgré la défense qu'en avoit faite, dès les premières années, l'évêque de La Rochelle, chaque jour on trouvoit déposés sur la pierre sépulcrale des ex-voto de tout genre, et chaque jour encore elle en seroit chargée si, conformément aux ordres de Mgr l'évêque actuel de Luçon, ces offrandes n'étoient soigneusement enlevées. Mais si la confiance des fidèles ne peut se manifester par des démonstrations qui devanceraient le jugement de l'Eglise, elle n'en est pas pour cela moins vive. La main des pèlerins enlève au respectable monument tout ce qu'elle en peut détacher ; à peine est-il restauré qu'aussitôt on y remarque encore de nouvelles et honorables dégradations. Cette poussière, assure-t-on, a plus d'une fois opéré des miracles. Grand nombre de personnes, trop infirmes pour faire elles-mêmes le voyage, envoient, pour être déposé sur le tombeau, du linge qui souvent a puisé dans cet attouchement une vertu merveilleuse. Des neuvaines de prières, des messes surtout, sont, chaque jour, demandées par suite de cette même confiance. Non pas que ces messes puissent se dire au tombeau de Montfort et en son honneur, mais elles se célèbrent à l'autel de la sainte Vierge, près duquel est placé ce tombeau. On aime à croire que ce voisinage rend Marie plus attentive aux prières qui lui sont adressées comme sous les yeux de son serviteur, et que Dieu même accepte la divine hostie avec une bienveillance particulière , lorsqu'elle est offerte, pour ainsi dire, par les mains de celui qui l'offrit toujours avec tant de religion.
Cette confiance des peuples en la puissante intercession de Montfort leur est inspirée par la conviction qu'ils ont tous de sa sainteté, et par les faveurs que mille et mille personnes assurent en avoir obtenues. Dès les premières années qui suivirent sa mort, on s'occupa de recueillir et ces faits merveilleux, et les témoignages de ses vertus héroïques : des informations juridiques eurent lieu, on dressa des procès-verbaux, dont quelques fragmens précieux ont seuls échappé aux ravages du temps et des révolutions. On ne doutoit point qu'un jour on ne dût travailler à la canonisation de Montfort, et on en préparait les matériaux. Mais, quand les congrégations fondées par lui commençoient à prendre une importance qui leur eût permis de s'engager dans cette longue et dispendieuse entreprise, l'orage gronda sur la France, et bientôt, éclatant avec de si terribles effets, les obligea de remettre cette affaire à des jours plus sereins. Enfin, quand le temps en sembla venu, on s'occupa sérieusement de procurer à la pieuse impatience des peuples la consolation de voir placée sur les autels de l'église, l'image de celui que tous honoroient déjà sur l'autel de leur cœur. Sur la demande des deux congrégations fondées par Montfort et dont les chefs-lieux sont établis près de son tombeau, Mgr Soyer, évêque de Luçon, dont Saint-Laurent-sur-Sèvre fait aujourd'hui partie, donna, au mois d'août 1829, les ordres nécessaires pour instruire un double procès ; le premier, tendant à constater les vertus et les miracles du serviteur de Dieu ; le deuxième, ayant pour but de prouver qu'en conformité aux défenses des souverains pontifes, le culte réservé aux saints reconnus par l'Église, n'avoit jamais été rendu à Montfort par le fait, ou seulement avec l'approbation de l'autorité ecclésiastique. En conséquence, un tribunal fut érigé, dont tous les membres s'obligèrent par serment à remplir en conscience les diverses charges qui leur y étoient confiées. Un vicaire général remplaçoit l'évêque ; plusieurs membres du chapitre siégeoient comme juges avec lui, ou remplissoient près du tribunal les fonctions de sous-promoteurs de la foi, et de notaire ecclésiastique : des huissiers, aussi ecclésiastiques, étoient chargés de toutes les citations nécessaires. Grand nombre de témoins furent appelés. Après avoir juré en face du saint autel, et la main sur l'Evangile, de dire toute la vérité, et rien que la vérité, sous peine d'excommunication encourue par le seul fait, et dont l'absolution seroit réservée au souverain Pontife, ils eurent à répondre aux questions très-nombreuses qui avoient été envoyées de Rome même, et à toutes celles qu'on jugea nécessaire d'y ajouter. Toutes les pièces relatives à l'affaire, soit les écrits de Montfort lui-même, soit tous ceux qui se rapportaient à lui, furent examinées avec le plus grand soin. Enfin ces pièces, avec tous les procès-verbaux, fruit d'un long et consciencieux travail, furent revêtues de toutes les formes légales, scellées avec soin, et confiées à deux députés assermentés, pour être par eux portées à Rome, et remises à la sacrée congrégation des Rites. Cet envoi étoit accompagné d'une éloquente et pieuse supplique de Msr l'évêque de Luçon.Depuis long-temps, y disoit-ilau souverain Pontife, depuis long-temps,pressé par les vœux du clergé et des fidèlesde tout mon diocèse, je soumets au jugement de Votre Sainteté, la vie admirable deLouis-Marie Grignon de Montfort, de cet homme extraordinaire que Dieu, toujoursattentif à la conservation de son Eglise, suscita dans nos contrées, vers le commencement du dernier siècle, pour y soutenir lafoi et la piété ébranlées, et s'y opposer auxravages de l'incrédulité et de l'hérésie, quimenaçoient l'Eglise presque entière.Après avoir tracé rapidement un brillant tableau des vertus sublimes de Montfort, il ajoutoit : En un mot, très-saint Père, je ne puismieux terminer le portrait de cet hommeadmirable, qu'en lui appliquant ce quel'Ecriture dit d'un saint roi de Juda. Samémoire est comme un excellent parfum préparé par une main habile; son souvenir sera doux à tous les hommes comme le mielet comme la musique d’un festin délicieux.Destiné pour faire entrer les peuples dansla pénitence, il a fait disparoître les abominations impies. Il a tourné son cœurvers le Seigneur, et, aux jours du crime, il a s'est affermi dans la piété. Enfin, très-saint Père, l'opinion, de jour en jour plus forte,qu'ont tous les peuples de la sainteté de cet homme apostolique, et la notoriété publiquedes guérisons et autres faveurs miraculeusesobtenues journellement par son intercession,ont attiré et attirent encore à son tombeau une multitude incroyable de personnes , non demon seul diocèse, mais de tous les diocèsesvoisins, au point qu'il n'est aucun jour où la piété ne conduise quelque fidèle près des cendres de ce saint missionnaire. Tous seroient empressés de lui rendre le culte public réservé aux saints reconnus par l'Eglise, si le respect dû au Siège apostolique ne les empêchoit de prévenir le jugement du Père commun des fidèles.
Vingt autres prélats, cardinaux, archevêques ou évêques de France joignirent à la supplique de Mgr l'évêque de Luçon leurs suppliques particulières. Un pontife vénéré de ses collègues, et honoré d'une affection spéciale par le chef même de toute l'Eglise, lui écrivoit :Au moment où plusieurs évêques de France adressent à Votre Sainteté leurshumbles supplications pour en obtenir unjugement favorable dans la cause du vénérable serviteur de Dieu, Louis-Marie Grignon de Montfort, qu'elle me permette de joindre mes vœux à ceux de mes collègues dans l'épiscopat, pour le succès d'une affaireà laquelle je prends un intérêt particulier, a Votre Sainteté n'en sera pas surprise, trèssaint Père, lorsqu'elle apprendra que je suis originaire de la province de France où le vertueux prêtre est né, province qui s'est fait remarquer, de tout temps, par son attachementà la foi catholique, ainsi que par son horreurpour toutes les profanes nouveautés, et où lareligion, dans ces jours mauvais, compte encore un très-grand nombre d'enfans dociles.Mais ce motif n'est pas le seul qui me rende chère la mémoire de M. de Montfort; il appartient, en quelque sorte, au diocèse de Paris. C'est au séminaire de Saint-Sulpice , cetteécole célèbre de la solide piété et de la sainedoctrine, qu'il a fait ses études ecclésiastiques; c'est ici qu'il a reçu tous les ordres, et qu'il est, pour la première fois, monté au saint autel ; c'est ici qu'il a donné les prémices dece zèle ardent qui le dévoroit, en remplissant les fonctions de Catéchiste dans ce faubourg Saint-Germain si célèbre par l'intégrité de sa foi et ses abondantes aumônes. Plus tard, l'hospice de la Salpétrière, monument admirable de la charité de saintVincent-de-Paul, et le Mont-Valérien, lieuque la piété des fidèles avoit rendu si renommé, ont été témoins de ses travaux.C'est encore ici qu'il a contracté une sainteamitié avec plusieurs grands serviteurs deDieu que renfermoit alors la capitale, etsurtout avec M. Desplaces, autre prêtreBreton, et fondateur du séminaire du Saint-Esprit … Son humilité profonde, son détachement des choses de la terre , sonéloignement des vanités du monde, sonesprit de pauvreté , de pénitence et de mortification, ce zèle infatigable avec lequel ilévangélisa la Bretagne et le Poitou, et dontil reste encore des traces, malgré l'iniquitédes temps ; sa vie toute sainte et sa précieuse mort, les prodiges que Dieu s'estplu à opérer depuis un siècle, par l'intercession de son serviteur ; voilà les titres degloire solide devant le Seigneur et devantles hommes, qui rendront éternelle la mémoire du vénérable Grignon de Montfort.Je m'estimerois heureux, très-saint Père, siVotre Sainteté daignoit trouver de quelquevaleur mon suffrage en faveur du vertueuxprêtre, et si je pouvois contribuer par mesvœux à donner à l'Eglise de France, pressée aujourd'hui par tant de calamités, unnouveau protecteur dans le ciel, et à sonclergé un nouveau modèle.
L'affaire de la canonisation de Montfort, ainsi soumise au jugement de Rome, dans le cours de l’année 1831, fut accueillie favorablement par le souverain Pontife, et renvoyée, après certaines formalités préalables, à l'examen de la sacrée Congrégation des Rites. Mgr Pescetelli fut chargé par elle, en sa qualité de promoteur de la foi, d'examiner avec soin la cause, et d'en attaquer toutes les parties foibles. Il s'acquitta de cette mission avec tout le zèle que méritoit une question si grave. Durant quatre ans, caché sous un secret qui le mettoit à l'abri de toute influence étrangère, il étudia toutes les pièces du procès, et, à l'art admirable qui paroît dans ses observations imprimées, il est facile de reconnoître qu'il ne négligea rien, examina, confronta, et ne laissa échapper aucune difficulté, aucun prétexte. Ses objections, remises à l'avocat défenseur de la cause, furent par celui-ci résolues dans un mémoire aussi imprimé. Enfin, à la prière du R. P. de la Marche, prieur des Dominicains, et postulateur de la cause à Rome, la sacrée Congrégation des Rites réunie au Quirinal, le 1er septembre 1838, en assemblée solennelle, sous la présidence de Mgr le cardinal Pedicini, vice-chancelier de la sainte Eglise romaine, après avoir de nouveau entendu le promoteur de la foi, et pesé avec soin toutes choses, jugea à l'unanimité qu'il y avoit lieu à suivre cette affaire, si tel étoit le bon plaisir de Sa Sainteté. Ce fut en conséquence que le 7 du même mois le souverain pontife Grégoire XVI rendit un décret dans lequel, accordant à Monfort le titre de vénérable, il approuvoit que la sacrée Congrégation poursuivît l'affaire de sa béatification et canonisation.Le talent et la sévérité qu'adéployés le promoteur de la foi dans ses attaques contre cette cause, écrit-on de Rome,n'ayant pas empêché qu'elle ne fût admise à l'unanimité, nul doute que le décret debéatification ne vienne bientôt satisfaire lapieuse attente des fidèles.
Depuis cette époque, en effet, la procédure se continue avec le succès le plus complet. Le 3 août 1839, le procès appelé du non-culte, ayant pour fin de prouver qu'on n'a pas devancé le jugement de l'Église, en rendant à Montfort le culte réservé aux saints, a été jugé favorablement à l'unanimité par la Congrégation générale des Rites. La sage lenteur de Rome et la multiplicité de ses précautions dans les questions de ce genre, retarderont seules désormais l'heureuse conclusion de cette affaire.
En attendant ce jour de la Providence où Dieu doit être ainsi glorifié dans son serviteur, et sans vouloir prévenir le jugement de l'Église sur les miracles attribués à Montfort, il ne sera pas inutile, en terminant ce chapitre de sa gloire, d'ajouter encore quelques faits aux faits nombreux de cette histoire, qui nous l'ont déjà montré comme un thaumaturge et un prophète. Ces faits nouveaux sont eux-mêmes en si grand nombre, qu'il devient nécessaire de se borner à quelques-uns, qui placés de distance en distance dans la suite des années, depuis la mort du saint prêtre jusqu'à nos jours, suffisent pour montrer que le doigt de Dieu n'a pas cessé d'être là.
Nous nous en tiendrons au simple récit des événemens ; car il n'entre pas dans le plan de cette histoire d'examiner si les preuves juridiques et les conditions rigoureuses des vrais miracles se trouvent ici réunies : attendons le jugement de Rome. Au reste, une réflexion suffit pour notre but. Il est certain que grand nombre de faits tout au moins très-extraordinaires, et que l'art humain se reconnoissoit incapable de produire, ont eu lieu au moment où ils étoient demandés à Dieu par l'intercession de Montfort. Maintenant, dans la supposition même que chacun de ces faits pris en particulier pourroit, absolument parlant, être attribué à des causes naturelles, ce concours de tant de faits extraordinaires, arrivés précisément à la même occasion, n'indiqueroit-il pas dans la Providence divine une attention marquée à récompenser la confiance des fidèles, et à faire éclater la gloire du personnage qui en est l'objet? Combien cette observation acquerra-t-elle plus de force encore, si l'on considère que la vie de ce personnage fut remplie toute entière d'œuvres et de vertus plus extraordinaires que les prodiges même attribués à son intercession? On ne sera pas étonné de voir ainsi la suite répondre au commencement.
Marie Greslard, de la paroisse de Saint-Hilaire, près Mortagne-sur-Sèvre, avoit huit ans environ, lorsque, en 1762, par suite de la petite-vérole, sa langue tomba en pourriture : on en détruisit jusqu'à la racine, au moyen de la pierre infernale. Deux années s'écoulèrent sans qu'il lui fût possible, non-seulement d'articuler distinctement aucune parole, mais de faire entendre autre chose que le foible cri commun à la plupart des muets. Ses parens, sans espoir du côté des hommes, se tournèrent vers Dieu. Ils allèrent faire, pour leur fille, une neuvaine au tombeau de Montfort. Comme ils revenoient à la maison, un des frères de Marie ayant pris une pomme, celle-ci lui dit de la laisser. L'enfant tout effrayé courut au-devant de sa mère, en lui criant que sa sœur parloit ; et depuis ce moment, en effet, elle put parler distinctement et chanter avec facilité. Cet événement fit dans le temps beaucoup de bruit : grand nombre de personnes, et entre autres le duc d'Aiguillon, gouverneur de Bretagne, n'en voulurent croire que leurs yeux et leurs oreilles; tous s'accordèrent à reconnoître le miracle. Le Père Languet, jésuite, fit imprimer un livre pour en démontrer la réalité. Des vers furent composés à Nantes sur ce sujet, et la Gazette de France du 16 décembre 1763 en entretint ses lecteurs, mais avec trop peu d'exactitude.
Le fait suivant, raconté par le préfet des études du collège de Beaupréau, fut imprimé à l'époque même où il venoit d'arriver, et lorsque tous les témoins pouvoient encore en certifier la vérité.Le jeune François Rousse,élève de troisième au collège de Beaupréau,étoit tombé malade dans les premiers jours de septembre 1778. Un soir, vers les neufheures, les domestiques chargés de le veiller, me vinrent appeler, tout effrayés de l'étaoù étoit le malade. Son langage les surprenoit d'autant plus, qu'ils avoient été édifiés, comme tout le collège, de la vie sainte etexemplaire qu'il avoit constamment menée,depuis trois ans qu'il y étoit. Ma surprisefut extrême, lorsqu'en entrant dans l'Infirmerie, je vis ce jeune homme dans la plusgrande agitation, criant à pleine tête qu'ilétoit damné, qu'il n'y avoit plus de miséricorde pour lui ; en un mot, livré à tout ceque le désespoir a de plus affreux. Je n'oubliai rien pour lui inspirer des sentimensde confiance. Voyant tous mes efforts inutiles, j'allai faire lever M. le principal, quiétoit son confesseur, et qui, malgré tout cequ'il put lui dire de plus propre à ranimer sa confiance, ne put rien gagner sur son esprit. Le malade repoussoit avec violence lecrucifix qu'on lui présentoit, poussoit des hurlemens qui se faisoient entendre dans n toute la maison, tenoit enfin le langage d'undamné.
II y avoit déjà près de trois quarts d'heureque cette effrayante scène duroit, lorsqu'il me vint à l'esprit de recourir à M. de Montfort. Je me mis aussitôt à genoux, et, à hautevoix, je promis défaire dire une messe à l'autel de la chapelle où il est enterré, demandant à Dieu, par son intercession, qu'il daigna rendre la paix à ce pauvre malheureux.
 J'avois à peine achevé, qu'à l'instantmême il se fit dans le malade un change- ment entier. Sa confiance devint aussi pleineet aussi ferme que son désespoir avoit étéaffreux. La joie dont son cœur fut tout àcoup comme inondé, fut si vive, qu'elle semanifesta au dehors par les paroles les plustendres et les gestes les plus expressifs. Ilélevoit les mains et les yeux vers le ciel ; ils'élançoit comme pour s'aller perdre dansle sein de Dieu, qu'il appeloit son bien- aimé, le Dieu de son cœur; il prenoit lamain de M. le principal, et la baisoit; unmoment après, il me serroit à moi-même lamain, en me témoignant sa reconnoissance.Quelqu'un qui seroit entré dans ce moment-là dans l'Infirmerie, n'auroit pas mêmesoupçonné qu'il fût malade. Il parloit etagissoit avec toute la liberté d'un homme enparfaite santé. Dès lors sa confiance fut inaltérable, et il ne cessa point d'en donnerles marques les moins équivoques jusqu'àson dernier soupir, qu'il rendit paisiblement et sans efforts, cinq heures après.
Mlle Madeleine Langlois, née à Saint-Florent-le-Vieil, diocèse d'Angers, le 1er janvier 1780, et habitant aujourd'hui la Chapelle-du-Genêt au même diocèse, fut affligée, à l'âge de quinze ans, d'une maladie qui dura huit années entières, et ne céda qu'à des potions très-violentes. Environ un an après, vers le commencement de 1804 sa peau se couvrit d'une dartre jaune, que l'on fit rentrer au moyen d'une pommade. De là des douleurs extrêmement vives qui aboutirent, un peu plus tard, à une éruption nouvelle plus effrayante que la première. Au lieu de la dartre jaune, il se manifesta sur tout le corps, et particulièrement sur quelques parties plus sensibles, une dartre qui, tantôt d'un rouge vif, tantôt purulente, étoit aussi de temps en temps couverte d'une croûte très-épaisse. Les douleurs étoient si vives, si continuelles, surtout depuis la fin de novembre 1805 jusqu'au 26 mars 1806, que la malade resta tout ce temps assise sur son lit, se balançant sans cesse pour faire diversion à ses souffrances et les endormir. Les soins de ses parens, la science des nombreux médecins appelés près d'elle, rien ne pouvoit la soulager, et tous ne voyaient à ses maux d'autre fin que la mort. Mlle Langlois n'attendant plus rien des remèdes humains, demanda et obtint, à force d'instances, d'être conduite au tombeau de Montfort. Le 25 mars 1806, on la plaça avec beaucoup de peine sur un cheval. Deux de ses parens se tenoient à ses côtés pour la soutenir, et l'accompagnèrent ainsi au petit pas jusqu'à Saint-Laurent. Le lendemain, après avoir passé une nuit extrêmement douloureuse, et s'être préparée par différens actes de religion, elle se fit conduire au tombeau. A peine y a-t-elle fait toucher ses membres malades, qu'une fraîcheur délicieuse se répand dans tout son corps, elle s'écrie qu'elle est guérie, et le prouve en se rendant sans appui, par toute la longueur de l'église, jusqu'à la porte principale. Il ne lui restoit pas la plus légère apparence de dartres ; sa peau avoit repris sa couleur et sa netteté naturelles. Dans la soirée, elle alla sans aucun secours étranger visiter les personnes de sa connoissance et certains lieux de dévotion, à quelque distance du bourg. Le jour suivant, au lieu de prendre un cheval pour retourner chez elle, comme ses parens l'y engageoient par précaution, elle voulut faire à pied toute la route, quoiqu'elle fût de six lieues et par des chemins très-raboteux. Elle en fit la moitié ce jour-là, et le reste le lendemain. Elle marchoit avec tant de facilité que ses parens ne pouvoient la suivre. En la voyant arriver, les petits enfans s'écrioient : Qui est-ce qui vient là ? Si Mlle Langlois n’étoit pas mourante, on diroit que c'est elle. Ils appeloient leurs mères. Tout le monde sortoit aux portes. On ne vouloit pas en croire ses yeux ; mais la persévérance de la guérison en prouva la réalité.
Mlle Marie-Clotilde de Vezins tomba malade dans les premiers jours de novembre 1820. Elle avoit sept ans et quelques mois. Jusque là sa santé extrêmement délicate avoit inspiré bien des craintes ; mais à cette époque elle fut atteinte d'une inflammation d'entrailles, qui, malgré tous les secours de la médecine, enleva bientôt tout espoir. Une fièvre continue et souvent très-violente, jointe à tous les autres accidens d'une inflammation, affoiblit tellement la jeune malade, qu'elle ne pouvoit supporter ni la lumière, ni le moindre bruit. La remuer, lui toucher seulement la tête, c'en étoit assez pour la faire évanouir. Souvent une sueur froide lui baignoit le visage. Les soins de plusieurs habiles médecins du pays ne suffisant pas au désir sans bornes qu'avoit la mère de sauver sa fille, Mme de Vezins voulut essayer de la faire transporter à Nantes. On ne pouvoit songer à se servir pour cela d'une voiture, quelque douce qu'elle pût être : sa tendresse ingénieuse imagina de faire faire un brancard bien suspendu, au moyen duquel deux hommes à pied eussent doucement porté la petite malade sur leurs épaules. Elle-même devoit raccompagner ; mais les médecins lui déclarèrent que tout transport étoit impossible, et que si elle fessayoit, elle auroit la douleur de voir mourir sa fille en route. Cependant, depuis quarante et quelques jours, la maladie ne cessoit de faire des progrès de plus en plus alarmans. Le ventre étoit extraordinairement gonflé, et tous les symptômes d'une mort prochaine se réunissoient pour ne plus laisser aux médecins d'autre embarras que celui d'annoncer à une mère si sensible la perte qu'elle alloit faire. Mme de Vezins eut alors la pieuse pensée d'envoyer à Saint-Laurent une chemise de la malade pour être déposée sur le tombeau de Montfort. Elle y fit aussi faire une neuvaine de prières. Cette chemise lui fut rapportée au moment où, perdant tout espoir, elle ne songoit plus qu'à se préparer à son sacrifice. Faisant alors le signe de la croix, elle s'écria tout attendrie : Mon Dieu, nous ne méritons pas que vous fassiez un miracle pour nous. La petite malade l'avoit entendue. Maman, lui dit-elle, donnez-moi vite cette chemise, donnez bien vite. Aidée de quelques personnes, la mère se mit en devoir d'en revêtir l'enfant. A peine la chemise avoit touché ses épaules, que, sans aucune crise, la grosseur de son ventre disparut entièrement, et que recouvrant tout d'un coup ses forces, elle s'écria : Je suis guérie. Son frère, qui étoit près du lit, tomba à genoux en récitant le Te Deum. La mère, tout hors d'elle-même, ne savait comment témoigner sa joie et sa reconnoissance. Dans un moment la chambre fut remplie de personnes qui, debout, à genoux, près du lit, devant un crucifix, bénissoient Dieu chacune à sa manière. Cependant la petite Clotilde, qui depuis plus de vingt jours ne pouvoit se remuer, s'étoit levée debout sur son lit, dès le premier instant; puis s'y étoit mise à genoux pour remercier Dieu. Elle de manda ensuite ses vêtemens, descendit de son lit, se promena dans la chambre, alla regarder à la fenêtre, monta sur un tabouret, courut voir sa sœur retenue dans une chambre assez éloignée, et malgré la fatigue inévitable de cette émotion et de ce mouvement extraordinaire, passa la nuit très-tranquillement. Elle continua le lendemain et les jours suivans de se porter si bien, qu'au bout de la semaine on ne craignit plus de lui faire faire un voyage de vingt-cinq lieues. Sa santé, quoique naturellement foible encore depuis sa guérison, comme avant la maladie, n'a du moins jamais rien éprouvé qui puisse en être regardé comme une conséquence.
Anne Martin, actuellement âgée de 32 ans, demeurant à Saint-Hilaire-du-Bois, diocèse d'Angers, fut atteinte, en 1832, d'une maladie que les médecins de Vihiers, de Douai, et d'Angers nommoient gastrite gangreneuse, avec un squirre dans l'estomac. La malade éprouvoit, de l'estomac jusqu'au front, une douleur qui lui arrachait des cris lamentables : c'étoit comme si on lui eût tiraillé, tordu, arraché les chairs. Elle rendoit par la bouche une grande quantité d'eau si infecte que personne ne pouvoit en soutenir l'odeur. Souvent elle restait une et deux heures sans voix, sans pouls, sans connoissance et sans chaleur. Le médecin lui-même ne savoit si elle n'était pas morte. Dans les premières années, elle avoit encore quelques momens de relâche, quelquefois huit ou quinze jours, où elle pouvoit se lever un peu, prendre quelque nourriture, et se traîner à l'église ; mais, dans les quatorze derniers mois, les douleurs furent sans interruption, et les remèdes les plus énergiques ne purent arrêter les progrès de la maladie. Les vomissemens étoient continuels; l'estomac rejetait, avec d'horribles souffrances, toute nourriture et les boissons même les plus légères. Le mal en vint au point et se compliqua de manière qu'au jugement des médecins tout espoir de guérison fut perdu. Ils ne voyoient plus aux souffrances de cette pauvre fille d'autre adoucissement que la patience, d'autre terme que la mort. Dans ce triste état, un dimanche matin, 27 août 1837, la malade se trouvant seule dans sa maison, assise sur un lit qu'elle n'avoit quitté que deux fois depuis plus d'un an, pleuroit.Mon Dieu, disoit-elle, je vais vous conter mes peines : vous les savez bien déjà ; mais c'est égal, jeveux vous les représenter encore. Vous voyez que je suis une pauvre fille, je nepuis gagner ma vie , et je lasse tout lemonde. Je ne refuse pas de souffrir, sic'est votre bon plaisir, mais au moins donnez-moi la patience, ou, si c'est votrevolonté que je guérisse, inspirez-moi à quiil faut que je m'adresse pour cela.Dans l'instant même, se sentant inspirée d'invoquer Montfort, elle offrit à Dieu, par sa médiation, quelques prières qu'elle se proposoit de continuer pendant neuf jours, sans autre but que d'obtenir la force nécessaire pour aller, en charrette ou à cheval, au tombeau du saint missionnaire. Dès ce moment, elle se trouva l'estomac débarrassé, ne sentit plus aucune douleur, et, à la foiblesse près, fut entièrement guérie. Craignant toutefois que cette guérison ne fût pas durable, elle n'en dit rien et resta au lit, continuant chaque jour les prières de sa neuvaine. Cependant elle avoit demandé une nourriture plus solide ; et ses voisines, qui ne la lui donnoient qu'en tremblant, avoient été bien surprises de la lui voir prendre avec appétit et facilité. Enfin, sans attendre la fin de sa neuvaine, le samedi matin, elle se leva au grand étonnement de tout le monde, et continua depuis de se lever et de manger sans aucun inconvénient : plus de fièvre, plus de douleur. Au bout de quinze jours, elle ne craignit pas de partir pour Saint-Laurent, et fit près de trois lieues à pied pour aller remercier Dieu près du tombeau de son serviteur. Dès lors son rétablissement étoit parfait, et son estomac n'avoit plus besoin de choisir les alimens. Cette guérison si prompte surprit tellement les médecins, qu'ils ne purent s'empêcher, dans leurs certificats, d'en renvoyer à Dieu toute la gloire.
Nous terminerons par un récit qui peut bien ne pas offrir toutes les conditions d'une preuve juridique, mais qui n'en porte pas moins avec lui tous les caractères de la vérité. La main vénérable à qui nous le devons, y ajoute un nouveau prix. J'étois revenu du diocèse de Luçon à Poitiers en 1797, écrit Mgr De Beauregard, évêque démissionnaire d'Orléans. M. De Chassenon, propriétaire de laterre de Curzay, près Lusignan, m'invita àvenir passer quelques jours chez lui ; je me rendis à Curzay, et j'annonçai aux fermierset aux domestiques que je recevrois, pour laPâque, ceux qui voudroient s'adresser à moi.Le lendemain, voyant la chapelle pleine de gens du canton, j'ouvris une petite mission,qui dura vingt jours. Je bénis un grandnombre de mariages, je donnai le baptêmeà beaucoup d'enfans, et la communion àcent soixante-douze personnes. Je disposaiaussi quinze jeunes filles à la première communion. Les prêtres jureurs commencèrentalors une persécution dont l'issue fut de mefaire déporter à la Guiane.
Comme je fus averti qu'on dirigeoit despoursuites juridiques contre moi, je crusdevoir me retirer, et je me résolus de laisser Curzay vers le 25 avril, après avoir célébré la messe. La veille de mon départje vois entrer dans le lieu où je confessoiset d'où j'allois me retirer, un homme assezâgé, vêtu très-simplement d'habits de toile ;il avoit tous ses cheveux qui étoient toutgris, sa figure étoit bonne ; cet homme demanda à se confesser ; je lui reprochai dene venir à moi qu'au moment où j'alloispartir, craignant de ne pouvoir termineravec lui. Ce pauvre homme me dit : Ne vousfâchez pas contre moi, nous nous arrangerons bien; quand M. le marquis fait venirdes prêtres, je viens toujours le dernier. Jefis placer ce pauvre homme, et je l'entendis.
Je ne peux dire combien il me consola, etje reconnus en lui plus qu'un chrétien ordinaire : je l'invitai à revenir le lendemainà ma messe, où il communia. Touché decette rencontre, je le fis asseoir près demoi, et je lui demandai qui il étoit et quelétoit son âge. Il me dit qu'il avoit quelquesoixante-dix ans; qu'il avoit travaillé toutesa vie au métier de fendeur dans les bois deM. le marquis de Curzay ; qu'il ne pouvoitplus travailler, et que ses gens lui donnoientle pain; qu'il n'avoit jamais été marié.Comme je lui demandai comment il avoitété assez heureux pour servir Dieu avec unesi grande fidélité, il me dit que son métierlui avoit été enseigné par un bien sainthomme, qui avoit été, pendant longuesannées, fendeur dans les forêts ; que cethomme, très-saint chrétien, le conduisoit àdes missions qui étoient données par MM. lesmissionnaires de Saint-Laurent; qu'il l'avoitplusieurs fois conduit à la croix du pèreMontfort, près de Parthenay, pour y gagnerles indulgences , et que lui-même y étoit alléplusieurs fois, après la mort de son bonmaître, parce que ce bon maître lui avoitdit que M. De Montfort étoit un saint.
Pas moins, me dit mon bon pénitent j'ai du chagrin sur mon cœur touchantM. De Montfort ; je ne l'ai jamais dit àpersonne, mais je vais vous dire tout.Lorsque mon bon et saint maître fendeurme conduisoit à la croix plantée près de Parthenay, par M. De Montfort, il me disoit : Remarquez bien cette croix, elle a été placée là et bénite par ce saint prêtre, aprèsune mission où il y avoit bien du peuple.Quand la cérémonie fui faite , M. De Montfort, élevant la voix, s'écria : Mes frères,regardez bien ma croix quand elle serapleine de mousse, et que mon tombeausera élevé de terre, il y aura une grandeguerre ou les hommes se tueront les uns lesautres, même les hommes du même pays ;les frères feront la guerre à leurs frères, etle sang sera répandu, avec beaucoup d’autrès malheurs. Mais la guerre ne passerapas ma croix; elle sera le terme de la guerrequi s'étendra de ma croix au couchant ;peuples, qui m'écoutez, retenez bien ceci,et dites-le à vos enfans, qui le rediront àd’autres ; ce qu'il redit encore une fois.
 Toutes les fois que mon bon saint maîtrefendeur me conduisoit à la croix de M. DeMontfort, il me le disoit toujours, et moiaussi je l’ai souvent dit dans le pays. Mais lapromesse ne s'est pas exécutée en entier. Lacroix étoit bien pleine de mousses grises,comme sur les vieux arbres, la guerre n'apas passé la croix, mais je n'ai pas ouï dire que la tombe de M. De Montfort se fût levée debout, personne n'en a parlé, et c'est-làmon chagrin. Je consolai ce bon vieillard,et je lui dis : Le miracle, comme vous l'entendez, c'est-à-dire que la pierre placée surla fosse du saint prêtre se fût levée de terre,eût été un événement peu digne de la puissance de Dieu ; mais, en effet, le tombeaude M. De Montfort a été élevé de terre. Sagrande réputation de sainteté ayant été reconnue de Mgr l'évêque de La Rochelle, il apermis qu'on retirât son corps de la terre,et qu'on lui érigeât un tombeau de marbre,élevé de terre. Deux fois j'ai été invoquer ce saint missionnaire auprès de ce tombeau, que j'ai baisé avec beaucoup de respect. Le pauvre homme ne put retenir sa joie, et il remercia Dieu de m'avoir fait venir dans ces cantons, pour lui certifier que toutes les pro- messes ou prophéties de M. De Montfortavoient eu leur accomplissement.
Ici finit, à proprement parler, l'histoire du vénérable Montfort. Ce que nous allons y ajouter en est moins une partie qu'une suite, mais une suite nécessaire pour faire comprendre toute l'étendue des desseins de Dieu sur ce saint missionnaire. Si nulle plante ne prospère qu'elle n'ait été plantée par la main du Père céleste ; si l'on doit juger l'arbre à ses fruits, le livre suivant, en faisant l'histoire des deux Congrégations principales établies par Montfort, prouvera qu'il fut bien véritablement l'homme de la droite de Dieu.

LIVRE SIXIÈME. Histoire abrégée des deux congrégations principales établies par Montfort.
 
CHAPITRE PREMIER : histoire de la Congrégation du Saint-Esprit.
 
Nous avons dit ailleurs que dans l’intention de Montfort, cette Congrégation du Saint-Esprit devoit se composer de Prêtres et de Frères, et que les Prêtres dévoient y former un corps particulier sous le nom de Compagnie de Marie. Mais il mourut que cette congrégation avoit à peine pris naissance. Sur sept Frères qui s'étoient unis à lui, quatre seulement avoient fait des vœux; on a vu leurs noms dans son testament. Le nombre des prêtres étoit moindre encore. MM. Mulot et Va tel avoient, il est vrai, partagé ses derniers travaux ; mais il ne paroît pas qu'ils eussent pris aucun véritable engagement; ils ne formoient point une communauté. Elle devoit donc encore une fois se vérifier, cette parole de Notre-Seigneur, que si le grain de froment n'est mis en terre et n'y meurt, il reste seul; mais est-il mort, il fructifie au centuple.
Cette œuvre, au reste, devoit porter, sous tous les rapports, le caractère des œuvres de Dieu, qui se plaît à choisir les instrumens les plus foibles pour produire les plus grandes choses. MM. Mulot et Vatel étoient tous les deux assez jeunes, sans habitude de la prédication, et même sans talent naturel pour y réussir. Jusque là leur ministère s'étoit borné à entendre les confessions. La mission de Saint-Laurent finie, M. Mulot étoit allé rejoindre M. Vatel à Saint-Pompain. Là, appliqués à la prière et à l'étude, ils ne songeoient l'un et l'autre qu'à travailler dans cette paroisse et aux environs. M. Mulot, cependant, n'oublioit pas la promesse que Montfort mourant lui avoit faite de lui obtenir de Dieu la grâce de le remplacer dans les travaux des missions, et quoiqu'il ne vit aucune apparence d'y réussir, il espéroit. Chaque jour il passoit plusieurs heures devant le saint Sacrement; chaque jour il se recommandoit à la Reine des vierges, en récitant son rosaire ; chaque jour il imploroit le crédit du saint prêtre, qu'il regardoit toujours comme son modèle et son maître.
Depuis près de deux ans, MM. Mulot et Vatel vivoient ainsi retirés à Saint-Pompain, attendant avec humilité les ordres de la Providence, lorsque, vers la fin du Carême 1718, le curé des Loges les pria de venir travailler dans sa paroisse. Ils avoient compris qu'il ne s'agissoit que d'entendre les confessions, et ils avoient sans peine accepté l'offre. Quel fut leur étonnement, lorsqu'ils apprirent que le curé avoit annoncé à ses paroissiens une mission en règle donnée par les successeurs de Montfort ! Leur première pensée fut de désavouer un engagement dont ils n'avoient pas compris toute l'étendue; mais le curé insista, et il fallut se rendre. Ils n'avoient rien écrit ni appris par cœur, et il leur étoit impossible d'y suppléer par des improvisations. Comment donc répondre à l'attente des peuples, qui croyoient retrouver dans les disciples les merveilleux talens du maître ? Leur humilité s'en embarrassa peu, et ils laissèrent à Dieu le soin de suppléer à leur impuissance. Le ciel bénit cette résolution généreuse. Les deux missionnaires se contentoient de faire des lectures pieuses, et d'y ajouter quelques courtes réflexions. Mais écoutons M. d'Hillerin, dignitaire de la cathédrale de La Rochelle, parlant en particulier de M. Mulot, dont il avoit entendu les premières instructions :  Il n'y avoit, dit-il, rien de véhément dans le ton ni dans les gestes du prédicateur ; les vérités même dont il parloit n'étoient pas toujours du nombre de celles qui frappent par elles mêmes. Lors même qu'il donnoit le plus d'action à ce qu'il disoit, il n'y avoit pas cet arrangement et ces traits d'éloquence dont les orateurs chrétiens font usage pour ébranler le cœur humain, et cependant l'effet que ses paroles faisoient sur son auditoire étoit des plus prodigieux; ce n'étoient pas de simples soupirs et des larmes. Un éclat terrible, des cris et des sanglots qui s'élevoient  de tous côtés dans l'auditoire, témoignaient  combien étoit forte l'impression que le missionnaire faisoit indifféremment sur tous ceux qui l'écoutoient.  A cette bénédiction si abondante, répandue sur ses paroles, M. Mulot ne put méconnoître la vocation du Seigneur, et l'accomplissement des promesses de Montfort. Il s'abandonna donc de plus en plus à la Providence , ainsi que son compagnon, et tous les deux continuèrent jusqu'à la saison des vacances de se livrer aux travaux des missions, partout où le bruit de leurs succès les fît appeler. Les vacances furent employées à réparer, dans la solitude et la prière, leurs forces corporelles et spirituelles ; puis, quand fut revenu le temps favorable aux missions, ils rentrèrent avec une nouvelle ardeur dans la carrière apostolique, sans s'occuper aucunement de l'avenir. Cependant leurs succès toujours croissans engagèrent quelques curés à adresser au souverain Pontife une supplique appuyée par les évêques de La Rochelle et de Poitiers, pour obtenir l'approbation de leur société naissante, et certains pouvoirs spirituels propres à rendre leur ministère plus utile. Mais ces faveurs n'eurent pour effet que de les encourager de plus en plus, sans former encore entre eux cette union fixe et religieuse qui ne devoit s'opérer qu'auprès du tombeau de leur saint instituteur. Sur ces entrefaites arriva ce M. Le Valois, que Monfort avoit autrefois choisi à la maison du Saint-Esprit de Paris, et dont il avoit assuré qu'il seroit un jour des siens. Depuis ce moment, le jeune séminariste n'avoit songé qu'à se rendre digne de cette vocation, et un événement singulier, en le confirmant dans la haute opinion qu'il avoit de la sainteté de Montfort, l'avoit enfin déterminé à venir se joindre à ses successeurs. Voici le fait :
Il y avoit au séminaire du Saint-Esprit un jeune homme qui offroit toutes les marques d'une véritable obsession. Un jour que la communauté étoit en promenade, étant entré dans la chambre de M. Le Valois, il y mit en pièces plusieurs images, et entre autres le portrait de Monfort, qu'il déchira et dispersa dans la cour, où l'un des morceaux fut ramassé par un passant. Au retour de la promenade, rencontrant M. Le Valois :  Va, lui  dit-il, tu n'as qu'à monter à ta chambre,  tu y trouveras quelque chose de beau.  Celui-ci étoit bien sûr d'avoir exactement fermé sa chambre; il monte, et trouve en ef­fet la porte fermée à clef. Il entre, et voit ses images en lambeaux, à l'exception de celle de Montfort, qui se trouvoit seule entière et à sa place. Mais, en la considérant de plus près, il aperçut des lignes délicatement tracées , formant comme des cicatrices dans les endroits où elle avoit été déchirée. Une autre merveille, c'est que cette image exhaloit une odeur si suave, qu'il eût pu croire sa chambre remplie de toutes sortes de fleurs. Comme cette odeur dura plusieurs jours, les directeurs et élèves de la maison purent en juger par eux-mêmes, ainsi que des autres circonstances du fait qu'ils ont attestées. Cette image, précieusement conservée au séminaire du Saint-Esprit jusqu'en 1774, fut alors envoyée à la maison de Saint-Laurent-sur-Sèvre.
Déjà, M. Mulot, comme successeur de Montfort, avoit été nommé, par l'évêque de La Rochelle, supérieur des Filles de la Sagesse, récemment établies à Saint-Laurent. M. Le Valois, après quelques missions, leur fut donné pour confesseur. Ainsi s'unissoient l'une à l'autre, dès le principe, deux congrégations inspirées par le même esprit, et destinées à vivre de la même vie. Ainsi se préparait peu à peu, sous la main de la Providence, l'établissement du Saint-Esprit, comme celui de la Sagesse, près des cendres de leur commun fondateur. Une circonstance avança encore cette affaire. Les successeurs de Montfort furent appelés à Saint-Laurent, pour y donner une nouvelle mission, et les fruits qu'ils y produisirent, comme partout ailleurs, firent désirer de plus en plus de les y fixer. Montfort avoit prédit que le ciel se serviroit d'un laïque pour procurer une demeure à sa compagnie : cet homme fut le marquis de Magnane, dont il a déjà été parlé dans cette histoire.
Plus recommandable encore par sa rare piété, que par l'éclat de sa naissance et de ses talens, le marquis de Magnane avoit long-­temps servi avec un brillant courage dans les guerres de Louis XIV. Après s'être retiré de l'armée, et être devenu veuf, il ne songea plus qu'à servir Dieu plus parfaitement que jamais. Il eut même quelqu'idée d'entrer dans l'état ecclésiastique; mais le pape Benoît XIII, qu'il alla consulter à Rome, le détourna de ce dessein, en lui recommandant de continuer à sanctifier ses dernières années par toutes sortes de bonnes œuvres. Il suivit ce conseil, avec une admirable persévérance, jusqu'à l'âge de 86 ans qu'il mourut à Saint-Laurent, entre les bras des missionnaires au milieu desquels il avoit fixé son séjour sur la fin de sa vie. Il fut inhumé dans la même chapelle de la Sainte-Vierge où reposent les cendres de Montfort. La reconnoissance des missionnaires crut devoir ainsi réunir, après leur mort, deux hommes dignes l'un de l'autre, et qu'une amitié chrétienne avoit étroitement unis durant leur vie.
Le marquis de Magnane, plein de gratitude pour les avantages qu'il avoit autrefois retirés de ses liaisons avec Montfort, saisit alors, avec empressement, l'occasion de la lui témoigner dans la personne de ses enfans. Après avoir contribué, avec la marquise de Bouillé, à assurer, dans Saint-Laurent, une retraite aux Filles de la Sagesse, il voulut procurer le même avantage aux missionnaires du Saint-Esprit. Bien des difficultés se présentoient : son zèle et sa générosité les levèrent toutes, et une maison, dite alors du Chêne-Vert, et aujourd'hui le Petit Saint-Esprit, fut acquise le 7 avril 1721. Mais l'état pitoyable où elle étoit ne permit pas aux missionnaires de venir l'habiter avant les vacances de l'année 1722; encore s'y trouvèrent-ils même alors dans le dé-nûment le plus complet. Ils travaillèrent de leurs propres mains, comme des mercenaires, pour y mettre un peu plus d'ordre et de propreté.
Une consolation bien sensible faisoit disparaître à leurs yeux ces fatigues et ces incommodités : ils se voyoient enfin réunis en communauté, et pouvoient faire ensemble leurs divers exercices. Mais ce n'étoit point encore assez. Il ne suffisoit pas d'avoir une maison et une règle communes, il falloit un supérieur, qui eût l'autorité nécessaire pour décider et commander. M. Mulot avoit été, il est vrai, comme désigné par Montfort, et cette sorte de nomination, jointe au titre de supérieur des Filles de la Sagesse qu'il avoit reçu, lui donnoit déjà sur ses confrères un grand ascendant; aussi lui obéissoient-ils sans peine. Cependant, sa nomination ne paroissoit pas suffisamment ratifiée, et il n'étoit encore regardé que comme le premier entre ses égaux. Les missionnaires se mirent donc en retraite,  dit, dans ses Chroniques, la Sœur Florence,  assistante de la Mère Marie-Louise de Jésus,  pour demander à Dieu qu'il leur fit la grâce  de choisir parmi eux celui qu'il avoit lui-même choisi dans le ciel pour gouverner cette  communauté naissante, et la défendre contre  tous les assauts qu'on pressentait qu'elle auroit à soutenir. A la fin de la retraite, on vint au scrutin avec des pois que chacun alloit secrètement mettre dans les gobelets oùétoient  les noms de ceux qui pouvoient avoir des  suffrages. Ils se réunirent tous en faveur de  M. Mulot : ce sort ne pouvoit mieux tomber.
Le premier acte d'autorité du nouvel élu, fut de recevoir les vœux des trois ou quatre autres missionnaires et des cinq ou six Frères auxquels il assigna dès lors un costume particulier. De ce moment la communauté du Saint-Esprit fut constituée. M. Mulot la gouverna vingt-cinq ans, avec une sagesse qui justifia pleinement la confiance qu'avoient mise en lui ses confrères, et Dieu lui-même prouva, par l'abondance de ses bénédictions, que c'étoit lui qui avoit inspiré leur choix. Tout, dans le successeur de Montfort, montroit l'héritier de son esprit : c'étoit le même abandon à la Providence, le même amour de l'humiliation, la même activité de zèle ; sa santé, autrefois si délicate, affrontoit les plus pénibles travaux. Le pressoit-on de se ménager davantage :  Dieu, répondoit-il, n'a pas épargné son Fils unique, et ce divin Fils ne s'est pas épargné  lui-même pour le salut des hommes ; n'épargnons donc rien, ne nous épargnons pas  nous-mêmes en faveur de ceux dont le Seigneur nous a confié le salut.  Comme Montfort, M. Mulot possédoit à un haut degré le don de toucher les cœurs, et comme lui il en renvoyoit à Dieu toute la gloire : l'humilité étoit le caractère distinctif de sa vertu. II mourut en mission à Questember, au diocèse de Vannes, le 12 mai 1749, à l'âge de soixante-six ans. Un jour, prêchant avec beaucoup de feu, pour persuader aux habitans de renoncer à la pratique abusive de se faire enterrer dans la nef de l'église, il souhaita que son corps pût servir de pavé, et le sang de son cœur de ciment à la maison de Dieu. Ce vœu fut en quelque sorte accompli. Les paroissiens s'étant rendus à ses désirs, dans les mouvemens qu'il se donna pour contribuer à l'arrangement de l'église et du cimetière, il se heurta le pied contre un clou. La blessure, quoique grave, ne l'arrêta point ; mais bientôt des douleurs extrêmement vives se firent sentir. Si ce mal, qui est si peu de chose, disoit- il, au prix des maux que mon divin Sauveur  a soufferts, me cause pourtant des douleurs  si cuisantes, combien celles de mon Sauveur ont-elles été terribles?  Le mal fît tant de progrès, qu'au bout de huit jours M. Mulot n'étoit plus. Il emporta dans la tombe les regrets des peuples, et le clergé de Vannes, comme celui de La Rochelle, lui donna toutes les marques de vénération réservées aux personnages extraordinaires. Son cœur fut transporté à Saint-Laurent, et déposé dans un des murs de la chapelle des Filles de la Sagesse.
MM. Vatel et Le Valois n'existoient plus, et M. Mulot s'étoit choisi pour successeur M. Audubon, originaire des Sables-d'Olonne : son choix fut ratifié par ses confrères. M. Audubon avoit alors trente-huit ans. Dès l'enfance il s'étoit fait remarquer par une rare piété. Son gouvernement, plein de sagesse et de douceur, maintint la ferveur primitive dans sa compagnie toujours croissante. Sa mort, arrivée à la mission du Poiré, près Fontenay-le-Comte, mérite surtout d'être racontée. Voici quelques passages d'une lettre écrite à cette occasion, par M. Besnard : Pendant toute sa maladie, qui dura depuis  le jour de l'Immaculée Conception jusqu'au  lundi, jour de l'Octave, il n'eut pas la moindre frayeur de la mort, mais l'envisagea  avec les yeux de la foi, comme le sacrifice le plus parfait qu'il pouvoit faire de lui- même à Dieu. Nous n'avions pas besoin de  l'exhorter à la soumission ; il avoit continuellement à la bouche les paroles les plus propres à témoigner avec quelle ardeur il  désiroit d'être réuni à son souverain bien. Le médecin et le chirurgien lui ayant proposé une opération des plus douloureuses,  il dit qu'il vouloit nous consulter tous en- semble, et s'en rapporter à ce que nous dirions. Nous fûmes d'avis qu'il pouvoit souffrir l'opération, et il l'accepta sur-le-champ.  Elle dura au moins depuis cinq heures jusqu'à huit, à différentes reprises, mais avec  des douleurs inexplicables et malheureusement inutiles. Le chirurgien se retira sans  avoir pu réussir. De ce moment, ce ne furent, dans le malade, que des transports  d'amour. Oh ! que je suis content, s'écrioit- il, la joie peinte sur le visage, que je suis  content d'avoir accepté l’opération; ah!  que je suis content ! Je suis à présent sur  la croix ! Ah! que je suis content de mourir en mission !.... C'est une grâce que je ne  méritois pas. On lui donna le saint Viatique,  et il le reçut avec des sentimens extatiques  (car je n'ai pas de termes assez énergiques  pour les exprimer). Je veux faire ma profession de foi, dit-il, je veux faire ma profession de foi; et il la fit à haute voix, en présence du saint Sacrement : disant particulièment anathème au jansénisme et au quesnellisme. Lorsqu'il eut reçu le saint Viatique,  il demeura long-temps immobile à l'adorer  au-dedans de lui-même, et à s'entretenir  avec son bien-aimé ; et en mettant la main  sur sa poitrine, il nous montroit son bonheur de posséder Jésus-Christ. Il reçut l’Extrême-onction dans de pareils sentimens ;  et, lorsqu'on lui montroit le crucifix à baiser, il s'écrioit : Credo quod Redemptor meus  vivit. Quand je lui disois qu'il souffrait beaucoup, il me disoit d'un ton animé : Rien,  rien; je suis trop heureux de la grâce que  Dieu me fait de mourir en mission. Il répétoit aussi souvent ces paroles : Cursum consummavi. — Tempus prope est. — Inco- latus meus prolongatus est. Etant depuis  huit jours couché sur le dos : Je suis, disoit-il, comme Job sur son fumier. — Je vais  entrer dans mon éternité. —  C’est ainsi que  la vie se passe. Puis, s'adressant aux missionnaires qui étoient autour de son lit, il  leur disoit : Si Dieu me fait cette grâce; s'il me comble de tant de consolations, c'est un effet de vos prières. Ah ! que je vous ai  d'obligations ! Il voulut les embrasser tous  les uns après les autres, en disant : Pax tecum, et en leur faisant ses excuses. Il me  demanda son crucifix : La mort y est attachée, dit-il, je veux la baiser, la caresser, la chérir. Il la baisa, en effet, avec un empressement étonnant, en disant : J'embrasse  la mort, je chéris la mort. Il en revenoit  toujours à ces paroles : Ah ! que je suis countent de mourir en mission. Environ trois heures avant sa mort, lorsqu'on vouloit lui parler : Laissez-moi, disoit-il, laissez-moi; je suis occupé. Il avoit les yeux au ciel, et demeuroit immobile fort long-temps,  comme un homme qui est occupé de quelque  chose de ravissant, sur lequel il fixe ses regards; cet état dura bien une heure. Il ne  pouvoit presque plus parler, et on l'entendoit cependant prononcer ces mots : In pace in idipsum dormiam et requiescam. Enfin,  baissant peu à peu, il expira doucement le 15 décembre 1755.
L'auteur même de cette lettre, M. Besnard, fut élu pour succéder à M. Audubon, suivant le désir que celui-ci en avoit exprimé. Il étoit du diocèse de Rennes, et faisoit depuis douze ans partie de la communauté du Saint-Esprit. Durant sa longue administration de trente-trois années, il rendit les plus importans services à ses deux congrégations. C'est lui qui procura aux missionnaires et aux Filles de la Sagesse des demeures plus commodes, en faisant construire les maisons actuelles de la Sagesse et du Saint-Esprit ; c'est lui qui leur donna une plus grande consistance, en obtenant des lettres-patentes qui leur assuroient une existence légale; c'est lui qui, à force de recherches , parvint à recueillir la plupart des détails qui forment l'Histoire de Montfort; c'est lui, enfin, qui, suppléant à ce que n'avoit pas fait ce saint fondateur, rédigea les constitutions des Filles de la Sagesse , et leur donna, sous le titre d''Instructions spirituelles, un recueil précieux d'avis et de pratiques remplis de l'esprit de leur vénérable Père , et qui souvent même ne font que reproduire ce qu'il avoit lui-même dit ou écrit.
M. Besnard mourut à Saint-Laurent, le 22 avril 1788, et eut pour successeur M. Micquignon, originaire de Picardie, qui n'occupa cette place que quatre ans, étant mort à La Rochelle, le 18 janvier 1792. Sa fin fut avancée par l'impression extrêmement vive que produisoit sur lui la vue des profanations sans nombre de cette époque désastreuse. Il ne pouvoit entendre sonner la messe d'un prêtre jureur, sans en frissonner : Encore un sacrilège ! s'écrioit-il avec l'accent de la plus vive douleur. Pasteur vigilant, il avoit, à l'approche du danger, jeté le cri d'a­larme au milieu de son troupeau. Dès le commencement de 1790, dans une circulaire adressée à toutes les Filles de la Sagesse, il leur avoit donné, avec l'affection d'un père et la fermeté d'un confesseur de la foi, tous les conseils nécessaires pour conserver précieusement, au milieu des dangers, cette vertu de foi qu'il appeloit le principe de leurs bonnes œuvres, la vie de leurs ames, l'unique trésor des vraies Filles de la Sagesse. Après leur avoir recommandé l'attachement à la chaire de saint Pierre, l'union entre elles-mêmes, la fidélité à leur règle, et la prière, il terminoit sa lettre par un conseil qu'il eût été disposé, disoit-il, à leur tracer de son sang : c'étoit de conserver la simplicité des enfans de Dieu et la droiture de cœur dans toute leur conduite, et d'user de bienveillance envers toutes sortes de personnes, même envers leurs plus grands ennemis , mais , surtout, de la charité la plus tendre envers les pauvres, les malades et les malheureux.  Ces vertus,  ajoutoit-il, donneront en même temps de  l'éclat à votre foi, et la feront triompher de la dépravation commune ; par elles,  vous jeterez, dit l'apôtre, une si grande lumière, que vous brillerez comme des flambeaux parmi les gens du monde, et les forcerez par là de rendre hommage à votre  foi, à la religion, à votre état.  Nous verrons bientôt avec quelle fidélité furent suivis tous ces sages conseils.
Malgré le malheur des temps, aussitôt la mort de M. Micquignon, on lui donna un successeur dans la personne de M. Supiot, né à Ancenis, et déjà âgé de soixante-un ans. Le nouveau Supérieur passa les jours de la terreur caché dans les rochers qui environnent Saint-Laurent. Il y fut d'un grand secours pour le maintien de la religion dans toute cette contrée, et il avoit à cet effet reçu de M. de Coucy, évêque de La Rochelle, les plus amples pouvoirs. Du fond de sa retraite, il encourageoit la vertu, consoloit le malheur, et empêchoit, autant qu'il étoit en lui, l'effusion du sang. Un jour, entr'autres, une sœur vient en hâte lui apprendre que les insurgés condui­sent hors du bourg, pour les fusiller, quatorze prisonniers républicains : il court au lieu de l'exécution, se jette au-devant des Vendéens et demande grâce pour leurs captifs ; mais toutes ses prières sont vaines auprès d'hommes qui ne voient dans ce massacre que de justes représailles.  Eh bien, Messieurs, leur dit alors le  généreux vieillard, en se plaçant au milieu  des républicains, puisque je ne puis sauver  la vie à mes frères, qui sont aussi les vôtres,  je mourrai avec eux ; tirez, sur moi.  A ces mots leur fureur s'arrête, ils se retirent, et l'apôtre de la charité conduit les républicains au presbytère, où il leur procure tous les secours dont ils ont besoin. Après avoir ainsi traversé les jours mauvais, et relevé de leurs ruines les deux congrégations, M. Supiot jugea, ainsi qu'il s'en explique lui-même,  qu'il étoit temps, près de finir sa carrière,  de se retirer pour pleurer tout le mal qu'il  avoit occasionné, et tout le bien qu'il avoit  empêché, et pour supplier la bonté divine de  lui pardonner et de lui faire sentir l'effet de  son infinie miséricorde.  Son humilité lui inspirait ce langage ; il est vrai seulement que l'âge et les infirmités ne permettoient plus à son zèle tout ce qu'il eût désiré faire. Il obtint en conséquence d'avoir M. Duchesne, d'abord pour suppléant, en 1806, et plus tard pour successeur en 1810. Il vécu t encore huit années, et ne mourut qu'en 1818, à l'âge de quatre-vingt-sept ans.
La nomination de M. Duchesne, né en 1761, à Pordic, diocèse de Saint-Brieuc, fut alors confirmée par ses confrères. Il étoit en­tré dans la congrégation en 1785, et mourut le 22 décembre 1820. Sa grande bonté rend son souvenir encore cher à toutes les personnes qui l'ont connu, et particulièrement aux Filles de la Sagesse, dont il se montroit en tout le père et le consolateur, et auxquelles il a rendu les plus importans services. A sa place, et d'après son vœu, fut élu, le 17janvier 1821, M. Deshayes, vicaire-général de Vannes, et depuis peu agrégé à la communauté du Saint-Esprit. C'est lui qui gouverne aujourd'hui les deux congrégations, de manière à faire désirer que son gouvernement se prolonge un grand nombre d'années. Ceux qui, plus tard, continueront cette histoire, n'ayant plus à ménager sa modestie, s'étendront davantage sur son administration si active, si pleine de foi en la Providence, et si riche en résultats de tout genre.
Après avoir montré la succession des supérieurs qui, au nombre de sept, tous remarquables par l'ardeur de leur zèle, la sainteté de leur vie , et la pureté de leur doctrine, ont gouverné les deux congrégations de Montfort, depuis sa mort jusqu'à nos jours, il nous reste à parler brièvement des travaux de la communauté du Saint-Esprit, et de quelques-uns de ses membres. Quoique la compagnie de Marie ait toujours été bornée au petit nombre de douze ou quinze missionnaires, elle n'a pas laissé de suffire à des travaux immenses. Sans parler des soins multipliés qu'elle n'a cessé de donner à la communauté de la Sagesse, elle a fait une quantité prodigieuse de missions dans le Poitou, l'Aunis, la Saintonge, la Bretagne et l'Anjou. A la mort de M. Mulot, en 1749, on en portoit déjà le nombre à deux cent-vingt, et de cette époque à 1781, le catalogue en compte trois cent soixante-cinq nouvelles. Ce zèle ne se ralentit point jusqu'aux jours de la grande révolution. Et quand alors il fallut confesser sa foi au péril de sa vie, nulle défection ne déshonora la société des enfans de Montfort, et Pie VI les en félicita par un bref des plus honorables. Deux d'entre eux, MM. Dauche et Verger, qui étoient allés à La Rochelle, pour passer de là en Espagne, afin d'y ménager une retraite aux Filles de la Sagesse, furent reconnus et massacrés par des femmes qui, avant de les mettre en pièces , leur arrachèrent la langue, cette langue, disoient-elles, qui avoit fanatisé tant de personnes : fin digne d'envie pour des prédicateurs de l'Evangile ! Lorsqu'après la tourmente révolutionnaire, la barque de l'Eglise fut agitée dans le sens opposé, par le refus d'obéir aux mesures que le successeur de Pierre avoit crues nécessaires pour sauver la foi en France, tous les missionnaires du Saint-Esprit se montrèrent encore dociles à la voix de Rome, et nul d'entre eux, quoique au milieu de la séduction, ne donna dans le schisme dit de la petite Eglise. Leur compagnie se ressentit sans doute, comme tant d'autres, du malheur des temps, et le nombre de ses membres fut réduit au point de pouvoir à peine suffire aux divers besoins de la communauté de la Sagesse ; mais elle ne laissa pas, dès que la liberté lui en fut rendue, de trouver encore des enfans pour évangéliser les peuples de la France. Grand nombre de missions furent données. De son sein s'élancèrent, même pour aller prêcher les infidèles, deux hommes distingués par leur talent et leur vertu, autant que par les dignités auxquelles ils furent élevés. En 1820, M. Coupperie fut sacré évêque de Babylone, et mourut à Bagdad, en 1829. En 1832, M. Hillereau fut nommé visiteur apostolique de Smyrne, avec le titre d'évêque de Calédonie. Actuellement archevêque de Pétra, il occupe à Constantinople la place de vicaire patriarcal. Avant son départ, il exprima le désir de continuer à faire partie d'une congrégation sur laquelle semblent se multiplier, de jour en jour, les bénédictions du ciel.
Nous ne terminerons point ce chapitre de la communauté du Saint-Esprit, sans offrir à la reconnoissance et à l'admiration du lecteur les travaux et les vertus de ces humbles Frères du Saint-Esprit, qui font une partie si intéressante de la communauté. Destinés par Montfort à accompagner et aider les missionnaires, puis à faire les écoles charitables, à soigner les malades, et à s'occuper du temporel des deux communautés, nous les voyons, dès les premières années, remplir avec zèle ces modestes fonctions, et ce zèle devint héréditaire chez eux. A l'époque sanglante de la révolution, quatre d'entre eux furent mis à mort par les républicains, les Frères Boucher, Olivier et Jean, à Saint-Laurent, et le Frère Antoine, à Cholet. Leur société survécut à ces jours malheureux, et le nom du Frère Pierre entre autres, est encore en vénération. Cependant elle étoit menacée d'une ruine complète et prochaine, quand la Providence suscita pour la sauver M. Deshayes, supérieur actuel du Saint-Esprit et de la Sagesse. Entrant dans l'esprit et les vues de Montfort, il la releva bientôt, et la développa au point qu'il devint nécessaire de partager les occupations, afin que chacun pût s'appliquer avec plus de fruit à son œuvre spéciale. Il se forma en conséquence une société particulière des Frères consacrés à l'instruction chrétienne des en­fans, tandis que les autres, conservant le nom de Frères du Saint-Esprit, conservèrent aussi le reste des attributions primitives de leur institut. Bien des grâces et des vertus sont et demeureront cachées dans ces nouveaux Josephs, jusqu'au jour où les humbles seront élevés en gloire ; mais, en attendant ce jour, c'est un devoir pour nous d'arracher au moins quelques-uns de ces noms à l'oubli. Nous en choisirons, comme au hasard, quatre, entre bien d'autres qui, à toutes les époques, ont mérité le même honneur.
On a déjà parlé de la vocation du premier des Frères, de celui qui, sous le nom de Frère Mathurin, s'attacha si fidèlement à Montfort, puis à ses successeurs, et suivit ainsi les missions durant cinquante-cinq années, faisant partout le catéchisme avec un succès prodigieux, récitant le chapelet, chantant des cantiques et servant les missionnaires. Dieu permit qu'il fût toute sa vie tourmenté par les scrupules, ce qui l'empêcha de faire des vœux comme les autres Frères; mais sa piété réelle, ainsi que ses longs et utiles services, lui méritèrent une récompense qu'aucun autre Frère n'a partagée avec lui : il reçut la tonsure des mains de Mgr de Foudras, coadjuteur de Poitiers. Il mourut à Saint-Laurent, en 1760.
L'année précédente étoit mort le Frère Jean, après avoir rendu, pendant trente ans et plus, de très-grands services aux communautés du Saint-Esprit et de la Sagesse. C'étoit un bon paysan d'une grande simplicité, d'une humilité profonde, d'une extrême mortification, d'une chasteté à toute épreuve, et d'un zèle qui ne comptoit pour rien la fatigue. Dans les commencemens, il avoit eu plus d'une fois la tentation de sortir de la communauté ; mais Dieu l'avoit affermi dans sa vocation, et il se servoit quelquefois de cette expérience pour encourager de nouveaux missionnaires ou de jeunes Sœurs. Dans les nombreux voyages qu'il faisoit pour les conduire, il ne s'occupoit que de leur procurer ce qu'il pouvoit trouver de mieux, et alloit ensuite se coucher lui-même sur des planches ou sur la litière de ses chevaux. Il n'est pas croyable combien il se donnoit de mouvemens pour le bien des deux congrégations. Il prenoit un soin particulier des prairies. Aussi, annonçant sa mort prochaine à la Sœur Florence, disoit-il en riant : Les prés me pleureront. Ayant parcouru en tout sens la Bretagne et le Poitou, il étoit partout connu, et partout on étoit charmé de l'entendre parler de Dieu, tant il y mettoit de foi et de simplicité. C'est avec cette même simplicité qu'il disoit un jour aux Sœurs, que s'il avoit trouvé une communauté encore plus ridicule, il auroit été la chercher.
Le Frère Jacques avoit suivi Montfort les sept ou huit dernières années, et c'est par son moyen qu'ont été connus plusieurs détails de sa vie. C'est par lui encore qu'ont été conservés plusieurs écrits du saint missionnaire, et entre autres la belle lettre sur l'esclavage de la sainte Vierge. Mais ce qui l'a surtout rendu célèbre, c'est son rare talent pour le chant des cantiques. On a vu dans le cours de cette histoire, qu'à la mission de Saint-Pompain, le curé de cette paroisse se convertit lui-même, c'est-à-dire changea une vie jusqu'alors trop légère, en une vie vraiment ecclésiastique. Ecoutons la Sœur Florence parlant de ce fait dans ses mémoires : Voici ce que m'a raconté un bon curé :  J'avois, me disoit-il  un jour, appelé M. de Montfort pour faire  la mission dans ma paroisse ; il y faisoit des  fruits et des conversions admirables. Il n'y  avoit que moi, ajouta-t-il, il n'y avoit que  moi qui n'étois touché de rien. Les quinze  premiers jours de la mission s'étoient déjà  écoulés, et mon cœur étoit dur comme une  pierre ; j'assistois aux exercices, mais c'étoit  moins dans la vue de me convertir, que  pour donner le bon exemple à mes paroissiens. Vers le milieu de la mission, il prêcha  sur le péché mortel avec un zèle tout nouveau et tout extraordinaire ; les cœurs de  mes paroissiens se fendoient de douleur,  tandis que le mien sembloit s'endurcir de  plus en plus aux coups. Ma conversion  n'étoit cependant pas éloignée ; car, à l'issue du sermon, j'entendis tout d'un coup  une voix pénétrante qui sembloit venir du bas de l'église, et qui entonna le cantique :
J’ai perdu Dieu par mon péché
, etc. C'étoit  la voix du Frère Jacques, qui fut pour mon  cœur endurci comme un coup de marteau.  Plus il chantoit, plus mon cœur s'attendrissoit. Le cantique n'étoit pas fini, que je  n'étois plus maître de mes soupirs, et les  yeux baignés de larmes, je fus me jeter aux  pieds de M. de Montfort, qui eut la charité d'entendre ma confession générale. Heureux, disoit ce pauvre curé, heureux et mille  fois heureux, d'avoir su profiter de ce premier moment; car depuis ce temps-là j'ai,  par la grâce de Dieu, mené une tout autre  vie que je n'avois fait jusqu'alors, et c'est le cantique du Frère Jacques qui opéra ma  conversion.
Ce Frère Jacques eut beaucoup de liaisons avec un autre Frère nommé Joseau, dont la Sœur Florence s'est plu à écrire la vie vraiment édifiante. Intérieurement pressé, dès sa jeunesse, de s'éloigner du monde pour se donner tout à Dieu, Joseau eut à se séparer d'une famille qu'il aimoit avec tendresse, à éviter les pièges tendus à sa virginité par un faux ami, et enfin à se tenir en garde contre la contagion des scrupules du Frère Jacques. Il étoit venu chercher une retraite près de Saint-Laurent, et avoit fait la connoissance de la Mère Marie-Louise de Jésus, dont il étoit singulièrement estimé, et qu'il aidoit lui-même avec zèle de son argent et de ses travaux dans l'état d'indigence où se trouvoit son établissement naissant. Quand il fut question de former aussi un établissement de missionnaires, sa première pensée fut de s'y attacher ; mais pour s'assurer de la volonté divine, il prit le parti d'aller passer quelques jours en retraite chez les Jésuites de Nantes, et voulut faire tout ce voyage pieds nus, par esprit de pénitence. S'étant blessé très-grièvement au pied, il n'en continua pas moins sa route ; mais la douleur devint bientôt si vive et l'enflure du pied si considérable, qu'il lui fallut s'arrêter. Assis au bord d'une fontaine pour y prendre son repas, qui ne consistoit qu'en un petit morceau de pain sec, il se recommanda à sa bonne Mère la sainte Vierge, lava sa plaie, y appliqua en forme de signe de croix le pied d'une petite statue de Marie qu'il portoit toujours avec lui, et se trouva aussitôt si bien guéri, qu'il ne lui resta même pas de cicatrice, et qu'il put continuer son voyage sans aucune douleur. Son confesseur de retraite lui ayant, après plusieurs autres questions, demandé quel étoit le principal motif qui lui faisoit préférer les établissemens que l'on projetoit à Saint-Laurent, à tant d'autres si solidement établis, et qui faisoient tant de bien dans l'Eglise, le jeune retraitant répondit avec sa candeur ordinaire :  C'est,  mon révérend Père, parce que ceux de Saint-Laurent sont bien pauvres, et que je  voudrois moi-même vivre en pauvre, en  rendant mes petits services à des pauvres  qui travaillent à la gloire de Dieu et au salut  des ames. — Allez, mon cher enfant, répliqua le Père, ne résistez plus à votre attrait ; suivez-le dans toute son étendue, il  ne peut venir que de Dieu.  Une réponse si claire combla de joie le pieux jeune homme, qui ne songea plus qu'à suivre la voix de Dieu. A peine la maison des missionnaires du Saint-Esprit fut-elle achetée, qu'il y apporta ses meubles et son argent, et travailla avec une ardeur incomparable à y mettre tout en ordre. Aussi fut-il admis, dès la première réunion, à faire ses vœux avec les autres Frères. M. Mu­lot jeta alors les yeux sur lui pour faire l'école charitable à Saint-Laurent et y soigner les pauvres malades. Il n'a voit aucune des connoissances nécessaires pour ce dernier emploi ; mais un bon chirurgien de Châtillon se fit un plaisir de lui donner des leçons, et le mit en état de rendre aux malades les services les plus essentiels. Ce n'étoit pas encore assez pour lui de toutes ces occupations, il travailloit au jardin, et de plus, comme il avoit beaucoup de goût pour la dorure, la peinture et la sculpture, dont il n'avoit pris cependant que quelques leçons, de loin en loin, il employoit ce talent à la décoration des églises. Longtemps on a conservé des ouvrages de sa main. Son zèle auroit désiré pouvoir faire encore plus pour son Dieu, et il tenta souvent d'aller jusqu'au Canada prêcher l'Evangile aux infidèles. Cette ambition sainte faillit une fois le séduire. Un bon curé l'ayant fortement pressé d'apprendre le latin, afin de pouvoir rendre à l'Eglise plus de services dans l'état ecclésiastique, Joseau se laissa persuader, et commença cette étude ; mais bientôt un sage missionnaire lui fit sentir l'illusion d'une entreprise qui l'eût détourné d'un état où il rendoit de grands services, pour lui faire perdre plusieurs années à chercher une autre position peut-être moins méritoire pour lui et moins utile pour les autres. Les bénédictions que Dieu répandit sur tout le reste de sa vie, prouvèrent en effet que Joseau étoit appelé à vivre et à mourir dans l'humble condition de simple Frère. Il mourut entouré de la vénération générale, laissant des mémoires qui malheureusement sont perdus, et qui comprenoient l'histoire des communautés du Saint-Esprit et de la Sagesse, depuis leurs commencemens jusqu'en 1750.
 
CHAPITRE DEUXIÈME : histoire de la Congrégation de la Sagesse.
 
Il faudroit un volume entier pour développer l'histoire de la Congrégation de la Sagesse. Aucune de ses époques qui n'offrît des détails intéressans, aucun de ses établissemens qui ne réclamât quelque part dans l'immense tableau de ses hautes vertus et de ses œuvres excellentes. Combien de beaux noms, de noms qui restent gravés dans le souvenir reconnoissant des peuples ! Combien d'actes de dévoûment et de saintes industries, pour exercer la charité en toutes manières et envers toutes sortes de personnes ! Mais n'ayant ici pour but que de montrer en général la main de Dieu dans les saintes institutions de Montfort, il nous suffira de considérer cette Congrégation à trois époques différentes : dans son établissement, aux jours de la Révolution française, et dans son état actuel.
Nous avons vu, au livre quatrième, Montfort établir, en 1715, les Filles de la Sagesse à La Rochelle, pour y faire les Ecoles charitables. Leur nombre étoit encore bien petit, et quatre Sœurs formoient, sous la Mère Marie-Louise de Jésus, toute la Congrégation, quand arriva la mort de leur saint instituteur. Ce coup suffisoit pour détruire cette œuvre naissante, si elle n'eût été que l'œuvre de l'homme. La digne supérieure en fut vivement affectée, et toutes sentirent qu'elles perdoient leur père, leur conseil et leur appui. Il leur avoit annoncé dans l'avenir une pépinière de Filles de la Sagesse; mais, malgré toute la confiance qu'elles avoient en sa sainteté, l'accomplissement d'une telle promesse leur paroissoit un rêve, et nulle prudence humaine, en effet, n'eût pu porter si loin ses espérances. Il est vrai que leurs écoles étoient alors et furent quelque temps encore dans l'état le plus florissant, sous la haute protection d'un prélat plein de vénération pour la mémoire de Montfort, et d'estime pour les vertus de ses Filles. Il leur avoit procuré une maison plus spacieuse, et qui bientôt se trouva trop petite au gré des parens : plus de quatre cents petites filles y étoient instruites et formées à la piété, avec un succès dont tout le monde étoit ravi, et qu'on attribuoit à la protection céleste de Montfort. Mais cet établissement, quelque utile qu'il fût, ne pouvoit jamais répondre à l'étendue des projets du saint fondateur, et cependant ses pieuses Filles, renfermées dans leur humilité, ne voyoient rien au-delà de leurs écoles de La Rochelle. La Providence pensoit et agissoit pour elles. Mais elles dévoient auparavant essuyer d'autres épreuves, et, pour ainsi dire, passer par la mort pour arriver à la vie.
Il y avoit près de trois ans que les Filles de la Sagesse étoient établies à La Rochelle, lorsqu'un jour la Sœur Marie-Louise de Jésus voit arriver Mme Trichet, sa mère. La sainte fille comprit aussitôt de quoi il s'agissoit. Il n'est aucune raison que sa mère ne fit valoir pour la déterminer à retourner avec elle à Poitiers. Elle savoit par expérience que les motifs naturels seroient insuffisans; elle en employa de plus efficaces sur l’esprit de sa fille. Elle lui dit que ce n'étoit point par une tendresse purement naturelle, mais dans la seule vue d'un plus grand bien, qu'elle avoit fait cette démarche. Au reste, ajouta-t-elle, elle agissoit au nom des administrateurs de l'hôpital de Poitiers et de l'évêque lui-même, qui la réclamoit et la rappeloit dans son diocèse. Loin de vouloir contrarier l'envie qu'elle avoit d'établir une Congrégation pour le soulagement des pauvres, selon Je plan de M. de Montfort, ils étoient disposés à la seconder de tout leur pouvoir, n'ayant d'autre désir que de voir l'hôpital de Poitiers devenir le chef-lieu de cette Congrégation, comme il en avoit été le berceau. Ces raisons et beaucoup d'autres, également plausibles, firent une vive impression sur la Sœur Marie-Louise de Jésus; elle crut y découvrir une voie que la Providence ouvroit devant elle, pour la conduire au but si désiré, et cependant elle hésitoit encore. Elle consulta, mais les avis ne furent pas unanimes. Le sage évêque de La Rochelle, qui s'étoit d'abord très-fortement prononcé contre ce départ, finit enfin par céder. Mme Trichet saisit le moment et entraîna sa fille. Des quatre autres Filles de la Sagesse, deux, qui étoient elles-mêmes de Poitiers, suivirent leur supérieure ; les deux autres, après avoir remis à Mgr l'évêque les clefs de leurs écoles, se retirèrent chez leurs parens, où durant quatre ans elles demeurèrent dans un état d'incertitude, jusqu'à ce qu'elles se fussent de nouveau réunies au corps de la communauté. Ainsi se trouvoit détruit en un moment cet établissement de La Rochelle, qui avoit coûté tant de peines à Montfort.
D'un autre côté, toutes les espérances de la Mère Marie-Louise de Jésus, par rapport à l'hôpital de Poitiers, ne tardèrent pas à s'évanouir entièrement. Ce n'est pas que l'évêque et les administrateurs ne lui témoi­gnassent beaucoup de bonne volonté. Ils, l’avoient accueillie, ainsi que ses compagnes, avec les plus grandes marques de joie, et ils se montroient disposés à remplir les promesses de madame Trichet ; mais ils y mettoient certaines conditions que la sage supérieure ne jugeoit pas admissibles. Elle passa ainsi plusieurs mois dans une cruelle perplexité. Le bien quelle faisoit dans l'hôpital, les bénédictions des pauvres, les éloges des administrateurs, rien ne pouvoit la tranquilliser, et la pensée d'avoir détruit à La Rochelle l'œuvre de Montfort lui étoit toujours présente. M. Va­tel, l'un des missionnaires du Saint-Esprit, qu'elle eut alors occasion de voir, ne fit qu'ajouter à ses craintes. Ses regrets étoient d'autant plus vifs, qu'ils lui sembloient inutiles; car quel moyen qu'une Congrégation pût se former et s'accroître dans un hôpital? Et pourtant il ne s'offroit aucun jour pour en sortir. Les prières, les mortifications et les larmes, elle employa tout; puis espéra contre toute espérance.
Enfin, quand tout sembloit perdu, la Providence prit l'affaire en main. Dieu vouloit avoir toute la gloire de l'établissement de la Sagesse comme de celui du Saint-Esprit. La Mère Marie-Louise de Jésus apprend qu'une pieuse personne, madame la marquise de Bouillé, montroit un grand zèle pour la mémoire de Montfort, et s'occupoit à recueillir partout des témoignages de sa sainteté et de ses miracles. Il lui vient aussitôt en pensée que cette dame pourroit bien être l'instrument destiné par le ciel à la tirer d'embarras, et à réaliser les promesses du saint missionnaire. Après avoir prié avec une grande ferveur, elle lui écrit ; bientôt la marquise est à Poitiers, et il est convenu entre elles qu'on achètera, à Saint-Laurent-sur-Sèvre, une maison pour y loger les Filles de la Sagesse, près du tombeau de leur père. Mais il falloit obtenir de sortir de l'hôpital. Madame de Bouillé va trouver l'évêque et demande son consentement : toutes ses sollicitations sont vaines. Elle ne se rebute point, et réclame le secours de ce vertueux marquis de Magnane, dont il a été parlé. Le prélat céda enfin à leurs instances réunies et réitérées; mais, quand la Sœur Marie-Louise de Jésus prévint les administrateurs de son intention, tous s'opposèrent vivement à son départ. De peur qu'elle ne s'échappât, comme autrefois, ils firent faire la garde aux portes de la maison, puis agirent auprès de l'intendant de la province pour qu'il interposât son autorité. Celui-ci manda la Sœur, qui se rendit près de lui avec une de ses compagnes.  Qu'est-ce que j'en- tends dire de vous, mes Sœurs, leur dit-il ;  que vous voulez laisser les pauvres? De la  part du roi, je vous défends de sortir de cet  hôpital ; et si vous le faites, je saurai bien vous trouver.  La Sœur Marie-Louise de Jésus ne se découragea point ; et bientôt celui qui commande à la tempête, et à qui la tempête obéit, dissipa cette opposition. Toutes les difficultés s'aplanirent, et la fidèle servante de Dieu put se rendre à Saint-Laurent, dans le cours de juin 1720. Ses deux compagnes, avec une troisième, qui s'étoit récemment unie à leur petite communauté, vinrent, au bout de huit jours, rejoindre leur supérieure.
On se feroit difficilement une juste idée de tout ce qu'eurent à souffrir dans les commencemens les pieuses Filles de Montfort. Il falloit, qu'étant les premières, elles pussent être proposées à celles qui dévoient les suivre comme un parfait modèle de patience, et que leur congrégation, à quelque point de prospérité qu'elle dût un jour parvenir, se ressouvînt toujours que son berceau avoit été, comme celui du Sauveur, entouré du délaissement et de la pauvreté. La nouvelle demeure des Filles de la Sagesse n'étoit qu'une misérable cabane où tout manquoit, jusqu'aux ustensiles les plus nécessaires. Elles n'avoient pour lit qu'un peu de paille, et pour nourriture qu'un pain grossier. Ces privations leur dévoient être d'autant plus sensibles que toutes avoient joui, au sein de leurs familles, d'une aisance qui les mettoit à l'abri de telles incommodités. Mais une œuvre dont Montfort étoit le père devoit porter plus sensiblement encore le cachet de la croix. C'est peu de chose qu'une souffrance corporelle, en comparaison des peines qui affligent l’ame et troublent la conscience. L'établissement des Filles de la Sagesse fut contrarié, leur genre de vie désapprouvé par ceux-là même qui sembloient devoir être leurs soutiens et leurs consolateurs. Ces contradictions, au reste, ne servirent qu'à faire éclater davantage la protection de la Providence, la prudence de la Sœur Marie-Louise de Jésus, et la vertu de toutes ses Filles. Elles alloient au tombeau de leur père, y déposoient leurs peines, et n'en revenoient point sans consolation.
Cependant l'évêque de La Rochelle, suivant en cela les intentions de Montfort, leur donna, comme on l'a vu, M. Mulot pour supérieur, et bientôt après elles eurent pour confesseur un autre missionnaire, M. Le Valois. Puis l'établissement du Saint-Esprit se forma, et ce fut pour la Mère Marie-Louise de Jésus une garantie d'avenir.  Qui pourroit exprimer, dit la Sœur Florence, la joie que ressentit notre chère Mère de Jésus, en voyant  enfin éclore un établissement après lequel  elle avoit si longtemps soupiré, et pour  lequel elle avoit tant fait de prières, de  communions, de vœux, de jeûnes et d'austérités, à l'exemple de M. de Montfort?
La Congrégation de la Sagesse ne tarda pas à s'accroitre de quatre nouvelles Sœurs, et ce nombre augmenta rapidement d'année en année. Quatre ans plus tard il s'élevoit déjà à vingt-six. Les noms des Sœurs Saint-Joseph, Sainte-Catherine, Sainte-Agnès, des Anges, du Calvaire, et plusieurs autres également chers aux Filles de la Sagesse, leur diront à jamais qu'elles sont appelées à marcher sur les traces des saintes. La réputation de ces pieuses Filles et les bénédictions que Dieu se plaisoit à répandre sur leurs travaux, les firent appeler en divers lieux, et particulièrement à l'hôpital même de Poitiers, suivant la prédiction que Montfort en avoit faite il y avoit bien des années. A cette époque, c'est-à-dire en 1748, elles desservoient déjà vingt-sept établissemens. Ce nombre s'étoit augmenté d'une douzaine, quand, en 1759, mourut la Sœur Marie-Louise de Jésus, après soixante-quatorze ans d'une vie remplie des plus rares vertus, comme le prouve son histoire. Dès 1732, Louis XV, instruit des grands biens que produisoient partout les Filles de la Sagesse, leur avoit accordé des lettres de protection. Plus tard, en 1773, il fut si vivement sollicité en leur faveur, non-seulement par les évêques de La Rochelle, Luçon, Poitiers, Rennes, Angers et Vannes, mais encore par les autorités civiles et militaires des différens lieux où s'exerçoit leur zèle, qu'il ne put refuser plus longtemps de leur accorder, ainsi qu'aux missionnaires, une existence légale par des lettres-patentes appuyées sur les motifs les plus honorables pour les deux Congrégations. Celle de la Sagesse avoit alors plus de cinquante établissemens. Solidement établie désormais, elle se montra de jour en jour plus digne des bénédictions du ciel et des louanges de la terre, en multipliant ses bonnes œuvres à mesure que croissoit le nombre de ses membres.
Les religieuses de chœur étoient dès lors et depuis assez longtemps, aidées dans leurs travaux les plus pénibles, par des Sœurs converses, liées comme elles par des vœux, et qui, dans leur humilité, rendoient à la Congrégation d'importans services.
La Congrégation de la Sagesse alloit ainsi toujours se développant toujours agissant au dehors pour le bien du prochain, sans pour cela rien perdre au dedans de sa beauté, de sa force et de sa vie, et déjà plusieurs centaines de Filles de la Sagesse, distribuées en près de quatre-vingts établissemens, faisoient partout bénir la bonté de Dieu et le nom de Montfort, quand éclata l’orage révolutionnaire. On a vu la recommandation pressante que leur fît alors leur supérieur-général, de rester attachées à la foi, de marcher toujours dans la simplicité, et d'exercer la charité envers toutes sortes de personnes, même envers leurs plus grands ennemis. Telle fut aussi la règle de conduite dont elles ne s'écartèrent pas un instant. Leur maison principale se trouvoit au foyer de la guerre de la Vendée : elle devint un hôpital où tous les blessés, ceux des républicains que les Vendéens amenoient à la suite de combats, aussi bien que ceux des royalistes eux-mêmes, étoient assurés de trouver tous les secours de la charité la plus tendre. Souvent les Sœurs eurent besoin de toute leur industrie pour dérober les premiers à la colère des vainqueurs. Tant de vertus de voient-elles être récompensées par le meurtre et par la dévastation?
Le 3i janvier 1794, les républicains s'emparent du bourg de Saint-Laurent, envahissent la maison de la Sagesse, y pillent et saccagent tout, et accablent d'injures celles des Sœurs qui n'avoient pas eu le moyen ou la volonté de s'enfuir. La présence de ces soldats, ou plutôt de ces brigands, dans le sanctuaire de l'innocence et de la paix, leurs horribles blasphèmes, leurs discours obscènes, tout jetoit dans l'ame de ces foibles Filles une épouvante difficile à décrire ; mais rien ne leur faisoit impression comme de voir ces misérables se présenter devant elles revêtus d'ornemens sacerdotaux : les menaces de mort ne leur étoient rien auprès de ces dérisions sacrilèges.
De trente-six Sœurs qui habitoient alors la maison de Saint-Laurent, dix seulement s'étoient échappées : de ce nombre étoit la supérieure-générale, Sœur Sainte-Flavie. Les vingt-six autres se rassemblèrent le lendemain matin, sur l'ordre qui leur en fut fait, comptant, malgré les désordres commis la veille par les soldats, que les officiers vouloient, en les remerciant des services rendus précédemment à leurs prisonniers, les charger de continuer de même à soigner leurs malades. Elles se trompoient. Au bout d'une heure, le général paroît avec son état-major, et au lieu de remerciemens, elles n'entendent que des paroles qu'il répugne à la pudeur de rapporter. On les accable d'invectives. On ne pouvoit pas leur reprocher leur costume religieux, elles l'avoient quitté ; mais on leur demande pourquoi elles sont restées assemblées contre les lois. Elles répondent qu'elles sont restées pour soigner leurs malades. Là-dessus, nouvelles injures ; puis on discute en leur présence si on les fusillera sur-le-champ. Enfin on prend le parti de les conduire à Cholet, et pour cela on les lie deux à deux, comme d'infâmes criminels. Les infirmes et les malades sont seules mises sur des charrettes, et toutes entendent donner l'ordre de fusiller celles qui ne pourront pas suivre.
Enfin, après avoir été, durant toute la route, rassasiées d'opprobres, et sans cesse menacées de la mort, elles arrivent à Cholet, totalement épuisées. Au lieu de leur accorder le repos et la nourriture que réclame leur état, on les conduit devant le comité révolutionnaire, où elles subissent un long et pénible interrogatoire. A toutes les questions, elles répondent unanimement avec simplicité et prudence, avec force et dignité. Le glaive est sur leur tête, et nulle d'entre elles ne cherche à l'écarter par un mensonge.  Que faisiez-vous  à Saint-Laurent, leur dit-on ? — Nous soignions les malades. — Aviez-vous des prêtrès ? — Vous savez bien que vous les avez  chassés. — Ne faisiez-vous pas administrer d les Sacremens ? — C'est notre devoir, quand nous le pouvons. — N'avez-vous pas fait répandre le sang? — Bien loin de là, nous  nous y sommes opposées autant que nous  l'avons pu. — Ne regrettez-vous pas la mort du roi ? — Nous ne nous mêlons point des  affaires politiques. — Ne faisiez-vous pas  des images de dévotion? —Notre état est de  soigner les malades.  Après bien d'autres questions, accompagnées d'injures de tout genre, on finit par cette demande dérisoire : Voulez-vous vivre et mourir dans la religion catholique, apostolique et romaine? Ici, toutes se lèvent, et répondent avec respect : Oui, moyennant la grâce de Dieu. Cette parole sublime de courage n'excite que des blasphèmes, et les héroïnes de la Foi et de la Charité sont conduites dans une espèce de corps-de-garde, où, pour tout lit, elles trouvent un peu de paille : on les y laisse vingt-quatre heures sans nourriture.
Au bout de ce temps, on emprisonna toutes celles qui avoient plus de quarante ans, se réservant de les fusiller plus tard. La défaite qu'essuyèrent peu après les républicains, leur ouvrit la prison ; mais déjà une d'entre elles y étoit morte de misère. Les plus jeunes avoient été placées à l'hôpital pour y soigner les blessés, et leur charité, toujours prête à rendre le bien pour le mal, s'acquittoit de cet emploi avec un zèle admirable, quand les Vendéens, après avoir battu les républicains, les obligèrent d'évacuer en désordre la ville de Cholet. La première pensée des Sœurs sera-t-elle de saisir l'occasion de s'éloigner pour éviter de retomber au pouvoir de leurs ennemis? Non, d'autres soins les occupent. Tremblant pour leurs chers malades, elles ne songent qu'à les soustraire à la vengeance des vainqueurs, elles les travestissent, cachent leurs uniformes, et leur sauvent ainsi la vie. Cependant on leur apporte, criblés, hachés, ces mêmes hommes qui, quelque temps auparavant, les avoient si indignement traitées. Elles les voient, les reconnoissent, et les couvrant de leur charité, leur prodiguent tous les secours. Bientôt, les républicains reprennent la ville, et, persuadés que les Sœurs de l'hôpital ont livré leurs blessés au fer de leurs ennemis, ils se disposent à les massacrer ; mais les blessés eux-mêmes réclament tous d'une voix en faveur de leurs bienfaitrices. On crut cependant les récompenser assez en se bornant à les envoyer dans les prisons de Nantes, pour y subir les ordres de l'infâme Carrier. Elles y restèrent dans l'ordure et le dénument le plus absolu, attendant à chaque heure leur tour d'aller périr dans les eaux de la Loire. Huit d'entre elles succombèrent à tant de souffrances : celles qui suvécurent à Robespierre furent demandées, par le représentant du peuple Jean Bon, à Brest, où une épidémie rendoit leur secours indispensable dans l'hôpital de la marine.
En suivant à Cholet les Sœurs que l'on y conduisit enchaînées, nous avons laissé les républicains maîtres de la communauté de Saint-Laurent. Après y avoir tout pillé, tout dévasté, ils y mirent le feu. Trois d'entre eux découvrirent la Supérieure-générale dans un petit ré­duit, et lui demandèrent ce qu'elle faisoit là : Je regarde brûler ma maison, leur répondit-elle avec calme. Un des trois eut pitié d'elle, et obtint de ses camarades de la faire évader. Tous ne partageoient pas ces sentimens d'humanité. Une Sœur, qui s'étoit cachée dans la maison, fut arrêtée au moment où elle vouloit en sortir ; elle fut aussitôt massacrée, et ses membres, hachés en morceaux, furent dispersés dans la rue. Une autre qui avoit, le soir même, servi à souper aux républicains, éprouva, dans la nuit, le même traitement.
Tandis que le chef-lieu de la Congrégation de la Sagesse étoit ainsi dévasté, ensanglanté, les religieuses, dispersées dans les divers éta­blissemens, y étoient aussi plus ou moins maltraitées, selon les dispositions des autorités locales. Deux furent guillotinées à Nantes ; elles se rendirent à l'échafaud la joie du ciel sur le front, elle chant des cantiques sur les lèvres : la plus âgée avoit à peine trente ans. Oh! s'écriait-on sur leur passage, épargnez donc ces belles petites Sœurs qui chantent si bien! Mais Dieu les appeloit à chanter avec ses anges. Deux autres subirent le même supplice à Rennes. Le bourg du Longeron vit également couler le sang de deux Filles de la Sagesse. Une fut massacrée à Coron; et une autre, blessée d'un coup de sabre, y fut laissée pour morte. Sur la route du Mans, les républicains en conduisoient plusieurs entassées dans une charrette ; après les avoir accablées d'injures, ils en firent descendre deux pour donner aux autres, disoient-ils, une idée de leur savoir-faire, et ils les massacrèrent sous leurs yeux, laissèrent leurs cadavres sur la route, puis conduisirent les autres dans les prisons du Mans, où quatre moururent de misère. A Poitiers, deux autres furent condamnées à dix ans de fers, et, auparavant, publiquement exposées, avec cet écriteau placé au-dessus de leur tête : Receleuses de prêtres fanatiques. Leur noble contenance sur l'échafaud, leur calme religieux dans la gêne du carcan, firent l'admiration de toute la ville : une d'elles, la Sœur Ave, ne discontinua pas, tant que dura l'exposition, de travailler tranquillement à son tricot. La mort de Robes­pierre les délivra. Grand nombre d'autres gémissoient, dans le même temps, en diffé­rentes prisons, particulièrement à Brouage, où elles eurent à subir les traitements les plus indignes : toutes ne souffroient ainsi que pour leur inviolable attachement à la foi. Plusieurs n'auroient eu besoin que d'un mensonge, que d'une réticence, que de leur seul consentement, pour sauver leurs jours et recouvrer leur liberté. C'étoit un beau spectacle de voir ces Filles admirables luttant contre des hommes redoutés, et les subjuguante force de vertus. Après une discussion de plusieurs heures, la vénérable Sœur Eugénie, que La Rochelle n'oubliera jamais, se lève, et d'un ton ferme : C'est assez, dit-elle, messieurs, ma parole  définitive, la voici : la guillotine est en permanence, qu'on m'y conduise ; un serment  contraire à ma conscience, on ne l’obtiendra jamais.  On fut attéré de cette réponse, car on vouloit la sauver. Elle en eut la preuve peu de temps après. La détention de vos Sœurs est décrétée, lui dit-on, il faut qu'elles partent; mais consolez-vous, nous sommes résolus de vous conserver à La Rochelle ; vous n'irez point en exil. La Sœur Eugénie tombe à genoux : De grâce, messieurs, ne me séparez pas de mes compagnes, ou qu'on les sauve avec moi, ou qu'on m'exile avec elles. Et la Sœur Eugénie fut conduite aux prisons de Brouage.
Les œuvres de Dieu ont en elles une vie qui ne leur permet pas de mourir et qui relève ces palmes célestes, aussitôt qu'est passée la tempête qui les avoit courbées. L'année 1794 duroit encore, et avec elle la guerre civile et ses horreurs ; et déjà, sur les ruines encore fumantes de la maison de la Sagesse, avoient reparu la Supérieure-générale et quatre de ses Filles. Elles avoient eu peine à y trouver un coin pour s'abriter. La chapelle seule avoit échappé aux ravages d'un double incendie. Bientôt elles furent obligées de se retirer encore, mais pour revenir dès que 1796 leur offrit un peu plus de calme. Leur nombre alors s'accrut, et bien plus rapidement que leurs ressources ; point d'abri, point de meubles, à peine un morceau de pain. Et cependant il se trouva dès lors de jeunes personnes assez courageuses pour venir, au milieu de ces décombres, faire leur noviciat, et remplir les places des martyres. A mesure que la tranquillité s'affermit, les Sœurs, dispersées dans leurs familles, rentrèrent à la communauté. Une ou deux seulement méconnurent alors la voix de l'obéissance ; car on ne peut mettre de ce nombre celles qui n'ayant fait que des vœux annuels, ou même ayant pris autrefois l'habit de religion sans en faire les vœux, avoient pu, sans aucune sorte d'apostasie, céder aux circonstances et renoncer à l'état religieux. S'il est beau pour une congrégation si nombreuse, qu'au milieu de la persécution, ses Filles soient généralement restées fermes dans la foi, il n'est pas moins beau qu'après avoir quitté leur costume, repris la liberté du siècle, et renoué les liens de famille elles se soient une seconde fois arrachées au monde, pour venir de nouveau courber la tète sous le joug d'une règle austère, alors que des craintes d'avenir et mille autres prétextes pouvoient excuser la lâcheté.
Dès l'année 1800, les Sœurs employées à l'hôpital maritime de Brest reprirent leur costume religieux, et leur exemple enhardit celles de la maison-mère à en faire autant. Durant la plus grande terreur, on avoit conservé les Sœurs à Brest, par l'impossibilité où l'on étoit de les y remplacer, et la circonstance d'une épidémie avoit même obligé, comme on l'a vu, d'augmenter leur nombre jusqu'à près de soixante-dix, en appelant des Sœurs renfermées en diverses prisons. Cet établissement étoit ainsi devenu l'asile de la Congrégation ; lui seul avoit empêché que la chaîne de son histoire ne fût alors interrompue. Grâce à lui, elle ne cessa pas un instant de former une communauté visible. Il est vrai que les Sœurs n'y portoient plus leur costume, mais elles continuoient d'observer leurs vœux et les autres points essentiels de leur règle. Un des missionnaires du Saint-Esprit, M. Duchesne, depuis Supérieur-général de la Congrégation, caché alors dans cette maison, soutenoit leur foi et leur vertu, contre les persécutions dont elles étoient journellement l'objet ; car le besoin que l'on avoit d'elles, n'empêchoit pas qu'on ne les tourmentât en toutes manières, et elles n'avoient guère moins à souffrir que celles de leurs Sœurs qui gémissoient dans les prisons.
A mesure que l’ordre se rétablit, les Filles de la Sagesse furent appelées dans les établis­semens les plus importans. De Brest, une colonie sainte fut envoyée à Toulon. On en voulut à Boulogne, à Cherbourg, etc. Mes en­fans, dit le maire de La Rochelle aux soldats de l'hôpital, en leur présentant la Sœur Eugénie, je vous ramène votre Mère. De toutes parts elles reparoissoient avec leur costume vénéré, avec le souvenir de leurs anciens services, et la gloire récente de leurs tribulations. Plusieurs Sœurs converses s'étoient particulièrement signalées par un dévoûment admirable pour la religion et ses ministres. Les Sœurs Hélène et Geneviève en lurent récompensées par l'honneur d'être reçues au nombre des religieuses de chœur et d'en porter l'habit. D'autres, à qui la même récompense fut offerte, préférèrent par humilité rester au rang des simples Sœurs converses.
Après être demeurées fidèlement attachées à la chaire Romaine en présence des échafauds, la séduction ne put les en détacher, quand, dans les rangs de la foi, s'éleva le schisme de la petite Eglise; trois ou quatre seulement, éloignées du chef-lieu, s'y laissèrent entraîner. Napoléon les aida à relever les ruines de leur maison de Saint-Laurent, et les traita toujours avec une bienveillance particulière. Elles en reçurent des médailles d'honneur, comme leur en donnèrent, au reste, tous les gouvernemens qui succédèrent à l'empire, et les princes étrangers eux-mêmes, en reconnoissance des soins prodigués à leurs soldats. La Congrégation fut bientôt plus nombreuse et plus répandue que jamais, et de jour en jour elle se multiplia, s'étendit au point qu'actuellement, sans parler d'un noviciat nombreux, elle compte plus de-quatorze cents religieuses, distribuées en cent vingt-cinq établissemens: hôpitaux de tout genre, civils, militaires et maritimes ; maisons d'instruction, de travail, de retraite et de détention, écoles de sourds-muets; aucune œuvre de charité ne leur est étrangère, et partout leurs vertus et leurs succès prouvent de plus en plus que l'arbre de la Sagesse fut réellement planté par une main dirigée d'en haut, puisque Dieu seul a pu lui donner et ce rapide accroissement, et cette fécondité merveilleuse.
 
CONCLUSION.
 
Nous ne saurions mieux terminer ce tableau des Congrégations du Saint-Esprit et de la Sagesse, et l'histoire entière de leur saint instituteur, qu'en citant la traduction du Bref, en date du 20 mai 1820, adressé, avec une riche médaille, par le Pontife de sainte mémoire Léon XII, à M. Deshayes, Supérieur-général actuel des Missionnaires du Saint-Esprit et des Filles de la Sagesse.
 
Notre très-cher fils, salut et bénédiction apostolique.
 Les paroles qu'un de nos prédécesseurs, Adrien II, d'heureuse mémoire, instruit de l'affection de Charles-le-Chauve, roi de  France, pour les églises de ce royaume,  adressoit à ce prince : Croyez que nous chérissons autant que nous-mêmes les vertus  qui brillent en vous ;  ces paroles, nous  croyons devoir les employer aujourd'hui,  et les adresser avec vérité à vous et aux  pieuses Sociétés que votre vigilance rend  florissantes. En effet, nous n'ignorons pas  que les deux Congrégations des Missionnaires et des Filles que vous conduisez, instituées vers le commencement du siècle passé, par le zèle du Père Montfort, ont  excité l'admiration des gens de bien. L'on  a vu, en effet, d'un côté, les Missionnaires  entreprendre dans la Bretagne et le Poitou,  pour instruire les peuples, de saintes excursions dont le nombre et les fatigues croissoient de jour en jour, et retirer une infinité  d'ames des dangers du vice et de l’erreur ;  ailleurs, les Filles de la Sagesse donner tous  leurs soins aux malades, non-seulement pour les soulager dans leurs infirmités corporelles, mais encore pour procurer le salut  de leurs ames, en leur rappelant à propos  le souvenir des récompenses et des peines  de l'autre vie ; et de plus faire tous leurs efforts pour réunir auprès d'elles de jeunes  personnes des villes et de la campagne, afin  de leur donner une éducation chrétienne et  utile au public. Tant de bonnes œuvres  étoient sans doute bien dignes d'admiration  et de louanges ; mais, comme d'ordinaire  les communautés sont, dans les commencemens de leur institution, très-ferventes,  pleines d'ardeur et de zèle, et que quelque-fois cependant, l’ennemi venant à semer l'ivraie, la suite ne répond pas au commencément, il étoit nécessaire d'avoir attentivement les yeux ouverts sur ces deux Sociétés, pour examiner leurs progrès, la marche  qu'elles prendroient, et pour voir si la persévérance couronneroit de si beaux commencemens. Et en effet, à peine soixante-dix ans s'étoient-ils écoulés depuis la mort  de vos fondateurs, que la France a vu, dans  un temps de calamité, le fanatisme changer sa constitution civile et religieuse, cribler le froment et en séparer jusqu'au dernier grain, de sorte qu'on distinguoit, et  ceux qui s'armoient de constance pour soutenir la bonne cause, et ceux qui conservoient encore en eux-mêmes quelques sentimens de religion, et ceux même qui, corrompus au dedans, se paroient encore  au dehors d'un certain masque de vertu.  Au milieu de ces troubles , où l'audace  triomphoit, hélas, de l'autorité des lois, où  l'impiété déchaînée contre la religion de  nos pères, destinoit et livroit à la mort tous  les gens de bien; vos deux Sociétés, nous le  savons, après avoir embrassé la sainte cause,  l'ont soutenue jusqu'au dernier soupir, et  ont regardé comme un honneur et une gloire  de mourir pour sa défense, ayant à leur tête celui qui les gouvernoit dans ces temps orageux.
 Et aujourd'hui, après qu'une protection  spéciale du ciel vous a arrachés des mains  des impies, nous n'ignorons pas avec quel  succès, sous votre autorité et par votre zèle,  ces hommes choisis et ces filles courageuses  procurent le bien de la religion dans votre  patrie : c'est ce qu'ont attesté , à notre siège apostolique, nos vénérables Frères les archevêques de Bordeaux et d'Aix , ainsi que  nos vénérables Frères les évêques de Luçon, de La Rochelle, de Poitiers, de Rennes, d'Angers, de Coutances , de Quimper,  d'Orléans, de Nantes et de Vannes. D'après  un témoignage si digne de foi, et après avoir  consulté les évêques et les autres prélats réguliers, nous sommes restés convaincus,  nous et nos vénérables Frères leurs Révérendissimes Eminences les Cardinaux, que  chacun de vos instans étoit consacré à des œuvres saintes ; nous avons appris que les missionnaires de la Société dite du Saint-Esprit vont prêcher dans différens diocèses  du royaume, qu'ils éloignent de temps en  temps du tumulte des affaires les fidèles, et  particulièrement les Filles de la Sagesse, pour leur remettre sous les yeux les vérités  du salut ; que ces Filles admirables soula- gent, par leurs paroles et par leurs secours,  les affligés, et surtout les malades ; qu'elles  tiennent presque tous les hôpitaux maritimes de France, et un grand nombre d'autres ; qu'elles y asistent les infirmes et les  servent avec la plus grande bonté ; on nous  a appris qu'elles ont, dans différens lieux,  plusieurs maisons d'éducation pour les jeu- nés personnes du sexe, où les filles qui ne  savent point de métier, et qui n'ont pas été  instruites des dogmes catholiques, apprennent un état, les principes de la religion, et à former leurs mœurs ; enfin, ces deux  sociétés sont si persuadées que rien de ce qui peut être utile au prochain ne leur est  étranger, qu'elles travaillent à l'instruction  de ceux mêmes que la nature a privés de  l'ouïe, et rend incapables d'être instruits par la parole dont nous nous servons pour  exprimer nos pensées , laquelle est si  avantageuse pour la propagation de la religion.
Chantons donc un hymne au Seigneur ;  chantons un cantique nouveau à la gloire de  Dieu ; car si au jour de sa colère et de ses jugemens il a permis que la France, la plus  belle portion de la chrétienté, ait été remplie  de troubles et d'agitations par des hommes  pervers, et qu'elle se soit trouvée à deux  doigts de sa perte, il a voulu qu'au milieu  de la dévastation des temples, de la profanation des choses les plus saintes, et des  flots de sang cruellement répandus, il a  voulu, notre cher Fils , conserver à votre  patrie , en vous et dans vos deux sociétés ,  non-seulement des exemples de cette antique piété, mais encore de puissans secours  et des instrumens de salut.
 Maintenant que la paix est rendue à la  France, et que la famille des Rois très-chrétiens est remontée sur le trône de ses ancêtres, vos Congrégations, protégées par cette  auguste maison, et par la piété des archevêques et des évêques, qui seconderont vos  soins et travaux, produiront, de jour en  jour, des fruits de piété plus abondans, ce  que nous demanderons sans cesse au Dieu  de toute bonté et de toute grandeur. Il faut  que votre courage continue l'œuvre sainte  entreprise avec le secours de Dieu. Ne  vous laissez arrêter ni par les fatigues des  voyages, ni parles critiques et les calomnies  des hommes ; mais efforcez-vous d'achever  ce que Dieu vous a fait commencer, sachant  que plus les travaux sont grands, plus la  gloire qui les récompensera dans l'autre vie sera grande : ce sont les paroles d'un de nos prédécesseurs, saint Grégoire-le-Grand.  Enfin, pour gage de notre bienveillance,  nous donnons à vous, aux zélés Missionnaires et aux courageuses Filles que vous dirigez, notre bénédiction apostolique.
 
 
FIN.

EXTRAITS DES ÉCRITS
du vénérable serviteur de dieu
LOUIS-MARIE
GRIGNON DE MONTFORT.

 
 
 
 
 
OBSERVATION.
 
 
Quoique les divers écrits de Montfort aient tous été jetés sur le papier sans art et sans prétention, sous la dictée rapide du cœur plutôt que de l'esprit, on ne peut s'empêcher d'y reconnoître un talent peu commun. Cependant, si nous en réunissons ici quelques extraits, c'est bien moins pour les proposer à l'admiration du lecteur, que pour achever de faire connoître le saint missionnaire; moins ces productions sont façonnées et chargées de corrections, plus le caractère de l'auteur s'y montre au naturel.

LETTRE CIRCULAIRE aux AMIS DE LA CROIX.
 
(Voir pag. 291 de la Vie.)
 
 
... Aujourd'hui, dernier jour de ma retraite, je sors, pour ainsi dire, de l'attrait de mon intérieur, afin de former sur ce papier quelques légers traits de la Croix, pour en percer vos bons cœurs. Plût à Dieu qu'il ne fallût pour les aiguiser que le sang de mes veines au lieu de l'encre de ma plume ! mais hélas ! quand il seroit nécessaire, il est trop criminel. Que l'esprit donc du Dieu vivant soit comme la vie, la force et la teneur de cette lettre : que son onction soit comme l'encre de mon écritoire, que la divine croix soit ma plume, et que votre cœur soit mon papier.
Vous êtes unis ensemble, Amis de la Croix, comme autant de soldats crucifiés pour combattre le monde, non en fuyant comme les religieux et religieuses, de peur d'être vaincus, mais comme de vaillans et braves guerriers sur le champ de bataille, sans lâcher le pied et sans tourner le dos. Courage ! combattez vaillamment. Unissez-vous fortement de l'union des esprits et des cœurs, infiniment plus forte et plus terrible au monde et à l'enfer, que ne le sont aux ennemis de l'Etat, les forces extérieures d'un royaume bien uni. Les démons s'unissent pour vous perdre, unissez-vous pour les terrasser ; les avares s'unissent pour trafiquer et gagner de l’or et de l'argent, unissez vos travaux pour conquérir les trésors de l'éternité, renfermés dans la croix ; les libertins s'unissent pour se divertir, unissez-vous pour souffrir : vous vous appelez Amis de la Croix. Que ce nom est grand ! Je vous avoue que j'en suis charmé et ébloui. Il est plus brillant que le soleil, plus élevé que les cieux, plus glorieux et plus pompeux que les titres les plus magnifiques des rois et des empereurs, c'est le grand nom de Jésus-Christ vrai Dieu et vrai homme tout ensemble; c'est le nom sans équivoque d'un chrétien.
Mais si je suis ravi de son éclat, je ne suis pas moins épouvanté de son poids. Que d'obligations indispensables et difficiles, renfermées en ce nom, et exprimées par ces paroles du Saint-Esprit : Genus electum, regale sacerdotium, gens sancta, populus acqui­sitions! Un Ami de la Croix est un homme choisi de Dieu entre dix mille, qui vivent selon les sens et la seule raison, pour être un homme tout divin, élevé au-dessus de la raison, et tout opposé aux sens par une vie et une lumière de pure foi, et un amour aident pour la croix. Un Ami de la Croix est un roi tout poissant et un héros triomphant du démon, du monde et de la chair dans leurs trois concupiscences; par l'amour des humiliations il terrasse l'orgueil de satan, par l'amour de la pauvreté il triomphe de l'avarice du monde, par l'amour de la douleur il amortit la sensualité de la chair. Un Ami de la Croix est un homme saint et séparé de tout le visible, dont le cœur est élevé au-dessus de tout ce qui est caduque et périssable, et dont la conversation est dans les cieux, qui passe sur- la terre comme un étranger et un pèlerin, et qui, sans y donner son cœur, la regarde de l'œil gauche avec indifférence et la foule de ses pieds avec mépris. Un Ami de la Croix est une illustre conquête de Jésus-Christ crucifié sur le Calvaire, en union de sa sainte Mère : c'est un bénoni ou Benjamin, fils de la douleur et de la droite, enfanté dans son cœur douloureux, venu au monde par son côté droit percé, et tout empourpré de son sang; tenant de son extraction sanglante, il ne respire que croix, que sang et que mort au monde, à la chair et au péché, pour être tout caché ici bas avec Jésus-Christ en Dieu. Enfin, un parfait Ami de la Croix est un vrai porte-Christ ou plutôt un Jésus-Christ, en sorte qu'il peut dire avec vérité : Vivo jam non ego; vivit vero in me Christus; Je vis, non je ne vis plus, mais Jésus-Christ vit en moi.
Êtes-vous par vos actions, mes chers Amis de la Croix, tels que votre grand nom signifie, ou de moins avez-vous un vrai désir et une volonté véritable de le devenir avec la grâce de Dieu, à l'ombre de la Croix du Calvaire, et de Notre-Dame-de-Pitié? Prenez-vous les moyens nécessaires pour cet effet? Etes-vous entrés dans la vraie voie de la vie, qui est la voie étroite et épineuse du Calvaire? N'êtes-vous point, sans y penser, dans la voie large du monde qui est la voie de la perdition ? Savez-vous bien qu'il y a une voie qui paroît droite et sûre à l'homme, et qui conduit à la mort? Distinguez-vous bien la voix de Dieu et de sa grâce d'avec celle du monde et delà nature? Entendez-vous bien la voix de Dieu, notre bon Père, qui, après avoir donné sa triple malédiction à tous ceux qui suivent les concupiscences du monde, væ, væ, væ habitantibus in terra, vous crie amoureusement en vous tendant les bras :  Separamini, popule meus, séparez-vous mon peuple choisi,  chers Amis de la Croix de mon Fils ; séparez-vous des mondains, maudits de ma Majesté, excommuniés de mon Fils et condamnés de mon Saint-Esprit.  Prenez garde de vous asseoir dans leur chaire tout  empestée, n'allez point dans leurs conseils, ne vous  arrêtez pas même dans leur chemin. Fuyez du milieu de la grande et infâme Babylone, n'écoutez que la voix, et ne suivez que les traces de mon Fils bien-aimé que je vous ai donné pour être votre voie, votre vérité, votre vie et votre modèle, ipsum  audite.  L'écoutez-vous cet aimable Jésus qui vous crie chargé de sa croix : Venite post me, venez après  moi; celui qui me suit ne marche point dans les ténèbres; confidite, ego vici mundum, confiez-vous,  j'ai vaincu le monde.
Voilà, mes chers confrères, voilà deux partis qui se présentent tous les jours, celui de Jésus-Christ et celui du monde : celui de notre aimable Sauveur est à droite, en montant, dans un chemin étroit et rétréci plus que jamais par la corruption du monde. Ce bon maître y est en tête, marchant les pieds nus, la tête couronnée d'épines, le corps tout ensanglanté et chargé d'une lourde croix; il n'y a qu'une poignée de gens, mais des plus vaillans, à le suivre, parce qu'on n'entend pas sa voix si délicate au milieu du tumulte du monde, ou on n'a pas le courage de le suivre dans sa pauvreté, ses douleurs, ses humiliations et ses autres croix, qu'il faut nécessairement porter à son service tous les jours de la vie. A gauche, est le parti du monde ou du démon, lequel est le plus nombreux, le plus magnifique et le plus brillant, du moins en apparence. Tout le plus beau monde y court, on y fait presse quoique les chemins soient larges, et plus élargis que jamais par la multitude qui y passe comme des torrens ; ils sont jonchés de fleurs, bordés de plaisirs et de jeux, couverts d'or et d'argent.
A droite, le petit troupeau qui suit Jésus-Christ, ne parle que de larmes, de pénitences, d'oraisons et de mépris du monde : on entend continuellement ces paroles entrecoupées de sanglots :  Souffrons, pleurons, jeûnons, prions, cachons-nous, humilions-nous, appauvrissons-nous, mortifions-nous ;  car celui qui n'a pas l'esprit de Jésus-Christ, qui est un esprit de croix, n'est point à lui ; ceux qui sont à Jésus-Christ, ont crucifié leur chair avec  leurs concupiscences; il faut être conforme à l'image de Jésus-Christ ou être damné. Courage, s'écrient- ils, courage, si Dieu est pour nous, en nous et devant nous, qui sera contre nous? Celui qui est en nous est plus fort que celui qui est dans le monde ; le serviteur n'est pas plus que le maître; un moment d'une légère tribulation produit un poids  éternel de gloire; il y a moins d'élus qu'on ne pense;  il n'y a que des courageux et violens qui ravissent  le ciel de vive force; personne n'y sera couronné que  celui qui aura combattu légitimement selon l'Evangile, et non pas selon la mode. Combattons donc avec force, courons bien vite afin que nous atteignions le but, afin que nous gagnions la couronne.  Voilà une partie des paroles divines dont les Amis de la Croix s'animent mutuellement. Les mondains, au contraire, pour s'animer à persévérer dans leur malice sans scrupule, crient tous les jours : La vie, la vie, la paix, la paix, la joie, la joie! Mangeons, buvons, chantons, dansons, jouons: Dieu est bon,  Dieu ne nous a pas faits pour nous damner, Dieu  ne défend pas de se divertir ; nous ne serons pas damnés pour cela, point de scrupule, non moriemini, etc.
Souvenez-vous, mes chers confrères, que notre bon Jésus vous regarde à présent, et vous dit à chacun en particulier : Voilà que quasi tout le monde  m'abandonne dans le chemin royal de la Croix : les  idolâtres aveugles se moquent de ma Croix comme  d'une folie, les Juifs obstinés s'en scandalisent  comme d'un objet d'horreur, les hérétiques la brisent et l'abattent, comme une chose digne de mépris : mais ce que je ne puis dire que les larmes aux  yeux et le cœur percé de douleur, mes enfans que  j'ai élevés dans mon sein, et que j'ai instruits en  mon école, mes membres que j'ai animés de mon  esprit, m'ont abandonné et méprisé en devenant les  ennemis de ma Croix. Numquid et vos vultis abire?  Voulez-vous point aussi vous autres m'abandonner  en fuyant ma Croix, comme les mondains qui sont  en cela autant d'antechrists. Antichristi multi? Voulez-vous, afin de vous conformer à ce siècle présent, mépriser la pauvreté de ma Croix pour courir  après les richesses, éviter la douleur de ma Croix,  pour rechercher les plaisirs, haïr les humiliations  de ma Croix, pour ambitionner les honneurs? J'ai  beaucoup d'amis en apparence, qui protestent qu'ils  m'aiment, et qui, dans le fond, me haïssent, parce  qu'ils n'aiment pas ma Croix, beaucoup d'amis de  ma table, et très-peu de ma Croix.
A cet appel amoureux de Jésus, élevons-nous au-dessus de nous-mêmes ; ne nous laissons pas séduire par nos sens, comme Eve ; ne regardons que l'auteur et le consommateur de notre foi, Jésus crucifié ; fuyons la corruption de la concupiscence du monde corrompu ; aimons Jésus-Christ de la belle manière, c'est-à-dire au travers de toutes sortes de croix. Méditons bien ces admirables paroles de notre aimable Maître, qui renferment toute la perfection de la vie chrétienne. Si quis vult venire post me, abneget semet-ipsum, et tollat crucem suam, el sequatur me. Toute la perfection chrétienne, en effet, consiste : 1° à vouloir devenir un saint : Si quelqu'un veut venir après moi ; 2° à s'abstenir : qu'il renonce à soi-même; 3° à souffrir : qu'il porte sa Croix ; 4° à agir : et qu'il me suive.
Si quis
, si quelqu'un, quelqu'un et non pas quelques-uns, pour marquer le petit nombre des élus qui veulent se conformer à Jésus-Christ crucifié en portant leur Croix. Il est si petit, si petit, que, si nous le connussions, nous nous en pâmerions de douleur. Il est si petit, que, si Dieu vouloit les assembler, il leur crieroit comme il fit autrefois par la bouche d'un prophète : Congregamini unus et unus, assemblez-vous un à un, un de cette province, un de ce royaume.
Si quis vult
, si quelqu'un a une vraie volonté, une volonté entière, et déterminée non par la nature, la coutume, l'amour-propre, l'intérêt ou le respect humain, mais par une grâce toute victorieuse du Saint-Esprit, qui ne se donne pas à tout le monde, non omnibus datum est nosse mysterium. La connoissance du mystère de la Croix dans la pratique n'est donnée qu'à peu de gens ; il faut qu'un homme, pour monter sur le Calvaire et s'y laisser mettre en Croix avec Jésus, au milieu de son propre pays, soit un courageux, un héros, un déterminé, un homme élevé en Dieu, qui fasse litière du monde et de l'enfer, de son corps et de sa propre volonté, un déterminé à tout quitter, à tout entreprendre, et tout souffrir pour Jésus-Christ. Sachez, chers Amis de la Croix, que ceux parmi vous qui n'ont pas cette détermination, ne marchent que d'un pied, ne volent que d'une aile, et ne sont pas dignes d'être parmi vous, parce qu'ils ne sont pas dignes d'être nommés Amis de la Croix, qu'il faut aimer avec Jésus-Christ, corde magno et animo volenti. Il ne faut qu'une demi-volonté de cette manière pour gâter tout le troupeau, comme une brebis galeuse. S'il y eu a déjà quelqu'une d'entrée par la mauvaise porte du monde, dans votre bergerie, au nom de Jésus-Christ crucifié, qu'on la chasse comme une louve entrée parmi les brebis.
Si quis vult post me venire,
si quelqu'un veut venir après moi, qui me suis si humilié et si anéanti, que je suis devenu plutôt un vermisseau qu'un homme, ego sum vermis et non homo, après moi qui ne suis venu au monde que pour embrasser la Croix, ecce venio, que pour la placer dans le milieu de mon cœur, in medio cordis, que pour l'aimer dès ma jeunesse, hanc amavi à juventute mea, que pour soupirer après elle pendant ma vie, quomodo coarctor, que pour la porter avec joie en la préférant à toutes les joies et les délices du ciel et de la terre, proposito sibi gaudio sustinuit crucem, et enfin qui n'ai été content que lorsque je suis mort dans ses divins embrassemens.
Si quelqu'un donc veut venir après moi ainsi anéanti et crucifié, qu'il ne se glorifie comme moi que dans la pauvreté, les humiliations et les douleurs de ma Croix, abneget semetipsum, qu'il renonce à soi-même. Loin de la compagnie des Amis de la Croix, ces souffrans orgueilleux, ces sages du siècle, ces grands génies et ces esprits forts qui sont entêtés et bouffis de leurs lumières et de leurs talens ; loin d'ici ces grands babillards, qui font grand bruit et point d'autre fruit que celui de la vanité ; loin d'ici ces dévots orgueilleux qui portent partout le quant-à-moi de l'orgueilleux Lucifer, non sum sicut ceteri, qui ne peuvent souffrir qu'on les blâme sans s'excuser, qu'on les attaque sans se défendre, et qu'on les abaisse sans se relever! Prenez bien garde d'admettre en votre compagnie de ces délicats et sensuels qui craignent la moindre piqûre, et qui s'écrient et se plaignent à la moindre douleur, qui n'ont jamais goûté de la haire, du cilice et de la discipline, et des autres instrumens de pénitence, et qui, parmi leurs dévotions à la mode, mêlent une délicatesse et une immortification la plus plâtrée et la plus raffinée.
Tollat Crucem suam
, qu'il porte sa Croix : suam, la sienne. Que celui-là, que cet homme, que cette femme rare, de ultimis finibus prœtium ejus, que toute la terre d'un bout à l'autre ne sauroit payer, prenne avec joie, embrasse avec ardeur, et porte sur ses épaules avec courage sa Croix, et non celle d'un autre, sa Croix, que, par ma sagesse, je lui ai faite avec nombre, poids et mesure ; sa Croix, à laquelle j'ai de ma propre main mis ses quatre dimensions dans une grande justesse, savoir, son épaisseur, sa longueur, sa largeur et sa profondeur ; sa Croix, que je lui ai taillée d'une partie de celle que j'ai portée sur le Calvaire, par un effet de la bonté infinie que je lui porte ; sa Croix, qui est le plus grand présent que je puisse faire à mes élus sur la terre ; sa Croix, composée en son épaisseur des pertes de biens, des humiliations, des mépris, des douleurs, des maladies et des peines spirituelles qui doivent par ma Providence lui arriver chaque jour jusqu'à sa mort; sa Croix, composée en sa longueur d'une certaine durée de mois ou de jours qu'il doit être accablé de la calomnie, être étendu sur un lit, être réduit à l'aumône, et être en proie aux tentations, aux sécheresses, abandons et autres peines d'esprit ; sa Croix, composée en sa largeur de toutes les circonstances les plus dures et les plus amères, soit de la part de ses amis, de ses domestiques, de ses parens ; sa Croix, enfin, composée en sa profondeur des peines les plus cachées dont je l'affligerai, sans qu'il puisse trouver de consolation dans les créatures, qui même, par mon ordre, lui tourneront le dos et s'uniront avec moi pour le faire souffrir.
Tollat
, qu'il la porte, et non pas qu'il la traîne, et non pas qu'il la secoue, et non pas qu'il la retranche, et non pas qu'il la cache, c'est-à-dire qu'il la porte haute à la main, sans impatience ni chagrin, sans plainte ni murmure volontaire, sans partage et ménagement naturel, sans honte et sans respect humain.
Tollat
, qu'il la place sur son front, en disant avec saint Paul : Mihi absit gloriari, nisi in Cruce Domini nostri Jesu Christi! A Dieu ne plaise que je prenne ma gloire en autre chose que la Croix de Jésus-Christ mon maître! Qu'il la porte sur ses épaules à l'exemple, de Jésus-Christ, afin que cette Croix lui devienne l'arme de ses conquêtes et le sceptre de son empire, imperium principatiïs ejus super humerum ejus; enfin, qu'il la mette dans son cœur par l'amour, pour la rendre un buisson ardent qui brûle jour et nuit du pur amour de Dieu sans se consumer.
Crucem
, la Croix, qu'il la porte, puisqu'il n'y a rien de si nécessaire, de si utile et de si doux, ni de si glorieux que de souffrir quelque chose pour Jésus-Christ. En effet, chers Amis de la Croix, vous êtes tous pécheurs ; il n'y en a pas un parmi vous qui ne mérite l'enfer, et moi plus que personne. Il faut que nos péchés soient punis en ce monde, ou dans l'autre ; s'ils le sont en celui-ci, ils ne le seront pas dans l'autre ; si Dieu les punit en celui-ci de concert avec nous, la punition sera amoureuse, ce sera la miséricorde qui règne en ce monde qui châtiera, et non la justice rigoureuse ; le châtiment sera léger et passager, accompagné de douceurs et de mérites, suivi de récompenses dans le temps et l'éternité. Mais, si le châtiment nécessaire aux péchés que nous avons commis est réservé dans l'autre monde, ce sera la justice vengeresse de Dieu, qui met tout à feu et à sang, qui fera ce châtiment ! Châtiment épouvantable, horrendum, ineffable, incompréhensible, quis novit postestatem iræ tuæ? châtiment sans miséricorde, judicium sine misericordia, sans pitié, sans soulagement, sans mérites, sans bornes et sans fin. Oui, sans fin ; ce péché mortel d'un moment que vous avez fait, cette pensée mauvaise et volontaire qui a échappé à votre connoissance, cette parole que le vent a emportée, cette petite action contre la loi de Dieu, qui a si peu duré, sera punie une éternité, tant que Dieu sera Dieu, avec les démons dans les enfers, sans que ce Dieu des vengeances ait pitié de vos ef­froyables tourmens, de vos sanglots et de vos larmes, capables de fendre les rochers. A jamais souffrir, sans mérite, sans miséricorde et sans fin ! Y pensons-nous, mes chers Frères et Sœurs, quand nous souffrons quelque peine en ce monde ? Que nous sommes donc heureux de faire un si heureux échange d'une peine éternelle et infructueuse en une passagère et méritoire, en portant cette Croix avec patience! Combien avons-nous de dettes non payées ! combien avons-nous de péchés commis, pour l'expiation desquels, même après une contrition amère et une confession sincère, il faudra que nous souffrions dans le Purgatoire des siècles entiers, parce que nous nous sommes contentés en ce monde de quelques pénitences fort légères ! Ah ! payons dans ce monde à l'amiable, en portant bien notre Croix ; tout est payé à la rigueur jusqu'au dernier denier, jusqu'à une parole oiseuse, dans l'autre. Si nous pouvions seulement ravir au démon le livre de mort, où il a marqué tous nos péchés et la peine qui leur est due, que nous trouverions un grand débet de compte, et que nous serions ravis de souffrir des années entières ici bas, plutôt que de souffrir une seule journée en l'autre! Ne vous flattez-vous pas, mes Amis de la Croix d'être les amis de Dieu, ou de vouloir le devenir? Résolvez-vous donc à boire le calice, qu'il, faut boire nécessairement pour être fait ami de Dieu : Calicem Domini biberunt, et amici Dei facti sunt. Le bien-aimé Benjamin eut le calice, et ses autres frères n'eurent que le froment ; le grand favori de Jésus-Christ a eu son cœur, a monté au Calvaire et a bu au calice : Potestis bibere calicem? Il est bon de désirer la gloire de Dieu, mais la désirer et la demander, sans se résoudre è tout souffrir, c'est une folle et extravagante demande, Nescitis quid petatis … oportet per multas tribulationes; il faut, oportet, c'est une nécessité; c'est une chose indispensable ; il faut que nous entrions dans le royaume des cieux par beaucoup de tribulations et de croix. Vous vous glorifiez avec raison d'être les enfans de Dieu, glorifiez-vous donc des coups de fouet que ce bon Père vous a donnés, et vous donnera dans la suite, car il fouette tous ses enfans. Si vous n'êtes pas du nombre de ses fils bien-aimés, vous êtes, ô quel malheur ! ô quel coup de foudre ! vous êtes, comme dit saint Augustin, du nombre des réprouvés. Celui qui ne gémit pas dans ce monde, comme un pèlerin et un étranger, ne se réjouira pas dans l'autre monde comme un citoyen du ciel, dit le même saint Augustin. Si Dieu le Père ne vous envoie pas de temps en temps quelques bonnes croix, c'est qu'il ne se soucie plus de vous, c'est qu'il est en colère contre vous ; il ne vous regarde plus que comme un étranger hors de sa maison et de sa protection, ou comme un enfant bâtard qui, ne méritant pas d'avoir sa portion dans l'héritage de son Père, n'en mérite pas les soins et la correction.

Amis delà Croix, écoliers d'un Dieu crucifié, le mystère de la Croix est un mystère inconnu des Gentils, rejeté des Juifs et méprisé des hérétiques et des mauvais catholiques ; mais c'est le grand mystère que vous devez apprendre en pratique dans l'école de Jésus-Christ, et que vous ne pouvez apprendre qu'à son école. Vous chercherez en vain dans toutes les académies de l'antiquité un philosophe qui l'ait enseigné; vous consulterez en vain la lumière des sens et de la raison : il n'y a que Jésus-Christ qui puisse vous enseigner et faire goûter ce mystère, par sa grâce victorieuse. Rendez-vous donc habiles en cette science suréminente sous un si grand maître, et vous aurez toutes les autres sciences, puisqu'elle les renferme toutes éminemment : c'est notre philosophie naturelle et surnaturelle, notre théologie divine et mystérieuse, et notre pierre philosophale, qui change, par la patience, les métaux les plus grossiers en précieux, les douleurs les plus aiguës en délices, les pauvretés en richesses, les humiliations les plus profondes en gloire. Celui parmi vous qui sait mieux porter sa Croix, quand il ne saurait d'ailleurs ni a ni b, est le plus savant de tous. Ecoutez le grand saint Paul, qui, à son retour du troisième ciel, où il apprit les mystères cachés aux Anges même, s'écrie qu'il ne sait, et qu'il ne veut savoir que Jésus-Christ crucifié. Réjouissez-vous, pauvre idiot, pauvre femme sans esprit et sans science ; si vous savez souffrir joyeusement, vous en saurez plus qu'un docteur de Sorbonne, qui ne sait pas si bien souffrir que vous. Vous êtes membres de Jésus-Christ, quel honneur ! mais quelle nécessité de souffrir en cette qualité ! Le chef est couronné d'épines, et les membres seroient couronnés de roses ! Le chef est bafoué et couvert de boue dans le chemin du Calvaire, et les membres se­roient couverts de parfums sur le trône ! Le chef n'a pas un oreiller pour se reposer, et les membres se­roient délicatement couchés sur la plume et le duvet ! Ce seroit un monstre inouï. Non, non, mes chers Compagnons de la Croix, ne vous y trompez pas : ces chrétiens que vous voyez, de tous côtés, ornés à la mode, délicats à merveille, élevés et graves à l'excès, ne sont pas les vrais disciples ni les vrais membres de Jésus crucifié : vous feriez injure à ce chef couronné d'épines, et à la vérité de l'Evangile, que de croire le contraire. O mon Dieu ! que de fantômes de chrétiens, qui se croient être les membres du Sauveur, et qui sont ses persécuteurs les plus traîtres ; parce que, tandis que de la main ils font le signe de la croix, ils en sont les ennemis dans leur cœur ! Si vous êtes conduits par le même esprit, si vous vivez de la même vie que Jésus-Christ, votre chef tout épineux, ne vous attendez qu'aux épines, qu'aux coups de fouets, qu'aux clous, en un mot, qu'à la Croix, parce qu'il est nécessaire que le disciple soit traité comme le maître, et le membre comme le chef ; et si le ciel vous présente comme à Sainte Catherine de Sienne, une couronne d'épines et une couronne de roses, choisissez avec elle la couronne d'épines, sans balancer, et vous l'enfoncez dans la tête pour ressembler à Jésus-Christ.
Vous n'ignorez pas que vous êtes les temples vivans du Saint-Esprit, et que vous devez, comme autant de pierres vives, être placées par ce Dieu d'amour au bâtiment de la Jérusalem céleste ; attendez-vous donc à être taillées, coupées et ciselées par le marteau de la Croix ; autrement, vous demeureriez comme des pierres brutes qu'on n'emploie à rien, qu'on méprise et qu'on rejette loin de soi. Prenez garde de faire regimber le marteau qui vous frappe, et prenez garde au ciseau qui vous taille, et à la main qui vous tourne. Peut-être que cet habile et amoureux architecte veut faire de vous une des premières pierres de son édifice éternel, et un des plus beaux portraits de son royaume céleste. Laissez-le donc faire, il vous aime, il sait ce qu'il fait, il a de l'expérience ; tous ses coups sont adroits et amoureux : il n'en donne aucun de faux, si vous ne le rendez inutile par votre impatience. Le Saint-Esprit compare la Croix tantôt à un van qui purifie le bon grain de la paille et des ordures ; laissez-vous donc sans résistance, comme le grain du van, ballotter et remuer : vous êtes dans le van du Père de famille, et bientôt vous serez dans son grenier; tantôt à un feu qui ôte la rouille du fer par la vivacité de ses flammes : notre Dieu est un feu consumant, qui demeure, par la Croix, dans une ame pour la purifier, sans la consumer, comme autrefois dans le buisson ardent ; tantôt à un creuset d'une forge, où le bon or se raffine, et où le faux or s'évanouit en fumée, le bon, en souffrant patiemment l'épreuve du feu, le faux, en s'élevant en fumée contre ses flammes : c'est dans le creuset de la tribulation et de la tentation que les vrais Amis de la Croix se purifient par leur patience, tandis que ses ennemis s'en vont en fumée par leur impatience et leurs murmures.
Regardez, mes chers Amis de la Croix, regardez devant vous une grande nuée de témoins, qui prouvent, sans dire mot, ce que je vous dis. Voyez, comme en passant, un Abel juste et tué par son frère ; un Abraham juste et étranger sur la terre ; un Lot juste et chassé de son pays ; un Jacob juste et persécuté par son frère ; un Tobie juste et frappé d'aveuglement ; un Job juste et appauvri, humilié et frappé d'une plaie depuis les pieds jusqu'à la tête. Regardez tant d'Apôtres et de Martyrs empourprés de leur sang; tant de Vierges et de Confesseurs appauvris, humiliés, chassés, rebutés, qui tous s'écrient avec saint Paul : Regardez notre bon Jésus, l'auteur et le consommateur de la Foi que nous avons en lui et en sa Croix : il a fallu qu'il ait souffert pour entrer par la Croix dans sa gloire. Voyez, à côté de Jésus-Christ, un glaive perçant qui pénètre jusqu'au fond le cœur tendre et innocent de Marie, qui n'avoit jamais eu aucun péché ni originel ni actuel. Que ne puis-je m'étendre ici sur la Passion de l'un et de l'autre, pour montrer que ce que nous souffrons n'est rien en comparaison de ce qu'ils ont souffert ! Après cela, qui de nous pourra s'exempter de porter sa croix? Qui de nous ne volera pas avec rapidité dans le lieu où il sait que la Croix l'attend? Qui ne s'écriera pas avec saint Ignace, martyr: Que le feu, que la potence, que les bêtes et tous les tourmens du démon viennent fondre sur moi, afin que je jouisse de Jésus-Christ.
Mais enfin, si vous ne voulez pas souffrir patiemment, et porter votre croix avec résignation, comme les prédestinés, vous la porterez avec murmure et impatience comme les réprouvés ; vous serez semblables à ces deux animaux qui traînoient l'Arche d'alliance en mugissant ; vous imiterez
Simon de
Cyrène, qui mit la main à la Croix même de Jésus-Christ, malgré lui, et qui ne faisoit que murmurer en la portant. Il vous arrivera, enfin, ce qui est arrivé au mauvais larron, qui, du haut de sa croix, tomba dans le fond des abîmes. Non, non, cette terre maudite où nous vivons ne fait point de bienheureux ; on ne voit pas bien clair en ce pays de ténèbres ; on n'est point dans une parfaite tranquillité sur cette mer orageuse ; on n'est point sans combats dans ce lieu de tentation et ce champ de bataille ; on n'est point sans piqûre sur cette terre couverte d'épines ; il faut que les prédestinés et les réprouvés y portent leur croix, bon gré mal gré. Retenez ces quatre vers :
 
Choisis une des croix que tu vois au Calvaire,
Choisis bien sagement ; car il est nécessaire
De souffrir comme un saint ou comme un pénitent,
Ou comme un réprouvé qui n'est jamais content.
 
C'est-à-dire que, si vous ne voulez pas souffrir avec joie, comme Jésus-Christ, ou avec patience, comme le bon larron, il faudra que vous souffriez malgré vous comme le mauvais larron ; il faudra que vous buviez jusqu'à la lie du calice le plus amer, sans aucune consolation de la grâce, et que vous portiez le poids tout entier de votre Croix, sans aucune aide puissante de Jésus-Christ. Il faudra même que vous portiez le poids fatal que le démon ajoutera à votre Croix, par l'impatience où elle vous jetera, et qu'après avoir été malheureux avec le mauvais larron sur la terre, vous alliez le trouver dans les flammes.
Mais si, au contraire, vous souffrez comme il faut, la Croix deviendra un joug très-doux, que Jésus-Christ portera avec vous ; elle deviendra les deux ailes de l'aine qui s'élève au ciel ; elle deviendra un mât de navire, qui vous fera heureusement et facilement arriver au port du salut. Portez votre Croix patiemment, et par cette Croix bien portée, vous serez éclairés en vos ténèbres spirituelles ; car qui ne souffre rien par la tentation, ne sait rien. Portez votre Croix joyeusement, et vous serez embrasés du divin amour; car personne ne vit sans douleur, dans le pur amour du Sauveur. On ne cueille de roses que parmi les épines ; la Croix seule est la pâture de l'amour de Dieu, comme le bois est celle du feu. Souvenez-vous donc de cette belle sentence du livre de l'Imitation : Autant que vous vous ferez de violence, en souffrant patiemment, autant vous avancerez dans l'amour divin. N'attendez rien de grand de ces aines délicates et paresseuses qui refusent la Croix quand elle les aborde, et qui ne s'en procurent aucune avec discrétion ; c'est une terre inculte qui ne donnera que des épines, parce qu'elle n'est point coupée, battue ni remuée par un sage laboureur ; c'est une eau croupissante qui n'est propre ni à laver ni à boire. Portez votre Croix joyeusement, et vous y trouverez une force victorieuse, à laquelle aucun de vos ennemis ne pourra résister, et vous y goûterez une douceur charmante, à laquelle il n'y a rien de semblable. Oui, mes Frères, sachez que le vrai Paradis terrestre est de souffrir quelque chose pour Jésus-Christ. Interrogez tous les Saints, ils vous diront qu'ils n'ont jamais goûté un festin si délicieux à l'ame, que lorsqu'ils ont souffert les plus grands tourmens. Que tous les tourmens du démon viennent fondre sur moi, disoit saint Ignace martyr. Ou souffrir ou mourir, disoit sainte Thérèse. Non pas mourir, mais souffrir, disoit sainte Madelaine de Pazzi. Souffrir et être méprisé pour vous, disoit le bienheureux Jean-de-la-Croix ; et tant d'autres ont tenu le même langage, comme on lit dans leur vie. Croyez Dieu, mes chers Frères : quand on souffre joyeusement pour Dieu, la Croix, dit le Saint-Esprit, est le sujet de toutes sortes de joie pour toutes sortes de personnes. La joie de la Croix est plus grande que celle d'un pauvre que l'on comble de toutes sortes de richesses ; que la joie d'un paysan qu'on élève sur le trône ; que la joie d'un marchand qui gagne des millions d'or ; que la joie des généraux d'armée qui remportent des victoires ; que la joie des captifs qui sont délivrés de leurs fers: enfin, qu'on s'imagine toutes les plus grandes joies d'ici bas, celle d'une personne crucifiée, qui souffre bien, les renferme et les surpasse toutes.
Réjouissez-vous donc et tressaillez d'allégresse, lorsque Dieu vous fera part de quelque bonne Croix ; car ce qu'il y a de plus grand dans le ciel et en Dieu même tombe en vous, sans vous en apercevoir. Le grand présent de Dieu que la Croix ! Si vous le compreniez, vous feriez dire des messes, vous feriez des neuvaines aux tombeaux des Saints, vous entreprendriez de longs voyages, comme les Saints ont fait, pour obtenir du ciel ce divin présent. Le monde l'appelle une folie, une infamie, une sottise, une indiscrétion, une imprudence ; laissez dire ces aveugles : leur aveuglement, qui leur fait regarder la Croix en hommes, et tout de travers, fait une partie de notre gloire toutes les fois qu'ils nous procurent quelques croix par leur mépris et leurs persécutions ; ils nous donnent des bijoux; ils nous mettent sur le trône; ils nous couronnent de lauriers; que dis-je? toutes les richesses tous les honneurs, tous les sceptres, toutes les couronnes brillantes des potentats et des empereurs, ne sont pas comparables à la gloire de la Croix, dit saint Jean-Chrysostôme ; elle surpasse la gloire d'Apôtre et d'écrivain sacré. Je quitterois volontiers le ciel, s'il étoit à mon choix, dit ce saint homme éclairé du Saint-Esprit, pour endurer pour le Dieu du ciel. Je préférerois les cachots et les prisons aux trônes de l'empyrée, je n'ai pas tant d'envie de la gloire des Séraphins que des plus grandes Croix. J'estime moins le don des miracles par lequel on commande aux démons, on ébranle les élémens, on arrête le soleil, on donne la vie aux morts, que l'honneur des souffrances. Saint Pierre et saint Paul sont plus glorieux dans les cachots, les fers aux pieds, que de s'élever au troisième ciel, et de recevoir les clefs du Paradis. En effet, n'est-ce pas la Croix qui a donné à Jésus-Christ un nom au-dessus de tous les noms, afin qu'au nom de Jésus tout genou fléchisse, au ciel, et sur la terre, el dans les enfers? La gloire d'une personne qui souffre bien est si grande, que le ciel, les anges, et les hommes, et le Dieu même du ciel la contemplent avec joie, comme le plus glorieux spectacle, et que si les Saints avoient un désir, ce seroit de revenir sur la terre porter quelques croix. Mais si cette gloire est si grande même sur la terre, quelle sera donc celle qu'elle acquiert dans le ciel ? Qui expliquera et qui comprendra jamais ce poids éternel de gloire qu'opère en nous un seul moment d'une Croix bien portée ? Qui comprendra celle qu'une année, et quelquefois une vie toute entière de croix et de douleurs, opère dans le ciel? Assurément, mes chers Amis de la Croix, le ciel vous prépare à quelque chose de grand, vous dit un grand Saint, puisque le Saint-Esprit vous unit si étroitement dans une chose que tout le monde fuit avec tant de soin. Assurément Dieu veut faire autant de Saints et de Saintes que vous êtes d'Amis de la Croix, si vous êtes fidèles à votre vocation, si vous portez votre Croix comme il faut, comme Jésus-Christ l'a portée.
Mais il ne suffit pas de souffrir, le démon et le monde ont leurs martyrs ; mais il faut souffrir et porter sa Croix sur les traces de Jésus-Christ, sequatur me, qu'il me suive, c'est-à-dire de la manière qu'il l'a portée, et voici pour cela les règles que vous devez garder :
1° Ne vous procurez point exprès et par votre faute des croix ; il ne faut pas faire du mal pour qu'il en arrive du bien ; il ne faut pas, sans une inspiration spéciale, faire les choses d'une mauvaise manière, pour s'attirer le mépris des hommes : il faut plutôt imiter Jésus-Christ, dont il est dit qu'il a bien fait toutes choses, non pas par amour-propre ou par vanité, mais pour plaire à Dieu et pour gagner le prochain. Et si vous vous acquittez le mieux que vous pourrez de vos emplois, vous n'y manquerez pas de contradictions, de persécutions ni de mépris, que la divine Providence vous enverra, contre votre volonté et sans votre choix.
2° Si vous faites quelque chose d'indifférent, dont le prochain se scandalise, quoique mal à propos, abstenez-vous en par charité, pour faire cesser le scandale des petits ; et l'acte héroïque de la charité que vous faites en cette occasion, vaut infiniment mieux que la chose que vous faisiez ou que vous vouliez faire. Si cependant le bien que vous faites est nécessaire ou utile au prochain, et que quelque Pharisien ou mauvais esprit s'en scandalise mal à propos, consultez un sage pour savoir si la chose que vous faites est nécessaire et beaucoup utile au commun du prochain, et s'il la juge telle, continuez-la, et les laissez dire, pourvu qu'ils vous laissent faire, et répondez en cette occasion ce que répondit Notre-Seigneur à quelques-uns de ses disciples, qui vinrent lui dire que les Scribes et les Pharisiens étoient scandalisés de ses paroles et de-ses actions : Laissez-les, ce sont des aveugles.
3° Quoique quelques saints et grands personnages aient demandé, recherché, et même se soient procuré par des actions ridicules, des Croix, des mépris et des humiliations, adorons et admirons seulement l'opération extraordinaire du Saint-Esprit dans leur ame, et humilions-nous à la vue d'une si sublime vertu, sans oser voler si haut, n'étant auprès de ces aigles rapides et de ces lions rugissans, que des poules mouillées et des chiens morts.
4° Vous pouvez cependant, et même vous devez demander la sagesse de la Croix, qui est une science savoureuse et expérimentale de la vérité, qui fait voir dans le jour de la foi les mystères les plus cachés, entre autres celui de la Croix, ce qu'on n'obtient que par de grands travaux, de profondes humiliations et des prières ferventes. Si vous avez besoin de cet esprit principal, qui fait porter les croix les plus lourdes avec courage ; de cet esprit bon et doux, qui fait goûter dans la partie supérieure de l'âme, les amertumes les plus dégoûtantes ; de cet esprit sain et droit, qui ne cherche que Dieu; de cette science de la Croix, qui renferme toutes choses ; en un mot de ce trésor infini dont le bon usage rend une ame participante de l'amitié de Dieu : demandez la sagesse, demandez-la incessamment et fortement, sans hésiter, sans crainte de ne la pas obtenir, et vous l'aurez immanquablement, et puis vous verrez clairement par expérience, comment il se peut faire qu'on désire, qu'on recherche et qu'on goûte la Croix.
5° Quand vous aurez, par ignorance ou même-par Votre faute, fait quelque bévue qui vous procure quelque croix, humiliez-vous en aussitôt en vous-mêmes, sous la main puissante de Dieu, sans vous en troubler volontairement, disant, par exemple, intérieurement : Voilà, Seigneur, un tour de mon métier ; et s'il y a du péché dans la faute que vous avez faite, prenez l'humiliation qui vous en revient comme son châtiment, et s'il n'y a point de péché, comme une humiliation de votre orgueil. Souvent, et même très-souvent, Dieu permet que ses plus grands serviteurs, qui sont les plus élevés en sa grâce, fassent des fautes des plus humiliantes, afin de les humilier à leurs yeux et devant les hommes, afin de leur ôter la vue et la pensée orgueilleuse des grâces qu'il leur donne, et du bien qu'ils font, afin qu'aucune chair, comme dit le Saint-Esprit, ne se glorifie devant Dieu.
6° Soyez bien persuadés que tout ce qui est eh nous est tout corrompu pat le péché d'Adam et par les péchés actuels, et non-seulement les sens du corps, mais toutes les puissances de l'ame, et que dès lors que notre esprit corrompu regarde quelque don de Dieu en nous avec réflexion et complaisance, ce don, cette action, cette grâce devient toute souillée et corrompue, et Dieu en détourne ses yeux divins. Si les regards et les pensées de l'esprit de l'homme, gâtent ainsi les meilleures actions et les dons les plus divins, que dirons-nous des actes de la volonté propre, qui sont encore plus corrompus que ceux de l'esprit? Après cela, il ne faut pas s'étonner si Dieu prend plaisir à cacher les siens dans les secrets de sa face, afin qu'ils ne soient point souillés par les regards des hommes et par leurs propres connoissances ; et pour les cacher ainsi, que ne permet et ne fait point ce Dieu jaloux? Combien d'humiliations leur procure-t-il? En combien de fautes les laisse-t-il tomber? De quelles tentations permet-il qu'ils soient attaqués comme saint Paul? En quelles incertitudes, ténèbres, perplexités, les laisse-t-il? O que Dieu est admirable dans ses Saints, et dans les voies qu'il tient pour les conduire à l'humilité et à la sainteté !
7° Prenez donc bien garde de croire, comme les dévots orgueilleux et pleins d'eux-mêmes, que vos croix sont grandes, qu'elles sont des épreuves de votre fidélité et des témoignages d'un amour singulier de Dieu en votre endroit; ce piège d'orgueil spirituel est fort fin et délicat, mais plein de venin. Vous devez croire, 1° que votre orgueil et votre délicatesse vous font prendre pour des poutres, des pailles ; pour des plaies, des piqûres ; pour un éléphant, un rat ; pour une injure atroce et un abandon cruel, une petite parole en l'air, un petit rien dans la vérité ; 2° que les croix que Dieu vous envoie sont plutôt des châtimens amoureux de vos péchés, comme il est en effet, que des marques d'une bienveillance spéciale ; 3° que quelque Croix et quelque humiliation qu'il vous envoie, il vous épargne infiniment, vu le nombre et l'énormité de vos crimes, que vous ne devez regarder qu'à travers la sainteté de Dieu, qui ne souffre rien d'impur, et que vous avez attaqué à travers un Dieu mourant, et accablé de douleurs à cause de l'apparence de votre péché, et à travers un enfer éternel que vous avez mérité mille et peut-être cent mille fois ; 4° que dans la patience avec laquelle vous souffrez, vous y mêlez plus d'humain et de naturel que vous ne pensez ; témoins ces petits ménagemens ; ces secrètes recherches de la consolation ; ces ouvertures de cœur si naturelles à vos amis, peut-être à votre directeur; ces excuses si fines et si promptes; ces plaintes, ou plutôt ces médisances de ceux qui vous ont fait le mal, si bien tournées, si charitablement prononcées; ces retours et ces complaisances délicates en vos maux ; cette croyance de Lucifer, que vous êtes quelque chose de grand, etc. Je n'aurois jamais fait, s'il falloit ici décrire les tours et les détours de la nature, même dans les souffrances.
8° Faites profit et même davantage des petites souffrances que des grandes. Dieu ne regarde pas tant la souffrance que la manière avec laquelle on souffre. Souffrir beaucoup et souffrir mal, c'est souffrir en damné : souffrir beaucoup et avec courage, mais pour une mauvaise cause, c'est souffrir en martyr du démon : souffrir peu ou beaucoup et souffrir pour Dieu, c'est souffrir en saint. S'il est vrai de dire qu'on peut faire choix des croix, c'est particulièrement des petites et obscures, quand elles viennent en parallèle avec les grandes et éclatantes. L'orgueil de la nature peut demander, rechercher, et même choisir et embrasser les croix grandes et éclatantes ; mais de choisir, et de bien joyeusement porter les croix petites et obscures, ce ne peut être que l'effet d'une grande grâce et d'une grande fidélité à Dieu. Faites donc comme le marchand au regard de son comptoir ; faites profit de tout, ne laissez pas perdre la moindre parcelle de la vraie Croix, quand ce ne seroit qu'une piqûre de mouche ou d'épingle, qu'un petit travers d'un voisin, qu'une petite injure par méprise, qu'une petite perte d'un denier, qu'un petit trouble dans l'ame, qu'une petite lassitude dans le corps, qu'une petite douleur dans un de vos membres, etc. Faites profit de tout, comme l'épicier de sa boutique, et vous deviendrez bientôt riches en Dieu, comme il devient riche en argent, en mettant denier sur denier dans son comptoir. A la moindre petite traverse qui vous arrive, dites : Dieu soit béni! mon Dieu, je vous remercie; puis cachez dans la mémoire de Dieu, qui est comme votre comptoir, la Croix que vous venez de gagner, et puis ne vous en souvenez plus que pour dires Grand merci ou miséricorde.
9° Quand on vous dit d'aimer la Croix, on ne parle pas d'un amour sensible, qui est impossible à la nature ; distinguez donc bien trois amours : l'amour sensible, l'amour raisonnable, l'amour fidèle et suprême, ou autrement l'amour de la partie inférieure qui est la chair, l'amour de la partie supérieure qui est la raison, et l'amour de la partie suprême, ou cime de l'ame, qui est l'intelligence éclairée de la foi. Dieu ne demande pas de vous que vous aimiez la Croix de la volonté de la chair; comme elle est toute corrompue et criminelle, tout ce qui en naît est corrompu, et même elle ne peut être soumise par elle-même à la volonté de Dieu et à sa loi crucifiante. C'est pourquoi Notre-Seigneur, parlant d'elle au jardin des Olives, s'écria : Mon Père, que votre volonté soit faite, el non la mienne. Si la partie inférieure de l'homme en Jésus-Christ, quoiqu'elle fût sainte, n'a pu aimer la Croix sans aucune interruption, à plus forte raison la nôtre qui est toute corrompue la repoussera-t-elle. Nous pouvons à la vérité éprouver quelquefois une joie même sensible de ce que nous souffrons, comme plusieurs Saints ont ressenti : mais cette joie ne vient pas de la chair, quoiqu'elle soit dans la chair ; elle ne vient que de la partie supérieure qui est si remplie de cette divine joie du Saint-Esprit, qu'elle la fait rejaillir jusque sur la partie inférieure ; en sorte qu'en ce moment la personne la plus crucifiée peut dire : Mon cœur et ma chair ont tressailli d'allégresse dans le Dieu vivant. Il y a un autre amour de la Croix que j'appelle raisonnable, et qui est dans la partie supérieure qui est la raison : cet amour est tout spirituel, et comme il naît de la connoissance du bonheur qu'on a de souffrir pour Dieu, il est perceptible et même aperçu par l'ame, il la réjouit intérieurement et la fortifie. Mais cet amour raisonnable et aperçu, quoique bon et très-bon, n'est pas toujours nécessaire pour souffrir joyeusement et divinement. C'est pourquoi il y a un autre amour de la cime et de la pointe de l'ame, disent les maîtres de la vie spirituelle, ou de l'intelligence, disent les philosophes, par lequel sans ressentir aucune joie dans les sens, sans apercevoir aucun plaisir raisonnable dans l'ame, on aime cependant et on goûte par la vue de la pure foi, la Croix qu'on porte, quoique souvent tout soit en guerre et en alarmes dans la partie inférieure qui gémit, qui se plaint, qui pleure et qui cherche à se soulager, en sorte qu'on dise avec Jésus-Christ : Mon Père, que votre volonté soit faite et non pas la mienne ou avec la sainte Vierge ; Voici V esclave du Seigneur, qu'il me soit fait selon votre parole. C'est de l'un de ces deux amours de la partie supérieure que nous devons aimer et agréer la Croix.
10° Résolvez-vous, chers Amis delà Croix, à souffrir toutes sortes de Croix sans exception et sans choix : toute pauvreté, toute injustice, toute perte, toute maladie, toute humiliation, toute contradiction, toute calomnie, toute sécheresse, tout abandon, toute peine intérieure et extérieure ; disant toujours : Mon cœur est préparé, mon Dieu, mon cœur est préparé. Préparez-vous donc à être délaissés des hommes et des anges, et comme de Dieu même, à être persécutés, enviés, trahis, calomniés, décrédités et abandonnés de tous; à souffrir la faim, la soif, la mendicité, la nudité, l'exil, la prison, la potence et toutes sortes de supplices, quoique vous ne l'ayez pas mérité pour les crimes qu'on vous impose. Enfin imaginez-vous qu'après avoir perdu vos biens et votre honneur, après avoir été jetés hors de votre maison comme Job et sainte Elisabeth, reine de Hongrie, on vous jette comme cette sainte dans la boue, on vous traîne comme Job sur un fumier, tout puant et couvert d'ulcères, sans qu'on vous donne du linge pour mettre sur vos plaies, ni un morceau de pain à manger, qu'on ne refuseroit pas à un cheval ou à un chien, et qu'avec tous ces maux extrêmes Dieu vous laisse comme en proie à toutes les tentations des démons, sans verser dans votre ame la moindre consolation sensible. Croyez fermement que voilà le sou­verain point de la gloire divine et de la félicité véritable d'un vrai et parfait Ami de la Croix.
11° Pour vous aider à bien souffrir, faites-vous une sainte habitude de regarder quatre choses :
Premièrement, l'œil de Dieu, qui, comme un grand roi, du haut d'une tour, regarde son soldat dans la mêlée avec complaisance et avec louange de son courage. Qu'est-ce que Dieu regarde sur la terre? Les rois et empereurs sur leurs trônes? il ne les regarde souvent qu'avec mépris; les grandes victoires des armées de l'Etat, les pierres précieuses, les choses en un mot qui sont grandes aux yeux des hommes? ce qui est grand aux yeux des hommes est une abomination devant Dieu. Qu'est-ce donc qu'il regarde avec plaisir et complaisance, et dont il demande des nouvelles aux anges et aux démons mêmes ? c'est un homme qui se bat pour Dieu avec la fortune, avec le inonde, avec l'enfer et avec soi-même, un homme qui porte joyeusement sa croix. N'as-tu pas vu sur la terre une grande merveille que tout le Ciel regarde avec admiration, dit le Seigneur à Satan? N'as-tu pas vu mon serviteur Job qui souffre pour moi?
Secondement, considérez la main de ce puissant Seigneur, qui fait tout le mal de la nature qui nous arrive, depuis le plus grand jusqu'au moindre. La même main qui a mis une armée de cent mille hommes sur le carreau, a fait tomber la feuille de l'arbre et le cheveu de votre tête; la main qui avoit touché Job rudement, vous touche doucement par le petit mal qu'elle vous fait. De la même main il forme le jour et la nuit, le soleil et les ténèbres, le bien et le mal ; il a permis les péchés qu'on commet en vous choquant, il n'en a pas fait la malice, mais il en a permis l'action. Ainsi quand vous verrez un Sémél vous dire des injures, vous jeter des pierres comme au roi David, dites en vous-mêmes : Ne nous vengeons point, laissons-le faire, car le Seigneur lui a ordonné d'en agir ainsi. Je sais que j'ai mérité toutes  sortes d'outrages, et que c'est avec justice que Dieu  me punit. Arrêtez-vous, mes bras ; vous, ma langue,  arrêtez-vous, ne frappez point, ne dites mot : cet  homme ou cette femme me disent ou font des injures, ce sont les ambassadeurs de Dieu, qui viennent  de la part de sa miséricorde pour tirer vengeance  à l'amiable. N'irritons pas sa justice, en usurpant  les droits de sa vengeance, ne méprisons pas sa  miséricorde, en résistant à ses coups de fouet tout  amoureux, de peur qu'elle ne nous renvoie pour se venger à la pure justice de l'éternité. Regardez une main de Dieu toute puissante, et infiniment prudente, qui vous soutient, tandis que son autre vous frappe; il mortifie d'une main, et vivifie de l'autre ; il abaisse et il relève, et de ses deux bras il atteint d'un bout à l'autre de votre vie doucement et fortement, doucement en ne permettant pas que vous soyez tentés et affligés au-dessus de vos forces, fortement en vous secondant d'une grâce puissante, qui correspond à la force et à la durée de la tentation et de l'affliction ; fortement encore, en devenant lui-même, comme il le dit par l'esprit de sa sainte Eglise, votre appui sur le bord du précipice auprès duquel vous êtes, votre compagnon dans le chemin où vous vous égarez, votre ombrage dans le chaud qui vous brûle, votre vêtement dans la pluie qui vous mouille et le froid qui vous glace, votre voiture dans la lassitude qui vous accable, votre secours dans l'adversité qui vous arrive, votre bâton dans les pas glissans, et votre port au milieu des tempêtes qui vous menacent de ruine et de naufrage.
Troisièmement, regardez les plaies et les douleurs de Jésus-Christ crucifié. Il vous le dit lui-même: O vous tous, qui passez par la voie épineuse et crucifiée par laquelle j'ai passé, regardez et voyez ; regardez des yeux mêmes de votre corps, et voyez  par les yeux de votre contemplation, si votre pauvreté, votre nudité, votre mépris, vos douleurs,  vos abandons sont semblables aux miens ; regardez-moi, moi qui suis innocent, et plaignez-vous,  vous qui êtes coupables.  Le Saint-Esprit nous ordonne par la bouche des Apôtres, ce même regard de Jésus-Christ crucifié ; il nous commande de nous armer de cette pensée plus perçante et plus terrible à tous nos ennemis que toutes les autres armes. Quand vous serez attaqués par la pauvreté, l'abjection, la douleur, la tentation et les autres Croix, armez-vous d'un bouclier, d'une cuirasse, d'un casque, d'une épée à deux tranchans, savoir, de la pensée de Jésus-Christ crucifié ; voilà la solution de toute difficulté et la victoire de tout ennemi.
Quatrièmement, regardez en haut la belle couronne qui vous attend dans le ciel, si vous portez bien votre Croix. C'est cette récompense qui a soutenu les Patriarches et les Prophètes dans leur foi et leurs persécutions, qui a animé les Apôtres et les martyrs dans leurs travaux et leurs tourmens. Nous aimons mieux, disoient les Patriarches avec Moïse, nous aimons mieux être affligés avec le peuple de Dieu, pour être heureux éternellement avec lui, que de jouir pour un moment d'un plaisir criminel. Nous souffrons de grandes persécutions à cause de la récompense, disoient les Prophètes avec David. Nous sommes comme des victimes destinées à la mort, comme un spectacle au monde, aux Anges et aux hommes par nos souffrances, et comme la balayure et l’anathème du monde, disoient les Apôtres et les martyrs avec saint Paul, à cause du poids immense de la gloire éternelle, que ce moment d'une légère souffrance produit en nous. Regardons sur notre tête les Anges qui nous crient : Prenez garde de perdre la couronne  marquée pour la Croix qui vous est donnée, si  vous la portez bien. Si vous ne la portez pas bien,  un autre la portera comme il faut et ravira votre  couronne. Combattez fortement en souffrant patiemment, nous disent tous les Saints, et vous recevrez un royaume éternel.  Écoutons enfin Jésus-Christ qui nous dit : Je ne donnerai ma récompense  qu'à celui qui souffrira et vaincra par sa patience. Regardons en bas la place que nous méritons, et qui nous attend dans l'enfer avec le mauvais larron et les réprouvés, si nous souffrons comme eux avec murmure, avec dépit et avec vengeance. Ecrions-nous avec saint Augustin : Brillez, Seigneur, coupez, taillez, tranchez en ce monde-ci pour punir mes péchés, pourvu que vous les pardonniez dans l'éternité.
12° Ne vous plaignez jamais volontairement et avec murmure des créatures dont Dieu se sert pour vous affliger. Distinguez pour cela trois sortes de plaintes dans les maux. La première est involontaire et naturelle : c'est celle du corps qui gémit, qui soupire, qui se plaint, qui pleure, qui se lamente : quand l'ame, comme j'ai dit, est résignée à la volonté de Dieu dans sa partie supérieure, il n'y a aucun péché. La seconde est raisonnable : c'est quand on se plaint et découvre son mal à ceux qui peuvent y mettre ordre, comme un supérieur, un médecin : cette plainte peut être imparfaite quand elle est trop empressée, mais elle n'est pas péché. La troisième est criminelle : c'est lorsqu'on se plaint du prochain pour s'exempter du mal qu'il nous fait souffrir ou pour se venger, ou qu'on se plaint de la douleur que l'on souffre, en consentant à cette plainte et y ajoutant l'impatience et le murmure.
13° Ne recevez jamais aucune Croix sans la baiser humblement avec reconnoissance, et quand Dieu tout bon vous aura favorisés de quelque Croix un peu considérable, remerciez-l'en d'une manière spéciale et l'en faites remercier par d'autres, à l'exemple de cette pauvre femme, qui, ayant perdu tout son bien par un procès injuste qu'on lui suscita, fit aussitôt dire une messe d'une pièce de dix sous qui lui restoit, afin de remercier Dieu de la bonne aventure qui lui étoit arrivée.
14° Si vous voulez vous rendre dignes de recevoir les croix qui vous viendront sans votre participation, et qui sont les meilleures, chargez-vous-en de volontaires, avec l'avis d'un bon directeur. Par exemple, avez-vous chez vous quelque meuble inutile auquel vous ayez quelqu'affection ? donnez-le aux pauvres en disant :  Voudrois-tu avoir du superflu, quand Jésus est si pauvre ?  Avez-vous horreur de quelque nourriture, de quelqu'acte de vertu, de quelque
mauvaise odeur? goûtez, pratiquez, sentez, vainquez-vous. Aimez-vous avec un peu trop de tendre et empressé, quelque personne, quelques objets? Absentez-vous, privez-vous, éloignez-vous de ce qui vous flatte. Avez-vous quelque saillie de nature pour voir, pour agir, pour paroître, pour aller en quelqu'endroit ? arrêtez-vous, taisez-vous, cachez-vous, détournez vos yeux. Haïssez-vous naturellement un tel objet, une telle personne? allez-y fréquemment, surmontez-vous. Si vous êtes vraiment Amis de la Croix, l'amour,
qui est toujours industrieux, vous fera trouver ainsi mille petites croix, dont vous vous enrichirez insensiblement, sans crainte de la vanité, qui se mêle souvent dans la patience avec laquelle on endure les croix éclatantes; et parce que vous aurez été ainsi fidèles en peu de chose, le Seigneur, comme il l'a promis, vous établira sur beaucoup, c'est-à-dire sur beaucoup de grâces qu'il vous donnera, sur beaucoup de Croix qu'il vous enverra, sur beaucoup de gloire qu'il vous préparera…    

SUR LA DÉVOTION à la SAINTE VIERGE.
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… Ame, image vivante de Dieu et rachetés du sang précieux de Jésus-Christ, la volonté de Dieu sur vous est que vous deveniez sainte comme lui dans cette vie, et glorieuse comme lui dans l'autre. L'acquisition de la sainteté de Dieu est votre vocation assurée, et c'est là que toutes vos pensées, paroles et actions, vos souffrances et tous les mouvemens de votre vie doivent tendre, ou vous résistez à Dieu, en ne faisant pas ce pourquoi il vous a créée et vous conserve maintenant. O quel ouvrage admirable ! la poussière changée en lumière, l'ordure en pureté, le péché en sainteté, la créature en le créateur, et l'homme en Dieu! O ouvrage admirable! je le répète, mais ouvrage difficile en lui-même et impossible à la seule nature ; il n'y a que Dieu qui, par une grâce, et une grâce abondante et extraordinaire, puisse en venir à bout, et la création de tout l'univers n'est pas un si grand chef-d'œuvre que celui-ci.
Ame, comment feras-tu? quels moyens choisiras-tu pour monter où Dieu t'appelle ? Les moyens de salut et de sainteté sont connus de tous, sont marqués dans l'Evangile, sont expliqués par les maîtres de la vie spirituelle, sont pratiqués par les Saints, et nécessaires à tous ceux qui veulent se sauver et arriver à la perfection ; tels sont l'humilité de cœur, l'oraison continuelle, la mortification universelle, l'abandon à la divine Providence, la conformité à la volonté de Dieu. Pour pratiquer tous ces moyens de salut et de sainteté, la grâce de Dieu est absolument nécessaire, et cette grâce est donnée à tous plus ou moins grande ; car Dieu, quoiqu'infiniment bon, ne donne pas sa grâce également forte à tous, quoiqu'il la donne suffisante à tous. L'ame fidèle, avec une grande grâce, fait une grande action, et avec une foible grâce, fait une petite action ; le prix et l'excellence de la grâce donnée de Dieu et suivie de l'ame, fait le prix et l'excellence de nos actions.
Ces principes sont incontestables; tout se réduit donc à trouver un moyen facile d'obtenir de Dieu la grâce nécessaire pour devenir saint, et c'est celui que je veux vous apprendre ; et je dis que pour trouver la grâce de Dieu, il faut trouver Marie, parce que
1° C'est Marie seule qui a trouvé grâce devant Dieu, et pour elle, et pour chaque homme en particulier. Les Patriarches et les Prophètes, tous les Saints de l'ancienne loi, n'ont pu trouver cette grâce.
2° C'est elle qui a donné l'être et la vie à l'auteur de toute grâce, et à cause de cela, elle est appelée la Mère de la grâce, Mater gratiæ.
3° Dieu le Père, de qui tout don parfait et toute grâce descend comme de sa source essentielle, l'a choisie pour la trésorière, l'économe et la dispensatrice de toutes ses grâces ; en sorte que toutes ses grâces et tous ses dons passent par ses mains ; et, selon le pouvoir qu'elle en a reçu, suivant saint Bernardin, elle donne à qui elle veut, comme elle veut, quand elle veut et autant qu'elle veut, les grâces du Père éternel, les vertus de Jésus-Christ et les dons du Saint-Esprit.
4° Comme dans l'ordre naturel il faut qu'un enfant ait un père et une mère, de même dans l'ordre de la grâce il faut qu'un vrai enfant de l'Eglise ait Dieu pour Père, et Marie pour Mère ; et, s'il se glorifie d'avoir Dieu pour père, n'ayant point la tendresse d'un vrai enfant pour Marie, c'est un trompeur qui n'a que le démon pour père.
5° Puisque Marie a formé le chef des prédestinés, qui est Jésus-Christ, c'est à elle aussi de former les membres de ce chef, qui sont les vrais chrétiens, car une mère ne forme pas le chef sans les membres, ni les membres sans le chef. Quiconque donc veut être membre de Jésus-Christ, plein de grâces et de vérité, doit être formé en Marie par le moyen de la grâce de Jésus-Christ, qui réside en elle en plénitude, pour être communiquée en plénitude aux vrais membres de Jésus-Christ et à ses vrais enfans.
6° Le Saint-Esprit ayant épousé Marie et ayant produit en elle, et par elle, et d'elle Jésus-Christ, le Verbe incarné, comme il ne l'a jamais répudiée, il continue à produire tous les jours en elle et par elle d'une manière mystérieuse, mais véritable, les prédestinés.
7° Marie a reçu de Dieu une domination particulière sur les ames pour les nourrir et faire croître en Dieu. Saint Augustin dit même que les chrétiens sont conçus dans le sein de Marie, et qu'ils ne viennent au jour que lorsque cette bonne mère les enfante à la vie éternelle. Par conséquent, comme l'enfant tire toute sa nourriture de sa mère qui la rend proportionnée à sa foiblesse, de même les prédestinés tirent leur nourriture spirituelle et toute leur force de Marie.
8° C'est à Marie que Dieu le Père a dit : In Jacob inhabita, ma fille, demeurez en Jacob; c'est-à-dire dans mes prédestinés figurés par Jacob. C'est à Marie que Dieu le Fils a dit : In Israël hœreditare, ma chère Mère, ayez votre héritage en Israël ; enfin, c'est à Marie que le Saint-Esprit a dit : In electis meis mitte radices, jetez, ma fidèle épouse, des racines en mes élus. Quiconque donc est élu et prédestiné, a la sainte Vierge demeurant chez soi, c'est-à-dire dans son ame, il la laisse y jeter les racines d'une profonde humilité, d'une ardente charité et de toutes les vertus.
9° Marie est appelée par saint Augustin, et est en effet, le moule vivant de Dieu, forma Dei, c'est-à-dire que c'est en elle seule que le Dieu-homme a été formé au naturel, sans qu'il lui manque aucun trait de la divinité, et c'est aussi en elle seule que l'homme peut être formé en Dieu au naturel, autant que la nature humaine en est capable par la grâce de Jésus-Christ. Un sculpteur peut faire une figure ou un portrait au naturel en deux manières : 1° se servant de son industrie, de sa force, de sa science et de la bonté de ses instrumens pour faire cette figure en une matière dure et informe ; 2° il peut la jeter en moule. La première est longue et difficile, et sujette à beaucoup d'accidens ; il ne faut souvent qu'un coup de ciseau ou de marteau donné mal à propos pour gâter tout l'ouvrage. La seconde est prompte, facile et douce, presque sans peine et sans coûtage, pourvu que le moule soit parfait et qu'il représente au naturel, et pourvu que la matière dont il se sert soit bien maniable, ne résistant aucunement à sa main.
Marie est le grand moule de Dieu, fait par le Saint-Esprit, pour former au naturel un Dieu-homme par l'union hypostatique, et pour former un homme-Dieu par la grâce; il ne manque à ce moule aucun trait de la divinité ; quiconque y est jeté et se laisse manier librement, y reçoit tous les traits de Jésus-Christ vrai Dieu, d'une manière douce et proportionnée à la foiblesse humaine, sans beaucoup d'agonies et de travaux ; d'une manière sûre, sans crainte d'illusion, car le démon n'a point eu et n'aura jamais d'accès en Marie ; et enfin d'une manière sainte et immaculée, sans ombre de la moindre tache de péché. O chère ame, qu'il y a de différence entre une de ces ames, qui, comme le sculpteur, se fient en leur savoir-faire, et s'appuient sur leur industrie, et une ame bien maniable, bien déliée, bien fondue, et qui, sans aucun appui sur elle-même, se jette en Marie et s'y laisse manier à l'opération du Saint-Esprit! Qu'il y a de taches, qu'il y a de défauts, qu'il y a de ténèbres, qu'il y a d'illusions, qu'il y a de naturel, qu'il y a d'humain dans la première ame, et que la seconde est pure, divine et semblable à Jésus-Christ!
Il n'y a point, et il n'y aura jamais créature où Dieu soit plus grand hors de lui-même que dans la divine Marie, sans exception ni des bienheureux, ni des plus hauts séraphins dans le paradis même. Marie est le paradis de Dieu et son monde ineffable, où le Fils de Dieu est entré pour y opérer des merveilles, pour le garder et s'y complaire. Il a fait un monde pour l'homme voyageur, c'est celui-ci ; il a fait un monde pour l'homme bienheureux, et c'est le Paradis ; mais il en a fait un autre pour lui, auquel il a donné le nom de Marie, monde inconnu presque à tous les mortels ici bas, et incompréhensible à tous les Anges et à tous les bienheureux, là-haut dans le ciel, qui, dans l'admiration de voir Dieu si relevé et si reculé d'eux tous, si séparé et si caché dans son monde, la divine Marie, s'écrient jour et nuit : Saint! saint! saint! Heureuse et mille fois heureuse est l'ame ici bas, à qui le Saint-Esprit révèle le secret de Marie pour la connoître, et à qui il ouvre ce jardin clos, pour y entrer, cette fontaine scellée, pour y puiser et boire à longs traits les eaux vives de la grâce! Cette ame ne trouvera que Dieu seul, sans créature, dans cette aimable créature ; mais Dieu, en même temps infiniment saint et relevé, infiniment condescendant et proportionné à sa foiblesse. Puisque Dieu est partout, on peut le trouver partout, jusque dans les enfers ; mais il n'y a point de lieu où la créature puisse le trouver plus proche d'elle et plus proportionné à sa foiblesse qu'en Marie, puisque c'est pour cet effet qu'il y est descendu. Partout ailleurs il est le pain des forts et des Anges ; mais en Marie il est le pain des enfans.
Qu'on ne s'imagine donc pas, avec quelques faux illuminés, que Marie étant créature, elle soit un empêchement à l'union au Créateur ; ce n'est plus Marie qui vit, c'est Jésus-Christ seul, c'est Dieu seul qui vit en elle ; sa transformation en Dieu surpasse plus celle de saint Paul et des autres saints, que le ciel ne surpasse la terre en élévation. Marie n'est faite que pour Dieu, et tant s'en faut qu'elle arrête une ame à elle-même, qu'au contraire elle la jette en Dieu et l'unit à lui avec d'autant plus de perfection, que l'ame s'unit davantage à elle. Marie est l'écho admirable de Dieu, qui ne répond que Dieu, lorsqu'on lui crie Marie, qui ne glorifie que Dieu, lorsqu'avec sainte Elisabeth on l'appelle bienheureuse. Si les faux illuminés qui ont été misérablement abusés par le démon jusque dans l'Oraison avoient su trouver Marie, et par Marie, Jésus, ils n'auroient pas fait de si terribles chutes. Quand on a une fois trouvé Marie, et par Marie, Jésus, et par Jésus, Dieu le Père, on a trouvé tout bien, disent les saintes ames : qui dit tout n'excepte rien: toute grâce et toute amitié auprès de Dieu, toute sûreté contre les ennemis de Dieu, toute vérité contre le mensonge, toute facilité et toute victoire contre les difficultés du salut, toute douceur et toute joie dans les amertumes de la vie. Ce n'est pas que celui qui a trouvé Marie par une vraie dévotion soit exempt de Croix et de souffrances, tant s'en faut ; il en est plus assailli qu'aucun autre, parce que Marie, étant la Mère des vivans, donne à tous ses enfans des morceaux de l'arbre de vie, qui est la Croix de Jésus ; mais c'est qu'en leur taillant de bonnes Croix, elle leur donne la grâce de les porter patiemment, et même joyeusement, ou, s'ils sentent pour un temps l'amertume du calice qu'il faut boire nécessairement pour être ami de Dieu, la consolation et la joie que cette bonne Mère donne, et fait succéder à la tristesse, les anime infiniment à porter des Croix encore plus lourdes et plus amères.
Toute la difficulté est donc de savoir trouver véritablement la divine Marie, pour trouver par elle toute grâce abondante. Dieu étant maître absolu, peut communiquer par lui-même ce qu'il ne communique ordinairement que par Marie ; on ne peut nier sans témérité qu'il ne le fasse même quelquefois. Cependant, selon l'ordre que la divine sagesse a établi, il ne se communique ordinairement aux hommes que par Marie dans l'ordre de la grâce, comme dit saint Thomas ; il faut, pour monter et s'unir à lui, se servir du même moyen dont il s'est servi pour descendre à nous, pour se faire homme et pour nous communiquer ses grâces : et ce moyen est une dévotion à la sainte Vierge. J'entends une des vraies dévotions, car je ne parle pas ici des fausses. La première consiste à s'acquitter des devoirs du chrétien, évitant le péché mortel, agissant plus par amour que par crainte, et priant de temps en temps la sainte Vierge et l'honorant comme la Mère de Dieu, sans aucune dévotion spéciale envers elle. La seconde consiste à avoir pour la sainte Vierge des sentimens plus parfaits d'estime, d'amour, de confiance et de vénération : elle porte à honorer ses images et ses autels, à publier ses louanges et à s'enrôler dans ses Congrégations ; et cette dévotion, si elle exclut le péché, est bonne, sainte et louable. La troisième dévotion à la sainte Vierge, connue et pratiquée de très-peu de personnes, consiste à se donner tout entier en qualité d'esclave à Jésus par Marie.
Se consacrer ainsi à Jésus par Marie, c'est mettre entre les mains de Marie nos bonnes actions, qui, quoiqu'elles paraissent bonnes, sont très-souvent souillées et indignes des regards et de l'acceptation de Dieu, devant qui les étoiles ne sont pas pures. Ah ! prions cette bonne Mère et Maîtresse qu'ayant reçu notre pauvre présent, elle le purifie, elle le sanctifie, elle l'élève et l'embellisse de telle sorte qu'elle le rende digne de Dieu. Tous les revenus de notre ame sont moindres devant le divin Père de famille, pour gagner son amitié et sa grâce, que ne seroit devant le roi la pomme véreuse d'un pauvre paysan fermier de Sa Majesté, pour payer sa ferme. Que feroit ce pauvre homme, s'il avoit de l'esprit, et s'il étoit bien venu auprès de la reine ? Ne lui donneroit-il pas sa pomme, et la reine, amie pauvre du paysan, et respectueuse envers le roi, n'ôteroit-elle pas de cette pomme ce qu'il y auroit de véreux et de gâté, ne la metteroit-elle pas dans un bassin d'or, entouré de fleurs ; et le roi pourroit-il s'empêcher de la recevoir, même avec joie, des mains de la reine, qui aime ce paysan ?
Modicum quid offerre desideras, manibus Mari
æ
tradere cura, si non vis sustinere repulsam.
Si vous voulez offrir quelque peu de chose à Dieu, dit saint Bernard, mettez-le dans les mains de Marie, à moins que vous ne vouliez être rebuté. Bon Dieu, que tout ce que nous faisons est peu de chose ! Mais mettons-le dans les mains de Marie par cette dévotion ; comme nous nous serons donnés tout-à-fait à elle, autant qu'on se peut donner, en nous dépouillant de tout en son honneur, elle sera encore infiniment plus libérale que nous. Elle se communiquera toute à nous avec ses mérites et ses vertus; elle mettra nos présens dans le plat d'or de sa charité ; elle nous revêtira, comme Rébecca fit Jacob, des beaux habits de son fils aîné et unique, Jésus-Christ, c'est-à-dire, de ses mérites qu'elle a en sa disposition ; et ainsi, comme ses domestiques, après nous être dépouillés de tout pour l'honorer, nous aurons doubles vêtemens, omnes domestici ejus vestiti sunt duplicibus, vêtemens, ornemens, parfums, mérites et vertus de Jésus et de Marie.
Par cette dévotion, on met de plus ses grâces, ses mérites et vertus en sûreté, en en faisant Marie la dépositaire, et lui disant : Tenez, ma chère Maîtresse, voilà ce que, par la grâce de votre cher Fils, j'ai fait de bien, je ne suis pas capable de le garder, à cause  de ma foiblesse et de mon inconstance, à cause du grand nombre et de la malice de mes ennemis qui  m'attaquent jour et nuit. Hélas ! si l'on voit tous les  jours les cèdres du Liban tomber dans la boue, et des aigles s'élevant jusqu'au soleil, devenir des oiseaux de nuit, mille justes de même tombent à ma gauche,  et dix mille à ma droite ; c'est pourquoi, ma puissante et très-puissante Princesse, gardez tout mon bien, de peur qu'on ne me le vole ; tenez-moi, de peur  que je ne tombe : je vous confie en dépôt tout ce que j'ai, depositum custodi... Scio cui credidi, je sais bien qui vous êtes, c'est pourquoi je me confie tout à vous : vous êtes fidèle à Dieu et aux hommes, et vous ne permettez pas que rien périsse de ce qu'on vous confie ; vous êtes puissante, et rien ne peut vous nuire, ni ravir ce que vous avez entre les mains…        

PRIÈRE DE MONTFORT POUR LES MISSIONNAIRES DU SAINT-ESPRIT.
(Page 268.)
 
Souvenez-vous, Seigneur, souvenez-vous de votre Congrégation que vous avez possédée dès le commencement, en pensant à elle dès l'éternité ; que vous teniez dans votre main toute-puissante, lorsque, d'un mot, vous tiriez l'univers du néant ; et que vous cachiez encore dans votre cœur, lorsque votre Fils, mourant en croix, l'a consacrée par sa mort, et l'a confiée, comme un dépôt précieux, aux soins de sa très-sainte Mère. Memor esto Congregationis tuæ quam possedisti ab inilio.
Exaucez, Seigneur, les desseins de votre miséricorde ; suscitez les hommes de votre droite, tels que vous les avez montrés en donnant des connoissances prophétiques à quelques-uns de vos plus grands serviteurs, à un saint François-de-Paule, à un saint Vincent-de-Paul, à un saint Vincent-Ferrier, a une sainte Catherine de Sienne, et à tant d'autres grandes ames dans le siècle passé, et même dans celui où nous vivons.
Mémento.
Dieu tout-puissant, souvenez-vous de cette Compagnie, en y appliquant la toute-puissance de votre bras, qui n'est point raccourci, pour lui donner le jour et la produire, et pour la conduire à sa perfection. Innova signa, immuta mirabilia, sentiamus adjutorium brachii tui.
O grand Dieu! qui pouvez des pierres brutes faire autant d'enfans d'Abraham, dites une seule parole en Dieu pour envoyer de bons ouvriers dans votre moisson, et de bons missionnaires dans votre Eglise.
Mémento
. Dieu de bonté, souvenez-vous de vos anciennes miséricordes ; et par ces mêmes miséricordes, souvenez-vous de cette Congrégation ; souvenez-vous des promesses réitérées que vous nous avez faites par vos prophètes et par votre Fils même, de nous exaucer dans nos justes demandes. Souvenez-vous des prières que vos serviteurs et vos servantes vous ont faites sur ce sujet depuis tant de siècles ; que leurs vœux, leurs sanglots, leurs larmes et leur sang répandu viennent en votre présence, pour solliciter puissamment votre miséricorde ; mais souvenez-vous surtout de votre cher Fils, respice in faciem Christi tui : que vos yeux contemplent son agonie, sa confusion et sa plainte amoureuse au Jardin des Olives, lorsqu'il dit : Quæ utilitas in sanguine meo ? Sa mort cruelle et son sang répandu vous crient hautement miséricorde, afin que par le moyen de cette Congrégation, son empire soit établi sur les ruines de celui de ses ennemis.
Mémento.
Souvenez-vous, Seigneur, de cette Communauté dans les effets de votre justice : Tempus faciendi, Domine, dissipaverunt legem tuam; il est temps dé faire ce que vous avez promis. Votre divine loi est transgressée ; votre Evangile méconnu ; votre re­ligion abandonnée ; les torrens de l'iniquité inondent toute la terre, et entraînent jusqu'à vos serviteurs ; toute la terre est désolée : Desolatione desolata est terra; l'impiété est sur le trône, votre sanctuaire est profané, et l'abomination est jusque dans le lieu saint. Laisserez-vous ainsi tout à l'abandon, juste Seigneur, Dieu des vengeances? Tout deviendra-t-il à la fin comme Sodome et Gomorrhe? Vous tairez-vous toujours? Ne faut-il pas que votre volonté soit faite sur la terre comme dans le ciel, et que votre règne arrive ? N'avez-vous pas montré par avance à quelques-uns de vos amis, une future rénovation de votre Eglise ? Les Juifs ne doivent-ils pas se convertir à la vérité? N'est-ce pas ce que l'Eglise attend? Tous les Saints du ciel ne vous crient-ils pas : Justice, Vindica? Tous les justes de la terre ne vous disent-ils pas : Amen, veni, Domine? Toutes les créatures, même les plus insensibles, ne gémissent-elles pas sous le poids des péchés innombrables de Babylone, et ne demandent-elles pas votre venue pour rétablir toutes choses ? Omnis creatura ingemiscit.
Seigneur Jésus, mémento Congregationis tuæ. Souvenez-vous de donner à votre Mère une nouvelle Compagnie, pour renouveler, par elle, toutes les choses, et pour finir par Marie les années de la grâce, comme vous les avez commencées par elles. Da Matri tuæ liberos, alioquin moriar. Donnez des enfans, des serviteurs à votre Mère ; autrement, que je meure. Da Matri tuæ. C'est pour votre Mère que je vous prie. Souvenez-vous de ses entrailles et de ses mamelles, et ne me rebutez pas ; souvenez-vous de qui vous êtes Fils, et m'exaucez ; souvenez-vous de ce qu'elle vous est et de ce que vous lui êtes, et satisfaites à mes vœux. Qu'est-ce que je vous demande ? rien en ma faveur, tout pour votre gloire. Qu'est-ce que je vous demande? ce que vous pouvez, et même, je l'ose dire, ce que vous devez m'accorder, comme Dieu véritable que vous êtes, à qui toute puissance a été donnée au ciel et dans la terre, et comme le meilleur de tous les enfans qui aimez infiniment votre Mère. Qu'est-ce que je vous demande ? Liberos. Des prêtres libres de votre liberté, détachés de tout, sans père, sans mère, sans frères, sans sœurs, sans parens selon la chair, sans amis selon le monde, sans biens, sans embarras, sans soins, et même sans volonté propre. Liberos. Des esclaves de votre amour et de votre volonté, des hommes selon votre cœur, qui, sans propre volonté qui les souille et les arrête, fassent toutes vos volontés, et terrassent tous vos ennemis, comme autant de nouveaux Davids, le bâton de la Croix et la fronde du saint rosaire dans les mains : In baculo Cruce et in virga Virgine.
Liberos.
Des ames élevées de la terre et pleines de la rosée céleste, qui, sans empêchement, volent de tout côté selon le souffle du Saint-Esprit. Ce sont eux, en partie, dont vos prophètes ont eu la connoissance, quand ils ont demandé : Qui sunt isti qui sicut nubes volant? Ubi erat impetus spiritus, illuc gradie-bantur.
Liberos.
Des gens toujours à votre main, toujours prêts à vous obéir, à la voix de leurs supérieurs, comme Samuel, prœsto sum; toujours prêts à courir et à tout souffrir avec vous et pour vous, comme les apôtres ; eamus et moriamur cum illo.
Liberos.
De vrais enfans de Marie, votre sainte Mère, qui soient engendrés et conçus par sa charité, portés dans son sein, attachés à ses mamelles, nourris de son lait, élevés par ses soins, soutenus de ses bras et enrichis de ses grâces.
Liberos
. De vrais serviteurs de la sainte Vierge, qui, comme autant de saints Dominiques, aillent partout, le flambeau luisant et brûlant du saint Evangile dans la bouche et le saint rosaire à la main, aboyer comme des chiens fidèles, contre les loups qui ne veulent que déchirer le troupeau de Jésus-Christ ; brûler comme des feux, et éclairer les ténèbres du monde comme des soleils ; et qui, par le moyen d'une vraie dévotion à Marie, c'est-à-dire intérieure, sans hypocrisie ; extérieure, sans critique ; prudente, sans ignorance ; tendre, sans indifférence ; constante, sans légèreté, et sainte, sans présomption, écrasent partout où ils iront, la tête de l'ancien serpent, afin que la malédiction que vous lui avez donnée soit entièrement accomplie. Inimicitias ponam inter te et mu-lierem, inter semen tuum et semen ipsius; et ipsa conteret caput tuum.
Il est vrai, grand Dieu, que le monde mettra, comme vous l'avez prédit, de grandes embûches au talon de cette femme mystérieuse, c'est-à-dire, à la petite Compagnie de ses Enfans qui viendront sur la fin du monde, et qu'il y aura de grandes inimitiés entre cette bienheureuse postérité de Marie et la race maudite de Satan ; mais c'est une inimitié toute divine, et la seule dont vous soyez l'auteur. Inimicitias ponam. Mais ces combats et ces persécutions que les en­fans de la race de Bélial livreront à la race de votre sainte Mère, ne serviront qu'à faire davantage éclater la puissance de votre grâce, le courage de leur vertu et l'autorité de votre Mère, puisque vous lui avez donné, dès le commencement du monde, la commission d'écraser cet orgueilleux par l'humilité de son cœur. Ipsa conteret caput tuum.
Alioquin moriar.
Ne vaut-il pas mieux pour moi mourir que de vous voir, mon Dieu, tous les jours si cruellement et si impunément offensé, et de me voir même tous les jours en danger d'être entraîné par les torrens de l'iniquité qui grossissent à chaque instant sans que rien s'y oppose? Ah ! mille morts me seroient plus tolérables. Ou envoyez-moi du secours du ciel, ou enlevez mon ame. Oui, si je n'avois pas l'espérance que vous exaucerez, tôt ou tard, ce pauvre pécheur, dans les intérêts de votre gloire, comme vous en avez déjà exaucé tant d'autres, iste pauper clamavit et Dominus exaudivit eum, je vous en prierois absolument comme le prophète : Tolle animam meam.
Mais la confiance que j'ai en votre miséricorde me fait dire, avec un autre prophète : Non moriar, sed vivam, et narrabo opéra Domini, jusqu'à ce que je
puisse dire avec Siméon : Nunc dimittis servum tuum, Domine             in pace, quia viderunt oculi mei, etc.
Mémento.
Saint-Esprit, souvenez-vous de produire et former des enfans de Dieu, avec votre divine et fidèle épouse Marie. Vous avez formé le chef des prédestinés avec elle et en elle ; c'est avec elle et en elle que vous devez former tous ses membres ; vous n'engendrez aucune personne divine dans la divinité ; mais c'est vous seul qui formez toutes les personnes divines hors de la divinité, et tous les Saints qui ont été et seront jusqu'à la fin du monde, sont autant d'ouvrages de votre amour uni à Marie. Le règne spécial de Dieu le Père a duré jusqu'au déluge, et a été terminé par un déluge d'eau ; le règne de Jésus-Christ a été terminé par un déluge de sang ; mais votre règne, Esprit du Père et du Fils, continue à présent, et sera terminé par un déluge de feu, d'amour et de justice.
Quand sera-ce que viendra ce déluge de feu du pur amour que vous devez allumer sur toute la terre d'une manière si douce et si véhémente, que toutes les nations, les Turcs, les idolâtres, les Juifs même en brûleront, et se convertiront ? Non est qui se abscondat a colore ejus.
Accendatur
. Que ce divin feu que Jésus-Christ est venu apporter sur la terre soit allumé avant que vous allumiez celui de votre colère, qui réduira tout en cendre. Emitte spiritum tuum, et creabuntur, et renovabis faciem terræ. Envoyez cet esprit tout de feu sur la terre pour y créer des prêtres tout de feu, par le ministère desquels la face de la terre soit renouvelée, et notre Eglise réformée.
Mémento Congregationis tuæ.
C'est une Congrégation, c'est une assemblée, c'est un choix, c'est une triette de prédestinés que vous devez faire dans le inonde et du monde. Ego elegi vos de mundo. C'est un troupeau d'agneaux paisibles que vous devez ramasser parmi tant de loups ; une compagnie de chastes colombes et d'aigles royales parmi tant de corbeaux; un essaim de mouches à miel parmi tant de frelons ; un troupeau de cerfs agiles parmi tant de tortues ; un bataillon de lions courageux parmi tant de lièvres timides. Ah! Seigneur, congrega nos de nationibus ; assemblez-nous, unissez-nous, afin qu'on en rende toute la gloire à votre nom saint et puissant.
Vous avez prédit cette illustre Compagnie à votre Prophète, qui s'en explique en termes fort obscurs et fort secrets, mais divins : Pluviam voluntariam se-gregabis, Deus, hœreditati tuæ, et infirmata est, tu vero perfecisti eam.
Animalia tua habitabunt in ea. Parasti in dulcedine tua pauperi, Deus. Dominus dabit verbum evangelizantibus virtute multa. Rex virtutum, dilecti, dilecti, et speciei domus dividere spolia. Si dormiatis inter medios cleros, pennæ columbæ deargentatæ et posteriora dorsi ejus in pallore auri. Dum discernit cœlestis reges super eam, nive dealbabuntur in Selmon : mons Dei, mons pinguis, mons coagulatus, mons pinguis; ut quid suspicamini montes coagulatos? mons in quo beneplacitum est Deo habitare in eo, et enim Dominus habitabit in finem.
Quelle est, Seigneur, cette pluie volontaire que vous avez séparée et choisie pour votre héritage affoibli, sinon ces saints missionnaires enfans de Marie, votre épouse, que vous devez assembler et séparer du commun pour le bien de votre Eglise, si affoiblie et si souillée par les crimes de ses enfans ?
Qui sont ces animaux et les pauvres qui demeureront dans votre héritage, et qui y seront nourris de la douceur divine que vous leur avez préparée, sinon ces pauvres missionnaires abandonnés à la Providence, qui regorgeront de vos divines délices ; sinon ces animaux mystérieux d'Ezéchiel, qui auront l'humanité de l'homme par leur charité désintéressée et bienfaisante envers le prochain ; le courage du lion, par leur sainte colère et leur zèle ardent et prudent contre les démons, les enfans de Babylone ; la force du bœuf par leurs travaux apostoliques et leur mortification contre la chair ; et enfin, l'agilité de l'aigle, par leur contemplation en Dieu?
Tels sont les missionnaires que vous voulez envoyer dans votre Eglise ; ils auront un œil d'homme pour le prochain, un œil de lion contre vos ennemis, un œil de bœuf contre eux-mêmes, et un œil d'aigle pour vous. Ces imitateurs des Apôtres prêcheront virtute multa, virtute magna, avec une grande force et vertu, et si grande, et si éclatante, qu'ils remueront tous les esprits et les cœurs des lieux où ils prêcheront. C'est à eux que vous donnerez votre parole ; dabis verbum; votre bouche même et votre sagesse ; dabo vobis os et sapientiam, cui non poterunt resistere omnes adversarii vestri, à laquelle aucun de vos ennemis ne pourra résister.
C'est parmi ces bien-aimés que vous, ô aimable Jésus, vous prendrez vos complaisances en qualité de roi des vertus, puisqu'ils n'auront point d'autre but, dans toutes leurs missions que de vous donner toute la gloire des dépouilles qu'ils remporteront sur vos ennemis. Rex virtutum, dilecti, dilecti, et speciei domûs dividere spolia.
Par leur abandon à la Providence et leur dévotion à Marie, ils auront les ailes argentées de la colombe, inter medios cleros, pennæ columbæ deargentatæ : c'est-à-dire la pureté de la doctrine et des mœurs ; et le dos doré, et posteriora dorsi ejus in pallore auri: c'est ­à dire une parfaite charité envers le prochain pour supporter ses défauts, et un grand amour de Jésus-Christ pour porter sa Croix.
Vous seul, ô Jésus, comme le Roi des cieux et le Roi des rois, séparerez du commun ces missionnaires, comme autant de rois, pour les rendre plus blancs que la neige sur la montagne de Selmon, montagne de Dieu, montagne abondante et fertile, montagne forte et coagulée, montagne dans laquelle Dieu se complaît merveilleusement, et dans laquelle il demeure et demeurera jusqu'à la fin.
Qui est, Seigneur, Dieu de vérité, cette mystérieuse montagne dont vous nous dites tant de merveilles, sinon Marie votre chère épouse, dont vous avez mis les fondemens sur la cime des plus hautes montagnes? Fundamenta ejus in montibus sanctis..., mons in vertice montium.
Heureux et mille fois heureux les prêtres que vous avez si bien choisis et prédestinés pour demeurer avec vous sur cette abondante et divine montagne, afin d'y devenir des rois de l'éternité par leur mépris de la terre et leur élévation en Dieu, afin d'y devenir plus blancs que la neige par leur union à Marie, votre épouse toute belle, toute pure et toute immaculée, afin de s'y enrichir de la rosée du ciel et de la graisse de la terre, de toutes les bénédictions temporelles et éternelles dont Marie est toute remplie.
C est du haut de cette montagne que, nouveaux Moïses, ils lanceront, par leurs ardentes prières, des traits contre leurs ennemis, pour les terrasser ou convertir; c'est sur cette montagne où ils apprendront, de la bouche même de Jésus-Christ qui y demeure toujours, l'intelligence de ses huit béatitudes ; c'est sur cette montagne de Dieu qu'ils seront transfigurés avec lui comme sur le Thabor, qu'ils mourront avec lui comme sur le Calvaire, et qu'ils monteront au ciel avec lui comme sur la montagne des Oliviers.
Mémento Congregationis tuæ
: tuæ, c'est à vous seul à faire par votre grâce cette assemblée ; si l'homme y met le premier la main, rien ne sera fait ; s'il y mêle du sien avec vous, il gâtera tout, il renversera tout. Tuæ Congregationis : c'est votre ouvrage, grand Dieu, opus tuum fac, faites votre œuvre toute divine ; amassez, appelez, assemblez de tous les lieux de votre domination vos élus, pour en faire un corps d'armée contre vos ennemis.
Voyez-vous, Seigneur, Dieu des armées, les capitaines qui forment des compagnies complètes, les potentats qui font des armées nombreuses, les navigateurs qui réunissent des flottes entières, les marchands qui s'assemblent en grand nombre dans les marchés et les foires. Que de larrons, d'impies, d'ivrognes, de libertins, s'unissent en foule contre vous tous les jours, et si facilement et si promptement! Un coup de sifflet qu'on donne, un tambour qu'on bat, une pointe d'épée émoussée qu'on montre, une branche sèche de laurier qu'on promet, un morceau de terre jaune ou blanche qu'on offre, en trois mots, une fumée d'honneur, un intérêt de néant, un chétif plaisir de bête qu'on a en vue, réunit en un instant les voleurs, ramasse les soldats, joint les bataillons, assemble les marchands, remplit les maisons-et les marchés, et couvre la terre et la mer d'une multitude innombrable de réprouvés, qui, quoique tous divisés les uns d'avec les autres, ou par l'éloignement des lieux, ou par la différence de l'humeur ou leurs propres intérêts, s'unissent cependant tous ensemble jusqu'à la mort pour vous faire la guerre sous l'étendard et la conduite du démon.
Et nous, grand Dieu ! quoiqu'il y ait tant de gloire et de profit, tant de douceur et d'avantage à vous servir, quasi personne ne prendra votre parti en main? quasi aucun soldat ne se rangera sous vos étendards ? quasi aucun saint Michel ne s'écriera du milieu de ses frères, en zélant votre gloire : Quis ut Deus ! Ah ! permettez-moi de crier partout : Au feu, au feu, au feu ! à l'aide, à l'aide, à l'aide ! au feu dans la maison de Dieu, au feu dans les ames, au feu jusque dans le sanctuaire ; à l'aide de notre Frère qu'on assassine, à l'aide de nos enfans qu'on égorge, à l'aide de notre bon Père qu'on poignarde ! Qui Domini est jungalur mihi : que tous les bons prêtres qui sont répandus dans le monde chrétien, et ceux qui sont actuellement au milieu du combat, et ceux qui se sont tirés de la mêlée pour s'enfoncer dans les déserts et les solitudes, que tous ces bons prêtres viennent et se joignent à nous; vis unita fit fortior, afin que nous fassions, sous l'étendard de la Croix, une armée bien rangée en bataille et bien réglée, pour attaquer de concert les ennemis de Dieu qui ont déjà sonné l'alarme : Sonuerunt, frenduerunt, fremuerunt, multiplicati sunt. Dirumpamus vincula eorum et projiciamus à nobis jugum illorum. Qui habitat in cœlis irridebit eos. Exurgat Deus et dissipentur inimici ejus. Exurge, Do­mine, quare obdormis ? exurge.
Seigneur, levez-vous, pourquoi semblez-vous dormir? levez-vous dans toute votre puissance, votre miséricorde et votre justice, pour vous former une compagnie choisie de gardes-corps, pour garder votre maison, pour défendre votre gloire et sauver ces ames qui vous coûtent tout votre sang, afin qu'il n'y ait qu'un bercail et qu'un pasteur, et que tous vous rendent gloire dans votre saint temple, et in templo ejus omnes dicent gloriam.
Amen.
 
 
 
ALLOCUTION DE MONTFORT AUX MISSIONNAIRES DU SAINT-ESPRIT.
(Page 263.)
 
 
Nolite timere, pusillus grex, quia complacuit Patre vestro dare vobis regnum.
Ne craignez point, petit troupeau, car Dieu votre Père a pour agréable de vous donner le royaume ; ne craignez point, quoique naturellement vous ayez tout à appréhender; vous n'êtes, il est vrai, qu'un foible troupeau, qu'un troupeau petit, et si petit, qu'un enfant peut le compter, puer scribet eos. Et voilà les nations, les mondains, les avares, les voluptueux, les libertins assemblés à milliers pour vous combattre parleurs railleries, leurs calomnies, leurs mépris et leurs violences, convenerunt in unum.
Vous êtes petits, ils sont grands ; vous êtes pauvres, ils sont riches ; vous êtes sans crédit, ils sont appuyés de tout ; vous êtes foibles, ils ont en main l'autorité ; mais encore un coup, nolite timere.
Ecoutez Jésus-Christ : Ego sum, c'est moi, vous dit-il, c'est moi qui vous ai choisis, ego elegi vos; c'est moi qui suis votre bon Pasteur, ego sum pastor bonus; je vous connois comme mes brebis, ego cognosco oves meas; ne vous étonnez point si le monde vous hait; nolite mirari si odit vos mundus; sachez qu'il m'a haï le premier ; si vous étiez du inonde, le monde vous chériroit comme une chose qui lui appartiendroit ; mais parce que vous n'êtes point du monde, il faut que vous essuyiez sa haine, ses calomnies, ses injures, ses mépris, ses outrages.
Ego protector tuus sum... in manibus meis descripsi te.
Je suis votre protecteur et votre défense, petite compagnie, vous dit le Père éternel; je vous ai gravée dans mon cœur et écrite dans mes mains, pour vous chérir et vous défendre, parce que vous avez mis votre confiance en moi et non dans les hommes, en ma Providence et non dans l'argent.
Je vous délivrerai des pièges qu'on vous tend, des calomnies qu'on vous impose, des terreurs de la nuit et des ténèbres qui vous intimident, des assauts du démon du midi qui veut vous séduire ; je vous cacherai sous mes ailes, je vous porterai sur mes épaules, je tous nourrirai à mes mamelles, je vous armerai de ma vérité, et si puissamment que vous verrez de vos yeux vos ennemis tomber à milliers à vos côtés ; mille mauvais riches à votre droite, et dix mille mauvais pauvres à votre gauche, sans que ma vengeance approche même de vous.
Vous marcherez avec courage sur l'aspic et le basilic envieux et calomniateur ; vous foulerez à vos pieds le lion et le dragon impie, emporté et orgueilleux ; je vous exaucerai dans vos prières, je vous accompagnerai dans vos souffrances, je vous délivrerai de tous vos maux, je vous glorifierai de toute ma gloire que je vous montrerai dans mon royaume, sans voile et à découvert, après que je vous aurai comblée de joie et de bénédictions sur la terre.
Ce sont là, chère petite compagnie, les promesses admirables que Dieu vous fait par la bouche du Prophète, si vous mettez par Marie toute votre confiance en lui.
Etant comme vous êtes tous abandonnés à sa Providence, c'est à Dieu à vous soutenir, à vous multiplier, en vous bénissant par ces paroles : Crescite et multiplicamini, et replète terram.
Ne craignez donc point votre petit nombre, c'est à Dieu à vous défendre ; ne craignez donc point vos ennemis, c'est à Dieu à vous garantir de leurs attaques et de leurs embûches. C'est à Dieu à vous vêtir, à vous nourrir, à vous entretenir ; ne craignez donc point alors de manquer du nécessaire en ces mauvais temps, qui ne sont mauvais que parce qu'on manque de confiance en Dieu. C'est encore à Dieu de vous glorifier; glorificabo. Ne craignez donc point qu'on vous enlève votre gloire ; en un mot, ne craignez rien, et dormez en sûreté sur son sein paternel. In pace in idipsum dormiam et requiescam.
Mais c'est peu que de ne rien craindre sous sa protection ; Dieu veut, de plus, que vous espériez de lui de grandes choses, et que cette espérance vous comble de joie. Ce très-riche et très-bon Père veut vous donner le royaume de sa grâce, dare vobis regnum.
Vous êtes rois et prêtres de Dieu, Fecisti nos Deo nostro regnum et sacerdotes, par votre christianisme et votre sacerdoce ; mais vous êtes encore rois par votre pauvreté volontaire : Beati pauperes spiritu, quoniam ipsorum est regnum cœlorum. Notre-Seigneur ne vous dit pas seulement ici que vous aurez le royaume des cieux; mais, qu'étant pauvres d'esprit, vous l'avez déjà; ipsorum est; et comment cela?
1° Parce que, comme dans le ciel l'on n'a besoin de rien de ce qui est sur la terre, qu'on regorge des biens spirituels et éternels, et qu'on y possède Dieu pleinement, de même les pauvres volontaires, comme nous, n'ont besoin de rien sur la terre, puisqu'ils ne veulent ni ne désirent rien ; autrement ils ne seroient pas pauvres d'esprit ; car, ainsi que l'observe le sage : Substantia inopis secundùm cor ejus, les biens du pauvre sont selon les dispositions de son cœur ; si son cœur est content, il est riche et rien ne lui manque.
2° Parce que les pauvres d'esprit sont riches en foi et dans les autres vertus. Pauperes in hoc sæculo divites in fide; affatim dives est qui cum Christo pauper est. Celui-là est abondamment riche qui est pauvre d'esprit avec Jésus-Christ, dit saint Jérôme.
Il est riche en consolations divines : Parasti in dulcedine tua pauperi, Deus. N'étant point piqué des épines des richesses, ni brûlé du désir de les posséder, et se sevrant, comme un roi du ciel, de toutes les douceurs terrestres et charnelles, il surabonde de consolations divines, prœbebit divitias regibus.
Il est même riche dans la gloire du ciel, quoique son corps n'y soit pas encore; car, ce qui vaut de l'or, on peut dire en quelque sorte que c'est de l'or. Aurum est quod aurum valet. De même, ce qui vaut le ciel, on peut dire que c'est le ciel. Or, que vaut la pauvreté d'esprit? le royaume des cieux, la gloire des cieux : le pauvre d'esprit la possède donc ? Ipsorum est regnum cælorum.
3° Parce que le vrai pauvre d'esprit a la possession de Dieu même dans son cœur. Quid enim gloriosius homini quam sua vendere et Christum emere, dit saint Augustin ? Quoi de plus glorieux à l'homme que de vendre ses biens pour acheter Jésus? O l'heureuse vente ! ô l'heureux achat ! Nescit homo prœtium ejus. Sachez, mes chers Frères, qu'aucun homme ne connoît le prix de votre pauvreté évangélique ; semper ergo dives est Christiana paupertas, quia plus est quod habet quam quod non habet, nec timet in hoc mundo indigentia laborare, eux donatum est in omnium rerum Domino omnia possidere.
Afin donc que vous augmentiez ces richesses de votre pauvreté, et ce grand royaume que vous avez conquis, gardez ces trois pratiques :
1° Estimez beaucoup et chérissez tendrement la pauvreté réelle et effective que vous avez embrassée ; personne ne devient riche avec plus de facilité, et ne sait mieux user des richesses, dit un savant évêque, que le vrai pauvre d'esprit ; sachant bien que les richesses ne servent qu'à rendre pauvres et misérables ceux qui les aiment en les possédant, et qu'elles font vraiment riches et heureux ceux qui s'en défont par un saint et précieux mépris. Divitiæ pauperem faciunt et miserum, si diligantur; beatum et divitem, si pro Christo contemnantur. (Humbert.)
Prenez donc garde de regarder derrière vous ce que vous avez laissé de patrimoine ou d'espérances mondaines. Nemo mittens manum ad aratrum et respiciens post se est aptus regno Dei. Prenez garde de regarder avec envie autour de vous les avantages, les positions honorables que vous pouviez justement obtenir comme tant d'autres, et qui enflamment la concupiscence de l'insensé. Quæ concupiscentiam præbent insensato. Mais ayant tout quitté, comme saint Pierre, n'ayez plus d'autre joie ni d'autre ambition que de vous attacher de plus en plus à suivre Jésus-Christ. Ecce nos reliquimus omnia et secuti sumus te.
2° Expérimentez volontiers les effets de la pauvreté ; d'abord les travaux, ne mangeant votre pain qu'à la sueur de votre front, dans une chaire ou un confessionnal ; ensuite les humiliations et les mépris que font ordinairement éprouver aux pauvres ecclésiastiques l'impiété et l'incrédulité du siècle ; enfin, les autres incommodités qui accompagnent la pauvreté, soit dans les vêtemens, soit dans la nourriture, soit dans les logemens, soit dans les fatigues des voyages, en un mot, dans les travaux que demande la vie apostolique.
C'est alors que, joignant la pratique à l'estime de la pauvreté, vous verrez heureusement se multiplier au centuple cette moisson que vous semez tristement sur la terre, et dont vous embrasserez les gerbes abondantes dans l'éternité. Euntes ibant et flebant mittentes semina sua; venientes autem venient por­tantes manipulos suos.
3° Soupirez incessamment après les biens éternels, et frappez sans cesse à la porte de la miséricorde de Jésus-Christ, qui reconnoît et exauce, avec prédilection, tous ceux qui sont revêtus des livrées de la pauvreté.
Le vrai pauvre d'esprit doit donc regarder le monde comme un désert affreux dont il retire entièrement son cœur ; il se dépouille de toute affection, il rompt tous les liens qui pourroient l'y retenir. Sans parens, sans amis, sans affaires, comme un soldat en campagne, il ne veut que combattre les combats de la foi de Jésus-Christ. Nemo militans Deo implicat se negotiis.
De même donc qu'un voyageur pressé d'arriver à une royale cité vers laquelle il dirige sa course rapide, et qui, tout rempli de cette unique pensée, passe indifféremment sans s'arrêter à considérer la beauté des contrées qu'il traverse, ainsi le missionnaire, dégagé comme un saint François, marche à grande hâte vers la céleste Jérusalem, uniquement épris des charmes de cette immortelle cité de paix et de gloire ; il n'a des yeux que pour la contempler; il ne peut donner le nom de peine à ce qu'il lui en coûte pour y arriver, ni le nom de plaisir à ce qui peut l'en détourner. Tel qu'un autre Paul, il ne considère pas les choses visibles, mais les invisibles, parce que, se dit-il à lui-même, les choses visibles sont passagères et périssables, la mort les enlève quand on croit en jouir, souvent même on les perd avec déchirement avant la mort ; tandis que les biens invisibles, ces biens ineffables que l'on ne goûte que dans la possession de Dieu, sont éternels.
Ainsi, enfin, le missionnaire, soutenu et encouragé par cette noble espérance, qui repose au fond de son cœur, ne peut se démentir ; et, persévérant dans sa sainte et sublime vocation, il aura le bonheur de pouvoir répéter avec confiance, en mourant, ces belles, ces consolantes paroles du plus zélé de tous les missionnaires de Jésus-Christ : Bonum certamen certavi, cursum consummavi, fidem servavi, in reliquo reposita est mihi corona justitiæ quam reddet mini Dominus in illa die justus judex. Amen.
 
D. S.

TABLE DES MATIÈRES.
 
 
Préface.                                                                                                                    Page 1
LIVRE PREMIER. Depuis la naissance de Louis-Marie Grignon de, Montfort, en 1073, jusqu'à sa promotion au sacerdoce, en 1700.
Chapitre Ier. Depuis la naissance de Louis, en 1673, jusqu'à la fin de sa rhétorique, en 1691.                                                                                                          11
Chapitre II. Depuis la fin de sa rhétorique, en 1691, jusqu'à son départ pour Paris, en 1693.                                                                                                                     21
Chapitre III. Depuis son arrivée à Paris, en 1693, jusqu'à son entrée au Séminaire Saint-Sulpice, en 1695.                                                                          32
Chapitre IV. Vertus de Montfort durant son séjour à Saint-Sulpice, de 1695 à 1700.                                                                                                                                       46
Chapitre V. Epreuves auxquelles il fut soumis durant son séjour à Saint-Sulpice, de 1695 à 1700.                                                                                                                         57
 
LIVRE DEUXIÈME. Depuis la promotion de Montfort au sacerdoce, en 1700, jusqu'à sa mission apostolique, en 1706.
Chapitre Ier. Depuis la promotion de Montfort au sacerdoce, en 1700, jusqu'à son entrée comme aumônier à l’hôpital général de Poitiers, en 1701                       70 Chapitre II. Depuis son entrée à l'hôpital de Poitiers, en 1701, jusqu'à son voyage de Paris, en 1702.                                                                                            83
Chapitre III. Voyage de Montfort à Paris, en 1702.                                                   95
Chapitre IV. Depuis son voyagea Paris, en 1702, jusqu'à sa sortie de l'hôpital de Poitiers, en 1704.                                                                                                                       105
Chapitre V. Commencemens de la Congrégation de la Sagesse dans l'hôpital de Poitiers, en 1703.                                                                                                                   116
Chapitre VI. Missions de Montfort depuis sa sortie de l'hôpital de Poitiers, en 1704, jusqu'à son départ pour Rome, en 1706.                                                             127
 
LIVRE TROISIÈME. Depuis le voyage de Montfort à Rome, où il est nommé missionnaire apostolique, en 1706, jusqu'au commencement de ses travaux dans le diocèse de La Rochelle, en 1711.
Chapitre Ier. Voyage de Montfort à Rome, en 1706.                                                 142
Chapitre II. Depuis le voyage de Montfort à Rome, jusqu'à son retour dans son diocèse, en la même année 1706.                                                                          154
Chapitre III. Depuis son retour dans son diocèse, en 1706, jusqu'à sa retraite dans sa solitude de Saint-Lazare, en 1707.                                                                 166
Chapitre IV. Depuis sa retraite dans sa solitude de Saint-Lazare, en 1707, jusqu'à sa sortie définitive du diocèse de Saint-Malo, en 1708.                                178
Chapitre V. Depuis sa sortie définitive de son diocèse, en 1708, jusqu'à l'érection du Calvaire de Pont-château, au diocèse de Nantes, en 1709.    188
Chapitre VI. Erection du Calvaire de Pontchâteau, en 1709 et 1710.              199
Chapitre VII. Depuis l'érection du Calvaire de Pont-château, en 1710, jusqu'aux premiers travaux de Montfort à La Rochelle, en 1711.                                      216
 
LIVRE QUATRIÈME. Depuis le commencement des travaux de Montfort dans le diocèse de La Rochelle en 1711, jusqu'à sa mort, en 1716.
Chapitre Ier. Depuis l'arrivée de Montfort à La Rochelle, en 1711, jusqu'à son passage à l'Ile-Dieu, en 1712.                                                                                           228
Chapitre II. Depuis son passage à l'Ile-Dieu, en 1712, jusqu'à son retour à La Rochelle, dans la même année.                                                                                        239
Chapitre III. Depuis son retour à La Rochelle, après ses derniers travaux dans le diocèse de Luçon, en 1712, jusqu'à ses premières démarches pour l'établissement d'une Compagnie de missionnaires, en 1713.                                  256
Chapitre IV. Démarches de Montfort pour l'établissement d'une Compagnie de missionnaires, durant les vacances de 1713.                                                              266
Chapitre V. Travaux de Montfort depuis les vacances de 1713, jusqu'à celles de 1714.                                                                                                                                          280
Chapitre VI. Première partie des vacances de 1714 jusqu'à l'entrevue de Montfort avec M. Blain, à Rouen.                                                                               290
Chapitre VII. Seconde partie des vacances de 1714, depuis l'entrevue avec M. Blain.                                                                                                                                      299
Chapitre VIII. Travaux de Montfort depuis les vacances de 1714, jusqu'à l'établissement des Filles de la Sagesse à La Rochelle, en 1715.                          316
Chapitre IX. Fondation des Ecoles charitables et établissement des Filles de la Sagesse à La Rochelle, en 1715.                                                                                 326
Chapitre X. Travaux de Montfort depuis l'établissement des Filles de la Sagesse à La Rochelle, en 1715, jusqu'à sa mort, en 1716.                                                 336
 
LIVRE CINQUIÈME. Portrait et gloire de Montfort.
Chapitre Ier. Portrait de Montfort.                                                                                 358 Chapitre II. Gloire de Montfort.                                                                             394
 
LIVRE SIXIÈME. Histoire abrégée des deux Congrégations principales établies par Montfort.
Chapitre Ier. Histoire de la Congrégation du Saint-Esprit.                                        431
Chapitre II. Histoire de la Congrégation de la Sagesse.                                            463
 
Extraits des Ecrits de Montfort.                                                                                     495
Lettre circulaire aux Amis de la Croix.                                                                           497 Sur la dévotion à la sainte Vierge.                                                                         532 Prière pour obtenir des Missionnaires.                                                                         542 Allocution aux Missionnaires de la Compagnie de Marie.                                       554
 
Fin de la table.
 

 [PE1]
Strano questo numero di 8. Forse solo i viventi?
 [PE2]
Anche Dalin supporta la tradizione che il nome Mariagli sia stato impostoalla confermazione.
 [PE3]
Mi pare che Dalin faccia un po’ di confusione di date.
 [PE4]
È strano questo. Mi sembra che sia il solo a parlare di sepoltura al cimitero!
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