St. Louis-Marie de Montfort - Archive

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St. Louis-Marie de Montfort

Life > Bombardier

JEAN BOMBARDIER, S.M.M.







SAINT LOUIS-MARIE DE MONTFORT
missionnaire en pays chrétien





LES EDITIONS MONTFORTAINES

Nihil obstat:


ARTHUR GIRARD, ptre,
censeur

Nicolet, le 26 avril 1947




















Imprimatur:
† ALBINI LAFORTUNE,
évêque de Nicolet

Nicolet, le 28 avril 1947


INTRODUCTION 4
PREMIERE PARTIE : la montée vers l'autel 6
Que deviendra cet enfant? 6
Un collégien qui n'est pas comme les autres 7
L'enfant de la Providence. 12
Les marches de l'autel 20
DEUXIEME PARTIE : Missionnaire en pays chrétien 25
Pauvre comme son maître 27
L'envoyé du Pape 34
La parole irrésistible 39
Alerte! La mission est ouverte! 41
Le planteur de croix 46
L'apôtre de l'avenir 55
La mission inachevée 66
TROISIEME PARTIE: La mission continue 69
La Compagnie de Marie 69
Les Frères coadjuteurs 71
Les Filles de la Sagesse 71
TABLE 73

INTRODUCTION
Le 20 juillet de cette année 1947, le Souverain Pontife tournait les yeux de l'univers catholique sur un humble prêtre de la vieille France, en inscrivant son nom sur la liste glorieuse des Saints canonisés. Celui qui était déjà connu dans l'Église entière, grâce à ses écrits sur la dévotion à la sainte Vierge et à ses deux fondations religieuses, sous le nom de Bienheureux Père de Montfort, s'appellera désormais: Saint Louis-Marie de Montfort.
L'année de sa naissance, 1673, nous reporte bien loin dans le passé; cette date évoque dans notre esprit les temps héroïques de la colonisation, alors que la Nouvelle-France achetait, au prix des plus durs sacrifices et même de son sang, le droit de vivre et de prospérer sur un continent nouveau. A cette époque la ténacité des défricheurs, le courage de Dollard et de ses émules fondaient notre Canada. Le héros de notre récit, il est vrai, ne quitta point le sol de la mère-patrie, mais ce fut contre son gré; son désir le plus vif, au moment de son élévation à la prêtrise, le portait vers le Canada où il rêvait d'évangéliser les sauvages. La divine Providence lui tailla une autre besogne, non moins rude: le Pape le nomma missionnaire au pays chrétien de France.


Missionnaire, il le fut totalement, au point de s'approprier la fière déclaration de l'apôtre saint Paul: Le Seigneur ne m'a pas envoyé baptiser mais prêcher l'Évangile. Le Père de Montfort reçut lui aussi du Christ, par l'entremise de son Vicaire, la mission de replacer le peuple chrétien en face des obligations de son baptême. Il n'eut pas à annoncer la nouvelle du salut aux infidèles; il rappela aux baptisés leur devoir et leur dignité d'enfants de Dieu et d'héritiers du ciel.
Étranger à tout ce qui ne se rapporte pas à sa mission, il refuse de se fixer en un lieu; tel un oiseau voyageur, il s'arrête ici aujourd'hui pour repartir demain. On peut dire qu'il élit domicile sur la route, la route accueillante aux petits, aux va-nu-pieds comme aux riches. Il va partout où le péché l'appelle, partout où les âmes sont menacées de damnation éternelle. Il a pris soin de s'analyser lui-même dans un cantique de sa composition:

Je suis chasseur des âmes
Pour mon Sauveur Jésus.
Les mépris et les blâmes
En sont mes revenus.

Je vais sans équipage,
Mon bâton à la main,
Sans rien qui me soulage,
Mais aussi sans chagrin.

Puisque toute la terre
Est pleine de péché,
J'ai partout grande affaire,
Tout lieu me fait pitié.

La biographie que nous présentons au lecteur canadien ne donne qu'une faible esquisse de la vie héroïque et mouvementée du Père de Montfort. Puisse-t-elle suffire à susciter chez nous admiration et culte envers ce grand missionnaire au pays chrétien.






R. P. Jules Nadeau
Recruteur Montfortain
Maison Reine-des-Cœurs
Tél: GR. 2-3411, Drummondville, Qué.


PREMIERE PARTIE : la montée vers l'autel

"Louis Grignion était fils de noble homme Jean-Baptiste Grignion, sieur de la Bacheleraye, avocat au bailliage de Montfort la Canne, diocèse de Saint-Malo en Bretagne, et de Jeanne Robert." Né le 31 janvier 1673, il reçut au baptême le nom de Louis auquel il ajouta celui de Marie au jour de sa confirmation. Louis-Marie ne grandit pas solitaire: deux garçons et six filles le suivirent dans l'existence. De ces neuf enfants, Louis devint prêtre, un autre entra chez les Dominicains et trois filles prirent le voile. C'est à ce foyer chrétien que Louis-Marie s'initia à la pratique des vertus austères qui étonnèrent ses contemporains.
Pour dire toute la vérité, cet enfant se fit remarquer très tôt à la maison par une piété et un sérieux au-dessus de son âge. Il n'avait pas encore cinq ans qu'il parlait volontiers de Dieu; il s'approchait de sa mère, lorsqu'il la voyait affligée, pour la consoler et l'exhorter à souffrir avec patience. Si Louise était sa sœur préférée, c'est qu'elle voulait bien partager ses exercices de piété. Parfois, il devait lui faire de petits présents pour l'arracher à ses compagnes de jeu et lui offrir quelque petit compliment: "Ma chère sœur, vous serez toute belle et le monde vous aimera si vous aimez Dieu."

Que deviendra cet enfant?

Un mystère planait sur l'avenir de cet enfant; sûrement Dieu avait jeté les yeux sur lui et l'avait réservé à quelque grande mission. Au baptême il s'était emparé de ce cœur neuf et l'avait rempli de sa grâce; il lui avait fait don surtout d'une sagesse supérieure, qui l'écarterait des sentiers ordinaires et le conduirait tout droit au sommet de la perfection. Selon toutes les apparences, Louis-Marie conserva intacte jusqu'à la tombe, par un privilège très rare, l'innocence de son baptême. "Il a toujours vécu comme un ange dans un corps mortel. Je suis persuadé qu'il est mort vierge et que sa chair est rentrée innocente dans le tombeau." Ce témoignage provient de son ami intime et du confident de toute sa vie.
Louis-Marie, régénéré par le baptême, conclut avec Dieu une alliance éternelle. Il promit de fermer son cœur aux avances du démon, de conserver l'amitié de celui qui était devenu son Père et l'Hôte de son âme. Rien ne put l'amener à trahir son serment. Son baptême orienta définitivement sa vie; aussi décida-t-il, un jour, de changer son nom en celui de Montfort, par respect pour le lieu où l'eau sainte avait lavé son âme et l'avait consacrée au service du Roi des rois. La vie en état de grâce, la vie de soumission au Maître est la seule permise à un baptisé. Nul n'ignore ce qu'elle exige de courage et de vigilance de la part d'une nature affaiblie et entourée d'ennemis. Bien peu de chrétiens échappent au naufrage fatal.
Louis-Marie trouva le secret de son immunité dans sa dévotion à la sainte Vierge. Il enseignera plus tard aux pécheurs à confier leur persévérance à cette Vierge fidèle. "C'est à sa fidélité que l'on se fit, c'est sur sa puissance que l'on s'appuie, c'est sur sa miséricorde et sa charité que l'on se fonde, afin qu'elle conserve et augmente nos vertus et nos mérites, malgré le diable, le monde et la chair qui font leurs efforts pour nous les enlever." Le nom et l'influence de la sainte Vierge se retrouvent partout, comme nous verrons, dans la vie extraordinaire de Louis-Marie Grignion.
Jusqu'à l'âge de douze ans, il fréquente l'école de sa ville natale. Appliqué à l'étude, il ne se mêlait jamais aux jeux de ses petits camarades. Non pas qu'il fut gauche ou timide. Un attrait puissant le tirait ailleurs, au-dedans de lui-même; il trouvait plaisir et profit à méditer, à converser avec l'Hôte intime. Il préférait se retirer dans quelque coin tranquille, pour vaquer à la prière et réciter son chapelet devant une petite image de la sainte Vierge, pratique qu'il continua dans la suite. On se représente mal le Père de Montfort sans un chapelet et sans une image de la sainte Vierge. Veut-il prier? il sort de sa poche une gravure, une statuette et il se trouve magiquement en présence de sa Mère du ciel. Devant elle il prie, il trouve ce qu'il faut dire et aussi ce qu'il faudra faire ensuite durant la journée.
Une piété aussi envahissante ne plaisait pas aux ambitions que son père nourrissait pour lui. Louis-Marie aurait mieux fait, à son sens, de s'intéresser à cette terre et aux besoins de la nombreuse famille. C'est qu'il avait entendu un appel vers une vie plus haute; il comptait plus sur la divine Providence que sur ses talents naturels pour soutenir les siens. De nombreuses années plus tard, il adressera ce reproche à son père qu'il estime trop penché vers les biens de ce monde: "Je prie mon père de la part de mon Père céleste de ne point toucher la poix, car il en sera gâté, de ne point manger de la terre, car il en sera suffoqué, de ne pas avaler de fumée, car il en sera étouffé."
Une courte prudence convoite richesses et bien-être; la sagesse surnaturelle vante les trésors de la sainte pauvreté et détache le cœur de la poussière pour l'attacher au seul vrai bien: Dieu. M. Grignion et son aîné ne voyaient pas les choses du même œil.

Un collégien qui n'est pas comme les autres

Changement de décor: Louis-Marie a quitté Montfort pour la ville de Rennes où les Jésuites possèdent un grand collège classique. Comme les autres étudiants — leur chiffre dépasse les deux mille — Louis-Marie fréquente l'institution aux heures de classe, mais pensionne au dehors. Il a la bonne fortune d'avoir un oncle prêtre qui réside tout près et qui le reçoit volontiers sous son toit. Notre collégien a douze ans; ses remarquables qualités de cœur et d'esprit lui ont vite gagné la sympathie de ses professeurs. Leur science et leur piété enrichiront son âme si bien disposée. Mais comment traversera-t-il ces huit années d'étude et de croissance physique, mêlé qu'il sera à une jeunesse dissipée et souvent corrompue? Sa piété et son recueillement résisteront-ils au tapage et aux divertissements d'une grande ville?
Son ami nous rassure en ces termes: "Louis était encore écolier et paraissait déjà un homme parfait, tenant tous ses sens sous une telle garde qu'on ne lui voyait échapper ni regards, ni gestes, ni manières inconsidérés. Ses yeux presque toujours baissés, sa modestie, son air dévot le singularisaient déjà en quelque sorte et le faisaient distinguer de presque tous les autres écoliers."
Que de jeunes écervelés perdent leur temps en classe, chahutent et s'amusent. Qu'ils courent les rues et les cabarets le soir, s'assemblent pour boire et se divertir. Louis-Marie ne les connaît pas. Une réserve rigoureuse monte la garde devant la porte de son cœur. Les histoires risquées ne parviennent pas à ses oreilles; les spectacles indécents s'arrêtent à la barrière de ses paupières closes; les livres suspects ne pénètrent pas dans sa chambre. Pour reprendre l'expression de son ami, ce jeune homme qui, dans un entourage agité et sensuel, mène une vie de prière et de solitude semble avoir échappé à la souillure du péché originel. Ses inclinations naturelles le portent vers les sommets au lieu de traîner vers les-bas-fonds. "Toute son enfance s'est passée dans une admirable innocence et éloignement du mal; il était si ignorant de tout ce qui peut altérer la pureté qu'un jour, l'entretenant des tentations contre cette vertu, il me dit qu'il ne savait ce que c'était."
Avec les années Louis-Marie avançait en âge, en science et en sagesse. Il ignore l'attirance du mal, tant ses yeux sont éblouis par l'éclat souverain de la vertu. Parce qu'il a gardé à Dieu les élans de son jeune cœur, Dieu l'a rempli de cette sagesse mille fois plus précieuse que l'or. Il lui a donné le goût, le désir et la jouissance de la vérité surnaturelle, de la présence et de la pensée divines.
En classe, il s'affirme un redoutable concurrent: à la fin de l'année il remportait tous les prix. Il joignait à ses dons intellectuels de la facilité pour le dessin et la peinture. Un de ses tableaux, représentant l'Enfant-Jésus jouant avec saint Jean-Baptiste plut à un conseiller du parlement en visite à la maison. Il lui en donna un louis d'or pour ses pauvres.
Je dis bien, pour ses pauvres. Car ce collégien aimait à visiter les indigents et les malades, à les consoler et à leur distribuer les aumônes qu'il avait recueillies. Louis-Marie, qui passait pour un jeune homme tranquille et réservé, savait accomplir, quand la charité entrait en jeu, des gestes capables d'effrayer les plus hardis. Il tendit la main en public et fit la quête auprès des étudiants, en faveur d'un camarade en guenilles. D'autres s'étaient moqués de sa misère; lui en eut pitié, parce que, sur le visage du pauvre, sa foi lui découvrait les traits de Jésus. Il porte ensuite le fruit de sa quête chez le marchand de drap et il lui présente son ami en haillons: "Voici mon frère et le vôtre, si cette somme d'argent ne suffit pas, à vous d'ajouter le reste." La charité est contagieuse: le marché fut conclu.
Ecrivons-nous de la légende et non de l'histoire vécue quand nous appuyons sur les différences marquées qui distinguent Louis-Marie de ses condisciples? Par une anticipation inconsciente des faits, ne déposons-nous pas avant le temps un nimbe lumineux sur le front d'un adolescent que les tempêtes de la vie n'ont pas encore secoué? Non. Ce jeune homme ne ressemble pas à la masse de ses camarades, et il est temps de rechercher l'origine d'une sainteté aussi précoce et aussi ferme. Ici encore M. Blain, l'ami de notre héros, va nous fournir les renseignements souhaités.
"L'amour de Marie était comme né avec M. Grignion, on peut dire que la sainte Vierge l'avait choisi la première pour un de ses plus grands favoris, et avait gravé dans sa jeune âme cette tendresse si singulière qu'il a toujours eue pour elle, et qui l'a fait regarder comme un des plus grands dévots à la Mère de Dieu que l'Église ait vus." Ce jugement, qui nous livre la clef de la vocation du Père de Montfort, mérite que nous nous y arrêtions sérieusement. Oui, Louis-Marie fut le prédestiné de la Mère de Dieu, son enfant privilégié, son tendre serviteur.
Chose certaine, le Père de Montfort a été suscité par la Providence pour faire échec à l'hérésie janséniste et pour intensifier dans l'Église la dévotion à la sainte Vierge. Il faut le ranger parmi les grands saints des derniers temps qu'il a lui-même prédits, qui surpasseront autant en sainteté la plupart des autres saints, que les cèdres du Liban surpassent les petits arbrisseaux. Géant de la perfection, le Père de Montfort appartient à ces grandes âmes, pleines de grâce et de zèle, qui seront choisies pour s'opposer aux ennemis de Dieu; âmes singulièrement dévotes à la sainte Vierge, éclairées par sa lumière, nourries de son lait, conduites par son esprit, soutenues par son bras et gardées sous sa protection.
La Mère de Dieu fut l'ouvrière des merveilles de grâce que nous admirons dans l'âme de son jeune serviteur. La première, elle l'a choisi, elle l'a choyé et enveloppé de ses prévenances, elle a allumé en son cœur cette filiale tendresse qui donne à sa piété tant de douceur et de séduction. La tendresse envers Marie, que voilà un sentiment tout montfortain, une conviction intime, ardente qu'il exprime partout dans ses écrits. Une vraie et tendre dévotion à Marie, mais c'est le tout de la piété mariale à ses yeux! Malheur à certains catholiques qui ne connaissent la Mère de Dieu que d'une manière spéculative, sèche, stérile, indifférente. Le Père de Montfort réprouve ces Messieurs sans pitié et sans dévotion tendre envers Marie.
Par contre, comme il se plaît à expliquer ce qu'il appelle une dévotion tendre. "La vraie dévotion est tendre, c'est-à-dire pleine de confiance en la très sainte Vierge, comme d'un enfant dans sa bonne mère. Elle fait qu'une âme recourt à elle en tous ses besoins de corps et d'esprit, avec beaucoup de simplicité, de confiance et de tendresse; elle implore l'aide de sa bonne mère en tout temps, en tout lieu et en toute chose; dans ses doutes pour en être éclaircie, dans ses égarements pour être redressée. . ."
Relisez ces dernières lignes attentivement; elles trahissent le secret d'une âme, elles détaillent la vie intérieure du plus grand serviteur de la Vierge sainte. Car le Père de Montfort n'enseigne rien qu'il n'ait auparavant expérimenté. Pour parler de dévotion à Marie il n'a qu'à ouvrir son cœur, comme il en fait parfois la remarque: "Mon cœur vient de dicter ce que je viens d'écrire avec une joie particulière." Il tente de s'expliquer, d'exprimer ce qui bouillonne en son âme, quitte à s'avouer impuissant et à proclamer que seules l'expérience et l'inspiration divine peuvent apprendre ce qui fait défaillir sa plume. Nec lingua valet dicere, nec littera exprimere, expertus potest credere…
Nous transcrivons ici une page de M. Blain sur la dévotion de Louis-Marie envers sa Mère du ciel. Elle complétera notre exposé. "Le jeune Grignion était-il devant une image de Marie, il paraissait ne plus connaître personne et dans une espèce d'aliénation de ses sens; d'un air dévot et animé, dans une espèce d'extase, immobile du reste et sans action, il se tenait des heures entières au pied des autels, à la prier, à l'honorer, à réclamer sa protection, à lui dédier son innocence, à la conjurer d'en être la gardienne, à se consacrer à son service. Cette dévotion si sensible n'était pas en lui passagère, comme en tant d'autres enfants; elle était journalière. L'église de Saint-Sauveur, sa paroisse, le voyait tous les jours, en allant et revenant de classe, rendre ses visites à une ancienne et miraculeuse image qui y était; et son oncle rend témoignage qu'il y passait quelquefois une heure. Tout le monde sait qu'il ne l'appelait que sa Mère, sa bonne Mère; mais tout le monde ne sait pas que dès sa plus tendre jeunesse, il allait à elle avec une simplicité enfantine lui demander tous ses besoins temporels aussi bien que spirituels, et il se tenait si assuré, par la grande confiance qu'il avait en ses bontés, de les obtenir que jamais ni doutes, ni inquiétudes, ni perplexité ne l'embarrassaient sur rien; tout, à son avis, était fait quand il avait prié sa bonne Mère et il n'hésitait plus."
Nous comprenons à présent pourquoi Louis-Marie ressemblait si peu aux autres collégiens, pourquoi il menait une vie angélique dans un corps mortel. La sainte Vierge accomplissait ce prodige en sa faveur, parce qu'elle le préparait à sa mission de sauver les âmes et de prêcher aux siècles à venir les bontés inépuisables de la Reine des cœurs. Dans la vie de Louis-Marie, la dévotion à la Mère de Dieu prend donc un sens et une étendue qui ne se retrouvent pas souvent, même chez les saints: ce n'est plus le ruisseau ni la rivière, mais un fleuve large et profond qui prodigue sur ses bords verdure et fécondité. Louis n'a pas encore atteint sa vingtième année qu'il pratique déjà cette dévotion parfaite qu'il prêchera plus tard aux foules émerveillées.
Pour Marie on ne fait jamais assez! Toujours plus, toujours mieux, voilà comment se mesure chez lui le culte de sa bonne Mère. Aussi quel magnifique et incroyable profit tire-t-il d'un si entier dévouement! Chaque heure, chaque minute de sa journée, pour ainsi dire, se remplit de la pensée, de l'invocation, de l'imitation de Marie. Agir par elle, penser comme elle, prier avec elle, méditer en elle, mériter pour elle, telle devient la trame ordinaire de son existence.
Notre-Dame, de son côté, se donne d'une manière ineffable à son fidèle serviteur. Elle épie les occasions favorables de lui faire du bien, lui donne de bons conseils, l'entretient de tout le nécessaire pour le corps et pour l'âme, le conduit et dirige selon la volonté de son Fils, le défend et protège contre ses ennemis, intercède pour lui auprès de Jésus auquel elle l'unit d'un lien très intime. M. Blain signale encore cette protection spéciale de Marie qui couvre Louis-Marie. "Comme son extrême amour de la pauvreté et des pauvres et son abandon apostolique à la Providence le mettaient dans des nécessités d'argent continuelles, il avait besoin d'une mère aussi tendre et aussi vigilante que la sainte Vierge pour y pourvoir. Mais, mon Dieu! quest-ce qui lui a jamais manqué avec le secours de la Reine du ciel? Ceux qui ont connu M. Grignion à fond, comme moi, savent que les miracles de sa providence maternelle sur lui se multipliaient avec ses jours, et si quelquefois elle paraissait le délaisser pour quelques heures, ce n'était que pour animer sa confiance envers elle et l’exercer dans la pratique des plus difficiles vertus. Aussi comme une bonne mère, qui prend plaisir à se dérober quelques moments aux yeux de son enfant pour lui rendre ensuite sa présence plus douce et plus sensible, la divine Marie paraissait parfois oublier le plus zélé et le plus tendre de ses dévots; mais après avoir éprouvé sa vertu, elle ne tardait plus guère de faire éclater sa tendresse pour lui par quelque preuve nouvelle de sa bonté. Il faudrait faire un journal de sa vie, si on voulait marquer par détail tous les soins que sa bonne Mère paraissait en prendre; il semble qu'elle le conduisait par la main en toutes ses voies, comme l'ange Raphaël le jeune Tobie. Il semble qu'il apprenait d'elle tout ce qu'il avait à faire dans les choses même les plus obscures, et les plus embarrassées, telle que peut être la vocation à un état."
Au sortir de sa philosophie, Louis-Marie eut à décider la grave question de son avenir. Le monde, où son père aurait voulu le retenir, n'exerçait aucun attrait sur un cœur aussi élevé au-dessus de la terre. Peut-être le cloître allait-il cueillir ce lis odorant? Dans la retraite infranchissable d'un monastère, il étancherait sa soif de silence et d'oraison. A moins que l'apostolat actif de quelque congrégation moderne, comme les Jésuites ou les Prêtres de la mission, ne séduisit le jeune enthousiasme de son zèle. Dans cette décision, comme dans toutes les autres, ce fut la sainte Vierge qui le guida. L'état ecclésiastique, le sacerdoce fut le seul pour lequel son cœur parla, le seul que Dieu lui montra.

L'enfant de la Providence.

A l'automne de 1693, Louis-Marie dit adieu à la patrie de son enfance. Loin de sa Bretagne, l'entraînait son projet de devenir prêtre, un vrai prêtre du bon Dieu. Il avait bien commencé sa théologie à Rennes sous des maîtres savants et pieux. La divine Providence fit miroiter à ses yeux un idéal plus élevé: là-bas, à Paris, existait un séminaire, où les clercs vivaient séparés du monde et bénéficiaient d'un climat merveilleux pour cultiver les hautes vertus du sacerdoce. On comprend que les désirs de notre lévite se portèrent vers ce jardin béni, surtout du jour où une pieuse dame offrit de payer sa pension. Il n'oubliait pas qu'en plus du logement et de la nourriture, un séminariste doit trouver à se vêtir et rencontrer d'autres menues dépenses; il n'était pas question non plus d'attendre la moindre assistance de ses parents. Il dit oui tout de même à la généreuse bienfaitrice, et il s'en remit à la divine Providence pour le reste.
M. Grignion, flatté sans doute de voir son fils prendre le chemin de la Capitale et qui sait? des honneurs, ne fit pas de difficultés. Il offrit même un cheval pour le voyage. Louis-Marie refusa, confiant de franchir à pieds, sans trop de peine, les 200 milles qui le séparaient de Paris. Tout au plus emportait-il un habit neuf et dix écus en poche; trente francs représentaient un bien mince capital pour défrayer des études qui dureraient sept années.
Tout autre que lui se serait rongé d'inquiétude, ou plutôt ne se serait pas embarqué dans cette galère. Lui savait se confier à la bonté de son Père céleste. Il suivit à la lettre le conseil évangélique qu'il rappellera plus tard à sa sœur dans le besoin: "Dieu veut de vous, ma chère sœur, que vous viviez au jour la journée, comme l'oiseau sur la branche, sans vous soucier du lendemain; dormez en repos sur le sein de la divine Providence et de la très sainte Vierge, ne cherchant qu'à aimer et contenter Dieu; car c'est une vérité infaillible, un axiome éternel et divin, aussi véritable qu'il n'y a qu'un Dieu: Cherchez premièrement le royaume de Dieu et sa justice, et le reste vous sera donné par surcroît."
Le raisonnement de Louis-Marie était aussi simple que clair: en se rendant à Paris afin d'achever sa formation cléricale, il servirait mieux les intérêts de Dieu qu'en demeurant chez ses parents à Rennes. Donc il partirait. Dieu premier servi, le reste ira toujours! Résolution courageuse, héroïque même. Véritables fiançailles avec la pauvreté du Christ. Louis-Marie Grignion, fils de noble homme, choisit de vivre désormais de la charité publique. A vingt ans, en pleine santé, doué d'une belle intelligence et nanti d'une instruction solide, il s'éloigne de sa famille et saute dans l'inconnu. La séparation lui coûta sûrement, encore que la Vierge très bonne lui adoucît l'amertume de son sacrifice par des consolations intimes. Il embrassa sa mère, ses petites sœurs, ses petits frères, il serra la main de son père et il partit, son rosaire à la main. Un homme qui dit son chapelet est fort.
Sur le mauvais chemin qui l'enlève à sa Bretagne, Louis-Marie se hâte vers sa terre promise. Il presse si vivement le pas qu'il entre dans Paris au bout de huit ou dix jours. Au prix de quelles fatigues et dans quel état! Il avait frappé aux portes, mendié son pain et un gîte pour la nuit. La pluie, une pluie d'automne, abondante, tenace, glacée, l'avait surpris; le chemin tourna au bourbier, où les souliers glissaient et enfonçaient. Il ne payait pas de mine sous ses vêtements souillés et difformes. Il personnifiait bien la misère quand il déclinait son nom: Louis-Marie Grignion, un pauvre de Jésus-Christ!
Il supporta joyeusement le mauvais accueil qui l'attendait à la fin de certaines journées harassantes. On l'écoutait avec défiance, on le chassait menaçant de mettre les chiens à ses trousses. Il y avait tant de maraudeurs dans le pays, et ce gaillard là avec ses épaules et ses poings!
Toujours dans les humbles chaumières, chez les pauvres, ses frères d'adoption, il avait trouvé un bol de soupe chaude et un peu de bois sec, pour se chauffer. Il retrouva sa bienfaitrice à Paris, mais, hélas! des revers de fortune ne permettaient plus à Mlle de Montigny de payer la pension au séminaire de Saint-Sulpice. Elle fit entrer son protégé dans un séminaire réservé aux ecclésiastiques pauvres. Bientôt la famine qui sévit partout dans le royaume le priva de sa pension. Le supérieur, qui ne voulait pas remettre Louis-Marie sur la pavé, lui offrit de veiller les morts de la paroisse à l'occasion. Louis-Marie ne s'y refusa pas, vu que c'était un moyen de gagner quelque chose. De plus il tendit la main.
"Son entretien lui restait à trouver et il résolut de le chercher dans la charité du prochain et de boire avec générosité la honte attachée à cette espèce de mendicité obscure; il trouvait d'ailleurs dans sa pauvreté des trésors pour les pauvres." Un jour il reçoit une soutane bien chaude; elle passe à un confrère nécessiteux. Argent comme habits ne dormaient pas longtemps dans ses mains, mais servaient à soulager la misère des autres. Lui se contentait du plus strict nécessaire, n'entendant pas vivre à son aise aux dépens d'autrui. Il affronta toutes les privations et les incommodités pour imiter son Maître qui n'avait même pas une pierre pour reposer sa tête. Il vivait entre les bras de la divine Providence, comme un enfant sur le sein de sa mère, qui se laisse conduire partout où elle veut et ne pense point au lendemain.
Le trait suivant fera saisir la manière confiante avec laquelle Louis-Marie faisait ses achats. "Il pria un vertueux laïque d'aller lui acheter à la friperie un habit de dessous de peau d'élan, afin qu'il fut de plus longue durée et lui donna trente sols pour faire cette emplette. Le laïque lui dit qu'il n'aurait pas un tel habit pour ce prix-là. Allez, ne vous mettez pas en peine; si on veut vous le vendre plus cher la Providence y pourvoira, et donnez la pièce de trente sols au premier pauvre que vous trouverez." Ce qui était prévu arriva. Le commissionnaire revint bredouille. "Bon, pendant que vous étiez occupé à me faire cette charité, une personne m'a apporté deux pistoles que voilà; je vous prie de les reporter au marchand pour m'acheter un habit."
Écho fidèle de la parole du Maître: Ne vous mettez pas en peine, disant: Que mangerons-nous, ou que boirons-nous, ou de quoi nous vêtirons-nous? Ce sont les païens qui recherchent toutes ces choses; votre Père céleste sait que vous en avez besoin. Cherchez premièrement le royaume de Dieu et sa justice, et tout cela vous sera donné par-dessus."
La splendeur du grand roi Louis XIV avait attiré dans sa Capitale tout ce que la France comptait de noblesse, de richesse et de talent, à l'époque la plus brillante de son histoire. Louis-Marie ignora tout ce qui se passa au dehors. Il vécut à Paris comme au désert. Devenu prédicateur, il dénoncera dans la suite les abus du luxe qui s'étalait partout dans les vêtements, les repas, les équipages, les meubles. Son cantique sur le monde ridiculise les demoiselles aux beaux linges transparents, aux queues traînantes; leurs cheveux noirs sont tout blanchis et coiffés à triple étage. Les hommes imitent ces sucrées dans leurs perruques poudrées de blanc, dans leurs étoffes de prix. La mode des habits change plus souvent que tous les mois… Et l'extravagance des équipages avec chevaux, chiens et laquais.
Ce que le missionnaire remarquera plus tard pour le condamner, le séminariste d'aujourd'hui ne le connaît pas. Les bruits de la vie mondaine, ses fêtes et ses scandales ne parviennent pas jusqu'à lui. Vêtu, nourri, logé à l'enseigne de la pauvreté la plus stricte, il gorge son âme d'une vie plus haute, puisée dans la contemplation de la Sagesse qui est Dieu. "Il faut tant qu'on peut fuir les compagnies des hommes, écrivait-il; non seulement celles des mondains qui sont pernicieuses ou dangereuses, mais même celles des personnes dévotes lorsqu'elles sont inutiles et qu'on y perd son temps. Celui qui veut devenir sage et parfait doit mettre en exécution ces trois paroles dorées que la Sagesse éternelle dit à saint Arsène: Fuyez, cachez-vous, taisez-vous! Fuyez tant que vous pourrez les compagnies des hommes, comme faisaient les plus grands saints. Que votre vie soit cachée avec Jésus-Christ en Dieu. Enfin gardez le silence avec les hommes, pour vous entretenir avec la Sagesse. Un homme silencieux est un homme sage."
Louis-Marie circule dans le brouhaha des rues. Il portait les yeux si fort baissés qu'il ne pouvait voir qu'à ses pieds; on s'étonnait même qu'il pût se conduire dans les rues; et ce qui était plus étonnant, c'est qu'il savait où toutes les images de la sainte Vierge étaient placées dans les carrefours et sur les portes des maisons. Il portait la mortification des yeux jusqu'à ne regarder personne en face, non pas même ceux avec lesquels il vivait ou qu'il allait visiter. Une fois, le menant chez un banquier, il demeura dans le vestibule où je le trouvai, à la vue des valets, à genoux et en prière comme s'il eût été dans l'église. Il poussait l'oubli des créatures jusqu'à ne vouloir ni voir ni parler à ses compatriotes et ses compagnons d'étude."
Louis-Marie fait l'ascension de la montagne du silence; il puise dans le calme de sa retraite ces lumières qui éclaireront ses sermons et ses écrits. Son directeur le pousse dans cette voie de l'union à Dieu, ou plutôt il lâche la bride à sa ferveur, suivant l'expression de M. Blain. "En liberté de se livrer à la pénitence, à l'oraison, au silence, au recueillement, à la mortification il retraçait dans sa vie et faisait revivre en sa personne tout ce qu'on en lit dans celle des saints. Son oraison devint continuelle et rien ne paraissait l'interrompre tant il paraissait retiré en Dieu. Il en faisait plusieurs heures par jour et donnait aussi beaucoup de temps à la lecture spirituelle. Il se donnait tous les jours des disciplines terribles qui effrayaient celui qui était son voisin. Les autres instruments de pénitence, haires, cilices, chaînes de fer, bracelets allaient sur le pied des disciplines."
La sainteté exige une parfaite maîtrise du corps naturellement rétif. Le jeune Louis-Marie pratiquait ce qu'il devait enseigner aux autres: "Il faut mortifier son corps, non seulement en souffrant patiemment les maladies du corps, les injures des saisons et les atteintes qu'on reçoit en cette vie des créatures; mais encore en se procurant quelques peines et mortifications, comme jeûnes, veilles et autres austérités de saints pénitents." Ajoutons la conduite vigilante et sage du directeur de conscience: "Sans cette obéissance toute mortification est souillée de la volonté propre et souvent plus agréable au démon qu'à Dieu."
La mort frappa inopinément le Supérieur de la maison, obligeant les élèves à se disperser. Louis-Marie se trouvait dans la rue, sans la moindre ressource. Il confia ses sentiments à son oncle de Rennes: "M. de la Barmondière, mon directeur et mon supérieur est mort… C'est lui qui a fondé le séminaire où je suis et qui m'y a reçu pour rien, et m'a tant fait de bien. Je ne sais pas encore comment tout ira, si j'y demeurerai ou si j'en sortirai. Quoiqu'il m'en arrive, je ne m'en embarrasse pas; j'ai un Père dans les cieux qui ne peut me manquer. Il m'a conduit ici et m'y a conservé jusqu'à présent; il me fera toujours éprouver ses miséricordes ordinaires, quoique pour mes péchés je ne mérite que des châtiments. Je ne laisse pas de prier Dieu et de m'abandonner à sa Providence."
Une pareille résignation surprenait les condisciples de Louis-Marie. "M. Grignion, lui avoua l'un d'eux, ou vous êtes un grand saint ou un grand ingrat." En fait il ne se croyait ni l'un ni l'autre. Il essayait seulement de faire tout son devoir de chrétien. Aux yeux de la foi rien n'arrive que par la permission du ciel. Dieu est notre Père très bon. Il ne veut donc que notre bien, malgré l'apparence contraire des événements. A quoi bon geindre et pleurer sur son malheur? Louis-Marie préfère en tirer profit par une généreuse résignation. Bien plus, sous la douleur physique ou morale se cache une parcelle de la croix du Christ. La chance se présente de souffrir comme lui et avec lui, de porter un peu de sa croix. La belle aubaine !

Comme c'est Dieu qui nous envoie,
Nous pèse et nous taille nos croix,
Il faut les porter avec joie
Sans rien retrancher de leur poids.

La souffrance, pain quotidien de cette vie, est utile, précieuse, désirable et le plus grand trésor des âmes d'élite. Il faut se résigner à souffrir; on peut même désirer la croix, la rechercher et la goûter. Seuls ceux qui ont reçu la sagesse surnaturelle comprennent comment il peut se faire qu'on recherche et qu'on goûte la croix.
Louis-Marie ne séparait pas la théorie de la pratique. Au collège de M. Boucher, qui le recueillit par charité, la misère régnait. "La nourriture, aussi bien que tout le reste, était alors très pauvre et dégoûtante. La viande de rebut et ce qui ne s'achète à la boucherie que pour les plus misérables, ne s'y distribuait qu'en très petite quantité." La santé de Louis-Marie, ébranlée déjà par ses rigoureuses pénitences, ne put tenir à ce régime de disette. Il travaillait à la cuisine, la haire sur le dos, lorsque la maladie le terrassa.
Il fut transporté à l'Hôtel-Dieu, la maison des pauvres, où les religieuses, frappées de sa rare vertu, en prirent tous les soins imaginables. Son ami, M. Blain, lui rendit visite. "Je suis dans la maison de Dieu, quel honneur! dit le malade en riant. Mes parents n'en seront peut-être pas trop aises (la maison des pauvres!) mais la nature est-elle jamais d'accord avec la grâce?" Ce corps débile cachait une âme forte et saine. La joie éclatait sur son visage, aussi bien que la paix et la tranquillité. "A le voir, dit son ami, on né l'eût pas cru malade. On allait même le voir pour s'édifier; ni plaintes, ni inquiétudes, ni aucune marque de peine et d'impatience." Pourtant les souffrances étaient vives et les consolations humaines absentes. Des saignées réitérées le conduisaient aux portes du tombeau. Il devait composer, à l'intention des malades, un cantique bien touchant: La consolation des affligés. Citons quelques vers.

Le travail d'une année.
Quoique très excellent,
Ne vaut pas la journée
D'un malade content.

La souffrance est nommée
Divine volonté,
Dès lors qu'elle est aimée
Et prise avec gaieté.

Avec gaieté! Le sourire sur la croix: Louis-Marie en donnait l'exemple. Quand la fièvre brûle, que la tête se fend, que le corps est blessé, le cœur triste et sans courage, sourire? sourire à la vie? Et comment? Où trouvait-il cette force, lui qui souriait devant l'approche de la mort? Dans la prière, la prière à Marie.

Cette grâce extraordinaire,
Cette joie en l'adversité.
Ne s'obtient que par la prière
Qu'on fait avec humilité.

Pour l'obtenir, prions Marie,
Par son cœur percé de douleur;
C'est elle qui donne la vie
Et la croix même du Sauveur!

Louis-Marie ne songeait pas à se préparer à la mort. Il annonça même à son ami que sa guérison approchait, contrairement à l'attente des médecins. Ses forces revinrent, en effet, et avec elles le désir de reprendre sa montée vers le sacerdoce. Au sortir d l'hôpital, notre clerc fut invité par les charitables Messieurs de Saint-Sulpice à poursuivre ses études dans leur petit séminaire. Attention délicate de la Providence qui confiait la formation du futur missionnaire aux fils de M. Olier. C'est là qu'il puisera ces trésors de piété et de science qu'il répandra à profusion durant ses courses apostoliques.
Au témoignage de M. Blain, c'était le lieu du monde où il pouvait être plus en liberté de prendre son plein vol vers le ciel, et de s'élever à la plus sublime perfection, sous la conduite de deux saints dont l'un était son directeur et l'autre son supérieur; dans la compagnie d'un grand nombre de jeunes gens très fervents et dévorés comme lui du même zèle de leur sanctification. La haute estime qu'ils professaient pour Louis-Marie, sans parler de leur proverbiale charité, avait incité les directeurs du séminaire à faire les démarches voulues pour assurer son admission et le payement de sa pension. Le jour de son arrivée, ils firent même dire le Te Deum pour en rendre à Dieu des actions de grâces.
Il est clair que cet étudiant ne connaîtra plus la tranquillité de l'homme ordinaire. Il sera regardé, examiné et même jugé par ses camarades et ses supérieurs. On ne rencontre pas un saint tous les jours. La gloire se paye, l'envie en est souvent la rançon. Bien sûr, Louis-Marie ne posait pas à la sainteté. Ce n'était pas sa faute si on lui taillait pareille réputation. Rien dans sa conduite ne visait à plaire aux hommes, à s'en attirer l'estime et l'admiration. Sa pensée volait à cent lieues plus haut, toute occupée à louer et servir son Dieu. Mêlé à tout moment à ses camarades, comment pouvait-il dissimuler son recueillement, sa modestie, sa piété, sa mortification, en un mot tout cet incendie d'amour qui brûlait au-dedans et qui ne pouvait pas ne pas embraser ses actions. Sans y penser le moins du monde, Louis-Marie semait l'étonnement autour de lui. "Il parut dans le petit séminaire de Saint-Sulpice rempli alors de la plus fervente jeunesse, comme un aigle qui s'élève et qui va se perdre dans les nues." Il ne marchait pas au rythme commun: il volait. Ses ailes de géant l'empêchaient de marcher.
Sa façon toute personnelle de prier ou de se récréer, d'étudier ou de se promener ne plaisait pas à tout le monde. On lui en fit la remarque. Il changeait, disait-on, la récréation en oraison par les discours pieux qu'il y tenait. D'autres, fatigués de l'entendre publier les grandeurs de la sainte Vierge, le soupçonnaient d'aimer plus la Mère que le Fils. Averti par son directeur, Louis-Marie s'efforça de distraire sa pensée du ciel au temps des récréations. "Il avait même fait à ce dessein un recueil de contes et d'histoires propres à faire rire, qu'il tâchait de débiter du mieux qu'il pouvait dans les récréations, mais il faut avouer qu'il n'avait point grâce pour cela."
Ce trait relève chez lui une certaine gaucherie, une réserve extrême dans ses relations. Homme de silence et de pénitence, il se sentait mal à l'aise dans une société fine et compliquée. Il demeurait étranger, par principe plutôt que par inaptitude naturelle, aux élégances et aux roueries d'un monde habile à plaire. L'intention droite suffit; il va droit son chemin, en présence de Dieu. Son discours suit la règle évangélique: Oui, oui; non, non.
"Les austérités de M. de Montfort faisaient beaucoup de bruit dans le séminaire; car il faisait en ce genre, comme dans celui de l'oraison et du recueillement, le désespoir des plus fervents qui le trouvaient inimitable. Ils eussent dit au supérieur, ce que les disciples de saint Pacôme dirent au sujet du fameux saint Macaire, qui était venu vivre caché et inconnu parmi eux. "Quel homme nous amenez-vous? Il semble qu'il n'ait plus de corps et qu'il ne soit plus sur terre; son exemple est pour nous un sujet de désespoir, car nous ne pouvons ni l'imiter ni le suivre." Les directeurs de Louis-Marie prirent à cœur de tailler ce diamant aux feux déjà si brillants. Ils ne purent transformer en un jour ce jeune homme plein d'enthousiasme et d'énergie, en un modèle de mesure et de circonspection. Les étudiants eurent l'occasion de s'amuser aux dépens d'un confrère si étrange. Louis-Marie se plia aux directives de son guide spirituel; l'obéissance, une obéissance aveugle et inlassable, le guidait sur la voie droite de la sainteté, sans que jamais son esprit d'initiative ne l'entraînât en dehors du chemin.
Louis-Marie ne niait pas ses déficiences; fils d'Adam, il portait sa part de la déchéance commune. Il ne demandait pas mieux que de se corriger. Là se trouve la meilleure pierre de touche de la sainteté véritable. On le fit remarquer au séminaire, quand certains voulurent comparer les austérités de Louis-Marie avec la conduite d'un ancien étudiant, passé de la plus rigoureuse pénitence à une vie de péché. "S'ils sont semblables dans la pratique de la pénitence, ils ne le sont pas dans celle de l'obéissance, faisait-on remarquer. Le premier était un opiniâtre, et celui-ci est obéissant."
Son directeur voulut sonder la profondeur de cette soumission; il le prit à partie. "Il lui retirait souvent ce qu'il lui avait accordé, retranchait, diminuait de ses oraisons, de ses pénitences et de ses exercices de piété. Ce que le sage directeur pensait de son pénitent ne paraissait jamais, et tout son extérieur était ajusté pour faire fuir l'amour-propre. Si Louis était tout de feu, il trouvait son directeur tout de glace, indifférent à ce qui le regardait et le renvoyant sans l'entendre; il paraissait ne faire aucun cas de ce qu'il lui proposait. Souvent il l'entendait traiter d'imagination ses sentiments et ses desseins, et on ne lui permettait de les suivre qu'après les avoir blâmés ou les avoir méprisés."
L'épreuve fut dure, peut-être superflue. Elle eut du moins l'avantage de tremper l'âme ardente du jeune lévite, de l'habituer aux tempêtes qu'il soulèvera plus tard par les inventions de son zèle et la pureté de sa doctrine. Il aura appris à se tenir sous la dépendance de l'autorité.
Faire le vœu de pauvreté
Et de chasteté même,
Pratiquer une austérité
D'une rigueur extrême,
Souffrir des tourments furieux,
Et même le martyre,
Obéir vaut encore mieux:
C'est ce que Dieu désire.

Les marches de l'autel

Personne ne gravit la montagne sainte de l'autel s'il n'a durant des années, développé sa piété et son savoir. Sainteté de vie, richesse doctrinale sont les qualités indispensables au lévite, les deux degrés qui le conduisent à la prêtrise. Louis-Marie Grignion amassa ces trésors de grâce et de science au séminaire, de 1693 à l'année 1700.
Pour ce qui regarde la vie intérieure, bien peu laissait à désirer chez lui. Il vivait dans l'abondance de ces eaux qui jaillirent en vie éternelle. On avait beau modérer sa pénitence, il n'en menait pas moins une vie fort au-dessus du commun. "A l'oraison il n'usait point de la liberté qu'on donne de la faire debout; il s'y tenait une heure entière à genoux, après quoi il entendait la messe, faisait son action de grâces dans la même posture." Ne cherchons pas de pose ni d'affectation dans cette attitude humiliée, la seule qui convenait à la vivacité de sa foi, en présence du Dieu trois fois saint. Il est facile de deviner le recueillement, la ferveur intime, les colloques enflammés qui s'échangeaient entre le séminariste pénitent et l'Hôte intérieur et Celle qu'il appelait sa bonne Mère.
Une anecdote servira à nous introduire, ne fut-ce que d'un pas, dans les splendeurs de cette âme. Un jour, le séminaire délègue Louis-Marie et un condisciple en pèlerinage à Notre-Dame de Chartres. En cours de route, Louis s'éloigne pour causer avec des laboureurs, des pauvres gens. Le moyen de ne pas parler de Dieu quand on a le cœur brûlant et la vocation de missionnaire? Ensuite il s'en revenait à grands pas comme il était allé, rejoindre son confrère qui n'osait l'imiter. A Chartres, Notre-Dame l'accapara comme un aimant attire et captive le fer. Il oublie tout en présence de l'historique Madonne de Sous-Terre, fatigue, temps, nourriture. Son compagnon réussit enfin à le faire coucher. Mais quel programme chargé pour le lendemain! Louis retourna au plus tôt au sanctuaire et n'en sortit que le plus tard qu'il put. Il y communia et persévéra en oraison six ou huit heures de suite, depuis le matin jusqu'à midi, à genoux, immobile et comme ravi. Après un dîner hâtif, retour à l'église jusqu'au soir.
Le séminariste, témoin d'une pareille ferveur, avait raison de s'étonner. "Pour lui il avouait qu'après quelques heures, sa dévotion avait été épuisée, et qu'il ne comprenait pas comment M. Grignion pouvait entretenir Dieu si longtemps, et ce qu'il avait tant à lui dire." La réponse à cette question réside dans la nature de la contemplation infuse; elle échappe au temps, elle unit l'âme à son Dieu l'espace de quelques instants créés, avant-coureurs de l'éternelle extase. La seule raison humaine ne peut comprendre ce secret du Roi.
On aurait pu craindre, au séminaire, qu'une oraison portée à une intensité aussi haute, entravât l'activité intellectuelle de l'étudiant. Où trouvait-il le temps d'étudier avec ses prières interminables? Ces Messieurs se rassurèrent quand ils virent avec quelle maîtrise Louis-Marie soutint sa thèse publique sur la grâce, sujet brûlant en ces temps de jansénisme. "Ses condisciples résolurent de lui faire des arguments si forts qu'il ne pourrait répondre, et de lui citer les passages les plus difficiles des Pères pour l'embarrasser et, par là, l'obliger à donner plus de temps à l'étude qu'à la contemplation. Mais ils furent fort surpris lorsqu'ils l'entendirent répondre en maître et rapporter de longs passages de saint Augustin et des autres Pères de l'Église, pour expliquer ceux qu'on lui objectait."
Louis-Marie se destinait à la prédication. Il savait que sa paroi© ne serait féconde que si elle se chargeait de grâce divine et de vérité. Il n'y a pas d'effet sans cause; seule la sainteté du prédicateur fait violence au pécheur endurci; et son enseignement le guide sur la voie droite du salut, loin des marécages du vice et des sentiers tortueux de l'amour-propre. Louis-Marie ne cache pas d'ignorance sous son évidente piété; une vie austère ne le dispense pas du travail ardu de l'étude. A l'école de Marie, il a su résoudre le problème de la science et de la charité: il y a plus de savants que de saints! Il avait appris de la Vierge très sage le secret d'aimer Dieu de tout son cœur, de converser avec lui des heures entières, sans nuire à ses études théologiques.
"Néanmoins, pour le distraire un peu de son application extraordinaire aux choses spirituelles et à la présence de Dieu, de peur que sa santé n'en fût altérée, comme elle l'avait déjà été, on lui donna le soin de la bibliothèque, des cérémonies et de faire le catéchisme aux enfants les plus dissipés du faubourg Saint-Germain." Louis réussit très bien dans tous ces emplois. Sa parole chaude, simple, pittoresque conquit rapidement le cœur de son petit monde. Il rédigea pour ses enfants de chœur un règlement qu'on trouva admirable. Mais c'est dans les livres de la bibliothèque qu'il fera sa plus illustre trouvaille. Son amour pour Marie le portait à étudier tout ce qui avait été écrit à sa gloire. La littérature mariale du siècle qui va de saint François de Sales à M. Boudon offrit à sa pieuse curiosité abondante matière à lecture.
Penché de longues heures sur ses livres de mariologie, Louis-Marie se documente. Il lit le crayon à la main, puise dans la sainte Écriture, chez les saints Pères et les théologiens tout un arsenal de preuves qu'il ordonne vers une fin pratique. Car il porte dans sa tête et dans son cœur une idée bien claire qui le domine et le dirige. Il ambitionne de montrer toute la distance qui sépare la sainte Vierge des autres saints. Il croit qu'il reste à trouver une dévotion plus profonde, plus parfaite envers la Reine des saints. Non pas qu'il songe à faire reproche à qui que ce soit; son désir est tout autre. Il rêve d'augmenter l'amour des chrétiens envers leur Mère céleste; de leur montrer comment elle mérite toute leur confiance et leur plus entier dévouement. En somme, son plan peut tenir dans ces mots: encore mieux, encore plus pour la sainte Vierge.
Loin de moi la pensée d'insinuer que la dévotion à Marie fût à la baisse au séminaire de Saint-Sulpice. Bien au contraire, M. Olier avait légué à ses fils toute sa tendre piété mariale. Louis-Marie trouva moyen d'y ajouter encore; il recevait dans ses oraisons des lumières nouvelles; il recueillait dans sa vie d'union à Marie des expériences dont il voulait faire part aux âmes de bonne volonté. Son attention portait sur le rôle personnel joué par Marie dans la vie de chaque fidèle. Il la voyait à l'œuvre dans le monde surnaturel, occupée à distribuer les richesses de son divin Fils. Marie était partout dans les âmes. Rien de plus juste, en conséquence, que la reconnaître Mère et reine des âmes, ayant droit et puissance sur elles; rien de plus utile que de lui remettre la direction de leur vie surnaturelle. S'abandonner aux bontés de Marie, vivre dans sa dépendance, tout attendre de sa tendresse, tout faire pour sa gloire, voilà les formules qui traduisaient sa pensée et révélaient la réalité cachée de sa propre vie intime. Car en cherchant le chemin d'une dévotion plus grande envers Marie, Louis ne faisait que suivre l'impulsion de son cœur et rechercher le nom de sa propre spiritualité.
Un beau jour, il fit la découverte. Dans un livre écrit par M. Boudon il prit connaissance d'une dévotion plus élevée que les autres. Il y était question de se consacrer totalement par une promesse et une donation, au service de la sainte Vierge, à titre d'esclave d'amour. Esclave? C'était bien là le mot qu'il cherchait, le seul capable de dire toute sa pensée. Un esclave n'existe que pour le bénéfice d'un autre, il ne s'appartient pas. Abomination quand il s'applique entre mortels, l'esclavage prend une très haute signification quand il passe sur le plan surnaturel de nos relations avec Dieu et sa sainte Mère. Louis-Marie étudia ce problème de nos obligations envers Dieu; il conclut que nous sommes les esclaves de Dieu par nature, les esclaves de Jésus par conquête et les esclaves de Marie par privilège. "Marie a droit et domination dans les âmes par une grâce singulière du Très-Haut qui lui a donné puissance sur ses enfants adoptifs, non seulement quant au corps, ce qui serait peu de chose, mais aussi quant à l'âme."
Avec quel empressement Louis-Marie s'enrôla dans la société de l'esclavage de la sainte Vierge. Cette dévotion, assez répandue en France de son temps, lui permit de réaliser son ambition d'une dévotion à Marie totale et parfaite. Il ne s'arrêtera pas en si bon chemin; dépassant les cadres étroits de cette pieuse pratique, il lui insufflera une âme nouvelle, son âme à lui toute passée au service de la Reine des cœurs. Il ne se contentera pas d'une consécration extérieure, lue aux pieds de la statue de Marie en un jour de fête. "Dévotion trop passagère et qui n'élève pas l'âme à la perfection où elle est capable de l'élever, remarque-t-il lui-même. La grande difficulté est d'entrer dans l'esprit de cette dévotion que j'enseigne, qui est de rendre une âme intérieurement dépendante et esclave de la très sainte Vierge et de Jésus par elle. J'ai trouvé beaucoup de personnes qui avec une ardeur admirable se sont mises sous leur saint esclavage à l'extérieur, mais j'en ai rarement trouvé qui en aient l'esprit, et encore moins qui y aient persévéré."
Depuis ce jour Louis-Marie Grignion est devenu l'auteur et le propagateur d'une dévotion parfaite à Notre-Dame: le saint esclavage de Marie. De la sorte naquit humblement et petitement ce mouvement spirituel qui, jailli de la vie intérieure d'un séminariste, devait se préciser quelques années plus tard dans ses prédications et ses écrits, et se répandre à travers le monde et les siècles, procurant la gloire de Marie et aux âmes généreuses des joies nouvelles. Il y avait goûté le premier, lui qui écrivait: "Cette dévotion, fidèlement pratiquée, établit la vie de Marie dans une âme, en sorte que ce n'est plus l'âme qui vit mais Marie en elle… Mais à quoi est-ce que je m'arrête? Il n'y a que l'expérience qui apprend ces merveilles de Marie, qui sont incroyables aux gens savants et orgueilleux, et même au commun des dévots et dévotes."
Louis-Marie terminait son stage au séminaire lorsqu'il prit la plume pour écrire ce livre unique qui s'intitule: "L'Amour de la Sagesse Éternelle". Tel paraît être le sens de ces paroles de M. Blain, son confident: "Son directeur jugeait sans doute que M. Grignion était arrivé à un sublime degré d'union avec Jésus-Christ puisque peu devant ou peu après son ordination, je ne m'en souviens pas bien, il le chargea d'écrire sur cette matière." Quand une âme a franchi, comme Louis-Marie, tous les obstacles extérieurs et intérieurs qui lui fermaient l'entrée de la contemplation, et qu'elle goûte au divin banquet préparé au-dedans d'elle-même, la vie misérable des pécheurs devient pour elle une énigme indéchiffrable. Elle ne comprend pas comment on peut vivre et ne pas aimer Dieu par dessus tout bien. Elle cherche les moyens de communiquer aux autres son amour pour l'adorable Jésus, et son dédain pour tout plaisir trompeur et toute vaine satisfaction. Telle fut l'origine du livre sur les amabilités de la Sagesse éternelle qui est le Fils de Dieu.
Le 5 juin 1700, Louis-Marie Grignion fut promu à la prêtrise; il avait vingt-sept ans. Le chemin qui l'avait conduit à l'autel lui avait offert plus d'épines que de roses. Sept ans auparavant, il avait quitté sa Bretagne pour Paris, sans autres ressources ni autre appui que la divine Providence. En vérité, ses désirs de mortification et de pauvreté avaient été comblés. "La solitude, l'oraison, la pénitence, l'étude de la théologie, de l'Écriture sainte, et les pieuses lectures avaient absorbé tous ses instants. De plus il avait souffert toutes les privations sœurs de la pauvreté. Sa famille ne lui avait rien fourni; pas un misérable vêtement, pas un livre d'étude, pas un cahier pour tracer ses pensées qu'il n'ait été contraint de quêter à la charité."
Élevé à rude école, Louis-Marie avait progressé à pas de géant dans la voie de la sainteté. La dévotion à la sainte Vierge surtout lui avait découvert des sentiers cachés qui le conduisirent plus doucement et plus tranquillement au terme de ses désirs. M. Blain en fit la remarque: "Élevé, pour ainsi dire, aux pieds de la sainte Vierge où son tendre amour pour elle le conduisait à tous moments, il éprouva toute sa vie ses caresses, ses tendresses maternelles. Déjà avant les ordres sacrés il avait fait voeu de chasteté. Dans l'église de Notre-Dame de Paris, où il avait coutume tous les samedis d'aller communier, aux pieds de sa bonne Mère, il s'abandonna aux mouvements de la plus tendre piété et consacra à Dieu dans son corps une victime pure. Arrivé à un don sublime d'oraison, et d'union à Dieu, que lui pouvait-il manquer pour le sacerdoce? Le lieu qu'il choisit pour dire sa première messe fut celui dont il avait eu tant de soin depuis son entrée dans le séminaire: la chapelle de la sainte Vierge derrière le chœur, dans la paroisse de Saint-Sulpice. J'y assistai et j'y vis un homme comme un ange à l'autel."
Un prêtre élevé pour ainsi dire aux pieds de la sainte Vierge! Éloge le plus magnifique qui soit! Ressemblance étonnante avec le divin modèle, lui aussi Fils de Marie! Louis-Marie Grignion, prêtre de Jésus-Christ parce que prêtre de Marie, entra de tout l'élan de son cœur d'apôtre dans le champ des âmes, pour la moisson.



DEUXIEME PARTIE : Missionnaire en pays chrétien

Une fois prêtre, M. Grignion doit maintenant choisir le champ de son apostolat. Le plus commode serait de se fixer au séminaire; là il assurerait son avenir, vu qu'il n'a pas le sou. Mais ni le professorat ni le ministère paroissial ne l'attiraient. Son zèle avait une autre envergure. "Allumé comme un grand feu, dit M. Blain, il ne demandait plus qu'à se répandre et embraser le monde. Le reste du temps qu'il demeura dans le séminaire, il le passa à compiler et préparer des matières de sermons, et à faire un fonds suffisant pour parler à toute heure et sur toutes sortes de sujets."
Voilà sa vraie vocation, celle qui finira par le prendre tout entier: la prédication. Volontiers il aurait quitté son pays pour des plages lointaines. Rien, absolument rien ne lui importait que le salut des âmes. L'argent, il le méprisait. Sa famille, il l'a quittée pour toujours. Sa patrie est le ciel. Lisez plutôt sa réponse à une lettre de ses parents qui abordaient la question pécuniaire. "Qu'on me regarde comme un mort; je le répète, afin qu'on s'en souvienne, qu'on me regarde comme un homme mort. Je ne prétends rien avoir ni toucher de la famille dont Jésus-Christ m'a fait naître. Je renonce à tout, hormis mon titre, parce que l'Église me le défend; mes biens, ma patrie, mon père et ma mère sont là-haut; je ne reconnais plus personne selon la chair." Il a tout lâché, tout abandonné pour le Christ; il s'est voué à sa cause.
Le directeur de son âme, M. Léchassier, n'encourageait pas ses aspirations missionnaires. Ainsi Mgr de Saint-Vallier, successeur de Mgr de Laval sur le siège de Québec, avait séjourné au séminaire de Saint-Sulpice lors de son voyage en France. Bien souvent le Canada y défrayait les conversations. Mgr avait rencontré M. Grignion et l'avait pris en haute estime. Tout naturellement Louis-Marie s'offrit à partir pour la Nouvelle-France. On l'en détourna dans la crainte que, se laissant emporter à l'impétuosité de son zèle, il ne se perdit dans les vastes forêts de ce pays, en courant chercher les Sauvages.
Jeune, inexpérimenté, plein d'initiative et d'allant, M. Grignion n'était pas l'homme désigné pour ces expéditions périlleuses, croyait-on. "On avait grande envie au séminaire de l'arrêter à la maison et même on s'y attendait; mais le nouveau prêtre n'avait aucune pente de ce côté-là!" Puisqu’on le jugeait inapte aux missions étrangères, il se livrerait à la prédication dans son pays. Restait à trouver un diocèse qui lui fît bon accueil. Justement M. Lévêque, qui était à la tête d'une maison de prédicateurs à Nantes, passa au séminaire. Sur la recommandation de M. Léchassier, il accueillit favorablement les avances du jeune prêtre. Voilà comment, en septembre 1700, M. Grignion s'embarquait avec son nouveau supérieur pour descendre la Loire jusqu'à Nantes.
Une cruelle déception l'y attendait. Il s'en ouvrit à son directeur dans une lettre: "Je n'ai pas trouvé ici ce que je pensais et ce pourquoi j'ai quitté, comme malgré moi, une aussi sainte maison que le séminaire de Saint-Sulpice. J'avais envie, aussi bien que vous, d'aller me former aux missions, et particulièrement à faire le catéchisme aux pauvres gens, ce qui est mon plus grand attrait; mais je ne fais rien de cela et je ne sais même pas si je le ferai ici." Quelle peine, pour ce cœur ardent de ne pouvoir se jeter aussitôt dans la mêlée. Les hérétiques jansénistes de son entourage redoutaient ce nouveau venu et le tenaient à l'écart de tout ministère.
Laissé à lui-même, Louis-Marie s'enfonce dans la prière et la solitude. Deux sentiments opposés divisent son cœur: "Je ressens, d'un côté, un amour secret pour la retraite et la vie cachée, pour anéantir ma nature corrompue qui aime à paraître; et de l'autre, je sens de grands désirs de faire aimer Notre-Seigneur et sa sainte Mère." Longtemps la lutte se poursuivra dans son âme entre l'appel de la vie active et les attraits de la vie contemplative. En fait, il alternera, passant de l'une à l'autre, nourrissant l'une par l'autre. L'idéal qui lui tient à cœur c'est de prêcher, de faire aimer Jésus et sa mère. Or, on lui lie les mains. Personne pour le guider, l'encourager, le conseiller. L'isolement lui pèse; rêve peut-être téméraire chez un nouvel ordonné, il songe à grouper des prêtres autour de lui pour les lancer à la conquête des âmes.
"Je ne puis m'empêcher, vu la nécessité de l'Église, de demander continuellement avec gémissement une petite et pauvre compagnie de bons prêtres qui, sous l'étendard et la protection de la très sainte Vierge, aillent de paroisse en paroisse, faire le catéchisme aux pauvres paysans, aux dépens de la seule Providence." Il expose à son directeur divers projets qu'il a formés et qui l'éloigneraient de Nantes. M. Léchassier craint toujours de le voir s'aventurer seul dans la vie missionnaire. Quelles imprudences ne commettrait pas ce jeune prêtre sans argent, qui ne pense qu'aux âmes à sauver, sans tenir compte des conventions sociales! D'ailleurs, peut-il abandonner ainsi M. Lévêque qui a fait de la dépense pour lui?
Enfin, après une année d'inaction, Louis-Marie obtient l'autorisation de prêcher. Une fois subi son examen de probation pour entendre les confessions, il va remplacer le curé de Grandchamp. Il y fait ses premières armes, prêchant, catéchisant, administrant un baptême et présidant à deux sépultures. On le laissa continuer; trois mois de suite, il prêcha et catéchisa dans différentes paroisses du diocèse. Le problème de son logement se posait. S'il ne voulait pas demeurer dans la communauté de M. Lévêque et sous son autorité, il devait chercher ailleurs un gîte où se reposer entre ses courses apostoliques. L'hérésie fait la lumière, les Jansénistes détestaient M. Grignion et l'éloignaient. On lui avait bien offert une petite chambre, mais pas du fond du cœur, suivant son expression. Heureusement qu'à cette heure pénible, l'Évêque de Poitiers lui ouvrait son diocèse et l'invitait à y exercer son ministère. M. Grignion accepta de tout cœur.

Pauvre comme son maître

Jésus pauvre, je veux vous suivre,
Pauvre à pauvre, jusqu'à la mort.
Que je vous ressemble en ma vie,
Ou me l'ôtez dès à présent.

A la fin d'août 1701, il disait adieu à la ville de Nantes. L'aumônerie de l'hôpital de Poitiers l'attendait. En route, il s'arrêta pour une neuvaine au sanctuaire de Notre-Dame des Ardilliers, à Saumur, où il distribua aux pauvres le peu d'argent que M. Lévêque lui avait donné. Quand il entra dans Poitiers, il ne lui restait pas un sou vaillant. Monseigneur le reçut à bras ouverts, le fit loger et nourrir au petit séminaire en attendant qu'on le mît à l'hôpital. Pendant près de deux mois qu'il jouit de cette hospitalité, il fit le catéchisme à tous les pauvres de la ville qu'il allait chercher dans les rues. Vers la Toussaint, il assuma sa nouvelle charge "avec une ferme résolution de porter avec Jésus-Christ, son Maître, les croix qu'il prévoyait devoir lui arriver si l'ouvrage était de Dieu."
A la vérité, il avait beaucoup d'inclination à se dévouer au salut des pauvres, ces images vivantes de Jésus, comme il s'exprimait dans ses cantiques.

Qu'est-ce qu'un pauvre? Il est écrit
Qu'il est la vive image,
Le lieutenant de Jésus-Christ,
Son plus bel héritage.
Mais pour dire encore bien mieux,
Ils sont Jésus-Christ même.
On aide ou l'on refuse en eux
Le Monarque suprême.

Lui souriait beaucoup moins la perspective de s'enfermer entre quatre murs et de suspendre ses prédications. Il se consola par l'espérance qu'il pourrait, avec le temps, se répandre dans la ville et la campagne et enseigner le catéchisme aux ignorants.
Le nouvel aumônier ne voulut toucher aucun revenu fixe; pour ne pas se séparer de sa mère, la divine Providence, il se contentait de la nourriture des pauvres. Il couchait sur la paille, ne déjeunait point, mangeait très peu le soir et se portait très bien. Un homme de cette valeur devait s'imposer, tôt ou tard, à la direction de l'hospice. D'autant plus que la situation n'était pas brillante. "Il y avait dans ce refuge public de la misère commune, ni ordre, ni règle, ni fond de quoi subsister; le spirituel, aussi dérangé que le temporel, offrait à M. Grignion un pénible exercice de patience et de charité et semblait l'appeler pour pourvoir à tous les deux."
L'aumônier ne sut pas fermer les yeux sur le désordre; la misère criante des pauvres lui touchait le cœur, ce cœur si sensible des saints que Dieu même a vidé de son égoïsme et refondu au creuset de sa charité. Il fixa une heure pour le lever, le coucher, la prière vocale, le chapelet en commun, les repas en commun, les cantiques et même l'oraison mentale. Il s'improvisa infirmier et soigna les plus abandonnés. Un jour, il sollicita l'admission d'un contagieux tout couvert de plaies, qu'il avait ramassé dans la rue. Il prit sur lui de le panser. L'odeur infecte de ce corps en décomposition lui soulevait le cœur; il mit héroïquement fin à ses répugnances en avalant le pus qui coulait des plaies. Aucun service n'était trop rebutant pour cet homme de Dieu, follement épris de son prochain.
L'orage qui grondait dans l'air depuis quelque temps finit par éclater. L'aumônier s'éloigna de l'hôpital en révolution. Les demoiselles directrices refusaient de s'astreindre au règlement que l'aumônier prétendait leur imposer. Libre à lui de commander aux pauvres, mais aux directrices, jamais! M. Grignion laissa passer la tempête; il fit une retraite de huit jours chez les Pères Jésuites, ses bons amis. Une grosse surprise l'attendait à son retour. Une épidémie avait décimé ses ouailles, emportant la Supérieure et l'Économe. "Toute la ville croyait que la peste était dans l'hôpital et disait publiquement que la malédiction était dans la maison."
La Providence avait rétabli la paix, mais pour combien de temps? L'aumônier décida de préparer de longue main de bonnes infirmières. Puisque les directrices refusaient de le suivre, il se tourna vers les filles pensionnaires. Il en choisit vingt, toutes affligées de quelque infirmité mais d'une bonne santé morale. En présence d'une grande croix de bois, l'étrange communauté de boiteuses, de bossues et d'aveugles prépara, dans la prière et le travail, l'éclosion d'une nouvelle Congrégation d'infirmières. M. Grignion pensait que Dieu seul pouvait donner la vie à une famille religieuse. Ces âmes souffrantes, groupées à l'ombre de la croix, avaient pour mission de faire violence au ciel par leurs prières et leurs sacrifices, et d'en obtenir les premières vocations. Elles y réussirent. Mlle Trichet, la future Supérieure des Filles de la Sagesse, entra dans la Communauté de l'hôpital, y fit son noviciat et prit l'habit religieux des mains de son directeur. Mais elle dut attendre de longues années, au service des pauvres de Poitiers, avant de voir la fondation des Filles de la Sagesse.
En octobre 1703, M. Grignion dut s'éloigner; sa présence était devenue indésirable. Plutôt que d'importuner son entourage, il s'en alla. Quelle route choisir? Il n'avait pas de préférence. Il avait tout laissé pour Dieu, tout jusqu'à son nom de famille. Il ne porte plus maintenant que le nom de la ville où il a reçu l'adoption divine par le saint baptême. Montfort, prêtre et esclave de Jésus en Marie, telle est la signature qu'il appose au bas de ses lettres. Les seules relations sociales qu'il conservait l'amenèrent à Paris.
Un bref séjour à l'hôpital général lui permit de se remettre des fatigues de la marche; il amorça même un apostolat auprès des cinq mille pauvres qui y logeaient. Mais là encore on le trouva encombrant et on le pria de s'en aller. Tout seul au milieu du grand Paris, Montfort ne sait trop quoi devenir. Partout où il se présente, il est éconduit plus ou moins poliment. Son ancien directeur de conscience, qu'il tenait en haute estime, le renvoie d'un air sec et dédaigneux, sans vouloir ni lui parler ni l'entendre. Le chemin de pauvreté et d'abjection que Montfort avait suivi pour trouver Dieu semblait l'avoir conduit dans un désert inhabitable. Étranger aux hommes, sevré de toute amitié, de toute consolation terrestre, il exultait pourtant à l'intime de son âme et ne souhaitait qu'une chose: trouver Dieu, la Sagesse éternelle. Son dépouillement se faisait si complet qu'il ne désirait plus autre bien que Dieu. La prédication elle-même, qui l'avait si longtemps attiré, le laissait maintenant indifférent. Il cherchait la Sagesse dans l'amour de Dieu, rien d'autre.
Il avait trouvé à se loger "dans un petit trou d'une chétive maison, à côté du noviciat des Jésuites. Il y était si bien caché et si inconnu, dit M. Blain, que j'eus bien de la peine à le trouver dans ce lieu si semblable à l'étable de Bethléem; ce n'était en effet qu'un petit réduit sous un escalier, que le soleil avait peine à éclairer; je n'y vis pour tout meuble qu'un pot de terre et, je crois, un misérable lit qui n'était propre que pour des gueux et des malheureux." Chaque matin il célébrait la messe; il passait ses journées à prier, à méditer, goûtant dans ses entretiens avec Dieu des joies toujours nouvelles.
Ses anciens amis l'avaient délaissé; mais Dieu ne trompe pas. Avec une ardeur centuplée il soupirait vers ces sommets de la sainteté où l'on aime Dieu, Dieu seul, de tout son cœur. Il brûlait de ce désir d'aimer Dieu, signe avant-coureur des grandes ascensions spirituelles. Le même cri revient dans sa correspondance: que Dieu se donne à lui, que la Sagesse éternelle vienne visiter son âme. il mendie à sa petite novice de Poitiers des prières à cette intention. "Oh! quel plaisir, si tout cela m'obtient la divine Sagesse après laquelle je soupire nuit et jour. . . Ce qui me faire dire que je l'aurai, ce sont les persécutions que j'ai eues et que j'ai tous les jours. Je vous prie donc, ma chère fille, de faire entrer dans ce parti de prières quelques bonnes âmes, vos amies."
Le résultat de cette croisade de prières ne se fit pas attendre. "Je sens que vous continuez à demander à Dieu pour ce chétif pécheur, la divine Sagesse par le moyen des croix, de l'humiliation et de la pauvreté. Oh! quand posséderai-je cette aimable et si inconnue Sagesse? Quand viendra-t-elle loger chez moi?" Les jours et les nuits de l'ermite parisien s'écoulaient dans cette lutte contre les sarcasmes du monde, les tentations et les assauts du démon, dans cette recherche de son Dieu passionnément aimé. Il lui arrivait de prêcher une fois ou l'autre, quand on l'en priait. Son directeur lui avait défendu de cesser tout-à-fait son ministère sacerdotal. Docile, il ne refusait pas le travail; mais il avait choisi la meilleure part et se pensait bien oublié de tous quand la Providence le rappela sur le champ de bataille.
Il reçut la tâche difficile de ramener la paix chez les Ermites du Mont Valérien. L'esprit mauvais y avait semé la zizanie. La parole de ce prêtre inconnu toucha les solitaires; son exemple les terrassa. "Ces solitaires si austères ne paraissaient plus l'être devant lui; car à toutes leurs pénitences il ajoutait les siennes. Ils le voyaient entre leurs exercices communs, dans leur chapelle continuellement à genoux et en oraison, glacé et tremblant de froid, parce que sa pauvre soutane et peut-être quelque mauvaise camisole ne pouvaient pas le réchauffer et le défendre de l'âpreté du froid, qui est plus piquant dans les lieux élevés. Ils en eurent pitié et le prièrent de prendre un de leurs habits. Frappés de ses grands exemples de vertus, touchés par la grâce et l'onction de ses paroles, gagnés par sa douceur et son humilité, ils ne tardèrent pas à se rendre à ses désirs et à unir leur voix à la sienne pour rappeler parmi eux la paix et la concorde qui en étaient bannies." Quand Dieu même ne résiste pas à la prière de ses saints, comment des hommes le pourraient-ils?
L'ermitage parisien de la rue du Pot-de-fer ne put retenir longtemps le Père de Montfort. On souffrait, à Poitiers, du vide qu'avait laissé son départ. Il fut invité à retourner à l'hôpital. Il y resta peu de temps. La prédication l'appelait maintenant et Monseigneur ouvrait tout grand son diocèse à son apostolat. Un apôtre de sa trempe ne souffre pas l'inaction. Son intimité avec Dieu le rend extrêmement jaloux de sa gloire. Où qu'il voit ce divin Maître outragé, délaissé, il descend dans la lice sans crainte ni considérations personnelles, assuré qu'il est du secours divin et de la justice de sa cause.

Ah! Seigneur, chacun vous outrage
Dans l'homme, votre belle image.
Sans parler je le souffrirais?
Vos ennemis ravissent votre gloire,
Et je serais de leur côté?
Plutôt la mort, en vérité.
A moi, Seigneur, j'aurai victoire.

Une église en ruines marque un recul du royaume de Dieu. Montfort entreprend la restauration d'un temple très ancien, dédié à saint Jean l'Évangéliste. Malgré des susceptibilités froissées et les railleries des indolents, il réunit des fonds, groupe des ouvriers et rend l'édifice au culte. Dans un faubourg de Poitiers, des artisans pauvres vivaient loin de l'église. Montfort s'y rend et déclare la guerre à l'ignorance religieuse, à l'ivrognerie, au blasphème. Il achète une grange abandonnée, la transforme en chapelle, y place une grande image de Marie, Reine des cœurs. Il convoque les fidèles, prêche le chapelet, la dévotion à Marie, la pratique des vertus chrétiennes. Nous trouvons un rappel de sa prédication dans une lettre qu'il leur adressa dans la suite: "Souvenez-vous donc, mes chers enfants, ma joie et ma couronne, d'aimer ardemment Jésus-Christ et de l'aimer par Marie, de faire éclater partout et devant tous votre dévotion véritable à la très sainte Vierge, notre bonne Mère, afin d'être partout la bonne odeur de Jésus-Christ, afin de porter constamment votre croix à la suite de ce bon Maître et de gagner la couronne et le royaume qui vous attend. Aussi ne manquez point à accomplir et pratiquer fidèlement vos promesses de baptême, à dire tous les jours votre chapelet en public ou en particulier, à fréquenter les sacrements au moins tous les mois. Je prie mes chers amis de Montbernage qui ont l'image de ma bonne Mère et mon cœur, de continuer à augmenter la ferveur de leurs prières, de ne point souffrir impunément dans leur faubourg les blasphémateurs, jureurs, chanteurs de vilaines chansons et ivrognes. Qu'aucun ne travaille le jour des fêtes gardées; qu'aucun n'étale et n'entr'ouve pas même sa boutique, et cela contre la pratique ordinaire des boulangers, bouchers, revendeuses et autres qui volent à Dieu son jour."
Cette citation suffira pour mesurer la profondeur du christianisme implanté par le missionnaire dans un milieu négligé auparavant et semblable à un champ en friche. Une bataille gagnée, le prédicateur se transporte dans les autres paroisses où il prêche des retraites. "Les peuples le suivaient en fouie et étaient tellement pénétrés de ses discours, qu'ils fondaient en larmes, éclataient en sanglots, criaient à haute voix miséricorde. Il s'était tellement rendu le maître de leur cœur, qu'ils eussent été prêts à le suivre jusqu'au bout du monde, s'il avait voulu les y conduire."
Le diable, cette fois, avait sur les bras un rude adversaire. En vain cherchait-il un défaut dans la cuirasse de cet orateur enflammé, perdu dans l'oraison, vivant de mortifications et de pauvreté. Sa seule ressource était de l'attaquer en face, de le réduire par la force. Il se jetait sur lui, le soir, quand le prêtre était seul dans sa chambre. Des voisins entendaient, au milieu du fracas d'une lutte, la voix de Montfort clamer: "Je me moque de toi, je ne manquerai point de force et de courage pendant que j'aurai Jésus et Marie avec moi; je me moque de toi."
Le mensonge et la calomnie fournissent des armes autrement terribles pour entamer la réputation d'un homme, dont la renommée allume déjà des jalousies inconscientes. L'occasion se présenta à point nommé de ruiner son prestige. Montfort donna, dans l'église des religieuses du Calvaire, une mission qui dura trois semaines. "Il y prêchait, catéchisait et confessait tous les jours, depuis le matin jusqu'au soir, et faisait même les conférences spirituelles avec tant d'esprit et de science qu'il charmait tout son auditoire; on ne le regardait plus dans la ville comme un homme du commun, mais comme un saint. Il s'employa surtout à faire des réconciliations dans les familles et à retirer des mains des libertins, des livres déshonnêtes et des tableaux représentant des choses obscènes. On lui en emporta un si grand nombre, qu'il résolut de les faire brûler publiquement."
Le bûcher avait été dressé sur la place voisine de l'église. Pendant le sermon de clôture, des farceurs eurent l'idée d'ajouter au monceau de livres et de tableaux un mannequin de femme portant à la tête des boudins et des saucisses en forme de pendant d'oreille. Rapide comme l'éclair, le bruit se répandit en ville que Montfort allait brûler le diable. A l'évêché, on jugea cette originalité du missionnaire trop forte. Le grand vicaire prit sur lui, en l'absence de l'Évêque, de se rendre à l'église et de semoncer d'importance le supposé coupable, en présence de la foule. Montfort accepta ces reproches injustifiés sans ouvrir la bouche. L'algarade terminée, il fit dire le chapelet comme il avait coutume à la fin de chaque exercice. Son chagrin le plus vif fut d'apprendre qu'une bande de jeunes gens avait pillé l'amas qu'il destinait aux flammes.
Quelques jours après il recevait, par lettre, l'invitation de quitter le diocèse sans délai. Il alla ouvrir son âme à son directeur, le Père Latour de la Cie de Jésus. Fort de son approbation, il partit pour Rome.
En février 1706, le Père de Montfort prit le chemin de l'Italie. Il comptait alors six ans de prêtrise, dont la majeure partie avait été dépensée à la prédication ou au soin des malades de Poitiers. Banni du diocèse, il devait porter son zèle ailleurs. Où aller? A trente-trois ans, l'heure était venue pour lui d'orienter définitivement sa vie. Libre de son temps et de sa personne, comme l'hirondelle qui virevolte dans l'air, sujet d'aucun évêque, rien ne le retenait. Il partit. Mais Rome n'est pas aux portes de Poitiers. Pour un pauvre comme Montfort, il n'était pas question de voiture ni de cheval; il irait à pied, en pèlerin véritable, et mendierait son pain sur la route à l'exemple des pauvres Apôtres. Pour sûr, il souffrirait de la faim et de la soif, subirait des affronts, coucherait à la belle étoile et meurtrirait ses pieds aux cailloux du chemin. La pauvreté va-t-elle jamais sans souffrance? Le divin Maître n'a-t-il pas fait pour les âmes de longs et pénibles voyages, allant jusqu'à donner sa vie pour elles?
Entraîné à la marche et d'une santé robuste, Montfort traversa allègrement la France, franchit les Alpes et, rendu dans l'Ombrie verdoyante, fit un détour jusqu'à Lorette, sur le côte de l'Adriatique. Pouvait-il visiter l'Italie sans s'arrêter à la maison où l'Ange vint saluer Marie? D'ailleurs il désirait confier à la sainte Vierge les intentions qui l'avaient amené à Rome. En premier lieu, il désirait une précieuse faveur: la divine Sagesse, ou le don de toucher les cœurs par sa prédication. Comme il l'écrivait à ses anciens paroissiens de Montbernage, avant son départ: "Priez pour moi afin que ma malice et mon indignité ne mettent pas obstacle à ce que Dieu et sa sainte Mère veulent faire par mon ministère. Je cherche la divine Sagesse, aidez-moi à la trouver. J'ai de grands ennemis en tête. Il ne faut pas douter qu'étant unique et pauvre je périrai, à moins que la très sainte Vierge et les prières des bonnes âmes, et en particulier les vôtres, ne me soutiennent et ne m'obtiennent de Dieu le don de la parole ou la divine Sagesse, qui sera le remède à tous mes maux et l'arme puissante contre mes ennemis. Adieu sans adieu; car si Dieu me conserve en vie, je repasserai par ici, soit pour y demeurer quelque temps, soit pour passer dans un autre pays, parce que Dieu étant mon Père, j'ai autant de lieux à demeurer qu'il y en a où il est injustement offensé par les pécheurs." Cette dernière phrase exprime son espoir de voler aux missions lointaines du Canada ou d'Orient. Il venait aussi à Rome dans le but de consulter le Pape à ce sujet, persuadé de recevoir de sa bouche les ordres de Dieu même.
Le 6 juin il obtenait une audience du Saint-Père qui le reçut avec beaucoup de bonté mais lui ferma la route des pays lointains. "Vous avez un assez grand champ en France pour exercer votre zèle. N'allez point ailleurs et travaillez toujours avec une parfaite soumission aux Évêques dans les diocèses desquels vous serez appelé. Dieu par ce moyen en donnera bénédiction à vos travaux." Le Pape lui accorda quelques faveurs spirituelles et lui conféra le titre de missionnaire apostolique: ce qui le recommanderait auprès de l'Eglise de France. Il l'exhorta à bien enseigner la doctrine chrétienne aux peuples et aux enfants, à faire renouveler partout l'esprit du christianisme et les promesses du baptême.
Sûr de sa vocation, Montfort fixa à son bâton de voyage un crucifix d'ivoire indulgencié par le Pape et il reprit vivement le chemin de sa patrie. Notre-Seigneur lui avait parlé par la bouche de Pierre; il rapportait un titre glorieux, celui de missionnaire apostolique, d'envoyé du Saint-Père! Que pouvait-il demander de plus?

L'envoyé du Pape

Le Père de Montfort revit sa ville de Poitiers, le 25 août 1706. Quand il frappa à la porte des Pères Jésuites, ses amis fidèles, pour y célébrer la messe il eut de la peine à se faire reconnaître. Les chaleurs torrides de l'été italien, la longueur du voyage, les privations l'avaient épuisé, amaigri. Il tenait son chapelet d'une main et ses souliers de l'autre, tellement ses pieds avaient souffert de la marche. Il comptait se reposer là quelques jours quand arriva l'ordre de quitter la ville épiscopale. La lutte recommençait.
Il faut savoir que la France, à ce moment, traversait une crise religieuse. Elle avait écarté, au prix de beaucoup de sang versé, le péril extérieur du protestantisme mais elle était déchirée au-dedans par les réformateurs. Ces zélateurs inconsidérés, prêtres, religieux et laïques, persuadés que l'Église sombrait dans l'erreur et le péché voulaient la ramener à sa ferveur primitive. Ils s'attaquaient à l'enseignement traditionnel et prétendaient donner à la religion une direction plus éclairée. Bref, ils s'accordaient la mission de tout juger, tout critiquer, tout refaire. En dépit d'une forte opposition, ces jansénistes soutenaient la controverse depuis soixante ans. Le Souverain Pontife, appelé à se prononcer sur la nouvelle erreur, l'avait condamnée à maintes reprises sans jamais obtenir la pleine soumission des révoltés.
"On conçoit, remarque M. Blain, qu'un homme comme Montfort, si dévoué au Saint-Siège et si ennemi des erreurs du Père Quénel, ne pouvait pas être bien reçu de ses partisans; on conçoit en même temps que c'est ici une des causes des contradictions et des interdits qu'il a essuyés en quelques diocèses, malgré la sainteté de sa vie et la pureté de sa morale." Chose curieuse, ces réformateurs sévères qui jouaient à l'austérité, persécutaient l'homme le plus pauvre et le plus pénitent du royaume. Ils redoutaient en lui le fidèle soldat du Pape et le dévot serviteur de Marie, deux vices capitaux à leurs yeux.
Loin de moi les hérétiques Que l'Église a condamnés, Loin de moi le calvinisme, Loin de moi le jansénisme.
Pas de compromis avec l'erreur. Pour Montfort, la règle de foi infaillible est la voix de Rome. Calvinistes déclarés ou jansénistes hypocrites, les deux sectes sont jugées. Nous lisons dans son Traité de la vraie dévotion à la sainte Vierge ce qu'il reprochait à ces doctrinaires hautains et desséchants. Ces chrétiens catholiques, écrit-il, ces docteurs parmi les catholiques ne connaissent Notre-Seigneur et sa sainte Mère que d'une manière spéculative, sèche, stérile et indifférente. Ils craignent uniquement qu'on accorde trop d'honneur à la sainte Vierge. Il ne faut pas tant parler d'elle, disent-ils, de peur de déplaire à Dieu. Montfort répond à ces protestants qui s'ignorent par sa maxime favorite: De Maria nunquam satis. Jamais on ne fera assez pour Marie.
Par obéissance à l'autorité diocésaine, il renonça à toute prédication dans Poitiers. Il partit encore une fois et prit tout naturellement la route d'un sanctuaire dédié à la sainte Vierge, à Saumur. Il médita auprès de Notre-Dame des Ardilliers, il pria, il fourbit ses armes pour le combat qui allait commencer. N'était-il pas le chevalier de Marie? Avait-il d'autre ambition que de se dévouer à son service, de lui gagner des âmes? Il venait prendre ses ordres avant de descendre dans l'arène. Puis il dirigea ses pas vers le mont Saint-Michel qui se dresse en face de la mer comme un joyau ciselé dans le roc. Il avait une grande dévotion envers le glorieux Archange qui s'était opposé, le premier, à l'orgueilleux Lucifer. Montfort voulait, lui aussi, écraser le dragon de l'hérésie janséniste, rendre les âmes à la confiance, à l'amour de Dieu, à une tendre dévotion envers Marie. Pour cela il devait se mesurer avec les forces de l'enfer. "Nous n'avons pas à nous mesurer, disait l'Apôtre, avec des êtres de chair et de sang, mais avec les princes et les puissances qui dominent ce monde de ténèbres, avec les esprits mauvais répandus dans l'air." Le chevalier de Notre-Dame vient réclamer l'aide et la protection du prince de toute la cour céleste.

Saint Michel, armé de son zèle,
Frappa Lucifer, le rebelle,
Le plongea du ciel dans le feu.
Pour prendre part à sa noble victoire,
Ayons son zèle généreux.

A partir de ce jour, la carrière apostolique du Père de Montfort va suivre son cours tourmenté. Pendant dix années il parcourra les diocèses de la France occidentale, armé du glaive à deux tranchants de la parole divine. D'une paroisse à l'autre, de diocèse en diocèse, il prêche, il convertit, il implante solidement dans les consciences les grandes vérités chrétiennes: il reconstruit le royaume de Dieu. Comme saint Paul, il aime à redire: Malheur à moi, si je ne remplis pas ma mission de prédicateur!
Chargé par le Pape de prêcher l'Évangile au pays de France, il n'a plus d'autre souci ni d'autre obligation. La bourse vide, il vit aux frais de la Providence. Les villes et les villages voient passer cet apôtre pittoresque, en quête d'âmes à sauver. Ici aujourd'hui, demain il sera rendu ailleurs, libre toujours de son temps et de sa personne. Il n'est pas lié à l'armée régulière du sacerdoce, au clergé diocésain. Son rôle l'apparente plutôt au franc-tireur qui se porte partout où il trouve un bon coup à donner, sans plan préconçu, sans discipline trop rigide, qui le gêne.
Le voici rendu à Rennes. Au lieu de se retirer chez ses parents, il préfère loger chez une pauvre femme qui manque elle-même du nécessaire et qui lui fournit, au prix le plus modique, de la galette de sarrasin et du lait. Il passa ses premières journées à l'hôpital; sa messe dite, il visitait les malades, instruisait les pauvres. Invité à prêcher il étendit son action dans les autres églises de la ville, jusqu'au séminaire où sa parole fut très goûtée. Son oncle prêtre, celui qui l'avait hébergé durant ses études au collège des Pères Jésuites, finit par le découvrir. Il le réprimanda au sujet de sa conduite envers les siens. "Je n'ai point d'autre père que Dieu sur la terre, répondit le missionnaire. Je veux vivre et mourir détaché de mes parents."
Tout au plus accepta-t-il de prendre un repas à la maison. Il n'oublia pas ses protégés devant la table abondante qui lui fut servie. "Il prit une assiette blanche et la garnit de tout ce qu'il y avait de meilleur sur la table, pour l'envoyer aux pauvres de la paroisse." Cet homme n'appartenait plus à aucune famille humaine, mais bien aux pauvres du Christ dont il avait adopté volontairement la misère.

Je cours parmi le monde
Comme un enfant perdu.
J'ai l'humeur vagabonde,
Tout mon bien est vendu.

Invité à s'associer aux directeurs du séminaire pour faire des missions dans les campagnes environnantes, il refusa et s'éloigna d'un lieu où la chair et le sang pouvaient entraver les fruits de sa prédication. Il s'arrêta quelques jours à Montfort, la ville de son enfance, dont il avait pris le nom par respect et par reconnaissance pour la grâce du baptême qu'il y avait reçue. A Dinan, les Lazaristes lui offrirent l'hospitalité. Il prêcha quelques missions avec eux, choisissant de préférence de faire le catéchisme, suivant la recommandation du Souverain Pontife. Avant de s'éloigner, il eut soin de placer un grand tableau de la sainte Vierge devant lequel un cierge devait brûler continuellement, et les fidèles se succéder pour la récitation du rosaire.
A Saint-Brieuc, notre prédicateur errant s'associa aux missionnaires diocésains, sous la conduite d'un homme de grande réputation oratoire, M. Leuduger. Signalons, parmi ses nombreux travaux, la restauration d'une chapelle à La Chèze. Saint Vincent Ferrier, trois siècles auparavant, avait prédit qu'un homme viendrait en inconnu, qu'il serait contrarié et bafoué, mais qu'il relèverait de ses ruines le sanctuaire de Notre-Dame de Pitié. Montfort ne recula pas devant cette entreprise audacieuse. Il annonça hardiment à ses auditeurs qu'il était cet homme. Il traça des plans magnifiques, engagea des ouvriers de toute espèce, maçons, charpentiers, couvreurs, menuisiers, serruriers, peintres, sculpteurs, il était à prêcher aux environs quand on lui annonça la fin des travaux. Par un miracle insigne de la Providence, il avait achevé cette œuvre difficile et rencontré toutes les dépenses qui furent considérables.
Afin d'exprimer au ciel sa reconnaissance, il organisa des fêtes grandioses. Pendant neuf jours de suite il fit allumer des feux de joie. La clôture comporta une procession solennelle qui devait aboutir à la nouvelle chapelle. Derrière une foule immense s'avançait la statue de Notre-Dame de Pitié, portée en triomphe. Il la fit placer sur un splendide maître-autel, près de la croix de son Fils. "Depuis ce temps-là, cette chapelle, une des plus belles de tout le diocèse, est devenue l'objet de la dévotion des peuples; on y vient de loin pour demander à Dieu, par l'entremise de la Vierge des douleurs, la grâce de porter patiemment la croix qu'il envoie. Tous les jours on y récite trois chapelets en chœur: le premier après la sainte messe, le second un peu avant midi, et le troisième le soir."
Les neufs mois que Montfort passa avec M. Leuduger furent extrêmement remplis. Son activité débordante trouvait à s'exercer pleinement. N'allons pas croire que sa vie intérieure subit le moindre ralentissement au cours de ses missions, retraites, travaux de tout genre. Son union à Dieu n'en était pas interrompue. La nuit comme le jour, il donnait beaucoup de temps à l'oraison. Une fois qu'on le pressait d'abréger sa méditation pour terminer plus tôt la retraite, il répondit: "Laissez-moi; comment serais-je bon pour les autres, si je ne le suis pas pour moi-même?"
Tout marchait à merveille quand un incident de minime importance le força à quitter M. Leuduger. Seul désormais, il va continuer, à sa manière à lui, sa vie de prédicateur ambulant.
Nous retrouvons le Père de Montfort, en novembre 1707, au milieu des ruines d'un ancien monastère situé dans le voisinage de Montfort, sa ville natale. Avec l'aide des Frères Mathurin et Jean, deux laïques qui se sont attachés à lui, il a consolidé les murs branlants, refait tant bien que mal une couverture, et s'est assuré de cette façon une existence à son goût. Affranchi de toute dépendance envers ses parents, riche de silence et de recueillement, il peut prier, méditer, réfléchir à sa faim, et préparer ses tournées de prédication. Si pauvre qu'il fût, il n'est pas arrivé à son ermitage les mains vides; il emporta avec lui une statue de Notre-Dame de la Sagesse qu'il avait lui-même commandée à un artiste de talent. Il savait se contenter du strict nécessaire pour l'habitation, la nourriture, le vêtement; mais il devenait exigeant lorsque la gloire de sa Souveraine entrait en jeu. Son âme avait besoin de la présence sensible de Marie dans sa solitude de Saint-Lazare: tel était le nom de sa nouvelle résidence. Notre-Dame de la Sagesse lui obtiendrait ce grand don de toucher les cœurs par sa parole et de leur inspirer l'amour de son divin Fils.
Peu à peu les pèlerins vinrent vénérer la nouvelle Madone. Montfort, qui tenait à jeter dans ces braves cœurs les racines profondes de la dévotion à Marie, leur parlait du rosaire. Il avait placé sur un prie-Dieu, au centre de la chapelle, un rosaire dont les grains avaient la grosseur d'un pouce; ce qui permettait à plusieurs personnes de le réciter à la fois.
Construire un temple à la sainte Vierge était un moyen d'implanter solidement son culte dans une contrée infestée par l'hérésie janséniste. Il ne renonçait pas pour autant à sa vocation de missionnaire. Sur l'invitation des curés, il se rendait ici et là, toujours prêt à prendre la parole, à catéchiser les enfants, à instruire les pauvres. Maintenant qu'il travaillait seul, il pouvait agir à sa guise; son zèle, son ingéniosité lui suggéraient toutes sortes de manières nouvelles de faire le bien, au grand émoi des habitués de la routine!
A Montfort même, dans son église paroissiale, il eut recours à un stratagème peu ordinaire. Devant tous ces gens qui le connaissaient, devant ses parents qui étaient accourus de Rennes pour l'entendre, il prit un grand crucifix qu'il portait sur lui et le plaça bien en évidence sur la chaire. Ensuite il fit le tour de l'église, présentant à chacun l'image du Crucifié et la donnant à baiser. "Voilà votre Sauveur, disait-il, n'êtes-vous pas bien fâché de l'avoir offensé?" Le saisissement de l'assistance, les larmes prouvaient que son geste avait porté autant que le sermon le plus pathétique.
D'autres localités du diocèse voulurent profiter de la présence d'un missionnaire de cette valeur. Il reprit sa vie vagabonde, se réservant de temps en temps quelques jours de retraite et de repos à son ermitage de Saint-Lazare. Il prêcha aux soldats de la garnison à Bréal et fonda à leur intention la confrérie de Saint-Michel. Il en fait mention dans la lettre suivante adressée au curé de l'endroit: "Monsieur et cher ami, que je suis fâché de ne pouvoir satisfaire vos désirs et les miens! Je suis promis les trois jours pour trois endroits auxquels je ne puis manquer. Cependant, j'enverrai Mathurin mardi chez vous, pour dire le rosaire publiquement, chanter des cantiques, et publiquement porter de ma part soixante petites croix de Saint Michel à nos soldats; lesquelles vous aurez la bonté de leur distribuer. Cela ne servira pas peu à les retirer des excès si fréquents en ces jours. Vous les saluerez tous de ma part et leur direz que je les prie instamment de garder fidèlement leurs règles et que je les irai voir un des dimanches de carême."
Comme on le voit, le Père de Montfort ne perdait pas son temps. Il prêchait sous les halles et dans les places publiques à une foule immense que les plus vastes églises ne pouvaient contenir. L'atmosphère janséniste du diocèse de Saint-Malo supportait depuis trop longtemps la présence d'un si grand serviteur de Marie. L'autorité religieuse lui demande de ne plus prêcher dans sa chapelle ni en plein air, mais dans les églises paroissiales seulement. Cela équivalait à une congédiement. Mais qui veilleraient sur sa statue et sa chapelle? A sa dernière apparition dans l'église de sa paroisse, il demanda aux demoiselles qui l'écoutaient, laquelle accepterait de garder Notre-Dame de la Sagesse. Aucune ne répondit. Hardiment le prédicateur s'avança et désigna une personne du doigt: "C'est vous, ma fille, qui serez la gardienne de notre bonne Mère à Saint-Lazare."
Cette pieuse fille, déjà dans la quarantaine, accepta l'honneur qui lui était offert. Elle se rendit à la chapelle et s'y installa dans une chambrette attenante. Elle y vécut jusqu'à l'âge de soixante ans des aumônes qu'on lui apportait, constamment occupée à prier Dieu dans la chapelle et à ouvrir la porte aux pèlerins qui venaient honorer Notre-Dame de la Sagesse.

La parole irrésistible

"Rien n'est si aisé, écrivait le Père de Montfort, que de prêcher à la mode. Mais que c'est une chose difficile et relevée que de prêcher à l'apostolique d'avoir reçu de Dieu, pour récompense de ses travaux et prières, une langue, une bouche et une sagesse à laquelle les ennemis de Dieu et de la vérité ne puissent résister." Cette parole irrésistible, qui part du cœur de l'orateur et qui va jus-qu'au cœur de l'auditoire, Montfort l'avait obtenue après bien des supplications. Il possédait le don précieux qu'il avait demandé dans son cantique:

Donnez-moi le don de Sagesse
Et cette charité qui presse
Et qui fait un homme divin.
Faites, grand Dieu, de ma bouche un tonnerre
Pour détruire l'iniquité,
Afin que votre volonté
Soit faite au ciel et sur la terre.

A la fin de 1708 le Père de Montfort entre dans le diocèse de Nantes. Cette date marque le point culminant de sa carrière. Il est devenu un prédicateur renommé, un chef de mission qui prend sous ses ordres des prêtres auxiliaires. Il s'adjoint de la sorte le bon et candide M. des Bastières, le fidèle compagnon de ses courses, auquel nous devons tant de renseignements précieux sur son maître. Ici Montfort goûtera, pour un temps, une douceur qui lui a été mesurée ailleurs: l'estime et l'appui de l'autorité. En pleine possession de ses moyens oratoires, riche d'une expérience durement amassée, le cœur dévoré d'un zèle insatiable et jouissant de la présence habituelle de Marie dans son âme, quand il ne la contemple pas des yeux du corps, le Père de Montfort se dresse devant les Nantais comme un nouveau prophète du Très-Haut.
Où ne s'exercera pas son zèle et quelle portion du troupeau pourra échapper à son emprise? Le mal sous toutes ses formes, le péché et le vice devront reculer devant ce champion toujours victorieux. Il s'attaque aux jeux de hasard, brise en pleine rue une table qui servait à cette fin. Rage des joueurs qui se ruent sur lui. "Comme des lions acharnés, racontait-il à M. des Bastières, les uns me prirent par le cheveux, les autres déchirèrent mon manteau et tous me menacèrent de me passer leur épée au travers du corps." Que faire contre un homme qui ne recule pas et qui n'a pas peur de mourir, si son sang doit enrayer le fléau du jeu? Il en fut quitte pour être conduit publiquement au Gouverneur; en route, un ami le fit remettre en liberté.
Après le jeu, la danse. Il se lança au beau milieu d'une centaine de jeunes gens qui s'amusaient au grand air, fort peu convenablement, un jour de dimanche. A son arrivée, les danseurs l'entourèrent et firent la ronde autour de lui. Afin de mieux le narguer, ils entonnèrent un de ses cantiques de mission. Outré de tant d'insolence, le Père s'écria de toutes ses forces: "S'il y a dans cette compagnie, des amis de Dieu qu'ils se mettent à genoux avec moi!" La farandole se termina par le chapelet et un sermon sur les dangers et les méfaits de la danse.
Montfort eut même la pieuse audace de relancer les femmes perdues jusque dans leur repaire. M. des Bastières nous raconte ces visites, avec une sincérité qui lui fait grand honneur. "Il m'a souvent conduit dans des lieux de débauche, sans m'en avertir, craignant avec raison que je n'y eusse pas voulu aller si je l'avais su. Quand nous entrions il se mettait d'abord à genoux au milieu de la chambre, ayant un petit crucifix à la main; je m'y mettais aussi à son exemple et nous disions un Ave Maria et après avoir baisé la terre, nous nous relevions. Il les prêchait ensuite avec tant de force et d'onction que ces Messieurs et leurs créatures ne savaient que dire ni faire, tant ils étaient consternés." Ce prêtre se sentait responsable devant Dieu des âmes que le péché damnait; il se portait à leur secours, sans compter, sans calculer, parce qu'il se savait couvert de la protection divine.
Il entend dire, un beau dimanche, qu'une bande d'ivrognes se chamaillent dans un cabaret voisin, et que leurs blasphèmes parviennent aux oreilles des passants. Aussitôt il y va. Il trouve cinq ou six tables auxquelles des jeunes gens chantent ou plutôt hurlent. D'autres dansent au son des hautbois et des musettes; d'autres blasphèment, se querellent, se lancent des injures. Le Père de Montfort se met à genoux au milieu de cette canaille, dit un Ave Maria. Aussitôt relevé, il se saisit des hautbois et des musettes qu'il met en pièces. Puis il renverse les tables et tout ce qui se trouve dessus. Jamais on ne vit de gens plus étonnés. Neuf ou dix de ces furieux tirèrent l'épée. Il se présenta devant eux, tenant son chapelet d'une main et son crucifix de l'autre. Ils prirent la fuite. Le Père ne repartit pas avant d'avoir servi à l'hôtelier une chaude semonce sur la façon déshonnête dont il tenait son commerce.
Personne ne pouvait tenir devant cet homme de Dieu; il était, à la lettre, irrésistible. Un vigneron trop ambitieux en fit la terrible expérience. Il avait préféré continuer son travail, au lieu de suivre les exercices de la retraite. Le dernier jour, un orage épouvantable éclata et notre homme fut tué raide, dans sa maison, par la foudre.

Je ne puis reposer une heure,
Ni garder la même demeure
En voyant Jésus offensé.
Hélas! partout chacun lui fait la guerre.
Le péché règne en tous les lieux.
Les âmes tombent dans les feux.
Je veux gronder comme un tonnerre.

Alerte! La mission est ouverte!
Durant les deux années qu'il travailla au pays nantais, le Père de Montfort put réaliser les rêves de son cœur d'apôtre. Il fit appel à toutes ses ressources pour arracher le plus d'âmes possible à la captivité du démon. Rien ne fut laissé au hasard ni à l'improvisation dans le plan de campagne élaboré par ce général du grand Roi. Lorsqu'il accepte de donner la mission dans une paroisse, il se fait d'abord annoncer quinze jours d'avance par un prédicateur, qui exhorte l'assistance à se détourner du péché, à se disposer, par la récitation du chapelet, aux grâces que le ciel leur prépare. Le temps venu, le Père se met en route, à pied toujours, pour imiter Notre-Seigneur. Il est accompagné de prêtres auxiliaires, religieux ou séculiers. Les deux Frères convers, qui voient aux besoins matériels, ont chargé le mulet du bagage de la mission: les recueils de cantiques, les livres, les images, les chapelets, les étendards, etc. Un peintre et un sculpteur complètent parfois la caravane; leur tâche sera de retoucher les tableaux ou de réparer les statues des églises.
Une vraie réforme catholique se prépare dans la paroisse qui va suivre la mission. Le Pape n'a-t-il pas demandé au Père de Montfort de raviver le christianisme le plus pur, en des cœurs que la superstition, l'hérésie, l'ignorance et la négligence ont déformés plus ou moins gravement? Il est nécessaire, pour convertir ces peuples, de les remuer profondément par une mise en scène impressionnante, où les yeux et les oreilles aideront l'intelligence à saisir les vérités importantes du salut. Le Père de Montfort peut utiliser, avec ces campagnards, des méthodes d'enseignement qui seraient mal acceptées dans un milieu plus raffiné.
La première visite du missionnaire est réservée au Saint-Sacrement. Il entre dans l'église, fait une méditation qui dure souvent plus d'une heure. Ensuite il se met à la recherche d'une maison pour son personnel. La plus pauvre a ses préférences; il se réserve la pièce la plus exiguë et la plus malcommode, quand il ne loge pas au grenier. Une jonchée de paille sur la terre nue, une paillasse et son lit est prêt. Dès l'ouverture de la retraite, il annonce publiquement son intention de vivre à la Providence, c'est-à-dire de la charité publique. Défense est faite aux missionnaires de rien accepter en argent, les messes seront offertes gratuitement pour les paroissiens. Il prend sous sa protection personnelle les pauvres de l'endroit, leur réserve des instructions appropriées.
Six semaines durant, la plus intense activité va régner dans l'église. Les hommes, les femmes, les jeunes gens, les jeunes filles, les enfants, les pauvres seront à tour de rôle, l'objet de la sollicitude des prédicateurs. Levés à quatre heures du matin, ils passent la journée à prêcher, à catéchiser, à confesser, à procurer nourriture et vêtements aux pauvres, à visiter les malades, à régler les querelles et les procès entre voisins et entre parents, à préparer la rédaction des testaments ou l'ordonnance des processions. N'oublions pas les réparations de l'église ou de l'autel, l'embellissement du cimetière, l'examen des vêtements sacerdotaux et des linges sacrés, la fondation de multiples confréries, suivant l'importance et les besoins de la population. Une mission, conduite par le Père de Montfort, entraîne une rénovation complète de la vie religieuse, une nouvelle partance vers un idéal plus sanctifiant.
Le programme des jours ordinaires ne comporte que deux sermons de trois quarts d'heure, matin et soir. Les dimanches et fêtes, prédication à la grand'messe, en plus. La conférence de l'après-midi vise surtout à compléter l'instruction religieuse du peuple. Un prêtre pose publiquement au conférencier des questions pratiques sur un sujet donné. Quand l'orateur se sent de taille à soutenir l'épreuve, il invite lui-même l'assemblée à proposer ses difficultés sur la matière étudiée ou sur un sujet de son choix. Cette dernière manière, la plus hardie, était aussi la plus fructueuse.
Le ton de la prédication était clair et pratique. Le Père de Montfort ne permettait pas de disputer sur des sujets d'actualité, ni de traiter des matières curieuses ou trop relevées. Il exigeait qu'on prêchât d'une manière simple et naturelle, intelligible à tous les gens. "II tonnait en chaire contre les vices, mais il était doux et ferme tout ensemble dans le tribunal de la Pénitence. Il avait tant d'horreur pour la morale trop sévère, qu'il croyait que les confesseurs rigoristes faisaient plus de mal dans l'Église que ceux qui étaient relâchés. J'aimerais mieux, disait-il, souffrir en Purgatoire pour avoir eu trop de douceur pour mes pénitents, que pour les avoir traités avec une sévérité désespérante."
Les thèmes de sa prédication couvraient les grandes vérités de l'Évangile. La haine du péché, la crainte du jugement et des peines de l'enfer, la préparation à la mort, l'amour de Dieu et du prochain, la dévotion au Saint-Sacrement, à la Passion et à la sainte Vierge, tel était le message que le Père de Montfort apportait aux paroisses qu'il évangélisait. La renommée du prédicateur, l'habileté qu'il montrait à organiser les moindres détails de la mission, sa grande sainteté qui transpirait dans ses paroles et dans ses actes, tout concourait pour soulever la curiosité de la foule, réveiller sa foi et la jeter à ses pieds. Au lever du jour, quand la cloche annonçait l'heure de la messe et du sermon, les fidèles se hâtaient vers l'église par beau ou mauvais temps, en fredonnant le Réveil-matin de la mission. Ce cantique se chantait sur l'air populaire: Passons la lande, ma Jeanne, ma Jeanne.

Mon cher parent, mon cher voisin,
Levons-nous tous de grand matin.
Dieu nous appelle à son festin,
Cherchons la grâce.
Et qu'il neige et qu'il glace,
Cherchons la grâce et l'amour divin.

On raconte qu'un matin le Père de Montfort envoya le Frère Mathurin, une sonnette à la main, parcourir les vignes du Vallet et lui ordonna de lancer à tous les échos le refrain suivant:

Alerte! Alerte! Alerte!
La mission est ouverte.
Venez-y tous, mes bons amis,
Venez gagner le Paradis.

La dévotion au baptême occupait une place importante dans les sermons du missionnaire. Il avait entendu le Souverain Pontife lui recommander cette pratique dont il avait pu, dans la suite, expérimenter l'efficacité. Quoi de plus nécessaire que de rappeler au chrétien les obligations qu'il a contractées au jour de son baptême? Aussi ordonnait-il vers ce but l'effort de toute sa prédication.
Avant de recevoir l'absolution de ses péchés, le pénitent devait reprendre les engagements de son baptême. Parce que les paroles s'oublient facilement, le Père faisait aussi signer un écrit qui portait comme en-tête: Contrat d'alliance avec Dieu. Une fois l'an chacun devait reprendre cet engagement dans son particulier. Le chrétien n'est pas libre de vivre sa vie, de soigner ses intérêts ou d'assouvir ses passions à sa guise. Il doit obéissance au Maître et un fidèle service; il en a fait la promesse en entrant dans l'Église par la porte du baptême. La vie chrétienne est un servage volontairement accepté, un servage exclusif qui repousse rigoureusement le péché.

Servons Dieu, mais sans aucun partage,
Car un cœur qui partage périt.
Tout ou rien, dit Dieu dans son langage.
Quelque peu, dit Satan, me suffit.

Évidemment, il y a loin entre donner sa parole et ne jamais la reprendre. Le Père de Montfort savait par expérience que la plupart des conversions ne sont pas durables. Il en avait cherché la raison. "Ce malheur vient, disait-il, de ce que l'homme étant si corrompu, si faible et si inconstant, se fie à lui-même, s'appuie sur ses propres forces et se croit capable de garder le trésor de ses grâces, de ses vertus et mérites. "Il prescrivait un remède souverain, infaillible contre cette faiblesse du pécheur: la dévotion à la sainte Vierge. "Engagez-vous au service de Marie, répétait-il sur tous les tons, si vous voulez servir fidèlement Jésus. Devenez les esclaves de Jésus en Marie, unissant dans votre dévotion le Fils et la Mère." A Jésus par Marie devint la tactique du Père de Montfort; c'est de nos jours la devise de toute une légion de fervents chrétiens, qui utilisent ce secret de persévérance. Dans ce but, le Père de Montfort avait inséré une invocation spéciale à la Vierge fidèle dans la formule des vœux du baptême: "Je me donne tout entier à Jésus-Christ par les mains de Marie, pour porter ma croix à sa suite tous les jours de ma vie." Il fit mieux encore; il répandit sa parfaite dévotion à la sainte Vierge qui constitue la meilleure manière de rester fidèle à son baptême.
Nous lisons en effet dans sa première biographie: "Il établissait dans toutes les paroisses où il faisait mission, la dévotion du saint esclavage de Jésus vivant en Marie. Cette pratique a attiré bien des croix sur lui et beaucoup de grâces sur ses auditeurs. Je connais un très grand nombre de pécheurs scandaleux, à qui il a inspiré cette dévotion et de dire tous les jours le rosaire, qui sont parfaitement convertis et dont la conduite est très exemplaire; on ne saurait compter le nombre de personnes qu'il a fait changer de vie par ce moyen." Nous savions déjà, par ses écrits, que le Père avait prêché le saint esclavage: "J'ai mis la plume à la main, lisons-nous au Traité de la vraie dévotion, pour écrire sur le papier ce que j'ai enseigné avec fruit, en public et en particulier, dans mes missions pendant bien des années."
La fin de la retraite était régulièrement marquée par une cérémonie solennelle où les paroissiens reconnaissaient, en public cette fois, les obligations de leur baptême. Une procession générale s'organisait en l'occurrence. D'autres cérémonies ne groupaient qu'une catégorie de fidèles, comme les hommes ou les enfants, mais celle-ci, en raison de son importance, mobilisait toute la paroisse.
Le long défilé, après une halte au reposoir, s'en revenait à l'église. Devant la grande porte, un diacre les attendait, revêtu des ornements de son ordre. Assis sur un fauteuil, il tenait le saint Évangile ouvert sur ses genoux. Chaque fidèle, avant de pénétrer dans le temple, se mettait à genoux et baisait le livre en disant: "Je crois fermement toutes les vérités du saint Évangile de Jésus-Christ." Il passait ensuite près des fonts baptismaux où il prononçait la formule suivante: "Je renouvelle de tout mon cœur les vœux de mon baptême et je renonce pour jamais au démon, au monde et à moi-même."
Le Père de Montfort, debout devant l'autel, tenait entre ses doigts une petite statue de la sainte Vierge, celle qu'il portait toujours sur lui. Il en faisait baiser le pied à chacun et lui faisait prononcer ces paroles: "Je me donne tout entier à Jésus-Christ par les mains de Marie, pour porter ma croix à sa suite tous les jours de ma vie." Un interrogatoire suivait le sermon de circonstance. Se tournant vers le diacre, qui portait toujours le saint livre, le Père lui posait à haute voix, différentes questions: Peut-on se sauver dans toutes les religions? Est-il suffisant de pratiquer extérieurement la religion chrétienne pour être sauvé? Quelle est la règle que tout chrétien doit nécessairement observer pour mériter le bonheur éternel? Le diacre répondait à cette dernière question en montrant le livre de l'Évangile: "Voilà la règle de tous les chrétiens. Quiconque n'en observera pas tous les préceptes et ceux de l'Église, n'entrera jamais dans le royaume des cieux."
Le lecteur saisira les riches enseignements mis à la portée des fidèles dans ces cérémonies. Le baptême engage définitivement au service de Dieu et rejette le péché. L'Évangile bien observé est le seul chemin qui conduit au ciel. La sainte Vierge est la gardienne du chrétien, sa mère toujours vigilante et sa puissante souveraine. La prédication des six semaines qui ont précédé avait déjà exposé ces vérités. La procession solennelle vient les faire passer dans la pratique, les rendre comme vivantes sous les regards du public. Et le peuple, qui avait retrouvé la grâce et l'allégresse de son baptême, chantait de toute son âme le "Règlement d'un homme converti dans la mission."

Je suis dévot à Marie;
C'est mon aide et mon soutien,
C'est la gloire de ma vie,
C'est, après Dieu, tout mon bien.

Elle est ma Reine et Princesse
Et je suis son serviteur;
Elle est ma Mère et Maîtresse,
Je suis l'enfant de son cœur.

Le planteur de croix
Le Père de Montfort réside maintenant à Nantes; le plus souvent il voyage dans les campagnes. Ses succès éclatants de convertisseur lui ont valu une renommée qui s'étend au loin et un empire durable sur les cœurs. Il n'a qu'un mot à dire pour mettre une multitude en branle. Nous savons que chacune de ses missions se terminait par une plantation de croix. Les fidèles se dirigeaient, en procession, vers l'endroit choisi à cette fin; les porteurs du précieux fardeau s'avançaient pieds-nus, au chant des cantiques. Le Père bénissait la croix, expliquait le sens de la cérémonie. Ce bois sacré, planté dans leur sol, leur rappellerait que le chrétien est aussi un crucifié qui trouve, dans ses souffrances et dans ses peines, le moyen d'expier ses crimes et de mériter le ciel. Nous possédons le cantique qu'il avait composé pour l'occasion:

Chers amis, tressaillons d'allégresse,
Nous avons le Calvaire chez nous.
Courons-y, la charité nous presse
D'aller voir Jésus-Christ mort pour nous.
C'est d'ici que vient la pénitence,
C'est d'ici d'où découle la paix.
C'est ici que le bonheur commence,
C'est ici qu'il ne finit jamais.

La plus célèbre de ses plantations de croix eut lieu près de Pont-Château, situé à une trentaine de milles à l'ouest de Nantes. En mai 1709, le Père de Montfort y prêchait la mission. Sur une lande inculte qui s'arrondissait en forme de butte et dominait toute la contrée environnante, il conçut le projet d'ériger un Calvaire géant qui serait visible de vingt milles à la ronde. Déjà il possédait un Christ en bois, de sept pieds de hauteur, qu'il avait acheté d'un sculpteur. Les paroissiens, admirablement préparés par sa prédication, reçurent la proposition avec enthousiasme et s'offrirent sur le champ pour la réaliser. Leur premier travail fut d'entourer la colline d'un fossé qui écarterait les bestiaux. L'ambition grandit et prit des proportions avec le nombre toujours croissant des travailleurs bénévoles. Lorsqu'il vit la multitude qui venait de partout donner des journées d'ouvrage à son Calvaire, le Père traça un plan audacieux. Trois fossés de quinze pieds de large et de vingt pieds de profondeur ceintureraient la butte et fourniraient une masse énorme de terre qui servirait à surélever le Calvaire.
"Cet ouvrage, qu'un gouverneur de province aurait eu peine à entreprendre et qui aurait coûté à un prince de grandes dépenses, fut non seulement tenté mais conduit à sa fin par le plus pauvre de tous les prêtres." Pendant quinze mois, on vint au chantier de douze à quinze lieues, pour y travailler; hommes, femmes, garçons et filles, nobles et paysans poussèrent à la roue. Les uns creusaient, les autres emplissaient les paniers ou les hottes qui étaient portés sur la colline à force de bras. Il y avait constamment de deux à cinq cents travailleurs qui, sans rien recevoir, fournissaient leur nourriture et leurs instruments, amenaient leurs charrettes et leurs bœufs, et qui peinaient dur à élever leur Calvaire.
Cependant le Père de Montfort poursuivait ailleurs ses prédications. A la première occasion, il reprenait le chemin de son chantier; il constatait l'avancement des travaux, encourageait ses travailleurs de la parole et de l'exemple. Il bêchait la terre comme eux, remuait de grosses pierres qu'il transportait dans ses bras vigoureux. Le soir tombé, les terrassiers du Christ se réunissaient autour d'un grand crucifix de bois et lui offraient de bon cœur les fatigues, les sueurs et les souffrances de la journée. Bientôt trois grandes croix, d'une cinquantaine de pieds, se dressèrent dans le ciel. Les statues de Notre-Dame des Douleurs, de Jean et de Madeleine se pressaient près du Crucifié.
La nouvelle de la prochaine inauguration du Calvaire géant se répandit au loin et couvrit les routes de pèlerins. Le Père de Montfort avait réglé tous les détails de la cérémonie, la plus grandiose qu'il eût jamais conduite. La veille du 14 septembre, fête de l'Exaltation de la sainte Croix, à quatre heures de l'après-midi, un prêtre arriva de l'évêché, porteur d'une mauvaise nouvelle. Défense était faite de procéder, le lendemain, à la bénédiction du Calvaire. Les pèlerins désappointés, s'en retournèrent et la confusion de l'insuccès s'abattit comme une montagne sur celui qui avait entrepris ces grands travaux et n'avait pu les couronner.
Quelle influence maléfique avait donc opéré dans l'ombre? Ce mystère s'éclaircit dans la suite; des envieux, attristés de la popularité du missionnaire, avaient intrigué auprès du roi et obtenu, sous de fausses raisons, l'ordre de démolir le Calvaire et de combler les fossés. Le triomphe de l'homme de Dieu se mua en une humiliation publique. Celui qui semait les croix sur le sol de France savait les apprécier quand elles lui étaient accordées par Dieu.

Voici mon mot ordinaire:
Dieu soit béni! Dieu soit bénit
Quoi qu'il m'arrive sur cette terre:
Dieu soit béni! Dieu soit béni!
Dieu fait tout ou le permet,
C'est pourquoi tout me satisfait.

Il apercevait, dans l'ordre de ses supérieurs, la volonté divine et il se réjouit du déshonneur qui lui en revenait. La joie dans la souffrance, il l'avait enseignée aux autres, parce qu'il savait la goûter le premier.

Comme c'est Dieu qui nous envoie,
Nous pèse et nous taille nos croix,
Il faut les porter avec joie,
Sans rien retrancher de leur poids.

Souffrons sans plainte et sans tristesse,
Quoiqu'on nous accable de coups,
Et tressaillons d'allégresse:
Tout va bien, ayant Dieu pour nous.

C'est ce qu'il essayait d'expliquer à un ami, qui lui demandait comment il pouvait supporter aussi allègrement un coup aussi dur: "Je n'en suis ni aise ni fâché; le Seigneur a permis que j'aie fait ce Calvaire, il permet aujourd'hui qu'il soit détruit: que son saint nom soit béni! Si la chose dépendait de moi, il subsisterait autant de temps que le monde; mais elle dépend immédiatement de Dieu; que sa volonté soit faite, non pas la mienne. J'aimerais mieux, ô mon Dieu, mourir mille fois, s'écria-t-il en élevant les mains au ciel, que de m'opposer jamais à vos saintes volontés." Tous les événements reposent dans les mains de la Providence; quoi qu'il advienne, Dieu l'a voulu et le Père de Montfort se déclare satisfait.
D'ailleurs le Calvaire de Pont-Château ne fut qu'à demi démoli; il devait plus tard se relever de ses ruines. Dieu permet que les œuvres de ses saints soient entravées, il se réserve de récompenser leur fidélité par une gloire qui s'éternise dans la mémoire des hommes.
Le Père de Montfort se retira chez ses fidèles amis, les Pères Jésuites. Il y passa quelques jours en retraite, consultant Dieu sur la direction à prendre. Son ministère est compromis à Nantes par le succès de ses ennemis. La route s'ouvre de nouveau devant lui. Où ira-t-il porter la flamme de son zèle?
Un beau soir d'été de l'année 1711, deux voyageurs entraient dans la ville de La Rochelle. Leur apparence minable, le fait qu'ils allaient à pied et non à cheval ne témoignaient pas en faveur de leur bourse. Repoussés par un hôtelier, ils trouvèrent enfin un endroit où souper et passer la nuit. Le lendemain matin, le Père de Montfort, car c'était lui, expliqua à son hôte qu'il n'avait pas le sou, pour le moment, qu'il lui laissait sa canne en gage. Le marché conclu, le Père se rendit à l'hôpital avec Frère Mathurin, pour y dire la messe. Dans le courant de la journée une personne charitable vint dégager la canne et payer la note du missionnaire. Tout finit toujours par s'arranger quand on met sa confiance en Dieu.
Dans La Rochelle, le Père faisait figure d'étranger. Sur l'invitation de l'Évêque, il mit au service des âmes le même zèle et la même ardeur qui l'avaient rendu célèbre et indésirable ailleurs. Une circonstance nouvelle aurait pu refroidir son enthousiasme et modifier sa conduite habituelle; les protestants formaient une partie notable de la population et jouissaient d'une grande influence. Par suite des moyens violents employés par le roi pour les arracher à l'hérésie, ils avaient conservé une certaine aigreur contre la religion nationale de la France. Le missionnaire saurait-il plaire à ces riches bourgeois, nourris de préjugés contre la foi catholique?
Il commença sa première retraite à l'hôpital. L'affluence fut telle qu'il dut prêcher en plein air, dans la grande cour. Trois autres missions suivirent, destinées séparément aux hommes, aux soldats et aux femmes. Il utilisa cette fois l'église des Dominicains, la plus vaste de la ville. Pareil succès ne lui valait pas que des admirateurs. Un tas d'envieux et de bavards trouvaient à redire contre sa méthode originale d'annoncer l'Évangile. A leur sens, le temps des Apôtres était passé depuis longtemps, et personne autre que lui n'usait de ces méthodes d'un autre âge pour frapper les fidèles et réveiller les consciences. Le missionnaire, sûr de l'approbation religieuse, laissait dire et remuait toute la ville.
Les Calvinistes, pour leur compte, ouvrirent de grands yeux quand ils virent les soldats de sa Majesté défiler pieds nus dans les rues tenant un crucifix d'une main et un chapelet de l'autre. En tête de la procession un officier, pareillement déchaussé, portait un étendard de la croix. Les litanies de la sainte Vierge, les cantiques pieux et les invocations avaient remplacé les jurons dans leur bouche. M. le Maréchal de Chamilly, gouverneur de la province, fit au prédicateur l'honneur de l'inviter à sa table.
La mission des femmes ne remporta pas un moindre succès. L'admiration qu'elle souleva transparaît dans un récit contemporain qui nous est parvenu: "Le missionnaire donnait la permission de lui faire des questions, durant qu'il était en chaire, sur les points de la religion et autres pensées qui venaient en l'esprit de ce sexe. Il commençait toujours par leur faire répéter le rosaire à chaque instruction. Lui commençait, le Frère répondait, de la tribune, et ensuite tout le sexe. Il leur fit faire une procession à Notre-Dame où elles renouvelèrent devant les fonts baptismaux les vœux de leur baptême. Sur la fin de la mission, il ordonna à ces femmes trois jours de silence. Elles ne parlèrent presque plus à leurs maris et domestiques que par signes. Elles étaient près de trois mille de ce sexe, et principalement de commun peuple; les instructions étaient à leur portée, n'étant que morales, et surtout de la dévotion du rosaire. On peut juger du nombre des spectateurs (de la procession). Dans toutes les rues elles firent une station. . . Dieu veuille que ces pénitentes soient converties pour longtemps, pour le repos de leurs maris et famille, et du public! Elles ont eu depuis, grand soin de ce missionnaire qui eut besoin de leur secours dans une grande maladie qu'il eut."
Cette dernière phrase, prudemment voilée, appelle des éclaircissements. Ce prédicateur étranger, à la parole de feu, aux initiatives inépuisables, menaçait d'entamer sérieusement le bloc protestant. Les conversions augmentaient chaque jour; le retour à l'Église de madame de Bailly, femme de haute naissance et qui jouissait d'une grande considération, fit déborder la mesure. Un fanatique versa du poison dans le breuvage qu'allait prendre le missionnaire, en descendant de chaire. Des soins immédiats l'arrachèrent à la mort mais ne purent empêcher le venin d'accomplir son œuvre destructrice. Le Père ne survivra que cinq ans à la morsure du serpent calviniste.
Sur la fin de la mission des hommes, le Père de Montfort se rendit chez son sculpteur, un nommé Adam, pour voir à l'achèvement des statues qu'il avait commandées. Un prêtre l'accompagnait. Ils avançaient dans une rue étroite et très obscure. Tout-à-coup, le Père s'arrête, revient vivement sur ses pas et fait un long circuit pour arriver à destination. "Pourquoi ce long détour? demande son compagnon. — Je n'en sais rien, répond le Père; mais lorsque nous sommes arrivés à cette rue, mon cœur est devenu froid comme de la glace, et je n'ai jamais pu avancer."
Ce prêtre devait découvrir dans la suite que trois assassins étaient apostés tout près de là, bien décidés à mettre un terme aux conquêtes du prédicateur. La Vierge Marie veillait sur son apôtre. Les loups pouvaient bien le lacérer de leurs dents, sa vie ne leur appartenait pas encore. Son œuvre n'était pas achevée.
Le Père de Montfort accepta ensuite une mission dans l'île d'Yeu, perdue en mer à une dizaine de milles de la côte vendéenne. La traversée était rendue périlleuse par suite de la présence de navires ennemis dans les parages. Ce qui n'empêcha pas le Père de trouver facilement à La Rochelle même une barque qui le traverserait dans l'île. Il y avait anguille sous roche. Les prêtres de sa suite refusèrent net de le suivre, soupçonnant un complot tramé contre leur sécurité. Les Calvinistes avaient, disaient-ils, prévenu les pirates de Guernesey auxquels ils avaient promis une récompense s'ils s'emparaient du missionnaire. Le Père eut beau se moquer de leur crainte et les presser de s'embarquer, il y perdit sa peine. Le départ dut être différé de quelques jours; dans l'intervalle, la barque qui devait les transporter dans l'île tomba bel et bien aux mains des corsaires qui la guettaient.
De toute évidence, La Rochelle n'était pas le bon port d'embarquement pour les missionnaires. Ils se rendirent aux Sables d'Olonne, puis à Saint-Gilles: même refus partout. Depuis quinze jours, l'île d'Yeu était investie par les corsaires et la navigation offrait trop de dangers. Le Père de Montfort fit une suprême tentative auprès d'un marin; à force de supplications et de promesses qu'ils ne couraient aucun risque d'être capturés, il le décida à tenter la traversée. Par bonheur, un prêtre qui faisait partie de l'expédition, nous en a laissé une relation charmante.
"Il fallut donc le lendemain s'embarquer; mais lorsque nous fûmes à trois lieues en mer, nous aperçûmes deux vaisseaux corsaires de Guernesey qui venaient sur nous à toutes voiles. Nous avions le vent contraire et nous n'avancions qu'à force de rames. Tous les matelots s'écrièrent: "Nous sommes pris, nous sommes pris." Ces pauvres gens faisaient des cris lamentables, capables de faire pitié aux cœurs les plus endurcis. Cependant, M. de Montfort chantait des cantiques de tout son cœur et nous disait à tous de chanter avec lui; mais comme nous avions plus d'envie de pleurer que de rire, nous gardions tous un morne silence.
Alors M. de Montfort nous dit: "Puisque vous ne pouvez chanter, récitons donc ensemble notre chapelet." Nous le psalmodiâmes avec lui, avec le plus de ferveur qu'ils nous fut possible, et aussitôt qu'il fut fini M. de Montfort nous dit à tous: "Ne craignez rien, mes chers amis, notre bonne mère la sainte Vierge nous a exaucés, nous sommes hors de danger." Nous étions cependant déjà à la portée du canon ennemi; alors un de nos matelots s'écria: "Comment serions-nous hors de danger? L'ennemi est sur nous et prêt à fondre sur notre barque. Préparons-nous plutôt à faire le voyage d'Angleterre." M. de Montfort répliqua: "Ayez de la foi, mes chers amis, les vents vont changer." Effectivement la chose arriva comme il l'avait prédit; un moment après qu'il eut parlé, nous vîmes les deux vaisseaux ennemis virer de bord. Et les vents étant tout-à-fait changés, nos vaisseaux s'éloignèrent les uns des autres et nous commençâmes à respirer et à nous réjouir, et nous chantâmes de bon cœur le Magnificat en action de grâces."
Chaque fois, le Père de Montfort cherchait refuge auprès de sa bonne Mère et il échappait au péril. L'île d'Yeu "où les peuples sont fort sauvages parce qu'ils n'ont presqu'aucun commerce avec le reste des hommes" fit un excellent accueil aux envoyés de Dieu. Seuls le Gouverneur et ses amis, plus civilisés, manifestèrent de l'hostilité. Les exercices de la retraite furent bien suivis par toute la population, et l'érection d'une croix clôtura les deux mois de prédication dans l'île.
En mai 1712, nous retrouvons le missionnaire à La Garnache, petite ville d'environ trois mille âmes, dans le diocèse de Luçon. C'est là qu'un enfant de chœur, l'année précédente, l'avait surpris dans le jardin à converser avec une belle dame toute blanche qui se tenait suspendue dans l'air. Il y avait laissé une chapelle en restauration. Grande fut sa joie de la bénir sous le titre de Notre-Dame de la Victoire. Sur ces entrefaites, le curé de la paroisse voisine l'invita à donner une mission à ses ouailles. Celles-ci avaient leurs raisons de redouter le célèbre prédicateur qui fut reçu avec des pierres et des huées. Les portes de l'église avaient été fermées à clef. Celui qui venait de défier les pirates n'allait pas lâcher pied devant quelques braillards. Il accepta la bataille.
Arrivé sur la place publique il s'agenouille devant une grande croix qui s'y trouve. Ensuite il remercie les fidèles de La Garnache qui l'ont escorté jusque là et il leur recommande le succès de sa prochaine retraite. Il parlait encore quand les portes de l'église s'ouvrirent d'elles-mêmes comme pour inviter le prédicateur à y entrer. Ce fait mystérieux impressionna et ébranla plusieurs têtes chaudes. Le Père ne gaspille pas son temps; il se dirige vers la demeure d'un riche bourgeois qui passait pour mener la résistance. Il entre, asperge d'eau bénite la grande salle où la famille était réunie. Il pose son crucifix et sa statue de la sainte Vierge sur le rebord de la cheminée, se prosterne le temps d'une courte prière, puis se présente à son hôte: "Monsieur, vous croyez que je viens ici de moi-même. Non, c'est Jésus et Marie qui m'y envoient. Je suis leur ambassadeur. Ne voulez-vous pas me recevoir de leur part? — Oui, volontiers, soyez le bienvenu. — Eh bien! venez donc à l'église avec moi."
Le sermon d'ouverture acheva la déroute des révoltés. Quelques jours suffirent pour retourner la paroisse; les vices les plus tenaces, les habitudes les plus enracinées cédaient devant les charges impétueuses de l'homme de Dieu. Il mit un terme notamment aux procès qui divisaient parents et voisins, consacrant plusieurs heures chaque jour à arbitrer ces différents.
Un succès aussi prompt, aussi complet ne trouve son explication que dans la grande sainteté du missionnaire. "On savait à Sallertaine que dans la maison où il logeait, il avait fait choix du réduit le plus pauvre et le plus incommode; qu'un peu de paille lui servait de lit et une pierre d'oreiller; que son sommeil n'était que de trois heures et qu'il l'interrompait encore par de sanglantes disciplines. Après cela on le voyait prêcher tous les jours deux sermons, faire une conférence d'une heure, sans parler de ses catéchismes ni de ses entretiens particuliers, ni du temps qu'il passait au confessionnal. Au milieu de tous ces emplois et de beaucoup d'autres occupations nécessaires, mais bien capables de le distraire, il avait l'air d'être aussi recueilli, aussi uni à Dieu que s'il eût été dans le repos de l'oraison. Une pareille conduite ne pouvait que donner aux peuples la plus haute idée de sa sainteté et il leur était difficile de se défendre d'obéir aux leçons d'un homme qui pratiquait lui-même les choses infiniment plus rudes que celles qu'il exigeait d'autrui."
Il ne quitta pas le théâtre de sa victoire sans laisser à Jésus et à Marie une preuve sensible de sa reconnaissance. Par ses soins, une chapelle de l'église fut réparée et dédiée à Notre-Dame de Bonsecours. Il vit aussi à l'érection d'un calvaire monumental sur une colline des environs. Le Gouverneur de La Rochelle avait gardé mauvais souvenir du calvaire de Pont-Château. Il le fit pareillement démolir.
Les soldats pouvaient arracher les croix de bois que le Père de Montfort plantait sur son chemin; ils étaient incapables de défaire l'œuvre d'assainissement et de renaissance spirituelle qu'il accomplissait dans les cœurs. D'ailleurs Dieu mettait manifestement sa puissance au service de son prophète, et il se plut à montrer au grand jour, en quelques circonstances, la haute sainteté du Père de Montfort.
En 1711, déjà, le Père avait été ravi en extase, un matin qu'il disait sa messe au grand séminaire de Luçon. La consécration opérée, il demeurait immobile, les mains jointes. Le servant patienta une bonne demi-heure, puis descendit au réfectoire où son déjeuner froidissait.
—Est-ce que M. de Montfort vient seulement de terminer sa messe? demanda le Supérieur qui présidait au repas de la communauté.
— Il est loin d'avoir terminé, répondit le séminariste. Il y a plus d'une demi-heure qu'il a consacré et depuis ce moment je ne sais s'il est vivant ou mort.
On dut en effet tirer le célébrant par sa chasuble pour le faire revenir à lui et achever sa messe. Absorbé dans son colloque intime avec Jésus, il avait oublié la terre et le temps. Quatre années plus tard, il était à prêcher sur la sainte Vierge quand son visage se transfigura. Au grand étonnement des auditeurs, les rayons qui émanaient de sa figure les empêchaient de le voir.
Il prêchait en plein air à Saint Amand; la foule compacte se poussait et se bousculait dans l'espoir de s'approcher du prédicateur et de mieux saisir ses paroles. Le Père les rassura aussitôt: "Ne vous pressez point, mes chers Frères, Dieu m'a fait la grâce de posséder tout mon auditoire; tous, tant que vous êtes, vous m'entendrez bien." Les ondes dociles apportèrent en effet aux plus éloignés les paroles du prédicateur, sans qu'il parût faire effort pour enfler la voix. En combien d'occasions le Père laissa voir qu'il lisait dans l'avenir. Il prédisait le prompt retour à la santé à un malade, prévenait un autre de sa fin prochaine. Ses yeux perçaient même le secret des consciences. Il lui arriva de commencer un sermon par cet exorde inattendu: "Il y a, en cette église, des personnes qui ont prié Dieu que j'y vienne prêcher, et j'ai été pressé de le faire contre ce que je m'étais proposé; mais si vous n'en profitez pas Dieu vous en demandera un compte exact et rigoureux au jour de son jugement."
Un usurier qui refusait de brûler ses contrats iniques, s'attira cette terrible prédiction: "Vous êtes, vous et votre femme, attachés aux biens de la terre; vous méprisez ceux du ciel. Eh bien! vos enfants ne réussiront point et vous tomberez dans la misère. Vous n'aurez même pas de quoi payer votre enterrement. — Oh! répliqua la femme, il nous restera bien au moins trente sous pour le son des cloches. — Moi, je vous dis que les cloches ne sonneront point à vos funérailles." Les époux Tangaran trainèrent leurs vieux jours dans l'indigence; ils moururent le jeudi saint, à quelques années d'intervalle et furent enterrés le lendemain, sans sonnerie de cloches, vu que la liturgie le défend durant les jours saints.
Cette même paroisse de Saint Christophe avait comme sacristain un excellent chrétien. Jean Can¬tin, c'était son nom, père d'une nombreuse famille, invitait souvent le Père chez lui. Ce dernier se présenta un beau matin, alors que l'une des filles était occupée à boulanger.
—Avez-vous soin d'offrir votre travail au bon Dieu, avant de le commencer? demanda le Père.
— Des fois je le fais, mais souvent je n'y pense pas, répondit franchement la boulangère.
— N'y manquez jamais, dit le Père de Montfort.
Ajoutant l'exemple à la parole, il se mit à genoux, fit une prière, bénit la huche d'un grand signe de croix et s'en alla. Le temps venu de mettre la pâte au four, la mère et la fille durent cuire trois fournées, alors que la huche ne contenait qu'une fournée. Une seule explication s'offrait: la prière du missionnaire avait multiplié la pâte. Le sacristain s'empressa de porter un pain chaud à son bienfaiteur.
— Eh bien! maître Cantin, dit le Père, apportez donc aux missionnaires. C'est ainsi qu'il faut faire. Donnez et on vous donnera. Puisque Dieu est si libéral envers vous, il faut que vous le soyez envers les pauvres.
La pauvreté volontaire, le détachement des biens de ce monde joue un grand rôle dans la vie chrétienne. Le Père de Montfort lui attribuait le pouvoir de faire des miracles. Il parla en ces termes à des séminaristes: "Voulez-vous plus tard faire des miracles? Rappelez-vous le mot de saint Pierre au boiteux qui implorait sa charité: "Je n'ai ni or ni argent; mais ce que j'ai je te le donne; au nom de Jésus de Nazareth, lève-toi et marche!" Imitez ce dépouillement du Prince des apôtres. Alors tout vous sera possible, parce que Jésus-Christ sera avec vous. Si vous ne faites pas de miracle dans l'ordre de la nature, c'est qu'ils ne seront pas nécessaires; mais les cœurs seront entre vos mains et vous y opérerez des prodiges.
Il parlait d'expérience. Il venait de rencontrer sur la rue une pauvre femme qui lui présenta son enfant défiguré par la maladie. La médecine était impuissante contre ce mal; seul un miracle pouvait guérir l'enfant.
— Croyez-vous que les ministres de Jésus-Christ aient le pouvoir de guérir au nom de leur Maître?
— Oui, monsieur, je le crois.
— Que le Seigneur vous guérisse, mon enfant, et récompense en vous la foi de votre mère.
La parole fut efficace; la maman baisa la joue fraîche et rose de son petit. Ainsi en Galilée, une veuve embrassa son fils unique qu'un passant venait d'arracher à la mort. Cet inconnu vivait pauvrement, il ne possédait pas une pierre où il pût poser la tête, mais il n'avait qu'à dire un mot et le vent se calmait, et le pain se multipliait, et la mort reculait et lâchait sa proie.

L'apôtre de l'avenir
"J'ai mis la plume à la main pour écrire sur le papier ce que j'ai enseigné avec fruit en public et en particulier dans mes missions, pendant bien des années."
Le Père de Montfort s'est accordé un congé de quelques mois, à l'été de 1712. Il habite une maisonnette que de bonnes gens ont mise à sa disposition; rien de plus modeste, cependant, que ce rez-de-chaussée caché au fond d'un jardin planté d'arbres.
Lui qui a toujours vécu de charité publique, qui a fermement refusé de se fixer en aucun lieu avant d'aborder au ciel; lui qui a fui toute possession comme une peste, s'est vu contraint d'accepter cette offre. Sa santé déclinait, il éprouvait le besoin d'un peu de calme et de repos. A La Rochelle il accomplit un immense travail de rénovation spirituelle; rien, ni personne ne l'empêchent de dépenser son zèle. La divine Providence bénit ses entreprises; il y voit un signe du ciel et il fait halte dans cette patrie temporaire.
Un soldat de sa trempe ne supporte pas longtemps l'inaction; il a déposé pour un temps le glaive de la parole, rien ne s'oppose à ce qu'il brandisse la plume. Il écrit. Savez-vous à l'adresse de quels lecteurs? Il parle aux siècles à venir. Il confie sa doctrine mariale à un petit cahier et le charge de répéter son message aux temps futurs. Un humble prêtre qui instruit les campagnards du diocèse de La Rochelle, au début du 18e siècle, communique avec l'avenir. Sa pensée, éclairée de Dieu, voyage à travers les siècles et prévoit les luttes qui attendent l'Église. Il entend le bruit de la bataille engagée entre le bien et le mal, il aperçoit la sainte Vierge qui mène le combat et triomphe de l'enfer. Il se jette à l'avance dans la mêlée en fournissant aux soldats de la Généralissime une arme redoutable, irrésistible, sa parfaite dévotion à la Reine des cœurs. C'est pour ces temps reculés qu'il écrit, à ces héros des derniers temps qu'il s'adresse.
Bien plus, il connaît le sort réservé à son manuscrit. Il aperçoit des bêtes frémissantes, les révolutionnaires de 1789, qui viennent en furie pour déchirer son petit écrit; il le voit descendre dans les ténèbres et le silence d'un coffre. Il continue tout de même à tracer ses plans de combat, parce qu'il sait que son livre ressuscitera, une fois la tourmente apaisée; il sait que son Traité de la vraie dévotion à la sainte Vierge sortira de son tombeau, qu'il brillera comme un phare en ces temps périlleux, qu'il recrutera un grand escadron de braves et vaillants soldats de Jésus et de Marie. Livre étonnant, s'il en fut, que ce Traité qui s'impose, depuis un siècle, à l'admiration de l'Église et gagne au service de Marie des légions d'âmes.
Le Père de Montfort a conquis par sa plume une célébrité universelle qui dépasse sa réputation locale de prédicateur. Il a vaincu l'espace et le temps, s'est acquis la gloire de conduire au bon combat et à la sainteté des milliers de disciples. On peut dire qu'il a attaché son nom au culte de Marie au point qu'il partage ses triomphes et ses progrès. Dans ce siècle mariai où les âmes se tournent avec élan vers leur Mère céleste, le Père de Montfort prend figure de docteur mariai par excellence des derniers temps.
La rédaction de son Traité ne le retint pas longtemps à la maison; il fait lui-même remarquer qu'il écrit en hâte, que le temps lui manque de développer son sujet à son mérite. Ses fatigues oubliées, il ne peut résister davantage aux pressantes invitations qui le rappellent dans la chaire de vérité. Il reprend donc, à l'automne, son ministère errant et parcourt le diocèse.
Au mois de mai 1713, il se trouve à La Séguinière; le curé nous a laissé de son travail missionnaire une flatteuse appréciation. Huit ans après la mission, ses fruits merveilleux persistaient toujours; le chapelet se disait tous les soirs dans son église, et trois fois les dimanches et fêtes, soit cinq dizaines à la première messe, cinq dizaines à deux heures après-midi à l'issue du catéchisme, et cinq autres après vêpres. Il n'y avait point de maison dans sa paroisse où on ne récitât le chapelet, en commun ou en particulier, tous les jours de l'année.
Malheureusement, le Père avait présumé de ses forces plus qu'elles ne le permettaient; il termina avec peine les exercices et la restauration d'une ancienne chapelle qu'il dédia à Notre-Dame de Toute Patience. Il fit mention de sa maladie dans le cantique qu'il rima à cette occasion, en l'honneur de la sainte Vierge:

Par charité,
Soulagez-moi dans ma misère,
Par charité,
La patience ou la santé.
C'est en vous seule que j'espère,
Montrez que vous êtes ma mère.
Par charité.

Cette lampe allumée menaçait de s'éteindre pour de bon. Le malade comprit l'avertissement du ciel. Il prit quelques jours de repos et partit ensuite pour Paris. Le problème de l'avenir se posait maintenant d'une façon aiguë: lui disparu, qui continuerait sa mission de prédicateur et d'apôtre de la sainte Vierge?
Quand un serviteur a travaillé dur toute sa vie pour un maître qu'il aime; quand il a usé ses dernières forces à son service et qu'il se couche pour mourir, sa pensée devrait se porter au devant de la récompense qui l'attend et s'en réjouir à l'avance. Le Père de Montfort agit autrement. L'avenir l'inquiète, l'avenir des âmes, de toute cette multitude élus que Dieu appelle dans sa maison et qui auront besoin de prédicateurs. Qui leur indiquera la route qui conduit à la gloire, qui les défendra contre les ruses du démon?
Le Père prend sur ses épaules le poids de l'Église présente et future. Oublie-t-il que d'autres ouvriers viendront après lui dans la vigne du Seigneur, que l'Esprit d'amour veille sur l'assemblée des fidèles? Non, il sait qu'il n'est qu'un pauvre prêtre et il en souffre. Son zèle pour le royaume de Dieu l'empêche de limiter ses calculs à ses pauvres moyens, à l'enceinte de son petit champ d'action. Qui, après lui, mènera la bataille contre le vice et l'ignorance religieuse? Qui surtout héritera de son expérience au combat? Il a appris l'art de convertir les pécheurs, de réveiller les consciences mortes, de briser les chaînes des passions. Il refuse de se coucher dans la tombe avant d'avoir transmis à des mains plus jeunes son bâton et sa fronde.
De son cœur angoissé montent, comme d'un volcan en éruption, les flammes de sa prière embrasée pour demander à Dieu des missionnaires de sa Compagnie de Marie. Il demande des prêtres qui continuent son effort, qui conduisent le sillon qu'il a ouvert jusqu'aux confins du monde et du temps. Il veut des prêtres enivrés comme lui de pauvreté et de labeurs, qui s'appuient uniquement sur la croix du Christ. Il attend de vrais serviteurs de la sainte Vierge qui combattent sous sa bannière, la fronde du saint Rosaire dans les mains. Ils hériteront de son esprit missionnaire et mariai, de son amour des âmes, de son immense dévotion à Marie.
Il aimerait tant, avant d'expirer, voir de ses yeux de chair les fils de son esprit et de son cœur, les enfants de cette Compagnie de Marie qu'il porte en lui-même depuis bien des années. Où trouvera-t-il ces géants, qu'il grandit aux proportions de ses rêves magnifiques, ces nouveaux David qui terrasseront les ennemis de Dieu avec le bâton de la croix et la fronde du Rosaire? Confiant en l'assistance du ciel et la protection de sa Mère céleste, il prend le chemin de Paris, il se dirige vers le séminaire du Saint-Esprit où l'attend un ami d'enfance, le seul qui lui soit resté fidèle, M. Poullart des Places. Ce saint prêtre a réuni des écoliers pauvres dans sa maison et les prépare à la prêtrise. Parmi eux notre missionnaire compte recruter des volontaires pour sa Compagnie de Marie.
Une surprise l'attendait à son arrivée: son ami est décédé depuis cinq ans déjà. M. Bouic, qui lui a succédé, accueille le visiteur avec le plus grand respect. Il approuve ses projets, et s'engage à les favoriser de son mieux en lui préparant des sujets. Le Père de Montfort exulte et inscrit en tête de sa règle pour les futurs missionnaires: "Il y a à Paris un séminaire où les jeunes ecclésiastiques, qui ont vocation aux missions de la Compagnie, se disposent par la science et la vertu, à y entrer." Ces missionnaires seront appelés de Dieu à prêcher sur les traces des pauvres Apôtres, soit dans les villes soit dans les campagnes, soit au près soit au loin. A l'exemple des disciples de Jésus, ils vivront d'aumônes sans demander aucune rétribution en retour de leur ministère. Ils suivront au cours des retraites la méthode si fructueuse que leur fondateur a lui-même employée. Comme un père expérimenté, il explique à ces fils de l'avenir comment ils devront prêcher, confesser, enseigner le catéchisme.
Son projet de fondation prévoit des Frères laïques qui prêtent leurs concours aux Pères et les déchargent du temporel. Il avait lui-même bénéficié longtemps de l'aide du Frère Mathurin, il savait quels auxiliaires précieux les Pères trouveraient dans ces Frères coadjuteurs.
Le Père de Montfort fut invité à donner quelques conférences aux élèves du séminaire; il leur exposa le but et l'esprit de sa Congrégation. Il raconta aussi les merveilleuses conversions que peut opérer un apôtre véritable, par le rayonnement de sa vertu et la sincérité de ses convictions. Il n'en fallait pas tant pour enthousiasmer son jeune auditoire. De fait, quatre d'entre eux devaient entrer dans la Compagnie de Marie, mais un seul, M. Vatel, eut le bonheur de faire son noviciat sous la conduite du fondateur.
Le Père de Montfort ne s'attarda pas à Paris. Il avait hâte de revoir Poitiers où il avait laissé la semence d'une nouvelle Congrégation de Religieuses. Il sentait que ses jours étaient comptés, et qu'il devait travailler durant le jour, avant la tombée prochaine de la nuit. Il se rendit donc à Poitiers, où il avait planté un frêle arbrisseau. L'histoire troublée de ses premières années de prêtrise lui revenait à la mémoire. Il revoyait cette jeune fille à laquelle il avait dit sans hésitation: "Ce n'est pas votre sœur qui vous a adressée à moi, c'est la sainte Vierge." Que de difficultés il avait dû surmonter pour remettre un peu d'ordre dans l'hôpital! Il avait ensuite introduit sa dirigée, Marie-Louise Trichet, dans la maison et il l'avait laissée là comme la pierre d'attente d'une construction à venir. Quand il avait renoncé à son poste d'aumônier pour mettre fin aux intrigues, il avait remis à Louise Trichet la tâche de sauvegarder les réformes qu'il avait opérées dans l'administration de l'hôpital.
Comment avait germé cette idée d'une Congrégation religieuse vouée au soin des malades et des pauvres? Par la seule force des choses et de sa charité. Le Père avait constaté de ses propres yeux qu'un personnel laïque et bénévole ne suffisait pas à assurer le bien-être des malades et des pauvres. Sa dirigée désirait une vocation de dévouement et de charité; il l'avait orientée vers l'hôpital. Elle avait quitté une vie facile et un avenir brillant pour soigner les malades et nourrir les affamés. L'épreuve qu'elle soutint sous un pareil directeur fut rude mais décisive. Le 2 février 1703, elle revêtait l'habit de drap gris et prenait le nom de Marie-Louise de Jésus. Elle fut, pendant neuf ans, la seule religieuse de son institut; une compagne qui l'avait suivie à l'hôpital de Poitiers ne devait prendre l'habit qu'en 1714, sous le nom de Sœur de la Conception.
Le Père de Montfort ne trouva plus d'amis dans la ville où il avait si courageusement travaillé au bien des âmes et des indigents; les jansénistes, ses ennemis acharnés, prévinrent aussitôt l'Évêché de son arrivée et obtinrent un ordre de départ dans les vingt-quatre heures. Le Père eut à peine quelques heures pour revoir ses deux filles spirituelles, les encourager dans leur vocation. Encore un peu de temps, leur promit-il, et vous verrez paraître votre institut.
Puisque les hérétiques le chassaient du pays, le Père s'en retourna dans le diocèse de La Rochelle où il se trouvait à l'abri des persécutions. Il rencontra la petite ville de Mauze sur son chemin; il y commença une mission. De violentes douleurs d'entrailles le saisirent et l'obligèrent à solliciter son admission à l'hôpital de La Rochelle. Les traitements cruels et humiliants qu'il subit n'entamèrent ni son courage ni sa belle humeur. En véritable ami de la croix, il reçut cette épreuve avec la plus vive reconnaissance; rien ne pouvait lui causer une plus grande joie que souffrir pour son Maître et le salut des pécheurs.
Le médecin qui le soignait ne put s'empêcher d'en faire la remarque: "De cent hommes qui auraient eu le même mal, disait-il, il n'en serait pas échappé un seul. Lorsqu'on le sondait, ce qui arrivait deux fois le jour, il ne poussait même pas le moindre soupir. Il nous encourageait à ne pas l'épargner, nous assurant qu'il se souviendrait de nous dans ses prières."
Après deux mois de maladie, le vaillant missionnaire voulut reprendre le temps perdu. Trop faible pour monter en chaire, il se limita à l'exercice de la préparation à la mort. La pensée des fins dernières possède à elle seule un puissant stimulant pour la vertu; le Père de Montfort y ajoutant une mise en scène dramatique. Sa préparation à la mort durait trois jours; les sermons développaient les sept points suivants: la mort est inévitable, la mort est proche, la mort est trompeuse, la mort est terrible, la mort des pécheurs est à craindre, la mort des justes est à désirer, la mort ressemble à la vie. Les conférences exposaient en plus les moyens de rendre la mort précieuse aux yeux de Dieu et la manière de se comporter quand elle arrive.
En cette occasion, les fidèles se confessaient et communiaient comme si c'était pour la dernière fois. Le soir du dernier jour se donnait une répétition naturelle de l'agonie. Le Père, étendu sur un fauteuil, imitait un homme sur le point de trépasser. Un crucifix à la main ou sur les lèvres, il levait les yeux vers le ciel et demandait pardon de ses péchés. Deux prêtres, à ses côtés, représentaient le bon et le mauvais ange. Le moribond accueillait pieusement les avis de l'ange gardien, rejetait avec horreur les suggestions du démon. La pensée de la Mère de Dieu venait adoucir l'horrible tableau et l'éclairer d'un rayon d'espérance.
Dans le livret qu'il distribuait aux fidèles, le Père, après avoir rappelé les angoisses de l'agonie, tournait leurs yeux vers la Reine du ciel. "O Vierge sainte, heureuse porte du ciel, donnez-moi une des larmes de votre Fils, un des soupirs de votre cœur percé de douleur au pied de la croix, pour suppléer à ma contrition; recevez mon âme au nombre de celles qui obtiennent, par votre intercession, le pardon de leurs offenses et la vie éternelle."
En face du problème tragique de leur éternité, les fidèles chantaient, avec toute la chaleur de leur âme, le cantique du bon Père de Montfort:

Chrétiens, voulez-vous être heureux?
Servez fidèlement Marie,
Car elle est la porte des cieux
Et le chemin de l'autre vie.

En 1714, se place une visite que le Père de Montfort fit à son ancien condisciple de collège et de séminaire, M. Blain, devenu chanoine de Rouen. Cette rencontre prend une importance exceptionnelle du fait qu'elle fournit au missionnaire l'occasion de se défendre contre les calomnies qui empoisonnaient sa réputation. Plus tard M. Blain eut la charitable idée de mettre par écrit cette apologie et de la publier. Par elle nous entrons dans l'intimité du saint prédicateur et nous saisissons le ressort caché de sa vie extraordinaire: l'imitation du Maître, tel que le montre le saint Évangile. Écoutons ce témoignage de première valeur.
"Il arriva sur le midi avec un jeune homme de sa compagnie, après avoir fait six lieues le matin à pied et à jeun, une chaîne de fer sur son corps et des bracelets à ses bras. Dès que je le vis, je le trouvai fort changé, épuisé et exténué de travaux et de pénitences. Il me dit pour raison de cette grande diminution de ses forces, que les huguenots avaient fait mettre du poison dans son bouillon. Je commençai dans l'entretien par lui décharger mon cœur sur tout ce que j'avais à dire et entendu dire contre sa conduite et ses manières. Je lui dis que s'il voulait s'associer d'autres ecclésiastiques dans ses travaux, il devait rabattre de la rigueur de sa vie."
Pareille attaque de front exigeait une riposte ou une capitulation. Le prédicateur si décrié et si diffamé se résigna, pour une fois, à se disculper dans le seul intérêt de la vérité. Il sortit de son sac de voyage un petit livre qui l'accompagnait partout sur les routes du monde: l'Évangile de Notre-Seigneur. Il demanda si le divin Maître et ses Apôtres avaient eu tort de mener une vie pauvre, errante et mortifiée. Pour lui, il avait choisi de marcher sur leurs traces. Il approuvait tous ceux qui préféraient suivre un autre chemin, moins laborieux et moins épineux; comme il y a plusieurs demeures dans la maison du Père céleste, il y a aussi plusieurs voies pour aller à lui.
Le prélat porta le combat sur un autre terrain.
"Où trouverez-vous, lui dis-je, dans l'Évangile des preuves et des exemples de vos manières singulières et extraordinaires? Vous feriez plus de bien, vous trouveriez beaucoup plus d'aide et de secours dans vos travaux, si vous pouviez gagner sur vous de ne rien faire d'extraordinaire."
Au chapitre de ses manières de faire, le Père avoua qu'il pouvait tenir de la nature des défauts qui lui échappaient, tout en sautant aux yeux des autres. Encore fallait-il s'entendre sur ce que l'on appelait des façons extraordinaires. Si on donnait ce nom à des actions de zèle, de charité, de mortification et de vertus héroïques, il s'estimait heureux de se signaler de la sorte. Le monde condamne facilement ceux qui refusent de suivre ses modes et ses fantaisies; pourtant la sainteté ne va pas sans une séparation de la vie mondaine. Il ne serait pas juste non plus de comparer sa vie à celle d'un religieux. Celui-ci n'a rien à entreprendre de neuf, il se laisse conduire par la règle et les usages d'une maison sainte. Tandis qu'un missionnaire doit souvent procurer la gloire de Dieu au dépens de la sienne; sa vocation le porte à dénoncer les erreurs, à condamner les vices, à se mettre par le fait même en évidence. Les Apôtres n'ont pas craint de s'attaquer au monde païen, de troubler sa quiétude et de braver sa colère.
M. Blain joua son dernier atout.
"Je lui dis encore qu'on l'accusait de faire tout à sa tête; qu'il valait mieux faire moins de bien et le faire avec dépendance, en consultant les supérieurs." Le missionnaire approuva entièrement cette maxime et déclara l'avoir toujours respectée. Cependant, il était parfois impossible de consulter personne; ou bien des supérieurs, mal informés ou prévenus, avaient condamné ce qui avait d'abord reçu leur assentiment. Il avait toujours accepté les ordres de la Providence, il tenait l'obéissance pour une marque certaine de la volonté de Dieu. Mais il n'était pas en son pouvoir d'étouffer les faux rapports, d'arrêter les traits d'envie et de jalousie que le démon savait faire parvenir jusqu'à l'autorité pour l'indisposer à son égard.
M. Blain dut s'avouer vaincu devant l'éloquent plaidoyer de son ami et reconnaître qu'il avait été dupe des calomniateurs. Il eut l'idée de consulter le saint missionnaire au sujet d'un poste qui lui était offert et qu'il hésitait à accepter. "Vous y entrerez, vous y aurez bien des croix et vous le quitterez." La prédiction se réalisa point par point dans la suite.
De son côté, le Père confia à son ami que Dieu le favorisait d'une grâce fort particulière: il jouissait, au fond de son âme, de la présence continuelle de Jésus et de Marie. Ceux qui ont lu son Traité de la vraie dévotion à la sainte Vierge, ou son Secret de Marie, savent comment il décrit cette vie d'union en Marie et les suavités qui l'accompagnent. Il y fait aussi allusion dans ses cantiques:
Marie est ma grande richesse
Et mon tout auprès de Jésus.
C est mon honneur, c est ma tendresse,
C'est le trésor de mes vertus.
Voici ce qu'on ne pourra croire:
Je la porte au milieu de moi,
Gravée avec des traits de gloire,
Quoique dans l'obscur de la foi.

Dès le lendemain de son arrivée, le Père se sépara de son ami d'enfance et s'en retourna à La Rochelle. Un missionnaire de sa valeur pouvait compter sur la fervente admiration de ses disciples et sur l'opposition tenace de ses adversaires; l'amitié humaine lui était refusée. Il s'en ouvrait dans une lettre à sa sœur religieuse: "Aucun ami ne peut me soutenir et n'ose se déclarer pour moi qu'il n'en souffre. Une fourmilière de péchés et de pécheurs que j'attaque ne me laissent, ni à aucun des miens, aucun repos; toujours sur le qui-vive, toujours sur les épines, sur les cailloux piquants. C'est la destinée d'un pauvre pécheur; c'est ainsi que je suis sans relâche et sans repos, depuis treize ans que je suis sorti de Saint-Sulpice. Cependant, ma chère sœur, bénissez-en Dieu pour moi, car je suis content et joyeux au milieu de toutes mes souffrances, et je ne crois pas qu'il y ait au monde rien de plus doux pour moi que la croix la plus amère, quand elle est trempée dans la sang de Jésus-Crucifié et dans le lait de sa divine Mère." Son âme, sevrée des consolations de la terre, goûtait dans la compagnie de Jésus et de Marie des satisfactions plus hautes.
Le Père de Montfort, rentré à La Rochelle, adressa une lettre à Sœur Marie-Louise de Jésus et à sa compagne, leur enjoignant de venir le rejoindre au plus tôt; il voulait leur confier la nouvelle école qu'il projetait d'ouvrir pour les fillettes de la ville. Cette proposition inattendue jeta sa dirigée dans la plus grande perplexité: elle ne savait comment s'arracher à son hôpital de Poitiers. Lui était-il possible d'abandonner aussi brusquement une œuvre qu'elle avait dirigée pendant des années? Quitterait-elle Poitiers, la ville de son enfance? Jamais sa mère ne la laisserait s'éloigner. Et que diraient Mgr l'Évêque et les dames patronnesses, si elle leur disait ainsi bonjour et leur remettait en mains l'administration de l'hôpital? Non, elle ne pouvait agir de la sorte.
Sa compagne, Sœur de la Conception, pensait autrement, il est vrai; elle la pressait d'obéir au Père de Montfort et de se rendre à La Rochelle sans plus de retard. Quoi faire? Survint une seconde missive, plus instante que la première. "Vous n'avez pas répondu à ma dernière, disait le Père; je n'en sais pas la raison. Mgr de La Rochelle, à qui j'ai plusieurs fois parlé de vous et de vos desseins, trouve à propos que vous veniez ici pour commencer l'ouvrage tant désiré. Il a fait louer une maison à cet effet, en attendant l'achat et l'établissement parfait d'une autre maison. Vous faites, il est vrai, de grands biens dans votre pays, mais vous en ferez de bien plus grands dans un pays étranger. Je sais que vous aurez des difficultés à vaincre, mais il faut qu'une entreprise aussi glorieuse à Dieu et aussi salutaire au prochain soit parsemée d'épines et de croix; si on ne hasarde quelque chose pour Dieu, on ne fait rien de grand pour lui. Réponse au plus tôt, parce que je pars de La Rochelle pour une mission."
La réponse tarda à venir, et pour cause. Mille influences s'employaient à empêcher le départ des deux religieuses et Sœur Marie-Louise se débattait dans la plus poignante incertitude. Où se trouvait la volonté de Dieu et le plus grand bien des âmes? Le Père de Montfort, de son côté, suivait un plan nettement tracé. Il venait de fonder à La Rochelle des écoles gratuites pour les enfants pauvres. L'instruction publique n'existait pas encore; une grande partie de la jeunesse croupissait dans une regrettable ignorance. Le missionnaire était maintes fois venu au secours de l'enfance; au cours de ses missions, il choisissait un maître d'école qu'il formait de son mieux à cette fonction.
Maintenant qu'il habite La Rochelle, il décide d'y ouvrir des écoles gratuites; il a même reçu l'appui moral et financier de Monseigneur. Les garçons sont déjà pourvus d'un local et de professeurs laïques; les filles attendent toujours leurs maîtresses. Le Père de Montfort leur a justement destiné les deux religieuses qu'il a laissées à Poitiers, et qu'il presse de venir prendre la direction de cette école. Il devine toute l'opposition que son projet soulève là-bas. Il écrit lettre sur lettre. Son bref billet de mars 1715 emporte les dernières résistances de Sœur Marie-Louise: "Partez, ma fille, partez au plus tôt. Le moment où les Filles de la Sagesse doivent former un établissement est enfin arrivé. Je voudrais vous voir rendue à La Rochelle où je suis présentement. Mais si vous tardez davantage, vous ne m'y trouverez point, étant pressé de partir pour une mission."
De fait, quand les deux religieuses entrèrent dans La Rochelle, personne n'était là pour les recevoir. Elles durent se débrouiller, trouver un logement temporaire et préparer l'ouverture des classes. Une lettre arriva. Sœur Marie-Louise était nommée supérieure de la nouvelle communauté des Filles de la Sagesse. Les deux institutrices se mirent vaillamment à leur nouvelle tâche. Des jeunes filles s'offrirent à les aider; certaines demandaient leur admission dans la communauté. Dieu bénissait visiblement l'œuvre naissante et l'avenir s'annonçait prometteur.
A son retour, le Père de Montfort ne put cacher sa joie. "Mes chères filles, Dieu soit béni! Quelle joie pour moi et comme je suis heureux de voir les enfants venir à vous! Quel contentement d'entendre, comme ce matin, les petites filles se dire les unes aux autres, à travers les rues: "Où vas-tu à l'école? Chez les Filles de la Sagesse."
L'allégresse du fondateur se comprend facilement, li assistait à la réalisation d'un projet qui remontait aux premières années de son sacerdoce. Il en fit la remarque à Sœur Marie-Louise: "Ma fille, vous souvenez-vous qu'étant à Poitiers, lorsque je quittai l'hôpital, vous laissant entre les mains de la divine Providence, dans l'embarras de cette maison, seule, sans secours, sans appui, vous me témoignâtes votre peine, croyant voir écrouler par là l'établissement des Filles de la Sagesse? Je vous dis à cette occasion que, quand il n'y aurait de Filles de la Sagesse que dans dix années, la volonté de Dieu serait accomplie et ses desseins réalisés. Eh bien! comptez, et vous verrez qu'il y a précisément dix ans que j'avançai cette parole."
Devant les yeux de la religieuse repassaient les douces années de son apostolat auprès des pauvres et au chevet des malades; elle se rappelait tout le bien qu'elle avait là-bas, à Poitiers, et son cœur se gonflait à la pensée que personne ne continuerait l'œuvre si bien commencée. "Ma fille, consolez-vous, lui dit son directeur; tout n'est pas perdu, comme vous le croyez, pour l'hôpital de Poitiers. On vous y rappellera, vous y retournerez et vous y demeurerez."
Dans l'intervalle de ses prédications, le Père composa une règle de vie pour ses religieuses et la fit approuver par l'Évêque. Il la remit à Sœur Marie-Louise avec cet avertissement: "Recevez cette règle, ma fille, et faites-la observer à celles qui vivront sous votre conduite." La supérieure se mit à genoux, prit le manuscrit et le baisa avec effusion.
Par un chemin long et tortueux, le Père de Montfort avait mené à bon terme le rêve de sa jeunesse: donner aux pauvres, aux malades, aux enfants, des infirmières et des maîtresses vertueuses et compétentes. Dieu avait béni ses desseins et saurait assurer la prospérité d'une entreprise conçue pour sa gloire.
Le Père de Montfort termina, non sans péril, la mission de Fontenay. Un officier, choqué d'une de ses remarques, faillit lui passer son épée au travers du corps. Heureusement que les femmes, assemblées dans l'église, avaient volé à son secours et préservé sa vie. Le moment ne semblait pas venu d'aspirer au repos. Les demandes pleuvaient de tous les points du diocèse; on réclamait le puissant prédicateur partout à la fois, et lui ne trouvait personne pour l'aider.
Il déplorait justement sa solitude, quand un prêtre se présenta et l'invita à donner la retraite dans la paroisse de son frère, à Saint-Pompain. Le Père refusa, vu qu'il était déjà retenu à trois ou quatre endroits. Le visiteur fit tant d'instances, invoqua de si belles raisons qu'il reçut cette réplique inattendue.
— Si vous voulez me suivre et travailler avec moi le reste de vos jours, j'irai chez vous. Non, autrement.
— Vous me demandez l'impossible, répondit M. Mulot. Il y a plusieurs années que je suis paralytique d'un côté, que j'ai une oppression de poitrine et des maux de tête qui m'empêchent de dormir.
Que feriez-vous d'un pareil missionnaire? Je vous serais plus à charge qu'utile.
— N'importe, monsieur, toutes vos infirmités ne m'empêchent point de vous dire, comme Notre-Seigneur à saint Mathieu: Suivez-moi. Tous vos maux s'évanouiront lorsque vous aurez commencé à travailler au salut des âmes. Il faut faire un coup d'essai par la mission de Saint-Pompain.
L'étrange contrat fut conclu avec ce résultat que M. Mulot, délivré de ses maux, devint le deuxième missionnaire de la Compagnie de Marie. Quelque mois auparavant, le Père de Montfort avait retenu un prêtre en partance pour les pays lointains et l'avait décidé à le suivre, d'une façon aussi extraordinaire. Mais que pouvait-il attendre de deux prédicateurs inexpérimentés? Il se savait parvenu au terme de sa course. Fermerait-il ses yeux avant d'avoir établi solidement sa compagnie de prédicateurs? Suivant son habitude, il se tourna vers la très sainte Vierge.
Trente-trois membres de sa confrérie des pénitents blancs se rendirent en pèlerinage au sanctuaire de N. D. des Ardilliers, à Saumur. Tout le programme du voyage était minutieusement tracé par le Père. "Vous n'aurez d'autre but, en ce pèlerinage, que d'obtenir de Dieu, par l'intercession de la sainte Vierge, de bons missionnaires qui marchent sur les traces des Apôtres, sous la protection de la très digne Mère de Dieu. Vous demanderez à leur intention le don de la sagesse." Marchant deux à deux, ils chanteront des cantiques, ils réciteront le saint Rosaire ou ils prieront ensemble en silence. Ils ne parleront qu'une heure le matin et une heure l'après-midi.
Quand ses pèlerins rentrèrent à Saint-Pompain, sept jours plus tard, le Père partit à son tour, accompagné de quelques Frères de sa Compagnie de Marie. Ce qu'il dit à Notre-Dame, ce qu'il en apprit, nous l'ignorons. Chose certaine, les accents de sa prière embrasée pour obtenir des missionnaires revinrent sur ses lèvres.
"Seigneur Jésus, souvenez-vous de donner à votre Mère une nouvelle Compagnie, pour renouveler par elle toutes choses, et pour finir les années de la grâce, comme vous les avez commencées par elle. C'est pour votre Mère que je vous prie. Souvenez-vous de qui vous êtes fils et m'exaucez; souvenez-vous de ce qu'elle vous est et de ce que vous lui êtes, et satisfaites à mes vœux. Qu'est-ce que je vous demande? Rien en ma faveur, tout pour votre gloire. Qu'est-ce que je vous demande? De vrais serviteurs de la sainte Vierge qui, comme autant de saints Dominique, aillent partout, le flambeau luisant et brûlant du saint Évangile dans la bouche et le saint Rosaire à la main, aboyer comme des chiens, brûler comme des feux et éclairer les ténèbres du monde comme des soleils. Autrement que je meure! Ne vaut-il pas mieux pour moi de mourir, que de vous voir, mon Dieu, tous les jours si cruellement et si impunément offensé? ou envoyez-moi du secours du ciel, ou enlevez mon âme."
L'intrépide missionnaire, à la voix défaillante, à l'organisme usé par les privations et les efforts surhumains, se releva de son oraison avec une flamme dans les yeux. Oui, sa prière avait été entendue. Son esprit missionnaire, sa dévotion à la sainte Vierge, son amour des âmes les plus humbles et les plus délaissées ne descendraient pas avec sa dépouille mortelle sous la pierre scellée du tombeau. Des fils recueilleraient ce précieux héritage et se le transmettraient à travers les siècles et l'espace, pour la plus grande gloire de Dieu et de sa Mère, pour le plus grand profit des âmes.
Rassuré maintenant, le rude lutteur pouvait rentrer dans l'arène et livrer le suprême combat: l'avenir reposait entre les mains puissantes de sa Souveraine.

La mission inachevée
Une grande animation régnait dans le village de Saint-Laurent-sur-Sèvres. Depuis quelques jours l'église ne désemplissait pas. Rien d'étonnant à cela! Le bruit ne courait-il pas que le prédicateur de la retraite était un vrai saint, qu'il logeait dans un taudis où l'ameublement se réduisait à un peu de paille et à des instruments de pénitence? On racontait encore que la sainte Vierge lui apparaissait souvent; à Fontenay, un enfant de chœur avait aperçu le missionnaire en conversation avec une belle Dame qui flottait dans l'air. L'autre soir, le même fait s'était répété. Après le sermon du soir, une dame éblouissante de blancheur avait été aperçue à la sacristie. Bien sûr, un saint du bon Dieu passait parmi eux.
La retraite battait son plein, quand Mgr de Champflour, évêque de La Rochelle, annonça sa visite prochaine. La joie du Père de Montfort fut grande de préparer le peuple à la venue de son Pasteur; il lui avait, personnellement tant de reconnaissance. Comme un bon père, il avait recueilli le missionnaire éconduit de partout, il lui avait accordé sa protection et sa confiance. Aussi voulut-il ne rien épargner pour assurer le succès de sa visite pastorale. Cantiques, décorations, processions, le missionnaire vit à tout. Il n'oublia qu'une chose: le délabrement progressif de sa santé. Après la messe pontificale, il dut se mettre au lit. Son indomptable énergie lui permit de se relever une dernière fois, dans l'après-midi et de prêcher en présence de prélat. Il parla sur la douceur de Jésus, évoquant la bonté du divin Maître envers les enfants et les pécheurs. Ce thème lui était familier, vu qu'il l'avait déjà traité dans son livre: L'Amour de la Sagesse éternelle. Il le reprit avec l'éloquence d'une âme qui a goûté elle-même combien le Seigneur est doux. La fièvre qui brûlait son corps n'était que glace comparée à l'incendie de charité qui dévorait son cœur. Sa voix fléchissait notablement, une vive douleur lui tenaillait le dos. Le chant du cygne prit fin.
Couché sur la paille, le Père de Montfort attendit le passage de la mort. Le 27 avril 1716, il dicta son testament à M. Mulot: "Je soussigné, le plus grand des pécheurs, veux que mon corps soit mis dans le cimetière, et mon cœur sous le marchepied de l'autel de la sainte Vierge." Le document mentionne l'usage qui sera fait des statues, étendards, bannières qui forment la fortune du pauvre missionnaire errant. Son legs le plus important va à M. Mulot. "C'est vous qui continuerez mon œuvre. Ayez confiance, mon fils, je prierai pour vous."
Il voulut mourir comme un esclave de Jésus et de Marie, avec de petites chaînes de fer aux pieds, au bras et au cou. Il prit dans sa main droite le crucifix indulgencié par le Souverain Pontife, et dans sa gauche l'image de Marie qu'il avait toujours sur lui. Les fidèles, assemblés à la porte du mourant, sollicitèrent la faveur d'une dernière bénédiction. Le Père les fit entrer, mais refusa de les bénir, s'en déclarant indigne à l'heure où il allait comparaître devant son Juge. M. Mulot intervint: "Bénissez-les, monsieur, avec votre crucifix. Ce sera Jésus-Christ qui leur donnera sa bénédiction et non pas vous." La chambre, trop petite pour contenir la foule, se remplit plusieurs fois. Le malade faiblit un instant. Reprenant connaissance, il se mit à chanter:

Allons, mes chers amis,
Allons en Paradis;
Quoi qu'on gagne en ces lieux,
Le Paradis vaut mieux.

Il s'assoupit à nouveau pour se réveiller bientôt en tremblant: "C'est en vain que tu m'attaques, dit-il à son ennemi invisible, je suis entre Jésus et Marie. Je suis au bout de ma carrière; c'en est fait, je ne pécherai plus." Il expira à l'instant, avec beaucoup de tranquillité et de paix. C'était le 28 avril, 1716. Il tombait sur le champ de bataille, en pleine mission, comme un bon soldat du Christ et de sa Mère.
Plus de dix mille personnes assistèrent à ses funérailles; les fidèles faisaient toucher à son corps les uns des chapelets, les autres des mouchoirs, et tous demandaient quelque chose qui eut été à son usage. On l'inhuma dans la chapelle de l'église de Saint-Laurent sur Sèvres. "Depuis ce temps-là, dit son premier biographe, il y a eu un très grand concours de différentes personnes qui viennent journellement à son tombeau invoquer le crédit de M. Grignion auprès de Dieu, et presque toutes disent qu'elles ont été exaucées et ont reçu des guérisons miraculeuses par ses prières."
Ces lignes, qui remontent à l'année 1724, indiquent l'influence durable du saint prédicateur sur le peuple chrétien. Deux siècles plus tard, nous pouvons affirmer que le nom du Père de Montfort vit toujours dans le cœur des fidèles et que la mission qu'il n'a pu achevée à Saint-Laurent se continue à travers le monde et les siècles.






TROISIEME PARTIE: La mission continue

Sur la table de marbre, recouvrant le tombeau de Montfort, se lit l'inscription suivante: "Passant, que vois-tu? Un flambeau éteint! Un homme consumé par le feu de la charité, qui se fit tout à tous, Louis-Marie Grignion de Montfort. Si tu demandes quelle fut sa vie, aucune ne fut plus innocente; son zèle, aucun ne fut plus ardent; sa pénitence, aucune ne fut plus austère; sa dévotion envers Marie, personne ne ressembla mieux à saint Bernard. Prêtre de Jésus-Christ, il le retraça par sa vie; partout il le prêcha par sa parole; infatigable, il ne s'arrêta que dans la tombe. Il fut le père des pauvres, le protecteur des orphelins; il réconcilia les pécheurs; sa mort glorieuse ressembla à sa vie; comme il avait vécu, il cessa de vivre. Mûr pour Dieu, il s'envola au ciel."
Cette épigraphe, trop orientée vers le passé, tournait le dos à l'avenir. En réalité, ce flambeau n'était pas complètement éteint; il avait transmis sa flamme à deux Congrégations naissantes qui devaient la conserver à l'Église. Le Père de Montfort a survécu à l'oubli et à la mort. Il a légué à ses enfants spirituels son zèle et sa dévotion à la sainte Vierge. Par leur entremise, il prêche toujours la mission au peuple chrétien, il prend soin des pauvres, des malades et enseigne la vérité religieuse aux enfants.

La Compagnie de Marie
A la mort du Fondateur, les Pères Mulot et Vatel tenaient entre leurs mains le sort de la Compagnie de Marie. Novices tous les deux dans la vie missionnaire, ils avaient reçu le mandat de continuer le travail commencé. Ils continuèrent les missions. Pendant vingt-cinq ans, M. Mulot gouverna la double famille montfortaine qui s'était groupée auprès du tombeau de Père. La mort le surprit en pleine mission, lui aussi, la deux cent vingtième de sa carrière. Ce qu'accomplirent ses successeurs se trouve résumé dans cette appréciation désintéressée: "Fidèles continuateurs du Père de Montfort, évangélisateurs infatigables de la Vendée et de l'Anjou, les Montfortains ont formé la génération de ceux que Napoléon appelait un jour les géants. Toujours actifs et populaires dans l'Ouest de la France, ils n'ont pas cessé de ressembler au beau portrait qu'a tracé de leurs devanciers l'historien Pierre de la Gorce: "Pauvres, partant peu enviés, accessibles à tous, trop allégés de soins matériels pour craindre aucun voyage, portant en eux la sereine gaieté des humbles, n'ayant souci de rien sinon de la maison de Dieu. Partout où ils sont, ils prêchent trois ou quatre fois par jour, gesticulant, suppliant, grandiloquents, avec une sincérité de foi qui sauve tout. De la chaire, tout épuisés d'efforts, ils passent au confessionnal, guettant l'âme la plus pécheresse, la plus délaissée. Entre temps, ils s'appliquent à établir quelques confréries: Confrérie de la Croix, Confrérie de la Bonne Mort, Confrérie de la Charité. Leur suprême ambition est de marquer leur passage par une plantation de calvaire. C'est la cérémonie finale, celle où rayonne leur magnifique humilité. Enfin ayant achevé de jeter la semence, ils partent à pied, dénués et bénis, épuisés mais radieux, avec la joie ineffable d'aimer les âmes et de s'en sentir aimés."
La Compagnie de Marie traversa difficilement le siècle troublé qui engendra la révolution française de 1789. Des circonstances plus propices favorisèrent dans la suite sa croissance. Aujourd'hui elle est répandue en France, en Belgique, en Hollande, en Italie, en Angleterre, en Islande, et dans les deux Amériques, sans compter ses avant-postes missionnaires en pays infidèles. Au Canada, la Compagnie de Marie est érigée en Province religieuse: elle compte plus d'une centaine de Montfortains, Prêtres et Frères.
Les Montfortains canadiens, dans le but d'assurer le recrutement, ont ouvert leurs propres maisons de formation. Le Juniorat de Papineauville reçoit les jeunes gens avides de vie religieuse et missionnaire, sous la bannière de la sainte Vierge. Ils y poursuivent leurs études classiques jusqu'en rhétorique inclusivement. Parvenus au terme de leurs Humanités, ils demandent leur admission au Noviciat de Nicolet, où ils pourront faire l'apprentissage de la vie religieuse montfortaine. Après une année de noviciat, ils seront admis à prononcer leurs vœux de religion, et se rendront au Scolasticat d'Ottawa.
L'étude de la philosophie et de la théologie les conduira au terme de leur désir: le fardeau et la gloire du sacerdoce.
L'apostolat des Pères Montfortains s'exerce d'abord par la prédication. Retraites paroissiales, retraites fermées de tout genre leur permettent de raviver l'esprit chrétien et de répandre la dévotion à la sainte Vierge. Ils ont lancé une revue mensuelle, le Messager de Marie Reine des cœurs, qui atteindra bientôt son cinquantenaire. Ils ont aussi fondé la Confrérie de Marie Reine des cœurs, destinée à grouper les âmes consacrées à la sainte Vierge suivant la méthode du Père de Montfort. Une librairie mariale répand dans le public les ouvrages qui traitent de la sainte Vierge, et en particulier les écrits du Père de Montfort.
Les Montfortains du Canada ont envoyé des missionnaires à l'étranger, en Afrique et en Haïti. Trois des leurs dorment leur dernier sommeil en terre haïtienne.
Par la parole et par la plume, auprès comme au loin, les Montfortains gardent la noble ambition de réaliser le programme que leur a tracé leur Fondateur, et de continuer la mission qu'il a laissée inachevée: établir dans les âmes le règne de Jésus par Marie.

Les Frères coadjuteurs

Le Père de Montfort avait remarqué, dans une église de Poitiers, un jeune homme qui priait avec ferveur.  Il l'interrogea, lui demanda ses plans d'avenir, et lui dit avec autorité: Suivez-moi! C'est lui qui, sous le nom de Frère Mathurin, fit le catéchisme pendant cinquante ans dans les missions du Père de Montfort et de ses successeurs. Le Père lui adjoignit d'autres Frères coadjuteurs sur lesquels il se reposait des travaux matériels de la mission. C'est ainsi qu'il mentionne dans son testament quatre autres Frères unis dans l'obéissance et la pauvreté: ce sont les Frères Nicolas, Philippe, Louis et Gabriel.
Le noviciat canadien des Frères Montfortains est situé à Melbourne, dans le cadre enchanteur des Cantons de l'est. Il accueille les jeunes gens qui désirent se consacrer au service de Dieu et de la sainte Vierge dans la vie religieuse. Ces Frères s'adonnent à la culture des champs et aux différents métiers utiles aux œuvres de la Compagnie. A l'exemple de saint Joseph et de la sainte Vierge, qui sanctifièrent le travail manuel en l'offrant à Dieu pour le salut des âmes, ils apportent leur concours au travail des Missionnaires dans le champ des âmes.

Les Filles de la Sagesse

Le Père de Montfort avait appris l'essor rapide et durable qui attendait sa Congrégation de Religieuses. "Oh! mes filles, leur dit-il, que Dieu me fait connaître de grandes choses en ce moment! Je vois dans les décrets du Seigneur une pépinière de Filles de la Sagesse." De fait, à la mort de Mère Marie-Louise, survenue en 1759, ses filles spirituelles possédaient dans la région trente-neuf établissements, dont l'hôpital de Poitiers.
Aujourd'hui les Filles de la Sagesse sont plus de cinq mille, distribuées dans 395 établissements en France, en Italie, en Angleterre, en Belgique, en Hollande, en Suisse, au Danemark, au Canada et aux États-Unis. Elles se dévouent également aux missions d'Afrique et de Colombie du sud et en Haïti.
Formées par leur Fondateur au mépris de la sagesse humaine, les Filles de la Sagesse tendent à imiter le divin Maître dans la pratique des vertus les plus contraires à l'esprit du monde. Elles s'appliquent à penser, à agir sur le modèle de Jésus, la Sagesse même. Elles tiennent aussi de leur Père une tendre dévotion envers la sainte Vierge qu'elles considèrent comme la Reine de l'institut.
Par vocation, les Filles de la Sagesse sont institutrices et hospitalières. Cette double fonction s'est ramifiée, avec les ans, en une riche végétation d'œuvres charitables de toute sorte: hôpitaux, cliniques, asiles de toute espèce, dispensaires, léproseries, preventoria, sanatoria, écoles d'infirmières, d'une part; de l'autre, écoles proprement dites, pensionnats, externats, orphelinats, écoles professionnelles, ouvroirs, patronages, colonies de vacances, maisons de retraite, œuvres multiples de jeunesse.
La Congrégation compte actuellement vingt-trois établissements au Canada. Les Religieuses dirigent quatorze écoles paroissiales, dans les diocèses de Montréal, Ottawa, Mont-Laurier, Sault Sainte-Marie, Chatham, Edmonton. Leurs pensionnats sont situés à Dorval, à Eastview, à Lefaivre, à Saint-Jovite, à Sainte-Agathe-des-Monts, à Sturgeon Falls, à Red Deer et à Castor. Elles prêtent leur concours à l'école industrielle de Lisbourg, et dirigent l'orphelinat de Sturgeon Falls.
Les hôpitaux de Castor, Sturgeon Falls, et Sainte-Justine de Montréal leur sont confiés, de même que le sanatorium de Mont-Joli. Leurs maisons sont aussi utilisées pour retraites fermées.
Les Filles de la Sagesse du Canada font en plus œuvre de missionnaires. Quarante religieuses canadiennes travaillent dans l'île d'Haïti; d'autres se dévouent au Shiré, au Congo belge et en Colombie du sud.
Le Noviciat de la Province canadienne est établi à Ottawa. Les jeunes filles qui aspirent à la vie religieuse sont admises au postulat où elles passent au moins six mois; ce délai expiré, elles commencent leur noviciat. Elles s'efforcent, durant ce temps, de pratiquer les vertus propres à leur vocation. Les novices qui offrent toutes les garanties de santé, de piété et de vertus requises, achèvent leur année de noviciat par la profession religieuse.
Ajoutons que la diversité des œuvres et des emplois permet d'ouvrir les portes de la Congrégation à toutes les âmes de bonne volonté. De nouvelles fondations attendent, faute d'ouvrières.
L'arbrisseau planté par le Père de Montfort a donc grandi et ses branches s'étendent au loin. Grâce à lui, les malades et les pauvres reçoivent soins et soulagements, les enfants sont instruits et éduqués dans la religion chrétienne, la sainte Vierge est honorée et aimée, Dieu est glorifié. Ce grand apôtre ne souhaitait pas autre chose que la gloire de Dieu et le bien du prochain. Ses Filles de la Sagesse accomplissent chaque jour son désir, et continuent la mission de charité et d'amour qu'il avait lui-même laissée inachevée.

TABLE

Introduction           7
Première partie
La montée vers l'autel          13
Que deviendra cet enfant?        14
Un collégien qui n'est pas comme les autres     16
L'enfant de la Providence        25
Les marches de l'autel        39

Deuxième partie
Missionnaire en pays chrétien        51
Pauvre comme son maître        55
L'envoyé du Pape         67
La parole irrésistible         77
Alerte!   La mission est ouverte!       81
Le planteur de croix         89
L'apôtre de l'avenir         107
La mission inachevée        128

Troisième partie
La mission continue         135
La Compagnie de Marie         136
Les Frères coadjuteurs         138
Les Filles de la Sagesse        139

















Imprimerie du Bien Public, Trois-Rivières, Canada


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