David 2 - Archive

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David 2

Life
DU MEME AUTEUR
 
SUR LE PÈRE DE MONTFORT
 
Saint Louis-Marie de Montfort. Collection « Les Saints de France » — Bonne Presse.
Dilexit... Diliges : toute la dévotion au Sacré-Cœur avec le Bienheureux de Montfort — Beauchesne.
Cantiques au Sacré-Cœur du Bienheureux de Montfort. — Beauchesne.
 
 
SUR LA SAINTE VIERGE :
 
La gerbe de Mistral a l'autel de Marie. — Bloud et Gay.
Stations aux Notre-Dame de Paris. — Desclée de Brouwer. Prix Berger 1937.
Litanies de Notre-Dame de la Banlieue. — Alsatia. Couronné par l'Académie Française.
Le Jubilé du Vœu de Louis XIII. — Alsatia.
 
AUTRES OUVRAGES :
 
Le rosaire de Sainte Thérèse de Lisieux. — Gallimard.
Les douze promesses de Paray. — Téqui.
 
 

 
LE PÈRE DE MONTFORT
 
par
ses meilleurs historiens :
 
RENÉ BAZIN
HENRI BREMOND
DANIEL ROPS
GARRIGOU-LAGRANGE
PIERRE de la GORCE
CARDINAL MERCIER
JEAN YOLE
etc..
 
 
présenté par l'Abbé Alphonse DAVID
 
 
LIBRAIRIE   MARIALE
23, Rue de Fleurus, 23 PARIS (VIe)

Nihil obstat
Parisiis, die 11 Junii 1947
E. LECESTRE. Ch. Pr.
 
 
Imprimateur
Parisiis, die 11 Junii 1947
A. LECLERC v. g.
 

PREFACE.. 5
HISTOIRE D'UN PORTRAIT.. 7
PREMIERE PARTIE AVANT LES GRANDES ANNEES. 11
I. — LES HORIZONS DE SON ENFANCE ET DE SA JEUNESSE.. 12
II. — SA FORMATION CLERICALE A SAINT-SULPICE.. 14
III. — LE PELERIN DE NOTRE-DAME.. 18
IV. — LE BAISER AU LEPREUX.. 22
DEUXIEME PARTIE LE MISSIONNAIRE.. 26
V. — LE CHASSEUR D'AMES. 26
VI. — LES COMPAGNONS ENTRE LES COMPAGNONS : LES FRERES COADJUTEURS. 34
VII. — SON ELOQUENCE.. 38
VIII. — LE CHANSONNIER SPIRITUEL ET LE POETE.. 40
IX. — LE BATISSEUR DE CALVAIRES LE CALVAIBE DE PONTCHATEAU.. 46
X. — LE SCULPTEUR DE MADONES. 51
XI. — LE DIRECTEUR DE CONSCIENCE.. 53
XII. — L'AME DE SON APOSTOLAT.. 57
XIII. — LA GROTTE DU PERE DE MONTFORT.. 59
XIV. — L'HOMME DE FOI ET D'ORAISON.. 63
XV. — LE THAUMATURGE.. 65
TROISIEME PARTIE MAITRE SPIRITUEL.. 68
XVI. — LE MAITRE SPIRITUEL.. 68
XVII. — MEDAILLON : SYNTHESE DOCTRINALE.. 70
XVIII. — LE TRAITE DE LA VRAIE DEVOTION A LA SAINTE VIERGE.. 73
Historique. 73
XIX. — CARACTERE LITTERAIRE.. 77
XX. — FILIATION : LE DERNIER DES GRANDS BERULLIENS. 79
XXI. — DOCTRINE.. 82
XXII. — MYSTIQUE.. 86
XXIII. — LE PROPHETE DES DERNIERS TEMPS. 88
XXIV. — L'AMOUR DE LA SAGESSE ETERNELLE.. 90
QUATRIEME PARTIE - MORT ET SURVIVANCE.. 93
XXV. — LA MORT DU JUSTE.. 93
XXVI — LA VILLE SAINTE DE LA VENDEE.. 96
XXVII — MONTFORT DES RELLES VERRIERES. 98
XXVIII. — LA COMPAGNIE DE MARIE AUJOURD'HUI 103
XXIX. — LES FILLES DE LA SAGESSE AUJOURD'HUI 106
XXX. - LA LEGION DE MARIE.. 109
TABLE DES MATIÈRES. 112

 
PREFACE
Les grands anniversaires, cinquantenaires ou centenaires, sont l'occasion, pour les revues, d'un hommage à collaboration multiple. Ces numéros exceptionnels au ces tirés à part ont la faveur d'un large public. Ils présentent l'inconvénient d'un certain manque d'unité et courent le risque de redites; ils constituent en compensation un petit musée littéraire au portrait varié signé par des maîtres ou des spécialistes.
Voilà ce que voudrait réaliser ce « PERE DE MONTFORT», en l’année de la canonisation (20 juillet 1947) de ce nouveau Saint de France, géant de la mission et chef d'école de la spiritualité mariale. Ce n'est pas, à proprement parler, une nouvelle biographie, il y en a tant ! C'est le « Salon » où sont conviés à exposer, pour notre plaisir et notre édification, des écrivains de qualité qu'a séduits une si originale et si riche personnalité. On aime avoir sous la main, pour s'enchanter à les regarder, les portraits, aux différents âges de leur vie, dans les attitudes diverses de leur pensée ou de leur activité, des êtres chers au cœur ou à l'esprit.
Plaisir d'amateur, d'esthète, de dilettante assez déplacé, penseront peut-être quelques-uns. Du saint, il faut recueillir les leçons et imiter les exemples. Cela vaut mieux que de s'abandonner aux charmes des facettes brillantes de leur pensée ou à la magie du style de leurs portraitistes.
Mon Dieu ! Je sais bien que des mécréants de vie et de plume s'entourèrent de belles madones italiennes dont la présence chez eux était un hommage à l'art et non à la vertu. Faut-il pour autant se condamner au médiocre, préférer l'image en série du quartier Saint-Sulpice à l'œuvre de l'artiste, nous interdire l'agréable à côté de l'utile ? Foin d'un jansénisme qui excommunie l'humanisme.
Aussi bien, une collection de ce genre peut servir auprès de quelques-uns la gloire d'un Montfort et, au delà de sa personne les vertus de la spiritualité qu'il représente et qu'il incarne.
- Qu'est-ce à côté de la haute voix de l'Eglise qui le canonise ?
- Certaines oreilles sont plus sensibles à des voix moins retentissantes mais plus proches. Plusieurs même, dont on s'y attendrait le moins, en sont restés à l'idée d'un Montfort puissant missionnaire de campagne et propagateur d'une pratique un peu ésotérique et discutable de dévotion à la très Sainte Vierge. Ils ne seraient pas moins étonnés d'entendre l'Eglise proclamer quelque jour Docteur de la dévotion à Marie, ce missionnaire ambulant, déployant ses bannières et ordonnant des processions, qu'ils le furent du Doctorat de son devancier, Saint Antoine de Padoue, le patron des objets perdus. Qu'un Pierre de La Gorce fasse un tel cas de son incidence sur la marche de l'histoire, qu'un Cardinal Mercier, qu'un Garrigou-Lagrange, un Bremond tiennent de si grande valeur sa spiritualité, qu'un Bazin, un Chaigne, un Yole soient séduits par cette figure originale et l'empreinte toujours visible qu'il a laissée sur les contrées qu'il a traversées, ceci ou cela ne peut-il pas leur être un sujet de réflexion et les amener à réviser leur jugement et leur sentiment ?
Enfin dans la pullulation des « vies » du Père de Montfort, cette rétrospective apporte un élément de nouveauté. Sans doute ne constitue-t-elle pas une histoire complète. Pourtant, le mémento   chronologique,  l'ordonnance  de  ces  images essentielles, leur présentation liminaire, en font en somme une sorte d'anthologie biographique. Les lecteurs qui y trouveront plaisir et profit seront reconnaissants aux Editeurs et aux Auteurs dont la bienveillance a autorisé ces reproductions, comme je le leur suis moi-même.
 
Alphonse David.
Chapelain d'honneur de Notre-Dame de Paris.

Frontispice
 
 
HISTOIRE D'UN PORTRAIT
 
Par le R. P. Fernand Fradet, s. m. m.
 
Presque toutes ses biographies arborent en hors texte le même portrait du P. de Montfort. On aimera d'en connaître l'origine et la valeur. Voici ce qu'en écrivait le P. Fernand Fradet s. m. m., au début d'une série d'articles sur « Le Bienheureux Père de Montfort dans l'iconographie chrétienne ». (Le petit missionnaire de Marie, nov.-déc. 1919 — janv.-fév. 1921.)
 
 
Le tableau que j'appellerai classique, le montre debout, mains jointes, devant une table qui supporte un crucifix, une statuette de la T. Ste Vierge, et des instruments de pénitence : c'est l'attitude des plus anciennes gravures. Dans la suite, on ajoutera une tête de mort, les règles de ses deux instituts, en volume ou en rouleau, une plume. Plus tard encore, le livre de la « Vraie dévotion à la sainte Vierge ». Le bienheureux porte le rabat blanc ; quelques modèles anciens l'ont cependant supprimé ; un chapelet est attaché à sa ceinture.
Ce portrait, universellement répandu, nous donne-t-il la physionomie de l'homme de Dieu ?
Quand Marie-Louise de Jésus, première fille de la Sagesse, vint à Rennes, appelée par la Présidente de Montigny, pour y fonder la première école de sa congrégation, elle trouva, parmi les quelques meubles dont sa première bienfaitrice dotait l'établissement, un portrait du Fondateur, conservé jalousement jusqu'à nos jours à la clinique de Rennes. Quelle est l'origine de cette toile ? Est-il croyable que le Missionnaire ait consenti à poser ? Sa charité, bienveillante à toutes les indiscrétions, céda-t-elle aux instances de quelque noble famille de ses amis ? Il est regrettable que l'histoire ne nous ait légué aucun détail sur ce point... Mais c'est évidemment ce tableau qui a inspiré tous les autres, peut-être même celui dont nous allons parler, et sur la provenance duquel on est encore réduit aux conjectures.
Allez à la communauté de la Sagesse, à Saint-Laurent-sur-Sèvre. Dans un des modestes parloirs (le deuxième à gauche de la porte d'entrée), une toile de petites dimensions attire vos regards : elle représente un prêtre sur son lit de mort. Il ne faut pas longtemps pour reconnaître, aux traits du visage, notre Bienheureux : « taille au-dessus de la médiocre, constitution forte et robuste, mais affaiblie par ses fatigues et ses austérités ; air plein de grandeur et de bonté ; joues assez vermeilles, visage long, front large et élevé, yeux grands et vifs, et cependant très modestes ; nez aquilin, sans être trop cavé, comme on le représente ; menton un peu long ; cheveux châtains, plats et fort courts, retombant modestement sur le haut de la tête, un peu au-dessus du front ».
Ce qui frappe au premier regard, ce n'est certainement pas l'air d'austérité, voire de rudesse, qu'on a parfois, à tort, attribué au Bienheureux. Non : cette figure est faite de noblesse et de bonté, et il est désormais acquis à l'histoire que ce saint personnage, qui attirait à lui les pécheurs, non par unités, mais par villes entières, fut un homme aimable, poli, avenant. Pour rester dans notre cadre, avouons que rien, dans le physique du missionnaire, ne fait conclure autre chose.
Si nous ne savons, jusqu'ici, rien de l'origine de ce précieux document, il n'est pas sans intérêt de raconter comment il vint en possession des enfants du Bienheureux. En 1888, le R. P. Deval prêchait à Beauvoir-sur-Mer (Vendée), la retraite de première communion et de confirmation. Dans une visite qu'il fit, en compagnie de M. le Curé, à Madame Veuve Dupleix, âgée de plus de 80 ans, et bienfaitrice insigne de toutes les œuvres paroissiales, il remarqua dans sa chambre une peinture qui le frappa étrangement, par la ressemblance du personnage avec les portraits ordinaires du P. de Montfort.
Convaincu qu'il se trouvait en présence d'un portrait authentique, et peint par un témoin oculaire, il n'hésita pas à demander à Madame Dupleix de lui donner ce vieux tableau.
— Jamais, répondit-elle ; c'est un tableau qui est dans ma famille depuis plus de 150 ans, et qui doit appartenir à l'aîné de mes enfants. Je dois donc moi-même le laisser en héritage à mon fils aîné, le commandant. Vous pourriez le couvrir de pièces d'or que je ne vous le céderais pas, tant on y tient dans la famille.
— Mais, Madame, vous ne pouvez pas me le refuser ; à mon avis, c'est le portrait du P. de Montfort, qui vient d'être béatifié... Sauriez-vous quelle est l'origine de ce tableau ?
— C'est sans doute l'œuvre d'un membre de la famille, puisque nous y tenons tant...
— Si vous vouliez me le donner, je paierais une belle statue du Bienheureux pour l'église de Beauvoir, et je viendrais prêcher un triduum pour son installation.
M. le Curé parla dans le même sens que le missionnaire. Madame Dupleix consentit bientôt à le céder, disant qu'elle le remplacerait, et que son fils serait content. Le Père emporta son trésor.
La famille Dupleix compte parmi ses ancêtres le fameux Dupleix, gouverneur général de Pondichéry et de la Compagnie des Indes, au XVIIe siècle... Il est possible qu'un membre de sa famille se soit trouvé à Saint-Laurent-sur-Sèvre lors de la mort du Bienheureux, et qu'il lui fut permis de reproduire les traits du missionnaire exposé sur son lit de mort.
Mais revenons de cette longue digression qui n'est que de l'histoire. Les traits de ce curieux tableau sont ceux que vous retrouvez dans les innombrables portraits qui vont suivre ; le corps a seulement été redressé ; les mains sont demeurées jointes ; les yeux baissés : dans la suite, on les entr'ouvrit, pour donner au visage une expression plus vivante. Il restait à disposer devant le Bienheureux ce qui avait été l'objet de son amour et les emblèmes de ses œuvres. C'est ce que nous appelons « le tableau de Rome », le plus vénérable et le plus authentique des portraits, puisqu'il est une copie, à peine retouchée, de la toile qui fixa les traits du P. de Montfort au dernier jour de sa vie.
 
« Le petit Missionnaire de Marie », novembre-décembre 1919, p. 422-425.

MEMENTO BIOGRAPHIQUE (1673-1716)
 
1673
 
 
— Naissance à Montfort-sur-Meu (Ille-et-Vilaine).
1685
à
1693
— Etudes au collège Saint-Thomas-Becket, à Rennes.
1693
à
1700
— Etudes à la communauté de M. de La Barmondière, à la communauté de M. Boucher, au Petit Séminaire de Saint-Sulpice, à Paris.
1700
 
 
— Ordination sacerdotale.
1700
à
1705
— Aumônier d'hôpital à Poitiers et à la Salpêtrière.
1705
à
1706
— Missions dans la ville de Poitiers.
1706
 
 
— Pèlerinage à Rome.
1706
à
1708
— Missions en Haute-Bretagne.
1708
à
1711
— Missions dans le pays nantais.
1711
à
1716
— Missions dans les diocèses de Luçon et de La Rochelle.
1712
 
 
— Composition du Traité de la vraie dévotion, dans l'Ermitage de Saint-Eloi.
1713
à
1715
— Fondation de la Compagnie de Marie et des Filles de la Sagesse.
1716
 
 
— Mort à Saint-Laurent-sur-Sèvre (Vendée).

PREMIERE PARTIE AVANT LES GRANDES ANNEES

PREMIERE PARTIE
 
 
AVANT LES GRANDES ANNEES
 
 
I. — LES HORIZONS DE SON ENFANCE ET DE SA JEUNESSE
 
Par Louis Chaigne
 
 
Louis Grignion naquit le 31 janvier 1673 à Montfort-sur-Meu (Ille-et-Vilaine) appelé alors Montfort-la-Cane, à cause de sa légende ancestrale qu'on va lire. Par dévotion à la Très Sainte Vierge, il prit à sa confirmation le prénom de Marie, et par esprit de détachement des liens du sang, il signa plus tard : de Montfort. Aussi n'est-il plus que Louis-Marie de Montfort, comme François Bernardone n'est plus que François d'Assise.
Né à Montfort il n'y vécut guère. La Bachelleraie-en-Bédé, où il fut mis en nourrice chez la mère André; le Bois-Marquer-en-Iffendic, récente propriété de son père, où s'écoula son enfance sans histoire; Rennes, où il fit ses études chez les Jésuites, au Collège Saint-Thomas Becket : voilà jusqu'à sa vingtième année, ses horizons quotidiens, que Louis Chaigne nous restitue de quelques coups légers et délicats de sa plume, bien de sa manière.
 
 
Les horizons de son enfance et de sa jeunesse... ce sont, en premier lieu, ceux de Montfort, qui commande la vallée du Meu, non loin de la mystérieuse forêt de Brocéliande où Viviane passait dans son manteau constellé, où retentissaient les incantations du faux messie Eon de l'Etoile. Il y est né le dernier jour de janvier de cette année 1673 qui vit Louis le Grand poursuivre en Hollande la plus implacable des conquêtes. Pendant plusieurs siècles, une cane légendaire, accomplissant la promesse d'une jeune vierge menacée par un entreprenant seigneur, traversait, paraît-il, une fois l'an, la rivière qui se glisse le long de la petite ville moyenâgeuse, pénétrait dans une des trois églises et, s'inclinant devant l'autel, y simulait la prière de l'adolescente. Rue de la Saunerie, dans une maison aujourd'hui restaurée et méconnaissable, qu'annonce une grille, le futur saint connut, sous la férule d'un père sans indulgence (avocat, il représentait le type du petit bourgeois d'esprit court et obstiné), une atmosphère familiale qui impose le souvenir de celle de Combourg, si terrifiante dans les amples évocations désabusées de Chateaubriand. Au milieu de dix-sept frères et sœurs, une rieuse et charmante petite-fille, Guyonne, qu'il appelait Louise et qui plus tard se fera religieuse, sera la calme Lucile de ce René authentiquement chrétien.
Ces horizons premiers, ce sont encore ceux de la Bachelle-raye-en-Bedée, village perdu de la sauvage Bretagne, chez sa nourrice, la mère André, qui lui apprit l'expressif langage du peuple et lui communiquera ce sens de l'âme populaire qui, plus tard, l'aidera beaucoup dans ses missions. Ce sont ceux de la gentilhommière du Bois-Marquer, en Iffendic, qui n'est plus aujourd'hui qu'une modeste ferme, et où il fit sa première communion, fut confirmé et vécut jusqu'à sa douzième année. Ce sont ceux de Bennes, la ville capitale, où il commença ses humanités chez lés Jésuites. Des amitiés exceptionnelles se cristallisaient autour de lui sans qu'il les eût expressément désirées, celle notamment de ce Blain qui fut pour lui ce que pour Saint Louis fut Joinville et qui porta sur son modèle cet insigne témoignage : « Il avait le cœur aussi tendre que personne ». A Rennes, Louis Grignion n'est dans son plus heureux climat qu'au milieu des chapelles. A l'âge où les passions, d'ordinaire, bouillonnent, il se plaît en d'interminables stations auprès de la Femme élue entre toutes les femmes. Il s'enchante des aimables et multiples vocables sous lesquels on l'invoque : Notre-Dame de la Paix, gracieuse et douce, qu'un frère carme avait fait bénir à Borne et portée jusqu'en Terre Sainte; Notre-Dame de Bonne-Nouvelle, évocatrice d'une victoire de Charles de Blois ; et Notre-Dame des Miracles, si ravissante avec son manteau d'hermine et son royal poupon bénissant. Tout enfant, il s'est librement consacré à ce souverain patronage. Les images de sa Dame lui font négliger les autres. Il rougissait en l'entendant nommer. Il l'aimait en les êtres les plus disgraciés de ce monde, qu'il recherchait spécialement et dont il baisait tendrement les pieds. Il n'est pas deux amours. Un cœur de jeune homme n'a de cesse qu'un amour vivant et beau ne l'occupe. Celui de Montfort, plus exigeant, a choisi cette part meilleure, qu'aucun accident ne peut ravir.
 
« Le Bienheureux Louis-Marie GRIGNION de MONTFORT. » J. de Gigord, Editeur, Paris.

II. — SA FORMATION CLERICALE A SAINT-SULPICE
 
Par Mgr Jean Calvet
 
 
 
C'est au pied d'une de ces Notre-Dame, à genoux devant Notre-Dame de la Paix, que le collégien de Rennes a la révélation de sa vocation.
Une parisienne, de passage dans sa famille, Mademoiselle de Montigny, se charge de son entrée et de sa pension à Saint-Sulpice, le séminaire modèle de Monsieur Olier, dont on parle par tout le royaume.
Pendant sept ans (1693-1700), il va poursuivre sa formation cléricale successivement à la communauté de M. de La Barmondière, au collège Montaigu, au Petit Séminaire de Saint-Sulpice.
Il se révèle immédiatement ce qu'il est et ce qu'il restera sa vie durant : tout d'une pièce, l'homme de l'absolu, un Saint hors série.
Ce fut le drame de son séminaire : le corps-à-corps du radicalisme de sa vertu avec le conformisme des règles communes.
Ce qu'on nomme ses singularités est d'abord cette singularité, celle de la vertu héroïque.
Mgr Calvet, le portraitiste des originalités de Montfort, a campé bien droit ce séminariste de vingt ans, qui, déjà et pour toujours, sort du rang, se singularise à la façon des Saints de grand modèle, se fixe dans une altitude rigoureusement évangélique.
 
 
...Sous la conduite du Père Descartes — neveu du grand philosophe Louis-Marie décide qu'il sera prêtre malgré l'opposition de son père...
Et voilà Louis-Marie Grignion de La Bachelleraie qui entre dans l'absolu. Il dit adieu à sa famille... il se dépouille de tout... il refuse le cheval qu'on veut lui donner pour faire le voyage ; il distribue aux pauvres les dix écus de provision qu'on l'a forcé d'accepter. Et il part, à pied, pour Paris. Il a pour tout trésor le vêtement qu'il porte sur lui, son rosaire et une statuette de Marie, sa souveraine.
Il a vingt ans et la joie de son sacrifice chante dans son cœur. II va à pied sous une pluie battante qu'il prend pour une grâce de Dieu. Il mendie sur la route, rebuté par les gens comme il faut, bien accueilli par les pauvres. Sous la pluie ou sous le soleil, les habits percés, les pieds en sang, il rit et il chante; il chante les chants liturgiques ou ceux qu'il a composés lui-même à la gloire de Marie. Poète comme François d'Assise, il répand son âme dans la beauté du monde, plus attentif en réalité à ses visions intérieures qu'au spectacle terrestre qui pourrait le distraire de Marie sa Mère et de Jésus crucifié.
Le voilà à vingt ans, du premier coup dans son attitude définitive, il a rompu pour toujours avec le conformisme social, avec le conformisme chrétien, il est à part, il est en marge, et rien ne pourra le ramener à prendre la file. Il suit sa route personnelle vers Dieu. Soupçonne-t-il ce qu'il lui en coûtera ? Peut-être pas ; mais s'il prévoyait qu'il lui en coûterait beaucoup, sa joie serait totale, car il souhaite souffrir, être honni, rebuté, crucifié avec son Christ.
On devine dans quel état il arriva à Paris, sans chapeau, la chaussure percée, les habits en loques. Mme de Montigny fut stupéfaite : Louis-Marie de Montfort commençait à scandaliser les bonnes âmes. Comment présenter ce chemineau aux dignes supérieurs de Saint-Sulpice, dans une maison où tout était si rangé, si décent, si convenable ? Elle fit entrer son protégé dans une maison plus modeste, au séminaire des pauvres de M. de la Barmondière. Les élèves devaient rendre quelques services matériels, mais ils avaient tout leur temps pour suivre les cours de théologie en Sorbonne et pour se former aux vertus ecclésiastiques.
Louis-Marie était prêt à tout, heureux d'avoir été mis au rang des pauvres. Mais M. de la Barmondière mourut, sa maison fut dispersée et le séminariste dut accepter d'entrer dans un séminaire plus pauvre encore, la communauté des pauvres écoliers. Ici, c'est le dénuement total. Les séminaristes doivent faire la cuisine et le ménage ; quand les ressources essentielles manquent, il faut sortir, aller quêter, tendre la main comme des mendiants. Ce qui pour la plupart est une honte ou du moins une gêne, est pour Louis-Marie une joie de choix. Il a trouvé ce qu'il cherchait, la pauvreté de Jésus « Heureux les pauvres ! » et il est heureux. Rien ne le rebute. Une des occupations qui assurent à la maison les plus larges aumônes, c'est la veillée des morts. Et Louis-Marie demande comme une faveur d'aller veiller des morts. Ces heures de solitude nocturne, face à face avec des cadavres, sont pour lui des heures d'élection, où rien n'entrave l'oraison. Afin de tuer en lui définitivement le vieil homme, on raconte qu'il découvrait le visage des morts afin de contempler de plus près la condition humaine dans sa définitive réalité. Plus tard, dans ses sermons de mission, il se souviendra de cette confrontation avec la mort, et c'est ce qui donnera à sa parole cette vivacité, cette pointe de lance qui pénètre les imaginations et les cœurs.
Cependant, à son insu, il était remarqué ; on parlait de lui comme d'un écolier original et comme d'un saint. On parlait de lui à Saint-Sulpice ; et une bonne dame ayant offert de payer quelque chose pour sa pension, il y fut admis. Mais, le mettant au rang des pauvres, on décida qu'il ne suivrait pas les cours de la Sorbonne et qu'il se contenterait pour ses études des livres de la maison.
Et les épreuves commencèrent. Il était laid, un visage irrégulier, un très grand nez, une grande bouche, de grands yeux qui semblaient égarés ; un costume pauvre, des manières gauches. Toujours replié sur lui-même, parlant peu, incapable de plaisanter, suivant en communauté une sorte de règle particulière qui le tirait de la foule, tombant à genoux brusquement sans motif apparent et n'importe où. On devine comment ce séminariste hors série fut accueilli par ses camarades.
Les plus charitables tentèrent de lui faire comprendre que la perfection qu'il cherchait, lui imposait le devoir de s'accommoder au plus grand nombre, et que la récréation joyeuse, d'après les meilleurs auteurs spirituels, est aussi un exercice de la journée chrétienne. Louis-Marie était bon et plein de bonne volonté ; il entreprit de se mêler aux récréations de ses camarades et pour prendre part aux joyeux devis, il s'appliqua dans sa cellule à copier un recueil de bons mots et de calembours, qu'il débitait ensuite comme une leçon apprise. Mais le cœur n'y était pas. Il n'avait pas l'esprit de communauté.
Les directeurs de la maison entreprirent de le lui inoculer. Deux surtout, M. Lechassier et M. Brenier, tiennent dans sa vie une grande place. C'étaient de bons sulpiciens, hommes de doctrine, de piété, de bon sens ; ils avaient pour mission de former des prêtres suivant l'esprit de M. Olier, et d'abord des séminaristes réguliers, conformes à un type bien établi une fois pour toutes. Louis-Marie était loin de cet idéal ; il s'agissait de le raboter durement pour le rendre conforme aux autres. Il y a, pour ce faire, une stratégie, une pédagogie qui comporte des duretés effrayantes pour la nature humaine. En particulier, et en public, Louis-Marie fut accablé de ces savantes avanies qui avaient pour but de le dresser à la vie de communauté et aussi de mettre à l'épreuve son caractère : on verrait bien si les singularités qu'il affichait étaient des moyens pour l'amour-propre de se mettre en montre ou des impulsions de la grâce. Après des mois d'application, M. Lechassier et M. Brenier durent se déclarer vaincus. Louis-Marie faisait effort pour ressembler à tout le monde, mais il n'y arrivait pas ; quant aux humiliations qu'on lui infligeait, il les regardait comme des grâces insignes et il remerciait avec sincérité ses directeurs des faveurs douloureuses qu'ils lui octroyaient. M. Lechassier et M. Brenier, fatigués, déposèrent les armes.
Cependant, à travers ces épreuves, bénies comme des grâces, Louis-Marie de Montfort continuait sa formation et ses études. Sans le savoir, ses directeurs, en lui interdisant la Sorbonne, l'éloignaient de la théologie des manuels et le jetaient dans une théologie plus vivante : il lisait Bérulle et s'imprégnait de sa dévotion au Christ ; il lisait Olier et se pénétrait de sa doctrine du dépouillement ; il lisait les Pères et remontait par eux à la source de la vérité ; il lisait M. Boudon, ce bon archidiacre d'Evreux dont les jansénistes avaient réussi à faire suspecter les livres ; il lisait avec ravissement ce traité du Saint Esclavage de la Mère de Dieu, qui donnait une forme précise et théologique à son instinctive tendresse pour Marie. Cet esclavage de la Mère de Dieu qui lui venait de Bérulle par Boudon, il s'en fera plus tard l'apôtre, après l'avoir pratiqué lui-même. C'est dès cette époque, qu'en signe de son service de chevalier, en signe de son esclavage d'amour, il prit l'habitude de porter à ses bras et ses jambes des chaînettes de fer dont le poids et la morsure lui étaient une joie....
Sur lui, l'opinion était partagée. Parmi ses maîtres et ses condisciples, les uns le regardaient comme un saint et, pour s'édifier, allaient assister au catéchisme des pauvres qu'on lui avait confiés ; d'autres continuaient à le prendre pour un extravagant et allaient aux mêmes catéchismes pour s'amuser de ses pieuses saillies qui étaient parfois divertissantes.
Enfin, sept ans après son départ de Montfort, après une longue épreuve, en 1700, il fut ordonné prêtre. A quoi allait-il s'appliquer ? Il l'ignorait. Sa culture théologique était solide ; beaucoup moins au fait que les autres séminaristes des thèses scolastiques étudiées en Sorbonne, il savait mieux que les autres la Bible, les Pères et les auteurs spirituels ; sa science était plus vivante et plus pratique que la leur. Il avait scruté avec soin le problème de la grâce et il avait pris fermement position contre le jansénisme, dont il sentait autour de lui la force insidieuse et l'influence desséchante sur les âmes. Mais il ne rêvait pas d'un rôle intellectuel et n'était pas docteur, il laissait aux docteurs le soin d'enseigner. Il aurait voulu faire le catéchisme aux pauvres, évangéliser les humbles et communiquer à la foule son amour débordant du Christ Crucifié et de Marie, sa mère. Prêt à tout d'ailleurs, il attendait que la Providence lui fit signe.
 
« Le Bienheureux Louis-Marie GRIGNION de MONTFORT. » Collection « Pages catholiques », Editions Albin Michel.

III. — LE PELERIN DE NOTRE-DAME
 
Par le R. P. B. M. Morineau s. m. m.
 
 
Chaque année, le séminaire de Saint-Sulpice déléguait deux de ses élèves les mieux notés pour le représenter à Notre-Dame de Chartres en souvenir de la reconnaissance dont son fondateur, M. Olier, se disait redevable à Notre-Dame de Sous-Terre.
Cette année-là, sans doute l'année de son sous-diaconat, l'abbé Grignion fut l'heureux élu, avec un abbé Bardou, son frère en piété mariale.
Dans un rapport au congrès mariai de Chartres en 1927, le Révérend Père B.-M. Morineau, s.m.m. — à qui nous devons plusieurs œuvres mariales et montfortaines : la sainte vierge marie, le chant de l'âme avec marie, vraie dévotion a la sainte vierge et l'esprit chrétien, etc.. — a souligné la portée de ce pèlerinage à la veille de son sacerdoce. Elle ne semble pas exagérée : le séminariste s'était adonné spécialement aux études de mariologie, déjà le hantait le projet de sa compagnie de marie, pour laquelle il députerait la veille de sa mort trente-trois pénitents blancs de Saint-Pompain ci Notre-Dame des Ardilliers, en lui s'ébauchait sa conception personnelle de l'esclavage de Jésus en Marie qui avait imprégné sa formation ci Saint-Sulpice.
Et, dans cette image du pèlerin de Notre-Dame de Chartres, nous avons celle aussi du pèlerin de tant de sanctuaires de Notre-Dame qu'il avait été et qu'il resterait au cours de sa vie, des sanctuaires rennais, de Notre-Dame de Paris, de Notre-Dame des Ardilliers.
 
 
C'était un heureux temps que celui où l'on faisait ses pèlerinages à pied, sans hâte ni agitation, dans la prière et le recueillement ; la route et la station révélaient alors le fond de l'âme, on pouvait y saisir tout le mouvement d'une vie. Ce temps est passé, hélas ! Nos jours encombrés ne nous permettent guère d'y revenir. Un Péguy pourra s'y risquer et quelques autres de-ci, de-là, à qui sera donnée cette bénie expérience. Au XVIIe siècle il était encore commun de faire ses pèlerinages à pied, et singulièrement de venir à pied à Chartres, en s'entretenant avec Notre-Dame, comme en témoigne la Vie de M. Olier. Non seulement le fondateur de Saint-Sulpice y vint lui-même, mais il voulut aussi que chaque année deux élèves de son Séminaire fussent délégués pour s'y rendre au nom de la maison porter ses hommages à Celle qui en était la Reine très-aimée.
C'est ainsi que le Bienheureux Grignion de Montfort, à cause de son extraordinaire piété envers Marie, fut choisi pour représenter le Séminaire de Saint-Sulpice, et aller à Chartres.
Sur ce pèlerinage qui eut lieu à l'été de 1699, nous avons le très grand avantage d'avoir le récit de son contemporain, M. le chanoine Blain, qui l'avait évidemment recueilli des lèvres de son compagnon de route, M. Bardou, et peut-être aussi du Bienheureux qui était très confiant en son ami. On peut dire que nous y trouvons tout Montfort : théologien, missionnaire et mystique, car ce pèlerinage est un moment dans cette vie dont le mouvement se déploie d'une manière si harmonieuse...
Ce qui caractérise le théologien dans le Bienheureux de Montfort, c'est la place que tient Marie dans ses pensées d'étudiant à la réflexion si mûrie.
Ce séminariste dont nous savons l'égale application à l'étude et à l'oraison, est de l'école si Christocentrique de Bérulle et d'Olier.
Comme eux il groupera toute la doctrine autour du Verbe Incarné « qui renouvelle toutes choses », — mais qui est introduit dans le créé par le libre consentement de Marie, laquelle devient, par là même, en même temps que Mère de Dieu, mère des âmes et reine des cœurs, reine de la création.
Or, cette vue de l'esprit, dans la foi, cette vue de son esprit n'avait pas de peine à s'harmoniser avec son expérience religieuse, car depuis toujours, depuis Rennes surtout et sa vie d'étudiant, tout lui était venu par Marie ; la mère des âmes lui avait apporté les grâces spirituelles les plus hautes, et voici qu'aujourd'hui cette vue de son esprit et cette expérience de toute sa vie s'harmonisaient pleinement avec cette Cathédrale, née d'une pensée théologique qui était celle-là même dont se nourrissait son intelligence et que respirait son cœur.
Avait-il étudié les vieux théologiens chartrains ? Il ne faut pas se bâter de dire : non, car bibliothécaire de Saint-Sulpice, il lisait beaucoup, et, quand il s'agissait de mieux connaître Marie, son esprit était toujours en éveil. Or, la vénérable école de Chartres, depuis Fulbert avait si bien regardé vers Marie ! Et précisément je trouve, dans le vieux cahier manuscrit qui garde ses notes d'étudiant, qu'il transcrivit une page de Guil­laume de Paris lequel fut, au XIIIe siècle, écolâtre de Chartres, Il y avait une heureuse et double harmonie de son esprit et de la cathédrale... Sa pensée et son cœur devaient donc courir à cette théologie, cette mariologie sculptée, à cette somme de pierres et de verreries qui vibraient dans la lumière de Beauce et renvoyait le Trésor des âmes et des générations d'âmes. « Il alla à Notre-Dame de Chartres comme au jardin de l’Eden » dit M. Blain.
Mais pour lui, il était, à cette heure, l'homme qui fait l'étape pour s'élancer dans une carrière nettement aperçue. Dans un sanctuaire de Notre-Dame, à Rennes, il lui avait révélé quelle serait sa mission. Marie lui avait signifié qu'il aurait un apostolat à remplir auprès des âmes. Il devrait courir après elles, comme le Sauveur, et leur rappeler le sens de leur destinée qui est de se cou lier à Fin finie Bonté. Tâche lourde, mais où Marie l'aiderait à porter aux esprits la révélation de la divine Sagesse.
Il est à ce point pris par cette idée, que la route de Paris à Chartres, on était au temps de la moisson, est un essai d'évangélisation : Marie et les âmes occupent toutes ses pensées. Vu le compagnon qu'on lui avait donné, dit M. Blain « M. Grignion n'eut point sujet avec lui de borner sa dévotion ou de la gêner par prudence ou par complaisance. En liberté de suivre les mouvements de son zèle, il s'y abandonnait dans les vastes campagnes de la Beauce, et se dérobait à son compagnon pour aller ci et là chemin faisant, catéchiser ou parler de Dieu aux laboureurs ou aux pauvres gens qu'il voyait près ou loin, et revenait à grands pas, comme il était allé, rejoindre son confrère oui se contentait (te s'en édifier, sans oser entreprendre de l'imiter ».
Son esprit est hanté par le rêve d'une équipe de missionnaires qui parcourraient le monde, sous le signe de Marie. Quand il mourra, on trouvera dans ses papiers une prière ardente qu'il avait composée pour demander cette petite compagnie. Or, il est à la veille de voir son rêve apostolique et sacerdotal se réaliser. Que pourrait-il demander, sinon ce qui lui tient au cœur, dans ce sanctuaire qui fut, par la grâce de Marie, une source de bénédictions pour le royaume ? N'est-ce pas là que naguère encore M. Vincent, M. Bourdoise, M. Boudon, M. Olier, pour ne citer que les plus récents, étaient venus prier et confier à Marie leurs désirs et leur zèle ? Pouvait-il faire mieux que les imiter ?
Toutefois, il y a en Grignion de Montfort plus qu'un docteur, dont la connaissance serait stérile, plus qu'un orateur, dont le vent emporterait les éloquentes paroles, tout chez lui s'achève et se transforme en amour. C'est un mystique.
Mystique lui-même, et vivant d'une vie spirituelle très haute, il est encore de ces maîtres qui éveillent à la vie contemplative. Et cela précisément parce que sa spiritualité, qui livre à Marie, ôte tout ce qui, en nous, ferait opposition à l'action du Saint-Esprit. Comme il dira plus tard : « Quand le Saint-Esprit trouve Marie dans une âme, il y vole. »
Sur la route de Paris à Chartres, il unissait les Ave Maria innombrables, car il a le goût et le culte de l’Ave Maria, aux paroles apostoliques jetées aux paysans.
Devant la Cathédrale, il est hors de lui. En y arrivant le soir, il croyait entrer « au jardin de l'Eden ». Ce lieu fut, en effet, pour lui, un Paradis terrestre où il reçut de grandes grâces. Mais laissons parler M. Blain : « Arrivé à Chartres, il alla à la hâte se jeter aux pieds de l'image de la Sainte-Vierge qu'on y honore dans la chapelle souterraine, avec la tendresse et la dévotion la plus sensible. Là, aux pieds de sa bonne Mère, son cœur était content, et il pouvait dire avec Saint-Pierre : Oh ! qu'il fait bon ici : Bonum est nos hic esse. Les moments lui étaient courts, il y demeurait avec le plus grand plaisir, et en sortait avec regret... »
Il aurait voulu passer la nuit dans le « célèbre oratoire de la Sainte-Vierge » trouvant que c'était « le lieu propre pour le délasser ». Le lendemain, « il y retourne au plus tôt ». Ecoutons encore M. Blain : « Il y communia avec ferveur et une piété que la grâce du lieu semblait mettre à son comble, et y persévéra en oraison six ou huit heures de suite, c'est-à-dire depuis le matin jusqu'à midi, à genoux, immobile et comme ravi. » Il faudra venir le tirer de ce « doux repos en Dieu et de ses entretiens avec la Sainte-Vierge » ; et, le repas achevé, il reviendra les reprendre jusqu'au soir avec la même dévotion. Le voilà donc perdu dans une de ces extases d'amour que
Marie promet à ses fidèles dévots. Il est inutile d'insister pour faire remarquer que cette oraison sort de l'ordinaire. M. Bardou en faisait l'observation.
Le Bienheureux Grignion de Montfort expérimente donc, une fois de plus, à quel point Marie fait trouver Jésus, quelle grâce elle possède pour réaliser dans la communion des intimités divines vraiment ineffables.
Aussi quand il reprendra le chemin de Saint-Sulpice, cette dévotion à Marie, ce goût de l'esclavage d'amour qu'il avait déjà si bien ancré dans l'âme, aura encore grandi...
Ensuite le ministère apostolique le prit si bien qu'il ne put ramener ses pas vers le sanctuaire vénéré, où il avait versé l'amour de son âme pour cette Mère et Maîtresse divine dont il se glorifiait d’être l'esclave.
Mais de ce pèlerinage de 1699 il avait emporté tant de bénédictions, que je puis dire que Notre-Dame de Chartres ne fut pas étrangère à la vie féconde du grand missionnaire ; et quand, de son cœur, jaillira ce traité qui est encore un chant spirituel : le Traité de la Vraie Dévotion à la Sainte-Vierge, nous y retrouverons toute la vibration de la Cathédrale où il avait vécu les heures infiniment douces et profondes de sa mystique oraison...
 
« FETES MARIALES, Chartres, 31 mai - G juin 1927. »
Maison des Œuvres diocésaines, 5, rue  des  Lisses,  Chartres 1927, p. 302-310.

IV. — LE BAISER AU LEPREUX
 
Par René Bazin
de l'Académie française
 
 
Au lendemain de son ordination et durant les cinq premières années de son sacerdoce (fin 1700 - début 1700), le jeune prêtre semble à la recherche de son avenir. Sa vie se passe en un va-et-vient entre Nantes, Poitiers, Paris. Il est alternativement ou à la fois, missionnaire, aumônier d'hôpital, initiateur de groupes d'étudiants, directeur de consciences, en congé, réformateur de monastère.
Indécision ? non ! disponibilité aux indications de la Providence. Ses trois attraits profonds : les âmes, les pauvres, la solitude, y trouvent leur compte. Pendant cette période ses « princes » les pauvres sont les plus favorisés. Il partage leur sort, il est à leur service... et jusqu'au baiser au lépreux. A deux reprises, aumônier, puis directeur de l'hôpital de Poitiers, il se fait la main. Alors qu'il n'a que trente ans il jette déjà les l>ases d'une des congrégations hospitalières les plus florissantes de l'avenir. Il a rencontré Marie-Louise Trichet, une âme à sa taille qu'il enfouit comme pierre d'attente  et pierre d'assise des filles de la sagesse.
René Bazin a situé plus d'un de ces romans aux pays évangélisés par le Père de Montfort. Il devait être sollicité par son souvenir toujours vivant dans les Mauges. Il lui a donné place dans sa galerie des Fils de l'Eglise, malheureusement inachevée dont est détaché ce portrait de Montfort, aumônier d'hôpital.
 
 
M. de Montfort, peu après la mission prêchée aux paysans du Pellerin, obtint de l'évêque de Poitiers,  auquel  il  avait été recommandé, la permission de se dévouer aux pauvres de l'hôpital général de cette ville. Il fit, à pied bien entendu, le chemin de Nantes à Poitiers, en passant par Notre-Dame des Ardilliers, et lorsqu'il fut arrivé au terme du voyage, en attendant que les administrateurs de l'hôpital eussent admis au pain et au logement le nouvel aumônier, il se mit à parcourir les places et les carrefours, et à interpeller les mendiants et les infirmes. Les pauvres le suivaient ; des gens de qualité se mêlaient aux pauvres. M. de Montfort entraînait tout ce monde vers la chapelle de Saint-Nicolas ; mais, comme la chapelle était trop petite, ce fut sous les Halles qu'il prêcha. Toute la ville fut remuée. Le mauvais et le médiocre du peuple s'accordaient pour dire : « Il est fou. » En effet, c'était bien la folie magnifique de l'amour des hommes, la même qui fit descendre du ciel Notre-Seigneur Jésus-Christ.
En celte ville de Poitiers, M. de Montfort convertit beaucoup de ceux qui l'entendent ou qui le voient. Il tâche de réglementer la tâche des infirmières, qui se querellaient souvent, au dommage des malades. Il rassemble quelques infirmes pieuses, leur donne une règle commune et une chambre de retraite qu'il appelle « la Sagesse ». Afin d'être le serviteur qui ne choisit pas les maux à soigner, il dompte ses dernières répugnances pour la misère, la maladie et la mort. Un pauvre, couvert d'ulcères, l'implore dans la rue. M. de Montfort ne peut réussir à le faire admettre parmi les malades ordinaires, car les médecins craignent la peste. Mais il obtient de le transporter dans un réduit éloigné des salles communes. Il l'y soigne, il passe des heures avec lui. Pourtant, à la vue et à l'odeur de ces vêtements et de cette chair, il se sent défaillir. « Un matin, que le spectacle est plus repoussant qu'à l'ordinaire, il s'approche du paria, exprime dans un plat le pus qui coule de ses ulcères et l'avale d'un trait.
« C'était, renouvelé après cinq siècles, le geste sublime de sainte Elisabeth de Hongrie. Voilà qui est parfaitement contraire aux « règles ordinaires » ; mais l'auteur de tels actes pouvait s'écrier avec l'apôtre : « Qui donc maintenant me séparera de la charité du Christ ? » La nature était vaincue à jamais. Il était libre. »
Ceux qui entreprennent de réformer le monde et de ressembler au Christ, dès qu'ils deviennent pressants et d'un exemple trop vif, voient le mal se soulever contre eux, et les tièdes laisser faire, ou même applaudir. Tout cela crie et cabale contre M. de
Montfort. Il a de mortelles ennemies parmi les infirmières. Ce n'est pas sans dépit ni sans gêne qu'elles voient près d'elles, chaque jour, ces quelques filles infirmes, groupées par l'aumônier, qui se lèvent à 4 heures du matin, font oraison, récitent chaque jour le rosaire, et gardent le silence en travaillant de tout leur cœur. Elles trouvent le voisinage importun. La ville aussi s'émeut, tout le beau monde est en rumeur, parce que la fille d'un procureur au présidial de Poitiers, Mlle Trichet, jeune fille accomplie, aimée, fêtée, vient d'entrer au service des malades, dans l'hôpital de M. de Montfort. Mlle Trichet ne se laisse pas troubler. Elle a plus de fermeté d'esprit que ses amies n'ont d'apitoiements ou d'ironie. Elle méritera d'être, un jour, la première supérieure de la congrégation de la Sagesse. Pour l'heure, elle en est la première novice. Mais, quand elle a pris l'habit, le 2 février 1703, et qu'elle sort dans les rues, avec sa robe de grosse laine grise plissée à la ceinture, et sa cornette de lin blanc, on ne peut souffrir que cette élégante personne n'ait pas reçu au moins un costume plus seyant. La mode est indignée du goût de M. de Montfort, et comme celui-ci, passant sur la rive du Clain, où des lavandières battaient leur linge, s'avise de donner trois coups de sa discipline à un garnement qui se baignait tout près de là, sans costume, toute la canaille de la ville demande l'éloignement de ce moraliste énergique. Les mauvais prêtres jansénistes en font autant, et le nouvel évêque de Poitiers, un moment trompé par eux, interdit à M. de Montfort de célébrer la messe. Cette défense fut très promptement rapportée par l'évêque, mieux informé; mais M. de Montfort crut devoir s'éloigner...
Sortant de l'hôpital général de Poitiers, il passa d'abord cinq mois à évangéliser et consoler le peuple affluant et passant dans l'hôpital général de la Salpêtrière, fondé à Paris par Louis XIV, à la demande de Saint Vincent de Paul, peuple véritable, hôtes mêlés el de qui les maux ne se ressemblaient guère, malades, vieillards, orphelins, vagabonds, réunis là au nombre de cinq mille. On le vit si empressé, d'un dévouement si prompt et si joyeux, qu'il déplut là aussi à plusieurs, non des pauvres, mais de ceux qui en étaient chargés. Après cinq mois, il dut se retirer, n'ayant ni charge, ni argent, dans un réduit misérable de la rue du Pot-de-Fer, où il vécut dans la prière et la joie spirituelle. Ses relations d'autrefois l'abandonnaient. On ne se souciait guère d'avoir connu ce petit prêtre de province, qui n'avait nul avenir. Il écrivait : « Les hommes et les diables me font, dans cette ville, une guerre bien aimable et bien douce. Qu'on me calomnie, qu'on me raille, qu'on déchire ma réputation, qu'on me méfie en prison ? Que ces dons sont précieux ! Que ces mets sont délicats ! » Un seul ami l'accueillait et lui montrait le ciel au bout de la misère : c'était son ancien professeur et directeur au collège de Rennes, le Père Philippe Descartes, jésuite, neveu du philosophe...
Et alors il reçut une lettre des pauvres de Poitiers, qui le réclamaient. Ne sachant pas l'adresse de leur ami, ils avaient fait parvenir cette lettre au supérieur de Saint-Sulpice. Ils disaient : « Monsieur, nous, quatre cents pauvres, vous supplions très humblement par le plus grand amour de la gloire de Dieu, nous faire venir notre vénérable pasteur, celui qui aime tant les pauvres, Monsieur Grignion. » Déjà l'évêque, celui-là qui avait été trompé au début, avait demandé au missionnaire de revenu-à Poitiers. M. de Montfort céda, et il quitta sa retraite.
Nous avons un témoignage très assuré de la vie que mena M. de Montfort, nommé, celle fois, directeur de l'hôpital général. C'est celui d'un prêtre poitevin, M. Dubois, qui remplissait les fonctions de sous-directeur, et voyait donc l'ami des pauvres à chaque heure du jour : « Les travaux de M. Grignion, dit-il, étaient si pénibles à la fois pour son âme et pour son corps, ses exercices de piété si continuels et ses mortifications si ininterrompues, que j'ai toujours regardé comme une sorte de miracle qu'il ait pu faire tout cela sans mourir mille fois... L'oraison mentale, l'office divin, la célébration des saints mystères, les exercices du confessionnal, la prédication, les catéchismes, la visite des malades ou des pécheurs, le chant des cantiques spirituels, l'occupaient continuellement et incessamment. Malgré des travaux si pénibles, il jeûnait sévèrement et exactement trois fois par semaine, mercredi, vendredi et samedi, le premier jour jusqu'au soir, et son unique repas était alors un potage maigre, avec deux œufs et un peu de fromage. Toujours il était chargé de chaînes de fer autour du corps et des bras, si étroitement, qu'à peine pouvait-il se courber, et meurtri par des macérations sanglantes et fréquentes. Il couchait sur un peu de paille, et fort mal couvert... A tous nos repas du soir et du matin, il faisait ordinairement mettre à notre table un pauvre, à qui il donnait à boire dans son verre, et ordinairement ce pauvre, dont il buvait le reste, était ou écrouellé ou atteint de quelque autre mal dangereux et capable de causer de l'horreur. Cependant, il n'en a jamais été incommodé. M. Grignion avait un don particulier pour adoucir les pauvres souvent irrités par les rigueurs d'un hôpital, et, quand il trouvait de la résistance, ou que la correction aigrissait leurs mauvaises dispositions, il se mettait à genoux, fût-ce dans la boue, tête nue, en leur protestant qu'il ne se lèverait point qu'il ne les vît tranquilles ; aussitôt ils se mettaient eux-mêmes à genoux, et demandaient pardon. Et quand, dans toutes ces rencontres et autres semblables, il essuyait quelque outrage piquant jusqu'au vif, comme il lui arrivait presque tous les jours, il avait coutume de dire que c'était là son gain personnel et la récompense de sa bonne intention. »
Cette vie mortifiée, cette charité tendre aurait dû lui concilier tous les cœurs. Mais les inimitiés passées n'étaient point apaisées. Les saints étaient importuns autant que nécessaires à ce XVIIIe siècle pénétré de sensualisme, déjà révolté secrètement contre le commandement et par suite contre l'exemple. M. de Montfort vit bientôt que son autorité devenait vaine pour le bien, à cause de l'opposition grandissante qui lui était faite par les gouvernantes de l'hôpital. Avant d'abandonner ses fonctions, il eut cette attention humble et délicieuse : lui, le directeur de la maison, le futur fondateur de la communauté de la Sagesse, il demanda conseil à la petite novice qu'il avait déterminée à venir servir les pauvres de l'hôpital, et Mlle Trichet, devenue Marie-Louise de Jésus, lui répondit : « Mon Père, il vaut mieux que vous sortiez de l'hôpital. »
 
« FILS DE L'EGLISE »
Mame, Tours et J. de Gigord, Paris, 9e édition, pp. 208-218.
 

DEUXIEME PARTIE
 
LE MISSIONNAIRE
 
 
 
 
 
 
 
 
DEUXIEME PARTIE LE MISSIONNAIRE
 
 
 
V. — LE CHASSEUR D'AMES
 
Par Pierre de La Gorce
de l'Académie française
 
 
 
Démissionnaire de l'hôpital général de Poitiers, Montfort s'engage enfin à fond, à trente-deux ans, dans sa vraie carrière : les Missions paroissiales. Le Pape Clément XI, dont il ira prendre les ordres l'année suivante, en 1700 lui signifiera que telle est bien sa vocation.
On peut partager celte carrière en quatre périodes, suivant les théâtres successifs de son apostolat ; Poitiers : 1705-1700 ; la Haute-Bretagne : 1700-1708 ; le pays nantais : 1708-1711 ; les diocèses de Luçon et de La Rochelle : 1711-1716.
Il donna sa pleine mesure dans le diocèse de La Rochelle, beaucoup plus vaste alors qu'aujourd'hui et qui couvrait en partie ce qu'on a nommé depuis la Vendée militaire : Saint-Laurent-sur-Sèvre, capitale spirituelle de cette Vendée héroïque, relevait alors de l'évêque de La Rochelle. Mis à pied par les évêques de Poitiers et de la Bretagne, sous des influences jansénistes et gallicanes, el aussi — il faut le reconnaître parte que l'allure et les procédés de ce missionnaire ne laissaient pas de donner de la tablature aux évêchés qui ne voulaient pas d'histoires, il trouve enfin à La Rochelle, en Mgr de Champflour, un prélat qui l'accueille, le couvre de son autorité, l'encourage et l'aide dans ses missions et dans ses fondations. Ces dernières datent de cette époque (1713-1715). Elles continueront de creuser le même sillon pendant tout le XVIIIe siècle. A ce titre, Montfort méritera vraiment le nom de « parrain » de l'héroïque Vendée que lui a donné René Bazin. Aussi bien, depuis sa mort, cette contrée l'a accaparé et l'appelle le Saint de la Vendée.
Pierre de La G or ce, dans son Histoire de la Révolution Française, fait de cette influence la dominante des origines du soulèvement de ce pays, pour la foi. De la Vendée, de Montfort, de ses deux congrégations il a brossé une toile, haute en couleur, dont certains coups de pinceaux sont peut-être trop appuyés et d'autres à retoucher. Par exemple, le maître spirituel possédait beaucoup plus qu'une « instruction suffisante, pour reconnaître l'erreur et y échapper ». Au demeurant puissante fresque d'ensemble, où l'on retrouve à son apogée le Montfort missionnaire de toujours, celui de Poitiers et de la Bretagne, comme celui de Luçon et de La Rochelle.
 
 
Son champ d'action : La Vendée militaire
 
Bocage angevin ou pays des Mauges, — Bocage Poitevin, — Marais de Challans et Marais breton ou pays de Retz, tel est l'ensemble de la région où s'allumerait la guerre civile et que les historiens ont appelée la Vendée militaire. Cette contrée ne répond point à nos divisions administratives. Elle s'étend, mais seulement en partie, sur quatre de nos départements. Elle comprend, dans le département de Maine-et-Loire, l'arrondissement de Cholet et en général toute la partie méridionale ; dans le département des Deux-Sèvres l'arrondissement de Bressuire ; dans le département de la Vendée le nord de l'arrondissement de Fontenay, la presque totalité de celui de la Roche-sur-Yon et le nord de celui des Sables ; enfin, dans le département de la Loire-Inférieure, presque toute la rive gauche du fleuve. L'insurrection déborderait bien souvent au delà de ce territoire, et par contre y serait plus d'une fois enserrée. Mais là résiderait le vrai foyer de la révolte. On pourrait délimiter cette région par le tracé d'une ligne conventionnelle : au nord, cette ligne suivrait la Loire depuis Angers jusqu'à Paimbœuf; à l'est elle passerait par Vihiers, Argenton, Bressuire ; au sud elle embrasserait la Châtaigneraie ainsi que la Roche-sur-Yon et laisserait en dehors d'elle Fontenay et les Sables. A l'ouest enfin, elle longerait à peu près la mer en remontant de l'embouchure de la Vie aux rives de la Basse-Loire...
Ces hommes indépendants, murmurants vis-à-vis de leurs seigneurs même lorsqu'ils les aimaient, n'écoutaient bien qu'une seule voix, celle de leurs prêtres. Ils avaient reçu de leurs pères quelques idées primordiales sur Dieu, l'Eglise, leurs devoirs, leurs fins dernières ; et de génération en génération, ces idées avaient suffi pour guider la vie, pour consoler la mort. Elles persistaient à leur suffire. Ailleurs des gentilshommes étaient venus de Paris, détruisant chemin faisant ou mutilant le Verbe sacré ; au-dessous d'eux des intendants, des secrétaires, des valets avaient aidé, de seconde main, au monnayage d'impiété. En Vendée, la distance de la capitale, l'absence de routes, l'éloignement de tout grand centre, la condition des seigneurs retenus loin de Versailles par pauvreté ou trop indépendants pour s'y fixer, la sagesse du clergé, très aimé en général et populaire, tout avait concouru pour écarter ces contacts dissolvants. Donc, ces paysans croyaient tout ce que l'Eglise enseignait ; ils le croyaient en bloc, d'une foi intégrale, non discutante, non angoissée de doutes, non traversée de demi-science, non mêlée de raillerie ; l'attestation de leurs prêtres valait pour eux le témoignage de leurs sens, et ils croyaient à l'autre vie aussi fermement qu'à celle-ci. Ici apparaissait l'immensité du péril si jamais il était porté atteinte à des croyances si profondes, si jalouses de demeurer intactes. Ce peuple était courageux. Il était indépendant, c'est-à-dire que la menace ou la contrainte, loin de l'intimider, l'exaspérerait. Il était trop fier pour subir la contagion de l'obéissance et pour se soumettre parce que d'autres s'étaient soumis. Il portait en lui cette logique simpliste qui, sans s'énerver de calculs, se jette dans l'action. Enfin, la vie future se montrait à lui avec une si évidente certitude que la terreur de la mort s'effacerait à ses yeux devant une terreur plus grande, celle d'offenser Dieu, et qu'un seul mal lui apparaîtrait terrible, irréparable, non celui de mourir mais celui d'être damné.
Dans l'effacement de la noblesse, dans l'éloignement du haut clergé, je démêle cependant une influence, mais toute populaire, toute démocratique, celle des missionnaires qu'on nommait Missionnaires de Marie, et qu'en Vendée et en Anjou on appelait aussi les Mulotins.
On comprendrait mal la Vendée si on ne connaissait ces missionnaires.
 
Sa méthode missionnaire
 
Tout à la fin du XVIIe siècle, un prêtre breton était venu du diocèse de Rennes jusqu'en Poitou : on l'appelait Louis-Marie Grignion de Montfort...
Bientôt sa vraie vocation se révéla, celle de missionnaire. Tout le désignait pour le ministère apostolique : un zèle de feu, une santé robuste, une voix forte, une éloquence entraînante et familière, une fécondité d'images propres à séduire l'âme populaire, avec cela une instruction suffisante pour reconnaître l'erreur et y échapper. Tantôt seul, tantôt accompagné de quelques prêtres devenus ses disciples, il prêcha d'abord dans le diocèse de Poitiers, puis dans celui de Nantes ; il descendit au sud jusqu'à l'île d'Aix et remonta au nord jusque dans le diocèse de Hennés sa patrie. Parlant surtout au peuple, il jugea que pour mieux l'atteindre, il fallait s'accommoder à lui, lui représenter la religion sous des formes très visibles, je dirais volontiers très voyantes : de là une sollicitude extrême, excessive, pour le culte extérieur et les exhibitions d'images. Tout ce que les paroisses ne pouvaient fournir, il l'apportait et de mission en mission traînait avec lui fout un matériel pieux. Il se mit aussi à composer des chants qu'il entonnait avant ou après ses sermons et qu'il accoutumait la foule à répéter. Les éclectiques eussent souri ; les délicats se fussent effarouchés ; les austères eussent jugé non sans raison peut-être — que la majesté divine souffrait un peu de cette profusion d'incarnations matérielles. Quant aux paysans, ils furent ravis. De tous côtés ils accouraient, curieux presqu'autant que dévots. Mais bientôt toute la surabondance des décors extérieurs s'absorbait dans l'impression souveraine de la parole apostolique, ("liez ce prêtre peu de controverse, mais une foi si profonde qu'elle se communiquait par contagion ; aucun souci hormis le salut éternel ; aucune haine excepté celle du péché ; en chaire, une impitoyable rigidité de doctrine, et dans les entretiens intimes une tendresse infinie ; un cœur plein de Dieu et de vraies larmes provoquant d'autres larmes ; avec cela une vie dépouillée jusqu'au plus profond mépris de tout ce qui était matière ; un zèle qui ouvrait toutes les sources de la vie, dussent-elles se tarir avant le temps ; de longues routes à pied, de mission en mission ; un logis toujours indigent ; un perpétuel souci de ne compter pour rien et de n'être qu'un ouvrier de l'Evangile. Dès sa jeunesse, Grignion de Montfort avait paru singulier. Singulier, à coup sûr il l'était. Sa renommée s'étendant, on l'accuse d'intempérance, de zèle indiscret, d'ambition même. Les jansénistes surtout le dénoncèrent, ne pouvant souffrir ni ses chants ni ses accès de piété expansive, et ne voyant de son ministère que les petitesses, c'est-à-dire l'appareil un peu théâtral dont il entourait ses missions. Lui cependant continuait ses courses, ne se préoccupant ni du monde qu'il ne connaissait pas, ni de ses ennemis qu'il voulait ignorer, mais uniquement anxieux des âmes, terrifiant et consolant, pleurant, priant, adjurant, descendant de chaire et y remontant, prêchant Dieu, la mort, l'éternité. Surtout, il ne se lassait pas' de redire le mystère de Jésus rédempteur et crucifié. Il avait toujours, à ce qu'on assure, la croix devant les yeux. Tandis qu'il parlait, il lui arrivait, dit-on, de l'élever au-dessus de son auditoire comme il eût fait d'un signe de ralliement ; et c'est la croix à la main qu'aujourd'hui encore il est représenté dans les nombreuses églises de Vendée où son souvenir s'est perpétué.
Ce serviteur de Dieu que l'Eglise proclamerait bienheureux mourut jeune, mais laissant une nombreuse postérité spirituelle. Comme il était aumônier à l'hôpital de Poitiers, il avait créé une petite association de jeunes filles pauvres ; et cette association grandie, transformée, allait devenir l'ordre des Filles de la Sagesse, destiné à l'enseignement et surtout au soin des malades. En outre, les prêtres, compagnons ou disciples du bienheureux, s'étaient organisés en congrégation séculière, sous le vocable de Missionnaires de Marie : on les appellerait aussi les Mulotins, du nom du Père Mulot, l'un des continuateurs du Père de Montfort. Les deux ordres se complétèrent l'un par l'autre, les hommes prêchant la parole de Dieu, les femmes accomplissant les œuvres de miséricorde. Ils avaient tous deux leur centre à Saint-Laurent-sur-Sèvre, aux confins de la terre angevine et du Poitou, en sorte que les deux provinces semblaient leur naturel champ d'action.
 
Ses religieux et ses religieuses au XVIIIe siècle
 
Pendant tout le XVIIIe siècle, ce champ d'action ne cesse de s'exploiter. Les missionnaires arrivent, amenant avec eux, à l'exemple de leur fondateur, des étendards, des bannières, des images du Sacré-Cœur, des statuettes en plâtre, deux ou trois autels portatifs pour les reposoirs, puis des caisses pleines de médailles, de chapelets, de décorations. Ils ne laissent pas que de publier assez bruyamment leur venue, car ils ne négligent pas une certaine mise en scène. Avec un complet dédain de leurs aises, ils choisissent pour les exercices les heures extrêmes de la journée, afin de ne pas interrompre les travaux des champs. Le plus souvent ils sont à deux, et il leur arrive alors de se livrer en chaire." à des conférences dialoguées, l'un jouant le rôle du diable, l'autre celui du Bon Dieu. Ils sont vulgaires, souvent grossiers, font rire et font trembler, cherchent l'imprévu, abondent en saillies même risquées, soucieux qu'ils sont d'attirer par curiosité, avant d'enlacer pour le salut. Ils font le siège des âmes comme on fait le siège d'une place, par circonvallations. Dès le début, ils distribuent des imprimés pour ceux qui savent lire, des images pour les autres, de même qu'à la fin ils distribueront des crucifix ou des médailles. Cependant ils s'occupent d'organiser les processions. Ils y sont passés maîtres. Ils ne sont pas seulement prêtres, mais chantres, bedeaux, sacristains, dresseurs d'estrades, porteurs d'échelles, tailleurs d'étoffes, artistes aussi quoique de mauvais goût. Nul ne sait comme eux coudre des oriflammes, fixer à la hampe les étendards, parer des groupes d'enfants ou de jeunes filles, orner les reposoirs, entraîner les cantiques ; et si le soleil illumine la fête, les yeux des paysans, tout novices de spectacles, s'emplissent d'images qui ne s'effaceront plus. Déjà au loin on connaît ces missionnaires et comme on a accusé leur fondateur, on les accuse aussi. Quand les jésuites disparaissent, on les soupçonne de les continuer ; quand commence à se propager le culte du Sacré-Cœur, on les dénonce comme les plus ardents des corticoles ; les parlements les flétrissent comme ultramontains, les jansénistes comme idolâtres ; les philosophes s'égayent, les raffinés se détournent, les impies, en attendant qu'ils s'attaquent au dogme, s'exercent à la petite guerre contre les petites dévotions. Mais à cette distance de la capitale et des grands centres, les critiques, les ironies ne portent- pas. Et les missionnaires poursuivent leur œuvre de paroisse en paroisse, pauvres, partant peu enviés, accessibles à tous et par suite populaires, trop allégés de soins matériels pour craindre aucun voyage, portant en eux la sereine gaieté des humbles, n'ayant souci de rien sinon de la moisson de Dieu. Partout où ils sont, ils prêchent trois ou quatre fois par jour, gesticulant, suppliants, grandiloquents, mais avec une sincérité de foi qui sauve tout. De la chaire, tout épuisés d'efforts, ils passent au confessionnal, guettant l'âme la plus pécheresse, la plus délaissée. Entre temps ils s'appliquent à établir quelques confréries, Confrérie de la Croix, Confrérie de la bonne Mort, Confrérie de Charité. Leur suprême ambition est de marquer leur passage par une plantation de calvaire. C'est la cérémonie finale, celle où rayonne leur magnifique humilité. Enfin achevé de jeter la semence, ils partent, à pied, dénués et bénis, épuisés mais radieux, avec la joie ineffable d'aimer les âmes et de s'en sentir aimés.
Les plus anciens, ceux qui ont vieilli dans les apostoliques labeurs» ont fini par évangéliser tout le pays ; et quand ils descendent la Sèvre de Saint-Laurent à Clisson, quand ils remontent de Cholet vers les Herbiers, il n'y a guère de village, de métairie, de chemin qui ne leur soit familier. Tout le monde les salue. Ils sont les confidents des âmes ; ils sont aussi les bienfaiteurs des corps : à Saint-Laurent-sur-Sèvre, à côté de l'établissement des missionnaires, il y a la maison mère des Sœurs de la Sagesse qui instruisent les enfants, soignent les malades, desservent les hôpitaux. L'évêque, on ne le connaît pas ; le prieur ou les moines de l'abbaye voisine, souvent on les connaît trop ; le curé est généralement populaire, mais il est l'homme de tous les jours ; les missionnaires sont les hommes des grands jours, ceux qui passent en édifiant, en bénissant.
Vers la fin du XVIIIe siècle, ces prêtres, aidés des Sœurs de la Sagesse, ont si profondément labouré la terre d'Anjou, la terre poitevine, que le sol leur appartient. Une autorité toute cachée mais terrible repose entre leurs mains. Ce qu'ils diront on le croira, ce qu'ils conseilleront on le fera. Qu'un grand péril menace sa foi, et du coffre placé à côté de son lit, le Vendéen tirera le crucifix, le chapelet, les images saintes ; puis il attirera à lui les petites feuilles où le missionnaire a marqué les résolutions de la dernière retraite, c'est-à-dire le contrat d'alliance entre le chrétien fidèle et Dieu ; il y lira, en caractères très gros, faits pour les yeux les moins accoutumés à lire, tout l'abrégé de la doctrine catholique, c'est-à-dire Dieu, le jugement, l'âme immortelle, l'enfer à éviter, le ciel à conquérir, la vie du corps subordonnée à celle de l'âme, et un seul mal irréparable, le péché. En son cerveau peu travaillé par la multiplicité des pensées, mais exclusivement rempli de ces idées maîtresses, il méditera la brièveté du temps, les jours immesurés de l'éternité; il se répétera le Credo intégral qu'il a récité au pied du grand calvaire ; et plutôt que de forfaire à sa foi, il s'affermira dans la tranquille et intrépide résolution de mourir.
Telle était l'œuvre de ceux qu'on appelait les Mulotins. La Révolution vint. Elle ne leur déplut pas parce qu'ils étaient peuple ; elle les terrifia parce qu'ils étaient catholiques, et catholiques intransigeants. Contre la Constitution civile, dès qu'ils la connurent, ils se portèrent non seulement avec ensemble mais avec passion. Ultramontains jusqu'aux moelles, ils étaient disposés à étendre bien plus qu'à restreindre la puissance romaine. Puis, tout dévots qu'ils étaient, ils avaient quelques haines vigoureuses, celle des parlementaires, des jansénistes, des gallicans, de tous ceux en un mot qui penchaient vers la loi nouvelle ou la patronnaient. Le décret sur le serment est publié au mois de janvier. Aussitôt, dans la maison de Saint-Laurent-sur-Sèvre, grand émoi parmi les missionnaires. Ils sont alertes, résolus, merveilleusement instruits des lieux et des hommes. Les voici qui prêchent au gros bourg de Jallais, et aussi à la Tessouale, à la Jumellière, à la Poitevinière. C'est le temps pascal. De toutes les métairies, hommes, femmes, enfants accou­rent, curieux et recueillis, anxieux aussi, car on sent que ceux qui parlent aujourd'hui peut-être ne reparaîtront plus. Le district de Cholet est averti. Il enjoint aux prêtres de s'éloigner. Les uns obéissent, les autres restent. Cependant, si nous eu croyons un rapport du directoire de Maine-et-Loire, les deux tiers des municipalités sont démissionnaires, et ce n'est d'un bout à l'autre des Mauges qu'une clameur presque unanime contre les intrus.
Les fêtes de Pâques sont passées. Empêchés de prêcher, les missionnaires ne désarment pas. A défaut de la parole, il y a les écrits. La maison de Saint-Laurent-sur-Sèvre devient l'arsenal d'où partent les brochures, les images, les petites feuilles. Les titres sont suggestifs : Prône d'un bon curé, Entretien sur la nouvelle Constitution française, le Modèle du chrétien persécuté, l'Eglise et la Constitution civile. Souvent la critique se développe sous la forme d'entretien entre un curé et un de ses paroissiens ; et ici le dialogue est terrible en sa brièveté tranchante et simpliste. « Ces brochures sont incendiaires », disent les administrateurs ; et vraiment ils ont raison.
Parmi les patriotes, la colère grandit. Il faut vaincre la résistance aux lois, dût-on verser soi-même dans l'illégalité violente. Il faut envahir le bourg de Saint-Laurent-sur-Sèvre et y détruire le repaire des fanatiques. Ainsi pensent à Angers, à Cholet, les plus entreprenants et les plus exaltés. Saint-Laurent est sur le territoire de la Vendée ; mais ce surcroît d'irrégularité importe peu. Le 1er juin 1791, veille de l'Ascension, une vingtaine de gardes nationaux se portent sur le couvent des missionnaires, y entrent de force, pillent, saccagent, perquisitionnent, saisissent au hasard lettres, brochures, papiers, s'introduisent ensuite chez les Sœurs de la Sagesse et y opèrent les mêmes brutales recherches. La nuit suivante, à deux heures du matin, une autre escouade survient, boit, s'enivre et à son tour achève de tout bouleverser. Il n'y a que cinq religieux dans la maison. On en saisit deux : c'est le Père Duguet qui, ayant protesté, reçoit un soufflet ; c'est le Père Dauche. Les deux prisonniers sont transportés, au milieu des injures, à Cholet, puis à Angers: « J'adresse au département, écrit d'un ton qui veut être plaisant le commandant de la garde nationale, deux gros mulotins et un gros paquet de papiers incendiaires. » Les administrateurs de Maine-et-Loire, un peu embarrassés de leurs captifs, saisis en un département voisin, examinent les pièces, interrogent les détenus, jugent, eux aussi, la propagande très dangereuse, les prêtres très fanatiques. Cependant, dans l'un des messages où ils consignent leurs impressions, je lis cette phrase qui, sous la plume d'adversaires, vaut tous les hommages : « Ces misionnaires sont vénérés comme des saints. »
 
« HISTOIRE RELIGIEUSE DE LA REVOLUTION FRANÇAISE. »
Plon, Paris. T. II, Livre XIVe, passim.

 
VI. — LES COMPAGNONS ENTRE LES COMPAGNONS : LES FRERES COADJUTEURS
 
par
 
Gaétan Bernoville
 
 
 
Parmi les auxiliaires ou les disciples du Père de Montfort, une place d'honneur revient à ses Frères coadjuteurs. Les autres ne furent ses auxiliaires que temporairement : un M. des Bastières, un M. Olivier, lui faussèrent compagnie à l'occasion et n'entrèrent point dans sa société religieuse. Ses disciples, M. Mulot, M. Vatel, lui arrivèrent sur le tard, l'année qui précéda sa mort, en 1715. Les premiers frères convers partagèrent sa vie mortifiée et laborieuse, — l'un d'eux, Frère Mathurin qui pourtant ne prononcera pas de vœux dès la première heure — et lui vouèrent une admirable et méritoire fidélité.
C'est un bonheur de pouvoir détacher à leur mémoire une de ces pages de bravoure dont Gaétan Bernoville est coutumier. On peut ne pas se ranger à la thèse de l'auteur sur l'origine des Frères de Saint Gabriel — et je doute que son plaidoyer convainque ceux qui connaissent le dossier. Cela ne diminue en rien le talent de l'auteur, qui continue d'une plume plus vigoureuse, plus incisive, la belle tradition de nos hagiographes catholiques : un Mgr Baunard, un Mgr Laveille.
 
 
En 1705, Montfort découvre et entraîne celui qui sera son premier compagnon et le premier des Frères. Se trouvant dans l'église des Pénitents de Poitiers, il y voit entrer un jeune homme, de modeste accoutrement. Par une de ces divinations qui lui sont familières et signalent en lui le passage en trombe de l'esprit de Dieu, il fait signe à l'inconnu d'approcher, il l'interroge, apprend que son intention est d'entrer chez les capucins. Aussitôt, il l'en dissuade, et l'invite à le suivre pour le servir dans ses missions, car, d'une prescience irrésistible, il sait qu'entre tous, c'est ce passant, non un autre, que Dieu lui destine. Sans hésiter, le jeune homme le suit. Nous sommes ici dans la pure atmosphère évangélique ; il semble d'ailleurs qu'entre autres providentiels desseins, Montfort ait été suscité pour imposer la resplendissante image de l'absolu évangélique aux yeux trop charnels, aux consciences perpétuellement tentées par le compromis avec l'esprit du monde.
Mathurin Rangeard — qui vient de décider ainsi son destin — est le fils d'un vigneron de Bouillé-Loretz, dans les Deux-Sèvres. Né le 7 novembre 1687, il a donc dix-huit ans, l'âge des folies avilissantes ou des générosités fastueuses. Sa force d'âme, sa fidélité ne se démentiront pas. Après quelques mois de vie commune à Poitiers, Montfort, ayant décidé d'aller à Rome, laissa Frère Mathurin au prieuré de Ligugé, pour qu'il l'y attendit jusqu'à son retour. Ce ne fut point pour légère raison ; le prieuré, alors annexe du collège de Poitiers, était occupé par les Jésuites, donc par des protecteurs et amis. Montfort les savait consommés en formation ascétique ; le séjour de Frère Mathurin à Ligugé de février à fin août 1706 fut l'équivalent d'un noviciat. Au reste, c'est la vie, non d'un auxiliaire temporel quelconque, mais, bien qu'il n'ait jamais fait de vœux, d'un véritable religieux très mortifié que va mener, Montfort revenu, Frère Mathurin. Il partagera celle de son maître et ce sera en profondeur ; il l'accompagnera dans nombre de ses rudes randonnées apostoliques, heurtant ses pieds saignants aux cailloux des chemins ; ainsi on relève sa présence au Mont Saint-Michel en 1705, à Rennes, à Dinan, à Saint-Brieuc en 1707 ; il ralliera les gens pour les missions, ordonnera les processions et notamment celle de La Rochelle, le 16 août 1711, exercera les fidèles au chant des cantiques, leur fera réciter le Rosaire, distribuera images et petites croix, fera le catéchisme ou, nous le verrons, l'école ; cela sans négliger la cuisine des missionnaires, que les principes de Montfort rendaient, à vrai dire, fort peu encombrante, et la bricole des missions. Les plus humbles tâches matérielles, il les fait dans l'esprit religieux qui est d'obéissance, d'humilité, de pauvreté. Montfort, d'ailleurs, l'associe de très près à sa vie pénitente. Il l'entraîne, malgré son tempérament délicat, aux macérations qu'il varie avec une effrayante et admirable ingéniosité. Il lui apprend à rapporter, mieux, à aimer les-humiliations de toutes sortes, le dénuement absolu, les contradictions incessantes qui le rejettent lui-même de ville à ville, comme la balle d'un mur à l'autre.
Admirons Frère Mathurin et les compagnons qui viendront. Ils témoignent magnifiquement que la mission de Montfort est bien de Dieu. Ces humbles eussent dû, en simple logique humaine, être troublés dans leur vocation, détournés de leur Père spirituel, à voir tant de hauts personnages ecclésiastiques poursuivre ce dernier de leur réprobation, et tant d'interdits pleuvoir sur lui. Cependant, Montfort n'a jamais été chassé d'un diocèse sans que le suivit exactement son ombre, qui était l'un ou l'autre de ses Frères. C'est qu'ils éprouvaient tous, Mathurin en tète, que nul n'avait jamais ressemblé davantage que leur maître à notre Maître à tous : Notre Seigneur Jésus-Christ.
Frère Mathurin devait avoir une certaine instruction puisqu'il fit l'école et reçut, en 1721 la tonsure. La façon dont il faisait le catéchisme nous en assure aussi ; il y excellait si bien que les plus bornés en accédaient à la connaissance des vérités chrétiennes et il pénétrait ses commentaires de tant de foi et de piété que les parents des enfants aimaient à y assister. Il était au surplus « bien honnête », comme disent les bonnes gens, poli, prévenant, nuançant les marques extérieures de respect. Sa charité, qui était grande, portait au comble cette civilité naturelle.
Sur les Frères fidèles, cette garde magnifique, on souhaiterait plus de détails. Mais quoi ! Tant d'obscurité convient a leur humble tâche de coadjuteurs et leur grandeur n'est-elle pas de s'être en quelque sort fondus dans l'auréole du saint ? Au reste, les quelques traits qui les font surgir de l'anonymat suffisent à recomposer une atmosphère de Fioretti et nous savons sur eux l'essentiel, à savoir qu'ils ont partagé d'une âme magnanime la vie de leur fondateur, la plus âpre qui puisse être, la plus donnée, la plus transportée d'amour pour Marie et son Fils crucifié, la plus consumée de tendre charité pour tous les pauvres de Dieu, au vrai une des plus surhumaines de l'hagiographie de tous les temps. Je ne voudrais pas diminuer les mérites de M. Olivier et de cet excellent M. Ernand des Bastières, ces deux prêtres qui, missionnaires avec lui, le premier dans la région de Nantes, jusqu'à 1711, le second dans la même région d'abord, puis dans les diocèses de La Rochelle et de Luçon, jusqu'à la mort du Bienheureux... En durée comme en profondeur, ce sont les Frères Mathurin et Jean, Jacques et Nicolas, Philippe et Louis et Gabriel, et d'autres hélas ! inconnus, qui ont été les associés complets de l'épopée missionnaire de Montfort. Ils en ont porté les échardes dans leur chair, les tribulations dans leur âme. Ils en ont partagé les dangers, voire mortels. Qu'ils aient cuisiné ou tenu la boutique, ordonné les processions ou chanté les cantiques, abattu des lieues et des lieues avec leur maître ou fait dans son esprit, le catéchisme ou l'école, ils ont été les volontaires du grand combat spirituel, les pauvres, les mortifiés, les humbles, sur qui pleuvaient les brocards ou les propos salaces, ne tenant leur subsistance et gîte que de la Providence, souvent boutés avec leur maître hors les presbytères et, certaines nuits, dormant à la belle étoile, au pied de quelque Calvaire, la tête appuyée sur la dernière marche de granit, tels enfin que les voulait Montfort, soulevés par ses enthousiasmes et ses espérances, épousant ses déceptions et ses échecs, apprenant de lui à les bénir, enseignés par lui tout au long des jours, découvrant par lui, chaque jour davantage, le message de Jésus ; avec lui, ils ont connu les ferveurs des foules que soulevait sa parole et, avec lui, pleuré sur les ruines de Pontchâteau. Ce sont eux qui ont renseigné M. Ernand des Bastières sur tant de faits, petits et grands, qui forment le plus précieux de ses souvenirs. Compagnons en vérité entre tous les compagnons, dans la bonne et la mauvaise fortune, dans la tempête et les éclaircies de ce pauvre monde, compagnons dans le temps et pour l'éternité.
 
 
« GRIGNION DE MONTFORT, apôtre de l'école et les Frères de Saint Gabriel. »
Editions Albin Michel, 22, rue Huyghens, Paris-14e. Pages 81-84, 88-89, 90-91.

 
VII. — SON ELOQUENCE
 
par
 
Mgr Crosnier
 
 
Les manuscrits des sermons du P. de Montfort sont encore inédits. Ce sont surtout des canevas. Ils nous renseigneraient moins bien sur l'éloquence de Montfort que telle page de sa vie ou tel de ses écrits, fusse une lettre, comme la dernière à Marie-Louise de Jésus.
« A le juger par ses livres, n'hésite pas à écrire H. Bremond, ce grand missionnaire a dû être un des orateur les plus irrésistibles que le monde ait jamais entendus, un Vincent Ferrier, un Savonarole. Auprès de lui Bridaine semblerait glacial. Aujourd'hui encore, sa parole morte nous émeut, nous bouleverse, et pour ainsi parler nous ôte la respiration. » (Anthologie des Ecrivains catholiques, Prosateurs du XVIIe siècle, p. 435-436)
Ce portrait de Montfort orateur, rarement tenté par ses historiens, a été fait de main de maître par Mgr Crosnier, en qui Mgr Freppel saluait déjà « l'un des écrivains qui marqueront avec le plus d'éclat dans la littérature chrétienne de notre temps ».
 
Orateur populaire, l'un des plus puissants que la chaire chrétienne a produits. Il n'a rien laissé après lui, c'est vrai, que le souvenir de ses triomphes. Mais Platon disait justement : « Les orateurs ont tort de publier leurs discours. » La page imprimée ne peut retracer les vibrations de la voix et le son de l'âme ; sur le papier la lave s'est refroidie. Or c'était bien de la lave incandescente qui jaillissait de cette âme et embrasait les auditeurs groupés autour de la chaire. Eloquence sans aprêts, mais non pas sans préparation, nourrie de la sève des Saintes Ecritures et des ouvrages des Pères de l'Eglise, appuyée sur de solides études et sur une rare expérience des âmes, toute vibrante de l'amour divin qu'échauffait encore une méditation presque continuelle, et où la piété mettait l'onction la plus pénétrante, elle saisissait, dès les premières paroles les esprits et les cœurs ; et bientôt, l'auditoire tout entier, quelles que fussent ses dispositions, bouleversé par l'émotion communicative, par la foi et les élans de cette âme de feu, s'abandonnait à son emprise et fondait en larmes. Des confrères, prêtres séculiers ou moines, venus avec, des préventions et qui pensaient rire de certaines de ses originalités, étaient pris, à leur tour, par cette force comme irrésistible et partageaient l'émotion générale. L'orateur ne s'astreignait à aucun genre ni à aucune mode. Mais, qu'il fît un catéchisme, une explication des tableaux allégoriques, une conférence, une homélie, un sermon ; qu'il s'assît, parmi la foule, dans l'église pour faire une pieuse méditation sur le péché ou sur la mort et « répandre son cœur » devant Dieu ; ou que, plus simplement encore, comme on le vit un jour à Monfort-la-Cane, étant monté en chaire et y ayant planté un grand crucifix sur le rebord, il en descendît silencieusement, et, prenant en main un autre crucifix, il le présentât à baiser aux assistants, avec ces simples paroles : « Voilà votre Sauveur ; n'êtes-vous pas bien fâchés de L'avoir offensé ?» : « tous les cœurs, dit encore un témoin, étaient comme percés de componction, liquéfiés d'amour et de tendresse » ; tous s'avouaient pécheurs et faisaient amende honorable. Une fois de plus, en ce nouveau Vincent Ferrier, en cet autre Philippe de Néri, Dieu confondait la sagesse du monde par « l'apparente folie de la Croix ». Il vivait l'Evangile et le commentait en maître. Par là « sa voix, son visage, son geste, ses paroles, avaient quelque chose de divin ». Et le fruit de sa parole en justifiait la manière, quelque singulière qu'elle apparût en plusieurs circonstances : par exemple, dans la préparation à la mort, où une curieuse mise en scène, en ces temps de foi simple et profonde, agissait fortement sur le peuple des campagnes.
J'ai dit qu'il n'a rien laissé qui puisse nous faire juger de son éloquence. Je me reprends, pour ajouter que quelques-uns de ses écrits peuvent du moins nous faire soupçonner. Lisez, en effet, la prière où il demande à Dieu des missionnaires pour la Compagnie de Marie : n'est-ce pas, je le redis, comme de la lave en fusion ? Le P. Faber disait : « Depuis les épitres des Apôtres, il serait difficile de trouver des paroles aussi brûlantes que les douze pages de cette prière. » Joignez-y l'action ; et vous aurez, me semble-t-il, un aperçu de sa puissance oratoire.
 
« Un grand semeur évangélique: Louis-Marie GRIGNION de MONTFORT.»
Angers, Société Française d'Imprimerie et de Publicité, 4, rue Garnier. 1924, p. 42-44.

VIII. — LE CHANSONNIER SPIRITUEL ET LE POETE
 
par
Amédée Gastoue
 
 
Il manquerait à cette galerie une pièce de choix, si elle ne réservait une place au missionnaire poète.
Tous les missionnaires ont usé et usent du cantique et souvent sur les airs à la mode. Qu'on relise la vie du P. Maunoir. Mais aucun n'a manié cette arme avec la maîtrise de Montfort : encore aujourd'hui, après plus de deux siècles et malgré les évolutions de la langue, ses cantiques forment le fond de nos répertoires populaires.
Aussi Montfort, chansonnier spirituel, — je ne crois pas que le Dictionnaire de l'Académie ait créé le titre unique qu'il faudrait — a-t-il suscité de nombreuses et intéressantes études.
A signaler en tête l'édition critique des Cantiques du P. de Montfort par le R. P. Fernand Fradet, s. m. m. chez Beauchesne (1929), qui fait grandement regretter que n'existe pas encore une édition similaire des œuvres complètes du saint missionnaire.
Puis des essais de valeur de J. Burnichon S. J. (Etudes, avril 1888) ; P. Doncœur S. J. (Etudes 5 sept. 1931) ; Popinot, alias Abbé Aigrain (Journal de l'Ouest et du Centre 5-1-1930) ; Cl. Besse et J. Legrand (Vieux cantiques, nouvelles romances, Bloud et Gag 1924, Chap. IV) ; Amédée Gastoué (Vie catholique 28-9-1929)... On lira les pages du professeur à la « Schola Cantorum ». Le R. P. Fradet l'avait plus d'une fois consulté et tint à insérer en tête de son édition critique, l'avis de l'auteur de « L'Eglise et la Musique ».
 
 
Si l'on mettait au compte du bienheureux de Montfort... tout ce qui lui est attribué comme poésie pieuse, on atteindrait au nombre formidable de quarante mille vers, et il mourut à quarante-deux ans! Mais beaucoup des cantiques mis sous son nom ne sont pas de lui : un critique du XVIIIe siècle l'avait déjà remarqué.
Ce n'est même pas ordinairement le meilleur de ce que Montfort a écrit qui l'a rendu célèbre en ce genre : le plus beau, et de beaucoup était ignoré, ou à peu près...
Ses « Cantiques », puisque c'est le nom qu'il leur donnait, comprennent déjà, sous leur forme authentique, près de vingt-cinq mille vers ! Et pourquoi « cantiques » ? Parce que Montfort les a écrits pour être chantés, et que lui-même les chantait à pleine voix, soit dans la chaire du prédicateur, comme il était de mode dans les temps anciens, soit en entraînant les foules à l'église, soit même en poursuivant sa route. Une bien curieuse estampe... représente le bienheureux missionnaire, portant haut le crucifix et arpentant la route d'une « humeur vagabonde », chantant de tout son cœur.
Mais, « cantiques », au sens où on l'entend ordinairement de nos jours ? Oui et non ; s'il en est même quelques-uns, — ou quelques couplets — qui aient jusqu'à nos jours survécu, et qui correspondent à ce genre de poésie pieuse et faite pour être chantée à l'église, il est beaucoup de ces pièces qui sont de véritables odes, d'un grand nombre de strophes : certaines des pièces poétiques du bienheureux de Montfort ont quarante strophes et plus. L'une d'elles — et assurément il a exagéré, bien que ce soit de courtes strophes — en compte quatre-vingt-dix !
Le missionnaire avait donc le vers facile : on pourrait dire qu'il produisait ses innombrables stances comme le pommier produit des pommes. Il improvise, infatigable, et la plupart du temps écrit presque sans aucune rature : positivement, il est étonnant. Et déjà, étudiant au Séminaire de Saint-Sulpice, entre 1695 et 1700, il faisait l'admiration de ses condisciples prêts tout d'abord à rire de lui : songez donc ! un séminariste mettait en cantiques toute la théologie mystique ! En effet, ses œuvres sont disposées par « traités » où aucun détail n'est omis. Il y a ainsi le traité « de Dieu », celui « des Vertus », celui du « mépris du monde », etc.. où jusqu'à vingt pièces de poésie envisagent tous les cas, avec, en marge, de la main de l'auteur, l'indication et le précis de tous les « points » et « motifs » qui lui ont tracé son plan.
Eh bien ! si Montfort avait évidemment le don de la versification facile, et de là, avec la recherche de la simplicité voulue, sans affectation, le désir d'écrire dans un style populaire ; si ses œuvres contiennent des redites et quelques négligences, voire des platitudes, il en est de vraiment belles, et qui, dans leur réalisme, font penser à un Verlaine ou parfois, dans leurs images, à un Francis Jammes. Et c'est bien le plus étonnant de trouver tout cela au milieu d'un recueil de cantiques.
Poète ? On dénie à Montfort ce titre, pour ne voir en lui que le versificateur abondant et facile. Mais connaît-on son ode à la Sagesse ? sa Prière pour demander la Patience ? La vigueur et la hauteur, avec lesquelles il manie la satire, et jette son cri d'indignation contre les mauvais riches et les mauvais prêtres ? Ou son charmant dédain pour les poètes et les prédicateurs « à la mode », ce en quoi il est délicieux ?
Ecoutez, je vous prie :
 
Seigneur, je souffre dans cette heure,
Mais j'en bénis votre bonté ;
Je suis en croix, mais j'y demeure
Soumis à votre volonté.
Frappez, mon Père charitable,
J'adore et je bénis vos coups,
Je suis votre enfant, mais coupable,
Vous m'êtes encore trop doux.
 
Je suis la pierre mal polie,
Grossière et sans nul ornement,
Taillez-la, Seigneur, je vous prie,
Pour mettre en votre bâtiment.
Je veux souffrir en patience,
Coupez, taillez, frappez, tranchez;
Mais soutenez mon impuissance
Et me pardonnez mes péchés.
 
Que j'aie avec vous, Catherine,
Non une couronne de fleurs,
Mais une couronne d'épine
Du chef de l'homme de douleurs !
 
Ou bien :
 
O Sagesse ! venez, le pauvre vous en prie ;
Par le sang de mon doux Jésus,
Par les entrailles de Marie
Nous ne serons point confondus !
 
Ma bien-aimée, ouvrez, l'on frappe à votre porte.
Ah ! ce n'est pas un étranger,
C'est un cœur que l'amour transporte,
Qui n'a que chez vous où loger.
 
Je me jette en esprit au pied de votre trône :
Si vous ne voulez point de moi,
Du moins donnez-moi quelque aumône
Pour les pauvres remplis de foi.
 
Ou encore, dans sa couronne de cantiques au Sacré-Cœur, dédiés aux Visitandines, et dont plusieurs sont directement inspirés de la doctrine de saint Jean Eudes :
(C'est Jésus qui parle) :
 
Mon cœur sent une soif ardente,
Il dit « j'ai soif », incessamment :
Chez toi, chère âme pénitente,
Il cherche du soulagement.
 
Mêle ton sang avec tes larmes
Puisque tu pleures ton péché,
Ne crains point, j'ai mis bas les armes
Puisque ton cœur est si touché.
 
Pour redoubler ta pénitence
Entre en mon cœur si pénitent,
Pour m'aimer d'un amour immense
Entre en mon cœur qui t'aime tant.
 
Tout ceci est bien d'un poète, énergique et croyant : et cela change des « gloires » et « victoires », « amours » et « toujours » qui sont passe-partout de la littérature de cantiques, que l'on croit faire « populaire ». Montfort pensait autrement.
Chansonnier ? Je pense bien ! Ses cantiques, ce sont bien, comme on disait au temps jadis, « chansons spirituelles ». Lorsqu'il veut se faire entendre du peuple, c'est bien le ton simple et naïf, souvent narquois, de la chanson. Ce ton narquois et de bonne humeur, le Bienheureux l'emploie même pour chanter la vie religieuse, et les pratiques de pénitence. Sur la « discipline », par exemple,
 
La discipline
Est médecine.
Qu'un chacun frappe sur son dos
Jusqu'aux os (bis)
Chacun frappe, frappe, frappe
Jusqu'aux os (bis)
C'est le remède à tous maux.
 
Ame innocente,
Frappe, et chante
Le Miserere sur ton dos
Jusqu'aux os (bis)
 
Et cela se chante, non pas sur l'air du psaume de pénitence, mais sur « Paie chopine, ma voisine », air très guilleret de cabaret.
 
Il faut dire que tous ces cantiques, sauf très rares exceptions, ne sont point destinés à être chantés dans l'église. Cela explique la pratique de Grignion de Montfort et de ses contemporains, mais ne justifie pas le procédé, sinon par manière de distraction ou de pieux amusement.
D'ailleurs, le Bienheureux utilisait aussi, à l'occasion, tel air liturgique, et il n'impose pas la mélodie qu'il choisit. Tel de ses Cantiques peut se chanter à volonté sur l'air d'un autre cantique, d'un Noël, de deux chansons très différentes l'une de l'autre. Et l'air est parfois choisi avec une intention malicieuse : un cantique où l'auteur exalte la pauvreté religieuse du missionnaire, pieux « chemineau », se chante sur la mélodie de : « Vivent les gueux ! »
Le B.P. de Montfort a même combiné à deux ou trois reprises ses qualités de poète et de chansonnier avec celles de... metteur en scène ! Il faut lire dans son entier (et voir la reproduction de ses croquis) : « l'Ame abandonnée », dont le scénario exige vingt personnes, et est visiblement destiné à des enfants. C'est extrêmement curieux. Ou encore : « le Pécheur converti », plus •sévère, dialogue en un acte, dans lequel l'auteur utilise au mieux l'admirable poésie de : « Reviens, Pécheur », dont l'air primitif, loin d'être celui d'une romance où on l'a depuis adapté, ressemblait au contraire à du plain-chant. Et la question peut se poser de savoir qui est l'auteur de ce beau cantique : est-ce le bienheureux de Montfort ? est-ce Louis Racine ? (ou peut-être ni l'un ni l'autre ; en tout cas, pas J. Racine, sous le nom duquel on l'a mis parfois : il en serait digne).
 
« Le bienheureux GRIGNION de MONTFORT, poète et chansonnier. »
Vie Catholique 28-9-29.


IX. — LE BATISSEUR DE CALVAIRES LE CALVAIBE DE PONTCHATEAU
 
par
Ernest Jac
Professeur à l'Université Catholique d'Angers
 
 
Une mission n'allait jamais, pour le P. de Montfort, sans l'érection dune croix monumentale, au cours des exercices ou en guise de manifestation de clôture, sur quelque haut lieu de la paroisse. La tradition ne s'est pas perdue.
Parfois, il voyait plus grand. Il projetait et réalisait un véritable Golgotha, avec les trois croix et les évocations des scènes de la Passion. Ainsi à Montfort-la-Cane, à Pontchâteau, à Sallertaine.
Le calvaire de Pontchâteau fut et reste son chef-d'œuvre. Au XIXe siècle ses missionnaires ont repris et achevé son idée grandiose. C'est plus une « Terre sainte » qu'un Golgotha. Charles Le Goffic, qui marque sa différence avec les fameux calvaires bretons, l'appelle la « Jérusalem bretonne ».
Tous les biographes du P. de Montfort ont fait une place à part à son histoire. Le récit qui suit est d'Ernest Jac, Professeur à l'Université catholique d'Angers, dans la collection « les Saints » de chez Lecoffre, qui reste classique, malgré tant de collections hagiographiques postérieures.
 
 
C'est à a fin de juin 1709 que le serviteur de Dieu vint à Pontchâteau pour y donner une mission. Cette petite ville située à peu près à mi-route entre Nantes et Vannes, et qui doit à son calvaire toute sa notoriété, loin d'être comme aujourd'hui le centre d'un pays fertile et bien cultivé, était, il y a deux cents ans, voisine d'une immense lande, toute couverte de bruyères, de fougères et de genêts, qu'on appelait la lande de la Madeleine. C'est à une heure de marche environ de Pontchâteau, sur la route de Guérande, au point de jonction de cette lande et de la forêt du même nom, que s'élève aujourd'hui le fameux calvaire. De là l'œil embrasse tout le pays aux alentours : Saint-Nazaire et la mer ; au-dessus des marais, à droite, Guérande et ses vieilles fortifications, plus à droite encore, au-dessus de la forêt, les hauteurs de Saint-Gildas. Dans le périmètre de ce vaste horizon, on découvre jusqu'à trente et un clochers. L'emplacement n'était-il pas bien choisi pour y arborer l'emblème de notre rédemption ? Voici comment il fut procédé à son érection.
La population de Pontchâteau, qui a conservé si vivaces toutes les traditions relatives au passage du grand missionnaire, était dès ce temps-là bien disposée à entendre la parole de Dieu. D'un jour à l'autre, son envoyé sentait les progrès de la grâce dans ces âmes simples ; et, plein de gratitude envers la Providence qui rendait ce peuple si docile à sa voix, il pensa que l'heure était venue de réaliser un projet par lui caressé depuis longtemps d'élever un calvaire monumental en l'honneur du divin Crucifié.
Un jour donc, après le sermon, il exposa son pieux dessein aux prêtres et aux fidèles ; l'idée fut accueillie avec un tel enthousiasme qu'un groupe de travailleurs se constitua aussitôt, et que le Bienheureux, à leur tête, alla donner le premier coup de pelle. L'endroit choisi n'était pas cependant celui qui devait être adopté définitivement. Il était trop loin de Pontchâteau, jusqu'auprès de la chapelle Sainte-Beine, et ne dominait pas tout le pays, comme la lande de la Madeleine. Au bout de deux ou trois jours de travail, en effet, le Bienheureux éprouva quelque hésitation sur le choix de l'emplacement. Il pria toute la nuit ; puis il réunit à la chapelle ses travailleurs, venus dès le matin, et les fit prier. A la sortie de la chapelle, ils étaient tous là groupés autour du bon Père, attendant ses ordres. Soudain, sur le monticule déjà formé par les travaux de la veille et de l'avant-veille, apparaissent deux blanches colombes. On les voit un instant becqueter cette terre fraîchement remuée, ou plutôt en remplir leur bec et s'envoler à tire-d'aile ; mais c'est pour reparaître bientôt sur le monticule, remplir de nouveau leur bec et s'envoler dans la même direction une deuxième, une troisième, une quatrième, une dixième fois. Cependant on a suivi attentivement le vol des colombes mystérieuses. Bientôt on a pu remarquer que chaque fois elles s'arrêtent au point le plus élevé de la lande de la Madeleine, non loin de la lisière de la forêt ; et là on constate, pour employer l'expression des pieux travailleurs, « toute une huchée de terre » récemment déposée sur la lande desséchée. Montfort ne doute plus. Ce jour-là même, il trace trois grands cercles concentriques, l'un de 400, le deuxième de 500, le troisième de 600 mètres. Le premier marque la base de la montagne artificielle qu'il projette d'élever. Entre le deuxième et le troisième, on va creuser un vaste fossé, et toute la terre qui en sera extraite formera la montagne elle-même : plan aussi simple que grandiose.
A partir de ce moment, les ouvriers volontaires affluent autour du Père de Montfort. Dans ce chantier d'un nouveau genre régnaient un ordre admirable et un religieux silence ; on n'entendait que le bruit de la pelle et de la pioche ou le roulement des charrettes ; et quand le labeur était suspendu, c'était pour réciter le rosaire ou chanter des cantiques. Parmi tous ceux qu'a laissés le P. de Montfort en l'honneur de la Croix, beaucoup ont été composés à Pontchâteau. Ainsi soutenus par des pensées surnaturelles, les travailleurs avançaient rapidement. Mais il s'agissait de nourrir tout ce monde. Plusieurs sans doute apportaient leurs provisions ; mais le calvaire était le rendez-vous de tous les infirmes et de tous les pauvres de la région, qui, au milieu des rigueurs de l'hiver, escomptaient pour les faire vivre la charité des pèlerins et les ressources mystérieuses du célèbre missionnaire. Celui-ci se lit mendiant pour subvenir à tant de besoins ; et quoi qu'on puisse penser des légendes pieusement conservées dans le pays, sur l'accroissement miraculeux des provisions dans les greniers de ceux qui lui avaient fait l'aumône, ce qui est certain, c'est que, à Pontchâteau comme ailleurs, la Providence à laquelle se confiait aveuglément le P. de Montfort ne le laissa jamais manquer de rien.
Encouragé par le zèle de cette foule enthousiaste qui ne marchandait ni son temps ni sa peine, il conçut le projet d'élever là un monument qui serait un poème grandiose en l'honneur de la Croix. Son intention était de reproduire autant que possible, sur le sommet de ce plateau, l'image du vrai Calvaire et de la voie douloureuse, avec les croix des deux larrons, et, aux pieds du Christ une statue de la Mère des Douleurs, de saint Jean-l'Evangéliste, el de sainte Marie-Madeleine.
Pour exécuter ce travail de géants, il fallait remuer 282.530 pieds cubes de terre glaise ou de pierre de taille; et, pour transporter cette masse, on ne se servait, au moins au début, que de paniers ou de hottes. Plus tard, de petites charrettes à bœufs furent utilisées. Pendant quinze mois, la population de Pontchâteau s'attela à cette besogne. Chaque jour, ils étaient de deux à quatre cents travailleurs qui arrivaient dès le matin, apportant leur nourriture et leurs outils, parfois amenant leurs paires de bœufs; et tout ce monde, jeunes et vieux, hommes et femmes, travaillait sans toucher le moindre salaire. La seule récompense de ces terrassiers volontaires — et ils l'estimaient d'un haut prix — était d'être autorisés le soir à contempler, à la lumière d'une lampe ou d'une chandelle, la physionomie du Christ qui devait un jour couronner le sommet de leur œuvre, et qui reposait, en attendant, dans une petite grotte, avec les statues de la sainte Vierge, de saint Jean et de sainte Madeleine.
Cependant le bruit du gigantesque travail entrepris à Pontchâteau se répandait dans tout l'ouest de la France, et de là dans toute l'Europe chrétienne. Chaque province envoya des travailleurs et des pèlerins ; il en vint même d'Espagne et des Flandres ; et c'était plaisir de contempler, confondues dans l'ardeur du travail, toutes les classes de la société. On vit de grandes dames descendre de leur carrosse pour porter la hotte de terre; des gentilshommes et des bourgeois, des prêtres même ne croyaient pas s'abaisser en contribuant non seulement de leurs aumônes, mais de leurs bras, à élever un monument en l'honneur de leur commun Sauveur.
Voyant ses travailleurs si bien en train et le pain de ses pauvres assuré, le serviteur de Dieu estima qu'il pouvait s'éloigner un peu pour aller porter la bonne parole à d'autres âmes. Il se mit donc à rayonner dans les paroisses environnantes, revenant de temps à autre surveiller son chantier.
Cependant l'immense entreprise touchait à son terme. Le sommet du Calvaire dominait de 60 pieds le point culminant de la montagne artificielle ; le grand Christ regardait vers l'Orient, entre les croix des deux larrons; à ses pieds se dressaient les trois statues de sa sainte Mère, de saint Jean-l'Evangéliste et de sainte Madeleine. Le jour de l'Exaltation de la sainte Croix (14 septembre 1709) avait été choisi par l'évêque de Nantes pour la bénédiction solennelle. Tout était prêt pour la cérémonie ; quatre prédicateurs devaient, aux quatre coins de l'horizon, adresser la parole au peuple qui se pressait autour du monument au nombre de 30.000 âmes environ. La famille du missionnaire était venue de Rennes pour la circonstance. L'allégresse était dans tous les cœurs, lorsque tout à coup, la veille de la cérémonie, vers 4 heures du soir, arrive de Nantes un prêtre avec un pli cacheté qu'il remet au serviteur de Dieu : c'était la défense de l'évêque de procéder à la bénédiction du Calvaire. On peut mesurer à la peine qu'avait coûtée l'œuvre la consternation de toute cette foule à l'annonce d'une semblable nouvelle. Vite le Bienheureux part pour Nantes, franchit pendant la nuit les quinze lieues qui séparent Pontchâteau de cette ville, et court se jeter aux pieds de l'évêque pour le prier de rapporter son inexplicable décision. Monseigneur fut inflexible. Qu'on juge du désappointement de cette foule quand on sut que l'évêque avait persisté dans sa décision ! Quant à celui qui avait conçu et exécuté ce plan grandiose qu'on venait essayer de discréditer, il n'avait jamais été plus calme...
Cependant à propos de Pontchâteau, il n'avait pas encore épuisé la coupe des humiliations et des désappointements. Un ordre du Roi arriva, d'après lequel le Calvaire édifié à tant de frais devait être démoli. Une haute influence, toute dévouée à la cause janséniste, avait en effet persuadé au gouverneur de Bretagne, M. de Chàteaurenaud, que les missionnaires de Pontchâteau étaient en train de soulever les masses populaires, et, sous prétexte de dévotion, de profiter de leur dangereux ascendant pour faire élever une forteresse, avec fossés et passages souterrains ; cette entreprise constituerait un vrai danger en temps de guerre et ferait en temps de paix, pour les voleurs, un repaire inexpugnable. Le gouverneur militaire, M. de Lespinasse, reçut donc l'ordre de combler les tranchées et de remettre le terrain dans son état primitif. Cinq cents paysans furent réquisitionnés pour accomplir, sous la surveillance d'une compagnie de soldats, cette honteuse besogne. A l'annonce de cette décision, tous ces braves gens fondant en larmes, se jettent à genoux et, pendant deux jours, refusent de détruire leur œuvre. N'était-ce point d'ailleurs une impiété sacrilège qu'on leur demandait là ? L'officier qui commandait la troupe, spéculant sur leur foi violentée, s'avisa de les menacer de faire scier la grande croix. Alors, dans la crainte que leur Christ ne fût brisé par la chute, on vit un groupe de ces paysans le descendre de la Croix avec Tes précautions infinies que durent prendre jadis Joseph d'Arimathie et Nicodème pour recevoir le Sauveur lui-même dans leurs bras. La foule, pendant ce temps-là, était à genoux et priait ; l'officier lui-même, nouveau centurion, ne pouvait cacher son émotion. Ce fut seulement quand le Christ et les autres statues eurent été pieusement déposées en lieu sûr que les habitants consentirent, la mort dans l'âme, à démolir ce qu'ils avaient édifié avec tant d'entrain. Le travail dura des mois et des mois ; car, suivant l'expression des écrivains contemporains, ceux qui avaient eu des bras de fer pour construire n'avaient plus que des bras de laine pour démolir.
Ce fut la veille de son entrée en retraite que le serviteur de Dieu apprit l'ordre du Roi qui devait consommer la ruine de ses espérances. A cette nouvelle, il tomba à genoux et dit : « Dieu soit béni. Je n'ai jamais songé à ma propre gloire mais à la sienne. J'espère qu'il me recevra avec la même récompense que si j'avais réussi. »
« Ce doit être un grand saint ou un hypocrite fieffé », déclara l'évêque à M. Barin, quand il connut cette façon héroïque d'accueillir la lettre de cachet qui ordonnait la destruction de son œuvre. Nous savons aujourd'hui que le P. de Montfort n'était pas un hypocrite.
 
« Le bienheureux GRIGNION de MONTFORT. »
Collection « Les Saints ». Lecoffre. Paris 1917, Chap. V, § II.
 

X. — LE SCULPTEUR DE MADONES
par
Maurice Laurentin
 
 
Dans le groupe de missionnaires qui arrivait en paroisse nantaise ou rochelaise autour du P. de Montfort, ne se trouvaient pas seulement des prêtres et des frères, mais aussi des hommes de métier : « un sculpteur et un peintre qu'il dirigeait dans ses entreprises, pour l'ornementation des églises, de ses chapelles et de ses calvaires ». Grandet avait même ajouté à Quérard une intention moralisatrice, dont s'indigneront les fervents du primitif et de l'original : « Il menait toujours avec lui, dans ses missions, un peintre et un sculpteur, pour couvrir ou reformer les tableaux et les statues des saints qui étaient' indécentes ou mal faites ».
Il semble bien que le missionnaire ait mis la main à l'œuvre, quand il en trouvait le temps, par goût des arts plastiques et surtout par amour pour Notre-Dame. Nombre de paroisses ou de sanctuaires prétendent à l'honneur de posséder une Vierge du P. de Montfort : Saint-Laurent-sur-Sèvre, la Séguinière, Saint-Amand, Roussay, Montfort, Montbernage, etc..
La question a tenté un écrivain régionaliste, Maurice Lauren­tin, architecte ; son étude se limite aux Vierges du rayon de Cholet. Et voici sa conclusion :
*
**
... Peut-on conclure que le Bienheureux L. M. de Montfort, peintre et sculpteur, est l'auteur des œuvres d'art que la tradition lui attribue ? Quelle que soit la réponse,.... ces Vierges que la Vendée vénère, conserveront leur valeur de relique, car il est établi... que le Bienheureux inspira  leur  composition et dirigea tout au moins la main qui les sculpta, qu'il les donna et les bénit. La statuette de la Sagesse, qu'il avait déjà au Séminaire, échappe à la critique. Pour les autres, les textes n'apportent aucune objection irréfutable à la croyance populaire qui veut que le Bienheureux les ait sculptées lui-même, mais ils n'ajoutent à leur confiance aucun fondement scripturaire décisif. La critique rencontre ici un problème presque insoluble que des documents nouveaux permettront peut-être de reprendre un jour. Jusque là, les partisans de l'authenticité diront, en renvoyant Quérard à son propre texte : « que la tradition est souvent plus exacte, plus complète et plus fidèle que les mémoires des chroniqueurs. »
Et lorsqu'on revient une dernière fois regarder nos statues de Saint-Laurent, de La Séguinière et de Saint-Amand, l'examen et la comparaison sont tout en faveur de la tradition. Elles sont un peu maladroites et n'ont, évidemment, pas été exécutées par un professionnel, mais par un amateur qui avait devant les yeux une belle statue dont il copiait le mouvement. Elles trahissent les ignorances et les hésitations d'un sculpteur bien doué, mais sans grande expérience, qui n'a jamais approfondi les lois de l'anatomie et les règles du modelage. Mais elles ne sont pas sans art ; elles ont le charme du sentiment pieux qui les inspira. « On sent que le Bienheureux a dû faire ses statues comme Fra Angelico peignait ses tableaux, à genoux, après une fervente oraison. » (Cahier de la cure de Saint-Amand, sans date.) Elles possèdent cette qualité essentielle de l'œuvre sacrée que Paul Doncœur appelle la chasteté. Elles ne retiennent les regards ni sur leur beauté, ni sur leur valeur. Elles n'émeuvent pas en nous l'amateur ou le dilettante, mais le croyant. Saint Jean de la Croix, qui se détournait des « belles images », aurait prié devant celles-là. Et le peuple, chez nous, les aime. Depuis plus de deux siècles, on porte devant elles les petits enfants pour qu'ils y essaient leurs premiers pas.
Tant de supplications exaucées justifient cette simplicité confiante ! Les Vierges du Père de Montfort sont d'abord des centres de prières. La reconnaissance des pèlerins salue en elles « Notre-Dame de toutes grâces ».
Devant ces reliques, le chrétien comprend l'âme du Bienheureux et le secret de son inspiration. L'œuvre d'art était pour lui un moyen d'action, le signe durable de sa doctrine spirituelle et l'instrument d'une réforme intérieure.
L'ardent serviteur de Marie, au cours de ses missions, récompensait les fidèles qui acceptaient de se consacrer à la Sainte Vierge en leur présentant sa petite statue de buis pour qu'ils y posent leurs lèvres. Voici le premier texte de cette consécration qui contient en germe le Traité de la Vraie Dévotion :
« Je me donne tout entier à Jésus-Christ par les mains de Marie, pour porter ma croix à sa suite tous les jours de ma vie. »
 
« Le Bienheureux PEEE DE MONTFORT, statuaire. »
L. J. Biton, éditeur, Saint-Laurent-sur-Sèvre (Vendée), France, p. 29-31.
 
 

XI. — LE DIRECTEUR DE CONSCIENCE
 
par
 
Mgr Trochu
 
 
Le sujet devrait tenter un essayiste. Il ferait voir le P. de Montfort non seulement en chaire, mais aussi au confessionnal ; non seulement en mission paroissiale, mais aussi en retraite de communauté et de séminaire ; non seulement au milieu de la foule, mais' aussi dans le tête-à-tête. Nombreuses sont les communautés où il a donné sermons ou retraites — c'était comme son repos après les grandes missions — et les âmes d'élite qui ont eu recours à sa direction ou à ses conseils, dans les cloîtres ou dans le monde.
On aboutirait, je crois, à cette conclusion, en deux parties. Il fut pitié, miséricorde, mansuétude pour les pécheurs : il déclarait préférer s'exposer au purgatoire par excès d'indulgence... Mais il fut un terrible directeur, à la manière de ses maîtres de Saint-Sulpice, pour les âmes de sa taille, une Mère Marie-Louise de Jésus, la première supérieure des Filles de la Sagesse, une Bienheureuse Jeanne Delanoue, fondatrice des Sœurs de Sainte-Anne de la Providence de Saumur.
On s'en rendra compte à la solution du cas de conscience qu'il apporta aux origines de cette congrégation. Il y fallait l'humilité de la fondatrice pour ne pas se cabrer. Un de nos meilleurs) hagiographes contemporains, Mgr Trochu, l'historien universellement connu du curé d'Ars el de saint François de Sales, décrit cette scène qui ne manque pas d'un certain pathétique.
 
 
Une autre bénédiction de l'an de grâce 1706 fut pour Sœur Jeanne Delanoue la visite d'un illustre serviteur de Dieu. Il y avait longtemps déjà que la bonne Françoise Souchet lui donnait cette assurance : « Un jour, un grand personnage de mon pays viendra et vous donnera un bon règlement pour votre Providence... »
En la voyant vivre si austèrement, et sans doute prises de la peur qu'elle ne les engageât dans une voie par trop crucifiante pour la nature, ses compagnes de dévouement avaient senti un doute les envahir : cette personne à laquelle elles avaient engagé leur foi n'était-elle pas le jouet d'une illusion ?... de quelles inspirations, d'en haut ou d'en bas, provenaient ses mortifications effrayantes ?
Envoyées aux provisions, les jeunes Sœurs trouvèrent moyen, à l'insu de Sœur Jeanne, d'avoir un entretien avec Messire Grignion de Montfort.
Elles commencèrent par solliciter des conseils pour leur vie intérieure. Puis,, dévoilant leurs inquiétudes, elles contèrent à ce prêtre, si mortifié lui-même, de quelle façon impitoyable Jeanne Delanoue matait la nature : ces jeûnes continuels, ces nuits accablantes passées en de longues prières ou d'un chevet à l'autre, ce trop court sommeil enfin pris sur une chaise, la tête ballante contre le mur...
Le saint homme écoutait en silence, sans rien, dans les traits ou le geste, qui indiquât ni approbation ni défaveur..
« Je prierai et je réfléchirai sur ce que vous venez de me dire », conclut-il en reconduisant ses visiteuses au seuil de la maison où il recevait l'hospitalité.
Or Jeanne Delanoue avait eu, connue elles, la pensée de consulter Messire Louis Grignion. Il lui fit accueil, sains aucune allusion à la démarche de ses compagnes, et la laissa lui exposer, en toute simplicité, sa vocation au service des pauvres, ses aspirations à la vie parfaite, ses épreuves, ses pénitences.
« Mon Père, continua-t-elle, suis-je bien dans la voie que Notre Seigneur a voulu pour moi ?
- Veuillez, ma Sœur, me donner le temps de la prière et de la réflexion.
- Nous vous attendons chez nous, mon Père », se permit d'avancer Jeanne en souriant.
Et le saint de répondre : « J'irai demain matin, avant ma messe à Notre-Dame. »
Fidèle à sa promesse, il vint donc, en cette matinée de septembre 1706, visiter le logis de la Fontaine.
Il arrive, le visage empreint de sa sérénité ordinaire, dit un met aux petites orphelines  pour les  engager à bien aimer l'Enfant Jésus et sa sainte Mère, un mot aux bonnes vieilles pour les encourager à bien accepter leurs souffrances. A toutes il fit baiser son crucifix d'ivoire ; puis, sur l'invitation de Jeanne, il passa dans la salle de communauté où se rangèrent, autour de la fondatrice, ses Filles et la plus dévouée bienfaitrice de la maison, Mlle Marthe Rousseau, très désireuse d'entendre le Père de Montfort...
Au lieu de répondre aux doutes que lui avaient soumis quelques jours auparavant les jeunes religieuses, le Père de Montfort n'eut pas même un mot pour elles. Il fixa sur Jeanne, debout devant lui, immobile, un regard d'une sévérité effrayante. Cependant, il gardait le silence. Les compagnes de la fondatrice et Marthe Rousseau se prirent à trembler. Que se passait-il ?
« Vous, s'écria soudain l'homme de Dieu, vous allez trop loin dans vos pénitences et dans vos austérités. Vous vous trompez en agissant comme vous faites. Vous ne devez pas tenir un régime de vie autre que celui de vos filles ; vous devez manger comme elles. Vos jeûnes sont condamnables ; vous devez les abandonner. Vous vous trompez en croyant que c'est l'esprit de Dieu qui vous inspire en cela... Non, c'est l'orgueil qui vous aveugle ! »
Jeanne, seulement plus pâle, baissait les yeux. L'assistance était atterrée : eh ! quoi, un saint parlait ainsi à leur Mère ! Il poursuivit, impitoyable :
« J'ai connu une personne qui pendant plusieurs années s'est livrée à l'illusion, trompant tout le monde par ses apparences de belle dévotion. Je voyais bien qu'en elle c'était misérable duperie. Mais il semblait impossible de prendre en défaut une vertu si feinte qu'accréditaient encore des pratiques vraiment surprenantes, comme de s'entailler les genoux avec un rasoir et de se tenir ensuite des trois et quatre heures à genoux. Cependant le Seigneur me faisait connaître que cette misérable jouait un jeu. Je ne savais plus comment m'y prendre pour la convaincre de fausseté, quand elle se trahit elle-même en consentant au péché. Eh bien, ma Sœur, je crains que, pareille à cette fausse dévote, vous ne vous trompiez aussi, ou ne vouliez tromper les autres. »
Stupéfaite, accablée, Jeanne se taisait. Son attitude humble, son calme apparent adoucirent toutefois le terrible missionnaire. Sans doute n'avait-il voulu que sonder le fond de cette âme ; peut-être trembla-t-il d'être allé trop loin.
« Je vais offrir à présent le Saint Sacrifice, conclut-il. Ce sera à votre intention. Vous y assisterez et y communierez. J'espère que le Bon Dieu me donnera les lumières nécessaires pour juger pertinemment de votre état. Venez donc me trouver après pour avoir mon avis définitif. »
Il l'avait donc jugée tout à l'heure sans avoir les lumières nécessaires !... Il lui permettait donc de communier, malgré une accusation d'orgueil et le soupçon d'hypocrisie !... Mais Sœur Jeanne Delanoue ne s'arrêta pas à ces pensées. Une grande souffrance lui poignait le cœur : les filles continueraient-elles d'avoir confiance dans leur Mère ? Elles s'éloigneraient, ce serait la fin de l'hôpital. D'ailleurs, Mlle Marthe Bousseau, qui avait tout entendu, ne consentirait plus à acquitter un loyer si lourd : alors, mon Dieu, les petites retourneraient errer dans les rues, sur les chemins, perdre leur âme, et les vieilles, mises à la porte, mourraient de chagrin et de misère !...
Jeanne pleurait en se rendant pour la messe à Notre-Dame des Ardilliers, et ses Filles, la laissant aller seule, marchaient un peu en arrière, silencieuses et tristes.
Un peu de sérénité lui revint au pied des saints autels : si elle s'était illusionnée et avait outré ses pénitences, oui, elle ne s'adonnerait qu'aux mortifications communes. Et pendant la messe, elle n'eut guère d'autre prière que celle-ci : « Mon Dieu, faites connaître à votre serviteur, si je me trompe ou si c'est le diable... Toutes mes intentions sont pourtant de vous plaire, à vous seul, ô mon Dieu ! » Elle avait encore aux lèvres cette supplication lorsqu'elle s'avança vers la sainte table.
L'action de grâces achevée, le Père de Montfort revint au logis de la Fontaine.
Instinctivement, toutes l'observaient pour lire dans ses yeux l'arrêt de Sœur Jeanne, leur arrêt, l'avenir heureux ou malheureux de leur maison de Providence. L'homme de Dieu souriait.
La soumission totale de Jeanne à sa décision, preuve indéniable de son humilité foncière, l'avait-elle éclairé sur l'esprit qui la dirigeait, ou bien avait-il reçu de Dieu, pendant sa messe, une illumination directe ? On ne sait. Quoi qu'il en soit, il parla de tout autre manière. « Ma Sœur, déclara-t-il, vous pouvez continuer à vivre comme vous avez commencé. Oui, c'est bien l'esprit de Dieu qui vous anime, lui qui vous porte à cette vie pénitente. Soyez donc sans crainte désormais, et suivez vos inspirations. »
Il n'en  dit guère davantage.  Sa sentence répondait aux' angoisses de Jeanne et de ses Filles. En silence, elles se pressèrent autour de leur Mère. Celle-ci avait compris. Le saint prêtre parti après les avoir bénies avec effusion, toutes ensemble elles retournèrent à Notre-Dame pour un vibrant merci. Jeanne avait senti toute perplexité l'abandonner au sujet de sa voie. Elle avait conquis la paix.
 
« La Vénérable Jeanne DELANOUE », Fondatrice des Sœurs de Sainte-Anne de la Providence de Saumur.
Librairie Catholique E. Vitte, Lyon 1938, p. 95-104.

XII. — L'AME DE SON APOSTOLAT
 
par
 
Mgr Freppel
Evêque d'Angers
 
 
 
Les talents naturels d'un Montfort et ses activités d'une ingéniosité jamais à court, ne doivent pas faire oublier que les âmes s'achètent à un autre prix. Lui-même en faisait la confidence. Dans son panégyrique du Bienheureux, aux fêtes de la béatification, à Saint-Laurent-sur-Sèvre, en 1888, Mgr Freppel, évêque d'Angers, soulignait cette vérité, si bien mise en lumière depuis par Dom Chautard, dans « L'âme de tout apostolat ».
 
 
Partout son succès est le même ; les peuples le suivent en quelque lieu qu'il porte ses pas ; lorsqu'il prêche la pénitence, les sanglots de son auditoire couvrent sa voix ; et ce n'est pas seulement du haut des chaires qu'il subjugue les âmes : rues, places publiques, ponts de bateau, assemblées mondaines, tout endroit lui est bon pour y faire entendre la parole de Dieu ; et dans l'ardeur de son zèle, il en jettera des éclats jusqu'en des lieux où la sainteté seule peut se faire pardonner ces sublimes hardiesses. Ah ! dites-moi, depuis les jours de saint Antoine de Padoue et de saint Vincent Ferrier, le monde avait-il assisté à de pareils triomphes de paroles ?
Et d'où venait à cet homme un tel ascendant sur les âmes ? Oui, sans doute, Grignion de Montfort était merveilleusement doué pour la parole comme pour l'action. Théologien, orateur, poète, artiste, il était tout cela, et au plus haut degré ; mais rien de tout cela ne suffisait pour expliquer comment il était devenu dans les mains de Dieu un instrument capable d'opérer de si grandes choses. Et quand je cherche le secret de cette puissance, je ne m'arrête pas aux qualités d'une âme pourtant riche, si pleine d'intelligence et d'énergie ; je m'éloigne de cette scène du monde où le talent et la vertu éclatent au grand jour ; je suis l'homme de Dieu dans les lieux de retraite qu'il s'est choisis, dans la solitude de Saint-Lazare, dans l'ermitage de Saint-Eloi, dans la grotte de Mervent. C'est là que je le vois préluder à l'apostolat par d'effrayantes austérités, se déchirant les chairs à coups de discipline, le corps chargé d'un cilice et d'une chaîne de fer, pour anéantir en lui tout ce qui est purement terrestre et humain. C'est là que je le vois, seul à seul avec Dieu, puiser dans l'oraison des lumières d'où sortira ce « Traité de la vraie dévotion à la sainte Vierge », l'une des pages les plus admirables qui aient été écrites depuis saint Bernard ; et cette « lettre-circulaire aux amis de la Croix », chef-d'œuvre d'éloquence que l'on tenterait vainement de surpasser ; et tant d'autres écrits qui sont comme la substance et la moelle des prédications du Père de Montfort. Ainsi se forment les saints ; ainsi se préparent les grands apôtres.
 
« L'Univers », 8 juin 1888.
 
 

XIII. — LA GROTTE DU PERE DE MONTFORT
 
par
Georges Rigault
 
 
« J'ai un faible pour les pèlerinages... Pouvais-je, passant par Fontenay-Ie-Comte, en Vendée, négliger de visiter la grotte du Père Montfort, dans la forêt de Vouvant ?... La grotte du Père Montfort est un lieu austère de retraite, et la fantaisie la plus désordonnée ne saurait concevoir qu'elle devînt jamais un lieu de tentation. Mais la promenade que l'on fait pour y arriver est si charmante que ce doit être un péché... »
La page d'Abel Hermant (Figaro 21-9-30) ne manque pas d'esprit ni de justes notations. Mais on devine que « son faible pour les pèlerinages » est d'une autre espèce que celui du Père de Montfort. Elle témoigne du moins de la célébrité de la « Roche-aux-Faons » en forêt de Vouvant, devenue « la grotte du P. de Montfort » depuis qu'il l'élut pour faire retraite. L'ermite qui sommeillait en lui, comme chez tous les saints, aimait ces thébaïdes de silence : Saint-Lazare, la Roche-aux-Faons, Saint-Eloi, pour s'y plonger aux sources vives de l'oraison, où Mgr Freppel montrait qu'il alimentait son cime.
Abel Hermant raconte la grotte du Père de Montfort d'aujourd'hui ; Georges Rigault, l'historien de l'Institut des Frères des Ecoles chrétiennes, celle que chanta et sanctifia le saint missionnaire.
 
En la forêt de Vouvant, son austère présence se mêle aux enchantements de la nature et des fées...
Son amour de la nature, de même que son ardeur apostolique, y avait eu satisfaction. En des heures de loisir, il s'était enfoncé dans la forêt. Qui voit, des hauteurs du village, le déroulement indéfini, les vagues sombres de cette forêt de Vouvant, ne résiste pas à son appel. C'est aujourd'hui un immense parc aux belles routes, sinueuses et grimpantes. Et cependant ses futaies, ses ravins, ses clairières n'ont pas perdu leur charme mystérieux. Le silence du matin, traversé de quelque chant d'oiseau, y est un bonheur qui fait comprendre l'éternité.
Le saint y rêva d'une solitude plus complète que celle de son ancien prieuré de Saint-Lazare. Dépassant le rocher nommé Pierre-Brune, il parvint dans une prairie que borde la Mère. A cet endroit, la forêt se déploie en grandiose amphithéâtre. La prairie en est le parterre, que clôt, devant la rivière, le rideau des peupliers et des frênes. Mais, aussitôt après, la terre et la roche se relèvent en muraille. Les chênes, les marronniers s'y agrippent; presque au sommet, on aperçoit l'entrée d'une grotte, qu'un sentier escarpé permet d'atteindre. C'est la « Roche-aux-Faons ». La grotte est peu profonde: elle mesure « un circuit de deux toises ». Une source très limpide s'écoule à quelque distance. Idéal refuge pour un anachorète! Séduisante et apaisante nature!
 
Voici des bois et des coteaux
Une fontaine et des ruisseaux,
Une grotte loin des hameaux,
 
écrit Montfort dont les descriptions poétiques ont au moins le mérite de la simplicité et de l'exactitude. Ce ravissement que lui cause la forêt nous le découvre dans les profondeurs de son être: en accord avec la création innocente, au supplice quand il doit subir le contact d'une civilisation pécheresse.
 
Laisse-moi, monde,
Qui trouble et qui gronde,
Laisse-moi, monde, vivre en repos.
 
Précurseur des romantiques? Jean-Jacques sans tâche? Oui, dans la mesure où le romantisme nous libère des hypocrisies sociales, des plaisirs factices. Compatriote de Chateaubriand, cousin de Lamennais. Bien mieux, homme de la nature purifiée, âme de lumière et de grâce, âme vierge. La lignée à laquelle il appartient est celle des Prophètes d'Israël, des Pères du désert. Et il vit en 1715! Et il va mourir au début de la Régence! Et tout le XVIIIe siècle, sceptique, raffiné, libertin, est derrière lui! Mais le message dont il est chargé passe par-dessus la tête des philosophes.
Rien de sensuel dans son tête-à-tête avec la forêt. Rien qui soit suspect de panthéisme. Il goûte vivement — c'est bien sûr — la beauté des choses. Il entend leur langage, mais comme l'humble leçon des créatures inférieures, capables d'instruire l'homme parce qu'elles obéissent à Dieu. Nous pouvons trouver assez pauvre son vocabulaire de poète: c'est celui de son époque, un bon instrument pour l'analyse psychologique, un faible pinceau pour la description du inonde extérieur.
Et Montfort, pour être compris de ses paysans se fait une loi de bannir de ses vers toute recherche d'expression:
 
On n'entend dans ces lieux champêtres
Aucuns discours mensongers,
Les bois et les rochers
Y sont de saints et savants maîtres.
 
Les rochers prêchent la constance,
Les bois la fécondité,
Les eaux la pureté
Et les oiseaux la diligence.
 
Quand je vois verdir le bocage,
Ma ferveur reprend essor ;
Je médite la mort
Quand j'en vois tomber le feuillage.
 
C'est banal et plat, pour nous qui avons écouté des lyres autrement puissantes. Mais oublions la musique de Lamartine et de Victor-Hugo. Disons-nous que les sons grêles de ce clavecin expriment toute la sincérité d'une âme.
Il fallait être sincère, beaucoup plus qu'Olympio, pour vivre en ermite dans la forêt de Vouvant. Montfort, quand il se propose d'y faire de longues retraites, montre à quelle hauteur de contemplation il peut s'élever. Une conscience qui, dans une solitude sylvestre, se met en face d'elle-même et de Dieu, est déjà merveilleusement pure, étonnamment forte.
Montfort avait établi son projet avec sa netteté coutumière. Il demanda aux braves gens des environs de dégager un peu l'accès de la grotte, d'y apporter « un lit, une table, un escabeau, un chandelier », le mobilier dont se contentait Isaïe. L'eau de la source, recueillie dans un bassin, suffirait à le désaltérer. Le pain lui serait fourni par la charité publique.
Quelques travaux complémentaires lui parurent ensuite indispensables. Le vent du nord soufflait dans l'ermitage. Les ouvriers bénévoles du Père se mirent en devoir de bâtir un petit mur de protection, au moyen des pierres extraites du rocher. Une voie fut ouverte, depuis le chemin de Fontenay jusqu'à Pierre-Brune. Evidemment, le missionnaire subsistant chez l'ermite, ainsi qu'autrefois à Saint-Lazare, la foule anxieuse de vérité et de pardon ne devait pas être écartée du désert. Quels auditoires se presseraient aux bords de la rivière ! Et quelle tribune que le roc surplombant la prairie ! On érigerait une croix, on construisait une chapelle.
Comme à Pontchâteau, comme à Sallertaine, le saint des âges primitifs avait compté sans l'administration. Il avait bien obtenu l'approbation de Mgr de la Rochelle et il avait « informé de son dessein » M. Fagon, grand maître des eaux et forêts. Mais il n'avait pas été régulièrement autorisé à s'installer sur le domaine royal, à en modifier la consistance, à extraire de la pierre, à enlever des souches d'arbres. Le 28 octobre 1715, Charles Moriceau, « écuyer, seigneur de Cheusse, conseiller du roi et sénéchal civil et criminel au siège royal et sénéchaussée de Fontenay-le-Comte, subdélégué et maître particulier, alternatif et mi-triennal, de la maîtrise des eaux et des forêts dudit Fontenay » — « requis par Maître Jean Delahaye, procureur du roi de ladite maîtrise » — vint constater « l'usurpation » et en dresser procès-verbal. Il interdit d'achever le mur, « du moins jusqu'à ce que le sieur de Montfort eût obtenu concession de Sa Majesté ». A vrai dire, il n'y eut pas là de brimade; le fonctionnaire remplit son devoir, tout en rendant parfaite justice aux intentions et au caractère de l'ermite. Et puisque Montfort était persona grata auprès de l'évêque, l'affaire se fût probablement arrangée à l'amiable, sinon sans quelques délais; mais d'octobre à décembre 1715, le missionnaire s'éloigna pour prêcher à Vouvant, à Saint-Pompain, à Villiers-en-Plaine. Et il allait mourir au cours de l'année suivante. La grotte où, somme toute, il ne séjourna guère, resta un lieu de dévotion pour ses fidèles. Nommons-la son troisième « lieu saint » : moins accessible et moins connu que le Calvaire de Pontchâteau ; moins vénérable que la tombe de Saint-Laurent-sur-Sèvre. Un peu déshonoré par des détails vulgaires: des bancs de guinguette en demi-cercle, une grille, des fleurs en papier, une pauvre statuette au médius droit mutilé, les poignets chargés de chapelets, la tête coiffée d'un bonnet carré en étoffe; au-dessus de la roche, une autre effigie, couverte de graffiti. Très humble reliquaire sans reliques: bien émouvant toutefois dans sa nudité, sa pénombre; l'âme du Bienheureux ne l'a pas fui. Elle conseille au pèlerin de s'agenouiller, d'écouter en lui le murmure des pensées graves, tandis qu'au dehors les chants et les parfums de la forêt s'exhalent au soleil.
 
« Le Bienheureux Louis-Marie de MONTFORT. »
Editions Publiroc, 53, rue Thiers, Marseille, 1920, p. 117-121.

XIV. — L'HOMME DE FOI ET D'ORAISON
 
par
P. de Clorivière S.-J.
 
 
 
De la « Vie du P. de Montfort » par le P. P. de Clorivière S.J., on a redit le mot de saint Thomas sur la « Vie de saint François » par saint Bonaventure : « C'est un saint qui écrit la vie d'un autre saint ».
Il y a entre Montfort et Clorivière d'autres traits de parenté: tous deux Bretons; l'un et l'autre, vocations de Marie et portant toujours sur eux la statuette de la Vierge; Clorivière, comme Montfort, voué temporairement aux Ermites du Mont-Valérien et aux missions de Haute Bretagne ; deux prêtres également anti-jansénistes déclarés: « C'est ce fou de Montfort », disaient les maquignons de Challans, ce « vieux fou » de Clorivière, disaient les geôliers du Temple. Ils son frères avant tout de sainteté.
A la vieille mode, Clorivière a récapitulé en fin de sa biographie les vertus de son héros: sa foi, son espérance, son abandon à la Providence, sa charité, sa piété, etc. Il est particulièrement désigné pour nous peindre l'homme de foi et d'oraison, qui furent aussi ses dominantes.
 
 
 
« Sa foi... était à ce degré sublime qui fait des miracles ; lumineuse, elle répandait dans son entendement les plus vives lumières, ce qui faisait qu'il parlait, soit dans la chaire, soit hors de la chaire, d'une manière si vive, si pénétrante, si sublime, de tous les mystères de la foi; forte et efficace, elle dirigeait tous ses pas et le remplissait de courage pour entreprendre pour Dieu les choses les plus difficiles. Plein des grands objets de la foi, dont il s'occupait sans cesse, il ne voyait rien qu'à la lumière de son flambeau. Il ne parlait que son langage, il n'estimait, il n'aimait que ce qu'elle apprend à estimer et à aimer. Ce que les hommes appellent des biens, il les appelait des maux; ce qu'au contraire ils ont coutume de fuir et de rejeter avec horreur, les croix, les opprobes, les humiliations, il les désirait avec une espèce de passion. Quoiqu'il sut rendre aux Grands de la terre, l'honneur et le respect que tous doivent à leur rang, c'était uniquement par une vue de foi qu'il le faisait; et comme cette même foi lui découvrait d'un côté les périls et les dangers de la grandeur et les anathèmes souvent lancés dans l'Evangile sur les Grands et les riches du monde ; et de l'autre, le bonheur et les véritables trésors de la pauvreté, et les béatitudes promises aux Pauvres de Jésus-Christ, il donnait en tout la préférence aux derniers, et ses délices étaient de se trouver parmi eux, et de vivre comme eux. En un mot, il ne vivait que de cette vie, que l'Apôtre dit être propre du juste; et une manière de penser, de s'exprimer, d'agir, si peu conforme aux manières du commun des hommes, était souvent cause que le monde le condamnait de folie...
On peut regarder une pareille vie comme une oraison continuelle. Cela ne l'empêchait pas de consacrer beaucoup de temps dans la journée à ce saint exercice, dans le fort même de ses plus grandes occupations, et souvent encore pendant la nuit. Ceux qui l'accompagnaient dans ses missions l'ont entendu plusieurs fois, qui se relevait, après avoir donné très peu de temps au sommeil, et qui passait le reste de la nuit en oraison. Il en faisait encore le matin avec les autres, avant et après la messe, et avant de monter en chaire. Dans les retraites, qu'il faisait assidûment dans l'année, et communément de huit à dix jours, il ne mettait plus de bornes à son oraison ; la manière dont il la faisait était celle qui est commune aux hommes apostoliques et aux âmes contemplatives. L'Esprit-Saint agissait plus en lui que lui-même et y produisait souvent de ces transports subits et affectueux, qu'il n'était pas le maître de retenir en lui-même, et dont le but ordinaire était de demander la conversion des pécheurs, et d'exprimer l'ardeur du feu divin qui le dévorait. D'autres fois, c'était une espèce de sommeil mystique dans lequel, comme on l'a su de lui-même, il se reposait tranquillement entre Jésus et Marie, qu'il considérait ou plutôt qu'il ressentait au milieu de son cœur. D'ordinaire, au sortir de l'oraison, son visage était tout enflammé et des paroles toutes de feu sortaient de sa bouche. C'est ce qu'ont éprouvé plusieurs personnes qui demeuraient avec lui, lors même qu'il était encore au séminaire. »
 
« La Vie de M. Louis-Marie GRIGNION de MONTFORT, missionnaire apostolique, instituteur des Missionnaires du Saint-Esprit et des Filles de la Sagesse. »
Rennes. Chez Blouet, 1785. Livre VII.
 
 
 

XV. — LE THAUMATURGE
 
par
 
Raymond Christoflour
 
 
 
Si doux et si saint que soit ce missionnaire, on s'expliquerait mal son action prodigieuse sur les populations sans une intervention manifeste de Dieu qui l'accrédite auprès des foules. Le Christ ressuscité avait dit à ses apôtres, en leur donnant mission de prêcher l'Evangile : « Et voici les miracles qui accompagneront ceux qui auront cru : en mon nom, ils chasseront les démons ; ils parleront de nouvelles langues ; ils prendront les serpents, et s'ils boivent quelque breuvage mortel, il ne leur fera point de mal ; ils imposeront les mains aux malades, et les malades seront guéris » (St-Marc xvi, 17-18). Dans son tableau de l'épopée Montfortaine, Raymond Christoflour, le dernier biographe en date du Père de Montfort, rassemble quelques-uns de ces miracles qui ajoutent, à l'ascendant de son éloquence et de sa sainteté, le prestige du thaumaturge.
 
A mesure que Grignion de Montfort avance dans la voie béatifique, on voit se multiplier, avec une rapidité foudroyante, ces signes étranges qui répandent chez le peuple l'admiration et la crainte et qui le désignent clairement comme le messager de Dieu. Il sait lire dans les consciences et y découvrir les intentions les plus obscures ; comme le chien sur les traces du gibier, il flaire autour de lui la présence du mal ou de la vertu ; il touche au front le passant qui deviendra son disciple. Dans une église de Saint-Brieuc, il appelle par leurs noms deux jeunes filles inconnues et leur prédit qu'elles deviendront religieuses.
Et parfois il obtient de la nature qu'elle souligne d'une illustration concrète le précepte qu'il veut enseigner. La tradition raconte qu'il reçut, à Vallet, la confession d'une pénitente qui omit volontairement trois péchés, dont l'aveu lui était particulièrement pénible. Le P. de Montfort lui donna à laver un mouchoir qui avait trois taches, et lui recommanda instamment de lui rapporter cet objet parfaitement immaculé. La pauvre femme eut beau faire, elle ne put venir à bout de le blanchir. De retour au confessionnal, elle comprit que le saint missionnaire avait voulu lui faire entendre, par ce prodige, que ces taches étaient la figure des trois péchés qu'elle voulait tenir cachés ; elle en fit l'aveu contrit. Alors le Bienheureux lui ordonna d'aller de nouveau laver le linge à la fontaine, et cette fois les mystérieuses taches disparurent.
Les compagnons du saint prêtre ont assisté souvent à ses ravissements et à ses extases ; son visage revêt alors un insoutenable éclat. Et en divers lieux, à Landémont, à la Garnache, à la Séguinière, à Roussay, des témoins émerveillés, en passant le long d'un jardin, en regardant par le trou d'une serrure, l'ont surpris en compagnie d'une belle dame toute blanche et suspendue dans les airs. La Reine même du Ciel qui venait parler à son serviteur.
On rapporte de lui maintes guérisons miraculeuses, dont voici peut-être la plus touchante : Il avait pris depuis peu, à son service, un jeune homme qu'il appelait frère Pierre. Celui-ci, lors de la mission de Vertou, tomba si gravement malade que l'un des prêtres se disposa à lui administrer l'Extrême-Onction. Le Bienheureux, l'ayant approché, engagea avec lui ce dialogue évangélique :
- Où est votre mal, mon fils ?
- Père, dans tout mon corps.
- Prenez ma main.
- C'est impossible.
- Tournez-vous de mon côté.
- Je ne puis faire un mouvement.
- Pierre, avez-vous la foi ?
- Oui, mon Père.
- Voulez-vous m'obéir ?
- De tout mon cœur.
- Je vous commande, au nom du Christ, de vous lever dans une heure et de nous servir à table.
Il était dix heures et demie du matin. A onze heures et demie, le jeune homme, debout, servait les missionnaires, et répétait à tout venant que le Seigneur l'avait guéri.
La foi du petit frère ressemble à celle du centenier, et voici qui rappelle la multiplication des pains à Bethsaïde. M. des Bastières raconte qu'accompagnant le Bienheureux dans ses missions, il leur arriva de s'arrêter dans des paroisses si misérables qu'ils eurent plus de deux cents pauvres à nourrir sans disposer eux-mêmes d'aucun moyen. Grignion, averti par son confrère, ne se troublait point et déclarait simplement : « La Providence y pourvoira. » Sur son ordre, dit M. des Bastières, je faisais asseoir tous ces affamés autour de la table, fort mortifié de n'avoir rien à mettre dessus et je les retenais par une petite lecture. J'allais ensuite à la maison où logeaient les missionnaires, et j'y trouvais alors, avec surprise, une grande quantité de pains et d'autres provisions, venues on ne sait d'où, de quoi donner double portion ce jour-là. Pareille chose arriva cinq ou six fois à ma connaissance.
La vie de Grignion de Montfort est ainsi tissée de belles histoires, dignes de former un appendice à la Légende Dorée. A Saint-Christophe, il trouva un jour la fille de son ami, le sacristain, occupée à pétrir la pâte qu'elle destine au four.
- Ma fille, lui dit-il, avant de faire un ouvrage, songez-vous à l'offrir à Dieu ?
- Je le fais bien quelquefois, mon Père, mais il m'arrive de l'oublier.
- N'y manquez jamais, dit le missionnaire.
- Et, joignant l'exemple à la parole, il s'agenouille, prie, bénit la huche d'un signe de croix. Puis, il s'éloigne.
Le brassage achevé, le four empli par les pains, la mère demande s'il reste par hasard un peu de pâte. O merveille ! il en reste encore de quoi faire deux fournées, quoiqu'une seule ait été préparée. Quand le sacristain reconnaissant va porter une des tourtes rondes à son bienfaiteur, celui-ci l'accueille par ces paroles :
- Eh bien, maître Cantin, vous apportez de votre bien â la Providence. C'est ainsi qu'il faut faire. Elle a été libérale avec vous. Il est juste que vous le soyez envers les pauvres.
La même puissance tutélaire qui répand ainsi, par les mains de l'apôtre, les fleurs de sa charité, sait aussi, quand il le faut, lui confier l'arme de justice qui punit les forfaits, brise les projets criminels et trouble, par la crainte, les âmes inaccessibles à l'amour.
A Sallertaine, les portes de l'église barricadée par des meneurs s'ouvrent d'elles-mêmes pour livrer passage à l'apôtre. A Esnandes, on montrait encore, à la fin du siècle dernier, des pans de murs qu'on appelait la maison maudite.
C'était celle du cabaretier Morcaut. Ayant insulté la procession par des propos sacrilèges, il fut subitement frappé de paralysie et mourut peu de temps après, misérablement, ainsi que toute sa famille.
 
« Grignion de Montfort, apôtre des derniers  temps ».  La Colombe, Editions du Vieux Colombier, 5, rue Rousselet, Paris, pages 121-123.
 

 
TROISIEME PARTIE MAITRE SPIRITUEL
 
Word pag. 13 ; PDF pag. 10
 
XVI. — LE MAITRE SPIRITUEL
 
par
le Père F. W. Faber
 
 
 
La découverte, en 1842, du manuscrit du Traité de la Vraie Dévotion à la Sainte Vierge, fut une révélation. Sous le missionnaire voyant apparaissait l'auteur spirituel, presque insoupçonné, en dehors de ses cantiques. Toutes ses biographies en recevront un nouvel éclairage qui va toujours s'intensifiant.
L'enthousiaste admiration d'un Faber, alors dans toute sa notoriété, à la lecture de la Vie de Montfort et de son Traité, ne contribua pas peu à attirer l'attention, non seulement sur cette œuvre capitale, dont il donna la première traduction anglaise, mais encore sur tout Montfort, maître spirituel. L'avenir n'a démenti ni son Jugement, ni ses prévisions.
 
C'est en 1846 ou 1847, à Saint-Wilfrid, que j'étudiai pour la première fois la vie et l'esprit du Vénérable Grignion de Montfort. Aujourd'hui, après plus de quinze années, il m'est bien permis de dire que ceux qui le prennent pour leur maître trouveront difficilement un saint ou un écrivain ascétique qui captive plus que lui leur intelligence par sa grâce et son esprit...
Il y a peu d'hommes, dans le XVIIIe siècle qui portent plus fortement gravées sur eux les marques de l'homme de la Providence que cet autre Elie, missionnaire du Saint-Esprit et de Marie. Sa vie entière fut une telle manifestation de la sainte folie de la Croix, que ses biographes s'accordent à le classer avec saint Siméon Salus et saint Philippe de Néri. Clément XI le fit missionnaire apostolique en France, afin qu'il dépensât sa vie à combattre le Jansénisme, si compromettant pour le salut des âmes. Depuis les épîtres des Apôtres, il serait difficile de trouver des paroles aussi brûlantes que les douze pages de sa prière pour les missionnaires de sa Compagnie. J'y renvoie instamment tous ceux qui ont de la peine à conserver, au milieu de leurs nombreuses épreuves, les premiers feux de l'amour des âmes. Il était à la fois persécuté et vénéré partout. La somme de ses travaux, comme celle de saint Antoine de Padoue, est vraiment incroyable et inexplicable. Il a écrit quelques traités spirituels, qui ont eu déjà une remarquable influence sur l'Eglise depuis le peu d'années qu'ils sont connus, et qui sont appelés à avoir une influence beaucoup plus large encore dans les années à venir.
 
« Préface du Révérend P. F. W. FABER, traduit littéralement sur la deuxième édition anglaise du Traité de la véritable dévotion à la Sainte Vierge. »
 

XVII. — MEDAILLON : SYNTHESE DOCTRINALE
 
par
Alphonse David
 
 
De ces traités spirituels, quelles sont les idées fondamentales? Présentent-elles un système cohérent de spiritualité ? Est-il possible d'établir la formule d'un Montfort aux activités et aux vues si variées ?
H y a plus de vingt ans ce « Médaillon » tentait cette synthèse doctrinale, ascétique et mystique et l'auteur n'a fait qu'en donner un plus grand module dans son « Saint Louis-Marie de Montfort » (collection: « Les Saints de France »; Bonne Presse) où il trace ainsi la voie montfortaine: par Marie, sa chère Mère et sa divine Maîtresse, et par Jésus-Christ, la Sagesse éternelle et incarnée, à Dieu seul.
 
 
Figure ardente de missionnaire, visage embrasé de prêcheur, sculpture inoubliable d'apôtre, Montfort,... puis-je dire le charme dont tu enveloppes mon âme et l'image vraie de toi qui me séduit, me passionne et m'enthousiasme?
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Par une sorte d'attrait préétabli de son âme, sa piété d'enfant semble aller toute à sa Mère qui est dans les cieux. Ce violent, qui eût été l'homme le plus terrible de son siècle, s'épanche en tendresses innombrables pour prier, faire prier, entourer de ses assiduités, celle qui est l'incarnation de la bénignité de Dieu: la douce Vierge Marie: O dulcis Virgo Maria.
Et son intelligence avide, ouverte, variée suit la pente de son cœur, car pour ceux de sa droiture, de son équilibre, et de sa trempe, le cœur n'a pas ses raisons que la raison ignore.
Merveille! l'étude, la prière, l'action lui livrent le secret de cette fascination du regard maternel sur lui. Il a compris le don de Dieu : une femme, bénie entre les femmes, placée en plein cœur des mystères de l'Incarnation, de la Rédemption et de la Sanctification, afin qu'en face de l'Eve de péché une Eve de salut attestât l'œuvre de la revanche divine.
Maintenant, c'en est fait. Il a lu dans les profondeurs mêmes de Dieu; il tient la clef du mystère de l'attirance des âmes chrétiennes par l'image de la Vierge; il sait le secret de Marie.
Marie est « le moule de Dieu », le moule propre à former et à mouler des dieux. Il s'y jette et s'y perd, irrévocablement, pour devenir le portrait au naturel de Jésus-Christ.
*
**
 
Comme il réalise à l'école de Marie cet idéal audacieux: le portrait au naturel de Jésus-Christ!...
Car y eut-il mystique pour contempler et reproduire comme Montfort, l'intérieur de Jésus, ce qu'il y a en Jésus de plus profond et de plus élevé, Jésus dans le rayonnement de son titre de Sagesse?
Et, en définitive, Jésus, la Sagesse de Dieu, n'est-ce pas la croix? « Voici, je crois, le plus grand secret du roi, le plus grand mystère de la sagesse éternelle, la croix... Jamais la croix sans Jésus, ni Jésus sans la croix... La Vraie Sagesse... fait tellement sa demeure dans la croix, que, hors d'elle, vous ne la trouverez point dans le monde, et elle s'est tellement incorporée et unie avec la croix, qu'on peut dire avec vérité que la Sagesse est la croix et que la croix est la Sagesse. »
La pauvreté volontaire d'un Montfort, sa vie ridiculisée d'étudiant, les rebuffades douloureuses de ses directeurs, ses héroïsmes d'ami des infirmes et des malades, son pauvre corps harassé de missionnaire, sa chair labourée jusqu'au sang, se» humiliations, ses persécutions, ses abandons, la folie de la croix : c'est le portrait au naturel de Jésus-Christ, de Jésus crucifié, la Sagesse de Dieu.
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Il l'a tant de fois poussé du plus profond de son cœur ce cri de ses désirs: O Sagesse, venez, que l'esprit de cette divine Sagesse a envahi et imbibé son âme.
En lui, l'homme spirituel n'a plus rien laissé de l'homme matériel.
Sans effort, comme par instinct, naturellement, sous l'in­fluence du don de sagesse, il n'apprécie rien qu'en Dieu et en Dieu seul, cause suprême de qui tout relève et à qui tout retourne.
Dieu seul ! Dieu seul ! devise sublime, dernier mot de la vraie sagesse, marque de ceux qui sont dépouillés du terrestre.
Montfort sent suavement au dedans de lui la présence de cette réalité près de laquelle toutes les autres ne sont que des ombres impalpables et qui passent. Qu'on dise le Te Deum à son entrée au séminaire ou que des évêques trompés par les jansénistes lui interdisent leur diocèse, que sa première fille spirituelle lui reste irrévocablement fidèle dans la longue attente d'une règle, ou que les premiers compagnons de ses missions l'abandonnent, qu'il triomphe ou qu'on l'humilie: Dieu soit béni!
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« Nous avons trois degrés à monter pour aller à Dieu: le premier qui est le plus proche et le plus conforme à notre capacité est Marie; le second est Jésus-Christ, et le troisième est Dieu le Père. »
 
Je vais par Jésus à son Père.
Et je n'en suis pas rebuté;
Je vais à Jésus par sa mère,
Et je n'en suis pas rejeté.
 
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Notre-Dame, Reine des cœurs; Jésus, la Sagesse, divine folie de la vie ; Dieu seul, à la cime et à la fine pointe de tout : n'est-ce pas, ô Montfort, le secret et ce qui fait l'unité de ton âme multiple? Autre Paul par l'ardeur de l'apostolat, rival de Xavier par le désir, frère de Vincent de Paul par la charité, nouveau François d'Assise par la pauvreté, Père et Maître d'un essaim de Vierges et de missionnaires, si tu fus tout cela, tout ce monde en raccourci des prodiges de la sainteté, c'est que ton cœur battait de la tendresse de Jean pour la Vierge, c'est que les éclairs de son génie avaient illuminé pour toi les splendeurs du Verbe, et que tu suivais son œil d'aigle, jusque dans les profondeurs de Dieu.
Voilà le médaillon spirituel que je porte de toi..., avec au revers...: la croix qu'encercle le chapelet et où brille la grande devise: Dieu seul!
 
« Le REGNE DE JESUS par Marie. »
Saint-Laurent-sur-Sèvre, 1er avril 1924.
 

XVIII. — LE TRAITE DE LA VRAIE DEVOTION A LA SAINTE VIERGE
Historique
 
par
le R. P. Armand Plessis, s. m. m.
Docteur en théologie
Professeur au Séminaire des Missions (Montfort-sur-Meu)
 
 
Il faut dire d'abord l'histoire miraculeuse de ce Traité de la Vraie Dévotion à la Sainte Vierge, prophétisée par l'auteur lui-même.
Nous l'empruntons au R. P. Plessis S. M. M., qui vient de publier coup sur coup un « Manuale Mariologiae Dogmaticae » et un « Commentaire du Traité de la Vraie Dévotion ». Entreprise courageuse que cette dernière œuvre, depuis longtemps souhaitée, et il convient de féliciter l'auteur de l'avoir menée à bien, même s'il n'a pas atteint d'emblée la perfection qu'il souhaitait. D'autres éditions suivront et l'élan est donné.
Il convient aussi de faire mémoire, à cette occasion — et le R. Père n'y manque pas — d'un commentaire littéral à plus vaste échelle, inauguré par le R. P. Hubert Marie Gebhard (1876-1939) dans la revue « Regina dei cuori » qu'il avait fondée à Rome. Sa vie trop brève n'y a pas suffi, plus longue elle n'y aurait pas suffi : malgré la régularité de ses articles pendant treize ans, il n'a pu commenter que 42 numéros du Traité sur 273. Mais l'exemple était beau et cette « somme » continuée par quelque jeune confrère initié à sa pensée eût été précieuse.
 
 
Montfort fut avant tout missionnaire. Mais, partout où il donnait les exercices de la mission, il s'appliquait à établir la dévotion du Saint Esclavage. « Je connais, dit M. des Bastières, un très grand nombre de pécheurs scandaleux, à qui il a inspiré cette dévotion... qui sont parfaitement convertis, et dont la conduite est très exemplaire. »
Il est évident, toutefois, que les bons chrétiens surtout appréciaient sa doctrine et profitaient de cette dévotion.
Cet enseignement, que le saint missionnaire avait donné d'abord de vive voix, en chaire et au confessionnal, il résolut de le mettre par écrit sur la fin de sa vie, c'est-à-dire vers l'âge de 40 ans, ou peut-être même dans les temps qui précédèrent sa mort, après avoir été averti, au cours de la mission de Villiers-en-Plaine, que celle-ci était imminente. Pour avoir la tranquillité nécessaire à ce grand travail, Montfort se retira soit à la grotte de Mervent, au diocèse de Luçon, soit à celle de Saint-Eloi, près de La Rochelle. De toute façon, il travailla rapidement, d'enthousiasme, et comme poussé par une inspiration divine.
Son historien Grandet va même jusqu'à dire : « Il composa en trois jours un livre des avantages de cet esclavage, qui fut trouvé admirable. » Cependant, il est permis de se demander si ces paroles s'appliquent au Traité de la Vraie Dévotion ou au Secret de Marie.
A sa mort, Montfort légua son manuscrit intact au Révérend Père Mulot, qu'il avait choisi comme successeur et exécuteur testamentaire. Celui-ci savait quel trésor il tenait entre les mains. Abrité d'abord à Saint-Pompain, dans la cure hospitalière du Prieur, frère du Révérend Père Mulot, ce trésor regagna, dès l'année 1722, Saint-Laurent-sur-Sèvre, où le Père de Montfort était mort en 1716, et où les Pères de la Compagnie de Marie venaient d'établir leur Maison-Mère, près de la tombe de leur fondateur.
Jusqu'à la Révolution, la Compagnie de Marie grandira lentement, gênée dans son expansion par les décrets royaux limitant à douze le nombre de ses membres.
Ceux-ci néanmoins travaillent avec courage, prêchant missions et retraites dans tout l'Ouest de la France. Toujours leur prédication s'inspirera de la doctrine du Traité.
Toutes leurs missions étaient consacrées à Marie, Reine des cœurs, et, partout où c'était possible, ils érigeaient des Confréries du Saint-Esclavage. Ce fut même un des griefs que l'on fit valoir contre eux pour essayer d'obtenir du Roi leur suppression.
En conséquence, les religieux Montfortains n'osèrent demander le « Privilège du Roi », nécessaire à la publication de tout livre et l'ouvrage de leur Père resta manuscrit.
Survinrent les troubles de 1789 et 1791. Les révolutionnaires de toutes nuances n'hésitèrent pas à désigner Saint-Laurent-sur-Sèvre comme le foyer d'où monte cette flamme de fanatisme qui bientôt embrasera la Vendée. Pour vaincre cette résistance aux lois, les Gardes nationaux de Cholet multiplient leurs perquisitions dans la maison des missionnaires. Ils s'emparent de tout ce qu'ils trouvent : lettres intimes, papiers, brochures, manuscrits. C'est le moment de la réalisation de la prophétie, que Montfort avait écrite dans son Traité soixante-dix ans auparavant : « Je prévois bien des bêtes frémissantes qui viennent en furie pour déchirer, avec leurs dents diaboliques, ce petit écrit et celui dont le Saint-Esprit s'est servi pour l'écrire. » (N° 114).
Dans ces bêtes frémissantes, qui déchirent le livre du P. de Montfort ainsi que sa réputation, on a vu en tout premier lieu les démons, se servant de toutes sortes d'instruments, même bien intentionnés, pour déchirer physiquement le livre du Bienheureux, et pour déchirer moralement sa réputation. Ces mêmes attaques s'adressent, du reste, à « ceux et celles qui le liront (cet écrit) et le réduiront en pratique ».
Ceci peut donc être vrai de tous les temps, mais s'est vérifié plus particulièrement lors de la Révolution. Peut-être, en effet, le manuscrit tomba-t-il sous les yeux des gardes nationaux ? Peut-être fut-il examiné, malmené, jeté à terre, lacéré, privé de quelques-uns de ses feuillets. En tout cas, la deuxième partie de la prophétie se réalisa au pied de la lettre. Si ces hommes en furie ne réussirent pas à détruire de leurs dents diaboliques le Traité de ta Vraie Dévotion, « du moins » obligèrent-ils les missionnaires à « l'envelopper dans les ténèbres et le silence d'un coffre ».
C'est vraisemblablement alors, en effet, que les Pères de Saint-Laurent-sur-Sèvre, instruits par l'expérience, et pouvant s'attendre à de nouvelles perquisitions, firent pratiquer dans un champ une sorte de souterrain. On y déposa, « dans les ténèbres et le silence d'un coffre », toutes les choses précieuses que l'on voulait sauver, en particulier le Traité de la Vraie Dévotion.
Sur la fin du XVIIIe siècle, la tempête sembla s'apaiser. Est-ce dès ce moment-là ou un peu plus tard que l'on ramena, à la Maison-Mère ce qui avait été caché une dizaine d'années auparavant ? On n'a pu jusqu'à présent préciser la date de ce retour. Toujours est-il que les années suivantes, on réunit tous les écrits de Montfort en vue du procès de béatification. La liste de ces écrits est longue, puisqu'elle compte 291 pièces. Mais il y manque la principale : le Traité de la Vraie Dévotion. Disparition presque aussi inexplicable que l'absence totale de recherches ou du moins d'inquiétudes au sujet du précieux manuscrit. Le démon pouvait bien triompher. Il tenait le Traité profondément enseveli dans les ténèbres et le silence d'un coffre, afin qu'il ne paraisse pas ». (Vraie Dévotion, n° 114.) Satan ne redoutait rien tant que sa publication.
Finalement, le 22 avril 1842, un religieux montfortain ayant besoin de documents pour composer un sermon sur la Très Sainte Vierge, alla chercher, à la bibliothèque commune, dans une caisse ou un placard, contenant un grand nombre de vieux cahiers et de livres tronqués. Il tomba sur un manuscrit dont les pages jaunies trahissaient l'antiquité. Après en avoir lu quelques pages, il le prit, espérant en tirer quelques services pour la composition de son sermon. Il lut par hasard le passage où l'auteur parle des missionnaires de la Compagnie de Marie, et il reconnut le style et les pensées de l'Allocution du Père de Montfort à ses missionnaires. Dès lors, il ne douta plus que ce cahier ne fût de lui. Il le porta au supérieur de ce temps-là qui, lui, reconnut parfaitement l'écriture du Bienheureux. Ne venait-il pas, en effet, de suivre cette écriture tout le long des 291 pièces réunies dans le procès ?...
Les quelques missionnaires qui avaient échappé à la mort avaient eu trop à faire pour réorganiser la bibliothèque. Les bouleversements et les changements du personnel entraînèrent l'oubli de plusieurs traditions et personne ne savait plus ce que ce manuscrit était devenu.
En annonçant ces persécutions contre son petit écrit, Montfort avait ajouté : « Mais qu'importe ! Mais tant mieux ! Cette vue m'encourage et me fait espérer un grand succès. » (n° 114.)
Cette prophétie s'est encore réalisée. Car, sortant des ténèbres et du silence d'un coffre, le manuscrit fut publié dès le début de l'année 1843. L'année suivante, nouvelle édition. En 1900, on pourra compter au moins seize éditions françaises, quatre anglaises, quatre italiennes, trois polonaises, deux canadiennes, deux hollandaises, une allemande, une espagnole et une américaine. Et de nos jours cette diffusion est au moins triplée.
Enfin, pour que tous les lecteurs de la Vraie Dévotion puissent consulter eux-mêmes le texte original du saint missionnaire, ce texte a été photographié page par page et reproduit sur des clichés en cuivre. Et l'année centenaire 1942 a vu la première publication de ce manuscrit multiplié.
 
« MARIOLOGIE MONTFORT AINE. Commentaire du Traité de la Vraie Dévotion. »
Les Traditions Françaises, Editeurs, p. 31-34.

XIX. — CARACTERE LITTERAIRE
 
par
Edmond Joly
 
 
C'est dans le Traité de la Vraie Dévotion à la Sainte Vierge — titre que lui ont donné les premiers éditeurs — que Montfort justifie et expose ce que doit être la dévotion à Marie pour nous conduire à Jésus-Christ.
Il y a, autour de ce « petit livre », un concert de louanges, qui s'expriment en phrases d'anthologie.
« Son « Traité de la Vraie Dévotion à la Sainte Vierge » est une somme accessible et maniable de la pensée de l'école française. » (Albert Garreau : Histoire mariale de la France, p. 146.)
« C'est un des plus beaux livres de spiritualité qui soient, un des plus essentiels avec l'Imitation et l'Introduction de saint François de Sales. » (Louis Chaigne : Le Bienheureux Louis Marie Grignion de Montfort, p. 118.)
« C'est la plus puissante synthèse que je connaisse des principes de la théologie mariale. » (Cardinal Charost.)
Nous citons plus longuement Edmond Joly à qui L. Chaigne dédiait ainsi sa vie de Montfort :
A la mémoire d'
EDMOND JOLY
qui avait rêvé d'écrire cette biographie
et qui vécut l'idéal même de Montfort.
 
Et, comme Montfort, il mourut en serrant dans sa main une statuette de la Sainte Vierge.
 
 
Saint Louis-Marie Grignion de Montfort, apôtre, ascète, poète, dramaturge, sculpteur, architecte... pour la gloire de la Madone dont il se dit l'esclave en toute manière et jusque dans sa signature. Rien de frappant comme l'anachronisme d'une telle physionomie à l'aurore de ce XVIIIe siècle qui réalisera la perfection de l'esprit sans le cœur, supprimera la poésie pour la plus savante des proses et reniera l'amour pour une luxure devenue, elle aussi, une manière de science bientôt délirante et atroce. La pensée mariale est la fleur du christianisme ; sa disparition, dans une certaine classe d'esprits, entraînera une résurrection de l'âme païenne qui célébrait ses dieux morts dans les débauches et les supplices. Mais le peuple de France, abandonné d'une élite oublieuse de ses devoirs, demeure croyante et répond toujours à l'appel de Marie. C'est par elle et pour elle que Grignion de Montfort conserve à la piété les provinces de l'Ouest. Une vocation étrange, toute personnelle, associant au zèle apostolique l'esprit des anciens bâtisseurs d'églises et celui des trouvères, le retrempe au plus profond de la race. La formation sacerdotale du séminaire de Saint-Sulpice lui permet d'échapper à la bise janséniste comme à l'influence de cette réaction contre le quiétisme qui diminue alors la mystique française par un contrôle trop étroit de ses élans. La ferveur mariale de Grignion de Montfort se condense dans un chef-d'œuvre très longtemps méconnu, le génial petit « Traité de la vraie dévotion à la Sainte Vierge ». L'accent en est unique, la syntaxe particulière, avec un choix de mots recevant un sens inattendu par l'usage qui en est fait. C'est un peu le secret du Greco réduisant sa palette à quelques tons essentiels dans un dessein d'ardeur. Le pieux serviteur de Marie rencontre dans le travail apostolique les mêmes éléments d'inspiration qu'un Dante ou qu'un Gœthe : faute des hommes, problème du mal, urgence du bien...
 
« THEOTOKOS. Après le Concile d'Ephèse. La Mère de Dieu dans la Pensée, l'Art et la Vie. »
Editions Spes, 1932, pages 182 et 183.
 

XX. — FILIATION : LE DERNIER DES GRANDS BERULLIENS
 
par
Henri Bremond
de l'Académie française
 
On ne regrettera jamais assez que la mort n'ait pas permis à l'abbé Bremond de poursuivre son œuvre monumentale : Histoire littéraire du sentiment religieux en France depuis la fin des guerres de religions jusqu'à nos jours. Nous y avons perdu sur Montfort le portrait en pied du mystique qu'annonçait le neuvième volume : « N'ayant ici qu'à tracer la courbe de l'évolution qu'a suivie la piété mariale en 1656 au milieu du XVIIIe siècle, je ne m'arrêterai pas plus longuement à ce petit livre (le Traité de la Vraie Dévotion à la Sainte Vierge), qui, du reste, a fait déjà l'objet d'un travail extrêmement remarquable. (La vie spirituelle à l'école du Bienheureux L.-M. Grignion de Montfort, du T. R. P. Antonin Lhoumeau). Aussi bien, retrouverons-nous Grignion de Montfort quand nous étudierons la survivance de la tradition mystique pendant le xvme siècle. » T. IX, chap. III, p. 272.
Du moins, sa célébrité sur la question à laquelle il a consacré sa vie a-t-elle introduit et acclimaté dans un public d'élite des idées essentielles : la filiation bérullienne de Montfort, le caractère progressif et non dégressif de sa dévotion mariale, sa parfaite orthodoxie, son exposé populaire.
 
 «... Parmi les rares Français du XVIIe siècle qui figurent dans le catalogue des saints et des bienheureux, trois au moins — Vincent de Paul, Jean Eudes, Louis-Marie Grignion de Montfort -— dépendent étroitement de Bérulle et de l'école française.  « De tant et de tant d'ouvrages qui ont propage la tradition de cette école, il n'en est sans doute pas un qui soit aujourd'hui plus répandu que le Traité de Montfort, sur la Dévotion à la Sainte Vierge. Une élite seule reste fidèle à Bérulle, à Condren, je dirai même à M. Olier et au P. Eudes, tandis que le Traité de Montfort, publié pour la première fois en 1842, a eu plus de trente éditions, dont la dernière, tirée à 10.000 exemplaires, a été enlevée en l'espace de deux ans et quelques mois... (p. 435-436).
« En vérité, certaines congrégations religieuses ont une bizarre façon d'honorer leurs fondateurs. Les eudistes ont laissé dormir pendant deux siècles la plupart des ouvrages du P. Eudes ; le chef-d'œuvre de Grignion de Montfort, une merveille, comme nous le verrons, a été trouvé, manuscrit, dans un grenier, sous le règne de Louis-Philippe ; en 1918, Vincent de Paul circule sous le manteau... (T. III, 1re partie, chap. IV, p. 245).
« Pour des raisons qui nous échappent, les eudistes des XVIIe et XVIIIe siècles n'avaient publié que d'insuffisantes brochures sur la carrière, pourtant si remplie, de leur fondateur... Quoiqu'il en soit, nous tenons enfin (1905-1908) une vie complète du P. Rudes. Près de trois mille pages, que nul bon esprit ne s'avisera de trouver trop longues, et qui font honneur soit à la formation littéraire, soit à la critique des eudistes contemporains... Et coup sur coup, dans l'espace de quelques années (1905-1911) nous avons vu paraître douze forts volumes, tout à fait dignes de prendre place entre le François de Sales d'Annecy et les publications des jésuites espagnols...
« En même temps se développe, chez les disciples du B. Grignion de Montfort, une propagande parallèle, plus active encore peut-être et qui, chaque jour, gagne du terrain. (T. III, Ière partie, chap. II, p. 583-590).
« Si la poésie populaire est riche de poésie, la dévotion populaire l'est également d'une religion qui nous paraîtrait toute pure, voire sublime, si elle savait s'exprimer. Les aigres censeurs qui passent tous les mots et tous les gestes au crible d'une théologie exacte, risquent d'envoyer pêle-mêle au feu le bon grain avec l'ivraie. Mais non pas les vrais maîtres spirituels, infiniment respectueux de ce qui leur échappe fatalement dans l'intimité des âmes, moins soucieux de trancher une végétation surabondante que de greffer sur elle, pour ainsi dire, la vie plus pure, la mystique plus haute, le théocentrisme plus rigoureux, que ces folles branches appellent souvent, même quand elles semblent s'y refuser. C'est là précisément ce qu'a réalisé avec une aisance merveilleuse et, dès avant la fin du XVIIe siècle, le maître par excellence de la dévotion mariale, le bienheureux Grignion de Montfort, qui est tout ensemble le dernier des grands bérulliens et un insigne missionnaire. Dans son traité de la Vraie Dévotion à la Sainte Vierge, la dévotion des élites et la dévotion des foules se rencontrent, elles se fondent l'une dans l'autre, précieux chef-d'œuvre duquel on ne saurait dire s'il est plus bérullien que populaire, ou inversement...
« Il va du reste sans dire qu'au témoignage de Montfort, que j'ai préféré parce qu'il me paraît plus significatif, il faut joindre celui des autres spirituels contemporains, de Boudon, de Fénelon par exemple, et, plus tard, du P. Grou. Ni aux uns ni aux autres, la dévotion médiévale (ou bernardine, ou populaire) à la Sainte Vierge ne paraît une gêne, encore moins un épouvantail. Dans leur enseignement comme dans leur expérience intime, elle se plie sans le moindre effort à toutes les exigences de la haute contemplation et du pur amour.
« Il est piquant (et triste, puisque Flachaire n'est plus là pour corriger cette méprise), que le Traité de la Vraie Dévotion l'ait confirmé dans sa théorie de la décadence croissante, au lieu que, pour moi, ce même livre prouverait presque à lui seul le progrès que j'ai dit. Je m'explique, d'ailleurs, fort bien l'erreur de ce jeune savant. Montfort est l'apôtre de « l'esclavage à Marie », et Flachaire ne voit, dans la notion même et dans la pratique de « l'esclavage » que puérilité superstitieuse. Il aurait bien dû savoir pourtant que cette dévotion est foncièrement bérullienne, quoique Barry et Poiré se la soient appropriée. C'est même par là que les adversaires de Bérulle avaient espéré le perdre. Triste manœuvre sur laquelle il est inutile d'insister. Flachaire a aussi été égaré par l'édition du Traité qu'il avait en main, celle de Rennes, 1891, accompagnée d'une étude malheureuse de l'abbé Didiot. (Cf. la critique de cette étude dans le livre du P. Lhoumeau, pp. 106-146). Il l'a été de même par les condamnations successives qui ont été portées contre la dévotion à l'esclavage, condamnations tapageusement orchestrées par Baillet : décret de 1673, abolissant les sociétés italiennes d'esclaves de la Mère de Dieu et interdisant le port des chaînettes ; décret postérieur de quelques mois, condamnant tous les livres « de l'esclavage ». Je n'ai pas à discuter les abus qu'ont voulu supprimer ces différentes mesures ; mais sur la pleine orthodoxie de la dévotion prise en elle-même et entendue comme l'entendent Bérulle d'abord, puis Montfort, aucun doute n'est possible (Cf. Lhoumeau, ib.). Aussi bien Montfort est-il béatifié et le pape Pie X recommande-t-il « très vivement Je Traité... si admirablement écrit par le Bienheureux »... Le port des « chaînettes » est une pratique accessoire, ni plus ni moins superstitieuse que le scapulaire... (T. IX, chap. III, p. 272-273 et note 1, p. 173).
 
ANTHOLOGIE DES ECRIVAINS CATHOLIQUES, PROSATEURS FRAN­ÇAIS DU XVIIe SIECLE.
Crès et Cie, Paris 1919.
et HISTOIRE LITTERAIRE DU SENTIMENT RELIGIEUX.
Librairie Bloud et Gay, 3, rue Garancière Paris 1932.

XXI. — DOCTRINE
 
par
le Cardinal Mercier
Archevêque de Malines
 
En quoi consiste cette dévotion mariale montfortaine, contenue dans le Traité, connue sous le nom de saint esclavage, et en laquelle Bremond reconnaît de plein épanouissement du culte de Notre Dame ?
Il existe sur le sujet un livre définitif : « La vie spirituelle à l'école du Bienheureux de Montfort », par le R. P. Antonin Lhou­meau, s. m. m., auquel on pouvait emprunter la réponse à cette question.
A cause de la haute autorité du Cardinal Mercier, on citera ici un extrait d'une lettre pastorale de l'archevêque de Malines, qu'il faudrait lire en entier, parce qu'elle rattache le saint esclavage à toute l'économie de la sanctification.
Pour le Cardinal, médiation universelle de Marie et saint esclavage n'étaient que les deux aspects d'un même problème, l'un théorique, l'autre pratique : la vraie dévotion, c'est la conséquence dans notre culte mariai de la médiation universelle.
Promoteur de cette médiation, il devait l'être de la Vraie Dévotion. Aux journées mariales d'Anvers (1924) il disait à ses prêtres : « Je suis venu ici pour vous demander à tous un service : que vous vouliez bien pratiquer et propager la vraie dévotion à la Sainte Vierge, selon la méthode du Bienheureux Grignion de Montfort. »
 
 
« Le mot « esclavage » effarouche parfois des esprits mal avertis. Pour ma part j'avoue qu'il me heurta jadis.
C'est que l'esclavage éveille communément le souvenir du despotisme païen, sous lequel l'esclave était considéré comme la chose de son maître, dont il avait à subir la loi et les caprices : il évoque aussi l'idée des marchés hideux d'Afrique, où femmes et enfants sont vendus à l'encan comme du bétail : d'où la tendance à croire que, se constituer volontairement esclave, ce serait renoncer à cette liberté des enfants de Dieu dont nous sommes si justement fiers, abdiquer notre personnalité morale, déchoir.
On n'ose, il est vrai, tirer résolument cette conclusion : une voix secrète avertit qu'un Bienheureux dont les écrits ont été jugés irréprochables par l'Eglise ; dont Elle autorise le culte public ; qui entraîne à sa suite une légion de fervents et saints disciples ne peut être une doctrine qui serait spirituellement avilissante ; mais il n'empêche que le mot esclave mal compris fait peur, arrête de pieux élans, paralyse chez beaucoup l'essor de la' dévotion totale à la Sainte Vierge Marie.
Il y a des esclaves qui le sont par contrainte et que leur maître exploite ou brutalise ; il y en a qui se constituent tels de leur plein gré et pour lesquels le maître est un garant de stabilité de vie économique, une protection, une providence.
Le religieux renonce volontairement à la libre disposition de son avoir, afin de vaquer plus aisément, à l'abri des soucis matériels, au service du bon Dieu. Ce religieux se fait esclave au sens économique du mot, mais il en devient spirituellement plus libre ; son apparente servitude est un profit.
En termes plus généraux, l'esclave conscient et volontaire est celui qui, défiant de sa faiblesse, demande à s'appuyer sur un bras plus vigoureux que le sien, afin de marcher d'un pas plus ferme et plus sûr.
Et lorsque ce bras est celui d'une mère et d'un père, l'esclavage est un esclavage d'amour.
C'est de pet esclavage que parle Grignion de Montfort.
Il a pour but de nous arracher à nos misères, de remédier à notre état de faiblesse, de nous faire trouver dans le cœur et dans les bras d'une mère, toute puissante sur le Cœur de Dieu, sécurité et liberté.
Il est un engagement irrévocable au service de Dieu, sans préoccupation mercenaire, par filial amour : il est cela, il n'est que cela.
Par lui, l'âme se fixe dans la donation qu'elle fait d'elle-même à l'Esprit de Dieu : il est « spirituel ». Il s'inspire de la plus pure charité : il est « saint ». Il libère le cœur des chaînes de l'égoïsme : il est « volontaire », et réalise les conditions les plus propices à la vraie liberté.
« Savez-vous bien, demande sainte Thérèse, ce que c'est qu'être vraiment spirituel ? C'est se faire l'esclave de Dieu, et, comme tel, porter sa marque, qui est celle de la croix ; c'est Lui abandonner tellement notre liberté, qu'il puisse nous vendre comme II a été vendu Lui-même pour le salut du monde. C'est croire qu'en nous traitant de la sorte, Il ne nous fait aucun tort, et nous accorde au contraire une grande faveur. »
Ne nous laissons donc pas épouvanter par les apparences d'un mot. Visons au réel ; pénétrons-nous du sens de l'Evangile. Tenons-nous pour ce que nous sommes, faibles, et somme toute, toujours misérables.
Faisons-nous résolument « les esclaves de Dieu », « les esclaves de Marie ». Livrons-nous filialement, mais sans réserve, à la sollicitude de notre Mère. Dans notre vie spirituelle, abandonnons-lui nos tâtonnements du début, nos progrès, le présent, l'avenir ; dans nos travaux, dans nos épreuves, tenons-nous sous le manteau de sa protection maternelle.
Nous surtout, prêtres du Seigneur, soyons à la fois les disciples et les propagateurs de la « vraie dévotion » ; il y va de notre sainteté personnelle ; il y va du succès de notre action pastorale.
Une fois tout à Marie, vivons en paix ; que rien, ni du dehors, ni du dedans ne trouble notre sérénité. Nous sommes sous la garde de la plus puissante et de la plus aimante des Mères, maintenant et pour l'heure de notre mort.
Je ne sache pas qu'il y ait un acte plus compréhensif de ce que l'âme peut vouer à Dieu et au Christ, que cet acte de renoncement ou « d'esclavage », tel que l'entend le Bienheureux de Montfort.
L'empire de la charité croît dans la mesure où s'efface l'égoïsme.
Les conseils évangéliques, tels qu'ils sont couramment pratiqués, comportent le renoncement aux biens extérieurs, aux satisfactions des sens, à l'indépendance de la volonté personnelle.
La dévotion du Bienheureux va plus loin : elle renonce même à la libre disposition de tout ce qui, dans notre vie spirituelle, est susceptible d'être objet de renoncement. Sans doute, notre mérite, au sens strict du mot, titre de justice à la gloire éternelle, est inaliénable, rigoureusement personnel ; mais nos mérites satisfactoire, c'est-à-dire nos titres à  la remise des peines encore dues pour l'expiation des péchés pardonnes ; notre puissance d'impétration « mérites impétratoires », c'est-à-dire nos titres à l'obtention de faveurs célestes ou de secours temporels pour nous ou pour autrui, ne nous sont pas personnels au point qu'il nous soit impossible d'y renoncer. Si je puis y renoncer, dit Montfort, j'y renonce, persuadé que, moins je m'immiscerai de moi-même dans l'œuvre de mon salut, mieux je me prêterai à l'action efficace et plénière de Celui qui seul est la Voie, la Vérité et la Vie.
Oh oui, il va loin l'abandon que nous prêche le Bienheureux et dont il nous donne l'exemple ; il va, semble-t-il, à l'extrême. Dieu seul pour chaque âme en mesure la portée. Dieu seul le réalisera en conformité avec son dessein sur chacun de ses élus, à la condition qu'ils se laissent conduire et aimer par lui.
Mais n'est-ce pas, précisément, ce à quoi aspirent à notre époque les âmes généreuses. A mesure que se font plus rares les vrais disciples du Christ, ne semble-t-il pas que ceux qui veulent Lui rester irrévocablement fidèles éprouvent davantage le besoin de tout Lui donner, de tout Lui sacrifier ? Elles sont légion les âmes qui, sans toujours bien comprendre la portée de leurs aspirations profondes, brûlent de s'offrir en « Hostie », en « Victime », pour l'humanité. N'est-ce pas l'Esprit Saint qui épanche en elles ses gémissements intraduisibles ; selon la déclaration de l'apôtre saint Paul : « Ce que nous aurions à demander, pour bien faire, nous ne le savons pas ; mais l'Esprit Saint Lui-même se charge de le demander pour nous au moyen d'aspirations qu'aucune forme n'est capable d'exprimer ». « Quid oremus, sicut oportet nescimus, sed ipse Spiritus Sanctus postulat pro nobis gemitibus inenarrabilibus. »
La consécration de soi-même à Jésus par Marie répond à ce besoin des âmes.
Il y avait chez Grignion de Montfort, en même temps qu'une âme de saint, un tempérament de prophète.
La prière brûlante par laquelle il demande à Dieu des missionnaires pour sa Compagnie de Marie, est autant une vision sur l'avenir qu'un appel à l'apostolat. Son introduction au « Traité de la vraie dévotion à la Sainte Vierge » s'achève sur cette conclusion d'allure prophétique : « Marie a été inconnue jusqu'ici et c'est une des raisons pourquoi Jésus-Christ n'est point connu comme II doit l'être. Si donc, comme il est certain, la connaissance et le règne de Jésus-Christ arrivent dans le monde, ce ne sera qu'une suite nécessaire de la connaissance et du règne de la Très Sainte Vierge Marie, qui l'a mis au monde la première fois et le fera éclater la seconde. »
L'avenir, mes bien chers Frères, est le secret de Dieu. Ne nous attardons pas à le deviner.
Mais préparons-le.
Laïques et ecclésiastiques, soyons des apôtres de Marie. Soyons ses enfants et vouons-lui un culte total où, par le renoncement le plus complet possible à ce que nous avons et à ce que nous sommes, nous lui appartenions, nous lui soyons irrévocablement abandonnés, afin qu'elle, Mère de Miséricorde, nous fixe en Jésus et qu'au jour où finira notre exil, elle vienne maternellement au devant de nous, nous offrant elle-même le fruit de ses entrailles notre Sauveur Jésus, qui fera notre gloire « et Jesum benedictum, fructum ventris tui, nobis post hoc exilium ostende. »
 
LETTRE PASTORALE : « La Médiation universelle de la Très Sainte Vierge et la Vraie Dévotion à Marie selon le Bienheureux L.-M. GRIGNION DE MONTFORT. »
Novembre 1924.

XXII. — MYSTIQUE
par
le R. P. R. Garrigou-Lagrange 0. P.
Professeur de dogme et de théologie mystique
à l'Àngelico, Rome
 
 
 
La dévotion mariale Montfortaine n'est pas ce qu'on nomme communément une pratique de piété; elle n'est pas non plus seulement une doctrine ascétique; elle est encore, bien comprise et généreusement pratiquée, une mystique mariale, une voie à la contemplation et à la grâce d'intimité mariale, où elle conduisit un Montfort qui chantait:
 
« Voilà ce qu'on ne pourra croire:
Je la porte au-dedans de moi,
Gravée avec des traits de gloire
Quoique dans l'obscur de la foi. »
 
C'est ce caractère qu'a mis davantage en lumière dans plusieurs de ses livres de mystique et de dogme (Perfection chrétienne et contemplation; La Mère du Sauveur et notre vie intérieure, etc..) un des plus remarquables philosophes et théologiens de notre temps, le R. P. Réginald Garrigou-Lagrange.
 
 
Dans son Traité de la vraie dévotion à la Sainte Vierge, le Bienheureux Grignion de Montfort a justement distingué plusieurs degrés de la vraie dévotion à la Mère de Dieu. Il ne parle que rapidement, ch. III, des formes de la fausse, qui est tout extérieure, présomptueuse, inconstante, hypocrite ou intéressée ; il ne considère guère que la vraie.
Ainsi que les autres vertus chrétiennes, elle grandit en nous avec la charité, qui est d'abord celle des commençants, puis des progressant et des parfaits.
Au premier degré la vraie dévotion à Marie consiste à la prier de temps en temps avec recueillement, par exemple à bien dire l'Angelus, quand il sonne. Au second degré, elle devient le principe de sentiments plus parfaits d'estime, de Vénération, de confiance et d'amour, qui portent, par exemple à bien dire le chapelet ou même le rosaire chaque jour. Au troisième degré, elle porte à se donner tout entier à la Sainte Vierge en se consacrant à Elle, pour être tout entier par elle à Notre-Seigneur.
Cette consécration consiste à promettre à Marie de recourir finalement et constamment à elle et de vivre dans une habituelle dépendance à son égard, pour arriver à une plus intime union avec Notre-Seigneur et par lui avec la Sainte Trinité présente en nous...
Une âme fidèle à la dévotion dont nous venons de parler fait toutes ses actions par Marie, avec elle, en elle et pour elle, et arrive ainsi à une grande intimité avec Notre-Seigneur.
Les fruits supérieurs de cette consécration, lorsqu'on en vit pleinement, sont les suivants par rapport à l'humilité, aux trois vertus théologales et aux dons du Saint-Esprit qui les accompagnent. On reçoit peu à peu une participation à l'humilité et à la foi de Marie, une grande confiance en Dieu par elle, la grâce du pur amour et de la transformation de l'âme à l'image de Jésus-Christ...
 
Dans cette voie, la charité s'épanouira de plus en plus, sous l'influence de celle qui est appelée Mater pulchrae dilectionis (Eccli, XXIV, 24)...
Certaines âmes reçoivent une vie d'union à Marie par une grâce spéciale, au sujet de laquelle le P. E. Neubert, marianiste, a réuni plusieurs témoignages très significatifs. Il faut aussi citer sur ce point L'Union mystique à Marie, écrit par une recluse flamande qui l'a personnellement expérimentée, Marie de Sainte-Thérése (1623-1677).
Le P. Chaminade, qui exerça le ministère avec le plus grand zèle à Bordeaux pendant la Dévolution française, et qui fonda les Marianistes, eut aussi cette expérience. Il a écrit: « Il est un don de présence habituelle de la sainte Vierge comme il est un don de présence habituelle de Dieu... très rare, il est vrai, accessible cependant à une grande fidélité. » Comme l'explique le P. Neubert, qui rapporte ce texte (lec. cit. p. 15), il s'agit de l'union mystique normale et habituelle à Marie.
Le vénérable L. Ed. Cestac eut aussi ce don et disait: « Je ne la vois pas, mais je la sens comme le cheval sent la main du cavalier qui le mène, (cité ibid. p. 19).
Il est donné à ces serviteurs de Dieu de prendre ainsi conscience de l'influence qu'exerce constamment Marie sur nous en nous transmettant les grâces actuelles qui assurent une constante fidélité...
C'est ici que nous saisissons les rapports profonds de la Mariologie et de la vie intérieure; vérité élémentaire pour tout chrétien; mais les vérités élémentaires, lorsqu'on les scrute et les met en pratique, apparaissent les plus vitales et les plus hautes, telles celles qui sont exprimées dans le Pater.
 
« MARIOLOGIE. La Mère du Sauveur et notre vie intérieure. »
Les Editions de l'Abeille, 9, rue Mulet, Lyon, 1941. Pages 314-335 passim.

XXIII. — LE PROPHETE DES DERNIERS TEMPS
 
par
le R. P. Antonin Lhoumeau, s. m. m.
 
 
 
 
Entre autres charismes dont fut favorisé le P. de Montfort, ses prédictions multiples au cours de ses missions, forcent d'inscrire d'abord celui de la prophétie.
Ce don prend une plus grande ampleur encore dans son Traité de la Vraie Dévotion. Le T. R. P. A. Lhoumeau a écrit, sous cette impression, un livre qui mérite attention: « La Vierge Marie et les apôtres des derniers temps », livre déjà en germe dans son œuvre capitale: « La Vie spirituelle à l'école du B. L. M. Grignion de Montfort », qui le classe premier des pionniers montfortistes.
 
Ce sera un de ses plus beaux titres à la reconnaissance de ta Compagnie de Marie, d'avoir été, dans la Congrégation et au dehors, l'initiateur de l'étude de Montfort, maître spirituel. Dans la notice qu'il lui a consacrée, le P. F. Fradet s. m. m., écrit très justement : « Disons dès maintenant que la fondation du Règne de Jésus et l'apparition de la Vie spirituelle marquent une date dans notre histoire. »
 
 
Il fut prophète aussi bien que thaumaturge, ce grand serviteur de Marie. C'est peu qu'il ait prédit, comme le montre sa vie, quantité de faits particuliers, et notamment la destinée de son « petit écrit que la rage de l'enfer tiendrait longtemps enseveli dans l'ombre et le silence d'un coffre ». Il annonça bien haut que la dévotion du saint Esclavage se propagerait grandement, non sans attirer à ceux qui l'embrasseraient maintes persécutions et susciter contre eux bien des colères. Il a fait plus encore. Comme saint Jean, auquel il fut si dévot, Montfort sut réaliser dans sa vie cette intimité parfaite avec Marie que laissent entrevoir ces mots presque intraduisibles: Et accepit eam discipulus in sua; et (ressemblance frappante!) comme saint Jean aussi, il eut des vues prophétiques sur les derniers âges de l'Eglise. L'apôtre nous a donné l'Apocalypse, où la Mère de Dieu à sa place ; notre Bienheureux a écrit son TRAITÉ, où il annonce que dans les derniers temps Marie doit former de grands saints, les armer pour la lutte suprême et préparer le règne final du Christ. Est-il téméraire de penser que cette Reine des Prophètes ne fut pas étrangère aux révélations qu'eurent ses fils bien-aimés, et qui, en partie, la concernaient elle-même?
Les commentateurs expliquent comment l'Apôtre, dans son Evangile, s'élève d'un premier vol au-dessus des créatures jusqu'au sein du Père pour contempler le Verbe : In principio erat Verbum. C'est aussi dans ces hauteurs célestes, dans ces splendeurs de la divinité que s'offre à saint Jean la vision de l'Apocalypse, où lui apparaît la sainte Vierge. Il la voit comme la Femme revêtue du soleil, ayant la lune sous ses pieds et couronnée de douze étoiles. Sa lutte avec le dragon se déroule, il est vrai, ici-bas; mais elle est retracée sous des figures grandioses et mystérieuses qui maintiennent nos regards comme entre ciel et terre. Marie combat contre Satan, mais en Souveraine qui domine les attaques et les colères du dragon, aussi bien que le cours des événements.
Le Bienheureux de Montfort s'inspire de cette vision qui retrace l'histoire de l'Eglise militante; mais il en considère la réalisation selon les procédés de la divine Sagesse dont Marie est le Trône. Il s'est familiarisé avec les vues de cette Sagesse, qui dans ses œuvres atteint d'une extrémité à l'autre et sait relier la fin au commencement: attingens a fine usque ad finem.
Dans la conduite des choses aussi bien que des personnes, rien ne peut entraver sa puissance à la fois douce et forte : fortiter suaviterque disponens omnia. C'est dans cette lumière spéciale qu'il contemple Marie et son rôle providentiel. C'est par Elle, dit-il, que le Sauveur est venu en ce monde en se faisant Homme, et c'est Elle aussi qui préparera son second avènement à la fin des temps.  Alors Elle  luttera contre le dragon, l'antique Serpent; mais ce ne sera pas un simple épisode de sa vie, une rencontre accidentelle; ce sera la continuation et l'achèvement de sa mission divine; car Dieu l'a posée, dès le Paradis terrestre, comme l'adversaire personnelle de Satan dont finalement Elle écrasera la tête. Cette ampleur de perspective, qui embrasse à la fois le passé et l'avenir, qui relie les derniers âges du monde aux premiers et nous montre dans toute son étendue le plan de la divine Sagesse sur Marie, est assurément d'une originalité et d'une magnificence extraordinaire; et c'est en cela qu'entre tant d'autres vues prophétiques se distinguent celles du Bienheureux de Montfort.
 
« La Vie spirituelle à l'école du B. L. M. GRIGNION DE MONTFORT. »
H. Oudin, Poitiers 1904, p. 15 et 16.
« LA VIERGE MARIE et les Apôtres des derniers temps, d'après Louis-Marie de Montfort. »
Maison Mame, Tours, 1919, p. 34-35.

XXIV. — L'AMOUR DE LA SAGESSE ETERNELLE
 
par
Daniel-Rops
 
 
On défigurerait le visage de Montfort, maître spirituel, si on ne tenait compte d’un autre livre : « l'Amour de la Sagesse éternelle » qu'il a traduit dans sa vie active, par son amour de la croix, ses plantations de calvaires, sa fondation des Filles de la Sagesse, comme il a exprimé sa Vraie Dévotion, dans son culte de la Vierge, sa prédication du rosaire, sa Compagnie de Marie.
Comme H. Bremond, Daniel-Rops aura servi la cause de Montfort spirituel, auprès d'un certain public, en l'introduisant dans sa galerie des « Mystiques de France ». Il y ajoute d'attirer l'attention sur le livre, moins populaire, de l'Amour de la Sagesse éternelle et en faisant la synthèse des deux éléments de la spiritualité montfortaine.
Cela n'est sans doute pas étranger à la dédicace que Raymond Christoflour lui a faite de son « Grignion de Montfort » : à Daniel-Rops, admiration et amitié.
 
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Un personnage curieux, une sorte de bonhomme médiéval égaré au XVIIIe siècle, tel nous apparaît, à vue rapide, Louis-Marie Grignion de Montfort... Ne méconnaissons pas le pittoresque, le saint pittoresque de sa vie; mais ne nous y tenons point... Grignion de Montfort nous retient par autre chose : par cette puissance intellectuelle à laquelle Bremond rendait hommage, le plus bel hommage qu'il sût, en écrivant de lui « le dernier des grands bérulliens ». Et, plus encore peut-être, par cet équilibre entre action et spéculation, dont nous savons que c'est trait de haut mystique, et de mystique français en particulier. L'Eglise, en le béatifiant, a sans doute confirmé en gloire, plus que l'étrange piéton des routes de Vendée, l'initiateur d'une mystique à forme très définie, d'un système de spiritualité nouveau.
Né en 1673 (il mourra en 1716), Grignion de Montfort n'appartient plus à la puissante cohorte qui, dans la première moitié du XVIIe siècle, gravit par masse compacte les hauts lieux de l'esprit. S'il en procède, nous allons le voir, il fait plus ou moins figure d'isolé, en cette période où le grand siècle s'achève dans le lugubre deuil et la profonde lassitude. Bientôt, la Régence va masquer sa réaction contre ce que respectait le temps du Roi Soleil. Quand meurt notre bienheureux, Voltaire déjà respire. Il y a quelque chose d'attardé en lui, l'apôtre des derniers temps...
« Insigne missionnaire », dit encore de lui Bremond. C'est vraisemblablement l'aspect le plus caractéristique de son apostolat. Tout au long de sa brève vie, nous le voyons sans cesse en mission, allant porter l'Evangile là où il est le plus nécessaire de le redire sans cesse, parmi ceux qui se disent et se croient chrétiens... On verra même le saint homme aller arracher des âmes au démon luxurieux jusqu'en des maisons hospitalières, où il n'est point usuel de rencontrer des soutanes. Cette charité ne va pas sans de saintes violences. Voit-il deux duellistes ? il se jette entre eux. Entend-il de jeunes mirliflons tenir à des lavandières des propos déshonnêtes? il sort sa discipline et en poursuit les galants... C'est vraiment la Sagesse de Dieu qui anime cet étrange corps. Tel il a défini « l'apôtre des derniers temps », tel il est rigoureusement.
C'est — faut-il le dire — un genre de sagesse que les autorités constituées n'ont coutume de vénérer que longtemps après, canonisée et devenue incapable de troubler la tranquillité bien pensante. Les évêques sur le diocèse desquels passait Grignion de Montfort avaient beau être pleins de bonnes intentions à son égard, presque tous finissaient par trouver indiscret un zèle apostolique qui respectait si peu les formes extérieures de la bienséance. A quoi notre bienheureux répondait: « Si la sagesse consistait à ne rien entreprendre de nouveau pour Dieu et à ne point faire parler de soi, les Apôtres auraient eu grand tort de sortir de Jérusalem; saint Paul, en tout cas, n'aurait pas dû faire tant de voyages, ni saint Pierre arborer la croix sur le Capitole. »
Mais l'étude intellectuelle de sa pensée n'est pas moins riche. Certes, Grignion de Montfort s'inscrit dans une suite déjà ancienne. « Grand bérullien », il procède directement d'Olier et d'un autre grand Bérullien, Boudon; sa pensée mariale-se rattache à cette prière où le Père de Condren invoquait « Jésus vivant en Marie ». Mais il a aussi étudié les célèbres Lettres spirituelles du Père Surin, et, par maints traits, se rattache à la dévotion jésuite. Il connaît le P. Chardon et est lié de près à l'ordre de saint Dominique. En même temps, assez franciscain de cœur et d'esprit pour faire le détour d'Assise, lors de son grand voyage, afin de vivre quinze jours à la Portioncule.
II n'est donc pas étonnant qu'on retrouve en sa pensée des éléments qui proviennent d'autrui. La méthode ascétique « se vider de soi-même » n'a rien d'absolument original. Le pur amour, dont il parle si bien, est commun à tous les mystiques. Le « saint esclavage » qu'il préconise est-il bien loin de cette subsistance en Dieu que demandait Chardon; et quand il dit que le vrai chrétien doit être « collé à Dieu », il transcrit en une formule frappante l'adhérence bérullienne — qui adhaeret Domino, dit saint Paul.
L'intérêt de Grignion de Montfort est dans deux apports qu'on peut dire originaux en ce sens qu'avant lui personne n'avait fait, à ce point, de ces deux notions, les foyers de l'ellipse où tournent les âmes mystiques. C'est d'abord la notion de Sagesse, cette Sagesse de Dieu qui s'est manifestée par le Christ, cette Sagesse qui est « folie aux yeux des hommes », par qui le monde a été conçu, organisé, créé, car elle est le Verbe qui était au commencement de tout et se manifeste encore aujourd'hui dans l'âme des élus. Le livre le plus fondamental de Grignion, L'Amour de la Sagesse éternelle, étudie avec une force et une profondeur rares ces arcanes de la volonté divine. Mettre « toute la Sagesse dans les plaies du Christ », comme dit la liturgie de la Sagesse, telle qu'on la célébrait au XVIIIe, c'est vivre le Christianisme dans son intégralité. Doctrine très ancienne, qui procède de saint Paul, de saint Augustin (« Dieu est sagesse, en qui, et de qui, et par qui tous les sages sont sages »), de saint Grégoire, de tant d'autres; elle donne au Verbe toute sa signification; on peut dire, que, par là, la spiritualité montfortaine complète ce qu'il y a parfois de trop humain dans le culte « christocentrique » du xvii" siècle.
Mais, en même temps,... il y associe l'autre élément de sa pensée, la vénération de la Mère du Christ, de Marie...
C'est se donner la possibilité de communiquer, par elle, avec cette réalité ineffable, inaccessible, qui est la Sagesse de Dieu. Médiatrice de l'Incarnation, Marie est aussi médiatrice pour les hommes. « La Vierge Marie, dit la même liturgie que nous avons citée, est la maison d'or de Dieu, recelant en Elle les trésors de la Sagesse céleste ». On peut dire que Grignion de Montfort, en établissant cette synthèse entre le but à atteindre et la voie qui y mène, a instauré, dans la grande suite du mysticisme français, un aspect qui, avant lui, n'existait pas aussi net: la mystique mariale reliant directement l'homme au Verbe. On sait combien ce fleuve, dont nous voyons ici la source, s'est enflé jusqu'à nos jours, et qu'il irrigue aujourd'hui maints cantons, parmi les plus fertiles du mysticisme de France.
 
« MYSTIQUES DE FRANCE. »
Corréa. Paris 1941, p. 227-233.
 

QUATRIEME PARTIE - MORT ET SURVIVANCE
 
 
XXV. — LA MORT DU JUSTE
 
par
Mgr A. Laveille
Vicaire général de Meaux
 
 
 
C'est dans les intervalles de ses dernières missions, à son Ermitage Saint-Eloi de l'accueillante ville de La Rochelle, que Montfort avait rédigé ses manuscrits majeurs : Traité de la Vraie Dévotion, Règle des missionnaires de Marie, Règle des Filles de la Sagesse... Son labeur missionnaire n'était pas sacrifié à l'auteur spirituel. Ces travaux apostoliques avaient fini par avoir raison, avant l'âge, de sa robuste constitution, malmenée par ses effrayantes pénitences et minée par le poison des Calvinistes de La Rochelle.
Montfort meurt à quarante-trois ans, en mission et en missionnaire, qui donne devant les paroissiens de Saint-Laurent-sur-Sèvre, comme si souvent devant d'autres auditoires, mais pour de bon cette fois, « le jeu de la mort du juste ».
Mgr Laveille, le plus fécond hagiographe de son temps, et qui a écrit du P. de Montfort une vie d'excellente littérature, a fait de cette mort et de sa suprême prédication un tableau émouvant.
 
 
Une pleurésie s'était déclarée, et il comprit tout de suite que la mort était proche. Il avait promis de prêcher aux vêpres solennelles. Craignant de compromettre, par son absence, le succès de la journée, il se traîna jusqu'à l'église, malgré son entourage consterné. Quand on le vit en chaire, blême, défait, l'œil éteint, la poitrine sifflante, on se prit à craindre qu'il ne tombât épuisé.
Il parla sur la douceur de Jésus. Tout ce que son âme contenait de dévotion envers le Maître doux et humble qui mourut en pardonnant, tout ce que, depuis tant d'années, elle avait amassé de compassion pour les faibles et de miséricorde pour les pécheurs passa, ce soir-là, dans son discours. On le suivait avec émotion sur les traces du Sauveur attablé chez le publicain, ou incliné, dans un geste de pardon, vers Madeleine; mais quand il en vint à Judas, donnant à Jésus le baiser de trahison, et ne recevant, en échange, que des paroles d'amour, à ces accents du prêtre frappé à mort qui célébrait, dans un dernier souffle, la charité du Dieu martyr, l'auditoire éclata en sanglots.
Ce devait être le suprême triomphe du P. de Montfort. Ayant regagné son réduit, il se coucha, anéanti, sur la paille qui lui servait de grabat, et attendit l'heure de Dieu. Quelques jours après, le mal empirant sans cesse, il consentit, sur l'ordre de son confesseur, à se laisser déposer sur un matelas. C'est dans cet état qu'il demanda lui-même et reçut, avec une angélique piété, les derniers sacrements.
Cet apôtre qui, tout jeune, avait si intrépidement regardé la mort en face, qui avait fait faire à tant de pécheurs l'apprentissage de la lutte suprême, ne pouvait trembler en l'abordant pour son compte.
Le 27 avril, il voulut dicter son testament. Dans l'entière liberté de sa pensée, il disposa de son pauvre bagage de missionnaire en faveur de ses Frères coadjuteurs et de quelques sanctuaires de la sainte Vierge, restaurés par ses soins.
Il attribua néanmoins au P. Mulot, son confesseur, une part de choix, le désignant ainsi comme continuateur de ses œuvres et protecteur de ses fondations. Cette désignation apparut plus clairement encore pendant les dernières heures.
Le P. Mulot, qui ne le quittait guère, le voyant pleinement résigné, lui parla de la perte irréparable qu'allaient faire les missions, puisqu'il ne laissait personne capable de le remplacer. Alors, lui prenant les mains: « C'est vous, dit le mourant, qui continuerez mon œuvre. »
Et, comme le disciple s'excusait sur son peu de force et de capacité : « Ayez confiance, mon fils, reprit le Bienheureux, je prierai pour vous ! » « Ces paroles, a écrit plus tard le P. Mulot, opérèrent en moi un véritable miracle. »
En effet, d’un homme hésitant encore et inexpérimenté, elles firent un supérieur si méritant, qu'on a pu le regarder comme le second fondateur de la Compagnie de Marie.
Quant au serviteur de Dieu, cette assurance montrait qu'il n'avait plus d'inquiétude sur l'avenir de l'Institut La Compagnie de Marie était fondée, et elle vivrait, aussi bien que l'Institut des Filles de la Sagesse: il n'avait plus qu'à mourir.
Il demanda qu'on lui laissât, dans le cercueil, les petites chaînes de fer qu'il portait au cou, aux bras et aux pieds, « voulant, disait-il, mourir comme il avait vécu, en esclave de Jésus-et de Marie. »
D'une main, il tenait le crucifix auquel le Saint-Père avait attaché une indulgence plénière in articulo mortis et, de l'autre, la statuette de la Sainte Vierge qui, depuis de longues années, ne l'avait pas quitté. Il les baisait alternativement, afin de se fortifier contre l'ennemi.
On lui dit qu'une foule de paroissiens, désireux de le voit une dernière fois, se pressaient à l'entrée du logis. Il ordonna de les introduire ; aussitôt, ces pauvres gens se précipitèrent à genoux, implorant sa bénédiction. L'humble prêtre n'osait les satisfaire, sous prétexte qu'il était un trop grand pécheur, mais le P. Mulot lui suggéra de les bénir avec son crucifix, et il s'y prêta de bonne grâce. Il fallut faire place à de nouveaux visiteurs, et cette scène attendrissante se renouvela jusqu'à trois fois.
Ayant si souvent proclamé les bienfaits de la mort qui délivre et qui sauve, le Bienheureux voulut confirmer, par son exemple, les leçons de tout son passé.
Sous l'accablement de la croix, sa vie avait été un chant d'espérance ; ses strophes enflammées avaient redit à tous les échos les grandeurs de Dieu, de Jésus et de sa Mère ; il avait répondu aux bénédictions divines par des chants d'allégresse et aux injures des hommes par des cantiques de résignation ; devant la fureur des éléments et la rage des corsaires, il avait chanté sa confiance au Maître du monde ; il ne voulut pas se taire dans l'angoisse du dernier combat. Se soulevant donc sur son grabat, le crucifix à la main, l'œil rayonnant déjà de visions célestes, il entonna, d'une voix vibrante, le premier couplet d'un de ses cantiques : .
 
Allons, mes chers amis,
Allons en Paradis !
Quoi qu'on gagne en ces lieux,
Le paradis vaut mieux.
 
Pour ce corps brisé, pour cet être de néant, si longtemps le rebut du monde, la transfiguration commençait. Cependant, le disciple n'est pas au-dessus du Maître qui, sous les oliviers de Gethsémani, connut l'horreur de l'agonie sanglante. Tout à coup, à l'enthousiasme du mourant succéda un abattement profond. Après quelques minutes, il se dressa livide, la face contractée, puis, comme s'il eût parlé à un être invisible : « C'est en vain, dit-il, que tu m'attaques. Je suis entre Jésus et Marie. J'ai atteint le terme de ma carrière. Je ne pécherai plus ! »
C'était le dernier effort de Satan ; le grand lutteur venait d'en triompher. La joie de la délivrance parut éclairer ses traits. Peu d'instants après, il entrait dans la paix éternelle. C'était le mardi 28 avril 1716, à huit heures du soir. Le missionnaire avait quarante-trois ans et trois mois.
 
« Le Bienheureux L.-M. GRIGNION DE MONTFORT », d'après des documents inédits. Pages 536-540.
Librairie Ch. Poussielgue, Paris, 1907.

XXVI — LA VILLE SAINTE DE LA VENDEE
 
par
Jean Yole
 
Dans ce qu'on a nommé la petite Suisse vendéenne, Saint-Laurent-sur-Sèvre n'est pas sans attirance pour le touriste. Mais le pays possède une autre aimantation. Il est chargé d'histoire, d'héroïsme, de sainteté. Cela s'inscrit en relief sur son visage par les lignes élancées ou trapues de ses clochers, par ses couvents enclos de hauts murs, par ses jardins et ses charmilles rectilignes. Son cœur, c'est le tombeau du Père de Montfort.
Un fils de cette terre vendéenne, médecin écrivain comme il en est plus d'un et d'illustres, romancier et dramaturge, Jean Yole (D’ Léopold Robert) a chanté sa terre natale (La Vendée, Collection Gens et pays de chez nous. De Gigord, Paris). J. Calvet le définissait un amateur d'âmes. Et c'est bien l'âme de Saint-Laurent, plus que ses hauts murs gris, qui occupe sa méditation dans La Vendée (1936), et déjà dans La Servante sans gages (1928), son âme de capitale spirituelle de la Vendée.
 
 
L'ensemble se dresse, dans son granit rigide, comme un bloc de spiritualité : simple bourgade pareille aux bourgs voisins mais dominée à une telle hauteur par l'église paroissiale, la chapelle de la Sagesse et les clochetons des maisons-mères, que le sens de ce paysage s'affirme avec la rigueur d'une provocation. Les couvents apportent à cet impérialisme religieux leurs grands espaces d'austérité, leurs murs de clôture, taillant large, bousculant les clos voisins.
La ville profane semble à peine tolérée. C'est un amas de maisons grises recevant toutes chaque jour une heure d'ombre sanctifiante et comme agenouillées sous ce geste bénisseur. Le granit empâte leurs arêtes, alourdit leur masse vulgaire, ce granit des coteaux de la Sèvre, si glorieux, si souple à l'église dont il magnifie les formes romanes et qui, là, trop riche de sa belle matière, humilie jusqu'à l'écrasement les seuils bas et les fenêtres communes.
Ce partage inégal s'accepte, ici, sans protestation. L'entassement des demeures particulières autour de tous ces clochers relève d'une harmonie d'un autre âge. L'équilibre s'établit dans le monde des âmes. Il y a là une ordonnance pieuse née d'une aspiration et comme un groupement dans un souci de sécurité.
Toutefois, une telle richesse de pierres saintes déborde trop évidemment les besoins de la cité pour que par delà les coteaux qui l'enserrent on n'en cherche pas l'explication. C'est toute la Vendée qui est à l'entour, la Vendée mystique qui offre ici son plein épanouissement. Vingt cantons à la ronde apportent en tribut à Saint-Laurent les vocations de leurs filles, la jeunesse de leurs écoliers et en reçoivent les grâces de ses pèlerinages. De ce point de vue, les valeurs se rétablissent. Ce débordement spirituel suffit à peine à son emploi. Saint-Laurent demeure la sentinelle vigilante de la Vendée, la paroisse de garde, alertée devant l'ennemi héréditaire.
Les consignes passent dans les carillons qui se répondent sans relâche de beffroi à beffroi, commentant de la même manière l'heure qui senne, accaparant à eux seuls presque tout le silence. Ces appels ininterrompus essaiment ainsi, en tous sens, au hasard du vent, la ferveur des règles conventuelles et le tumulte des solennités liturgiques. Quand les cloches se taisent, les navettes des tisserands terrés dans les sous-sols continuent le carillon sur un rythme pareil, mais moins aisé, comme un écho d'en bas, anhélant, répondant avec peine.
Cette ville fut choisie par les disciples du Père de Montfort pour y édifier ses œuvres près de son tombeau. D'autres lieux où le zèle du saint s'était exercé eussent pu servir de champ à leurs travaux, mais, en quête de sites pittoresques comme les moines bâtisseurs et fondateurs d'ordres, ils se fixèrent là, charmés, aux confins de la Vendée, sur les bords de la Sèvre, la rivière aux menhirs roulants. La parole de l'apôtre l'a fécondée pour de longs siècles. Du temps où il l'évangélisa, elle garde encore intacts sa charge de réserve spirituelle, son grand air de paroisse.
 
« LA SERVANTE SANS GAGES », p. 10-12.
Editions de la Vraie France, 92, rue Bonaparte, Paris-O".

XXVII — MONTFORT DES RELLES VERRIERES
 
par
Georges Claudius Lavergne de l'Académie des Arcades
et Noël Lavergne
 
 
Ce titre, copié sur celui de Notre-Dame de la belle Verrière de Chartres, vient naturellement sous la plume pour son dévot et son pèlerin, par un artiste verrier comme Claudius Lavergne.
A côté des biographies qu'il a suscitées, un des témoignages de la survivance d'un saint, c'est son iconographie, sa variété et sa diffusion.
Sur le Bienheureux P. de Montfort dans l'Iconographie chrétienne, le R. P. F. Fradet s. m. m. avait publié, il y a un quart de siècle, quelques articles dans le Petit Missionnaire de Marie : bulletin de l'Œuvre montfortaine du pain pour les aspirants missionnaires (nov.-déc. 1919, janv.-fév. 1921) qui amorçaient cette étude. Entre parenthèse : quelle main fraternelle ou amie recueillera les Montfortana du P. F. Fradet dispersés ici et là dans différentes revues ?
« Statues et statuettes de toute grandeur et de toute matière, écrivait-il ; bustes, plâtres, tableaux, tailles-douces, peintures sur verre, héliogravures, photogravures, médaillons et médailles, l'art moderne a tout fait pour glorifier le bienheureux de Montfort. Rendons-lui justice : si quelques pièces ont pu justifier la remarque de Mgr Gay : « Peut-on à ce point caricaturer les saints du bon Dieu ? », le plus grand nombre des « portraits », à part, peut-être, l'imagerie pieuse à bon marché, n'est pas indigne de cette noble figure... C'est à la peinture sur verre qu'il nous faut demander les œuvres les plus originales comme les plus considérables qui aient été tentées pour glorifier l'homme de Dieu... Le cadre splendide de la chapelle de Saint-Laurent se prêtait, comme nul autre, à une décoration de ce genre... »
L'exécution en fut confiée à « Claudius Lavergne, élève d'Ingres, ami fervent de Lacordaire, et par l'âme et le talent, vrai frère d'Hippolyte Flandrin » (Henri Bremond), un des plus marquants parmi les peintres verriers du dix-neuvième siècle. Ses ateliers du 74 rue d'Assas travaillèrent non seulement pour la France et pour l'Europe, mais aussi pour l'Australie, le Brésil, l'Argentine.
Cette vaste composition déroule vingt-deux scènes de la vie du P. de Montfort, surmontées chacune d'un épisode parallèle de la vie de Notre-Seigneur, dont elles sont l'imitation ou la transposition concrète.
Cette œuvre est en grande partie de l'inspiration de Julie Lavergne, femme du maître-verrier, la collaboratrice de ses travaux, elle-même écrivain de talent. (Voir : H. Bremond et V. Delaporte : tirés à part des Etudes 1900 et 1903 et C. Lecigne : Madame Julie Lavergne, collection « Femmes de France », n° 9, chez Lethielleux.)
Elle a dit les joies de cette collaboration : « Parmi les heures de bonheur qui nous furent accordées, il en est dont je voudrais fixer le souvenir d'une manière ineffaçable entre toutes : ce sont les heures d'étude, de travail, passées dans le silence des nuits d'hiver...
«... Nous étions seuls, en paix avec Dieu ; alors, au lieu de nous abandonner au repos, nous nous mettions à l'œuvre, et, soldats d'une noble cause, pour bien la servir, nous nous efforcions de la connaître. Alors, à nos yeux ravis, apparaissaient les Saints, ces héros des temps écoulés, et nous les appelions à notre aide pour raviver la foi, l'amour du beau dans ce siècle attiédi... Et souvent un souffle d'enthousiasme passa et entraîna notre pensée. Et le cœur ému, la main tremblante, de nobles pages furent tracées par l'un, transcrites par l'autre... » (Madame Julie Lavergne, par Joseph Lavergne, p. 62-63.)
Ce fut le cas pour les verrières de Saint-Laurent, dont Joseph Lavergne expose l'idée directrice, et Noël Lavergne la suite historique.
 
 
J'ai hâte de parler de la précieuse collaboration de ma mère, dans les recherches nécessaires à la préparation des compositions de mon père.
Souvent il suffisait de vérifier, pour en avoir exactement les termes, un texte bien connu, ou de relire dans l'histoire un passage pour lequel on tenait à s'appuyer sur un bon auteur. Mais bien souvent aussi le programme était complexe et demandait de fixer d'abord une idée générale, puis d'en poursuivre le développement avec sagacité.
C'est ce que fit ma mère en rédigeant le plan iconographique des verrières de la chapelle de la Sagesse de Saint-Laurent-sur-Sèvre. Je vais essayer de le décrire aussi méthodiquement que je pourrai.
La chapelle comprenait une suite de grandes fenêtres géminées et surmontées de rosaces. Au fond de l'abside, il y avait sept fenêtres. Dans la nef, huit fenêtres de quatre baies chacune. Dix autres complétaient dans le transept et à l'entrée du chœur ce magnifique clérestory.
Le programme était de peindre des sujets de la vie de Notre-Seigneur, et de placer aussi dans ces verrières la vie du vénérable Grignion de Montfort. Mais le point essentiel était le vocable de la chapelle et de la congrégation tout entière : La Sagesse.
Dans les sept rosaces du chœur, il était tout indiqué de placer des anges portant sur des phylactères les sept dons du Saint-Esprit et de placer dans la rose centrale le mot Sapientia. Je connais beaucoup d'artistes qui, ayant trouvé ce symbolisme, s'en seraient contentés...
Mais au bas de ce plan grandiose que j'ai sous les yeux et qui est tout entier de la main de ma bonne mère, je lis cette parole de la Sagesse : Attingit ergo a fine usque ad finem fortiter et disponit omnia suaviter. Sans y songer le moins du monde, ma mère, en écrivant cette épigraphe, expliquait ce qu'elle-même avait fait en étudiant à fond ce programme et en fixant, avec une science profonde, le choix des sujets que mon père devait composer. Elle aussi avait tout disposé depuis le commencement jusqu'à la fin avec force et avec suavité.
Elle eut la pensée d'établir entre la vie de Notre-Seigneur et la vie du bienheureux de Montfort un parallèle, et de placer les sujets de manière à réaliser en quelque sorte l'Imitation de Jésus-Christ par le Bienheureux, et elle le fit si heureusement que l'ordre historique ne fut pas altéré.
En dessous des premiers mystères de l'enfance de Notre-Seigneur, on voit l'enfance du Bienheureux. Son premier voyage est en dessous de la fuite en Egypte ; la première étape de sa vocation est en dessous du baptême de Notre-Seigneur ; il fait le catéchisme aux petits enfants en dessous le sinite purvulos venire ad me.
Comme Notre-Seigneur, il guérit des malades. Il va au secours des inondés de la Loire et la tempête s'apaise. Il distribue la sainte Eucharistie dans la même verrière où Ton voit Notre-Seigneur instituer son divin sacrement.
Quelquefois, l'interprétation est plutôt mystique que rigoureuse. Ainsi la mort du Bienheureux n'est pas en dessous de la mort du Sauveur ; elle est en dessous de la tradition des clés, parce que, au moment de mourir, le P. de Montfort a béni d'une façon toute particulière celui qui devait être son successeur et le pasteur du cher troupeau qu'il allait quitter. En dessous des disciples d'Emmaus, on voit le Bienheureux qui donne à manger aux pauvres et aux voyageurs.
La verrière centrale de l'abside représente le sermon sur la montagne, « condamnation de la sagesse humaine et suprême expression de la Sagesse divine », et le motif concordant de la vie du Bienheureux missionnaire breton est la fondation de la Congrégation des Filles de la Sagesse.
Dans les huit verrières de la nef qui doivent représenter chacune quatre figures de saints, le choix des personnages sera dicté par l'interprétation des huit béatitudes que Notre-Seigneur a proclamées dans le Sermon sur la montagne. Les archanges y personnifieront ceux qui ont soif de la justice de Dieu ; les apôtres, ceux qui endurent pour elle toutes les persécutions ; les prophètes et les patriarches, ceux qui ont été récompensés pour leur compassion et leur douceur. Les cœurs purs, ce sont les Vierges ; les pauvres en esprit, les fondateurs d'ordre ; ceux qui pleurent, les pénitents ; enfin, les pacifiques sont les pontifes et les justiciers comme saint Grégoire le Grand et le roi saint Louis.
Quel admirable thème ! Il faudrait en décrire tous les détails en raisonner, en méditer chaque verset.
Parmi les compositions les plus remarquables de cette bel église de la Sagesse je citerai le motif central : le Sermon sur la montagne, où, en dépit d'un meneau qui sépare le sujet en deux et empêche, par conséquent, de placer la figure du Christ au centre du tableau, mon père a donné à son sujet une unité parfaite et un air de grandeur qui correspond à merveille au récit de l'Evangile.
La résurrection de la veuve de Naïm fut aussi un des sujets les mieux traités ; la première pensée de cette composition fut l'œuvre personnelle de ma mère. Le sujet des disciples d'Emmaus fut aussi un des plus saisissants, et cela, en vertu d'une très ancienne préférence de mon père pour l'admirable récit de saint Luc. Il représenta le moment où les disciples reconnurent le Sauveur à la fraction du pain : moment solennel où les disciples sont inondés d'une lumière qui précède la disparition de ce corps glorieux. Dans sa jeunesse, mon père avait fait l'esquisse d'un tableau représentant les trois voyageurs conversant sur la route au coucher du soleil, alors que le Seigneur Jésus, « commençant par Moïse et parcourant tous les prophètes, leur expliquait tout ce qui avait été dit de Lui dans toutes les écritures ».
« Que ce discours dut être merveilleux, me disait mon cher maître, et comme l'évangéliste en donne une grande idée en rapportant simplement ce que les disciples se dirent l'un à l'autre le soir de ce beau jour : « N'est-il pas vrai que notre cœur était tout brûlant en nous, lorsqu'il nous parlait durant le chemin et qu'il nous expliquait les écritures ? »
Toute sa vie mon père a médité ces pages extraordinaires de l'Evangile et il n'est pas étonnant qu'un de ses plus beaux chefs-d'œuvre ait été inspiré de ces courtes mais sublimes narrations.
Ce souvenir m'entraîne bien loin de Saint-Laurent-sur-Sèvre... Je renonce à parler de la vie du Père de Montfort dont les vingt-deux sujets sont tous plus intéressants les uns que les autres.
 
« Claudius Lavergne ». Paris, Bloud et Cie, Libraires-Editeurs. Cha­pitre VIII.
 
 
Vie du bienheureux Louis Grignion de Montfort.
 
Enfance de L. G. de Montfort : il apprend ses prières à sa petite sœur.
En partant pour Paris, il échange ses habits contre ceux d'un mendiant.
Il veille les morts pour gagner sa pension au séminaire.
En route pour Chartres avec un autre pèlerin, le Bienheureux s'attarde en prêchant aux moissonneurs de la Beauce.
Chargé des enfants indociles du catéchisme de Saint-Sulpice, il les charme et les transforme par son ascendant.
Le Bienheureux célèbre sa première messe en juin 1700, à Saint-Sulpice, et fait l'édification des supérieurs du Séminaire.
Nourri de la part réservée à la Sainte Vierge, abbesse du monastère du Saint-Sacrement, il partage son repas avec un pauvre.
Parmi des séminaristes, il désigne prophétiquement plusieurs futurs missionnaires de la Compagnie de Marie.
Il donne l'habit religieux à la Mère Marie-Louise de Jésus, première Fille de la Sagesse.
Le Pape Clément XI bénit le Bienheureux, le détourne des missions étrangères et le nomme missionnaire apostolique pour la France.
A la fin d'une mission, le Bienheureux, la corde au cou, fait amende honorable au Saint-Sacrement.
Il place dans la chaire son crucifix, descend et le montre aux fidèles en «'écriant : « C'est Jésus qui prêche aujourd'hui ! » Plusieurs pécheurs, touchés, reviennent à Dieu (1707).
Le Bienheureux s'incline devant l'envoyé de l’évêque janséniste de Nantes, apportant l'ordre de détruire le Calvaire de Pontchâteau.
A la porte d'un couvent de la rue Cassette, à Paris, il guérit un enfant atteint de la teigne (1713).
Il entraîne des mariniers par son exemple et les décide à le suivre en barque pour secourir les inondés de la Loire (1713).
Il fait réciter le Rosaire en pleine rue à Nantes.
Invité chez son père, il amène ses amis, les infirmes et les mendiants.
Au chant des cantiques, il établit la Confrérie du Rosaire et consacre des jeunes filles à la Sainte Vierge.
La Sainte Vierge aide le Bienheureux à déblayer la grotte de Mervent.
Il montre à la Mère Louise de Jésus une poule et ses petits, image de ce que doit être une bonne supérieure.
Deux jours avant sa mort, il prend la croix des mains d'un chantre et la porte lui-même dans une procession.
Le 28 avril 1716, assisté du curé de Saint-Laurent-sur-Sèvre, le Bienheureux meurt en bénissant le Père Mulot, son premier successeur.
 
« VITRAUX CLAUDIUS LAVERGNE »
Atelier fondé en 1857, rue d'Assas, 74, à Paris.

XXVIII. — LA COMPAGNIE DE MARIE AUJOURD'HUI
 
par
le R. P. L. Le Crom, s. m. m.
 
 
 
En 1872, Mgr Freppel, évêque d'Angers, promenait Louis Veuillot à travers son diocèse et lui faisait les honneurs de ces communautés si nombreuses et si florissantes de l'Anjou et de la Vendée.
A Saint-Laurent-sur-Sèvre, le grand journaliste assista ainsi à une profession religieuse dans la chapelle des Filles de la Sagesse.
Il écrivait le lendemain : « Hier, 30 septembre, c'était la cérémonie. Cent soixante-deux prises d'habit, premiers vœux et grands vœux. En somme, je n'ai rien vu de plus beau, et j'ai pleuré à perdre le reste de mes pauvres yeux. C'était très touchant, très aimable et très auguste. Ce vénérable Grignion de Montfort était un enragé de la bonne espèce, qui est mort à quarante-quatre ans et qui a maintenant trois ou quatre mille filles de bonne tenue. Les garçons, moins nombreux et moins beaux, ne sont pas cependant méprisables. »
Certes, nullement méprisables, en 1872, ces missionnaires qui continuaient la lâche de leurs prédécesseurs du XVIIIe siècle et maintenaient la Vendée digne de son passé : et ce seul mot, sous sa plume de rude lutteur, disait toute l'admiration de Louis Veuillot.
Aujourd'hui, il la mettrait an diapason de son émerveillement devant la communauté d'en face. Les garçons aussi se sont multipliés et on les trouve par toute la terre.
Le R P Le Crom, à qui Ion doit la très complète et très consciencieuse Vie du P. de Montfort de la Canonisation (Saint-Louis-Marie Grignion de Montfort. Librairie Mariale. Calvaire de Pontchâteau, Loire-Inf.) a fait récemment le point, dans la collection « Nos religieux » de la Librairie de l'Arc, sur le champ d'action et le thème dominant de l'apostolat des Montfortains, aujourd'hui. Il est peut-être bon de noter, pour quelques lecteurs, que « Montfortain » est le titre courant des Missionnaires de la Compagnie de Marie, qui signent aussi S. M. M., des initiales de leur titre officiel : Societatis Mariae Montfort, de la Compagnie de Marie du P. de Montfort, pour les distinguer de la Société de Marie, postérieure, du P. Colin.
 
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De nos jours, les Montfortains, fidèles à l'apostolat missionnaire, ont transformé le cadre primitif ; sous les coups de la persécution religieuse, ils ont essaimé au Canada, en Belgique, en Hollande, en Angleterre, fondé dans ces pays de nombreux établissements. Plus tard, l'Italie et le Portugal leur ouvrent leurs frontières. En France, sans délaisser les provinces de l'Ouest qu'ils aiment évangéliser, ils élargissent leur action et possèdent des résidences dans les diocèses de Paris, Lille, Besançon, Orléans, Tours, Poitiers, Angoulême, Toulouse. Nîmes, Marseille, Luçon, Angers, Nantes, Rennes, Vannes et Qu imper. Aucun apostolat ne leur est étranger : missions, retraites paroissiales, retraites fermées, retraites d'Action catholique ; ils suivent les indications de la divine Providence, ne faisant en cela qu'imiter leur saint Fondateur. Le Père de Montfort, dans sa règle, ne parle pas directement du moins, des missions étrangères, il se contente d'écrire: les membres de la Compagnie « sont légers (de biens temporels) pour courir... partout où Dieu les appellera... soit auprès, soit au loin ». Mais on sait les désirs de son âme. En sortant du Séminaire de Saint-Sulpice, il demanda aux supérieurs de partir pour le Canada; il aspirait même aux Indes: « Que faisons-nous ici, s'écriait-il, devant ses confrères, pendant qu'il y a tant d'âmes qui périssent dans le Japon et dans les Indes, faute de prédicateurs et catéchistes? » Ce désir des missions étrangères ne l'abandonna jamais. « Je ne mourrai pas content, confiait-il à un de ses collaborateurs, si je n'expire au pied d'un arbre, comme l'incomparable missionnaire du Japon, saint François-Xavier. » Les fils ont réalisé le rêve de leur père. La Compagnie de Marie exerce son zèle parmi les nations païennes ou hérétiques, en Europe, en Afrique, en Amérique, en Océanie. Elle dirige un diocèse en Haïti, des vicariats apostoliques en Islande, en Colombie, au Nyassaland, à Madagascar, des postes de missions au Danemark, au Congo Belge, au Mozambique, à Vancouver, à Bornéo. Quelques-unes de ces missions sont florissantes et ont atteint leur suprême épanouissement dans la fondation de communautés religieuses et dans le recrutement de prêtres indigènes. Les limites territoriales ne comptaient pas pour le Père de Montfort, elles ne comptent pas pour ses enfants : partout où il y a des âmes à sauver le missionnaire montfortain est chez lui...
Le missionnaire montfortain prêche la sainte Vierge avec un accent tout personnel. Les décrets de Rome évoquent le grand nom de saint Bernard au sujet du Père de Montfort. Comme le moyen âge a vécu de la doctrine mariale de l'abbé de Clairvaux, ainsi les temps actuels vivent de plus en plus de celle du Père de Montfort. Cette dévotion particulière est un héritage de famille, aussi le montfortain n'oublie pas d« montrer la grande place de la Sainte Vierge dans la vie spiri­tuelle, sa médiation bienfaisante en faveur des âmes, les immenses avantages de la consécration totale à cette divine Mère. Les nombreuses confréries de Marie, Beine des Cœurs, réclament son ministère et lui fournissent l'occasion d'études plus approfondies de la doctrine montfortaine. L'Association des Prêtres de Marie, agrégée à l'Archiconfrérie et affiliée à la Compagnie, donne lieu à des échanges de vues qui font avancer la science et la vie mariales. La consécration du genre humain au Cœur immaculé de Marie, l'éclosion de la Légion de Marie, le développement de la dévotion du saint Rosaire, tout le mouvement de la piété actuelle attirent l'attention du monde catholique sur le magistral traité du Bienheureux: La vraie dévotion à la Sainte Vierge. Le Montfortain répond à cet appel, car il sait que « le règne de Jésus-Christ... dans le monde ne sera qu'une suite nécessaire du règne de la très Sainte Vierge. » Préparer ce règne de Jésus par le règne de Marie, voilà le but de son labeur apostolique. Le missionnaire montfortain est un missionnaire mariai.
 
« QU'EST-CE QU'UN MONTFORTAIN ? », par un Religieux Montfortain.
Pages 13-15 et 19-20.
Collection « Nos Religieux ». Librairie de l'Arc, 149, rue de Rennes, Parie-6e.

XXIX. — LES FILLES DE LA SAGESSE AUJOURD'HUI
 
par
Louis Arnould
Correspondant de l'Institut Professeur a l'Université de Poitiers
 
 
Un livre qui compte déjà un demi-siècle et dont paraissent toujours de nouvelles éditions, « Ames en Prison », a fait connaître dans les deux mondes le nom de Louis Arnould, professeur à l'Université de Poitiers.
« Ames en Prison » raconte « cette histoire inouïe, a écrit Henri Lavedan, qui mériterait d'être lue à genoux et qui est comme un chapitre de la Légende dorée », l'histoire de sourdes-muettes-aveugles, éduquées par les Sœurs de la Sagesse de Larnay près Poitiers.
Admirateur de la Congrégation des Filles de la Sagesse, Louis Arnould a préfacé le magnifique Album de 500 tableaux dont le film déroule l'œuvre hospitalière et éducatrice des religieuses du P. de Montfort à travers le monde. Cette préface donne l'état actuel de la Congrégation.
 
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Qui donc, surtout dans l'ouest de la France, les ignore? Qui donc, apercevant de loin la grande cape noire à capuchon, n'a pas hésité entre elles et nos bonnes paysannes de la Bretagne ou du Poitou? Qui n'a point dans l'œil leur large silhouette, avec les plis serrés de leur robe grise, leur coiffe blanche retombant sur leurs deux épaules cl encadrant noblement l'air tout maternel de leur visage, leur guimpe blanche terminée en pointe sur le dos et surmontée, par devant, du grand crucifix, que l'on sent être à la fois la source et le but de leur apostolat.
Ce sont — d'un nom qui étonna un peu les profanes, mais qui leur va si bien — les « Filles de la Sagesse », car elles ont hérité de leur saint fondateur, le Bienheureux Père de Montfort, l'adoration de la divine Sagesse, qu'il définissait lui-même dans sa dernière lettre, en 1716, « la divinité du Cœur de Jésus crucifié » et il allait au Christ, comme il poussait ses religieuses à y aller, par la Vierge Marie, invoquée dans ses litanies sous le nom de « Siège de la Sagesse, SEDES SAPIENTIAE. »
Et leur sagesse à elles, qu'elle est aimable et souriante, faite de dévouement complet à l'humanité, de simplicité, de fidélité à leurs règles, d'esprit surnaturel et de gaieté, le tout appliqué à leurs deux œuvres fondamentales: l'instruction des enfants et le soin des malades!
Nulle surprise de voir les Filles de la Sagesse sorties, à l'origine, de la judicieuse bourgeoisie poitevine. Le 2 février 1703, Montfort, dans l'hôpital de Poitiers, donnait le premier habit gris cendré à sa première religieuse, la fille du Procureur Trichet, — qui allait achever, sous le nom de Marie-Louise de Jésus, de construire et d'aménager son Ordre, durant plus d’un demi-siècle.
Et cet ordre se répandit rapidement, sans qu'on en parlât: car c'est l'une des caractéristiques de ce malchanceux XVIIIe siècle de n'avoir guère fait de publicité que pour ses nouveautés plus ou moins suspectes.
Aujourd'hui les deux premières fondations de Poitiers et de La Rochelle ont singulièrement crû et multiplié, et la ruche centrale qui s'est installée avec Marie-Louise de Jésus, il y a 215 ans, tout contre le tombeau du fondateur, à Saint-Laurent, dans le verdoyant vallon vendéen de la Sèvre-Nantaise, a essaimé sur une bonne partie du monde, puisque les 5.000 Filles de la Sagesse desservent actuellement 371 établissements, répandus en Europe, en Afrique et en Amérique, et, plus précisément en France d'abord, puis en Angleterre, Belgique, Hollande, Danemark, Suisse et Italie, ensuite au Canada, dans l'ile d'Haïti et la Colombie de l'Amérique du Sud, enfin à Madagascar, dans le Congo belge et dans le Shiré, près du lac Tanganyika, au centre de l'Afrique noire, ces cinq dernières régions où 300 Sœurs exercent leur audacieux apostolat en plein pays de mission.
Hôpitaux, Cliniques, Asiles de toute espèce, Dispensaires, Léproseries, Préventoria, Sanaloria, Ecoles d'infirmières, d'une part, et de l'autre, Ecoles proprement dites, Pensionnats, Exter­nats, Orphelinats, Ecoles professionnelles, Ouvroirs, Patronages, Colonies de vacances, Maisons de retraite, Œuvres multiples de jeunesse..., l'on ne s'étonnera pas, à compter -toutes leurs maisons, que les saurs se penchent chaque année sur 120.000 malades dans les hôpitaux, sur 600.000 dans les dispensaires, sans compter les 1 10.000 visites faites à domicile par les religieuses hospitalières; que plus de 53.000 enfants soient instruits, dirigés, conduits par l'ordre à la vertu et au bonheur.
. Entre l'œuvre hospitalière et l'œuvre pédagogique, proprement dites, il en est une qui est commune aux deux, et dans laquelle beaucoup des Filles de la Sagesse se sont spécialisées, c'est l'éducation des sourdes-muettes et des aveugles, dont elles détiennent en France un bon nombre des établissements semi-officiels, ceux où les Conseils généraux placent leurs boursières: à Larnay, Auray, Laon, Lille, Orléans et Toulouse.
Mais le plus original des fleurons de leur couronne est d'avoir trouvé, dans leur maison de Larnay, aux portes de Poitiers, la méthode de rééducation des malheureuses jeunes filles, souvent condamnées d'avance aux asiles d'idiotes, qui sont à la fois sourdes, muettes et aveugles, et d'avoir organisé, par la sœur Sainte Marguerite, continuée par la Sœur Saint Louis, la première et la seule école existant en France (il y en a en tout 7 ou 8 dans le monde) pour les sourdes-aveugles, où les établissements de l'Etat ne manquent jamais d'adresser leurs pauvres sourdes qui deviennent aveugles et leurs aveugles qui deviennent sourdes... Nous accordons justement la gloire aux inventeurs d'un nouveau sérum qui nous guérit d'une maladie: donnerons-nous moins à des saintes et humbles « Filles » qui transforment des pauvres monstres écrasés sous la triple infirmité, en femmes pleinement vivantes, intelligentes, instruites, éprises du plus haut idéal, héroïques et gaies?...
« LA SAGESSE ET SES ŒUVRES. »

 
XXX. - LA LEGION DE MARIE
 
Par
Frank Duff
 
Le Père de Montfort se félicitait d'avoir rencontré, d'abord à l'hôpital de La Rochelle puis à La Séguinière, « le curé selon son cœur », en M. Kentin, « un piètre d'Ilibernie ».
C'est encore en Irlande qu'il vient de trouver, et cette fois, une « légion » selon son cœur, la « Légion de Marie ».
La Légion de Marie est une association de catholiques, qui veut être, selon l'expression de S. Ex. Mgr Flynn, qui l'a introduite et acclimatée en France, connue un « ferment marial de piété et d'action catholique ».
Elle s'est constituée à Myra House, Francis Street, Dublin, Irlande, le 7 septembre, veille de la Nativité de la Sainte Vierge.
Bénie et encouragée par le Pape Pie XI, le Pape de l'Action catholique 16-9-33, et par son successeur le Pape Pie XII, elle s'est déjà répandue dans vingt-deux pays des cinq continents. En 1945, elle existait en France, dans vingt-six diocèses, où, comme partout, elle fait rayonner le Christ par sa Mère, dans les milieux les plus inabordables et les plus réfractaires. A Paris et à Amiens, elle a pris en charge un asile de « clochards » et en Californie un groupe fonctionne dans une prison de forçats de droit commun.
C'est du Montfort multiplié qui chantait:
« Je ne suis pas la mode
Sinon celle des gueux.
Partout je m'accommode
Et partage avec eux. »
(Cantiques p. 103, 20).
 
Il faut avoir entendu sa présidente pour la France, Mlle O'Brien, raconter, avec sa flamme d'apôtre, ce qu'elle a vu à Dublin, après quinze ans d'absence, sous l'influence de la Légion. « En arrivant à Dublin on a l'impression « d'une ville en état de grâce ». Chaque matin, les églises ne désemplissent pas de 6 h. à 11 h. Les fidèles viennent assister à la messe et y communient avant d'aller travailler, et tous les jours, les prêtres sont obligés d'être deux pour donner la sainte communion... Le gouvernement prête chaque mois la Chambre des Députés, pour la réunion du Conseil Central de la Légion. Le ministre des Postes, légionnaire, a ordonné une levée spéciale à 23 h. 50 pour le courrier du secrétariat de la Légion. Dublin reçoit maintenant un innombrable courrier du monde entier et devient une véritable « ville sainte » et un centre d'Action catholique mondial. »
L'initiateur du mouvement? Frank Duff, qu'un journaliste présente ainsi: « Ce petit homme mince, sourd d'une oreille, au parler sans éclat, que rien ne distingue extérieurement d'un quelconque modeste employé de banque ou de commerce, brûle intérieurement d'une foi et d'un zèle apostolique ardents qui lui font aborder des tâches surhumaines avec la tranquille audace d'un alpiniste enthousiaste et bien entraîné, s'apprêtant à vaincre quelque mont Everest ou les plus hauts volcans de la chaîne des Andes. » (La Croix 23-10-45).
Nul n'était mieux indiqué pour montrer les liens qui rattachent la « Légion de Marie » au Père de Montfort et à sa spiritualité mariale.
 
 
 
« En égard aux décisions prises contre l’acceptation de patrons particuliers ou locaux, l'admission du Bienheureux Grignion de Montfort pourrait paraître, au premier abord, sujet à discussion. Cependant, nous pouvons affirmer sans crainte que nul saint n'a joué un plus grand rôle que lui dans le développement de la Légion. Le Manuel est plein dé son esprit ; les prières redisent ses paroles même. Il est vraiment le précepteur de la Légion. C'est donc presque une obligation morale pour la Légion de l'invoquer...
Il est à souhaiter que la Légion donne le fini à sa dévotion à Marie en lui ajoutant le caractère distinctif que le Bienheureux Grignion de Montfort a enseigné sous le nom de « Vraie Dévotion » ou d' « Esclavage de Jésus en Marie », et qu’il a renfermé dans deux de ses ouvrages : le Traité de la Vraie Dévotion à la Sainte Vierge et Le Secret de Marie…
Les grâces qui ont accompagné la pratique de cette Vraie Dévotion, la place qu'elle s'est acquise dans la vie spirituelle de l'Eglise, paraissent indiquer avec raison qu'elle est vraiment un message du ciel. Voilà précisément ce que prétendait le Bienheureux Grignion de Montfort. Il y attachait de grandioses promesses, affirmant avec la plus grande assurance que ces promesses se réaliseraient si l'on remplissait les conditions requises...
Si l'expérience réunie de ceux oui comprennent, enseignent et pratiquent la Vraie Dévotion possède quelque valeur, il semble hors de doute que cette dévotion augmente considérablement la vie intérieure en lui imprimant un caractère spécial de générosité et de pureté d'intention. On a le sentiment d'être guidé et protégé, la certitude joyeuse que la vie chrétienne donne désormais son plein rendement. On regarde les choses du point de vue surnaturel, on a un courage et une foi plus fermes qui font de nous les piliers de toute bonne œuvre. On puise dans cette Dévotion une tendresse et une sagesse qui savent maintenir la force à son rang; on y développe cette douce humilité, protectrice de toutes les vertus. Des grâces surviennent qu'on est obligé de reconnaître comme extraordinaires; on se voit souvent appelé à quelque grande œuvre manifestement au-dessus de ses mérites et de ses talents naturels; mais cet appel lui-même apporte des secours tels que l'on devient capable de porter sans défaillir le lourd et glorieux fardeau. Bref, en échange du magnifique sacrifice que l'on fait en se livrant volontairement comme esclave d'amour à Marie et à Jésus, on obtient le centuple promis à ceux qui se dépouillent pour que Dieu soit glorifié le plus possible. N'est-ce pas le lieu d'employer l'énergique expression de Newmann : « Quand nous servons, nous régnons, quand nous donnons, nous nous enrichissons; quand nous nous livrons, nous sommes vainqueurs, »
 
LEGIO MARIAE. Manuel officiel de la Légion de Marie, p. 56 et p. 127-130.
Séminaire des Missions, Montfort-sur-Meu (Ille-et-Vilaine).

TABLE DES MATIÈRES
 
 
Pages
Préface                                                                                                                                  7                     
Frontispice : Histoire d'un portrait, par F. Fradet S. M. M                                      9
Mémento biographique                                                                                                   13
 
Ière PARTIE — AVANT LES GRANDES ANNEES
I. — Les horizons de son enfance et de sa jeunesse, par L. Chaigne.                    17
II. — La formation cléricale à Saint-Sulpice, par Mgr. Calvet                                21
III. — Le pèlerin de Notre-Dame, par B. M. Morineau S. M. M                            27
IV. — Le baiser au lépreux, par René Bazin                                                                 33
 
IIe PARTIE. — LE MISSIONNAIRE
V. — Le chasseur d'âmes : Son champ d'action — Sa méthode missionnaire — Ses religieux et ses religieuses au XVIIIe siècle, par P. de la Gorce               41
VI. — Les Compagnons entre les compagnons, par Gaétan Bernoville                 51
VII. — Son éloquence, par Mgr. Crosnier                                                                    55
VIII. — Le chansonnier spirituel, par Amédée Gastoué                                           59
IX. — Le bâtisseur de Calvaires, par Ernest Jac                                                          65
X. — Le sculpteur de Madones, par Maurice Laurentin                                          71
XI. — Le Directeur de conscience, par Mgr. Trochu                                                 75
XII. — L'âme de son apostolat, par Mgr. Freppel                                                      81
XIII. — La grotte de Mervent, par Georges Rigault                                                   83
XIV. — L'homme de foi et d'oraison, par P. de Clorivière S. J                              87
XV. — Le Thaumaturge, par Raymond Christoflour                                                  91
 
IIIe PARTIE. — LE MAITRE SPIRITUEL
XVI. — Le Maître spirituel, par F. W. Faber                                                                 97
XVII. — Médaillon : synthèse doctrinale, par Alphonse David                             99
XVIII. — Le Traité de la Vraie Dévotion : historique, par A. Plessis
S. M. M                                                                                                                                  103
XIX. — Caractère littéraire, par Edmond Joly                                                             109
XX. — Filiation: le dernier des grands bérulliens, par Henri Bremond                  111
XXI. — Doctrine du Saint Esclavage, par Cardinal Mercier                                      115
XXII. — Mystique, par Garrigou Lagrange O. P                                                         121
XXIII. — Le Prophète des derniers temps, par Antonin L'Houmeau
S. M. M                                                                                                                                  125
XXIV. — Amour de la Sagesse éternelle, par Daniel-Rops                                       129
 
IVe PARTIE. — MORT ET SURVIVANCE
XXV. — La Mort du juste, par Mgr Laveille                                                                  135
XXVI. — La Ville sainte de la Vendée, par Jean Yole                                      139
XXVII. — Montfort des Belles Verrières, par Claudius Lavergne et
Noël Lavergne                                                                                                                     141
XXVIII. — La Compagnie de Marie aujourd'hui, par L. Le Crom S. M. M. 147
XXIX. — Les Filles de la Sagesse aujourd'hui, par L. Arnould                                151
XXX. — La Légion de Marie, par Frank Duff                                                                155
 
Imprimerie Hemmerlé, Petit et Cie — (C. O. 310.277)
N° d'Impression 4172(6-47)
 
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