Christoflour - Archive

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Christoflour

Life


           01 cap I pp 1-21
           02 cap II pp 22-35
           03 cap III pp 36-52
           04 cap IV pp 53-64
           05 cap V pp 65-80
           06 cap VI pp 81-96
           07 cap VII pp 97-126
           08 cap VIII pp 127-142
           09 cap IX pp 143-157
           10 cap X pp 158-175
           11 cap XI pp 176-185
           13 cap XIV pp 209-223


RAYMOND CHRISTOFLOUR
 
GRIGNION
DE
MONTFORT
 
 
 
 
 
 
APÔTRE DES
DERNIERS TEMPS
 
 
 
 
 
LA COLOMBE
 
 
 
 
 


RAYMOND CHRISTOFLOUR
 
 
 
 
 
GRIGNION DE MONTFORT
 
 
APOTRE DES DERNIERS TEMPS
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
LA COLOMBE
EDITIONS DU VIEUX COLOMBIER
5, rue Rousselet, 5
PARIS


INTRODUCTION.. 7
PREMIÈRE PARTIE. L'ÉPOPÉE MONTFORTAINE.. 9
I - DEPART.. 9
II - LES PAUVRES ECOLIERS. 19
III - LES VOIES ORDINAIRES. 31
IV - POITIERS ET L'AMOUR DES HUMBLES. 46
V - LA FLAMME AU VENT.. 58
VI - LES MISSIONS : LE PAYS. 72
VII - LES MISSIONS : LES MOYENS. 86
VIII - BRETAGNE.. 114
IX - LA ROCHELLE ET LES FONDATIONS. 129
X - DERNIERS COMBATS. 142
DEUXIÈME PARTIE LA SPIRITUALITÉ MONTFORTAINE.. 158
I - LA SAGESSE.. 158
II - LA CROIX.. 167
III - LA VIERGE MARIE.. 174
IV - LES DERNIERS TEMPS. 187
NOTE.. 200
TABLE DES MATIÈRES. 201

Il a été tiré de cet ouvrage cinquante exemplaires sur vélin Saint Morice numérotés de 1 a 50
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
Copyright 1947 by La Colombe. Éditions du Vieux Colombier. Tous droits de reproduction, de traduction et d'adaptation réservés pour tous les pays, y compris la Russie.

 
A DANIEL-ROPS
Admiration et amitié.
 
« Cependant, tout ce que peut oser quelqu'un, moi aussi, je l'ose. »
Saint-Paul (II Corinth. XI-21 )

 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 

Nihil obstat
Elie MAIRE Can.
Cens es off.
 
 
 
 
Imprimatur
Lutetiae Parisiorum die 10a decembris 1946.
 
H. LECLERC, Vicaire général.
 
 
INTRODUCTION

 
J'écris ce livre pour des temps amers, plongé dans un bain de fiel, de sang et de larmes, dévoré par le malheur du monde et par la souffrance de Dieu. Ma plume, en mal de métamorphose, se sent devenir fouet. Pourtant Dieu m'est témoin que je vous aime, hommes, mes frères poignardés.
On demande si le Déluge arrive. Le Déluge a commencé. Il submerge déjà les lieux bas. Il a noyé la conscience des faibles et les esprits sans amarres; il monte à la gorge des honnêtes gens; les insensés qu'il menace, en hâte abandonnent les tours, dans l'espoir stupide de subsister sur leurs ruines. Montons sur les sommets. Détachons l'Arche. Protège-nous, tour de David !
Pendant qu'on bâillonne les prophètes et qu'on martyrise les enfants, sœur Anne, notre âme en peine, dans le poudroiement, de la route vide, dans le moutonnement des feuillages où le printemps commence à verdoyer, sœur Anne, ne vois-tu rien venir ?
J'aperçois les cavaliers rouges de l'Apocalypse, les chevaliers du Graal, les apôtres des derniers temps ; ils portent le cierge des pénitents et le glaive d'or des croisés. Arriveront-ils avant l'extermination des justes?
Aux affamés auxquels on n'offre que des friandises qui les écœurent, Grignion de Montfort apporte la nourriture des forts ; ce saint sans prévenances est un pain bis, sombre d'aspect, qui contient avec la farine le son grossier, capable de rebuter les museaux délicats. C'est le pain substantiel, le pain de vie qui recompose les moelles et qui active le sang. Beaucoup, même parmi ses fils, ne le trouvent pas assez bénin pour leur palais habitué aux choses fades, il est ainsi. C'est un attribut inséparable de sa tendresse et de sa fécondité que cette force abrupte, sans pitié pour les convenances du monde.
Le peuple béat attend le salut des constitutions et des gouvernements, des techniques, des répartitions et des salaires. Il faut de tout cela, on me l'affirme, il faut des économistes et des ingénieurs, des acrobates et des hommes de science. Mais à quoi bon les constructeurs s'ils ne cherchent pas le rocher, s'ils bâtissent sur le sable ou sur la vase pestilentielle ?

On invente, on exploite, on fait du nouveau, du riche, de l'immense. Tout cela sent la mort et le cadavre.
L'inventeur du téléphone, m'a-t-on dit, ne voulut à aucun prix qu'on l'installât dans sa maison. De même, Branly considérait avec effroi la découverte sortie de son cerveau et qui lui avait donné tant de peine amoureuse. C'étaient des ouvriers probes. Au soir de leur fournée bien remplie, ils s'aperçurent que leurs récoltes étaient volées par les démons.
C'est toute l'histoire du monde depuis plusieurs siècles. L'Humanité a vendu son âme au diable pour la possession de la terre. Tout ce qu'elle gagne à la sueur de son front lui est ravi par le Prince des Ténèbres et est employé à son malheur. Tous ceux qui pensent le savent désormais au fond d'eux-mêmes. Les plus logiques nous offrent le désespoir et la fiole de poison de Faust.
Or, nous pouvons toujours être sauvés. Même au bord de l'abîme, l'Ange que nous prions peut nous retenir par un cheveu de nôtre tête. Ecoutons venir les saints, la dernière phalange, qui annoncent la Résurrection et la Vie. Mettons-nous à leur dure école et à leur suite. Ce sont là les instructeurs et les chefs que nous attendons, les médecins pour nous guérir. Il n'est pas possible que le cœur du monde, ce cœur bardé du triple airain des concupiscences, ne tressaille pas au retentissement lointain de leur troupe en marche.
 
 

PREMIÈRE PARTIE. L'ÉPOPÉE MONTFORTAINE
 
 
 
 
I - DEPART
 
Chronologie : Naissance de Louis-Marie Grignion de Montfort à Montfort-sur-Meu, le 31 janvier 1673. Entrée au Collège des Jésuites de Rennes (1683). Départ pour Paris (1693).
 
Aube de septembre sur la campagne de Rennes. Des vapeurs flottent comme des songes sur les bras noirs de la rivière qui coule au ras de ses berges et sur les grandes prairies inondées que la saison déclinante transforme peu à peu en marécages. Le brouillard clôt les horizons, noie les haies basses d'épines et de houx et laisse émerger des chênes émondés et des files de peupliers fantômes ; quelques vaches assoupies ruminent ; d'autres bougent vaguement et leurs lents mouvements ajoutent encore au silence.
L'homme a refusé le cheval qu'on lui offrait pour le voyage. Il n'a pris qu'un bâton noueux près de la porte, une besace avec quelque linge et dix écus. Après le village de Cesson et le moulin des Bénédictines de Saint-Georges, ses deux compagnons, un jeune garçon et un vieux prêtre, l'ont quitté et sont retournés vers la ville. Il est seul maintenant, face à l'Orient, devant la route immense et le déroulement du monde inconnu.
Or, comme il se hâte dans la fraîcheur piquante du petit jour et qu'il aborde le premier pont sur la Vilaine, de l'opacité blanche une forme a surgi, dont il n'a vu que les yeux tristes ; un pèlerin peut-être, parti vers Saint-Mieu-de-Gaël, pour demander la guérison de la gale. L'homme a détaché la bourse de sa ceinture et il l'a tendue à cette ombre.
Au second pont, il a rencontré un autre affligé. Celui-là non plus n'a rien dit et simplement il le regarde. De la besace l'homme a tiré son habit neuf et il l'a mis entre les mains du misérable.
Au troisième pont, un mendiant encore était là. Elles sont trois aussi, les Parques muettes qui signent les destinées. Et les trois personnes de la Trinité réclament trois fois l'offrande d'amour. L'âme qui a versé le triple péage et trois fois confirmé ses vœux ne retournera pas en arrière. L'homme contemple ce gardien du seuil qui attend aussi son obole. La bourse est vide, le bissac aussi. Pourtant le dépouillé peut encore donner quelque chose. Il quitte son mauvais habit. Il l'offre à son frère en échange de ses loques.
Désormais, le pacte solennel est conclu avec la joie. Le pauvre est sans poids, allégé de tout ce qu'il avait à défendre. Son dénuement émousse l'envie, désarme la violence. Etant sans désir, il est sans prise, impalpable. Il peut regarder le passant d'un œil tranquille, sûr de n'avoir rien usurpé.
Celui-là, dont nous contons l'histoire, s'avance maintenant comme un homme libre. Il ne se retourne pas. Il est de taille haute, de complexion robuste- Il a les joues « assez vermeilles », des yeux grands et vifs, le visage allongé, le nez aquilin, ses « cheveux plats retombant modestement sur son large front ». Dans ses fortes mains il tient un chapelet, une vierge de bois qu'il a sculptée et il regarde à terre.
Il s'appelle Louis-Marie Grignion, esclave indigne de Marie.
 
Il a laissé tomber les vingt premières années de sa vie, comme on secoue la poussière de son manteau.
Derrière lui, il y a Montfort, petite ville tortueuse et fermée, encombrée de charrettes et d'animaux, dont les maisons de schiste bleu dévalent parmi les vergers vers les eaux calmes du Meu, du Garun et de l'étang peuplé de roseaux[1], où se mirent les clochers, le donjon et la cuirasse démantelée de ses remparts. Et dans cette cité morose, en façade sur la rue de la Saunerie par où viennent de la mer les charrois de sel, la maison à deux étages, de bourgeoise apparence, où il est né le 31 janvier de l'an de grâce 1673. Jean-Baptiste Grignion, sieur de la Bachelleraie, avocat au baillage, « noble homme », irascible, assez fier quoique peu accommodé, était son père. Sa mère[2] était tendre, pieuse, un peu craintive, comme l'épouse du seigneur de Combourg, et parmi les dix enfants dont il était l’ainé, il préférait sa sœur Louise, qu'il entraînait à la prière en lui disant : « Chère sœur, vous serez toute belle si vous aimez Dieu. »
A la demeure montfortaine, il préfère la ferme de la Bachellerie, où travaille encore sa nourrice, la mère Andrée. Son toit de chaume ne couvre qu'une pièce unique, éclairée d'une seule fenêtre, où sur la table commune il a partagé souvent le plat de lard et le brouet d'herbes avec les laboureurs, les journaliers et les garçons de charrue.
A une lieue et demie de Montfort, la gentilhommière du Bois-Marqué, elle aussi propriété paternelle, domine un pays de forêts, de bruyères et de hauts ajoncs. Chaque été, les vacances l'y ramènent. Elle est ceinturée de douves, entourée de jardins et de bosquets et elle arbore à son pignon la girouette carrée qui rappelle la bannière féodale. On voit à l'intérieur reluire le chêne des beaux meubles frottés à la cire, briller les ferrures des armoires et des coffres et les plats d'étain sur les vaisseliers. Le maître du logis surveille ses écuries, ses étables, sa basse-cour et son pigeonnier et arpente ses cinquante hectares de culture, chaussé de guêtres, coiffé d'un vieux chapeau de feutre lustré et le fusil en bandoulière. Mais Louis aime surtout fuir le bruit et s'isoler sous les charmes qui ombragent les belles terrasses.
Du fond de ce vieux pays secret de landes et de bocages, le mystère celtique et chrétien accourt vers lui et s'insinue dans son âme d'adolescent. Il prête l'oreille aux échos étouffés de la proche forêt de Brocéliande, qui se souvient des exploits de Parsifal, des enchantements de Viviane et de Merlin, et du saint roi Judicaël qui, sous les traits d'un lépreux, fit un jour l'aumône à Notre-Seigneur Jésus-Christ. En Bretagne, tous les arbres, toutes les fontaines, toutes les pierres ont des voix et la religion du vrai Dieu continue à parler le langage poétique des fées.
Louis Grignion a entendu dans les veillées, blotti au coin de l'âtre, chanter ces anciens cantiques étranges qui bouleversent le cœur : celui de l'enfer[3], terrible comme une danse macabre : « Chrétiens, descendons tous en enfer, pour voir quel supplice effroyable endurent les âmes damnées, que le Dieu juste tient enchaînées au milieu des flammes pour avoir abusé des grâces de ce monde.
« Dans l'abîme profond, plein de ténèbres, jamais ne luit la moindre clarté. Les portes ont été fermées et verrouillées par Dieu, il ne les ouvrira jamais : la clef en est perdue...
« ...Ils hurlent à tue-tête ainsi que des chiens enragés... Satan préparera leurs repas avec les ordures des monstres, ramassées dans des ruisseaux de feu. Et pour boisson, ils auront leurs larmes mêlées à des choses immondes et au sang abject des crapauds... »
Et celui du Paradis[4] d'une si pénétrante suavité :
« ...Je verrai les portes du Paradis ouvertes pour m'attendre et les saints et les saintes prêts à me recevoir.
« Je serai reçu par la Trinité dans son beau palais, au sein des louanges et des harmonies.
« Et là, en vérité, je verrai Dieu le Père avec son Fils et le Saint-Esprit.
« Je verrai Jésus, plein de boulé, placer sur mon front une belle couronne.
« — Vos corps heureux, dira Jésus, étaient des trésors cachés en une terre bénie.
« Vous êtes en ma cour comme des pieds de rosiers blancs, de lis ou d'aubépine à l'angle du jardin.
« Vous êtes, dans mon jardin, comme des rosiers qui perdent leurs fleurs à l'automne et qui refleurissent de nouveau.
« Pour des souffrances légères, pour des angoisses brèves, nous serons bien payés par Dieu, notre véritable Père.
« Elle sera belle à voir, la Vierge bénie, couronnée de ses douze étoiles... »
Il a entendu chanter ces complaintes, le petit poète, au coin du feu ou le soir, au retour des noces ou des pardons. Sur les vitraux de la Collégiale, il a vu peinte la légende de la cane qui a donné son nom à la ville[5]. Il était autrefois, au bourg de Saint-Gilles, une pieuse fille qu'on nommait Nicole Corhégol ; un jour, elle était tombée sur une bande de soudards qui l'avaient livrée au seigneur de Montfort. Ayant supplié saint Nicolas, patron de la ville, de la délivrer, elle lui avait promis de se rendre chaque année à son grand pardon, adjurant de plus, au cas où elle mourrait avant d'accomplir son vœu, les canes sauvages de l'étang voisin de faire en son lieu et place ce pèlerinage. Or, il en advint comme elle l'avait souhaité. Sauvée par l'intercession du saint, elle mourut peu après d'un mal de langueur que lui causa la trahison de son ami. Alors, poursuit Ludovic de Vaux qui, au xv° siècle en a écrit la chronique, on vit cette chose étrange :
le jour de la fête patronale, une cane sauvage, suivie de ses petits, marchant deux à deux comme à une procession, s'acheminèrent vers l'église au son des cloches qui carillonnaient toutes seules. Et arrivée dans le sanctuaire, la cane prit son vol et caressa de son aile la statue du saint protecteur. Le lendemain, avec ses canetons, assistant à la messe, elle se laissait toucher par tous les fidèles et à l'Elévation elle se tournait dévotement vers l'autel. Puis, à midi, sauf un des petits laissé en offrande, les oiseaux partirent comme ils étaient venus et allèrent se perdre dans les hautes herbes de l'étang.
Ce prodige, sculpté aux pieds du grand saint, brodé sur sa bannière et sur les vêtements sacerdotaux, s'est répété à maintes reprises, ainsi que l'attestent de hauts personnages dans les procès-verbaux signés et paraphés qui figurent aux archives de la ville. Récemment encore, l'historien Hay du Châtelet en a été le témoin[6]. Peut-être même, quoique depuis un temps les apparitions se soient espacées, Louis Grignion, comme Joseph Allain, le futur recteur[7], a-t-il eu la chance de tenir dans ses bras le mystérieux animal.
Enfance bercée par la piété populaire qui, pour toujours, imprègne l'âme de son parfum.
Mais l'homme obstiné marche à grands pas et ne regarde pas en arrière.
 
*
**
Derrière lui, il y a Rennes, la capitale, ses murs couleur de rouille et ses pignons d'ardoises, et le collège où, depuis huit ans, il étudie et dont les dernières vacances viennent d'ouvrir les portes[8] pour son départ. Il y a ce long bâtiment sévère d'un seul étage, surmonté d'une ligne de mansardes d'où l'été partent en criant les hirondelles, la cour spacieuse, le préau où durant les récréations il se tenait à l'écart, sous les arcades, de la foule des écoliers trop vulgaires, lisant des pages de saint Bernard ou menant quelque pieuse discussion avec cet ami qui sera plus tard M. Blain, son biographe, docteur en Sorbonne, chanoine et curé de Saint-Patrice de Rouen, dont l'admiration fidèle se nuancera toujours de quelque stupeur. Il y a les salles de classe faiblement éclairées le soir par des quinquets où, à douze ans, il apporta le maigre bagage reçu à la pauvre école de Montfort de la bouche d'un magister maladroit qui l'initia au service divin, lui apprit à lire, à former ses lettres, à calculer, tant au jet qu'à la plume, les livres, les sols et les deniers. Débutant en sixième par les rudiments du latin, il a franchi brillamment les humanités, la philosophie qui comprend la logique, la physique et la métaphysique, abordé enfin les sciences sacrées et parcouru, en même temps que le grec et l'hébreu, les trois branches de la noble théologie : dogme, écriture sainte et droit canon. Il y a le vieil hôpital général, construit près de la porte Esvière, sous le vocable de Saint-Yves. Là, chaque semaine, les jours de congé, avec les meilleurs de ses compagnons, il écoutait les exhortations de l'aumônier, M. Bellier, avant qu'on aille, deux à deux, servir les malades et les innocents, leur lire de bons livres au réfectoire et leur expliquer avec patience le catéchisme.
De douceur, il a été peu comblé. Chez les deux mille écoliers, ses condisciples, qui se bousculaient le matin dans les couloirs du collège et dont il redoutait les propos sournois, il a vu beaucoup de fronts bas, de lèvres amères, de regards précocement ternis. Ces petits paysans aux longs cheveux, ces jeunes bourgeois ajoutant l'arrogance à la corruption, arrivés par bandes de leurs cantons, parlant le patois local, s'agglomèrent en clans fermés et jaloux. Aussitôt tournés les regards des Pères, ils affichent entre eux un libertinage impudent dans leurs mœurs et dans leur langage. Lâchés dans la rue, avant de gagner les pensions sordides qui les logent, on voit bon nombre de ces mauvais drôles mener grand tapage, briser les vitres, exciter les chiens, réveiller les gens endormis et se quereller jusqu'au sang au sortir des tavernes où ils se sont enivrés de gros vin et ont lutine les servantes.
Louis-Marie a éprouvé pour eux un sentiment mêlé de pitié et d'effroi. Il les aime et il les redoute. Il a rêvé de les tirer de leur fange et il a le dégoût d'y tremper la main. Il a vu bafouer l'innocence et a tremblé parfois devant l'apparente impuissance de la charité.
Partout, il a deviné le mal aux aguets, prêt à s'insinuer dans toutes les fissures des cœurs. Il a eu la douleur d'en flairer les tristes relents jusque dans la maison de famille, à Rennes, où ses parents vivent aujourd'hui à frais communs avec l'oncle de Vizeule, sacriste de Saint-Sauveur, et où le soir, en sortant du collège des Jésuites, il enseigne le latin à ses frères. A table, il a essuyé la violence orgueilleuse de son père, contre laquelle s'est insurgée sa propre violence, el il n'a triomphé de ses impulsions orageuses que par la retraite et par les macérations qu'il s'impose. N'a-t-il pas eu à rougir en découvrant un jour ce livre aux gravures infâmes qu'il a jeté aux flammes, le cœur battant, pour purifier l'atmosphère domestique?
De toute sa force, il proteste contre le monde, il rejette ses pompes ignobles et ses bas plaisirs. Mais il ne condamne pas ceux qui succombent et pense à les racheter par ses œuvres et ses pénitences. La meute abjecte, il la sent tapie dans tous les fourrés et prête à le mordre aux talons. Contre elle il a cherché du secours. Il a rencontré quelques beaux visages graves et paternels : son confesseur, le P. Descartes[9], M. Bellier, l'ami des pauvres, et le doux régent, M. Gilbert, qui n'a jamais répondu que par la tendresse aux insultes des mutins et à leurs railleries effrontées. Du milieu trouble dans lequel ils se trouvent plongés ensemble, il a tiré, par la force de sa vertu attractive, quelques âmes d'élite, peu nombreuses, mais pleines de ferveur. Parmi elles on compte le jeune Claude-François Poullart des Places, son cadet de six ans, promis au plus saint des apostolats. En ville, une dame pieuse leur a prêté une petite chambre. Ils l'ont décorée à frais communs, ils y ont dressé un oratoire. Et là, durant ces heures de liberté que d'autres épuisent par le désœuvrement et par la débauche, ils s'entretenaient doucement avec la Reine des Anges, ils lui demandaient à voix basse de les préserver du péché et de les armer pour la défense de son Fils. Ces pieux enfants s'étaient liés par des règles qui les engageaient au silence, à la mortification, à la prière. Que subsistera-t-il de leur naïve fondation ? Rien peut-être à la place originelle. Mais il emporte l'ébauche sublime dans son cœur.
Rennes, la famille el le collège, les déchirements et les espoirs du jeune âge ne sont encore qu'à une lieue en aval, à peine dissimulés par le rideau mouillé de la bruine et les petits chênes tordus par le vent tournant. Louis-Marie ne se retourne pas. Il entame d'un pied intrépide les soixante-seize lieues d'espace qui le séparent de Paris.
 
*
**
L'homme est parti.
Tout de suite, il adopte le balancement de la marche, régulier comme le pouls, en plus rapide, portant sur la jambe droite, puis sur la jambe gauche, qui frappe et peuple le grand silence. Rythme propice à la rêverie et à la chanson, emplissant l'âme d'un bourdonnement musicien, mouvement qui berce le contemplatif mais entraîne aussi l'homme d'action ; chacun des trois temps, le bâton et les deux pieds qui avancent, comme un signe de conquête, prend possession de la terre.
Toute sa vie, Grignion de Montfort chérira la marche à pied, au niveau des buissons et de l'encolure des bêtes, celle qui n'a pour instrument que notre humble corps et qui fauche tout au plus ses sept à huit lieues par jour, celle des soldats, des pèlerins et des apôtres. Laboureur opiniâtre, il arpentera sans relâche ces immenses sillons qui finissent à Paris, à Rennes, à Nantes, à Poitiers, à La Rochelle, à Rome, qui se divisent à l'infini dans les terroirs de Bretagne, du Poitou et des Marais ; il ne se reposera de sa longue errance, après des milliers de lieues dévorées, qu'en tombant de fatigue aux portes de la mort et du paradis.
Dès les premières heures, la pluie s'est mise à tomber, d'abord presque impalpable, comme criblée à travers un tamis très fin et couvrant les vêtements d'un duvet léger. Le chemin s'enfonce à travers les petits murs de pierre sèche, rongés de mousse et de lichen, coupés de barrières et de sautoirs, et les haies où les ronces s'enchevêtrent avec les fougères, où luisent les baies rouges du houx, les baies noires du sureau, et les prunelles dont les fruits ont la nuance de l'ardoise et les feuilles celle des tuiles grises. Des merisiers, des poiriers pointent, couleur de rouille, et des chênes à peine jaunissants d'où la pie s'envole en poussant son cri jacassier. L'averse de plus en plus dense efface les lointains, détache les masses de feuillages proches sur un fond laiteux. Elle donne aux choses un air de résignation tranquille, les fond dans un songe incolore et sans contour, pénètre le marcheur d'une grande paix mélancolique.
Il traverse de petits champs de seigle, des sous-bois où les glands craquent sous le pied, où les châtaignes en tombant font éclater leur corselet d'épines. Dans ce désert de landes et de forêts à peine s'il distingue, à longs intervalles, la silhouette d'une bergère en cape noire ou d'une ramasseuse de bois mort. Tout se dilue dans un vague silence où il ne perçoit plus que le bruit de ses pas et le battement de l'eau qui coule doucement sur son visage comme des larmes.
Le singulier passant qui ruisselle exulte pourtant sous cette chape de nuées comme sous une bénédiction céleste. Il pense qu'il aurait pu être avocat ou notaire, comme son père l'a désiré, peut-être syndic ou bailli, accéder à une honnête aisance, occuper un de ces emplois lucratifs qui attirent les déférents saluts des personnes de bon renom. Il se réjouit dans son cœur de cette perspective avortée. Il remercie le ciel d'avoir fait de lui pour toujours un vrai pauvre, totalement dépourvu, totalement consentant, évadé de toutes les charges des puissants du monde, tout entier disponible pour le service de Dieu.
Il ne méprise personne, mais il a la crainte instinctive du mauvais riche et ne se sent à l'aise que chez les humbles. Il ne s'arrête guère dans les villes, évite même les auberges confortables qui servent de relais à la diligence. A l'heure où tinte l'angélus, la route le conduit à quelque ferme isolée, à quelque hameau sauvage où elle se perd dans des fondrières, s'enduit de bouse et de purin noir. Il réveille l'aboiement des chiens auxquels répondent ceux des lointains villages, comme des appels de sentinelles. Il avise la chaumière la plus pauvre, affaissée sous son toit de velours que décorent la joubarbe et l'herbe à Robert. Il pousse la porte, entre sous la lumière du « chaleul » ou de la lampe de résine, s'agenouille sur les grosses dalles et récite le psaume de supplication : Visita, quæsumus, super hanc familiam tuam...
 
Le pays est resté peureux, tout vibrant encore des rumeurs de la guerre civile et de la « révolte du papier timbré ». Des bandes de mercenaires congédiés rôdent dans les campagnes. Pourtant on a gardé presque partout les traditions hospitalières et le respect du pauvre. Le mendiant qui franchit le seuil et dont on ne saura pas le nom s'entoure d'un mystère presque sacré. Il entre avec lui tout un souffle d'aventure. Dans ces temps bénis, le surnaturel est encore si près de la terre qu'on ne s'étonnerait pas de découvrir sous ses hardes quelque envoyé céleste, comme l'ange entré chez Tobie. On l'appelle,: « pauvret », « chéri », « frère du bon Dieu ». On le sent porteur d'un pouvoir secret, près de l'oreille du Seigneur, « car l'Eternel écoute les pauvres »[10], capable de faire monter jusqu'à lui ses prières pour les vivants et pour les morts.
Le maître s'est lavé les mains à l'eau du puits avant de toucher la miche sur laquelle il fait le signe de la croix. L'hôte prend place à la longue table avec les parents et les serviteurs. Il partage avec eux la soupe aux choux, les galettes de blé noir, le plat de raves ou les châtaignes, tandis que les femmes se tiennent debout derrière les hommes, à la mode antique.
Puis, les enfants s'en vont dormir. Les soirées s'allongent. Les servantes filent au rouet, teillent le chanvre. Il aide à écaler les noix pendant qu'un peu de vin pour faire des rôties chauffe sur la tête des landiers. Ses vêtements trempés fument au feu de l'âtre. Parfois il lit une page des Saintes Ecritures et fait dire en commun un Pater et trois Ave. Alors le pauvre gagne le foin du grenier ou couche avec les brebis, séparé seulement par une cloison de la grande salle où reposent, dans les lits fermés par de larges rideaux de serge, les bonnes gens qui lui font si simplement l'aumône.
Au petit jour, il récite les prières d'adieu et reprend la route, emportant dans son bissac la tranche de lard, les oignons et le morceau de pain bis pour l'étape.
 
*
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En dix jours, Louis-Marie a traversé l'Armorique, le Bocage manceau, la grande plaine de Beauce toute florissante de blé où les meules se confondent avec les moulins.
Obstinément, la pluie ravage les chemins, rince le roc, creuse les ornières et les flaques. Il s'enlise jusqu'au jarret dans un limon gras qui colle aux semelles de lourdes mottes d'argile. L'eau imbibe le vêtement, s'infiltre par le col el les poignets, gonfle les souliers qui crachent, glacé les membres malgré l'exercice. Les rivières grossies rendent dangereux les passages à gué et font tanguer les bacs que le passant hèle et qui le prennent à bord par compassion.
Vers la fin du dixième jour de marche, du haut des coteaux de Vaugirard, il a vu se dérouler la ville immense. Au delà des vignes et des terrains maraîchers, c'est un fouillis de ruelles, de pignons et de clochers fermé par les collines de Chaillot et de Montmartre. Il ne sait pas encore nommer les chapelles proches des Filles du Bon Pasteur, des Bénédictines, des Carmes déchaux, des Chartreux, ni les Cordeliers au delà des verdures jaunies du Luxembourg. S'il distingue Sainte-Geneviève à cause de sa montagne, il cherche en vain le petit dôme de la Sorbonne et celui de Saint-Sulpice récemment construit, but de son long pèlerinage. Derrière le quai de la Grenouillère, il aperçoit le Louvre au delà du Pont-Neuf et dans l'île les nobles tours de la cathédrale.
Dans ce cadre que limitent le fleuve, les terrains vagues des Gobelins et de la Salpêtrière, va s'inscrire une page de son histoire. Il sent peser sur lui, obscurément, de grands desseins. Mlle de Montigny l'attend pour lui ouvrir les portes de l'avenir. Venue de Paris à Rennes pour affaires, accueillie chez les Grignion, elle s'intéresse à la famille dont elle a deviné la gêne. Elle a pris la charge d'une des petites filles. Elle a décidé le père à laisser partir l'aîné dont la pension au séminaire Saint-Sulpice sera payée, assure-t-elle, par une amie.
Maintenant, il se dirige vers le quartier Saint-Germain qu'elle habite. De somptueux hôtels commencent à s'édifier le long de la rue du Bac, encore hier simple traverse et la rue Saint-Dominique qui cesse à peine de s'appeler rue aux Vaches. Leurs perrons de marbre, leurs bâtiments à colonne-, leurs jardins à la française remplacent peu à peu les chantiers de bois, les champs de poireaux et de fraises, et les terrains de jeux du Pré-aux-Clercs. Louis-Marie ravive dans sa mémoire les traits de son élégance protectrice. Il revoit la robe de brocart, les souliers de soie, les cheveux poudrés, la cordialité distante. Il imagine les lambris dorés, les plafonds de stuc, les marqueteries et les laques, la morgue et le dédain des gens de livrée. La fatigue pèse de tout son poids sur ses moire les traits de son élégante protectrice. Il revoit la robe de longue, les cheveux incultes. Il tient à la main ses chaussures qu'il a jugées incommodes. Il contemple ses pieds qui saignent, son vêtement misérable lacéré par les ronces, dégouttant de boue. Par quelle aberration grotesque ce saint Jean-Baptiste du désert allait-il se fourvoyer dans le grand monde ? Il sourit doucement de sa méprise, il tourne la tête et va se cacher dans « un petit trou d'écurie ».
 

II - LES PAUVRES ECOLIERS
 
Chronologie : Les années d'études à Paris : à la Communauté de M. de la Barmondière, à celle de M. Boucher, au petit séminaire Saint-Sulpice (septembre 1693-septembre 1700).
 
Depuis le jour fleuri du printemps 1257 où Robert de Sorbon, confesseur de Saint Louis, reçut de son souverain une maison de la rue Coupe-Gueule et y installa un collège pour loger seize pauvres maîtres ès arts aspirants au doctorat en théologie, le renom de la Sorbonne avait prodigieusement grandi. Dès le xiiie siècle, attirés par la science de ses professeurs et par le bruit de ses controverses, des milliers d'étudiants, issus de tous les cantons d'Europe, sont venus chercher à son grenier leur subsistance intellectuelle. Près de l'illustre école et de sa chapelle corinthienne que Richelieu vient de rebâtir, sur les pentes de la Montagne Sainte-Geneviève d'où l'on découvre les moulins de Montmartre et son couvent des Bénédictines[11], d'innombrables établissements ont surgi, annexés aux couvents, entretenus par les diocèses et les paroisses, alimentés par des libéralités nobles et bourgeoises ; riches et pauvres, ils fournissent le vivre et le couvert à cette jeunesse turbulente qui dévale chaque matin à travers les anciens chemins de vignes, bordés maintenant de pignons et de tourelles, encombrés d'enseignes, de tavernes et de boutiques et qui mènent au cours de la docte Université. Depuis l'abbaye de Sainte-Geneviève dont l'enclos jouxte Saint-Etienne-du-Mont, la place de Fourcy et le carrefour sinistre où se donne encore l'estrapade, jusqu'à la place Maubert où logent les Carmes et à la rue Saint-Jacques d'où viennent les pèlerins de Compostelle, presque chaque maison a son collège : collège de l'Ave Maria ; aristocratique collège de Navarre ; collège de la Marche ; collège Sainte-Barbe ; collège de Reims et de Coqueret près de l'église Saint-Hilaire ; collège des Lombards et collège de Reauvais qui occupent l'emplacement du clos Rruneau ; collèges de Léman, de Laigle et de Marmoutier vers la rue Saint-Jacques ; collège de Cluny, entre la Sorbonne et les Jacobins ; collège d'Harcourt vers la rue des Fossés-Monsieur-le-Prince ; collèges de Sées, de Bayeux, de Narbonne, d'Autun, le long de la rue de la Harpe qui conduit de la place[12] au pont Saint-Michel par Saint-André-des-Arts ; collèges des Prémontrés et de Bourgogne le long du couvent et de la rue des Cordeliers qui se dirige vers Saint-Germain-des-Prés.
Dans la maison de Saint-Sulpice, que M. Olier a fondée, face à l'église dont il fut curé, on loge aussi des étudiants en Sorbonne, dont on perfectionne l'enseignement par des lectures, des répétitions et des conférences. Mais l'éminent disciple de Saint Vincent de Paul et de Bérulle, préoccupé comme eux d'une réforme du clergé, a donné à son association un but plus précis : elle vise à la formation des prêtres, par un entraînement moral et religieux et par une initiation progressive à la liturgie, aux services du culte et au ministère paroissial. Ouvert depuis 1642, ce premier séminaire de France bénéficie déjà d'une haute réputation de sagesse et de vertu. C'est à cette source que Grignion de Montfort comptait se désaltérer. C'est à cette école d'apôtres que Mlle de Montigny le destine, dès qu'elle a pris connaissance de sa vocation.
Réfugié dans son « petit trou d'écurie », le futur clerc y fut nourri, nous dit-on, par la Providence, comme les oiseaux du ciel. Pourtant il fallut bien en sortir. Durant sa vie, il sera plusieurs fois tenté de s'abandonner ainsi aux charmes de la béatitude érémitique. Mais chaque fois l'appel des pauvres âmes le tire au dehors pour sa déréliction et pour sa joie.
Ce n'est pas Saint-Sulpice qui va l'accueillir. Mlle de Montigny a-t-elle jugé sa tenue trop excentrique pour plaire à cette compagnie policée : a-t-elle reculé, en présence de son dénuement, plus complet qu'elle ne l'avait supposé, devant la charge d'une pension trop onéreuse ? Toujours est-il qu'en septembre 1693, le jeune Louis Grignion, contrevenant au destin tracé, entrait à la communauté de M. de la Barmondière. Organisée sur le modèle de sa grande aînée, elle en suivait les méthodes et en épousait l'esprit. Elle avait avec elle des relations de parente, mais parente misérable. En même temps que d'instruction, son œuvre était de charité. Elle recevait des clercs indigents et les préparait à leurs fonctions ecclésiastiques moyennant une redevance fort modeste complétée par des services divers. Les cellules y étaient étroites et les rations assez maigres. Dans l'intervalle des cours de Sorbonne et des exercices de piété, les élèves s'employaient à la cuisine et au réfectoire, balayaient les parquets, sciaient le bois, soignaient les malades à l'infirmerie et couraient en ville faire les commissions de M. le Supérieur.
Cette existence besogneuse n'était pas pour déplaire à notre petit campagnard. Elle répondait à son besoin d'austérité-. Il s'en accommodait d'autant mieux que les règlements de la maison s'accordaient à merveille avec ses aspirations et ses goûts. M. de la Barmondière, homme d'oraison, prévenu contre les dangers de la vie mondaine, avait choisi pour constants modèles à présenter à ses disciples la pauvreté et les humiliations de Notre-Seigneur Jésus-Christ durant les trente années de sa vie cachée qui le préparaient en secret à sa mission de prêtre suprême. Il recommandait d'éviter avec le plus grand soin tout ce qui pourrait sentir l'air du monde, de s'en éloigner par la mise, par la conversation et par les manières, en adoptant de préférence les actions qui passent pour les plus viles et les plus méprisables aux yeux du commun, de ne faire des visites qu’aussi rarement qu'il serait possible, de pratiquer la simplicité et la douceur, et grande dévotion enfin à la Sainte Vierge Marie, honorée comme dame et maîtresse de céans.
Le jeune homme n'est pas seulement prêt à l'obéissance, il est disposé à renchérir sur la rigueur des commandements. Son directeur, qui a tout de suite reconnu en lui une âme portée à la sainteté, est obligé d'intervenir pour modérer cette fringale de tourments qui le hante ; il lui fait rompre le vœu de silence qu'il s'est imposé pendant les récréations, mais il n'a pas vu la haire et la discipline que Louis Grignion tient cachées sous son matelas pour ne pas céder à l'ostentation du sacrifice.
D'ailleurs, tout se conjugue pour aggraver les difficultés ordinaires de la maison. On aborde alors les années les plus sombres du règne de Louis XIV. Les guerres incessantes, avec leur cortège de réquisitions, de surtaxes et de pillages, ont mis les campagnes aux abois. Les éléments s'en sont mêlés. La récolte de 1692 tristement déficitaire a été suivie d'une autre plus lamentable encore. Fénelon, dans une remontrance au Roi Soleil, l'avertit que ses peuples meurent de faim ; il lui montre les terres à l'abandon, les villes et les campagnes dépeuplées, la France entière pareille à un grand hôpital désolé et sans provisions. Le terrible hiver qui suit l'arrivée de Louis Grignion à Paris déchaîne une épouvantable famine. Le pain noir lui-même vient à manquer dans la capitale. Dans les collèges, on se nourrit d'un peu de bouillon d'herbes. Les gens riches, à court d'aumônes, barricadent leurs demeure-pour ne pas entendre les cris des bandes faméliques qui les assiègent. Le printemps lui-même ajoute à la désolation par une sécheresse générale contre laquelle on tente de lutter en promenant en grande procession, le 27 mai 1604, la châsse de Sainte Geneviève.
Dans ces conjonctures désastreuses, pour soulager ses camarades plus fragiles, Louis Grignion, mêlé à la horde des va-nu-pieds, va faire la queue à l'entrée des hôpitaux secourables, aux Convalescents de la rue du Rac ou aux Incurables de la rue de Sèvres, dans les couvents et les bureaux de bienfaisance, ou à ces bouillons qui distribuent de la viande et des vêtements aux pauvres honteux. Il se présente aussi, avec trois de ses condisciples, pour aller veiller les morts de la paroisse, au profit de la communauté. C'est une terrible épreuve de fatigue qu'il ne consent pas à atténuer. Elle témoigne d'une résistance physique incroyable et d'une surhumaine volonté. Trois ou quatre fois la semaine, au cours de ces nuits lugubres, il ne s'accorde que deux heures de sommeil, partageant le reste entre la lecture spirituelle et l'oraison, qu'il fait toujours à genoux, mains jointes et le corps immobile. Il refuse même la modeste collation qu'on a l'habitude d'offrir aux gardiens pour soutenir leurs forces épuisées.
Ce tête-à-tête avec la mort, ce colloque farouche avec l'éternité, c'est une occupation digne de lui, un entretien à sa taille. Entre les yeux creux du cadavre et le regard du voyant, il a dû s'établir un échange singulier d'interrogations solennelles. L'un et l'autre s'affrontent et se mesurent, celui qui devine dans le silence de son cœur, celui qui derrière la porte entend maintenant résonner la parole imprescriptible ; finalement ils se comprennent et se rejoignent dans la même adorable vérité. Louis Grignion ne redoute pas ces conversations funèbres. Il y puise les salubres leçons qui le fortifient à jamais contre la frivolité des hommes. Un de ses compagnons rapporte qu'il se plaisait à découvrir la face des cadavres pour y contempler à nu l'envers de nos vanités.
Une nuit, il est à veiller un fringant cavalier foudroyé au sortir d'une nuit de débauche. Son corps répand une odeur infecte et son visage, dépouillé du masque de la vie, trahit par sa décomposition rapide l'affleurement d'une âme toute chargée de souillure. Une autre fois, c'est une dame de la cour, hier encore toute parée et recherchée de tous pour le plaisir. Son gardien, pensif, voit peu à peu sa beauté se transformer sous ses yeux en cette vision d'épouvante, en cet objet d'horreur qui fait fuir les voluptueux et met en déroute tous les amants. On songe aux regrets de Villon sur les belles du temps jadis :
Corps féminin qui tant es tendre,
Poli, souëf et gracieux,
A tous ces maux faut-il l'attendre ?
Oui, où tout vif aller és cieux.
 
Le tombeau est prodigue de ces antithèses stupéfiantes. Mais chacun y puise selon sa valeur. Ce n'est pas par délectation morose, pour flatter une curiosité maladive ou entretenir en lui le goût du néant, que Grignion de Montfort soulève d'une main hardie le voile qui cache les prospérités humaines à l'heure de leur décomposition. Il demande au réalisme de la mort la certitude amère et consolante qui ne se confie qu'aux audacieux, le philtre puissant qui le délivrera du mensonge dont les lâches ne veulent pas guérir. D'un geste brutal, il tranche les illusions de la terre, les fleurs aimables dont il discerne le poison. Il a fait pour jamais le compte de l'éphémère et de l'éternel, celui de la fortune, des honneurs, de la beauté périssables et celui des biens qui résistent à la durée et qui s'emportent dans l'autre monde.
Les singularités qui lui vaudront par la suite tant de déboires proviennent toutes de ce simple fait : il a strictement abdiqué les privilèges d'ici-bas, et par conséquent renoncé aux efforts et aux usages qui servent à les obtenir ou à les conserver.
Ainsi, il se trouve avec les avides en état de protestation absolue. Tout ce qui attire leurs convoitises, avouées ou secrètes, tout ce qui alimente leurs désirs, excite leurs impatiences, tout ce qui a pour eux du poids et du prix, n'a pour lui pas plus de consistance qu'une ombre. Il n'a pas même besoin de fuir, il ignore. A ce point de contradiction, il n'est plus possible de se comprendre.
Le naïf M. Blain, son condisciple, situe assez bien Grignion de Montfort par rapport aux normes de la société bourgeoise. Il l'a vu reconduire un pauvre homme, chapeau bas, avec toutes les marques de la déférence. Il en est tout interdit. Le visiteur, avoue-t-il, lui avait paru « peu de chose » et sa personne ne semblait pas appeler tant d'honneur. Comment faire comprendre à cet homme de bonne compagnie que l'honneur ne se mesure pas au rang et à la richesse ; comment expliquer à ce Philinte, si ménager des conventions sociales, que l'Evangile n'a rien à voir avec les bienséances ?
Encore M. Blain est-il formé aux sentiments délicats. Son amitié et sa politesse le maintiennent dans les bornes de la surprise, sans qu'il verse dans l'indignation. Pour le vulgaire, l'homme qui n'obéit pas aux consignes collectives, qui échappe aux cadres et aux lisières habituelles, qui dit oui quand les autres disent non, méprise ce qu'ils aiment et recherche ce qu'ils méprisent, et cela non en paroles — ce qui serait pardonnable et même amusant —mais en actes, non pas par hasard mais en permanence, celui-là est pire qu'un étranger, c'est un adversaire, un traître. Sa révolte tranquille menace ce qu'ils ont de plus cher : leurs aises. Ce jeune taciturne, qui ne peut entendre parler que de Jésus et de Marie, qui a fait un pacte avec sa langue, avec ses oreilles, avec ses yeux et ne leur tolère que des entretiens sacrés, on pourrait le traiter avec indulgence, comme on fait des insensés. Mais les plus grossiers soupçonnent en lui une grandeur gênante qui réveille un remords ou ravive un élan qu'ils ont étouffé. Dans la haine que suscite le contemplatif, il y a le sentiment vague d'une distance qu'on ne peut franchir, l'obsession d'un sommet qu'on ne peut atteindre, la revanche d'un amour-propre humilié.
Les camarades de Louis-Marie, quoique de conditions plus relevées que ceux de Rennes (bon nombre d'entre eux deviendront des prêtres honorables), ne sont pas exempts de ces accès de bassesse qui secouent parfois les multitudes. Lorsque certains d'entre eux, dans la cour de récréation, se plaisent à le souffleter, à le frapper à coups de gaules d'osier par dérision pour ses pénitences, ce ne sont pas là des jeux innocents. Je discerne dans leurs brimades l'obscure jalousie qui pousse les foules à l'immolation des élites. Je crois entendre un écho des cris du prétoire et la ruée des bourreaux contre le Christ aux outrages.
Grignion de Montfort ne se prend pas pour le Christ. Mais comme il ne cesse de penser à son grand modèle et de se comparer à lui, il juge que les tourments qui lui viennent d'autrui, ceux que par surcroît il s'impose, ne seront jamais à la hauteur de ses fautes et ne compenseront pas son indignité. Il ne résiste pas aux méchants, parce que son Maître lui a dit de tendre l'autre joue, et aussi parce qu'il voit dans les souffrances toujours méritées une libération et un rachat. L'assurance d'être toujours en retard sur sa dette, il la formule avec une sainte modestie, dans ses lettres à l'oncle de Vizeule : « Que Dieu n'entre point en jugement avec moi, écrit-il, car je ne fais point de profit de ses grâces ; je ne fais que l'offenser tous les jours. »
On remarque beaucoup ses « absences » mais on se contente d'en sourire, sans se demander ce qu'il en fait. Un ami l'ayant conduit chez un religieux d'importance, futur prélat, l'étrange visiteur est resté muet, les yeux à terre. Qui nous en dira les raisons? Peut-être le douillet chanoine, malgré son lustre, n'avait-il rien à communiquer à son humble confrère qui valût la peine de le déranger de son oraison. Grignion l'a jugé implicitement. Il a pris congé sans bouger de sa compagnie inutile. Il s'est évadé par le dedans.
Lorsqu'il arrive en Sorbonne, dans la salle des conférences, il a coutume de s'agenouiller et de se mettre en prière, sans prendre garde aux quolibets : c'est sa préparation au travail ; il se maintient ainsi à un niveau auquel les paroles des docteurs seront obligées de monter.
Un jour, on l'a vu chez un banquier, attendant un compagnon, et tombé en oraison dans le vestibule où se presse la clientèle, où passent et repassent les laquais affairés. Cette fois encore, son religieux compagnon n'a pas compris, lui qui ne s'étonne pas d'être dans ce lieu insolite et de s'y trouver à son aise. Grignion, plus sensible aux vraies convenances, éprouve le besoin d'établir autour de lui une zone de protection contre le mauvais air qu'on y respire et d'expulser les démons de l'avarice par une espèce d'exorcisme.
Au milieu des affronts et des amertumes, il ne se départ pas ainsi d'une quiétude invulnérable. Il sent partout la morsure du péché — le sien et celui des autres — mais il connaît le remède, qui se trouve dans le sacrifice, toujours à notre portée. Il goûte ainsi dès cette terre un sentiment qui ressemble aux douleurs du Purgatoire, transfigurées en joie par l'espérance. Sa confiance est si sereine dans le secours assuré d'en-haut, qu'elle semble à certains moments forcer la sollicitude du ciel. On raconte qu'ayant besoin d'un vêtement neuf et ne possédant pas trente sols, il envoya son voisin de cellule chez le tailleur muni de cette somme dérisoire. « Allez, dit-il au jeune garçon qui se récriait, ne vous mettez pas en peine, et si le marchand veut vous vendre le vêtement plus cher, adressez-vous à la Providence. » Ainsi fut fait. Et comme l'obéissant commissionnaire s'en revenait au logis, congédié par le marchand qui demandait deux pistoles et qui le prenait pour un mystificateur, il rencontra notre futur thaumaturge qui l'accueillit en souriant : « Voyez, lui dit-il, durant que vous étiez à prier Dieu, une personne m'a fait don de ces deux pistoles. Retournez, je vous prie, et cette fois, on vous remettra l'habit. »
Quand on observe la vie extérieure du bienheureux, on est frappé par un certain caractère extraordinaire des événements qui la composent. Ils ont presque toujours l'air d'avoir été disposés à son intention, soit qu'ils lui apportent l'aide matérielle dont il a besoin, soit qu'ils sollicitent à point nommé sa démarche. Tantôt une pauvresse l'aborde et lui conte ses misères : il lui faut trente sols pour la tirer d'embarras, et c'est justement la somme qu'il a dans sa poche. Tantôt c'est un prêtre indigent qui se présente à lui au moment précis où il vient de recevoir de sa mère la soutane qu'il va lui donner. La fréquence de ces occasions ne permet pas de les attribuer au hasard. Si elles semblent ainsi servies à propos, si bien emboîtées qu'elles rendent pour ainsi dire lisible le canevas de son destin, n'est-ce pas à dire que les âmes prédestinées jouissent d'un instinct supérieur qui les dirige et d'une force qui attire à elles les objets mêmes de leur sanctification ?
D'avoir solidement établi son centre de gravité lui confère une stabilité imperturbable. Derrière toutes les conjonctures il reconnaît la main de Dieu ; il sait de science assurée que le dessein qui la guide est toujours miséricordieux ; même quand il ne discerne pas le but immédiat, il connaît la raison suprême qui n'est jamais autre que l'amour.
Le 18 septembre 1694, M. de la Barmondière est enlevé à ses obligés par une mort foudroyante. L'émotion est considérable. On le révère et on le pleure comme un saint. On réclame des reliques. Tout son troupeau désemparé sent planer sur lui les malheurs que sa présence semblait conjurer. Seul, Louis-Marie, pourtant plus menacé que quiconque par l'avenir, ne se trouble pas, et beaucoup de ses compagnons s'en indignent. L'un d'eux, plus clairvoyant que les autres, le désigne par ce mot profond : « Monsieur Grignion, vous êtes un grand saint ou un grand ingrat. » De vrai, une telle attitude ne peut s'expliquer que par des qualités extrêmes. Se trompant sur les apparences, on pourra supposer chez Grignion les pires noirceurs, on ne pourra jamais l'accuser de fadeur et de médiocrité.
Pour lui, très simplement, il s'avoue dans cette lettre :
« Monsieur et très cher oncle. M. de la Barmondière, mon directeur et supérieur, est mort et fut inhumé dimanche dernier avec le regret de toute la paroisse de Saint-Sulpice et de tous ceux qui l'ont connu. Il a vécu en saint et il est mort de même. C'est lui qui a fondé le séminaire où je suis et qui m'y a reçu pour rien et m'a fait tant de bien. Je ne sais pas encore comment tout ira, si j'y demeurerai ou si j'en sortirai. Quoi qu'il arrive, je ne m'en embarrasse pas. J'ai un Père dans les cieux qui ne manque jamais ; il m'a conduit ici et m'y a conservé jusqu'à présent ; il le fera encore avec ses miséricordes ordinaires... »
La Providence, répondant à ses vœux secrets, l'achemine par les voies douloureuses qu'il a désormais choisies. La mort de leur directeur disperse les étudiants de M. de la Barmondière. Les plus fortunés vont grossir les rangs des élèves de Saint-Sulpice. Grignion de Montfort, qui ne dispose d'aucun moyen, est entraîné à descendre d'une marche l'escalier de la chère humilité. Il trouve asile dans la pension de M. Bou­cher, sise au collège Montaigu, sur le chemin qui va de Sainte-Geneviève à Saint-Etienne-du-Grès. On la nomme « Communauté des Robertins, ou des Pauvres Ecoliers ». Les études et les directions y sont excellentes. Mais la misère y est extrême. Les pauvres clercs y sont astreints aux besognes les plus obsédantes. La nourriture de rebut qu'ils préparent eux-mêmes: viande rare des grands jours, plat de navets ou riz à l'eau des jours ordinaires, ne parvient pas à les soutenir.
Louis-Marie, miné par la fatigue, les privations, les austérités, tombe gravement malade. Une nouvelle étape le conduit à l'Hôtel-Dieu. On y est soigné avec zèle par les sœurs de Saint-Augustin ; on y reçoit les visites des bonnes Dames de la Charité, dont la règle, établie par saint Vincent de Paul, prescrit d'agrémenter le menu des pauvres malades et « de les consoler et esjouir doucement ». Tout à l'honneur « d'être dans la maison de Dieu », il semble indifférent à ses cruelles souffrances. Pourtant, son état est alarmant. La saignée, brutalement pratiquée, le mène aux portes de la mort. On prépare un linceul pour l'ensevelir, lorsque, averti par un pressentiment, le moribond annonce sa guérison prochaine. Dieu le forge et le reforge avec amour pour les prochaines batailles. Le voilà à nouveau brandi, vaillant et clair comme une épée.
 
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Sortant des courants imprévus, notre héros, à ce point de son histoire, se trouve entraîné vers le lieu même qu'il s'était d'abord assigné pour retraite. Un vent favorable le pousse tout à coup jusqu'au port de Saint-Sulpice, qu'il jugeait inaccessible et dont il s'était cru définitivement écarté. En dépit de l'effacement du jeune homme, la célèbre maison pensait à lui. Elle le suivait des yeux par le truchement de M. Bauyn. C'était un homme, dit-on, plein de vertu et qui pratiquait la mortification jusqu'à un degré héroïque. A diverses reprises, M. de la Barmondière lui avait confié la conscience de son élève et il se trouvait être, en outre, de concert avec M. Brenier, directeur du Petit Séminaire ; ayant remarqué les précieuses qualités du jeune clerc, il souhaitait l'avoir pour disciple. Il s'en ouvrit à l'une de ses pénitentes, Mme d'Allègre, celle-là même dont Saint-Simon a esquissé le portrait et qu'il a montrée, ivre de la lecture des Pères du désert, allant seule « de son pied » chercher la Thébaïde tandis qu'on la cherchait à Paris. Cette dévote peu banale consentit à reporter sur la tête de son protégé la pension maintenant inemployée dont elle dotait l'établissement de M. de la Barmondière. M. Bauyn, d'autre part, y fit ajouter, toujours à l'insu de l'intéressé, le bénéfice d'une chapellenie de Notre-Dame, fondée et desservie en l'église paroissiale de Saint-Julien de Concelles, à deux lieues de Nantes. Par le concours de tant de volontés rassemblées, Louis Grignion se trouva inopinément pourvu des trois cents livres annuelles exigées pour l'inscription au Petit Séminaire de Saint-Sulpice.
L'enseignement y était le même qu'au Grand Séminaire, distribué par les mêmes méthodes, dans un esprit identique, et sous la surveillance générale de M. Tronson, successeur de M. Olier. Mais les bâtiments et la clientèle étaient plus modestes. Louis Grignion y bénéficia d'un régime très adouci. Dispensé des servitudes ménagères, il put se livrer plus complètement à sa préparation spirituelle. Les conférences et les répétitions de M. Brenier remplacèrent avantageusement pour lui les cours de l'Université, qu'il put abandonner, ne briguant pas ses diplômes trop onéreux pour sa bourse et inutiles à son futur apostolat. D'ailleurs, le crédit de la Sorbonne subissait à ce moment même une certaine éclipse. La science de ses maîtres portait mal sur un auditoire trop nombreux et habitué à l'indiscipline ; la routine des cahiers dictés ôtait aux séances leur animation ; enfin s'il faut en croire le témoignage de Fénelon, la doctrine de la maison commençait à être sérieusement altérée par le jansénisme.
A Saint-Sulpice, le règlement comportait, en dehors des exercices scolaires, l'attribution à chaque étudiant de diverses fonctions administratives. M. Brenier confia au nouveau venu deux emplois qui lui convenaient à merveille, parce qu'ils favorisaient la dévotion toute particulière qu'il avait vouée à la Sainte Vierge. Il le chargea de l'entretien de l'autel de Marie dans l'église de Saint-Sulpice et le nomma bibliothécaire de la communauté. C'est là, de toute évidence, qu'il s'est familiarisé avec la pensée des Pères et qu'il à meublé sa mémoire de leurs citations. Il y épuisa, dit-il, tous les ouvrages qui traitaient du culte marial. Parmi eux figuraient sans doute en bonne place les livres de Bérulle et de l'école de l'Oratoire, ceux de Bourgoing, de Condren, de Surin, de M. Olier, la Voie de la Croix, et le Saint Esclavage de l'Admirable Mère de Dieu, de M. Boudon, dont il semble avoir fait depuis lors sa nourriture habituelle. Un projet de son adolescence, éclos à Rennes, sur les bancs des Jésuites et qui ne l'a jamais quitté, prend une forme nouvelle, encore provisoire : il fonde parmi ses condisciples, avec approbation de son supérieur, une Société de l'Esclavage de la Très Sainte Vierge.
Un penchant aussi nettement affirmé ne manqua pas de faire impression sur M. Brenier, qui l'encouragea par d'autres moyens. Chaque samedi, depuis plus de deux siècles, les étudiants de tous les collèges envoyaient à Notre-Dame une délégation pour prier la Vierge Marie. M. Brenier restait fidèle à cette coutume et Louis Grignion fut l'un des deux ou trois élèves qu'il choisit pour l'accompagner. Cette cérémonie l'enchantait. Passé la Seine sur le petit pont bordé de boutiques, on longeait le marché aux fruits et aux volailles, ce jour-là en pleine animation, pour déboucher, à travers le désordre des ruelles, des maisons basses, des vingt petites églises de la Cité, sur le parvis étroit où s'entassaient les échopes des marchands de cierges et de médailles. Le jeune homme ne pénétrait jamais sans émotion sous le grand portail que dominent la galerie des rois et la rose flamboyante. Il assistait, le cœur chantant, aux offices somptueux, tout ruisselants d'encens, tout rutilants de chanoines. Puis, dans la chapelle dédiée à sa Patronne, il allait vénérer ses saintes reliques : un pan de son voile, quelques gouttes de son lait, qu'on gardait pieusement serrées dans une table d'argent massif.
Un autre pèlerinage, plus merveilleux encore, l'attirait. C'était celui que faisait à Chartres, une fois l'an, la communauté, en souvenir de M. Olier, qui, pour la première fois, l'accomplit après l'achèvement de son séminaire. En 1699, Grignion de Montfort fut désigné pour cette mission, avec l'un de ses condisciples. Ce long voyage à pied, cette détente au grand air, après six ans de claustration citadine, ravivaient en lui un instinct profond qu'il tenait du Celte et du campagnard. Notre-Dame de Paris passe pour avoir été construite sur l'emplacement d'une très vieille église dédiée à la Vierge. La cathédrale de Chartres, plus ancienne encore, recèle dans sa crypte « la Vierge noire qui doit enfanter », à qui les druides, héritiers eux-mêmes d'une tradition jamais rompue, rendaient déjà un mystérieux hommage. Au fil de la route droite, parcourue cette fois sous la brûlure de l'été, avant de voir s'élever au-dessus des blés « la flèche inimitable », notre marcheur croise des groupes de faucheurs et ne peut se retenir d'aller à eux. Plus qu'à Paris avec les commerçants et les valets, il se sent ici de plain-pied avec la population rurale. Il aborde les passants sans contrainte, cause avec eux de leurs travaux, partage familièrement leur repas sur le versant d'un talus, à l'ombre d'un arbre, près d'une fontaine, et quand les pauvres gens, par habitude, psalmodient leur plainte éternelle, l'esprit d'amour fait monter à ses lèvres les paroles qui compatissent et qui rassurent. Ces entretiens improvisés, jaillis du cœur en présence de la vie, il en a vu les effets, il a compris que c'était là les plus profitables des sermons.
Des cellules du séminaire, il a élu par vocation la moins confortable. Elle n'a point de feu, même au plus rude de l'hiver. Pourtant, notre ascète, ne jugeant pas sa pénitence assez rigoureuse, invente de curieuses mortifications. Il se refuse tout vêtement chaud et imagine de couper la semelle de ses bas pour imiter François d'Assise. A l'aide d'un travail intense de méditation et de lectures, fortifié par les retraites annuelles qu'il va faire à l'ancienne léproserie de Saint-Lazare, chez les prêtres de la Mission, il se prépare à l'ordination dont il franchit les degrés successifs et, devenu prêtre, il célèbre, au cours du mois de juin 1700, sa première messe dans la chapelle bien-aimée où, depuis cinq ans, il va chaque jour converser avec la Madone.
Ainsi mûrissait, dans les longues heures de recueillement, le fruit de la vie intérieure. Fort judicieusement, la Communauté de Saint-Sulpice, soucieuse de donner aux futurs prêtres qu'elle recevait la formation complète qui convient à leur ministère, associait à l'action des livres et de la prière la pratique des œuvres extérieures et cette science de comportement des âmes qui ne s'acquiert que par le contact des choses et par l'expérience des réalités humaines. Grignion de Montfort enseigna le catéchisme aux enfants de la paroisse. Malgré les progrès accomplis par M. Olier, c'était encore la plus pauvre et la plus dégradée de la capitale. On y rencontrait à chaque pas le spectacle de la licence et de l'impiété. La rue de Tournon est alors le lieu de prédilection des duellistes, sourds aux édits du cardinal. Toute proche, de l'autre côté de la rue des Aveugles et de celle du Petit-Bourbon, se tient la foire Saint-Germain, dont le singulier voisinage empoisonne les abords du sanctuaire. Peu d'années auparavant, on signale des vendeurs d'amulettes et de talismans jusqu'à la porte de l'église. A l'intérieur de l'enceinte, on trouve des farceurs et des joueurs de marionnettes, des montreurs d'animaux sauvages, des boutiques de changeurs, de regrattiers, de barbiers et de taverniers. On y mène grand bruit. On y boit beaucoup de vin et de cervoise.
Le libertinage de la Foire ne sévit que deux fois par an, à la Chandeleur et aux Rameaux ; le scandale du Pont-Neuf est en permanence. C'est le plus beau pont de Paris et sa promenade la plus populaire. Portant, à la pointe de la Cité, sur la place Dauphine, qui a remplacé la treille du Roi, il franchit la Seine en deux enjambées et découvre de ses para
pets le plus somptueux panorama de la capitale, du pont Royal au Collège des Nations, de la Sainte-Chapelle aux galeries du nouveau Louvre et des Tuileries. Son pittoresque séduit les amoureux d'art et ses attractions allèchent la curiosité des badauds. Leur troupe naïve s'accroche aux étalages en plein air où l'on débite la poudre d'orviétan, les onguents et les élixirs de longue vie, baye devant les tréteaux bariolés où opèrent les arracheurs de dents au son de la vielle et du rebec. La Fontaine, il n'y a guère, y venait admirer les tours du singe Fagotin. Molière y rencontrait Jodelet et Scaramouche habillé de noir et pinceur de guitare, dont il reçut, dit-on, sa première leçon de comédie.
La liesse populaire ne va pas sans quelques écarts. Le vulgaire, quand il folâtre et s'esbaudit, ne met guère de choix ni de frein dans ses divertissements. Il passe, sans s'en apercevoir, de la saine gaîté à la bassesse crapuleuse et accueille tous les plaisirs avec la même indulgence. Il n'en est pas de même de l'homme de Dieu, instruit des commandements du Seigneur et qui a pris, pour ainsi dire, à sa charge, le salut de ses créatures. Dans le boniment du bateleur, le couplet graveleux et la gravure obscène qu'on distribue, il discerne l'appât qui caresse et déchaîne en nous la bête endormie. Il pense aux âmes oisives, si imprudemment ouvertes à la corruption, à cette mort qui, dit Jérémie, entre par nos fenêtres. Comme le dompteur dans le cirque, il tombe dans cette foule en folie. Du trottoir, il interpelle l'imposteur, couvre sa voix et les rires de l'assistance qui, d'abord interloquée, s'attache à sa parole de flamme. Le prodige qui devait se renouveler si souvent s'accomplit. La foule, prompte aux revirements, criblée par ses invectives qui pénètrent comme des flèches au vif des consciences, chancelle, oscille et finalement s'écarte et se disperse, tandis que le victorieux, sous le regard du charlatan ébahi déchire les livres impurs et les chansons blasphématoires.
Ailleurs, des jeunes gens échauffés s'apprêtent à vider leur querelle à la pointe de l'épée. Grignion se précipite. Il lève contre des armes de mort son crucifix, arme d'amour. Il adjure les adversaires de sauver leur âme en danger de péché mortel. Les forcenés s'apaisent, remettent la lame au fourreau, se réconcilient. L'un d'eux, plus tard, se fera prêtre, en souvenir de celte journée.
Dès ce moment, nous sentons cet athlète de Dieu en pleine possession de sa puissance et décidé à en user avec la dernière énergie. Il y a deux faces dans son caractère, nullement contradictoires. Livré à la vie intérieure, il plonge facilement jusqu'à l'extase mystique. Aux prises avec le monde ennemi, l'épopée montfortaine 35
il se sent l'audace d'un combattant   Autant il verse de douceur et d'onction sur les pauvres, les innocents, les repentis, autant sa violence l'emporte contre le mal. Jamais il ne plie ni ne se résigne. Il ne baisse pas les yeux, il regarde l’agresseur en face et lui fait front. Il donnera plus tard cette consigne à ses disciples de ne jamais tolérer qu’on fasse offense devant eux à la morale du Christ. De Jésus et de Marie il s'est fait le chevalier servant, l'homme-lige, il porte au tournoi leur blason et leurs couleurs et ne reculera pas d’un pouce dans la guerre sainte.
 

III - LES VOIES ORDINAIRES
 
Chronologie : G. de Montfort, auxiliaire de M. Lévêque à la communauté de Saint-Clément, à Nantes. (Sept. 1700-nov. 1701.)
 
La société se défend désespérément contre l'influence des saints. L'audacieux, quel qu'il soit, qui s'écarte un instant du chemin banal, est suspect d'attenter au salut public, et on le traite en conséquence. Grignion de Montfort a choisi les voies abruptes et les moins fréquentées, et l'opinion du monde le laisse parfaitement indifférent. Pourtant, il est un cas où elle importe pour lui : c'est lorsqu'il s'agit de l'opinion de ses supérieurs. Il se trouve alors placé devant un dilemme des plus périlleux.
Certes, il ne met pas en doute la nécessité de l'obéissance. Il s'y est formellement engagé le jour où il a été ordonné prêtre. Il en a fait vœu à la face des autels. Il sait qu'il a des chefs chargés de veiller sur lui et responsables de sa conduite, comme il le sera lui-même de celle de ses pénitents ou de ses catéchumènes, que c'est pure folie que de trancher le lien hiérarchique et d'interrompre le courant qui fait circuler l'unité dans un organisme.
Nul n'est plus opposé à l'indocilité et à la révolte. Ecrivant à sa sœur Louise, entrée comme novice chez les Sœurs du Saint-Sacrement, il termine et résume sa lettre par ce conseil : « Faites tout ce qu'on vous dira dans cette maison[13]. » Et quand il s'agira pour lui de donner une règle aux Filles de la Sagesse, qu'il a fondées, il leur prescrira, pour l'obéissance, de la pratiquer « sans partage, promptement, sans délai ; joyeusement, sans chagrin ; saintement, sans respect humain ; aveuglément, sans raisonnement ; persévéramment, sans discontinuation ».
Lui-même, en toute occasion, il se livre pieds et poings liés à la consigne, et parfois avec une candeur déconcertante. M. Bauyn, dans la cour de Saint-Sulpice, a remarqué son penchant à faire « de la récréation une oraison ». Louis-Marie ne parvient pas à attacher de l'importance aux futilités et aux commérages qui forment la trame habituelle de la conversation de ses confrères. Plutôt que de parler en vain, il se tait. On a grande envie de l'en louer ; le diable, interrogé par saint Dominique sur la manière dont il tentait les frères de chœur, n'a-t-il pas convenu que le parloir était son véritable domaine, « car, dit-il, lorsque les frères se réunissent pour parler entre eux, je les excite à bavarder en désordre, à se perdre en propos inutiles et à ouvrir la bouche tous en même temps ». Tel n'est pas l'avis de M. Bauyn. Ce pédagogue ne forme pas des moines, mais des curés. Une certaine sociabilité fait partie de leur civilisation. Il enjoint donc au jeune taciturne de manifester plus d'entrain et plus de gaîté dans son commerce. Louis Grignion ne discute pas. Il s'exécute avec la maladresse touchante et l'insuccès d'un rossignol qui s'efforce à braire. Il court copier dans un recueil de sornettes, jeux de mots et calembours ceux qu'il suppose les plus savoureux ; patiemment, il les apprend par cœur, puis il les débite à ses camarades, qui se gaussent entre eux de sa simplicité.
A-t-on jamais vu soumission plus ingénue, plus totale ? Ce parti sera toujours le sien ; toujours il pliera le corps et courbera.la volonté; mais parfois quelque chose résiste et n'obéit pas, quelque chose en lui plus lui-même que lui, un impératif au plus profond de l'âme, dans le réduit secret où demeure et parle la grâce.
Pour que l'Ordre vrai soit observé, pour que la Sagesse soit contente, il faut certes que le serviteur serve, mais il faut que le maître soit digne de commander. Autrement dit, que chacun soit à sa place, ce qui n'est pas toujours le cas, même dans l'Eglise. C'est l'éternel problème du droit de révolte, qui se ramène au droit d'autorité. Qui donc a droit d'autorité ? Grignion répond sans hésiter : « mon supérieur administratif, mon directeur de conscience ou mon évêque ». Il sous-entend : « parce qu'il est le mandataire attitré de l'Esprit, le canal légitime par où descend l'ordre de Dieu ».
Mais supposons, par malheur, qu'il n'en soit pas ainsi. Alors, dans une conscience noble, s'élève le plus douloureux des débats entre le devoir de justice et le devoir d'obéissance. Vaut-il mieux obéir sans s'arrêter aux raisons, ou vaut-il mieux s'insurger, au nom même de l'ordre trahi par les maîtres ? Le fils, commandé par un père indigne, le soldat par un officier félon, Jeanne d'Arc devant les théologiens aveuglés ou perfides, se retournent vers de plus hauts juges. Ils en appellent.
C'est justement là le cas des saints. Ils ont eu sur la terre des chefs temporels. Nous savons bien aujourd'hui qu'ils les dépassaient. Reste à savoir qui donc est saint et qui a le droit de se croire tel. Il ne suffit pas, bien entendu, de l'affirmer ; c'est même un témoignage contraire. Saint Philippe de Néri, visitant une Communauté où l'on faisait grand état des mérites d'une religieuse, fit venir l'intéressée et lui dit sans préambule : « — C'est vous qui êtes la sainte ?» « — Oui, Monseigneur », répondit-elle. Il n'en voulut pas davantage. Il était fixé. Sans aller jusqu'à cette candeur, il existe un orgueil astucieux qui se prend pour de la vertu et qui est capable de donner le change. Il est parfois fort difficile de distinguer la vérité de ses fantômes, et c'est au chef qu'il appartient, en tout état de cause, de sonder l'âme dont il a la charge et de lui permettre, dans des cas exceptionnels, avec toute la prudence requise, cette émancipation relative qui n'est innocente que chez les saints.
Aussi bien, nous ne nous étonnerons pas de voir Grignion de Montfort soumis à des épreuves harassantes par des maîtres qui ont tout d'abord le devoir strict de douter de sa vocation. Laissons-les à cette tâche nécessaire et regardons procéder, à Saint-Sulpice, M. Leschassier, son directeur de conscience.
« Il retirait souvent au pieux jeune homme, nous dit un témoin, ce qu'il lui avait accordé ; il retranchait, diminuait de ses oraisons, de ses pénitences et de ses exercices de piété. » Grignion de Montfort, par crainte et défiance des détours de son esprit, venait-il à son père spirituel pour lui donner connaissance de son état, « il en était rebuté et repoussé ». Ce que le directeur pensait de son pénitent ne paraissait jamais. Il se retenait de toute marque d'estime ou de consolation ; toujours de glace devant un disciple tout de feu, il ne paraissait faire aucun cas de ce qu'il proposait ; souvent il traitait d'imagination ses sentiments et ses desseins, et ne lui permettait de les suivre qu'après avoir paru les blâmer ou les mépriser.
Le patient ne répond que par une chaude gratitude et par une inaltérable obéissance aux sévérités de son supérieur. Celui-ci n'est point satisfait. Que désire-t-il de plus ? Craint-il encore quelque tromperie de l'amour-propre, quelque hypocrite et savante comédie ? Lassé par la constance du jeune homme, ne trouvant en soi ni les motifs de le condamner ni le goût de le défendre, il le renvoie à M. Brenier avec des recommandations particulières.
On connaît de ce dernier les rigueurs effrayantes, qu'il exerçait sur lui-même et sur ses élèves. Pendant six mois son malheureux pupille supporte un martyre raffiné. « M. Grignion ne pouvait être en meilleures mains pour être bien humilié ; aussi le fut-il pleinement, longuement et pratiquement. Il recevait de M. Brenier, en toute occasion, les plus vertes réprimandes ; il ne rencontrait sur son visage qu'un air sévère et dédaigneux, n'entendait sortir de sa bouche que des paroles sèches et dures, ne recevait que des regards amers et menaçants. » Non content de le morigéner dans le tête-à-tête, l'impitoyable magister profitait des récréations pour lui livrer des assauts publics et lui faisait devant tous ses confrères les reproches les plus outrageants.
En fin de compte, « il avoue pourtant qu'il est à bout et qu'il ne sait plus par où prendre M. de Montfort pour le pouvoir humilier ». Les deux partenaires ont fait partie nulle. Le maître n'a pas désarmé, il n'a pas non plus l'impression d'avoir vaincu. Mais encore une fois, de quel mal veulent-ils donc détourner leur victime et d'où vient que sa soumission même leur est à charge?
Nous n'avons pas à porter de jugements sur ces hommes, mais en historien, nous devons tâcher de les comprendre. Dans leur conduite, tout ne s'explique pas, je le crains, par la vigilance du pasteur et par les ruses du pédagogue. On accepte volontiers ces regards obstinés, ces mains minutieuses, en quête des parasites de l'âme. On approuve la retenue dans la louange et la froideur relative qui imposent silence à l'amour-propre, on admet même les aguets, les engins et les pièges pour surprendre le démon et le contraindre aux aveux, à la condition toutefois que la manœuvre n'ait qu'un temps, qu'on sente percer sous la feinte colère un vrai désir de tendresse, que l'épreuve enfin, ayant eu l'issue victorieuse qu'on avait souhaitée, l'enfant persécuté par amour soit consolé de ses larmes et embrassé avec des transports de joie.
Or, tout au contraire, ces censeurs inexorables, bien qu'ils confessent n'avoir rien découvert contre la vertu et la dévotion de leur élève, ne se départiront jamais à son égard d'une sévérité grandissante. Comment ne pas apercevoir, sous cette critique acariâtre, le signe d'une aversion certaine qui provient d'une différence foncière de natures?
Ce qui fait souffrir ces cœurs juridiques, ce que ni l'obéissance et l'humilité parfaites, ni même la sainteté éclatante ne parviendront pas à faire pardonner, c'est l'élan et l'enthousiasme, c'est le courage sans calcul, c'est l'esprit d'enfance, c'est la passion, même quand elle s'adresse à Dieu. Oui sait s'ils ne sont pas du nombre de ces docteurs insensibles qui pensent et qui professent que pour faire son salut, il n'est pas absolument nécessaire d'aimer Dieu? Ils représentent la réserve en face de l'ardeur, la prudence contre l'intrépidité, d'un mot, la race des antimystiques.
Le Souverain Juge, dans le ciel, l'Eglise et la postérité sur la terre, ont fait à Grignion la meilleure part. Quant au saint, il agit exactement en saint. Il s'attriste, mais ne se trouble jamais. Il s'incline, quel que soit le commandement, sans aucune velléité d'insubordination, estimant toujours, dans son étonnante humilité, que le maître, quoi qu'il ordonne et quoi qu'il contredise, est toujours le meilleur et le plus sage. Il s'abandonne à son pouvoir, au risque d'étouffer en lui ce qu'il y a de plus exquis et de plus agréable à Dieu. Heureusement, le Saint-Esprit désobéit à sa place. Il ne cesse de l'inspirer et de le conduire. Il vient à bout de sa volonté entêtée d'obéissance et le force à être un saint, malgré l'avis motivé de ses supérieurs.
Il faut souffrir, a dit un dominicain, non seulement pour l'Eglise, mais par l'Eglise[14]. Dieu permet aux saints d'être persécutés par les justes. Grignion de Montfort, cœur toujours offert, cœur jamais repris, cette tragique épreuve ne vous a pas été épargnée.
M. Leschassier en a tout d'abord été l'instrument le plus idoine. Directeur du Grand Séminaire et plus tard supérieur général de la Compagnie[15], Louis Grignion l'a choisi comme guide de sa conscience, à la mort de M. Bauyn[16]. C'est un homme d'ordre, excellent administrateur, fidèle observateur de la lettre. Ce qu'il apprécie et ce qu'il répand, c'est la pondération et la mesure, qui sont pour beaucoup les bornes de la sagesse.
Vingt ans après la mort de M. Olier, l'esprit sulpicien n'a pas gardé l'audace mystique de son fondateur. Il n'en a conservé, en l'accentuant, que l'attachement aux usages, la valeur de la discipline, la défiance des voies d'exception. M. Tronson a été l'homme du règlement au point de ne pouvoir en parler, certains jours, que les larmes aux yeux. M. Baudrand, prédécesseur de M. Leschassier au Grand Séminaire, définit ainsi avec complaisance les qualités actuelles de la maison : « Il n'y a rien d'extraordinaire, dans les règles de Saint Sulpice, que l'exactitude avec laquelle on les observe et qui ne peut être plus grande. »
Fuir toute espèce d'originalité, telle est la consigne essentielle placée alors par les messieurs au niveau des préceptes de l'Evangile. Remarquons-le, c'est, à quelques exceptions près, la devise de tout le Grand Siècle, laïque ou dévot. Molière est d'accord sur ce point avec le pieux confesseur de Louis Grignion lorsqu'il préconise une dévotion « humaine et traitable » qui sauvegarde à tout prix les apparences de l'honnêteté. La vie en société, pour rester commode et courtoise, exige surtout des qualités de second plan. Le P. Besnard, biographe de Louis Grignion, l'a bien compris lorsqu'il félicite ses maîtres « de ne pas autoriser, par leur approbation ou même par leur silence, des singularités qui, quelque bon qu'en fût le principe, sont toujours d'un dangereux exemple pour une communauté ». Accordons-lui qu'en effet, il serait fort dangereux, pour l'esprit d'une communauté qu'on lient à garder médiocre et tranquille, de donner en exemple Jeanne d'Arc, saint François d'Assise et, en somme, tous les génies, les héros et les saints. Ce sont gens capables de créer dans ces milieux d'ordre de regrettables perturbations.
La question est de savoir si les génies, les héros et les saints, voire les artistes et les poètes, méritent d'être retranchés de la société, comme des germes de contagion anarchique. C'est à cette formule à peu près que tend le monde moderne, comme l'a montré, entre autres, notre cher Péguy. Mais c'est une formule radicalement antichrétienne. « Nous sommes fous, à cause du Christ », a dit saint Paul[17]. La société chrétienne a pour fonction d'engendrer des saints, c'est-à-dire, quoi qu'on veuille, des gens singuliers. Un supérieur est impardonnable de ne pas croire aux saints, de ne pas envisager l'éventualité de leur rencontre, de ne pas s'y tenir prêt.
M. Leschassier, je le crains, se représente le religieux idéal sous les traits d'un personnage rangé, qui sait se tenir dans le monde. Il a soin de son rabat et de ses manchettes, surveille son langage qu'il veut châtié, sa démarche qu'il veut élégante, son port de tête toujours respectable. M. Leschassier estime qu'avant de gravir les cimes, il faut posséder les vertus moyennes. Grignion ne proteste pas, mais il agit comme s'il pensait autrement. La première méthode peut donner d'excellents prêtres, ou du moins supportables. Affirmons que la seconde seule peut préparer des martyrs et des apôtres.
Mais suivons un peu le dialogue instructif de ces deux esprits antagonistes.
A la fin de sa scolarité, Grignion de Montfort sent s'aviver en lui le désir de partir en mission. Il pense aux pauvres qu'on néglige ; il compatit à leurs besoins spirituels qu'un clergé insuffisant ne parvient pas à soulager. Il se souvient du bon M. Bellier, aumônier de l'hôpital de Rennes, des récits qu'il lui faisait des missions bretonnes de M. Leduger, disciple du P. Maunoir, du prodigieux succès de ces labours chrétiens retournant pour les semailles la jachère des âmes abandonnées. « Que faisons-nous ici, se disait-il, et pourquoi sommes-nous des ouvriers inutiles? »
Sur ces entrefaites, il apprend le prochain départ d'un certain nombre de sulpiciens qui vont évangéliser les Peaux-Rouges du Canada. Il demande la permission de se joindre à eux. Refus de M. Leschassier, dont voici les considérants : « ... Dans la crainte que l'abbé Grignion, se laissant emporter par l'impétuosité de son zèle, se perdît dans les vastes forêts de ce pays, en courant chercher les sauvages. » On n'est pas plus spirituel.
Toutefois, malgré son instinctive antipathie, le supérieur ne peut se défendre de reconnaître les vertus de son élève. Il discerne en lui des dons incontestables, mais encore grossiers et mal équarris. Quand il sera peigné, poncé, émondé des aspérités et des exubérances, il pourra faire, peut-être, un sulpicien présentable. Dans cet espoir, le directeur condescend à faire une avance honorable à son chétif écolier. Il lui propose de rester à Saint-Sulpice. Grignion s'interroge. Il ne découvre en lui aucune disposition précise pour enseigner la théologie. En toute simplicité, il se récuse. De là, sans doute, la consommation d'une rupture qui n'apparaîtra que plus tard à l'œil nu. M. Leschassier, dès ce jour, a jugé son client incorrigible. Il cesse de s'y intéresser. S'il ne tenait qu'à lui, il l'abandonnerait à ses illusions ridicules. Mais Grignion, avec la curieuse fidélité d'un chien battu, s'attache à la férule de son maître comme à l'indispensable instrument de sa mortification.
Voici donc pour lui l'heure venue de quitter la pépinière de Saint-Sulpice. M. Leschassier le laisse aller sans regret avec M. Lévêque, qui a fondé à Nantes la Communauté de Saint-Clément et qui a besoin d'un auxiliaire. Ce prédicateur expérimenté, avait une âme douce, capable de s'attacher à son nouveau compagnon. Mais l'âge diminuait ses forces et affaiblissait sa volonté. Il avait renoncé à faire à pied le voyage qu'il entreprenait tous les deux ans, avec une tendresse toujours fidèle, pour accomplir une retraite dans la maison qui l'avait formé. A Orléans, il s'embarquait sur la Loire, emportant une miche de pain et un pot de beurre pour sa nourriture, se désaltérant à l'eau du fleuve, et pour ne pas rester oisif, confectionnant sur un petit métier des ceintures d'aubes qu'il distribuait ensuite à des confrères indigents.
Le vaste établissement de Saint-Clément, situé sur la route de Paris, par delà les douves des remparts et la Motte-Saint-Pierre, remplissait à Nantes à peu près les fonctions d'une succursale de Saint-Sulpice. On y formait des jeunes gens à la cléricature. On lès entraînait en outre à prêcher des missions et on y recevait, comme à Saint-Lazare, des curés et des vicaires désireux de suivre les mêmes exercices.
En septembre 1700, Grignion de Montfort, introduit en ces lieux, éprouve tout de suite un certain effroi. Ce n'est pas une communauté, mais une pétaudière. « Il s'en faut de beaucoup, écrit-il à M. Leschassier qu'il a gardé comme directeur, qu'il y ait ici la moitié de l'ordre et de l'obéissance au règlement qu'il y a à Saint-Sulpice. » On trouve là, en effet, des « jeunes hommes en habit court, » quelques prêtres et abbés mondains » qui y sont pour leur vie en paix », des missionnaires, des curés venus pour y faire retraite, des solitaires d'esprit janséniste qui jeûnent plusieurs jours par semaine, soutiennent les cinq propositions de l’Augustinus, et se montrent infiniment avares dans la distribution des sacrements. Au total, cinq ou six sortes de personnes ayant des règles différentes « qu'elles se forment en prenant en commun ce qui les accommode » et à la tête de ce bizarre assemblage, un bon vieillard fort amoindri et fort peu écouté.
L'Association voit venir d'un front sourcilleux le jeune héros qui s'apprête à bouleverser les habitudes et à soulever des montagnes. Les novateurs, en particulier, ont hâte de voir disparaître le pèlerin qui apporte dans son bissac la doctrine orthodoxe de Saint-Sulpice. Grignion se sent mal à l'aise dans ce milieu équivoque. Il n'y trouve à contenter ni ses désirs de vie intérieure ni ses goûts d'apostolat. Il s'en ouvre avec confiance dans une lettre à M. Leschassier.
On l'y voit « partagé entre deux sentiments qui semblent opposés, un amour secret pour la retraite et la vie cachée, et le grand désir de faire aimer Notre-Seigneur et sa sainte Mère ».
Et voici l'idée centrale, le projet chèrement couvé qui prend corps et se précise dans son esprit : « Je ne puis m'empêcher, vu les nécessités de l'Eglise, de demander continuellement avec gémissement une petite et pauvre compagnie de bons prêtres qui, sous l'étendard et la protection de la Très Sainte Vierge, aillent, de paroisse en paroisse, faire le catéchisme aux pauvres paysans, aux dépens de la seule Providence. »
Grignion pense marcher un jour à la tête de cette cohorte sacrée, après un petit noviciat auprès de M. Leuduger, « grand missionnaire et homme d'une grande expérience », ou auprès de M. Bellier, « pour s'exercer à des œuvres de charité auprès des pauvres ». Mais il n'entend rien décider par lui-même. Il « rejette tous ses désirs en attendant les conseils de son directeur, soit pour rester ici, quoiqu'il n'v sente aucune inclination, soit pour aller ailleurs ».
Peu touché par la position délicate et les scrupules de conscience de son suppliant, M. Leschassier, du haut de ses nuées olympiennes répond, après de longues semaines d'attente : « Quoique vous ne trouviez pas, monsieur, dans la communauté de Saint-Clément tout ce que vous désirez, voudriez-vous la quitter si tôt? » Après ce préambule assez aigre, il déclare ne pas connaître M. Leuduger et il conclut en donnant avis à son correspondant qu'il demande à Dieu de lui faire connaître sa volonté. Billet natif d'un personnage occupé et qu'on ennuie.
Durant cette expectative, les choses prennent à Nantes mauvaise tournure. Les confrères coalisés contre l'arrivant obtiennent du faible M. Lévêque qu'il lui sera fait défense de prêcher et de confesser tant qu'il n'aura pas satisfait à un examen de théologie.
Pour l'homme de Dieu, c'est l'heure des ténèbres. Il l'entendra souvent sonner au cours de son existence tourmentée. Son activité est éteinte, son avenir obscur. Il se sent comme le naufragé qui ne peut atteindre la rive. Méprisé par ses frères, méconnu de ses alliés et de ses patrons naturels, c'est la main d'une pécheresse qui va lui tendre la branche de secours.
 
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Invité à Fontevrault, pour la vêture d'une de ses sœurs, en avril 1701, Grignion de Montfort, qui voyage à pied et qui n'a pas le souci des horaires, arrive en retard pour la cérémonie. Mais il a plusieurs entrevues avec deux nobles dames placées à point; nommé sur son chemin pour lui servir de protectrices.
Mme de Montespan, favorite éconduite, est encore puissante. Cette reine et plus que reine à l'orgueil dominateur, cette beauté « tonnante et triomphante », depuis sa disgrâce s'est jetée dans la dévotion avec une ardeur égale à celle qu'elle avait déployée pour l'amour et pour l'ambition. Par des sacrifices héroïques, par des fondations pieuses et des aumônes libérales, par des travaux bas et grossiers auxquels elle s'astreint pour servir les pauvres, par des jeûnes et des macérations, des bracelets, des jarretières et des ceintures de fer, elle s'efforce maintenant d'obtenir du ciel le pardon d'une vie qui fut scandaleuse, peut-être criminelle et sacrilège. Son inquiétude entretient en elle le goût des voyages. Depuis le 15 mars 1691 où elle se retira au couvent des Filles de Saint-Joseph qu'elle avait doté, et où elle recueillit Louise Grignion à la mort de Mlle de Montigny, elle promène ses loisirs pénitents aux bains de Bourbonne, à ses terres d'Antin, enfin à l'abbaye de Fontevrault où elle retrouve sa sœur, Gabrielle de Rochechouart.
Sa conversion qui ne se démentira pas jusqu'à sa mort et les mortifications qu'elle impose à son amour-propre ne lui ont rien ôté de son charme et de son exquise distinction. « Belle comme le jour, dit Saint-Simon, toujours de la meilleure compagnie, avec des grâces qui faisaient passer sa hauteur et qui lui étaient adaptées. Il n'était pas possible d'avoir plus d'esprit, de fine politesse, d'expressions singulières, d'éloquence, de justesse naturelle, qui lui formaient comme un langage particulier mais qui était délicieux. »
Gabrielle de Rochechouart, à vingt-cinq ans, a été nommée supérieure de la célèbre abbaye romane à cinq coupoles qui n'aura jamais été mieux gouvernée. Elle règne avec grâce et autorité sur les trois couvents de nonnes blanches : le Grand Moutier pour les mères de chœur, la Madeleine pour les pécheresses converties, Saint-Lazare pour les lépreuses, et sur le couvent d'hommes noirs, suivant la règle qui réserve la direction de ces communautés assemblées à des filles de haute naissance.
Elle a le visage charmant, l'esprit délicat et fin, la mémoire très fidèle, un génie propre à toutes les sciences. Le grec, le latin, l'italien et l'espagnol lui sont familiers. En relations épistolaires avec les écrivains en renom' : Segrais, Racine, Mme de Sablé, Mlle de la Fayette, elle a traduit elle-même plusieurs chants de l’Iliade et les connaisseurs estiment qu'il n'y a rien de plus achevé. Elle écrit de fort beaux vers qu'elle déchire par modestie. Enfin, déclare Saint-Simon, « elle parle à enlever quand elle traite quelque matière ». Mais les études profanes ne retiennent d'elle que le superflu. Elle connaît à fond les pères de l'Eglise, « rien ne lui est étranger de ce qu'il y a de plus subtil dans la théologie scolastique et les opinions qui partagent les écoles ».
On aime à imaginer les passes de cette joute originale. Du côté féminin, le raffinement des précieuses, le charme d'une culture aristocratique, le goût de la nouveauté et de l'imprévu, la manœuvre des jolies parades et des pointes élégantes ; du côté apostolique, l'assurance et le poids, le coup direct qui déjoue les feintes ingénieuses, la simplicité du génie, l'inspiration invincible qui vient de la foi. Les belles curieuses qui raffolent de l'inédit ont mis la main sur un spécimen de choix. Ce mystique n'est pas un barbare. Cet érudit qui mène avec profondeur une controverse dogmatique, la saupoudre, quand il le faut, de quelques grains de malice et d'esprit. Les deux sœurs, dans cet entretien d'une qualité rare, trouvent à satisfaire l'appétit de l'intelligence, et comme elles ont le sens de la grandeur, elles subissent l'ascendant d'une âme tout imprégnée du verbe de Dieu.
Mme de Montespan a eu l'intuition vague que ce prêtre sans apparence n'était pas d'une nature médiocre. Pourtant, elle ne l'a pas tout à fait compris. Elle offre à ce sauvage un canonicat. C'est le seul moyen pour lui de vivre riche à ne rien faire, d'employer ses loisirs à des conversations agréables. Il refuse avec politesse, mais avec conviction. Il pense à ses pauvres.
Alors, on le recommande à Mgr Girard, évêque de Poitiers.
 
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Mgr Girard, toujours valétudinaire, devait mourir deux ans après, à l'âge de quarante-six ans. Peu enclin aux aventures, il reçoit d'abord notre original « assez sèchement », le fait languir quatre jours à l'hôpital général, et toujours hésitant, il consulte M. Leschassier sur le jeune prêtre, tandis que celui-ci, au cinquième jour d'attente, est reparti pour Saint-Clément.
Voici la fiche de renseignements que lui communique M. Leschassier :
« Monseigneur. Je connais M. Grignion depuis plusieurs années. Il m'a fait savoir l'ordre que vous lui aviez donné de m'écrire ce qui lui était arrivé à Poitiers » (la chose, comme nous l’allons voir ne manquait pas d'intérêt, mais M. Leschassier n'y attache pas d'importance. Il continue :) « Il est du diocèse de Saint-Malo, d'une famille noble, nombreuse, peu accommodée. Dès sa jeunesse, il a été comme abandonné à la Providence, quoiqu'il eût père et mère, et il a été près de dix ans à Paris sans recevoir d'eux aucun secours. Dieu l'a prévenu de beaucoup de grâces, et il y a répondu fidèlement ; il m'a paru, et à d'autres qui l'ont examiné de près, avoir été constant dans l'amour de Dieu et la pratique de l'oraison, de la mortification, de la pauvreté et de l'obéissance. Il a bien du zèle pour secourir les pauvres et pour les instruire. Il a de l'industrie pour venir à bout de plusieurs choses... »
(Bravo ! Voilà le témoignage d'un homme digne et consciencieux. Quel dommage qu'il ne puisse tenir dans cette posture ! Le petit grincement de l'ironie ne tarde pas à se faire entendre :) « ... Mais comme son extérieur a quelque chose de singulier (nous y voilà), que ses manières ne sont pas du goût de bien des gens (de vous-même, M. Leschassier ; mais il serait charitable de préciser les griefs), qu'il a une haute idée de la perfection (qu'est-ce à dire? préfère-t-on l'idéal des médiocres?), bien du zèle et peu d'expérience, je ne sais pas s'il est propre à l'hôpital où on le demande. Il ne m'a pas marqué quel était l'emploi qu'on voulait lui donner dans cette maison, s'il y avait des administrateurs, enfin il ne me fait aucun détail... » (Crime de lèse-administration. Grignion de Montfort et son contrôleur ne parlent pas la même langue : la première est la langue de feu des apôtres, la seconde est la langue de papier des bureaucrates.)
« Ainsi, Monseigneur, je me contente de vous exposer ce que je connais de ses dispositions, laissant à votre jugement la décision de l'affaire. Vous avez sur toutes choses, et singulièrement sur la conduite de votre diocèse, des lumières et plus pures et plus étendues que je n'en puis avoir. Tout ce que vous réglerez touchant ce jeune prêtre sera, sans doute, selon l'esprit de Dieu et pour sa plus grande gloire »[18].
Très évidemment, M. Leschassier tient à tirer son épingle du jeu. Il n'est pas d'humeur à endosser des responsabilités au profit d'un disciple obstiné dont la carrière ne lui apparaît pas de tout repos. S'adressant à cet importun, il revient sur ses reproches de fonctionnaire qui juge d'un mauvais rapport et le blâme avec une certaine impatience de ne pas lui donner des éclaircissements suffisants. Il termine sur un ton de hauteur assez déplaisant : « Je ne suis pas assez éclairé pour des personnes dont la conduite n'est pas ordinaire. »
Entre temps, Grignion de Montfort est retourné à Nantes où, grâce sans doute au crédit de sa protectrice, on a levé l'interdit qui le condamnait à l'inaction. Durant l'été 1701, il va prêcher sa première mission à Grandchamps et dans quelques paroisses voisines. Il en fait un fidèle compte rendu à son conseiller parcimonieux qui se borne à répondre d'un air détaché, mais en soulignant une fois de plus la recommandation :
« Puisque M. Lévêque et M. des Jonchères[19] conviennent, monsieur, qu'il serait utile que vous allassiez dans les paroisses abandonnées, je n'y vois nul inconvénient. Tant que vous suivrez les ordres des personnes d'expérience et qui se conduisent selon les règles ordinaires, j'espère que Notre-Seigneur bénira vos travaux. »
M. Leschassier joint ses propres bénédictions très platoniques à celles du Seigneur, se réservant de les retirer dès l'instant où son disciple cessera d'emprunter les voies ordinaires. Ce qui ne tardera pas à se produire.
Nous voici au 25 août 1701. Mgr Girard appelle définitivement Grignion de Montfort à l'hôpital de Poitiers. Inlassable, le jeune prêtre soumet docilement ses hésitations à son directeur. Il ne se sent aucune inclination pour la communauté de Saint-Clément ; il n'a pas non plus de dispositions à se renfermer. « Le catéchisme aux pauvres de la ville et de la campagne, répète-t-il, est mon élément... Voilà l'état des choses, voilà mes sentiments ; mais l'obéissance à vos volontés est mon plus grand désir. »
M. Leschassier une fois de plus récite son leit-motiv : « Suivez, dit-il, les règles ordinaires, et ne vous en écartez jamais sous prétexte de dévotion. » Entendons bien M. Leschassier, ne confondons pas l'essentiel avec l'accessoire, la terre ferme avec les nuées. Et mettons-nous bien dans la tête que la dévotion n'est pas une excuse.
Grignion de Montfort se décide. Il gagne Poitiers par Saumur et Notre-Dame-des-Ardilliers où il rencontre Jeanne de la Noue, fondatrice des Filles de Sainte-Anne de la Providence. Dès son arrivée il se met à l'œuvre et ne peut se retenir encore de communiquer son plan de vie au supérieur 'rébarbatif pour solliciter son approbation. C'en est trop. M. Leschassier, excédé par celte fidélité compromettante, et comprenant que le dédain ne suffit pas pour s'en dégager, passe à des explications plus catégoriques. L'abbé Grignion <( n'étant pas tout à fait selon la conduite ordinaire », il aurait peine, lui M. Leschassier « à être garant de tout ce que fait » son subordonné. Il frémit à l'idée qu'il pourrait être associé aux méfaits de ce révolutionnaire et « rendu en quelque manière responsable en public ». Il prie donc très instamment M. Grignion de le laisser en paix et de se chercher un autre directeur, tandis qu'il conjure son évêque de bien veiller à « ce qu'il n'entreprenne rien de nouveau ». On verra bientôt de quelles « nouveautés » il était déjà averti et épouvanté.
En dépit de cette hostilité persistante, une dernière fois Grignion aura recours à lui avec une imperturbable candeur. C'est en juillet 1702. Le jeune prêtre, alors à l'hôpital de Poitiers, vient d'apprendre que sa sœur Louise a dû quitter le couvent des Filles de Saint-Joseph et se trouve sans asile et sans pain. Il part pour Paris selon son mode habituel : à pied, .sans un vêtement de rechange, sans un denier, résolu à tendre la main tout le long de la route. En passant à Angers, il apprend la présence de M. Brenier au séminaire de la ville. Il court à sa rencontre avec tout l'élan d'une joie naïve. Déception atroce. Le maître qu'il avait chéri malgré ses rigueurs ne lui présente qu'un abord irrité. Il arrive de Saint-Sulpice où Grignion a déjà sa légende, il ne voit du pauvre clerc que l'accoutrement misérable, les dehors honteux et repoussants, il ne sait pas aller jusqu'à son cœur. Il le reçoit, dit un témoin[20], de la manière la plus outrageante, à la vue de toute la communauté ; il le chasse ignominieusement, et le fait sortir à jeun, sans égard ni à ses besoins, ni à son caractère. C'est une des rares occasions où la victime piétinée exhale un gémissement. Le voyageur reprend son chemin un peu plus courbé et trébuchant sous sa croix.
Quand il arrive à Paris, la soutane en lambeaux, les pieds ulcérés, il est si las qu'il est près de succomber. Pour la seconde fois, il échoue à l'Hôtel-Dieu où, pendant quinze jours, il est soigné par les religieuses compatissantes. Sa sœur retrouvée, il se met en quête d'un secours. A qui s'adresser, dans une détresse aussi profonde? Avec une confiance indéfectible, il va tout droit à M. Leschassier[21].
Le supérieur général est à Issy, dans la maison de vacances de la compagnie. Il se promène d'un air grave dans le jardin et s'entretient avec des confrères et des écoliers qui l'interrogent avec déférence. Il voit venir à lui son ancien pénitent, tout épanoui de tendresse. Il prend un visage glacé et dédaigneux. Il le renvoie avec hauteur sans vouloir ni lui parler, ni l'entendre.

Ici se termine, entre le puissant et le misérable selon les vues de la terre, le dialogue cruel que nous avons suivi avec amertume.
M. Leschassier est un de ces pasteurs qui ont le nez trop court, comme dit familièrement saint Grégoire. Il ne flaire pas le voisinage des saints. Il a rencontré Jean-Baptiste de la Salle. Ecoutez le ton de suffisance avec lequel il jauge un homme visiblement marqué pour une mission surnaturelle : « M. de la Salle, patriarche des frères des écoles chrétiennes, a fait tout ce qu’il a pu pour accorder sa communauté à Saint-Sulpice, mais il n'a jamais pu y réussir et nous n'entrons pas dans leurs affaires. Je les crois de bonnes gens, mais je n'en connais pas un et je ne conseillerais à aucun de nos messieurs de s'embarrasser là dedans[22]. »
Son opinion sur Grignion de Montfort, il l'a résumée un jour en ce peu de mots : « M. Grignion est très humble, très pauvre, très recueilli, et cependant j'ai peine à croire qu'il soit conduit par le bon Esprit. » Il ne reviendra sur ses préventions qu'après la mort du bienheureux. Encore ne sait-on pas trop s il exprime un regret ou une raillerie. En présence des miracles attestés et de la vénération générale : « Vous voyez bien, dira-t-il, que je ne me connais pas en saints. »
M. Leschassier est un de ces bourreaux pleins d'intentions pieuses, comme nous en verrons beaucoup par la suite, qui s'appliquent méthodiquement à rogner les ailes des saints. S'ils n'y réussissent pas, ce n'est pas faute d'efforts et de persévérance. Le plus admirable, c'est que les saints ne s'en portent pas plus mal. Ils passent en souriant à travers la grêle destinée à les assommer. Le diable même porte pierre, dit un proverbe : tout profite au Souverain Bien, tout chante la gloire de Dieu, même les clous de la croix et les pierres de la lapidation. Est-ce à dire qu'on doive rendre grâce à Satan, ou même à sa pierre, et qu'on doive remercier M. Leschassier ?
Ce serait se faire une très fausse idée de la prédestination. Nous sommes tous prédestinés à la sainteté. Si la plupart y manquent, ce n'est pas à cause de la malice de Dieu, mais par la faiblesse ou l'inattention de leur cœur. Ceux-là, Dieu ne les rejette pas, en vertu de son admirable économie. Des débris de l'arche qui s'effondre il tire des moellons pour bâtir la maison du sage. Il fait servir le méchant, et peut-être dans son indulgence infinie lui en sait-il gré et lui en fait-il un certain mérite. L'amour ramène ainsi tout à lui, ramasse ce qui s'égare et le reconduit vers le but. « La sagesse divine fait tout insensiblement et fortement venir à sa lin par des voies inconnues aux hommes[23]. » C'est une grande raison d'espérance et de joie que de saisir, à travers le brouillard des vicissitudes, le permanent triomphe du plan infaillible.
Cela ne veut pas dire que Judas est innocent et que M. Leschassier a raison, comme s'ils avaient été tenus d'être ce qu'ils ont été. On soulève ici en passant un problème très grave et très mystérieux, qui a troublé bien des âmes, et que nos yeux ne sont pas capables de sonder. Ce qu'on peut avancer, je crois, c'est que la Providence a jugé bon, pour des desseins impénétrables, qu'il y eût un traître dans la tragédie, un médiocre à côté d'un saint afin de le faire souffrir. Le barrage qui résiste aux eaux leur donne la hauteur de chute qui les rend puissantes. Il a désigné pour ce rôle d'obstacle des sujets qui s'y prêtaient le mieux par l'orientation qu'ils s'étaient eux-mêmes librement choisie : de même un médecin, pour obtenir la santé, fait servir, selon leur nature, le poison ou l'aliment nourricier. Et c'est dans ce sens qu'on peut soutenir que rien n'est de trop, et s'écrier avec Léon Bloy : « Tout ce qui arrive est adorable. »
 
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On vient d'entendre le refus des docteurs et des formalistes. Ecoutons maintenant la voix des humbles. Ceux-là qui sont sans lettres et sans usages, qui n'ont pas les regards troublés par les besicles du vain savoir, ont reconnu spontanément le messager de la charité et lui ont ouvert les bras. Cette fraternité le console de toutes ses misères. Les paysans de Grandchamps et de quelques autres paroisses[24], qu'il va prêcher seul, au plus fort des chaleurs de l'été, sont soulevés par sa foi communicative et ne l'appellent plus que le « bon père de Montfort ». Quant à l'accueil des pauvres de l'hôpital de Poitiers, en voici le récit, dans son émouvante simplicité.
Grignion de Montfort arrive pour la première fois dans la maison des malades. Il entre, pour prier Dieu, dans leur petite église. En attendant l'heure du souper, il passe là quatre heures en oraison « qui lui parurent bien courtes ». Quelques-uns des pauvres observent le nouveau venu. Ils le voient à genoux dans ses lamentables guenilles si « conformes aux leurs », et tout de suite et sans rien dire, ils conviennent qu'il est leur ami. Ils avertissent leurs compagnons, « ils s'entr'excitent les uns les autres à « boursiller » pour lui faire l'aumône ». Les uns donnent plus, les autres moins, les plus riches un sou, les plus pauvres un denier. Et quand le bienheureux s'apprête à sortir, il est bien surpris de voir le portier qui le retient et les indigents miséricordieux qui viennent à lui pour lui faire leur petite offrande.
« Je bénis Dieu mille fois, écrit-il, de passer pour pauvre et d'en porter les glorieuses livrées, et je remerciai mes chers frères et sœurs de leur bonne volonté. Ils m'ont, depuis ce temps-là, pris en telle affection, qu'ils disent tous publiquement que je serai leur prêtre. »

IV - POITIERS ET L'AMOUR DES HUMBLES

 
Chronologie : Séjour à Poitiers (septembre-novembre 1701, à Pâques 1703) coupé par un voyage à Paris (août-octobre 1702).
 
A Poitiers commence la carrière personnelle de Grignion de Montfort. En prophète, il prévoit qu'elle sera brève. Ce prodigue qui ne connaît pas de limites à ses forces, les dépense avec une générosité débordante, sans souci de l'épargne et de la durée : il a compris qu'il fallait frapper vile, ferme et juste. Désormais majeur par décret de la Providence, hors des tutelles et livré à son destin, il fonce à corps perdu, sans regarder en arrière ni sur les côtés. Il est celui qui « porte la vérité sur les mains » ; il est « l'œil simple qui n'envisage que Dieu » et qui tend tout entier vers lui par la voie la plus rapide.
Grande clameur dans le camp des pharisiens, des calculateurs, des assoupis. La marche directe coupe à travers les plates-bandes, foule les massifs réservés, laisse l'empreinte des souliers ferrés dans les gazons sagement tondus. Le fougueux apôtre franchit d'un bond les haies qui le séparent du Seigneur, court à lui avec la simplicité de la foudre, tirant par la main ses frères timides, les plus forts entraînant les plus fatigués, dans une chaîne qui doit lier tout l'univers et qu'il rêve d'attacher au cou de la Vierge et, par elle, au cœur de son divin Fils.
Il a cherché autour de lui les compagnons les mieux disposés à le suivre dans la sublime aventure. Ce ne sont pas les doctes et les nantis, lourds à remuer, enracinés comme des souches dans leurs commodités et leurs habitudes, mais les misérables, légers d'argent comme lui, le menu peuple de la ville et de la campagne. Bienheureux ceux qui ressemblent aux petits enfants ; bienheureux les pauvres d'esprit. Mais qui donc a creusé le sens de cette parole ? « Le pauvre, dit Grignion, est un grand mystère. Il faut savoir le pénétrer. »
Assurément, il y a de mauvais pauvres ; privés de biens matériels, ils conservent l'esprit de richesse, ils sont durs pour leur prochain, avides de puiser aux sources qui dispensent les faveurs du monde. La pauvreté dont parle le Christ, c'est celle qui n'est troublée par aucun désir de grandeur, celle qui connaît sa condition et qui l'accepte, tant qu'il plaira à Dieu de la lui laisser. « Les derniers et les serviteurs des autres aux yeux des hommes sont devant moi les premiers et les plus élevés, quand ils aiment leur état[25]. »
Argent, honneurs, instruction, toutes les formes du pouvoir sont des murs de défense à l'abri desquels le sujet résorbé se resserre et s'admire. Il s'y nourrit de sa propre moelle, de ses intérêts, de ses complaisances, de ses artifices, au lieu de rester humblement ouvert au miel de la vérité, qui coule de toutes choses. Au pauvre qui n'est pas troublé par la vaine gloire, il est bien plus facile de retrouver en lui ce « cœur pur » qui, comme un miroir fidèle, réfléchira un jour la face de Dieu.
Grignion de Montfort n'a pour armes « que la prière des pauvres[26] » et cet aveuglement de la foi qui est la suprême clarté. Il avance ainsi sans trembler parmi les loups et les serpents, il tient tête à la tempête, se relève sous l'avalanche. Ses cinq ans de séjour à Poitiers, coupés par deux voyages à Paris, sont cinq années de tribulations incessantes, dont il sort vaincu en apparence, mais en réalité toujours victorieux et laissant après sa retraite les marques sensibles de son triomphe.
Mgr. Girard, son évêque, est un malade qui n'aspire qu'au repos. Son successeur, Mgr de la Poype[27], homme digne, un peu trop diplomate et ménager, ne soutiendra son subordonné qu'avec réticence. L'hôpital général qui s'ouvre aux services du nouvel arrivant est un panier de crabes aussi malaisé que la communauté de Saint-Clément, mais dont la turbulence se renforce de l'humeur irritable, des coquetteries, des ruses et des médisances de son personnel féminin. Les filles mercenaires qui doivent soigner les malades sont surtout soucieuses de revendications et de loisirs. La supérieure se débat au milieu de leurs criailleries incessantes. Quant aux administrateurs, en hommes d'ordre ils gèrent la maison comme un magasin et s'estiment satisfaits lorsque l'exercice annuel se solde par des bénéfices. Presque personne ne se met en peine de punir les vices et de corriger les désordres intérieurs, « maison de trouble, gémit le malheureux aumônier, où la paix ne règne point, où le bien temporel et spirituel manque ».
Le réformateur, au milieu de cette foire, est accueilli comme mars en carême. C'est en vain tout d'abord qu'il propose des mesures efficaces pour l'ordonnance des repas et la distribution des vivres, qu'il institue un horaire judicieux pour les prières en commun et pour l'oraison mentale, qu'il tente de mettre un terme à l'ivrognerie et à la négligence. Tous les intérêts lésés se coalisent contre le gêneur et ne tardent pas à lui rendre la vie impossible. Un moment il est obligé de lâcher pied et d'aller respirer l'air du dehors. Durant cette courte absence, la Providence intervient et distribue les corrections convenables. Un mal terrible terrasse en quelques jours tous ses adversaires. Le méchant économe, la supérieure mal avisée, les infirmières calomniatrices, les mauvais pauvres qu'elles ont circonvenus et poussés à la rébellion, succombent à la contagion mystérieuse. Il accourt pour guérir les uns, enterrer les autres, recueillir de toutes les lèvres les paroles d'aveu et de repentir.
Au dehors, le nouveau venu se trouve en butte aux suspicions d'un clergé dévoré par des querelles intestines. C'est l'époque où l'opposition janséniste, un instant apaisée par la sentence pontificale, va se réveiller à l'occasion de la bulle Unigenitus. Une grande partie des religieux, des prêtres et même des hauts prélats sont gagnés à l'hérésie, à tel point que Fénelon pourra écrire, en 1710, dans son Mémoire au P. Letellier, confesseur de Louis XIV : « Si les choses demeurent ainsi, il faudrait un miracle de la Providence pour empêcher qu'il n'arrive un schisme. Tous ceux qui étudient en Sorbonne, excepté les séminaristes de Saint-Sulpice et quelques autres, en très petit nombre, entrent dans les principes de Jansénius, sous le nom de grâce efficace par elle-même. La plupart des évêques sont prévenus par leurs docteurs en licence qui deviennent leurs grands-vicaires et infectent leurs diocèses. »
La polémique acerbe qui oppose les Jésuites à Port-Royal déferle sur la province où elle s'abaisse au ton des ambitions locales, et provoque de médiocres embûches ou de lourdes railleries. Dans un libelle qui circule alors à Poitiers sous le nom d'Ancien Canon du Concile de Pamprou[28], il est curieux de retrouver les accusations des Provinciales, accommodées avec infiniment moins de goût et de finesse. L'ennemi d'abord dénoncé, relevons les allusions à la communion fréquente et à la contrition imparfaite :
 
Les Jésuites honoreras
Et chériras uniquement.
 
Chez eux tu te confesseras
Cinquante deux fois chacun an.
 
Contrit ou non tu leur diras
Tous tes péchés allègrement.
 
Fréquemment tu communieras
Sans même aucun amendement.
 
Voici qui vise le formalisme :
 
A la messe assister pourras
Loin d'esprit et de corps présent.
 
La dévotion facile :
 
La grâce tu reconnaîtras
Soumise à ton consentement.
 
Ce que permis estimeras
T'est permis effectivement.
 
La casuistique :
 
Ton honneur tu conserveras
S'il est nécessaire en tuant.
 
Par calomnie te défendras
Si tu ne saurais autrement.
 
Du bien d'autrui tu retiendras
De quoi vivre commodément.
 
Superflu tu n'appelleras
Ce qui sert à te faire grand.
 
La cupidité :
 
Bénéfices entasseras
Si tu le peux jusques à cent.
 
La conclusion du morceau met en relief l'acrimonie injuste et burlesque :
 
Jansénistes détesteras
Sans savoir pourquoi ni comment.
 
Nul de leurs livres ne liras
Car quiconque les lit s'y prend.
 
Du poison tu te garderas
Que le nez d'un jésuite y sent.
 
Aux bons pères découvriras
Tes affaires confidemment.
 
La dime tu leur donneras
De tes biens annuellement.
 
En mourant leur en laisseras
Un tiers ou deux par testament.
 
Aucune de ces charges ne portent contre Grignion de Montfort et vraiment il est bien impossible de le reconnaître dans cette caricature qui leur sert de plastron.
Il faut pourtant se souvenir que l'aumônier de l'hôpital a des amis chez les Jésuites ; on ne serait pas étonné que des couplets plus subtils lui soient très particulièrement destinés. Ce sont les suivants qui prétendent dénoncer dans son culte de la Vierge une idolâtrie imaginaire :
 
En la Vierge te confieras
Quand tu vivras païennement.
 
Son esclavage embrasseras
Pour être impie dévotement.
 
Ton Créateur adoreras,
Sa créature également.
 
Au Père, au Fils tu donneras
Et à la Mère un même encens.
 
De l'adorer tu ne fuiras :
On se sauve en l'idolâtrant.
 
Et dans la Chine enseigneras
Que Confucius en est garant.
 
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* *
Le bienheureux n'entre pas dans ces discussions, probablement il les ignore. Il ne compte pas sur les avantages qu'on lire des éloquentes controverses. Sa méthode consiste à gagner les pauvres en se faisant semblable à eux, à partager leur fardeau pour leur montrer comment on peut, par l'amour, le rendre bienfaisant et léger. Pauvre, il l'a toujours été, il prétend l'être plus encore. Comme saint François rougissant de honte et s'empressant d'ôter ses sandales à la vue d'un homme marchant les pieds nus, Grignion veut être le dernier et le serviteur de tous. On va voir chez lui, poussés à leur paroxysme, le mépris de la chair et la folie de la croix.
Dans l'hôpital où il loge, plus tard dans la maison proche de la communauté des Pénitentes, dont il est devenu le directeur, il dort sur la paille, dans le réduit le plus étroit, après avoir donné l'unique couverture de sa couche. Le matin, il ne déjeune point et ne mange pas beaucoup le soir, ce qui ne l'empêche pas, dit-il, de se porter bien. Trois fois par semaine il jeûne, se contentant d'un potage maigre, de deux œufs et d'un peu de fromage. « Toujours il est chargé de chaînes de fer autour du corps et des bras » si étroitement qu'à peine il peut se courber, et meurtri par des macérations fréquentes. On le voit souvent passer la moitié des nuits dans le jardin ou dans des lieux écartés, faisant oraison, les bras en croix, et se flagellant jusqu'au sang. « Ses travaux sont si pénibles à la fois pour son âme et pour son corps, dit un de ses auxiliaires, ses exercices de piété si continuels et ses mortifications si ininterrompues, que j'ai toujours regardé comme tin miracle qu'il ait pu faire toutes ces choses sans en mourir mille fois. »
Montfort respecte les pauvres « comme ses seigneurs el maîtres », il leur lave les pieds, les met à sa droite pendant les repas, les fait boire dans son verre et manger dans son écuelle ; il balaye la poussière, débarrasse la cour des immondices ; il vide tous les bassins des alités et des paralytiques, coupe les cheveux des teigneux, ôte la vermine du vêtement des vagabonds.
Tant de soins ne lui paraissent pas suffisants ; il ne se juge pas encore assez abaissé. Un jour, il voit dans la rue un mendiant assis dans l'ordure, le corps tout rongé d'ulcères. Son aspect est si hideux que les passants détournent la tête. Grignion le prend tendrement dans ses bras et le conduit à l'hôpital. Pour convaincre les administrateurs récalcitrants, il prend à sa charge tous les soins du contagieux, il s'enferme avec lui dans une cellule écartée, il le sert, il nettoie son linge, il panse ses plaies. Les haillons sont si infects, l'odeur si repoussante que l'ascète, pourtant entraîné à tous les sacrifices, surprend en lui-même une protestation de la chair. Nous touchons ici un sommet qui donne le vertige, nous contemplons un acte inouï, qui nous laisse hésitants entre l'admiration et l'horreur. Le saint homme, résolu à vaincre ses sens et à donner à son frère abject le suprême témoignage de l'amour, a pressé de ses mains les abcès abominables, a exprimé le pus dans un plat et, d'un seul trait, il a bu l'immonde liqueur.
Toi aussi, frère lecteur, tu recules comme moi devant la scène épouvantable, tandis que le saint qui nous regarde se réjouit dans son cœur du dégoût qu'il nous inspire.
Nous l'avons suivi dans le dépouillement des richesses, dans le retranchement du monde, nous avons admis même sa poursuite de la douleur, mais voici que les plus audacieux chancellent et se demandent si décidément ce n'est pas trop, et à quoi bon ce monstrueux héroïsme, cette fureur insensée contre soi-même, qui insulte à l'homme et qui peut-être insulte à Dieu.
Il faudra revenir sur ce problème effrayant. Écoutons seulement Lacordaire qui nous parle dans son grand langage. Il vient de rappeler un trait identique de la vie de sainte Elisabeth de Hongrie, cette princesse royale qui revêtait avec joie les vêtements des pauvresses, et qui, dans le bain d'une lépreuse, remplit un jour son gobelet. Voilà, dit-il, un acte parfaitement extravagant. Toutefois, remarquons d'abord une chose qu'on ne peut mépriser, c'est la force, cette vertu qui fait les héros, qui est la racine la plus vigoureuse du sublime, en même temps que la plus rare. Rien ne manque davantage à l'homme et rien n'attire davantage son respect. Mais il y a dans l'acte de sainte Elisabeth comme dans celui de Grignion de Montfort mieux que la force, il y a la charité. Le Père Lacordaire continue :
« Et quel était le bienfait de l'homme dans l'acte de sainte Elisabeth? Quel était-il, me demandez-vous? Sainte Elisabeth faisait à cet abandonné, à cet objet d'unanime répulsion, même au milieu des siècles de foi, elle lui faisait une inexprimable révélation de sa grandeur, elle lui disait : « Cher petit frère du Bon Dieu, si après avoir lavé tes plaies, je te prenais dans mes bras pour te montrer que tu es bien mon frère royal en Jésus-Christ, oh ! ce serait déjà un signe d'amour et de fraternité, mais un signe ordinaire ; mais, cher petit frère, je veux faire pour toi ce qu'on n'a fait pour aucun roi du monde, pour aucun homme aimé et adoré. Ce qui n'est plus toi, ce qui n'a été à toi que pour être transformé en une vile pourriture par son contact avec ta misère, je le boirai, comme je bois le sang du Seigneur dans le saint calice de nos autels. Voilà le sublime, et malheur à celui qui ne l'entend pas ! »
 
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Ceux-là qui ont quelquefois pensé aux pauvres, qui ont décidé de leur apporter quelque bienfait, se sont contentés la plupart du temps de leur faire de loin un geste amical, de leur lancer une aumône comme on jette un os à l'animal enfermé, en gardant ses distances de peur de se salir ou d'être mordu.

Grignion de Montfort agit autrement. Il descend dans la fosse, et se mêle aux proscrits, il prend leur livrée. Comme le Christ, il épouse toutes leurs misères, sauf le péché. Il plonge jusqu’au niveau de leur dégradation, pour remonter avec eux à la surface. Il est à tel point donné, à tel point mêlé, qu'il n'accepte sa vie que pour qu'ils vivent, qu'il ne reçoit sa grâce que pour qu'ils puissent être sauvés. Pas un cœur de pauvre homme qui ne cède à cet amour, pas une pierre qui ne fonde à cette chaleur.
La ville universitaire est pleine de mauvais garçons, avides de dissipation et de scandale. Ils n'ont pas tardé à remarquer l'homme noir aux souliers troués, à la soutane en loques, qui parcourt les rues avec son âne et ses paniers en quête d'une pitance pour ses malades. Ils s'amusent à l'exciter par des moqueries. Mais les sots et les insolents en sont pour leurs frais, ils perdent leur peine avec un offensé qui ne se met jamais en colère, qui leur sourit et les remercie. Il s'avance, les mains ouvertes, vers les assaillants intimidés. Quelques-uns s'éloignent, d'autres l'écoutent, puis le comprennent et le suivent. Il en forme une petite phalange qu'il confie aux Pères Jésuites et dont il entretient la ferveur, chaque samedi, par des conférences. De cet étrange limon naîtront quelques fleurs de sainteté, comme cet abbé Trichet, qui trouvera la mort en soignant des pestiférés.
Grignion de Montfort parle en plein air, sous les halles. Le peuple s'attroupe et tout de suite se sent touché. Le portefaix pose sa hotte, la ménagère son panier. Le meunier descend de sa mule. La lavandière s'arrête de battre son linge et les enfants de jouer à la marelle. Que dit-il? L'humble auditoire ne saurait le répéter. C'est beau comme un chant de paradis, et c'est quelquefois terrible et triste à fendre les âmes. Cela réveille des choses endormies, du courage, de l'espérance, du remords. On ne voit plus avec les mêmes yeux la rue et ses pavés sombres, les ormes de la place, ni le voisin, ni soi-même. La vie tout entière apparaît, à la fois plus grave et plus tendre.
Il parle dans les vieilles églises romanes décorées de saints, de monstres, de feuillages et d'arabesques, à Saint-Hilaire, à Saint-Porchère, à Sainte-Radegonde, à Saint-Pierre le Puellier, à Notre-Dame la Grande, et la foule populaire, la foule du moyen âge ressuscité se presse pour entendre sa voix. On s'étouffe sur les bancs, dans l'odeur des hardes et des cierges, on déborde sur le parvis, on s'assied sans façon dans les fauteuils des chanoines, on envahit le chœur, on grimpe à l'orgue et aux piliers, on s'accroche à l'escalier de la chaire. Et tout ce monde puéril et charmé entonne des cantiques désordonnés, ponctue la harangue par des cris, par des acclamations, par des sanglots.
La faveur des petites gens ne s'arrête pas au seuil des sanctuaires ; elle suit les traces de l'apôtre. Le soir, quand il sort de l'église, il est tout environné d'une multitude de pauvres. Il est au milieu d'eux comme un père avec ses enfants. Sa maison est la leur et si quelque infirme ne peut y courir, il va le prendre dans sa tanière et le charge sur ses épaules.
Lui-même constate le succès de sa prédication, mais loin de s'en attribuer l'honneur il n'y voit qu'une invitation à l'humilité. « Le grand Dieu que je sers, dit-il, m'a donné, depuis que je suis à Poitiers, des lumières dans l'esprit que je n'avais pas, une grande facilité pour m'énoncer et parler sur-le-champ sans préparation, une santé parfaite et une grande ouverture de cœur envers tout le monde. C'est ce qui m'attire l'applaudissement de presque toute la ville, ce qui doit bien me faire craindre pour mon salut. »
 
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Le Bienheureux a pris peu à peu conscience de l'ampleur de sa mission. Il s'est rendu compte, à l'hôpital de Poitiers, de la condition des malades, abandonnés de corps et d'âme, aux mains d'administrateurs incapables et de mercenaires sans scrupules. Il a mesuré, dans ses contacts avec le peuple, à la fois son extrême avidité religieuse et le peu de cas qu'on en fait. Il l'a vu ignoré ou mal compris, traité par de fausses médecines, gagné par l'infection grandissante du vice et de l'impiété. Il rêve, pour les malades, d'une troupe dévouée de religieuses hospitalières et enseignantes : ce seront les futures Filles de la Sagesse ; pour le peuple, d'une compagnie de missionnaires voués à l'abnégation totale et à la propagation de la foi. L'idée n'est pas nouvelle. Ce sont les mœurs et les méthodes qui seront changées. A un mal presque infini il faut des remèdes extraordinaires. Les temps sont proches. Pour briser les suprêmes assauts de l'Enfer, il n'est pas d'autre rempart qu'une légion de saints, les apôtres des derniers temps, que la Vierge inspire et protège et dont saint Michel sera le capitaine.
Ce double ouvrage exige de l'ouvrier une vigueur surhumaine. Grignion espère bien en établir les bases avec le secours d'En-Haut. Mais il a besoin de disciples qui conservent et qui continuent. Il demande beaucoup et il n'a guère autour de lui que des indifférents ou des ennemis.
Pourtant, dès son arrivée à Poitiers, on voit poindre le germe de l'œuvre puissante. Elle apparaît dès l'abord sous des apparences saintement ridicules, à l'image de son créateur.
C'est l'humble frère Mathurin, aperçu en prière à l'église des Pénitentes. Grignion l'aborde et lui dit : « Suivez-moi. » Il le suit et ne s'en est jamais détaché. Impropre à figurer parmi les futurs congréganistes, il restera le frère lai, le petit serviteur tendrement fidèle. Il sera le pourvoyeur et le fourrier des missions, le bedeau, le chantre et le catéchiste. Aucun revers ne pourra l'ébranler et trente ans après la mort de son maître, il continuera, vieillard appliqué et docile, son simple office auprès de ses successeurs.
A l'Hôpital Général, renonçant à tirer parti des gens à l'aise et bien portants, Grignion forme le projet paradoxal de s'adresser aux malades pour soigner les malades, aux pauvres pour aider les pauvres. Il rassemble par sa parole un petit troupeau, une douzaine d'humbles filles échouées là des bas-fonds obscurs de la vie, grevées de tares et de maux incurables, des boiteuses et des contrefaites, des scrofuleuses et des lymphatiques, de ces innocentes au cœur pur, au regard lointain, qu'on appelle encore des béates; il donne pour reine à cette cour des miracles une aveugle. Toutes ensemble s'aiment d'un cœur fraternel et rendent grâces à Dieu dans des prières quotidiennes. Il les forme aux travaux manuels, à la lecture en commun, à la récitation du rosaire, à la règle du silence. Il leur confie leurs sœurs plus faibles, plus découragées ou plus déchues. La chambre dite « de la Sagesse », qui leur est prêtée pour leurs réunions, laissera son nom attaché à la future communauté dont elles sont une ébauche el comme une première et grossière figuration.
Ces religieuses de l'avenir, dont l'avènement est ainsi préparé, ont déjà reçu dans l'esprit du Bienheureux, leur supérieure. Elle s'est présentée à lui, un jour, à l'église Saint-Austrégesile, et tout de suite, il a compris de quelle part elle était envoyée.
-        
Qui vous a adressée à moi ? lui a-t-il dit.
-        
C'est ma sœur.
-        
Non, ma fille, c'est la Sainte Vierge.
Cette enfant de dix-sept ans, qui va être la pierre d'angle de ce couvent, a pour père un haut bourgeois, procureur au présidial de la ville. Elle s'appelle Marie-Louise Trichet. Elle va devenir Marie-Louise de Jésus.
Même quand on en a le désir ardent, il n'est pas facile à une demoiselle de se transformer subitement en une vraie pauvresse.
L'abandon des biens n'y suffit pas, il y faut un retournement complet de l'esprit et du cœur. Toute l'éducation bourgeoise est fondée sur la recherche des satisfactions de l'amour-propre et sur la pratique des vertus particulières qui permettent de s'approcher de ce souverain bien. Elle s'efforce d enseigner les rites compliqués, les mots de passe : langage, manières, modes et autres formes de l'étiquette qui font reconnaître entre eux les gens distingués, et qu'on s'habitue à tenir pour des litres légitimes à la considération générale. Se faire pauvre en esprit, c'est tourner en fiel toutes ces douceurs enivrantes, c'est quitter ces relations aimables qui faisaient l'agrément, la fierté et tout au moins l'occupation de toute la vie.
La rupture ne s'obtient pas sans effort. On verra le directeur inventer des moyens persévérants pour abaisser la superbe de sa pénitente, pour courber sous le joug la nuque rebelle, effacer les faux plis d'un caractère, délier des attachements, faire oublier l'attrait des secrètes flatteries. Il châtie ses peccadilles avec sévérité, la condamne, pour un léger retard à l'oraison, à rester dehors par le froid glacial et la bise aigre du matin. Malgré ses instances, il lui impose de longs délais avant de l'admettre à l'hôpital, et non pas en tant qu'adjointe à la Supérieure, comme le proposent les administrateurs empressés, mais au même titre que les autres membres de la congrégation des infirmes, dont elle partage les besognes humiliantes et la nourriture de rebut.
ïi lui fait baiser la terre devant les pauvres, en pleine cour, ordonne à un valet de lui arracher son livre, pour l'exercer à la patience. Il ouvre devant elle le courrier qu'elle reçoit, lit les lettres et les jette au feu l'une après l'autre, les jugeant indifférentes à son salut. Marie-Louise de Jésus, ayant satisfait aux dures et longues épreuves de ce noviciat, prend enfin de ses mains, le 2 février 1703, la robe grise de drap grossier qui fera d'elle la première des Filles de la Sagesse.
 
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Pendant que les sacrés desseins s'accomplissent avec le concours des petites âmes, la résistance, d'abord intimidée, se ressaisit et s'organise contre l'offensive du serviteur de Dieu.
L'opposition n'est pas seulement le fait du démon, qui n'hésite pas à venir en personne au-devant du saint et à lui livrer bataille. On montre encore dans le jardin de l'hôpital la place de cette rencontre. Les années d'apostolat à Poitiers sont marquées par une suite ininterrompue de délations, de calomnies, de traîtrises conduites avec une constance implacable et une ingéniosité machiavélique.

Les prétextes ne manquent pas, car Grignion n'est pas un homme de prudence. On connaît les intrigues contre l'aumônier, voici les assauts qui commencent contre le tribun évangélique.
Un jour de chaleur, il longe le Clain aux eaux dormantes, en récitant son rosaire. Soudain, il entend des cris, des protestations et des rires. Des lavandières effarouchées, abandonnant planches et battoirs et le linge qui flotte au gré de la rivière, s'enfuient sous les arbres, poursuivies par des baigneurs nus qui se livrent à des galanteries indécentes. Du haut du pont, des promeneurs suivent la comédie avec une curiosité amusée. Le Bienheureux, qui ne prend garde aux offenses personnelles, que pour rendre grâce à l'offenseur, ne tolère aucun attentat public contre les commandements de Dieu. Il reprend en pleine rue des officiers blasphémateurs, il met un terme au bagout des charlatans et des vendeurs de choses immondes. Lui qui s'agenouille devant un lépreux ne consent pas à s'humilier devant un goujat. En dépit d'une douceur angélique qui se reflète dans son regard, il possède une nature violente. La passion de la colère, il l'avoue, est celle qu'il eût le plus de mal à maîtriser. « Si Dieu, disait-il, m'avait destiné pour le monde, j'aurais été le plus terrible homme de mon siècle. » Ame éminemment compatissante, il se montrera, par sursauts, furieux contre les méchants. A la vue du honteux spectacle, il saisit sa discipline, la brandit comme le fouet du Seigneur et s'élance sur la troupe abjecte, qui se disperse, épouvantée. L'indignation sainte a fait place nette.
Mais le plus lâche de la bande est allé se plaindre à sa famille. On en appelle à Monseigneur. Un peu craintivement et à la hâte, celui-ci prend une grave sanction contre le saint perturbateur. Il lui retire le droit de célébrer la messe dans son diocèse. Premier interdit[29], sur lequel il revient momentanément. Mais les pressions se font plus fortes, les récriminations se multiplient contre le prêtre coupable de s'éloigner des voies ordinaires. Vers Pâques 1703, il est obligé de quitter Poitiers, ses fidèles qui le pleurent, sa naissante congrégation.

V - LA FLAMME AU VENT
 
Chronologie : Paris : la Salpêtrière, l'escalier de la rue du Pol-de-Fer. La réforme du Mont-Valérien (Pâques 1703-mars 1704). Retour à Poitiers : l'Hôpital Général (mars à fin 1704). Missions dans les environs et dans les quartiers de Montbernage et Saint-Saturnin : (fin 1704-février 1706). Voyage à Rome : (février-juin 1706). Retour à Poitiers par Ligugé (juin-août 1706). Pèlerinage à N.-D. des Ardilliers et à l'abbaye du Mont-Saint-Michel (septembre 1706). Rennes (Im sept. 1706). Montfort (nov. 1706). Dinan et sa campagne (fin 1706).
 
Ceux qui se représentent les saints comme des « messieurs tranquilles »[30] seront bien surpris par la vie tumultueuse de Grignion de Montfort. Le monde moderne a commencé, le plus opposé au monde chrétien. Il arbore déjà ses signes distinctifs, et parmi eux le plus sinistre : sa haine des saints. Avec l'aide de ses savants, de ses ingénieurs, de ses économistes, de ses philosophes, il a résolu de les étouffer. Il ne tolère que des dévots accommodants. Grignion de Montfort, homme de l'Eternel, n'est déjà plus un homme de son temps. Le moyen âge l'eût admis et lui eût trouvé sa place. Il n'a plus, pour le comprendre, que les chétifs et les dédaignés. Il navigue au rebours du courant. Il a contre lui son siècle, avec lequel il ne pactise pas, le clergé de France, déchiré par le schisme ou engourdi par les formules, le paganisme renaissant dans les campagnes, la décrépitude des mœurs, l'infiltration de la philosophie athée.
Toute sa vie, il cherche un foyer pour rayonner, un lieu où reposer sa tête. Nul abri ne le protège. Presque toujours par monts et par vaux, égrenant son rosaire, composant ses cantiques, il prend figure de moine ambulant, de barde sacré.
Ses premiers établissements de Poitiers à peine ébauchés sont culbutés à terre. Il est jeté de l'hôpital dans la rue, de la rue hors du diocèse. De 1703 à 1706, il semble ne pas pouvoir se fixer ; les appuis craquent sous son poids, le roc s'éboule sous sa montée. On pourrait le prendre pour la feuille détachée du rameau et roulée par la tempête. Il ressemble plutôt à la flamme poussée par le vent. Parfois, elle se couche et paraît s'éteindre, mais après chaque bourrasque, elle se redresse et s'avive. Il traîne partout son incendie.
De Poitiers à Paris, de Paris à Poitiers, de Poitiers à Rome, de Rome à Poitiers, de là à Saumur, au Mont-Saint-Michel, à Rennes, à Dinan, où nous allons le laisser avec ce chapitre, en deux ans, il parcourt à pied près de mille lieues, deux fois le tour de la France, en ne comptant que ses grands parcours. Il éprouve un égal besoin de la route et de l'ermitage. C'est là qu'il reprend haleine. Quand il ne peut plus tenir tète au mal, il se déplace et va le provoquer ailleurs, ou bien il s'enferme et médite pour puiser des forces dans l'inspiration d'En-Haut.
Que va-t-il faire à Paris dans la saison de Pâques 1703? Il n'est pas toujours nécessaire de s'informer chez lui de motifs parfaitement clairs et raisonnables. Les saints ont leur logique qui n'est pas celle des calculateurs. « Mon maître m'y a conduit, dira-t-il, comme malgré moi ; il a en cela ses desseins que j'adore sans les connaître. » Au fond de sa brusque détermination on peut imaginer avec vraisemblance l'espoir obscur de trouver dans la capitale des éléments pour cette compagnie d'apôtres, qu'il a hâte de voir s'animer et dont l'organisme, pour le moment, ne comporte qu'un chef, mais pas de membres. Son dernier voyage[31] l'a définitivement éclairé sur le concours à attendre de M. Leschassier[32]. Il compte sur Poullart des Places, mais son condisciple du collège de Rennes, qui soulève lui-même une charge écrasante, ne pourra lui donner maintenant qu'un maigre secours. Près de la Sorbonne, dans la rue des Cordiers, qui aboutit au collège des Jésuites[33], il vient de louer une petite maison[34] où il réunit quelques écoliers qu'il destine aux emplois de l'Eglise, « qui sont laborieux, pauvres et abandonnés ». Il ne peut quitter cette communauté du Saint-Esprit qu'il gouvernera jusqu'à sa mort[35]. Il promet seulement à son ami de lui préparer des ouvriers évangéliques qui ne lui viendront que beaucoup plus tard.
Cependant, comme il ne veut pas rester inactif, Grignion de Montfort va offrir ses services à la Salpêtrière. L'ancienne annexe de l'Arsenal, où l'on traitait autrefois le salpêtre, est isolée dans des terrains vagues de la banlieue, par delà le confluent de la Bièvre et le jardin du Roi[36]. De ses fenêtres, derrière une ligne de peupliers et de moulins à vent, on voit les péniches remonter la Seine et déposer sur ses rives des monceaux de sable, de pierres et de bois. L'édit de 1650, sous le nom d'Hôpital Général en a fait le refuge et le dépotoir de tous les vagabonds de la capitale. Pour purger Paris de la mendicité qui l'infestait, harcelant les passants dans la rue, obsédant les fidèles pendant toutes les minutes de la messe, on a dû organiser des rafles et rabattre sur ce centre de misère plus de soixante mille loqueteux en moins de cinq ans. La Reynie et ses gendarmes ont pris d'assaut la Cour des Miracles du passage du Caire, où grouillaient dans des taudis puants, sous le gouvernement d'un roi de Thunes, cinq cents familles de malandrins, francs-mitous et coupeurs de bourses, simulateurs d'infirmités répugnantes qui, pour trente livres, achetaient à des nourrices les enfants trouvés recueillis au tour de Saint-Jean-le-Rond et qu'ils estropiaient ensuite férocement afin que leur aspect lamentable éveillât la pitié des gens de bien.
En 1703, l'établissement compte environ cinq mille hospitalisés : mauvais drilles renonçant à leur métier par crainte des galères, femmes débauchées ou criminelles, petites filles abandonnées, vrais malades enfin et authentiques indigents. Grignion de Montfort n'est pas dépaysé dans ce milieu sordide. Il a appris à Poitiers les moyens de corriger les incorrigibles ou du moins de leur offrir quelque bienfait. Il apporte avec lui tout un plan de réforme et toute une provision d'amour. L'un et l'autre sont mal appréciés. Moins de six mois après son arrivée, il trouve sous son couvert la signification de son congé. Il part, refusant l'indemnité qu'on lui présente, n'acceptant que quelques habits ainsi qu'un chapeau neuf qu'il trouve « trop lustré » et qu'il échange contre celui du premier pauvre qu'il rencontre.
Chassé par les fonctionnaires, il se retrouve une fois de plus et sans amertume chez lui,  sur le pavé. Il retrouve aussi son audience de petites gens, près desquels il ne détonne ni par sa mise ni par son langage, le menu peuple parisien, au visage ouvert, au cœur simple, ceux qui vendent dans leurs paniers les herbes, le poisson ou les citrons à jus, qui portent des fraises sur un plateau d'osier, et ceux qui crient les marrons rôtis et boullus, le rémouleur coiffé d'un tricorne, le crocheteur, le porteur d'eau, le marchand d'almanachs et le montreur de lanterne magique, et le petit Savoyard à marmotte qui ramonne les cheminées. Il grimpe, pour leur parler, sur une borne ou sur un montoir, près de la croix d'un carrefour ou sous une des niches où l'on voit sourire une Sainte Vierge avec son Jésus dans les bras. Et toujours, en le suivant, cette traînée d'âmes qui s'embrasent.
Le soir, à l'heure où les lanterniers, avertis par le signal de la cloche, allument les chandelles publiques, dont la faible lumière vacille sous leur cornet de papier, il gagne son domicile de pauvre. C'est une soupente obscure, dont les chiens n'ont pas voulu, qu'il a meublée d'un peu de paille et d'une écuelle, sous un escalier de la rue du Pot-de-Fer. Le noviciat des Jésuites, qui s'adosse à la rue Cassette, a son entrée sur ce passage, et immédiatement en face s'ouvre le couvent du Saint-Sacrement[37]. Grignion de Montfort aime ces nonnes bénédictines à cause de l'austérité de leur règle. Chaque heure, elles honorent le Saint-Sacrement devant l'autel, un flambeau à la main et la corde au cou, « s'offrant à Dieu comme victimes expiatoires, pour la satisfaction des horribles profanations commises contre ce divin mystère ».
C'est à leur guichet qu'il reçoit chaque jour la portion des pauvres. Encore ne la garde-t-il pas pour lui tout entière. Son corps, déjà spiritualisé, comme celui de Madeleine à la Sainte-Baume, pourrait à la rigueur se nourrir de musique céleste. Dénoncé comme un fanatique et un insensé, accusé par ses confrères de troubler l'ordre public, suspect même au fidèle M. Blain qui « n'ose pas refuser créance à ce qu'il voit crû de tout le monde »[38], il trouve dans sa solitude pieuse une consolation à ses maux, il goûte dans l'adversité une joie sans mélange. Il écrit :
« Ce qui me fait dire que j'obtiendrai la divine sagesse, ce sont les persécutions que j'ai eues et que j'ai tous les jours... Je n'ai plus d'amis ici que Dieu seul. Ceux que j'avais faits autrefois à Paris m'ont abandonné... Plus que jamais je suis appauvri, crucifié, humilié. Les hommes et les diables me font, dans cette grande ville, une guerre bien aimable et bien douce. Qu'on me calomnie, qu'on me raille, qu'on déchire ma réputation, qu'on me mette en prison, que ces dons me sont précieux ! Que ces mets me sont délicats !... Ah ! quand serai-je crucifié et perdu au monde[39]? »
Où trouver prise sur cette lisse patience? Toutes les flèches s'émoussent sur un tel bouclier. Les bourreaux, frustrés, laisseront à la fin tomber leurs armes quand ils verront les blessures se transformer en baisers.
Sur le mont Valérien, à trois lieues de la capitale, s'élevaient depuis cent ans quelques cabanes de reclus. Ils portaient un long capuce descendant jusqu'à leurs talons, une robe blanche serrée par une ceinture de paille. Ils ne mangeaient que des légumes, tissaient des bas au métier et avaient fait vœu de perpétuel silence. Trente ans plus tard, un prêtre de Meaux faisait planter au sommet de la colline un calvaire accompagné d'une église et précédé de douze chapelles figurant les douze stations du Chemin de la Croix. Les treize desservants formèrent sous sa direction une congrégation nouvelle. Bientôt les pèlerins affluèrent. La proximité de la ville, l'agrément du lieu, les entraînements de la mode, firent dégénérer les processions en promenades champêtres et en divertissements mondains. Les solitaires voisins cessèrent, hélas! de se trouver en solitude. Insensiblement, ils relâchèrent leurs mœurs, desserrèrent le joug de leurs austérités, consentirent à quelque rétribution en échange de leurs produits. Quand ils s'aperçurent du mal, ils n'avaient plus la force d'y remédier. Ils allèrent tirer le Bienheureux de sa cachette. Celui-ci se rend à leurs instances et arrive chez eux au plus fort de l'hiver[40].
Il n'use ni de sévérités ni de réprimandes. Il se contente de donner l'exemple, en rétablissant d'abord pour lui seul les règles violées. Il y ajoute encore, jusqu'à ce que les ermites apitoyés et repentants aient pris la résolution de l'imiter. La réforme accomplie, il revient à son terrier, se coule discrètement dans son ombre.
Mais voici un autre appel, plus poignant, qui va l'arracher tout à fait à son trou d'extase et de songerie. Par delà cent lieues de landes, de blés et de forêts, elle lui vient de ceux qui lui sont le plus chers, de ses enfants, dont il se soucie sans cesse et qui ne l'ont pas oublié, malgré les malentendus et les dissensions attisés par la malice et la jalousie. Cette supplique, qui ne sait au juste où l'atteindre, est parvenue à M. Leschassier qui la lui fait remettre sans commentaires. Elle est datée de Poitiers, 9 mars 1704, et elle débute ainsi :
« Monsieur. Par la mort et la passion du bon Jésus, nous, quatre cents pauvres, vous supplions très humblement, par le plus grand amour et la gloire de Dieu, nous faire venir notre vénérable pasteur, celui qui aime tant les pauvres, M. Grignion. »
Les tristes recrues de l'hôpital ont eu les yeux ouverts par l'anarchie qui règne dans leur maison depuis le départ de leur bienfaiteur. Ils « voient tous les jours que l'édifice qu'il avait commencé, pour n'être pas assez affermi, se va détruisant petit à petit. » Ils accusent « le démon qui n'en veut qu'à leurs âmes et a remué toutes sortes de machines et de tentations pour faire échouer l'œuvre de Dieu et faire partir celui qui faisait tant de conquêtes au bon Jésus ». Affligés et repentants, ils adjurent qu'on leur renvoie « leur Ange ».
« Les pauvres sont toujours méprisés et on n'écoule point leurs humbles demandes... Pardon, monsieur, de la hardiesse que nous prenons : c'est notre indigence de toutes manières qui nous fait vous importuner, et la grande peine que nous avons. Mon Dieu, consolez-nous et pardonnez-nous nos grands péchés qui nous ont attiré pareille disgrâce. Si nous pouvons une fois le revoir, nous serons plus obéissants et fidèles à nous donner à notre bon Dieu, et le prierons, monsieur, de vous conserver et augmenter les bénédictions et la persévérance finale... »
Après un an d'absence, Grignion refait en sens inverse la longue route, à la saison des feuilles naissantes. A Poitiers, le climat moral est favorable. L'évêque se montre bien disposé. Une nouvelle supérieure a été nommée. L'ex-aumônier est accueilli avec des transports de joie par ses pauvres et par Marie-Louise de Jésus. Les administrateurs eux-mêmes, détendus et déférents, lui confient la direction de l'hôpital. Le mal à peine conjuré, la discorde aux cent têtes renaît de ses cendres. L'an nouveau n'a pas le temps d'éclore, que le guérisseur, sa cure achevée, est à nouveau honni et banni. Il quitte cette fois ce lieu de scandale pour n'y plus jamais revenir.
 
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Désormais, Grignion de Montfort, par la force des choses, va se vouer presque exclusivement à l'œuvre de ses missions. Il profite de la bonne humeur de Mgr de la Poype, qui lui a rendu le droit de célébrer et de prêcher et qui lui a fourni quelques auxiliaires. Cette faveur ne se prolongera pas longtemps : une année (1705) dont il tirera magnifiquement parti. Il s'enfonce assez avant dans la plaine poitevine et jusqu'aux confins du Berry. On le voit notamment à Saint-Savin, petite ville étagée sur la Gartempe et qui dresse au-dessus des blés la fine aiguille de son église romane aux belles fresques.
A Poitiers, il va tout droit aux populations les plus déshéritées, à ces brebis perdues dont le retour cause tant de joie dans le ciel. Au delà du vieux pont Joubert, le faubourg de Montbernage se resserre entre un coteau abrupt qu'escaladent quelques masures et le Clain, tapissé d'algues flottantes et de nénuphars. Un peuple très misérable de petits marchands, d'artisans et de terrassiers y loge dans des maisons sombres, d'une seule pièce, qui s'ouvrent au-dessous du sol comme des tanières et ne voient le jour que par d'étroites embrasures. Quartier sinistre qui sent le coupe-gorge et le mauvais lieu.
Il y reçoit, comme de juste, l'accueil le plus outrageant, mais il n'a garde de s'en rebuter. Pour les foules livrées aux passions grossières, le grand mal c'est la fuite de l'espérance. Enserrées dans leurs plaisirs amers, elles se sentent impuissantes à briser cette gangue de plomb parce qu'elles ne comptent ni sur l'assistance des hommes ni sur la grâce de Dieu. Que ces déchus reprennent confiance en eux-mêmes, ils reprennent aussi confiance dans leur salut et souvent alors ils sont prêts à tous les héroïsmes pour le conquérir. Le bon Père, au milieu de la cohue écumante et grondante, connaît le maître mot capable de la dompter. Sa charité lui a fait voir cette chose étonnante que leurs injures, quoi qu'ils en pensent, ne s'adressent pas à lui, mais à eux-mêmes. C'est le cri du désespoir et de la honte, le sentiment d'une bassesse qu'ils méprisent, mais dont ils ne croient pas pouvoir se dépouiller, et qu'ils essayent d'alléger en la faisant partager aux autres. Ils s'attendent à la riposte, à la haine, à la lutte qui donnera une excuse à leur colère. Ils ne rencontrent que compassion et douceur, ils ne reçoivent que caresse de la main blessée. C'est le coup d'arrêt qui refoule l'agresseur sur lui-même, le choc qui le dégrise de son poison; la conscience apaise ses remous, dépose son limon et redevient le beau lac tranquille où l'ange peut se regarder.
Sans s'arrêter à faire de loin le siège du mal, le Bienheureux entre au cœur de la citadelle. Ses audaces inouïes, bien propres à dérouter ses contemporains, scandalisent encore quelques délicats. Certains de ses biographes les passent pudiquement sous silence. Voici ce que raconte un de ces compagnons : « Souvent, il m'a conduit dans des lieux de débauche sans m'en avertir, craignant, avec raison, que je n'y eusse voulu aller si je l'avais su. Quand nous entrions dans ces endroits maudits, il se mettait d'abord à genoux dans le milieu de la chambre, ayant un petit crucifix à la main. Je m'y mettais à son exemple. Nous disions un Ave Maria. Nous nous relevions après avoir baisé la terre. Il parlait ensuite avec force et onction. Ces messieurs et leurs créatures ne savaient que dire ni faire, tant ils étaient consternés. La plupart sortaient en silence, et les créatures restaient. Il y en avait qui pleuraient amèrement, d'autres ressemblaient à des statues immobiles. Mais M. de Montfort les faisait mettre à genoux et s'y mettait lui-même. Après les avoir bien prêchées, il leur faisait promettre de quitter pour toujours leur infâme commerce et de faire des confessions générales. Plusieurs de ces créatures, et même de ces messieurs qui les avaient vues criminelles, nous sont venus trouver pour se confesser... »
Ce genre d'apostolat n'allait pas sans de graves dangers. Un jour que le saint homme était entré dans un bouge où se trouvaient neuf ou dix personnes de mauvaise vie, un de ces « messieurs » dont il a été question tout à l'heure, furieux d'être dérangé, se jeta sur lui « comme un loup ravissant », le prit aux cheveux en jurant exécrablement que s'il ne sortait tout à l'heure, il lui passerait son épée au travers du corps. M. de Montfort, nullement intimidé, répondit : « Je consens, monsieur, que vous m ôtiez la vie et je vous pardonnerai volontiers ma mort, pourvu que vous me promettiez de vous convertir, car j'aime mille fois mieux le salut de votre âme que dix mille vies comme la mienne. » Ces paroles firent l'effet d'un coup de foudre. Le misérable, épouvanté et tremblant de la tête aux pieds, eut grand'peine à rengainer son épée et à trouver la porte en titubant. Seule dans la chambre, achève le narrateur, la pauvre malheureuse restait agenouillée comme nous, plus qu'à demi morte aussi bien que moi. M. de Montfort l'emmena avec nous, la remit aux mains d'une fille très pieuse qui la fit bien instruire. Présentement, elle offre le parfait modèle de la pénitence.
Une méthode aussi scabreuse n'est peut-être pas à conseiller à tout le monde. Il faut, pour l'entreprendre, se sentir singulièrement protégé. Sa réussite prouve cependant qu'elle était la seule, sans doute, qui convienne aux cas désespérés.
On se presse de toutes parts autour de la robe du saint, on écoute avidement sa parole, on emporte sa bénédiction comme un talisman. Grignion songe à donner à celte foule un sanctuaire pour exercer et pour consolider sa ferveur. Il avise une grange délabrée et malpropre, profanée par les ébats licencieux de la jeunesse. On la nomme la grange de la Bergerie. Le Bienheureux pense à l'étable de la Nativité. Que le Christ y renaisse comme dans le cœur d'un pauvre homme, et le lieu de souillure sera purifié.
Il apprête et nettoie la triste demeure, transforme le repaire en chapelle, la décore d'un crucifix et d'une statue de Notre-Dame entourée d'une guirlande de cœurs. Il plante au sein même de l'abjection la croix du Christ, cet arbre qui, dans le fumier et l'ordure, se couvre de fleurs.
Chaque soir, la tâche accomplie, ouvriers et ouvrières du faubourg trouvent avec joie dans leur nouveau temple les chaudes effluves de l'amour fraternel, l'atmosphère de la paix, l'espérance du pardon céleste. Les enfants, les premiers, entonnent les cantiques, les hommes chantent à leur tour ; ils pleurent aux sermons ; ils récitent les Ave. Le jour du départ du saint on les voit suivre la procession, tête nue, renouveler les vœux du baptême, baiser l'image de Marie et s'engager solennellement à son service. Le bon pasteur leur laisse en souvenir sa belle statue couronnée de douze étoiles comme dans la complainte du Paradis, l'oratoire du Pont-Joubert sur la pile centrale qui fait saillie en amont. Il leur laisse surtout la persévérance. Pendant quarante ans, le même ouvrier qui a répondu à son appel récitera à sa place, dans la grange de la Bergerie, la prière des dimanches et fêtes, et chantera à midi la petite couronne de la Vierge[41].
Une autre mission, au couvent du Calvaire[42], commencée sous les meilleurs auspices, déchaîne à la fin une furieuse algarade. On connaît l'aversion du P. de Montfort pour les auteurs de mauvais livres qui empoisonnent la jeunesse enchantée par leurs mirages. Ces adroits sorciers, insaisissables dans leur corps, sont saisissables dans leurs œuvres. Le seul moyen d'aliéner leur malfaisance, c'est de traquer leurs productions génératrices de péché, de couper sans cesse au ras du sol leur ivraie renaissante et de faire de cette paille un feu de joie. Ainsi pense Montfort à l'instar de Savonarole. Il a gagné par ses exhortations la foule de ses auditeurs enthousiastes qui ont vidé leurs coffres et leurs greniers des ouvrages clandestins et des gravures impudiques. Des charrettes roulent à la place Saint-Nicolas ce fatras de choses immondes. Des gamins excités par les bravos de l'assistance ont couronné l'édifice par un mannequin grotesque, représentant le démon, sous l'aspect d'une prostituée, avec des boudins pour pendants d'oreille. Il y a toujours une partie jeu dans le sentiment populaire. Grignion l'a compris. Il s'apprête à planter une croix sur le lieu de l'autodafé, en souvenir de cette victoire. Notre-Dame a reçu en souriant l'hommage puéril du pauvre jongleur. Mais les lourds théologiens de Poitiers n'ont pas admis le sourire de l'enfance. Le janséniste Villeroi, averti par les délateurs, accourt en carrosse, les sourcils froncés. Il fait irruption dans l'église, au moment où Grignion est en chaire. Le prédicateur qui s'est mis humblement à genoux reçoit en public une averse de propos blessants. Défense lui est faite d'accomplir la cérémonie expiatoire. Il se contente, après le départ du grand vicaire, de dire à ses bonnes gens morfondus : « Mes frères, nous nous disposions à planter une croix à la porte de cette église ; plantons-là dans nos cœurs, elle y sera mieux placée que partout ailleurs. »
Le Bienheureux, par bonheur, n'était pas au bout de ses pieuses excentricités. Dans un autre faubourg de Poitiers, qui fait presque face à Montbernage, sur l'autre côté de la rivière, il existait un lieu public très fréquenté par les promeneurs et qu'on appelait, à cause de ses statues, le Jardin des Quatre-Figures. On s'y livrait impudemment à toutes les formes de la débauche. Seul dans la nuit, le religieux va prier dans le jardin diabolique. Il se mortifie cruellement. Il demande en grâce au Seigneur qu'il mette à sa charge tout le mal des pécheurs impénitents. A la fin de sa mission à Saint-Saturnin, il entraîne la procession dans l'endroit infâme. Du haut d'une éminence, il prêche avec tant d'élan que toute la foule sanglote et crie miséricorde. Il déclare que ce cloaque régénéré deviendra un lieu de prières et que des religieuses s'y voueront au service de Dieu[43].
Quelques jours après, il commence à réaliser sa prophétie, en amenant là, dans une petite grotte, un infirme ramassé dans la rue et qu'il a chargé sur ses épaules. Il le confie à de bonnes âmes, et amorce ainsi par son geste le futur hospice des Incurables.
Au cours d'une retraite sollicitée par les religieuses de Sainte-Catherine[44], Grignion de Montfort reçoit un billet de Mgr de la Poype. Il porte interdiction pour lui de prêcher dans le diocèse et ordre de quitter au plus tôt la contrée. C'est la soudaine explosion de la mine savamment préparée, amenée sous ses pas par une longue galerie souterraine. Il reprend la route et la besace, après avoir écrit aux pauvres, ses seuls amis. Nous avons lu la lettre qu'il a reçue d'eux, voici deux ans, et qui l'a ramené à Poitiers. Voici la seconde partie de ce dialogue touchant entre le prêtre et ses fils, échangé par-dessus la tête des prélats, impuissants à les séparer.
« Chers habitants de Montbernage, de Saint-Saturnin, Saint-Simplicien, la Résurrection et autres, qui avez profité de la mission que Jésus-Christ, mon maître, vient de vous faire, salut en Jésus et Marie.
« Ne pouvant vous parler de vive voix parce que la sainte obéissance me le défend, je prends la liberté de vous écrire sur mon départ, comme un pauvre père à ses enfants, non pas pour vous apprendre des choses nouvelles, mais pour vous confirmer dans les vérités que je vous ai dites. L'amitié chrétienne et paternelle que je vous porte est si forte, que je vous garderai partout dans mon cœur, à la vie, à la mort et dans l'éternité.
« Souvenez-vous donc, mes chers enfants, ma joie, ma gloire et ma couronne, d'aimer ardemment Jésus-Christ, de l'aimer par Marie, de faire éclater partout et devant tous votre dévotion véritable à la très Sainte Vierge, notre bonne mère, afin d'être partout la bonne odeur de Jésus-Christ, afin de porter constamment votre croix à la suite de ce bon maître et de gagner la couronne et le royaume qui vous attendent ; ainsi ne manquez point à accomplir et pratiquer fidèlement vos promesses de baptême et à dire tous les jours votre chapelet en public ou en particulier, à fréquenter les sacrements, au moins tous les mois.
« Je prie mes chers amis de Montbernage, qui ont l'image de ma bonne mère et mon cœur, de continuer et augmenter la ferveur de leurs prières, de ne point souffrir impunément dans leurs faubourgs les blasphémateurs, jureurs, chanteurs de vilaines chansons et ivrognes.
« Il faut, mes chers amis, il faut que vous serviez d'exemple à tout Poitiers et aux environs. Qu'aucun ne travaille le jour des fêtes gardées ; qu'aucun n'étale et n'entr'ouvre même sa boutique, et cela contre la pratique ordinaire des boulangers, bouchers et revendeurs, et autres qui volent à Dieu son jour, et qui se précipitent malheureusement dans la damnation, quelques beaux prétextes qu'ils apportent, à moins que vous n'ayez une véritable nécessité reconnue par votre digne curé.
« Ne travaillez point les saints jours en aucune matière, et Dieu, je vous le promets, vous bénira dans le spirituel, et même le temporel, en sorte que vous ne manquerez pas du nécessaire. Je prie mes chères poissonnières de Saint-Simplicien, bouchères, revendeuses, et autres, de continuer le bon exemple qu'elles donnent à toute la ville par la pratique de ce qu'elles ont appris dans la mission.
« Je vous prie tous en général et en particulier de m'accompagner de vos prières dans le pèlerinage que je vais faire pour vous et pour plusieurs ; je dis pour vous, car j'entreprends ce voyage long et pénible, à la charge de ia Providence, pour obtenir de Dieu, par l'intercession de la Sainte Vierge, la persévérance pour vous ; je dis pour plusieurs, car je porte en mon cœur tous les pauvres pécheurs du Poitou et autres, qui se damnent malheureusement. Leurs âmes sont si chères à mon Dieu qu'il a donné son sang pour elles, et je ne donnerais rien ! Il a risqué jusqu'à sa propre vie et je ne risquerais pas la mienne ! Ah ! il n'y a qu'un idolâtre ou un mauvais chrétien qui n'est point touché de la perte de ces trésors infinis, les âmes rachetées de Jésus-Christ ; priez donc pour cela, mes chers amis ; priez aussi pour moi, afin que ma malice et mon indignité ne mettent pas obstacle à ce que Dieu et sa sainte mère veulent faire par mon ministère.
« Il ne faut pas douter qu'étant unique[45] et pauvre, je périrai, à moins que la très sainte Vierge et les prières des bonnes âmes et en particulier les vôtres ne me soutiennent et ne m'obtiennent de Dieu le don de la parole, ou la divine sagesse, qui sera le remède à tous mes maux et l'arme puissante contre mes ennemis. Avec Marie, c'est aisé : je mets ma confiance en elle, quoique le monde et l'enfer grondent. C'est par Marie que je cherche et que je trouverai Jésus, que j'écraserai la tête du serpent et que je vaincrai tons mes ennemis et moi-même pour la plus grande gloire de Dieu.
« Adieu, sans adieu ; car si Dieu me conserve la vie, je repasserai par ici, soit pour y demeurer quelque temps, soumis à l'obéissance de votre illustre prélat, si zélé pour le salut des âmes et si compatissant à mes infirmités, soit pour passer dans un autre pays, parce que Dieu étant mon père, j'ai autant de lieux ou demeures qu'il y en a où il est injustement offensé par les pécheurs. »
 
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Pris plus cruellement que jamais entre sa docilité indéfectible et sa vocation, étranglé entre les ordres de ses supérieurs qui l'incitent au silence ou à une molle activité qu'il juge incompatible avec le danger pressant des âmes et les voix secrètes de ses méditations et de ses extases qui lui retracent inlassablement la mission qu'il doit accomplir, le Bienheureux a décidé de s'en remettre au gardien de la tradition, à l'arbitre suprême dont le jugement s'impose aux contradicteurs, au Souverain Pontife dont la prudence n'est pas mise en doute et dont la parole n'est pas récusée.
Il "atteint Rome au prix d'un effort surhumain, couvrant en trois mois l'immense parcours, à pied, complètement démuni, à travers des pays sauvages dont il ne connaît ni les usages ni la langue et où il est pris tantôt pour un espion, tantôt pour un malfaiteur. Un court arrêt à la Sancta Casa de Lorette, un autre dans la douce atmosphère d'Assise où il retrouve les traces de saint François, et le voilà, le 6 juin 1706, aux pieds du Saint-Père. Clément XI, le pape de la Bulle Unigenitus[46] et de la condamnation des Appelants, était tout disposé à écouler avec ferveur l'exposé que lui fit Montfort de sa doctrine spirituelle et de sa méthode apostolique. Il lui donna son approbation entière, le chargea d enseigner les vérités chrétiennes aux adultes et aux enfants et lui conféra le titre de missionnaire apostolique pour le recommander aux évêques de France. Il attacha enfin une indulgence plénière à son crucifix d'ivoire, pour tous ceux qui le baiseraient à l'heure de leur mort, « d'où vient que le Bienheureux fit graver dessus, en grosses lettres, ces paroles : Indulgentia plenaria a summo Pontilice Clémente Undecimo concessa — et il se servait ordinairement de ce crucifix pour exhorter le peuple à la contrition en leur montrant les plaies du Seigneur ».
Les quatre cents lieues du retour accomplies dans les mêmes conditions déplorables, au fort de la canicule, le bon frère Mathurin, qui est venu attendre son maître dans la maison amie de Ligugé tenue alors par les jésuites, a peine à le reconnaître dans ce vagabond brûlé par le soleil, amaigri par les fatigues, et qui tient ses souliers à la main, ses pieds étant tout écorchés.
Fort de la confirmation papale, le pasteur retourne à Poitiers, comme il l'a promis à ses ouailles. Mais dans une Eglise en pleine anarchie la protection du chef, loin d'entraîner celle des évêques, ne fait qu'aiguiser leur inadversion. Avant d'avoir franchi les portes de la ville, il est déjà sommé d'en sortir. Il fait retraite à six lieues de distance dans un presbytère. C'est là qu'il projette un nouveau voyage, en vue d'une plus haute audience et d'un irrécusable recours.
 
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Le robuste lutteur a fait maintenant l'épreuve de sa force et il a mesuré celle de l'adversaire. Il est prêt à tout donner, mais la tâche le dépasse, parce qu'elle est surhumaine. Derrière la meute de ses vils ennemis, les orgueilleux, les sols ou les lâches, il a vu l'Ombre effrayante qui les domine et qui les dirige à leur insu. Il sait qu'il n'en est qu'aux préliminaires du combat et que, s'il avance, il va soulever par son audace toutes les colères de l'Enfer. Il se ramasse, il s'interroge, il s'interrompt comme dans une veillée d'armes. Il tourne les yeux vers les intercesseurs célestes, les deux sentinelles vigilantes qui protègent le troupeau des âmes. Dans leurs sanctuaires miraculeux, il va demander sa bénédiction et son assistance à la Dame dont il est le féal sujet, puis recevoir de son parrain angélique l'armure invulnérable après l'accolade et l'adoubement.
D'abord, à une demi-lieue de Saumur, au pied de la bulle des Moulins, sur les bords de la Loire, il entre à Notre-Dame des Ardilliers, et s'adresse à la Vierge de Bon-Secours qui infuse le courage aux soldats du Christ. « Elle s'avance comme l'aube du jour, belle comme la lune, pure comme le soleil, redoutable comme une armée rangée en bataille[47]. » Elle est celle dont il est dit : « Je placerai des inimitiés entre la femme et le serpent, entre ta race et sa race; elle brisera sa tête et il cherchera à la mordre au talon[48]. » « Fleur des champs, beau lys des vallées, trône de Salomon en qui la blancheur de l'ivoire figure le mystère de la chasteté, et l'or fauve celui de la miséricorde. Du pôle suprême où vous siégez, recommandez-nous à votre Fils, pour que les terreurs et les ruses de nos ennemis ne parviennent pas à nous renverser. Dans la lutte où nous nous engageons, que votre protection nous abrite, que l'audace et la fourberie cèdent à votre force souveraine et que la malice soit déjouée par votre prévoyance[49]. »
La seconde étape du pèlerinage le mène à l'îlot rocheux au milieu des sables que recouvre deux fois par jour le flux de la mer, là où, sous la triple injonction de l'Archange, l'évêque saint Aubert bâtit la crypte souterraine de Saint-Michel du Péril. L'Archange revêtu de la cuirasse flamboyante, armé du glaive et de l'étendard de la croix qui apparut d'abord au mont Gargan dans les Pouilles, qui donna la victoire à Constantin contre les tyrans impies, a été fait par Charlemagne, patron et prince des Gaules. Il est la voix céleste que Jeanne d'Arc entendit,' vers midi, un jour d'été, dans le jardin paternel, le premier des séraphins, celui qui, à la tête de ses cohortes a précipité l'imposteur. Grignion l'adjure[50], dans ce crépuscule annonciateur de la fin des temps, de lui prêter un ferme appui, de se lever, selon la parole de Daniel, pour sauver les justes qui brilleront au ciel comme les étoiles.
 
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Assuré du succès final, affermi par sa conversation avec ses génies tutélaires, le Bienheureux hésite maintenant sur le champ de sa mission. Les lieux familiers l'attirent, le pays de sa naissance et de son collège. C'est vers Bennes qu'il se dirige, puis vers Montfort et Dinan. On dirait qu'il reprend à son point de départ le cycle de son existence. Il est le même homme, mais étrangement grandi et transfiguré. Il est si complètement dépouillé qu'il a oublié jusqu'à son nom. Il marche la visière baissée et se présente presque toujours en inconnu. Non pas, comme on l'a cru, pour ménager quelque effet de surprise et de comédie, mais parce qu'il s'efface, et n'opère que par délégation. Il n'est plus que le Pauvre éternel, plein de besoins et de bénédictions, exténué et exalté comme saint Christophe par le poids du Christ dont il est chargé. A plusieurs reprises et presque sous la même forme, il répète la même leçon de charité.
En passant à Fontevrault, un peu avant d'arriver au Mont-Saint-Michel, il frappe à la porte de l'abbaye et demande l'aumône pour l'amour de Dieu. La sœur tourière intriguée veut savoir son nom : il se tait. La supérieure, qui n'est plus Mme de Rochechouart[51], survient et insiste : il garde encore le silence. On repousse ce mendiant suspect. Un mot jeté au départ : « Si l'on me connaissait, on ne me refuserait pas la charité » fait son chemin et avive la curiosité des religieuses. Paroles à double sens, que les moniales prennent seulement à la lettre. L'une d'elles, au portrait qu'on fait du chemineau, s'écrie : « Mais c'est mon frère, l'abbé Grignion de Montfort[52] ! » On se lance aussitôt à sa poursuite, on l'arrête et l'on tente de le ramener. Il répond : « Madame l'Abbesse n'a pas voulu me faire la charité pour l'amour de Dieu, elle me l'offre pour l'amour de moi ; je la remercie. » Et il continue son chemin.
A Rennes, même incognito à l'hôpital où le bon M. Bellier, toujours en fonction, l'accueille et l'emploie. Un vieux pensionnaire pourtant le reconnaît malgré treize ans d'absence et de fatigues. On court avertir sa famille qui habite encore dans la ville et qu'il n'a pas visitée. On le presse de venir à la maison. Il accepte un seul repas, et n'y vient pas à titre de fils, mais de pauvre. Soigneusement il met à part les meilleurs morceaux et les envoie aux indigents de la paroisse.
En route pour Dinan, il s'arrête près de Montfort, pour passer la nuit à la Bachelleraie, chez sa vieille nourrice, la mère Andrée. On répond au frère Mathurin qu'on ne reçoit pas des inconnus. Ils s'adressent alors au plus pauvre habitant du hameau qui partage généreusement avec eux tout son avoir : son pain, son eau et sa paillasse. Pendant qu'ils mangent, le paysan, qui observe son hôte, le reconnaît à l'un de ses gestes, comme les disciples à Emmaüs. Le lendemain, tout le village en émoi vient faire amende honorable, et à sa tête la mère Andrée noyée de larmes : « Andrée, Andrée, lui dit Grignion, si je vous avais demandé le couvert en mon nom, vous me l'auriez accordé. Je vous l'ai demandé au nom de Jésus-Christ, votre Dieu et le mien, et vous me l'avez refusé. C'est une grande faute que vous avez commise, non pas contre moi, mais contre Jésus-Christ. »
Enfin, chez les Lazaristes de Dinan, l'anonymat prend toute sa signification majestueuse. Le Bienheureux, selon son habitude, a ramassé un misérable dans le ruisseau. Il le rapporte sur son dos à la nuit. Le couvre-feu a sonné. La porte est close. Comme saint Paul il se sent revêtu de son Dieu, investi de son autorité et de sa gloire. Il crie d'une voix puissante : « Ouvrez, bonnes gens, ouvrez à Jésus-Christ ! »

VI - LES MISSIONS : LE PAYS
 
Depuis l'aube de sa vocation sacerdotale, la grande pensée de Grignion de Montfort a été l'évangélisation des campagnes. Il a prêché bon nombre de retraites dans les communautés religieuses et abordé avec succès le peuple des villes. Mais il n'a fait encore que quelques essais de missions dans les villages, autour de Nantes et en Poitou. A partir de février 1707, les neuf dernières années de sa vie seront absorbées par cette œuvre capitale, sur laquelle il convient d'abord de présenter quelques vues d'ensemble.
Le théâtre d'opérations du missionnaire s'étend sur six diocèses : ceux de Saint-Brieuc, Saint-Malo, Nantes, La Rochelle, Luçon et Saintes ; il comprend une centaine de paroisses qu'on peut grouper en régions naturelles :
La Haute-Bretagne, de Saint-Brieuc à Rennes, avec pour point d'attache l'ermitage de Saint-Lazare, à Montfort.
Le pays nantais, du sillon de Bretagne à la Vilaine et à la mer, au nord de la Loire ; le Retz et les Mauges au sud du fleuve, avec pour point d'attache la Maison de la Providence, à Nantes, sur les Hauts-Pavés.
La plaine du Bas-Poitou, le Bocage, les Marais de Challans, le Marais Vendéen, l'Aunis, la Saintonge et les Iles, en partant de l'ermitage de Saint-Eloi, près de la Rochelle, et de la grotte de Vouvant.
Sauf dans la plaine, avenante et fertile, pourvoyeuse de vigne et de blé, où l'habitant est aisé et la ferme de bonne mine, la plus grande partie de ces contrées de l'ouest est alors un vaste terroir demi-désert, couvert de landes, de forêts et de marécages. La jachère et la futaie y règnent comme aux premiers temps de la Genèse, avec de place en place des champs minuscules perdus dans la bruyère et les hauts ajoncs. Pays sombre et silencieux, d'une gravité solennelle, propice à la méditation, à la chasse et à l'embuscade. La maison basse, solitaire, faite de paille et d'argile, couleur de la terre et du pré ne se distingue de loin que par la fumée qui sort de son toit. Tapie sous son chaume comme une brebis sous sa toison, regardant de son œil sans vitre, elle ramasse autour d'elle ses dépendances qu'elle enferme dans un enclos de pierre ou d'eau.
Chaque demeure éparse, chaque village de deux ou trois feux sont un monde replié sur lui-même, sur ses traditions et sur ses instincts. Dans la pièce unique qu'une cloison sépare de l'étable, on file la laine, on tisse les habits, on tanne la peau du gibier, on bâtit les meubles, on creuse les sabots, on se suffit à soi-même, sauf pour le fer et le sel, et sans le secours de la ville lointaine, inutile et ignorée. A part cinq ou six grandes routes relativement entretenues, les chemins étroits ne livrent qu'un accès difficile. Bossues par les rocs, rongés par les pluies, ils sont de surcroît obstrués sans façon par les riverains qui font avancer les haies de leurs clôtures, répandent des décombres, puisent du terreau et creusent, même des abreuvoirs sur la voie publique. Des fondrières comblées d'eau y sont parfois si profondes qu'un cavalier peut s'y noyer, et l'on tire avec des cordes les attelages de bœufs enlisés dans les ornières.
La contrée naturellement secrète est rendue plus défiante encore par les troubles récents qui l'ont effrayée, par les guerres civiles, les insurrections paysannes contre les impôts, les combats entre huguenots et papistes, le passage des recrues, l'occupation des fermes et les dragonnades. Les églises, quelquefois mises à sac, sont le plus souvent délabrées. Quelques-unes n'ont ni croix ni clocher. « En beaucoup de lieux, on voit le Fils de Dieu logé dans une chétive chaumière, des parements et des chasubles en très mauvais état, des calices d'étain plus noirs que le plomb, des purificatoires si noirs que l'on aurait de l'horreur à se servir de linges si sales pour les usages communs, de chétifs tabernacles demi-pourris, des boîtes d'étain ou de plomb où l'on a trouvé souvent les espèces corrompues par la grande humidité de l'église[53]. » Des habitudes d'insouciance ont fait du cimetière un lieu de libre pâturage et du temple une maison commune où l'on bat le grain, serre les récoltes et les tonneaux, où l'on enterre les gens du village. Un évêque en visite inopinée surprend un jour le prêtre en train d'y faire tranquillement sa cuisine.
Un des premiers soins du missionnaire en entrant dans ces hameaux désolés sera de relever les murs du sanctuaire. Pour cela, il prêche d'exemple, prenant lui-même la truelle et le marteau, transportant sur son dos d'énormes pierres. A grande eau il purifie le saint lieu, chasse les souillures, badigeonne à la chaux, dalle le sol, crépit l'extérieur. Parfois il se fait suivre d'un sculpteur et d'un peintre, mais le plus souvent il se charge de la décoration. Ses goûts d'artiste remontent loin. Il eût été imagier s'il n'eût été prêtre. A Rennes, il a reçu les leçons d'un maître local. Il aime à sculpter au couteau ses bâtons de pèlerinage, surtout ces statues de la Vierge qui l'accompagnent sur les chemins et qu'il laisse sur les autels en souvenir de sa mission.
Les fidèles encouragés concourent à l'édification et à l'illustration de leur église. Les jeunes filles et les enfants préparent le linge et les broderies, récurent les ostensoirs et les calices, ornent les murs et les piliers de fleurs et de bannières patiemment confectionnées par les frères lais, répandent cette illustration dévote qu'on peut juger un peu naïve mais qui est chez le peuple la manifestation spontanée de l'amour vrai.
L'état d'esprit des ruraux est à l'image de leurs chapelles. La flamme y brûle encore mais étouffe sous la cendre et sous la poussière. Une foi exsangue à ranimer plutôt qu'une révolte à combattre. Livrés à eux-mêmes, ils roulent doucement au paganisme comme la ruine, le pont de bois ou la vieille porte abandonnés retournent à la nature et reprennent le visage des choses. Ils suivent la pente insoucieuse de leurs besoins sans surveillance ni contrainte. Et le pasteur lui-même, gagné par la somnolence unanime, vit souvent à la manière du troupeau, à peine plus instruit et plus moral que ses ouailles. On est frappé quand on lit les jugements des supérieurs attentifs sur l'extrême relâchement des mœurs. Charles-Colbert de Croissy, maître des requêtes, dans une lettre adressée de Poitiers au roi de France, en 1664, constate « la débauche et l'ignorance des ecclésiastiques, parmi lesquels la paillardise et l'inceste sont fort communs » et un mandement de la même époque[54] adressé au clergé du même diocèse s'exprime dans les termes suivants qui en disent long sur la corruption du temps :
« Nous avons remarqué la licence s'être glissée ès mœurs, le mauvais exemple ès actions et comportement et la diminution de la piété ès cérémonies. Pour ces causes, désirant remettre les choses en état pour la gloire de Dieu et l'édification du prochain, nous vous exhortons et conjurons par le motif de votre salut et par l'honneur de vos charges d'exercer icelles avec la décence requise et ordonnée par les sacrés canons. Et d'autant que nous y voyons des contraventions ès habits, fréquentations de lieux malséants et absences de vos résidences, nous enjoignons à tous et à chacun de vous de veiller ès fonctions pastorales esquelles vous êtes appelés par la bonté Divine : avec très expresses inhibitions et défenses de porter habits indécents, d'autre couleur que noirs, de paraître en ville et assemblées publiques vêtus d'habits courts, de porter longs cheveux contre la forme prescrite par les sacrés décrets, de fréquenter aucuns cabarets ès occasion des enterrements, de purifications de femmes relevées de couches, des baptêmes et célébrations de mariages et autres quelconques. »
Saint Vincent de Paul observe de son côté « que la passion et le désir des biens sont beaucoup plus grands dans les ecclésiastiques que dans les laïques, bien qu'ils n'aient pas tant de charges qu'eux, ni de famille à gouverner, ni d'enfants à pourvoir ». On remarquera même, ajoute-t-il, qu'ils sont plus durs vers les pauvres et ont moins de compassion pour soutenir leurs nécessités ». Partout, le vieux penchant à l'égoïsme, à l'usure, l'âpre défense des intérêts l'emportent sur les habitudes d'entr'aide, la mise en commun des travaux et des peines, la pitié pour les affligés. On dispute sur la borne d'un champ, sur un héritage, on achète le juge et les témoins, on glisse dans l'engrenage maudit de la chicane, aussi tenace que la passion des jeux de hasard. Grignion de Montfort intervient souvent et sert d'arbitre dans les différends. Il lui arrive de terminer plus de cinquante procès au cours d'une seule de ses missions.
Le cidre est encore rare, sauf dans les années d'abondance, mais on boit du vin dans les pays de Loire et, un peu partout, de l'eau-de-vie avec excès. L'ivrognerie fait de grands progrès avec les vices qui lui font cortège. L'auberge commence à prendre, dans les villages, plus d'importance que l'église. On travaille ou l'on festoyé le dimanche, et l'on blasphème tous les jours. Les foires célèbres et les grandes fêtes annuelles sont devenues les centres de ces dérèglements où les sept péchés capitaux se donnent licence.
Les jolies fêtes de mai, prévails, fêtes baladoires et bachelleries où les jeunes gens coupaient les branches de « têtards » pour en couronner leur roi, ont dû être interdites par arrêts des Grands-Jours et du Parlement de Paris, en raison des « rixes, insultes au sénéchal, contributions forcées, ivrognerie, vols, enlèvements à main armée et brimades aux mariés. »
Et les assemblées villageoises qui se tiennent sur la place ombragée d'ormeaux à l'occasion des grands marchés et qui ont conservé leur couleur, leur mouvement et leur tapage, dégénèrent trop souvent en orgies et en bacchanales. Nous en trouvons le tableau pittoresque dans les strophes de Julien Collardeau, procureur du roi à Fontenay et poète réaliste[55].
Un fouillis de bêtes mugissant, hennissant, piaffant, caracolant; des bœufs gravement alignés, des chevaux qu'on fait courir, des porcs et des moutons débordant des charrettes, des volailles passant le col hors des paniers. De petits marchands ont installé leurs baraques et leurs étalages multicolores ; colporteurs vendant la serge, la bure et le droguet, les couteaux, la verroterie ; merciers qui fournissent des aiguilles, des rubans et des almanachs, marchands d'aulx, d'oignons et de « naveaux » : orfèvres, potiers et quincailliers, visités par une clientèle bariolée venue du fond des campagnes, à laquelle se mêlent les stropiats atteints du mal de Saint-Main, les délinquantes en flagrant délit d'impudicité, les escroqueurs et coupeurs de bourses surveillés et pourchassés par les sergents.
On y voit des pèlerins en chapeaux et camails à coquilles auxquels on achète des chapelets et des indulgences, des nomades au teint chaud que le peuple appelle des « égyptiens », qui font paître des chevaux maigres et dont les femmes coiffées de clinquants et de paillettes, accroupies en rond autour d'un feu, disent l'avenir et les sorts : des bateleurs et des charlatans accompagnés de caisses et de cymbales, qui chantent les événements du jour, le mariage des princes, les victoires de Louis, la mort du duc de Marlborough ou la complainte des assassinats étranges, des brigandages, des crimes affreux du connétable Gilles de Retz.
On joue sur la place à la soûle bretonne[56], à la pelote, à l'éteuf ou longue paume, on danse le branle, la maraîchine, la gavotte et le passepied. On entoure le montreur de bêtes ou de phénomènes vivants :
« ...Il arriva en cette ville un petit homme se disant de Nantes, lequel n'avoit de bras, au lieu desquels usoit de ses pieds. Il tiroit de l'arquebuse qu'il chargeoit, bandoit et abattoit le chien ; il jouoit aux dés, se lavoit et s'essuyoit. Il se coupoit du pain, lavoit des verres, y niettoit vin et eau, jouoit aux cartes, otoit son chapeau en saluant les personnes, enfiloit des aiguilles, faisoit le nœud, cousoit et escrivoit fort bien, le tout de ses pieds... II y avait avec lui six personnes, dont deux femmes, qui jouoient des farces[57]. »
Un moine qui fait un sermon se rompt la gorge à crier sans pouvoir obtenir audience, et la procession, bannière en tête, échoue chez le tavernier ou sous les ramées en plein vent où l'on verse à boire, où l'on racle du violon, et où l'on frit à l'huile de noix des anguilles, de l'omelette et de la morue. Dans le murmure puissant qui couvre le chant des litanies, on distingue la plainte du hautbois et de la pibole[58], l'éclat des clairons, les cris des ivrognes qui ont bu trop de vin clairet et qui se querellent à coups d'épée. Presque partout maintenant le profane a pris le pas sur le sacré. La vieille ferveur religieuse qui réglait les passions brutales, désormais exténuée, lâche les brides, et les cérémonies pieuses vidées de leur sens tournent à la dérision et à la bouffonnerie. Bientôt, pour ne plus être troublée dans ses ébats, la fête païenne accueillera la procession avec des huées et avec des pierres.
On connaît l'attitude ordinaire de Grignion de Montfort à l'égard du scandale. Il en appelle d'abord à la conscience dont il réveille les ressorts engourdis. En prenant le bac, un jour, sur la Loire, il tombe dans une troupe de jeunes libertins qui hurlent des chansons impies. Il se place au centre du sabbat, prie à haute voix et adjure avec véhémence les amis de Dieu de se joindre à lui. Quelques-uns l'imitent sur-le-champ, puis la contagion de proche en proche gagne l'assistance, et d'un bord à l'autre les cantiques victorieux refoulent les imprécations. Souvent, il triomphe ainsi par un coup d'audace. En cas d'insuccès, il ne recule pas devant la violence. Il estime, en effet, que les âmes qu'il a prises en charge ne doivent pas être livrées à l'ennemi et il est décidé, pour les défendre, à faire le sacrifice de la paix. A Roussay, pendant qu'il prêche dans l'église, des chants obscènes partent de l'auberge et couvrent sa voix. Il s'interrompt, descend de sa chaire, pénètre dans le tripot voisin et demande que cesse le vacarme. On lui répond par des injures. Alors, armé de ses poings robustes et de cette sainte colère qui est la justice de Dieu, il culbute les tables, brise les verres et les brocs, prend au collet les perturbateurs, les jette au ruisseau et achève paisiblement son sermon.
 
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Un autre signe inquiétant dans les campagnes, c'est la vigueur et la prolifération de cette végétation parasite qui risque d'étouffer la vraie foi dans ses enlacements, et qu'on désigne du terme général et vague de superstitions.
Elle ne sont pas toutes nécessairement condamnables. Il en est de belles et touchantes, et singulièrement expressives des vérités et des mystères fondamentaux. Bien loin de contredire l'enseignement de l'Eglise, elles en sont le gracieux reflet dans l'imagination populaire. Elles traduisent dans la langue de l'allégorie et du symbole ce que la doctrine et la tradition affirment en propositions rigoureuses. Elles couvrent le dogme d'un voile transparent qui l'obscurcit mais le poétise et le rend plus sensible au cœur. Dans l'Inde, dans la Chine, dans l'Amérique ou dans l'Afrique, il subsiste un ensemble de rites, de figures et de paraboles très anciens qui sont les formes locales d'une religion universelle et qui semblent être les beaux témoins d'une révélation primitive maintenant à demi éteinte. Les missionnaires avertis conservent avec soin ce qu'ils trouvent de respectable dans ces survivances pour construire sur celte base un temple plus solide et plus haut. De même les apôtres des pays druidiques ont laissé aux habitants la pratique de leurs cérémonies particulières quand elles étaient une manifestation sincère de crainte ou d'amour à l'égard du Dieu unique et omnipotent. Car il est permis de parler tous les langages pourvu qu'ils témoignent de la vérité.
La fête de la Saint-Jean, par exemple, qui se célèbre alors fidèlement dans ces contrées de l'Ouest, comme dans presque tout le reste du monde, présente une liturgie en grande partie antérieure au christianisme, mais qui à l'avance le confirme et le préfigure.
Le bûcher, la danse et le bouquet saluent la naissance du printemps et le retour du soleil. Mais la joie populaire est une action de grâces et une louange qui s'adresse au Seigneur. Le prêtre, qui jette le brandon et qui bénit le feu, déclare aux yeux de tous par son geste la maîtrise du Christ sur l'ordre de la nature. Peu importe ensuite que le tison jeté dans le puits préserve ou non de la fièvre quarte ou que, placé dans la huche, il dissipe la grêle et éloigne le tonnerre, puisque ce geste naïf est une forme du respect essentiel, un acte sincère d'espérance et d'adoration.
Qui ne connaît l'importance du culte des morts en Bretagne et les pompes lugubres auxquelles alors il donnait lieu, telles que la Procession des Charniers? Le jour de la Toussaint, le prêtre et les chantres entonnent devant l'ossuaire la complainte farouche des trépassés. La foule, agenouillée, remplit d'eau bénite le creux des tombes, tandis que les cloches, toute la nuit, sonnent le glas. Dans tous les ménages, la nappe est restée sur la table, avec la soupe et le couvert, et la bûche brûle au foyer pour attendre le pauvre mort. Entrera-t-il dans la maison hospitalière, frôlera-t-il de son ombre pâle les chers objets familiers? Qui le sait? Qui a puissance de le nier? Et pour peu qu'on possède le sens religieux, comment, sous la lettre de cette croyance enfantine, ne pas percevoir une réalité ineffable ?
Justice ainsi rendue à l'innocence, il faut bien démêler dans le broussailleux domaine du folklore des éléments troubles et dangereux. Il arrive, dans certaines circonstances, que la foi dans les interventions surnaturelles oriente l'imagination vers le cauchemar et que la confiance dans les esprits de lumière soit dominée par la crainte des esprits infernaux. Ce pays de chemins creux, de bocage et d'eau dormante est par excellence la contrée de la peur. Les rocs et les buissons ont des attitudes étranges, le feu follet nage sur les étangs, et le brouillard donne aux grands arbres des apparences de fantômes. La race, essentiellement songeuse, est portée à découvrir l'invisible et à chercher la signification mystérieuse des choses. Le fantastique dont se revêt, la nature n'est pas un jeu d'imagination extravagante et vaine, mais l'expression muette de correspondances secrètes qui se communiquent au sens intime et qui restent intraduisibles pour le logicien. On pénètre par lui dans un monde de réalités profondes, mais à tâtons et par des chemins pleins d'embûches.
Ainsi prédisposé par son climat de brume et par son tempérament morose, l'homme du marais et du bocage perçoit partout avec acuité le funèbre et le diabolique. Là, plus qu'ailleurs, en raison d'influences indiscernables, on croise sur les chemins et devant les portes des chaumières de ces êtres que le pédantisme désigne grossièrement par le nom d'anormaux, faute de savoir les expliquer et les comprendre. Certains ne sont peut-être que des malades, des déséquilibrés ou des brutes. Mais les idiots de village, les hébétés, les béats au regard de ciel, souvent poètes et voyageurs, inquiètent par la présence en eux d'instincts perdu? qu'ils partagent avec les bêtes et qui leur confèrent une sorte de divination. Ils sont sourciers, rebouteux, panseurs de secrets, chercheurs de simples. Ils guérissent la pelade ou les écrouelles par l'imposition des mains, à l'instar des rois de France. Et les paysans leur témoignent un respect un peu craintif, ne sachant pas s'ils doivent leurs privilèges à la protection des saints ou à l'inspiration des mauvais anges.
Là comme ailleurs, on est en butte à des traverses, à des calamités souvent terribles et la plupart du temps sans causes apparentes : attaques répétées et comme volontaires de la grêle et de l'orage, interruption de croissance chez les enfants, épidémies du bétail, morts subites, maladies étranges, effrayants états de catalepsie et de somnambulisme. Plus qu'ailleurs, on y prête gravement attention. Non seulement ces maux surprenants, mais tout ce qui revêt un aspect mystérieux, les enrichissements rapides aussi bien que les coups de foudre de l'amour, on le met, sans hésiter, sur le compte des puissances maléfiques et de leurs ministres humains. Il s'en faut de peu que la société se résume en suppôts et en victimes du Malin, en sorciers et en ensorcelés.
Une telle opinion n'est pas du tout, comme on le dit d'ordinaire, l'apanage des couches ignorantes. Elle est partagée par les hautes sphères de la bourgeoisie, par les magistrats et par le clergé, entretenue par des pratiques officielles. C'est l'époque tout entière qui croit à la sorcellerie, qui la pratique ou qui s'en défend. Certaines cérémonies du rituel diocésain, tombées depuis en désuétude, aident à se représenter la couleur de la pensée populaire à la fin du dix-septième siècle et ne sont pas étrangères à la genèse des loups-garous.
Lorsqu'un crime a été commis par un inconnu, le prêtre, tourné vers l'assistance au moment de l’Asperqes, s'écrie : » Excommuniés, magiciens, sorciers, vous tous qui pratiquez le sortilège, sortez d'ici. » Puis, avant le prône, il fait un premier « monitoire », c'est-à-dire une ordonnance solennelle à tous ceux qui savent quelque chose des faits d'avoir à le révéler et en bailler déclaration en forme probante sous peine d'excommunication. Quand la première admonestation n'a pas produit son effet, le curé la répète la semaine suivante et avertit les femmes enceintes de ne pas assister à la messe de huitaine. C'est, en effet, le jour du troisième et dernier monitoire et de l'épouvantable fulmination. L'officiant, vêtu comme à la messe des morts, lit une dernière fois la formule et les menaces ; il met le papier dans la flamme du cierge, souffle dessus et dit : « Que l'âme du méchant s'éteigne comme ce flambeau. » Puis il prononce l'anathème : « Que le coupable soit séparé et retranché de la communion de l'Eglise, de la participation au corps et au sang de Jésus-Christ. Qu'on le livre au pouvoir de Satan pour l'humilier et pour l'affliger dans sa chair, afin que, venant à se reconnaître et à faire pénitence, son âme puisse être sauvée au jour de l'avènement du Seigneur. »
Après quoi, il entonne le Requiem, que la foule reprend en frissonnant, tandis que les cloches, à petits coups, sonnent le glas des morts[59].
L'opinion populaire unanime, prolongeant et déformant l'intention ecclésiastique, se persuade que le criminel, atteint par la sentence, fût-il à dix lieues de là, se transforme aussitôt en loup-garou et est condamné pendant sept ans à courir les brandes et à visiter sept paroisses chaque nuit.
Partant de ces prémisses et des faits singuliers dont nous avons parlé et qu'amplifie une imagination véhémente, se développe une extraordinaire mythologie à laquelle chaque illuminé ajoute un récit, comme les pèlerins ajoutaient un couplet aux chansons de gestes, tout en respectant leur teneur générale.
On croit vraiment avoir vu des loups-garous, reconnaissables à ce qu'ils s'enveloppent d'une peau de loup retournée ; les réprouvés se croient eux-mêmes loups-garous ; quelques-uns peut-être le deviennent.
Le sorcier, qui a fait un pacte avec le diable et qui a obtenu des pouvoirs magiques en échange de son âme, peut prendre à l'aide de hideux breuvages des formes animales ou monstrueuses : il devient momentanément la « bidoche » qui grossit et devient énorme en suivant ceux qui oublient de faire le signe de la croix ; le lévrier au regard de braise ou la « bête pharamine » qui empêchent la femme de puiser l'eau au puits communal ; la « galipote » qui se tient cachée sous les haies, saute sur le dos du passant qu'elle guette, devient si lourde qu'elle l'écrase sous son poids, le couche à terre, épuisé, et l'achève en lui soufflant dans la bouche son horrible haleine ; l'affreuse « garache » qui, sous les traits d'une femme en suaire, rôde autour des maisons isolées et, le front appuyé contre le mur, observe par le trou de l'évier l'intérieur où agonise le malade qu'elle a frappé d'un sort.
Les loups-garous et les sorciers se réunissent la nuit dans les lieux déserts, près des calvaires et des pierres levées, à la croix de la Muisière en Noirmoutiers, à la Balingue dans la forêt de Morvan. Ils dansent en chantant leurs refrains lugubres :
You
Mets ta patte dans la mène[60], et chantons
Tretous
Dans les Avents, les garons courront.
 
On les chasse avec des balles bénites ou en plaçant un grain de chapelet dans la charge du fusil.
Les magistrats sont entièrement d'accord avec le sentiment populaire ; ils ont pour eux toute l'élite cultivée, d'Ambroise Paré à La Bruyère. On est atterré du nombre prodigieux de procès en sorcellerie intentés au temps de Grignion de Montfort dans les provinces de l'Ouest, et qui ne se terminent jamais par des acquittements. Les juges eux-mêmes opèrent sous l'empire de la terreur. Bodin, précurseur de Montesquieu, énumère dans sa Démonomanie les crimes abominables des intendants de l'Enfer : enfants égorgés, bêtes et gens empoisonnés, récoltes détruites, cérémonies sacrilèges. Florimond de Raemond, conseiller au Parlement de Bordeaux, écrit quelques années plus tôt : « Tous ceux qui ont laissé quelques marques du temps que l'Antéchrist doit arriver escrivent que la sorcellerie sera lors répandue par toute la terre. Eut-elle jamais tant de vogue qu'en ce malheureux siècle et ici ? Les sellettes de notre Parlement en sont toutes noircies ; nos conciergeries en regorgent ; et ne se passent de jours que nos jugements en soient ensanglantés et que nous ne revenions tristes en nos maisons, épouvantés des choses hideuses et effroyables que les sorciers confessent. Et le diable est si bien maître que nous ne pouvons en envoyer en si grand nombre au feu que, de leurs cendres, il n'en renaisse d'autres[61]. »
Théodore de Bèze, le grand docteur protestant, se plaint que les juges manquent de courage à condamner à mort les suppôts de Satan. En 1672, le roi, soupçonné d'indulgence, s'attire les remontrances du Parlement : « Votre Majesté est suppliée de faire réflexion sur les effets extraordinaires qui proviennent des maléfices, morts et maladies inconnues précédées de menaces, sur l'expérience de l'insensibilité des marques, sur le transport des corps, sur les sacrifices et assemblées nocturnes du Sabbat, vérifiés par témoins oculaires ; et Votre Majesté ne souffrira pas que l'on introduise durant son règne une nouvelle opinion contraire aux principes de la religion. » Et la déclaration royale de 1682, distinguant entre les magiciens et les criminels de droit commun, réservant pour ces derniers la peine de mort et ne retenant contre les premiers que le cas de sacrilège, entraîne les protestations indignées de la plupart des Parlements[62].

Il est parfaitement abusif de rejeter maintenant en bloc, sous prétexte d'ignorance et de fanatisme, une conviction si ferme et si généralement répandue et de prétendre à la légère qu'elle ne repose que sur des illusions et sur des mensonges. Après avoir longtemps nié et raillé, la science officielle admet aujourd'hui bon nombre de ces faits extraordinaires, qu'elle considérait à priori comme impossibles parce qu'ils contrariaient ses théories ou échappaient à ses méthodes. L'hypnotisme et la suggestion, de nos jours largement pratiqués, sont connus depuis l'antiquité la plus haute et ont pu être fréquemment employés pour la réalisation de desseins criminels. Des savants, aussi notables que Crookes, W. James, Bergson, Richet, Carrel, et cent autres, ont admis, après des contrôles minutieux, la lévitation, la télépathie, la prémonition, et dans une certaine mesure le dédoublement, l'action à distance et la prise de possession au moins apparente du sujet par une entité étrangère.
L'existence de la sorcellerie est aussi formellement établie si l'on entend par ce mot des opérations secrètes en vue d'obtenir des pouvoirs surnaturels par l'assistance des démons, et si l'on réserve son jugement quant à l'efficacité et au caractère réellement satanique de ces manœuvres. On trouve dans les comptes rendus de procès de l'Ancien Régime de nombreuses descriptions de sabbats qui ne sont pas toutes imaginaires. Si l'on écarte certains détails fantaisistes, tels que voyages aériens sur les manches à balais, on ne peut douter que ces assemblées nocturnes et sacrilèges ont bien eu lieu, ainsi que les messes noires révélées par des affaires aussi retentissantes que celle des poisons[63]. On montre à Poitiers, dans le pli de terrain qui sépare la ville des hauteurs de la Chauvinerie, l'antre de Mamnicet où avaient lieu ces monstrueux ébats, et des enquêteurs fort sérieux nous rappellent, de temps à autre, que la tradition n'en est pas perdue.
S'appuyant sur ses expériences séculaires, sur la tradition, sur l'enseignement même des Ecritures[64], l'Eglise, pour sa part, n'a jamais mis en doute l'existence des possédés, tout en les distinguant avec prudence. Grignion de Montfort en a rencontrés sur sa route.
A Saint-Amand-sur-Sèvre, on lui amena une convulsionnaire tout à fait illettrée qui répondit en latin aux questions qu'il lui posa en cette langue. Il traita ce cas comme il convient, par des exorcismes. Tout le monde a présent à la mémoire la terrible affaire des Ursulines de Loudun et de leur supérieure, Jeanne des Anges, qui entraîna le supplice du curé Urbain Grandier, reconnu coupable de les avoir ensorcelées (1632-1638). Le P. Surin, vénérable et savant docteur mystique, qui tenta d'apaiser l'effroyable contagion, avait été longtemps lui-même la victime d'un pareil malheur. Les cas ne sont pas absolument rares à notre époque, témoins ceux du saint curé d'Ars et de saint Jean Bosco. Mais voici, pour nous borner, un exemple tiré des annales de l'Ouest, comme la tragédie de Loudun. Le Bienheureux P. Eudes, qui évangélisa la Normandie et la Bretagne au xviie siècle, raconte comment Marie des Vallées, la célèbre mystique, dont il fut le biographe, « étant allée en pèlerinage à Saint-Marcouf, y rencontra un jeune homme, coutelier de profession, qu'elle avait éconduit, lequel, passant près d'elle, dans une foule de peuple, la poussa ; et au même instant elle se sentit frappée d'un mal étrange et s'en retourna malade chez elle. Là où étant arrivée, elle tomba comme pâmée, et ayant la bouche ouverte d'une façon affreuse, elle commença à jeter des cris et des hurlements d'une façon effroyable... Tous les remèdes humains qui furent employés pour la soulager, dans ces maux extrêmes qu'elle souffrait, étant sans effet, on commença de douter qu'ils ne procédassent de l'opération du diable[65] ».
Il semble que les régions parcourues par Grignion de Montfort aient présenté, durant tout le cours du xvn0 siècle, de véritables foyers d'infection. A Sainte-Anne-d'Auray, dès 1630, les recteurs à leur confessionnal se trouvent en tête à tête avec des sorciers repentants. Le P. Maunoir, le grand missionnaire qui précéda notre Bienheureux dans l'évangélisation de la Bretagne, imagina un questionnaire à l'usage des prêtres pour faciliter ces sortes d'aveux de la part des pénitents. L'examen de cette méthode par un tribunal où l'on voit figurer à Paris, outre deux évoques, plusieurs docteurs en Sorbonne, ainsi que M. Boudon et saint Vincent de Paul, se termina par un verdict favorable (9 février 1658).
Le même Maunoir, qui décrit les assemblées nocturnes des Sept-Voies, dénonce une vaste association diabolique exerçant son influence sur la province entière et qui lui offrait une résistance presque insurmontable. Il appelle cette secte, dont beaucoup de prêtres auraient fait partie, l'Iniquité de la Montagne.
Ce n'est pas ici le lieu d'examiner à loisir le problème du surnaturel et de ses manifestations diverses, qu'elles soient blanches ou noires. Après avoir longtemps englobé dans ce domaine, avec un empressement maladif, des phénomènes reconnus aujourd'hui comme naturels, tels que l'épilepsie, la catalepsie et les fameux points insensibles de la peau et de la chair, qu'on nommait marques du diable, et qui sont des signes de l'hystérie, l'époque suivante, dominée par le scientisme, tend, par un excès contraire, à tout expliquer, les miracles et les extases des saints comme la rage des énergumènes, par des causes strictement physiques et pathologiques. Le peuple d'autrefois est beaucoup mieux inspiré que nos savants, et son bon sens est bien plus près de la vérité lorsque, franchissant les antécédents matériels des faits, il cherche dans l'esprit leurs causes réelles. A l'origine de tout acte de sorcellerie, si ridicule et inoffensif qu'il puisse paraître, il existe toujours une intention perverse, et toute intention perverse, surtout lorsqu'elle atteint un certain degré de fréquence et de noirceur, laisse légitimement supposer la présence du Malin. On admet que les possédés sont des victimes irresponsables et momentanément impuissantes (parfois des saints authentiques), dont le corps est occupé et manœuvré contre leur gré par des entités maléfiques. Mais la « tentation », cette invitation diabolique, exige le consentement de l'âme, sa coopération, sa soumission. Lorsqu'elle n'est pas combattue, elle tourne à l'obsession et déjà le sujet n'est plus tout à fait maître de ses actes parce qu'il a renoncé à se défendre et abdiqué sa volonté en faveur des puissances ténébreuses. Voilà le pacte véritable qui n'a pas besoin d'être signé par le sang.
Ainsi, et quoi qu'il en soit de l'efficacité de ses pratiques, le sorcier, poussé par le désir immodéré des richesses, l'amour charnel, la vengeance ou la curiosité orgueilleuse, affirme par le sacrilège délibérément employé, qu'il s'est fait l'allié et le complice de Satan contre le prochain et contre Dieu.
Le mal est vif et gagne en profondeur. La justice empoigne le fer brûlant. Mais le sang-froid manque, si nécessaire à l'équité. Les magistrats eux-mêmes ont la fièvre. Leurs yeux se ferment, leur main tremble, et le cautère mal appliqué envenime la plaie. Dans la hâte et la frénésie provoquées par la peur, on confond les cas les plus dissemblables. Le moindre indice suffit à l'instructeur pour qu'il décrète l'emprisonnement. Que vous fréquentiez une rue où s'est commis un maléfice, qu'on ait cru vous voir vous signer de la main gauche, que vous soyez né dans un « mauvais pays », que vous ayez l'habitude de proférer des exclamations telles que « le diable m'emporte », que mis en votre présence, le corps d'un mort se mette à saigner par une blessure ou par le nez, que devant le juge vous vous teniez les yeux baissés et « comme fiché contre terre », voilà qui suffit pour être inculpé et soumis à la torture[66].
Le plus souvent l'accusé avoue par peur des supplices, par lassitude ou parce qu'étant simple d'esprit, il se persuade être vraiment sorcier. Les juges enregistrent sans hésiter toutes les fables : les confessions de loups-garous, les récits d'un transport par magie de l'étang de la Chaume, dans la commune de Saint-Léger, à une prairie distante de cent pas, le 29 juillet 1629 ; l'apparition du diable à Limoges en 1630 et celle d'une armée de fantômes en Angoumois en 1608[67]. Les rapports rendus publics et colportés de ferme en ferme, le grand nombre d'arrestations et d'exécutions par le feu, regorgement ou la pendaison, entretiennent et renforcent la panique. On voit et l'on dénonce partout des jeteurs de sorts : un homme posté sous une croix à une heure indue, un ladre blanc, un boiteux sont immédiatement suspects. L'esprit de vengeance s'en mêle et la mauvaise foi criminelle. De leur côté, les exorcismes publics, destinés à frapper l'imagination, engendrent de véritables épidémies de possessions apparentes, contre lesquelles l'Eglise est obligée de réagir par l'interdiction de ces traitements à grand spectacle.
Grignion de Montfort a compris que le remède était pire que le mal et qu'il aggravait l'infection. Le juge se trompe qui croit redresser par la terreur. L'apôtre agit autrement. Le mal est dans l'intention, c'est là qu'il faut aller le guérir et, mieux encore, le prévenir, en employant la persuasion et la douceur.
Sorciers et délateurs, les uns avides, les autres jaloux, sacrifient leur âme aux biens de la terre et ils croient l'enfer plus fort que le ciel. Ils pèchent par la concupiscence et par le manque de confiance en Dieu. Grignion leur rappelle que le diable ne se rend pas maître des âmes sans leur consentement et leur abandon. C'est leur impureté qui l'appelle et qui lui donne prise. Le Christ a tout pouvoir de lier l'ennemi : Il marche sur les serpents et les scorpions et sur toutes les puissances des ténèbres. Allez à lui comme des enfants égarés. Veillez et priez ; invoquez la protection du Très-Haut, et nul désormais ne pourra vous nuire.
 

VII - LES MISSIONS : LES MOYENS
 
 
La mission, c'est tout un système éducatif très complet, destiné à éveiller ou plutôt à ranimer, dans des consciences assoupies, la religion et la morale évangéliques, à établir fermement le culte chrétien et la pratique des sacrements.
Il n'est nullement question d'offrir au peuple une religion à son usage. Il n'y a qu'une vérité catholique, mais selon la condition des auditeurs, elle se présente avec des expressions différentes, elle s'adapte à leur mentalité pour leur devenir assimilable. Le procédé d'éducation qui convient à l'égard des simples n'est pas du tout, comme certains le disent, celui de la séduction adroite : la supercherie est toujours indigne, fût-elle commise dans une intention pieuse, et le piège du trompeur ne capte que des apparences. Il n'est pas vrai non plus que les bonnes gens se contentent de la lettre : le langage précis ne creuse pas assez profond ; la formule abstraite, réduite à ses seuls moyens, risque d'échapper aux intelligences droites mais sans culture ; l'orateur trop savant parle pour lui seul, et les applaudissements qu'il recueille ne vont pas à la vérité, qu'il trahit au profit de sa propre gloire. « Il s'en faut bien, dit au sujet du P. de Montfort l'un de ses premiers biographes, qu'en parlant des choses de Dieu, il affecte de le faire en termes relevés et d'une manière obscure et inintelligible au plus grand nombre. Ses sentiments sans doute étaient sublimes, son esprit planait dans le ciel ; mais comme il était pénétré de Jésus-Christ il parlait simplement le langage de son Maître[68]. »
Certes, comme le Maître, il faudra bien en arriver au précepte, à ces murs rigides du catéchisme, solidement construits dans la mémoire, qui canalisent l'esprit et l'empêchent de divaguer. Mais le dogme et la formule ne peuvent être jamais que des expressions imparfaites et provisoires, parce qu'ils ne recouvrent pas en entier le champ du mystère. La foi n'est pas une consigne apprise, l'acquiescement à un commandement venu du dehors, mais une intuition profonde, une lumière intime qui s'allume au contact de la flamme. Surtout chez les âmes primitives, la démonstration, la logique, sont d'un moindre prix que des moyens plus concrets et plus voisins de la poésie, qui suggèrent l'invisible et qui entraînent l'adhésion par sympathie, comme un son réveille un écho.
La première qualité du missionnaire, c'est donc d'être un porteur d'enthousiasme. S'il est vraiment serviteur de l'Amour, l'Amour agira à son insu, et la Sagesse qui vit en lui et qui a « la connaissance de ce qu'on dit », communiquera la science de le bien dire[69]. C'est elle qui a ouvert la bouche des muets et a rendu éloquents les langues des enfants[70]. Ses paroles, dit le Bienheureux, ne sont pas des paroles communes, naturelles et humaines, ce sont des paroles divines, fortes, touchantes, pénétrantes, qui partent du cœur de celui par qui Elle parle et qui vont jusqu'au cœur de celui qui instruit. » Quand un prédicateur a véritablement reçu ce don, à peine si ses auditeurs peuvent résister à sa parole[71]. C'est à Grignion lui-même que l'on pense en lisant ces lignes.
Un saint n'a, à la rigueur, qu'à vivre à sa manière de saint pour édifier. Il est lui-même la parole vivante, l'éloquence de la grâce qui se moque des ruses de l'éloquence. Grignion apparaît dans son vêtement trempé de sueur ou de pluie, ou couvert de poussière par la longue route, il ouvre les bras et déjà commence autour de lui le miracle de la charité.
Pour les pauvres qui le regardent, c'est un frère plus pauvre qu'eux et pourtant rayonnant dans sa misère et enveloppé de gloire, qui n'a ni argent ni protecteur, qui ne demande rien pour lui que des aumônes chétives, qui dort dans les étables ou sous le porche d'une église, la tête appuyée sur une pierre, qui se nourrit d'un peu de pain noir ou d'une pomme acide, et qui, malgré les privations et les mortifications qu'il s'impose, est toujours dispos pour le service du prochain.
 
Je cours parmi le monde
Comme un enfant perdu,
Ne voulant quoiqu'on gronde,
Ni bien ni revenu.
En n'ayant rien
Je possède tout bien.
 
Je vis fort à mon aise
Comme un petit oiseau,
Et moins l'argent me pèse
Et plus je vole haut.[72]
 
Levé bien avant l'aube, il a fait à pied, tète nue, les lieues qui séparent son ermitage de la paroisse lointaine. Il porte un crucifix au bout d'un bâton et ce rosaire qui l'a fait appeler par les bonnes gens « le père au grand chapelet ». Quelques compagnons le suivent : le fidèle frère Mathurin auquel s'est joint le frère Jean, quelquefois des prêtres d'un dévouement plus instable, comme M. Olivier ou M. des Bastières, de pieux laïques qui aideront à l'organisation des cérémonies et à l'instruction des enfants, un mulet enfin, chargé des bannières pour les processions et des outils du peintre et du terrassier.
Dès l'arrivée, il commence à soulever l'écrasant labeur, à remuer d'un bras puissant la pâte énorme dans laquelle va fermenter le levain céleste. Pendant les six semaines que dure chaque mission, il fait tous les jours deux ou trois sermons et une conférence d'une heure, auxquels s'ajoutent les offices, le catéchisme, les entretiens particuliers et les séances au confessionnal qui se prolongent fort avant dans la nuit.
Le livre unique qu'il récite et qu'il commente sans lassitude, c'est l'Evangile, dont la pureté touche infailliblement le cœur des humbles. Il parle d'inspiration, sans ménagements, et « sans politesse », sur la place, dans le cimetière, et parfois juché sur un arbre pour embrasser du regard la multitude. Il rapporte les récits et les paraboles, merveilleux comme des contes de veillées et pourtant vrais et palpitants encore de l'émotion des témoins : les douces histoires de la Crèche et des Rois Mages, la prédication dans la Judée, les disciples et la Madeleine, l'entrée à Jérusalem et les noces de Cana, l'Enfant prodigue, la Femme adultère et le bon Samaritain. Il évoque le drame effroyable du Calvaire, le Bon Jésus entre deux larrons, et la Vierge au pied de la Croix. Il trouve alors des accents si déchirants que la foule bouleversée par le remords tombe à genoux et crie : « Miséricorde ! » Les sanglots couvrent sa voix, il soupire : « Ne pleurez pas, mes enfants, ne pleurez pas. Je ne pourrai plus continuer... »
Le prestige de cette éloquence incendiaire n'est qu'un des ressorts de la pédagogie montfortaine qui frappe aussi l'imagination et met en branle l'activité physique afin de fixer des souvenirs et d'enraciner des habitudes. D'aucuns trouvent ces procédés trop grossiers. Une vive campagne est conduite au xviie siècle par les Jansénistes[73], et par Bossuet[74] contre le pharisaïsme des « dévots indiscrets » qui placent leur confiance dans des cérémonies paresseuses et se croient sauvés quand ils ont marmotté quelques prières ou attaché à leur cou quelques images. Grignion de Montfort n'est pas si naïf que de ne point reconnaître les abus superstitieux de ceux qui « n'aiment que le sensible » et qu'il appelle « les dévots extérieurs[75]. » Mais il condamne en même temps et avec justice l'excès contraire. Aux « mondains » et aux « critiques » « qui mettent le nez » dans ses affaires, il répond avec assurance : « Quoique l'essentiel de la dévotion consiste dans l'intérieur, elle ne laisse pas d'avoir plusieurs pratiques extérieures qu'il ne faut pas négliger; soit parce que les pratiques extérieures bien faites aident les intérieures ; soit parce qu'elles font ressouvenir l'homme, qui se conduit toujours par les sens, de ce qu'il a fait ou doit faire ; soit parce qu'elles sont propres à édifier le prochain qui les voit[76]. »
Un Boudon, un Nicole[77], un Fénelon, ne sont pas d'un autre avis. Et voici, sur ce courant populaire issu de haut, d'un saint Bernard par exemple, la pertinente défense d'Henri Brémond[78] qui est en même temps un éloge de notre héros. Parlant des détracteurs de cette dévotion médiévale et de leur « sévérité un peu niaise », il écrit :
« Ce sont des puristes, autant dire des primaires... Dans un autre ordre d'idées, ils trouveraient scandaleux le goût que professait Malherbe pour le parler du Pont-Neuf. Si la langue populaire est riche de poésie, la dévotion populaire l'est également d'une religion qui nous paraîtrait toute pure, voire sublime, si elle savait s'exprimer. Les aigres censeurs oui passent tous les mots et tous les gestes au crible d'une théologie exacte, risquent d'envoyer pêle-mêle au feu le bon grain avec l'ivraie. Mais non pas les vrais maîtres spirituels, infiniment respectueux de ce qui leur échappe fatalement dans l'intimité des âmes, moins soucieux de trancher une végétation surabondante que de greffer sur elle, pour ainsi dire, la vie plus pure, la mystique plus haute, le théocentrisme plus rigoureux que ces folles branches appellent souvent, même quand elles semblent s'y refuser. C'est là précisément ce qu'a réalisé avec une aisance merveilleuse et dès avant la fin du xviie siècle le maître par excellence de la dévotion mariale, le bienheureux Grignion de Montfort, qui est tout ensemble le dernier des grands bérulliens et un insigne missionnaire. Dans son Traité de la Vraie Dévotion à la Sainte Vierge, la dévotion des élites et la dévotion des foules se rencontrent, elles se fondent l'une dans l'autre, précieux chef-d'œuvre duquel on ne saurait dire s'il est plus bérullien que populaire ou inversement. »
L'homme n'étant pas un pur esprit, il est tout à fait vain de rêver pour lui d'une nourriture angélique. Tant qu'il n'a pas franchi les bornes de sa condition mortelle, il faut bien se résigner à le voir participer de la terre. Presque toujours il doit partir du sol, mais de là il peut s'élancer vers les nues et percevoir l'invisible à travers les transparences du symbole. La matière, quand on sait l'entendre, célèbre elle aussi la gloire de Dieu, depuis la forêt jusqu'à la cathédrale, depuis l'alouette jusqu'au cantique, et la vérité sait se faire image pour parler au cœur des enfants. Ainsi Grignion de Montfort, qui méprise quand il s'adresse au peuple les dissertations trop savantes, se sert-il abondamment des représentations sensibles : le tableau, le drame, le chant, la cérémonie liturgique en même temps qu'il apprend au corps les gestes sacrés qui l'associent à la vie divine.
 
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Chaque mission du Père de Montfort comprend d'abord une série d'exercices s'adressant successivement à trois catégories de fidèles : les femmes, les hommes, les enfants, et closes chacune par une confession générale et une procession. Une quatrième procession a lieu le jour du service des morts. Puis vient la grande procession générale. La sixième, suivie pieds nus par toute la paroisse, se termine par le plantement d'une croix, à l'ordinaire, et parfois par l'inauguration d'un calvaire monumental, comme celui de Pontchâteau dont nous reparlerons tout à l'heure. Voici, à titre d'exemple, la description du calvaire de Sallertaine, d'après le Père de Clorivière ; elle permet de juger la munificence des habitants.
« Sur le sommet, M. de Montfort tira un cercle de dix ou douze toises de circonférence. Au bas, dans l'enceinte du cercle, était une chambre ronde, qu'on avait nommée le Sépulcre, où l'on devait placer les différentes statues des saints qui assistèrent à la sépulture du Sauveur. Au-dessus, on avait construit une chapelle voûtée, qui pouvait contenir environ trente personnes. Dans cette chapelle était un autel, et sur l'autel, une statue de l'archange saint Michel. Au bout, on avait pratiqué une lanterne, faite de pierres de taille, et bien vitrée, dans laquelle on mettait une lampe ou un flambeau. Ce fut au-dessus de cette chapelle, mais un peu derrière, qu'on plaça la croix de la mission, sur laquelle il y avait un Christ très bien sculpté. Les trois branches de la croix soutenaient un rosaire et à côté étaient les croix du bon et du mauvais larrons. Il y avait autour un petit espace pour se promener. Il était carrelé et un peu en pente pour faciliter l'écoulement de l'eau. On l'entoura d'une balustrade. Tout ce petit ouvrage représentait comme la figure d'un globe. Le missionnaire fit faire au bas un petit mur à hauteur d'appui qui renfermait une lisière de terre pour y cultiver des fleurs, et depuis le bas jusqu'à la chapelle, il fit construire un escalier tournant où trois personnes pouvaient monter de front. »
La septième et dernière procession comporte une distribution de petites images de la Sainte Vierge, de croix de saint Michel pour les soldats, de petites croix de papier et d'étoffe portant les noms de Jésus et de Marie, insignes fidèlement conservés et qu'on voyait encore, il y a peu d'années, dans presque toutes les maisons vendéennes.
Voici quel était l'ordre des processions générales.
Après une exhortation prononcée en chaire par Grignion de Montfort, le défilé sortait de l'église, croix et bannière en tête. Venaient d'abord les enfants du catéchisme, les filles, puis les garçons, et derrière eux tous les autres enfants des paroisses ; ensuite les femmes et les hommes veufs, puis le clergé. A cet endroit apparaissait la statue de la Sainte Vierge sur un brancard richement paré que portaient des jeunes filles en blanc, ayant fait vœu de chasteté pour une année. Un diacre suivait, tenant en ses mains le Saint Evangile et flanqué de deux porteurs de flambeaux. Ensuite venait la troupe des hommes, chaque état, confrérie et paroisse avec son étendard. Un grand nombre de pénitents marchaient entre les rangs, vêtus d'une espèce d'aube par dessus leurs habits et le visage recouvert d'un voile clair. Les uns avaient la corde au cou, d'autres les mains liées, d'autres étaient ceinturés d'une chaîne ou tiraient de gros morceaux de fer attachés à leurs pieds, d'autres se flagellaient rudement avec des cordes à nœuds.
La file des processionnaires, marchant quatre par quatre à trois pas de distance, s'allongeait souvent sur un quart de lieue. Des coureurs allaient et venaient, réglant la marche de la colonne, comme des chiens de bergers, et des assesseurs dirigeaient dans chaque groupe le chant des cantiques et la psalmodie du chapelet. Le lent serpent évoluait avec lenteur dans les rues du village tendues de draps blancs. Les attelages se rangeaient pour laisser passage et sur le seuil des portes où l'on avait sorti les pots de réséda et les caisses de lauriers-roses, les vieux et les infirmes ôtaient leur chapeau et faisaient le signe de la croix.
Quand on arrivait au reposoir, le diacre chaulait l'Evangile du jour et le clergé entonnait une des hymnes du Saint-Sacrement ; l'officiant disait l'oraison, et M. Grignion parlait à la foule.
Alors, la procession reprenait sa marche et se retrouvait devant la grande porte de l'église où elle s'arrêtait. Le diacre s'asseyait dans un fauteuil, l'Evangile ouvert sur ses genoux et tous les fidèles, avant d'entrer, s'agenouillaient, posaient les lèvres sur le Saint Livre et disaient : « Je crois fermement à toutes les vérités du Saint Evangile de Jésus-Christ. »
Ils entraient ensuite et s'approchaient des fonts baptismaux dont ils baisaient la pierre. Un prêtre leur faisait prononcer le Renouvellement des Vœux du Baptême en cette forme : « Je renouvelle de tout mon cœur les vœux de mon baptême et renonce pour jamais au démon, au monde et à moi-même. »
À l'autel où se déroulait une dernière cérémonie, Grignion de Montfort leur présentait la statue de la Sainte Vierge qu'il portait toujours avec lui, ils la baisaient et prononçaient ces paroles : « Je me donne tout entier à Jésus-Christ par les mains de Marie, pour porter ma croix à sa suite tous les jours de ma vie. » Les prêtres faisaient à leur tour la même chose et tous allaient aux fonts et entonnaient le grand Credo. M. Grignion montait en chaire pour faire un dernier sermon, au cours duquel il répondait aux questions du diacre présentant les doutes et les objections du commun sur des points de doctrine ; il recevait à genoux l'Evangile des mains du diacre, il bénissait les rosaires, les chapelets, les croix et les images. On donnait enfin la bénédiction du Saint Sacrement.
Outre cet acte de consécration à la Sainte Vierge, à titre « d'esclave d'amour », dont nous aurons à reparler par la suite, les fidèles étaient souvent conviés à signer d'autres engagements solennels, comme celui de « fuir comme la peste les cabarets, les jeux publics, la danse, les comédies et autres spectacles, ainsi que la vanité et le luxe dans les habits, et en général tout ce qui peut être occasion de péché ». Ils gardaient aussi l'habitude de réciter en commun le saint rosaire. Mais cet exercice auquel le Bienheureux a consacré tout un livre charmant de fraîcheur, dans un style allégorique qui rappelle parfois le Roman de la Rose[79], revêt à ses yeux une telle importance que nous lui devons ici une mention particulière.
 
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Tout en convenant que la vraie piété a son siège au fond du cœur, Grignion de Montfort ne laisse pas, nous le savons, de recommander à ses fidèles un certain nombre de pratiques extérieures dont il loue les heureux effets : aumônes, jeûnes et mortifications d'esprit et de corps, génuflexions et révérences, ornementation des autels, chant des cantiques, ports de « livrées » qui sont les marques de l'esclavage amoureux : le chapelet, le scapulaire et les chaînettes de fer bénites « que la mort même ne pourra détruire et qui, à la résurrection des corps, lieront encore nos os et seront changées en chaînes de lumière ».
Mais il insiste surtout dans ses missions sur la récitation du Rosaire, qu'il a largement contribué à remettre en honneur, ou au moins sur celle de la Petite Couronne — trois Pater et douze Ave — en l'honneur des douze privilèges et grandeurs de la Sainte Vierge qui représentaient, dans l'Apocalypse de saint Jean, les douze étoiles qui couronnent la Femme revêtue de soleil et qui tient la lune sous ses pieds[80].
Qu'est-ce que le Saint Rosaire ? C'est un usage fort ancien, inspiré, selon la tradition, par la Vierge elle-même à saint Dominique pour convertir les Albigeois en 1214 et renouvelé au xv* siècle après un temps d'oubli relatif, par un dominicain de Dinan, le bienheureux Alain de la Roche. Il renferme deux choses : l'oraison mentale et l'oraison vocale. L'oraison vocale consiste à dire quinze dizaines d'Ave Maria précédées par un Pater ; mais ce ne serait là « qu'un corps sans âme », une matière à laquelle manque la forme, si elle n'était soutenue par l'oraison mentale qui consiste à méditer les quinze vertus principales de Jésus et Marie dans les quinze mystères du Rosaire[81].
Nul ne peut être sauvé s'il n'est éclairé de la science et connaissance de Jésus-Christ. Le Rosaire vous la donne par la contemplation de sa vie sur laquelle il incite le pécheur à régler la sienne. C'est la sainte méthode de Marie elle-même, qui se contente d'écouler son Fils en silence « et de garder toutes ces choses dans son cœur[82], de saint Bernard, qui atteignit par cet exercice à la perfection chrétienne : « Dès le commencement de ma conversion, a-t-il dit, je fis un bouquet de myrrhe des douleurs de mon Sauveur ; je mis ce bouquet sur mon cœur, pensant au fouet, aux épines et aux clous de la Passion. J'appliquai tout mon esprit à méditer tous les jours sur ces mystères[83]. »
« Le savant, dit le P. de Montfort, trouve dans ces formules la doctrine la plus profonde, et les petits, les instruments les plus familiers[84]. » C'est l'échelle de Jacob, qui a quinze échelons par lesquels on monte de lumière en lumière et arrive sans tromperie jusqu'à la plénitude de l'âge de Jésus-Christ[85].
A chacun des quinze degrés de cette ascension mystique, le fidèle, avant d'entamer la nouvelle grappe de dix Ave, fait une pause et s'absorbe dans l'un des mystères de la vie du Seigneur ; il fait une offrande particulière et demande la grâce d'une vertu. Voici les quinze Mystères selon leur division en trois parties. D'abord les cinq Mystères Joyeux, ainsi appelés à cause de la joie qu'ils ont donnée à tout l'univers : l'Annonciation, la Visitation, la Nativité, la Présentation au Temple, le Recouvrement de Jésus parmi les Docteurs.
Ensuite les cinq Mystères Douloureux qui nous représentent Jésus-Christ accablé de tristesse, couvert de plaies, chargé de tourments et d'opprobre : l'Agonie au Jardin des Olives, la Flagellation, le Couronnement d'épines, le Portement de la Croix, la Crucifixion et la Mort sur le Calvaire.
« Enfin les cinq Mystères appelés glorieux, parce que Jésus et Marie nous apparaissent dans leur triomphe : la Résurrection, l'Ascension, la Descente du Saint-Esprit sur les apôtres et l'Assomption de la Vierge, son Couronnement dans le ciel. Ce sont là, dit Montfort « les quinze fleurs odoriférantes du Rosier mystique sur lesquelles les âmes pieuses s'arrêtent comme de sages abeilles, pour en cueillir le suc admirable et en composer le miel d'une solide dévotion[86]. »
Et voici, pour nous borner à cet exemple, les invocations que propose le Bienheureux au début et à la fin de chacune des cinq premières dizaines :
 
Mystères Joyeux.
 
Première dizaine
: Nous vous offrons cette première dizaine, Seigneur Jésus, en l'honneur de votre Incarnation, et nous vous demandons par ce mystère et par l'intercession de votre sainte Mère une profonde humilité de cœur.
Un Pater, dix Ave, Gloria Patri...
Grâces du mystère de l'Incarnation, descendez dans mon âme et la rendez vraiment humble.
 
Deuxième dizaine
: Nous vous offrons, Seigneur, celte deuxième dizaine en l'honneur de la Visitation de votre sainte Mère à sa cousine Elizabeth, et vous demandons par ce mystère et par l'intercession de Marie, une parfaite charité envers le prochain.
Un Pater, dix Ave, Gloria Patri...
Grâces du mystère de la Visitation, descendez dans mon âme et la rendez vraiment charitable.
 
Troisième dizaine
: Nous vous offrons cette troisième dizaine, Enfant Jésus, en l'honneur de voire sainte Nativité, et nous vous demandons par ce mystère et par l'intercession de votre sainte Mère, le détachement des biens de ce monde, l'amour de la pauvreté et des pauvres.
Un Pater, dix Ave, Gloria Patri...
Grâces du mystère de la Nativité, descendez dans mon âme et la rendez pauvre d'esprit.
 
Quatrième dizaine
: Nous vous offrons, Seigneur Jésus, cette quatrième dizaine en l'honneur de votre Présentation au temple par les mains de Marie, et nous vous demandons, par ce mystère, et par l'intercession de votre sainte Mère, le don de la sagesse et la pureté de cœur et de corps.
Un Pater, dix Ave, Gloria Patri...
Grâces du mystère de la Purification, descendez dans mon âme et la rendez vraiment sage et vraiment pure.
 
Cinquième dizaine
: Nous vous offrons, Seigneur Jésus, cette cinquième dizaine en l'honneur de votre Recouvrement par Marie au milieu des docteurs, et nous vous demandons, par ce mystère et par l'intercession de votre sainte Mère, notre conversion et celle des pécheurs hérétiques, schismatiques et idolâtres.
Un Pater, dix Ave, Gloria Patri...
Grâces du mystère du Recouvrement de Jésus au Temple, descendez dans mon âme et la convertissez véritablement[87].
 
 
« Dieu aime les assemblées », et Notre-Seigneur a promis à ses disciples d'être au milieu d'eux chaque fois qu'ils seraient deux ou trois réunis en son nom. Sur tout le territoire parcouru par ses missions, Grignion de Montfort établit des sociétés de fidèles qui survivent à son passage et qui maintiennent la persévérance à ses dévotions. La plus courante est la Confrérie du Rosaire, dont les membres psalmodient chaque jour suivant sa méthode les prières du chapelet. Dans les villes de garnison, à Dinan, à Bréat, à l'île d'Aix où il a prêché des retraites spéciales pour les soldats, il les retient dans des confréries de saint Michel, et c'est merveille de voir avec quelle facilité les rudes soudards abandonnent les mœurs des Grandes Compagnies pour se ranger sous la bannière de l'Archange, comment ils tiennent avec candeur le cierge et le crucifix et tournent leur fièvre guerrière contre les armes du Tentateur.
 
Bons chrétiens et bons françois,
Ce qui les rend terribles...
 
Les Pénitents blancs et les Amis de la Croix s'interdisent rigoureusement les procès et les cabarets, s'obligent à des mortifications corporelles pour le rachat de l'âme des pécheurs et sortent quatre fois l'an, pieds nus, en robe blanche au long capuce, pour des processions solennelles. Enfin, dans bon nombre de paroisses, le prédicateur rassemble des jeunes filles pauvres ayant fait pour un an vœu de virginité ; elles paraissent à l'église la tête voilée et vêtues de blanc et sont vouées au culte de la Vierge dont elles portent la statue au cours des cérémonies.
Dans toutes les contrées jadis sauvages et désormais civilisées par sa parole, le Bienheureux plante ainsi des citadelles de l'Esprit Saint qu'il surveille de loin avec amour. Entre ces troupes et leur capitaine s'établit une correspondance suivie dont nous conservons quelques pages de choix. La plus célèbre est cette Lettre circulaire aux Amis de la Croix, qui est restée comme le bréviaire de la pénitence.
 
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On s'égare étrangement quand on prétend juger les cantiques du P. de Montfort du point de vue de la littérature. Grignion de Montfort n'a absolument rien d'un homme de lettres dont les œuvres trouvent en elles-mêmes leur propre fin et ne visent qu'à atteindre la perfection dans leur genre. Cette conception de l'art pour l'art, il est vrai, n'est pas étrangère à son époque, c'est la règle des précieux rimant sur l'éventail d'une marquise, la religion de ces diseurs de rien dont les « tours et les contours » font les délices des gourmets délicats et de pensée vaine. Le mérite de leurs petits ouvrages réside dans la difficulté vaincue, dans l'imprévu de l'expression, dans la pointe, qu'ils confondent à tort avec l'esprit.
Grignion de Montfort n'ignore pas la vogue de ce badinage ; il en souffre comme d'une profanation. Dans une pièce sévère qu'il adresse « aux poètes du temps », il s'insurge contre leur charme frivole, serviteur de la sagesse mondaine. Innocents et même aimables en apparence, ils dissimulent sous leur fard le poison de l'impureté. Le missionnaire condamne leur jeu déplacé. La fonction des poètes n'est pas de nous divertir, mais d'employer leurs dons à notre salut. Pour lui, il use d'une autre méthode.
 
Voici mes vers et mes chansons,
S'ils ne sont pas beaux, ils sont bons.
N'y cherchez point l'esprit sublime,
Mais la vérité que j'exprime.
 
Il écrit des vers dès le Séminaire de Saint-Sulpice, mais jamais il ne lui vient l'idée d'en tirer gloire, de les montrer pour qu'on admire son inspiration et son talent. Sa vie est d'une unité parfaite. Tout y est subordonné, l'écrit comme la parole, à l'œuvre unique qu'il a entreprise et dont il ne détourne pas un grain. La poésie n'a pour lui aucun sens à moins d'être un moyen d'apostolat et l'auxiliaire de ses sermons. Ou plutôt, ses vers sont eux-mêmes et très exactement des sermons. Ils ne sont pas destinés à plaire, mais à instruire et à édifier. Que cette intention utilitaire puisse étonner ou même déplaire, qu'on puisse même dénier à ces tirades didactiques le nom de poésie, l'auteur n'y contredit pas. Ce qui serait, au contraire, abusif, ce serait de leur appliquer les mesures de l'art pur que le Bienheureux ne cesse de récuser.
Je n'accorderai pas, pour ma part à certains panégyristes que les cantiques de Montfort sont des chefs-d'œuvre, à moins qu'il ne s'agisse de chefs-d'œuvre de pédagogie. Parmi les milliers de stances sortis de cette plume abondante, à peine si l'on en peut dégager quelqu'une de passable, comme celle-ci :
 
Venez, Pére des lumières,
Venez, Dieu de Charité,
Formez en moi mes prières,
Montrez-moi la vérité.
Faites descendre en mon âme
Un charbon de votre feu
Qui la pénètre de flamme
Et la remplisse de Dieu.
(Invocation du Saint-Esprit).
 
Il est très rare qu'on puisse ainsi lire huit vers de suite sans rencontrer des pauvretés. Cet écrivain si viril et si vigoureux dans sa prose fait preuve d'une étonnante platitude quand il emploie le langage des vers. Cet accident est arrivé à quelques autres, à Bossuet par exemple. Voici le ton général de son style :
Que le monde
Et l'enfer gronde
Gloire en tous lieux
A la Reine des Cieux.
Vite, vite, prions-la tous
De calmer Dieu dans son juste courroux,
Vite, vite, ou bien saluons-la
En lui disant mille Ave Maria.
(Le Dévot intérieur).
 
Aux gens raffinés qui s'offenseraient d'une forme aussi maladroite, Grignion de Montfort répondrait que ces morceaux naïfs ne sont pas faits pour leurs oreilles. Comme il les destine à « des gens pour l'ordinaire simples et grossiers, il s'étudie moins à les faire beaux et polis qu'à les rendre dévots. Il consulte plus, en les composant, l'esprit de Dieu que les règles de l'art[88] ».
Les cantiques de Montfort sont des sermons par leurs sujets. Leur ensemble forme un vaste traité, une somme méthodique et à peu près complète où aucun chapitre de l'enseignement religieux n'est omis ou laissé dans l'ombre. Le classement en séries, déjà esquissé dans les quatre cahiers manuscrits laissés par l'auteur, dénote un plan préconçu, une volonté d'ordre que les éditions critiques n'ont pas eu de peine à préciser. C'est bien un long catéchisme de vingt-quatre mille vers qu'il a composé, parcourant dans toute son étendue le cycle du dogme et de l'ascèse, réplique plus méthodique encore de ses instructions en prose, où trouvent place tous les grands mystères de la foi, les sacrements et les vertus, tout ce qu'on doit souffrir, tout ce qu'on doit éviter[89] ». Œuvre encyclopédique et monumentale, tout à fait dans le goût de ces compilations énormes, compendium de toutes sciences, de ces cymbalum mundi composés par les érudits infatigables dans les ombres claustrales du moyen âge[90].
Le contenu de chaque pièce ainsi circonscrit, l'auteur adopte un plan que nous trouvons parfois rigoureusement tracé dans ses notes marginales et qu'il s'oblige à suivre à la lettre. Très probablement, c'est de là qu'il est parti comme du canevas dont il se servait pour ses prêches. « Il donne d'abord la définition de chaque chose, il marque les motifs qui nous engagent à pratiquer chaque vertu, il apporte les moyens qu'on doit prendre pour en venir à bout, les marques qui les font connaître et ce qui leur est le plus opposé[91]. »
Il clôt le tout par une conclusion qui est une résolution ou une prière.
Un appareil si pesant nous éloigne beaucoup des procédés de la poésie lyrique. Mais-il n'importe. Le missionnaire ne s adresse pas à des lettrés dont il veut séduire le goût et briguer les suffrages. Il parle au petit peuple des villages pour le rallier à sa foi, pour l'entraîner à la pratique des vertus chrétiennes. Dans ce cas, il suffit de se faire comprendre et de toucher, et la singularité des expressions et des figures présenterait plus d'inconvénients que d'avantages. Le barde populaire prépare des couplets faciles à l'usage des simples, nourriture un peu grossière comme le pain bis qui sort du four de campagne, mais comme lui saine et réconfortante. Les malins pourront sourire de sa versification rudimentaire. Lui n'a cure de leurs railleries, puisque ses pauvres rimes remplissent à merveille la fonction qu'il leur a fixée.
On ne peut nier, en effet, que la chanson soit un puissant moyen de propagande qui dépasse de beaucoup l'écriture en efficacité. C'est une détente comme la marche, un délassement auquel le corps participe. Elle condense le sermon qu'on vient d'entendre en quelques lignes qui se retiennent, elle inscrit dans les mémoires, sous une forme accueillante, la leçon qui, sans elle, risquerait de s'évaporer. Elle surgit d'elle-même au cours des travaux et des loisirs, s'impose à la manière d'une habitude, voire d'une obsession, vole de bouche à oreille et d'une génération à l'autre chez un public qui ne pratique pas la lecture et pour qui tout enseignement et toute tradition sont oraux.
Que ces cantiques aient connu un succès profond et durable, il n'en faut point douter, puisque après plus de deux cents ans, on les chante encore dans les familles et dans les églises, mais celte vogue, répétons-le, ne tient nullement à leurs qualités littéraires[92].
Non pas que tout mérite d'art en soit absent, mais ceux que nous cherchons, nous ne les rencontrons que par hasard, parce que l'auteur, lui, ne les cherche pas et peut-être même il les fuit. Si nous voulons apprécier un chant à sa juste valeur, il faut tout d'abord ne pas détacher les paroles de la musique qui les supporte : ces deux éléments étant conçus l'un pour l'autre sont indissociables. Il faut ensuite considérer ces œuvres pour ce qu'elles sont : la mise en relief d'une idée ou d'un sentiment extrêmement simples par des moyens élémentaires mais puissants : le rythme, la répétition, l'antithèse, l'objurgation, l'exclamation. L'emploi des procédés raffinés dont nous nous régalons à la lecture n'a que faire dans un art aussi primitif.
Grignion de Montfort fait parler Jésus[93] :
 
Il faut, chrétiens, m'écouter, ou le monde ;
Choisissez l'un des deux.
M'écoutez-vous ? Que chacun me réponde.
J'enseigne à bien faire, moi.
Le monde à mal faire.
 
Il faut, chrétiens, me croire, ou bien le monde ;
Choisissez l'un des deux.
Me croyez-vous ? Que chacun me réponde ;
Jamais je ne trompe, Moi.
Mais le monde trompe.
 
Il faut, chrétiens, me suivre, ou bien le monde ;
Choisissez l'un des deux.
Me suivez-vous ? Que chacun me réponde.
Jamais je ne change, Moi.
Mais le monde change.
 
Il faut, chrétiens, me servir, ou le monde ;
Choisissez l'un des deux.
Me servez-vous ? Que chacun me réponde ;
Jamais je ne passe, Moi.
Mais le monde passe.
 
Rien que de banal dans l'expression, tout l'effet est dans la disposition et le mouvement. Mais avec quelle violence ces strophes devaient-elles frapper l'auditeur ! Qu'on les compare aux stances de Rodrigue, dans le Cid. L'énergie cornélienne est tirée exactement des mêmes secrets et agit en nous sur les mêmes ressorts. Ici et là, c'est le ton interrogatif et exclamatif, c'est surtout le parallélisme des expressions qui détache le mot essentiel et le met soudain dans un vigoureux éclairage.
Dans le cantique que nous avons cité, comme dans beaucoup d'autres, le fidèle, ainsi atteint par un appel autoritaire et direct, n'est pas seulement invité à comprendre mais pressé d'entrer lui-même en action. Après chacun des couplets précédents, chacun des assistants répond pour son compte :
 
Je veux vous entendre, moi, J
e veux vous entendre.

 
Moi je veux vous croire en tout,
Moi, je veux vous croire.
 
On peut imaginer sur une foule émotive l'effet de ces exercices dramatiques, autrement saisissant qu'une lecture individuelle. D'autres procédés sont à l'avenant. Le peuple, qui a le goût des sensations fortes, trouve son compte dans les couleurs franches, dans le réalisme un peu cru des portraits et des personnages. Grignion de Montfort, on le sait, est prompt à l'indignation et refrène souvent avec peine son penchant à la polémique. Ses descriptions ne sont pas sans quelque verve qui les apparente à celles des fabliaux :
 
Les demoiselles vêtues
De leurs habits d'arlequins
Se promènent dans les rues
Sur leurs petits brodequins.
 
Madame paraît enflée
D'un lourd et large manteau ;
Elle en gémit, accablée
Sous la mode du fardeau...
 
Monsieur l'abbé, je vous laisse
Vous déguiser, vous poudrer,
En voyant votre mollesse,
L'Eglise devrait pleurer... [94].
 
A côté de ces drôleries, des enluminures tragiques, qui sont, elles aussi, tout à fait dans le goût populaire, par exemple cet effroyable chemin de croix dont chaque stance est ponctuée par les deux vers d'un refrain funèbre qui devait retentir comme un glas au cœur des chrétiens épouvantés :
 
Allons tous dans le prétoire,
Le cœur touché de douleur,
Contempler le roi de gloire
Maltraité comme un voleur.
 
C'est pour nous, ô pécheurs,
Qu'il va souffrir ces douleurs.
 
Quatre bourreaux pleins de rage,
Comme des loups ravissants,
Lui tirent avec outrage
Tous ses pauvres vêtements.
 
C'est pour nous, ô pécheurs,
Qu'il endure ces douleurs.[95]
 
Grignion de Montfort n'est pas mélomane. Il n'a ni les moyens ni les loisirs de composer des airs nouveaux et il n'en voit pas la nécessité. N'y a-t-il pas, au contraire, grand bénéfice à se servir des airs connus, des airs les plus achalandés, parce que justement ils ont fourni la preuve de leur parfaite convenance au goût du public? Si le peuple les a choisis, c'est qu'ils répondent le mieux à son tempérament, c'est qu'il reconnaît sa démarche dans la carrure et dans la fantaisie de leurs rythmes. Montfort n'a qu'à puiser dans le sac à provisions. D'ailleurs, il est pressé et l'œuvre de salut qu'il projette ne peut attendre. Il se conduit à l'égard des chansons libertines comme il se conduit à l'égard du mauvais lieu, de l'étable qu'il occupe d'autorité et où il installe le tabernacle. Dans les deux cas, quelle excellente pédagogie ! Il tire vers Dieu les habitudes du monde, il ne les interrompt pas, il en détourne le cours et prend le diable à son propre piège. Les bonnes gens continueront à chanter : « Un canard déployait ses ailes » ou « Tu croyais, en aimant Colette » mais tout doucement, ils auront substitué aux paroles profanes des paroles sacrées, et avec les brunettes et petits airs tendres qui risquaient de les damner, ils travailleront avec allégresse à leur sanctification. Le tour ne manque ni de sel ni de témérité. Il faut avoir la candeur d'un saint pour écrire sans trembler, en tête d'un cantique sur le mépris du monde ou sur la Salutation Angélique, cette indication inattendue : « sur l'air de Un chapeau de paille ou de Paie chopine, ma voisine ». Là où les inquiets se brûlent à la flamme, Grignion la traverse sans mal avec l'intrépidité de la foi. L'expérience démontre, en effet, que la pureté peut se permettre toutes les audaces et qu'elle triomphe de tous les dangers. On a oublié dans les pays de l'Ouest les paroles malséantes, et la postérité a gardé sur les vieux airs les pieuses rimes du P. de Montfort.
 
*
* *
Sur l'injonction de l'enchanteur malicieux, les petits démons folâtres ont célébré contre leur gré les louanges du Seigneur. Le pieux militant ne s'en tient pas à cette prouesse. Nous allons le voir, sans aucune gêne, prendre sur le mail la place du vendeur de sangsues et du diseur de bonne aventure. Laissons aux puristes leurs airs offensés. Si l'apostolat chrétien diffère essentiellement par son but de l'entreprise commerciale, il faut bien admettre, en effet, qu'agissant l'un et l'autre sur la même matière, ils peuvent se rencontrer dans l'emploi de certains moyens. Quiconque veut répandre, même gratis, la denrée spirituelle, doit connaître, l'inévitable technique de la propagande pour toucher les éternels ressorts de l'âme humaine.
Il n'y a pas très longtemps, on voyait encore circuler dans nos campagnes un personnage singulier, coiffé d'un chapeau pointu et vêtu, comme un mage, d'une longue robe parsemée de lunes et d'étoiles. Arrêté sur la place du village, il attirait la populace par de bruyants appels de trompette ; avec des poses impressionnantes, il faisait défiler sous ses yeux, en grandes images d'Epinal, les faits divers de la saison, principalement les grands crimes, découpés en tranches, depuis la préparation de l'attentat jusqu'à l'exécution capitale. En même temps, l'histoire était débitée, en vers mirlitonesques, sur l'air de Fualdès et, à la fin de la séance, les badauds se pressaient pour acheter la complainte.
Or, en Bretagne, au commencement du xviie siècle, un missionnaire insigne, Michel Le Nobletz, célèbre par ses conversions et par ses miracles, et décidé, comme il disait, à faire flèche de tout bois, n'avait pas dédaigné l'emploi de ce procédé primitif, dont il connaissait l'emprise sur les sentiments populaires. Armé d'une longue baguette blanche, il commentait, en langue bretonne, une série de tableaux peints en couleurs vives, curieusement disposés en rangs, en cases superposées, en échelles où en cercles concentriques et qui résumaient toute l'instruction religieuse. Les uns rappelaient avec simplicité les principales scènes de la vie du Christ et celles de Notre-Dame, les paraboles de l'Evangile, le Pater Noster, le Saint-Sacrement. D'autres, plus mystérieux, s'intitulaient les Trois Arbres, le Chevalier errant, ou la Cité des Six-Refuges, et parlaient par allégories, à la manière des romans et des enluminures du moyen âge.
Grignion de Montfort avait certainement assisté à des démonstrations de ce genre, dont l'usage était passé du P. Le Nobletz à ses disciples, au P. Maunoir et peut-être à M. Leudiger. Il aurait été, d'ailleurs capable de les inventer. En tout cas, il comprit parfaitement le profit qu'on pouvait en tirer. Je ne sais s'il promenait dans ses tournées évangéliques l'histoire illustrée de Catherine la Perdue, précipitée en enfer pour avoir celé en confession un péché honteux, ou cette personnification des sept péchés capitaux où la vanité, la gourmandise et la paresse se présentaient respectivement sous les traits du paon, du cochon et de l'escargot et qu'on voyait encore exposés, au milieu du siècle dernier, dans les missions de l'abbé Le Roux. Ce qui est sûr, c'est qu'il emportait avec lui de grandes images figurant les quinze mystères de la Sainte Vierge, joyeux, douloureux et glorieux et qu'il les expliquait soigneusement au peuple de l'Eglise[96].
Encore juge-t-il insuffisantes ces figurations inertes ; il y ajoute des tableaux vivants. En l'honneur des trente-trois années durant lesquelles Notre-Seigneur a vécu sur la terre, il fait marcher en rang trente-trois pauvres habillés pour la circonstance. Dans ses processions solennelles, on voit des troupes de vierges vêtues de blanc et de martyrs vêtus de rouge, les prophètes et les apôtres, des enfants qui portent les instruments de la Passion. Enfin on a de lui une sorte d'opéra liturgique qu'il appelle « dialogue en cantiques » et qu'il faisait certainement jouer, puisque, en regard du texte qu'il a composé, il indique avec précision les airs, empruntés aux chants populaires, les décors et tous les mouvements scéniques.
Le bon peuple enfant n'a pas changé depuis les jeux des Confrères de la Passion. Il est toujours gourmand de spectacles animés. Les mystères, interdits en 1548 par le Parlement de Paris, continuent à figurer en province au programme des réjouissances, en marge des assemblées et des pèlerinages. Grignion de Montfort s'empare, sans hésiter, de ce nouveau moyen d'éducation. La foule ne comprend vraiment bien que les scènes auxquelles elle participe et se trouve mêlée ; mais alors, quelle impression bouleversante ! Ces cœurs impétueux qui sanglotaient rien qu'en écoutant les sermons du Bon Père et qui, dans leur simplicité, distinguent malaisément la représentation du réel, quelle indescriptible émotion devait les transporter lorsque, pour ainsi dire, ils touchaient du doigt les tourments de l'Enfer et les délices du Paradis, montraient le poing au traître Judas, voyaient passer dans leurs voiles les saintes femmes, et Jésus lui-même comme si, pour leur parler, il était descendu du ciel.
« L'âme abandonnée et délivrée du Purgatoire par les prières des pauvres et des enfants »
, tel est le titre du court mystère de six cent cinquante vers composé par le Bienheureux.
Pour chanter ce dialogue d'une manière agréable à Dieu, édifiante au prochain et utile aux âmes du Purgatoire, il faut, dit l'auteur :
1°) Commencer par le Veni Creator, Spiritus : Accende lumen sensibus ; ensuite Ave maris stella : Monstra te esse Matrem.
2°) Il faut être vingt personnes, savoir :
Dieu le Père,
Dieu le Fils,
Dieu le Saint-Esprit,
La Sainte-Vierge,
L'Ange gardien
Le Démon
L'âme abandonnée
Quatre âmes souffrantes
Quatre âmes vivantes
Geneviève, Catherine Agnès, Françoise Armelle.
Sans compter les anges qui entourent le trône de Dieu, ni les pauvres qui prieront tous d'une voix.
3°) Chaque personnage apprend par cœur ses cantiques, les chante posément et s'exercera dans les cérémonies qu'il faudra apporter (?). On préparera cinq chaises, dont celle du milieu sera plus élevée que les autres, et les acteurs seront placés à peu près de celte façon :
(Suit un petit dessin de la main de l'auteur), qui ne néglige rien, on le voit, pour une exécution minutieuse.)
L'action, certes, manque de mouvement et le style n'est pas toujours relevé. Mais la ferveur en est touchante. L'appel des âmes enchaînées dans les souffrances du Purgatoire alterne, d'une manière à la vérité assez monotone, avec les réponses et l'intercession des vivants compatissants :
 
L'Ame abandonnée :
Vous vous divertissez
Vous vivez à votre aise,
Et vous me délaissez
Dedans cette fournaise.
Vous mettez mon argent
En de folles dépenses,
En pouvant aisément
Soulager mes souffrances.
 
Agnès :
O Bon Dieu, jetez les yeux
Sur cette âme malheureuse,
Percez ce lieu ténébreux
D'une lumière amoureuse.
Doux Jésus tirez-la des feux
Et la placez dans les cieux.
 
L'Ame abandonnée :
Mon âme, dans ce lieu,
S'élance à Dieu sans cesse,
Et sans cesse ce Dieu,
La repousse et rabaisse.
Dieu me fait entrevoir
Ses beautés souveraines,
Et c'est en ce miroir
Que s'augmentent mes peines.
Car, pour voir un moment.
Ces beautés infinies,
Je voudrais justement
Consacrer mille vies.
 
Dieu le Père, Dieu le Saint-Esprit, tour à tour implorés, demeurent inflexibles.
 
Dieu le Père :
Aucune miséricorde
Puisque son règne est passé,
Je ne veux pas qu'on m'aborde
Qu'on ne m'ait tout bien payé.
Je suis le Dieu des vengeances,
Voici mon propre séjour.
C'est en ce lieu de souffrances
Que je commande à mon tour.
 
Souffre, pauvre créature,
Je n'ai point pitié de toi,
Car tu n'es pas assez pure
Pour être digne de moi.
 
Je t'aime, il est vrai, je t'aime
Comme mon propre portrait,
Mais ta laideur est extrême
Ton péché t'a tout défait.
 
Jésus, quoique tout amour, remet aussi son pardon. Alors les pauvres font avancer leurs supplications, victorieusement cette fois, car ils ont l'assistance de Marie :
 
O très doux Jésus, levez-vous,
Car le pauvre vous prie.
Il oppose à votre courroux
Votre Mère Marie.
Par son sein qui vous a porté,
Par ses douces mamelles,
Montrez au ciel votre beauté
A ses âmes fidèles.
 
C'en est fait. Le Fils ne peut résister à sa Sainte Mère. Il obtient du Père le pardon. L'âme délivrée entonne un chant de reconnaissance et d'allégresse tandis que le démon déconfit grince des dents et que les humbles bénissent le Seigneur.
Dans les dernières années de sa vie, Grignion de Montfort imagine un autre « jeu » plus farouche encore, plus suggestif et plus singulier. Pour acteurs, seulement deux prêtres et lui-même, et tout le drame réduit presque entièrement en gestes et en soupirs. C'est ce qu'il appelle l'exercice de la bonne mort. Trois jours entiers ont été passés en préparatifs, comme d'un trépas imminent. Maintenant, le spectateur atterré assiste aux transes mimées de l'agonie, contemple les grimaces affreuses du mourant, entend ses halètements et ses plaintes, le voit se débattre entre Satan, qui vient ravir sa proie, et le Bon Ange, qui l'excite au suprême repentir. Effrayant tableau capable de guérir à tout jamais les âmes simples de leur habituelle frivolité. Des scènes funèbres qu'elles avaient chassées surgissent à leur mémoire, et de crainte qu'elles n'en fassent pas à elles-mêmes une suffisante application, voici que des cantiques s'élèvent, composés à son intention par l'implacable prédicateur. « Ce qui m'arrive, leur dit le mourant, vous arrivera demain peut-être.
Tu me suivras, c'est une vérité
Que dans quelques moments viendra l'éternité.

Le monde va finir pour toi, la vie va s'éteindre. Es-tu sûr de l'avoir bien employée? Comment te présenteras-tu devant le tribunal de Dieu ? Ecoute, c'est ton propre glas qui sonne. Hâte-toi. Sois pur. »
Eloquence cordiale des sermons populaires, offices et prières en commun, chants alternés des cantiques et psalmodie du chapelet, processions coulant dans les champs comme des ruisseaux de lumière, prise de possession du territoire par la croix plantée au milieu des génuflexions, évocation du Christ par le geste et par l'image, entrée fulgurante de la vie surnaturelle dans les âmes. Et puis, au comble de l'exaltation mystique, dans le sillon fraîchement creusé par la foudre, la semence aussitôt lancée des résolutions et des vœux, la germination des confréries, l'enracinement des pieuses habitudes, dont la bonne odeur va pénétrer tous les recoins de la vie domestique. Quel sens pratique chez ce contemplatif, quelle merveilleuse connaissance des besoins de la terre chez ce séraphin, dont la face semble toujours tournée vers le ciel !
 
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Nous n'avons parlé jusqu'ici que des moyens naturels d'édification; leur puissance est déjà prodigieuse. Qu'un pauvre soutane sans sou ni maille, avec les seules armes de la charité, retourne en quelques semaines l'opinion d'une contrée, entraîne des foules dans son sillage, suscite un élan d'amour qu'un siècle entier n'a pas amorti, il y a là quelque chose qui dépasse les comportements ordinaires de la logique. Nous avons fait la part de son éloquence persuasive, de son art naïvement adroit qui repose sur sa profonde connaissance du peuple et sur un abandon total aux mouvements de son cœur. Nous n'avons rien dit de l'aide qu'il reçoit de la surnature. Mais comment tracer avec certitude une frontière entre ces domaines?
Pour Grignion — il le répète à satiété, car il est d'une humilité profonde — il se croit moins qu'une ombre, le dernier des pécheurs et des criminels. Ce qu'il apporte ne vient pas de lui. Il n'est que le messager, le héraut d'un plus grand qui l'a désigné en vertu de desseins insondables et incompréhensibles. Sa fonction n'est que d'obéir, de se tenir ouvert à l'inspiration qui descend d'En-Haut, de se prêter à la Visitation par un dépouillement complet, une soumission absolue, une imitation docile du parfait modèle.
Nous savons, sans qu'ils le disent ni le croient, combien un tel effacement représente chez les saints de mérite héroïque. Nous devinons ce qu'il faut de courage pour répondre à l'appel de l'Esprit, à ses exigences terribles, pour se maintenir sans tomber dans cet envol, pour porter en main ce tonnerre. S'il ne nous est pas possible de délimiter chez eux la part respective de la liberté humaine et celle de la prédestination, la première est grande, nous pouvons l'affirmer ; elle force notre admiration et notre respect. Et c'est assurément dans la mesure où s'accroît la sainteté que le secours providentiel devient plus abondant et plus sensible.
Les auditeurs du missionnaire breton ont perçu chez lui, sans nul doute, celle présence invisible. Partout où il apparaît il laisse l'impression d'un personnage à demi céleste, et de ce fait, sans y prendre garde, il fait surgir autour de lui l'extraordinaire. L'envahissement de cette âme par l'Esprit-Saint, qui ressemble à une possession divine, entraîne avec elle le don de la divine Sagesse. « Celle-ci, nous dit Salomon, communique à ceux qu'elle aime la science la plus secrète des choses de la nature ; elle connaît le passé, conjecture l'avenir, pénètre les discours subtils et résout les énigmes[97]. » Elle prête encore à ses élus, quand elle le désire, la disposition du miracle, pour les sauver du danger, déjouer les embûches de l'ennemi ou faire éclater à tous les regards la puissance de Dieu.
A mesure que Grignion de Montfort avance dans la voie béatifique, on voit se multiplier, avec une rapidité foudroyante, ces signes étranges qui répandent chez le peuple l'admiration et la crainte et qui le désignent clairement comme le messager de Dieu. Il sait lire dans les consciences et y découvrir les intentions les plus obscures ; comme le chien sur les traces du gibier, il flaire autour de lui la présence du mal ou de la vertu ; il touche au front le passant qui deviendra son disciple. Dans une église de Saint-Brieuc, il appelle par leurs noms deux jeunes filles inconnues et leur prédit qu'elles deviendront religieuses. Et parfois il obtient de la nature qu'elle souligne d'une illustration concrète le précepte qu'il veut enseigner. La tradition raconte qu'il reçut à Vallet la confession d'une pénitente qui omit volontairement trois péchés, dont l'aveu lui était particulièrement pénible. Le P. de Montfort lui donna à laver un mouchoir qui avait trois taches, et lui recommanda instamment de lui rapporter cet objet parfaitement immaculé. La pauvre femme eut beau faire, elle ne put venir à bout de le blanchir. De retour au confessionnal, elle comprit que le saint missionnaire avait voulu lui faire entendre, par ce prodige, que ces taches étaient la figure des trois péchés qu'elle voulait tenir cachés ; elle en fit l'aveu contrit. Alors le Bienheureux lui ordonna d'aller de nouveau laver le linge à la fontaine, et cette fois les mystérieuses taches disparurent[98].
Les compagnons du saint prêtre ont assisté souvent à ses ravissements et à ses extases ; son visage revêt alors un insoutenable éclat. Et en divers lieux, à Landémont, à la Garnache, à la Séguinière, à Roussay, des témoins émerveillés, en passant le long d'un jardin, en regardant par le trou d'une serrure, l'ont surpris en compagnie d'une belle dame toute blanche et suspendue dans les airs : La Reine même du Ciel qui venait parler à son serviteur.
On rapporte de lui maintes guérisons miraculeuses, dont voici peut-être la plus touchante : Il avait pris depuis peu à son service un jeune homme qu'il appelait frère Pierre. Celui-ci, lors de la mission de Vertou, tomba si gravement malade que l'un des prêtres se disposa à lui administrer l'Extrême-Onction. Le Bienheureux, l'ayant approché, engagea avec lui ce dialogue évangélique :
« — Où est votre mal, mon fils?
« — Père, dans tout mon corps.
« — Prenez ma main.
« — C'est impossible.
« — Tournez-vous de mon côté.
« — Je ne puis faire un mouvement.
« — Pierre, avez-vous la foi ?
« — Oui, mon Père.
« — Voulez-vous m'obéir?
» — De tout mon cœur.
« — Je vous commande, au nom du Christ, de vous lever dans une heure et de nous servir à table. »
Il était dix heures et demie du matin. A onze heures et demie, le jeune homme, debout, servait les missionnaires, et répétait à tout venant nue le Seigneur l'avait guéri[99].
La foi du petit frère ressemble-à celle du centenier, et voici qui rappelle la multiplication des pains à Bethsaïde. M. des Bastières raconte qu'accompagnant le Bienheureux dans ses missions, il leur arriva de s'arrêter dans des paroisses si misérables qu'ils eurent plus de deux cents pauvres à nourrir sans disposer eux-mêmes d'aucun moyen. Grignion, averti par son confrère, ne se troublait point et déclarait simplement : « La Providence y pourvoira. » « Sur son ordre, dit M. des Bastières, je faisais asseoir tous ces affamés autour de la table, fort mortifié de n'avoir rien à mettre dessus et je les retenais par une petite lecture. J'allais ensuite à la maison où logeaient les missionnaires, et j'y trouvais alors, avec surprise, une grande quantité de pains et d'autres provisions, venues on ne sait d'où, de quoi donner double portion ce jour-là. Pareille chose arriva cinq ou six fois à ma connaissance. »
La vie de Grignion de Montfort est ainsi tissée de belles histoires, dignes de former un appendice à la Légende dorée. A Saint-Christophe, il trouve un jour la fille de son ami, le sacristain, occupée à pétrir la pâte qu'elle destine au four.
« — Ma fille, lui dit-il, avant de faire un ouvrage, songez-vous à l'offrir à Dieu ?
« — Je le fais bien quelquefois, mon Père, mais il m'arrive de l'oublier.
« — N'y manquez jamais, dit le missionnaire.
« Et, joignant l'exemple à la parole, il s'agenouille, prie, bénit la huche d'un signe de croix. Puis, il s'éloigne.
« Le brassage achevé, le four empli par les pains, la mère demande s'il reste par hasard un peu de pâte. O merveille ! il en reste encore de quoi faire deux fournées, quoiqu'une seule ait été préparée. Quand le sacristain reconnaissant va porter une des tourtes rondes à son bienfaiteur, celui-ci l'accueille par ces paroles :
« — Eh bien, maître Cantin, vous apportez de votre bien à la Providence. C'est ainsi qu'il faut faire. Elle a été libérale envers vous. Il est juste que vous le soyez envers les pauvres. »
La même puissance tutélaire qui répand ainsi, par les mains de l'apôtre, les fleurs de sa charité, sait aussi, quand il le faut, lui confier l'arme de justice qui punit les forfaits, brise les projets criminels et trouble, par la crainte, les âmes inaccessibles à l'amour.
A Sallertane,[100] les portes de l'église barricadée par des meneurs s'ouvrent d'elles-mêmes pour livrer passage à l'apôtre. A Esnandes, on montrait encore, à la fin du siècle dernier, des pans de murs qu'on appelait la maison maudite. C'était celle du cabaretier Morcaut. Ayant insulté la procession par des propos sacrilèges, il fut subitement frappé de paralysie et mourut peu de temps après, misérablement, ainsi que toute sa famille.
Le succès des missions fut éclatant. Des foules entières, venues de toutes les paroisses voisines, ont attendu, sous le soleil ou sous la pluie, le tour de confessionnal, sont demeurées dans l'église depuis la pointe du jour jusqu'à la dernière prédication nocturne, sans penser à boire ni à manger. Dans certains endroits, dix mille personnes ont suivi la procession générale, et au départ du missionnaire, c'est toute une population qui lui a fait escorte pendant cinq ou six lieues. Les fidèles, soulevés par l'enthousiasme, accomplissent, sans aucun salaire, des travaux cyclopéens. Subitement, les chapelles s'élèvent, ainsi que des croix et des calvaires, des sociétés hospitalières et charitables s'établissent, partout s'organise l'enseignement du catéchisme. Cent cinquante ans après le passage du P. de Montfort, rares étaient les villages de Bretagne et de Vendée ayant perdu l'usage du rosaire dit en commun, les foyers où l'on eût oublié ses cantiques et où à la place d'honneur ne figurassent pas ses images.
 
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Il va sans dire que le démon, si vaillamment pris à la gorge par son adversaire, ne se laisse pas terrasser sans combat. Le Bienheureux, d'ailleurs, ne redoute pas la lutte : trop de calme et de complaisance dès l'abord le déconcerte même et lui paraît de mauvais augure. « Pas de croix, soupire-t-il : quelle croix ! » Mais les croix manquent rarement à leur soupirant. Si la victoire couronne, en fin de compte, l'effort de ses missions, elles débutent rarement par des sourires et des accolades. Le plus souvent, il pénètre dans une paroisse comme le gladiateur dans l'arène, à peu près seul, aidé par de frêles appuis ; les supérieurs sont incertains, les compagnons timides et prêts à lâcher pied au premier signe de défaillance.
Les presbytères ne se livrent pas sans réserve à l'irruption de cet ouragan purificateur. Pour quelques-uns, qui le souhaitent, le plus grand nombre préféreraient l'éloigner. Les curés aiment leurs commodités, ils ont pris des modes de vie tranquilles, assurés vis-à-vis de leurs ouailles par une indulgence tacite et réciproque, qui facilite singulièrement leur ministère. Certains rappels évangéliques troubleraient beaucoup leur sérénité.
Quelquefois, comme à la Chevrollière, il arrive que le recteur[101], après s'être opposé de son mieux à la venue du saint homme, prenne, à son arrivée, la tête de l'opposition. Cet étrange abbé, n'ayant qu'imparfaitement réussi à détourner les fidèles des sermons du missionnaire, entre un jour dans le chœur en aube et surplis et prend la parole en ces termes : « Mes chers paroissiens, étant votre pasteur, je me vois obligé de vous avertir que vous perdez votre temps en venant ici, on ne vous apprend que des bagatelles. Vous feriez beaucoup mieux de rester chez vous, pour y travailler à gagner votre vie et celle de vos enfants. C'est à quoi je vous exhorte très fortement. »
Les jours suivants, il enrôle, avec son vicaire, les chenapans du village, qui criblent de pierres le prédicateur à sa sortie de l'église, le traitant de charlatan, d'imposteur, de perturbateur de la paix publique, de détrousseur des pauvres et lui promettent, s'il ne détale, de nouvelles persécutions.
Les dévotes se mêlent de l'affaire. L'une d'elles, « remplie de l'esprit des ténèbres », et qu'on avait subornée, dénonce Montfort à l'autorité épiscopale, comme le plus grand hypocrite de la terre, séducteur du menu peuple, agissant par avarice, homme aux mœurs corrompues qui l'avait sollicitée au mal dans le tribunal de la pénitence !
On sait déjà de quelle manière surprenante le saint prêtre répond à ces diffamations. Au départ de la Chevrollière, il va trouver le prêtre indigne, le prend tendrement dans ses bras, et lui promet de prier pour lui tous les jours de sa vie. Comme son Maître, il ne vient pas pour les justes mais pour les pécheurs. M. des Bastières, un jour, à travers la cloison qui les sépare, l'entend murmurer cette prière : « Seigneur, pardonnez, s'il vous plaît, à mes ennemis ; ne leur imputez pas ce qu'ils font et ce qu'ils disent contre moi. Seigneur, convertissez tous les pécheurs de celte paroisse ; faites-leur à tous miséricorde ; punissez-moi, chargez-moi tant qu'il vous plaira, je le mérite ; mais, de grâce, épargnez-les. »
L'opposition la plus véhémente contre l'homme de Dieu vient nécessairement des esclaves de l'orgueil et de la chair, gênés dans l'exercice de leurs vices et des trafiquants qui arrosent et font croître, pour en tirer fortune, la végétation luxuriante des sept péchés capitaux. L'auberge, la plupart du temps, leur sert de quartier général ; elle revêt la majesté d'un temple païen, rival de celui du Seigneur, où le comptoir tient lieu d'autel et où l'on dédie à Bacchus les cantiques et les libations. Le patron et sa clientèle alertés apprêtent tout un attirail de combat ; des tables de jeux sont dressées comme des barricades sur le parcours des processions ; des fenêtres transformées en postes de guet, partent des huées, des éclats de rire et des projectiles. Par endroits, la dispute, qui tourne à l'émeute, entraîne des voies de faits. A Saint-Christophe-en-Ligneron, un inconnu se jette sur le missionnaire et le soufflette : « Laissez, dit celui-ci, il sera bientôt à moi, » et, en effet, la prédiction se réalise. A Bréal, un énergumène brandit sa hache et menace de le décapiter. A Sallertane, deux demoiselles de haut rang, prenant à leur compte certaines remontrances, vont se plaindre à leur mère, qui frappe le prédicateur à coups de canne. A Roussay, c'est tout un drame, dont l'épilogue est miraculeux. Le seigneur du lieu, se croyant visé avec sa famille, par un sermon dirigé contre le luxe, fait saisir Grignion de Montfort, qui est enfermé, par son ordre, dans la prison du district. Le lendemain, quand on veut s'assurer de sa présence, le prisonnier a disparu, malgré les portes solidement verrouillées : à la même heure, il prêche, sans embarras, dans l'église de la paroisse.
Nous verrons, par la suite, d'autres attentats et d'autres prodiges. Mais l'hostilité ne vient pas seulement des habitants, dérangés dans leur inconduite, elle part de plus haut et de plus loin. Elle vient du jansénisme ou du calvinisme, des clercs ignorants ou jaloux, des intendants, des gouverneurs militaires, des vicaires généraux et des évêques. C'est l'histoire de cette lutte qu'il nous reste maintenant à raconter.

VIII - BRETAGNE

 
Chronologie ; Missions avec M. Leudiger (février-sept. 1707). L'ermitage de Saint-Lazare et les missions dans le diocèse de Saint-Malo (oct. 1707 à fin 1708). Nantes, missions en Basse-Bretagne ; le drame de Pontchâteau (fin 1708-sept. 1710). Interruption des missions, les inondations de Nantes (sept. 1710-mai 1711).
 
Nous avons laissé Grignion de Montfort, après ses voyages d’intercession à Rome et au Mont-Saint-Michel, recommencer seul l'évangélisation de la Haute-Bretagne. En février 1707, il entre en rapports avec M. Leudiger. Depuis longtemps, il se sentait attiré vers le missionnaire, dont on lui vantait les exploits apostoliques et qui jouissait dans toute la province d'un grand renom de sainteté. Il avait rêvé, sur les bancs de Saint-Sulpice, de faire sous sa bannière ses premières armes, et il l'aurait choisi pour chef si M. Leschassier ne l'avait détourné de cette aventure. L'association retardée ne présente plus maintenant des conditions aussi favorables. Avec l'âge, le maître s'est durci dans ses habitudes, il pousse jusqu’a la raideur la sévérité de ses règlements. Grignion a désormais trop d'expérience et de maturité pour être un élève. Dans le petit groupe qui travaille en commun, il s'efforcera de tenir humblement sa place, mais ses originalités inconscientes indisposent le directeur et font naître chez ses condisciples une croissante jalousie. Ensemble, ils visitent une partie du diocèse de Saint-Malo (Beaulou, Le Verger, Merdignac, Saint-Suliac, Becherel), puis de là, passent au diocèse de Saint-Brieuc. Une page des souvenirs de Chateaubriand nous aide à imaginer le caractère de cette contrée : « Durant quatre mortelles lieues, écrit-il, nous n'aperçûmes que des bruyères guirlandées de bois, des friches à peine écrêtées, des semailles de blé noir, court et pauvre, et d'indigentes avénières. Des charbonniers conduisant des files de petits chevaux à crinière pendante et mêlée ; des paysans à sayons de peau de bique, à cheveux longs, pressaient des bœufs maigres avec des cris aigus et marchaient à la queue d'une lourde charrue, comme des faunes labourant. Enfin, nous découvrîmes une vallée au fond de laquelle s'élevait, non loin d'un étang, la flèche de l'église d'une bourgade : les tours d'un château féodal montaient dans les arbres d'une futaie éclairée par le soleil couchant[102]. »
A la Chèze, près de Loudéac, Notre-Dame de Pitié, que le Bienheureux a relevée en accomplissement d'une prophétie de saint Vincent Ferrier, possède une statue en bois doré, qu'il a offerte, un devant d'autel que probablement il a peint : autour de la Vierge, abritant de son manteau les seigneurs du lieu, duc et duchesse de Rohan, en costumes fleurdelisés, un prêtre une religieuse, un moine, un groupe de mendiants sont rassemblés et, comme dans les tableaux de primitifs, l'auteur s'est représenté lui-même en posture de donateur, revêtu d'un surplis romain à longues manches, a genoux et priant, les bras étendus vers sa protectrice.
Après une retraite à Saint-Brieuc, marchant à travers les landes que la digitale commence à fleurir, il traverse le village de la Trinité-Porhoët, dont les murs de schiste sont coiffés de chaume. On chante dans l'église les litanies de la Vierge. Il entre pour y mêler sa voix, il fait un sermon et donne à l'image sculptée sur le portail le nom de Notre-Dame de Lumière qui lui est resté.
A Moncontour, il disperse une foule de danseurs avec sa fougue ordinaire, puis M. Leudiger prêche sur la prière des morts. Le P. de Montfort a toujours eu, pour les âmes du Purgatoire, une dévotion particulière[103]. Il conseillera régulièrement, par la suite, de consacrer les lundis de l'année en messes et bonnes œuvres à leur intention. Après le prêche, il fait spontanément une quête en leur faveur. Incident minime qui décide du sort de l'association. Sans le vouloir, il s'est mis ainsi en contravention avec le règlement du directeur qui interdit de recevoir des aumônes. M. Leudiger, inflexible sur la discipline, sans égard pour les services rendus et pour la valeur de son auxiliaire, lui signifie sur-le-champ son congé. Par la suite, il regrettera, mais trop lard, la rupture irréparable.
 
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Grignion de Montfort ne s'éloignera guère du lieu de séparation. Il éprouve soudain le vif désir d'une rentrée en soi-même. Depuis les extases délicieuses dans le taudis du Pot-de-Fer, il n'a pu se réserver une semaine de vraie solitude. Sans doute, il réserve, chaque jour, une large part à l'oraison. Mais une activité incessante, prenant souvent la forme de la bataille, absorbe plus qu'il ne convient l'attention du missionnaire et use peu à peu le trésor de ses heures contemplatives. Une âme s'épuise en bonnes œuvres si la lecture et la méditation ne viennent l'alimenter : la mer elle-même se tarirait sans la source qui sort des montagnes. « Laissez-moi, disait un jour le Bienheureux qu'on dérangeait dans sa prière pour aller confesser des pénitents ; laissez-moi ; si je ne suis pas bon pour moi-même, comment le serai-je pour les autres ? » L'homme qui s'est le plus prodigué pour l'exercice extérieur de la charité ne manque pas de mettre ses disciples en garde contre le danger qu'elle présente « en faisant perdre à quelques-uns l'esprit d'oraison et de recueillement ».
Il rappelle, à plusieurs reprises, dans une forme admirablement concise, que ce qui compte le plus, c'est la qualité de l'être et non les choses visibles qu'il accomplit. « Estimez, écrit-il, plus que toutes les choses extérieures, celles qui sont dans le cœur. » Et encore de lui, cet avis : « Ne vous épanchez jamais tout à l'ait hors de vous-même où est le royaume de Dieu[104]. »
Contemplation, action : ce sont les deux temps de la respiration de l'âme ; par l'un on aspire, par l'autre on insuffle la vie. Montfort a tant donné, qu'il éprouve le besoin de recevoir, de laisser se remplir le réservoir des grâces.
Il continue vers l'Est et se retrouve au pays natal. Sans doute est-il guidé par quelque souvenir d'enfance, par l'invitation de la nature hospitalière. L'asile qui va l'accueillir ressemble peu à la soupente de l'escalier parisien. Dans un éboulis de rochers, dans un frissonnement d'eaux courantes, l'ermitage de Saint-Lazare domine la vallée du Meu, à l'orée de la forêt, de Brocéliande. Un chêne l'abrite, qu'on disait hanté parles fées. Du seuil de son habitation rustique, le solitaire pourra confronter ses visions avec la nature et constater, comme saint Bernard, l'intime concordance de leurs leçons. Accompagné seulement de ses deux fidèles, frère Mathieu[105] et frère Jean, il pénètre dans ce beau désert. Le vieux prieuré n'est que décombres. Tant bien que mal, les pieux explorateurs établiront dans ces ruines trois gîtes aventureux. Ils ne demandent pas plus pour être à l'aise. Mais le P. de Montfort a l'âme d'un bâtisseur d'églises. Il ne peut supporter sans tristesse l'état de la chapelle livrée aux ronces et aux corbeaux. Et voici qu'à son appel, comme à la Chèze, des travailleurs volontaires affluent du hameau voisin de la Bachelleraie. Le petit sanctuaire est restauré, le Bienheureux installe dans le chœur Notre-Dame de la Sagesse. Mais comment, désormais, garder pour lui seul l'usage du nouvel oratoire et refuser à ses humbles collaborateurs la récompense de leur zèle? De grand cœur, il leur en ouvre l'entrée ; il les entraîne à la dévotion du Rosaire et, à cet effet, place devant l'autel, sur un prie-Dieu, cet énorme chapelet que plusieurs personnes pouvaient parcourir des doigts en même temps, et dont les grains, de la grosseur d'une noix, furent distribués aux fidèles pendant la tourmente révolutionnaire.
L'ermitage de Saint-Lazare relâche peu à peu de son silence monacal et devient, à certains jours, un lieu de pèlerinage. La ferveur se réveille dans la contrée. Les curés des paroisses avoisinantes demandent des missions. Et l'apostolat ne tarde pas à recommencer. Montfort prêche à Bréal, à Romillé, à Breteuil-Talensac, à Landujeau, à Medréac, dans la région de l'argile et du torchis où les villages se dispersent dans des champs de seigle et de colza. Il prêche dans l'église Saint-Jean, à Montfort. Ses parents sont venus de Rennes pour le voir et pour l'entendre. Il accepte, encore une fois de prendre un repas à leur table, mais à la condition d'y amener ses amis ; on y souscrit de confiance et, à l'heure dite, on voit arriver avec stupeur un défilé de pauvres hères hâves et vermineux, auxquels le prêtre fait les honneurs de la maison.
Grignion aime son pays natal ; mais il n'y sera pas prophète. Il veut laisser à Montfort un calvaire ; déjà à la butte de la Motte, il entame les terrassements. Le duc de la Trémoille, seigneur du lieu, intervient et ordonne de tout arrêter. Un an à peine après son installation au prieuré de Saint-Lazare, l'hostilité masquée qui le poursuit a retrouvé ses traces et vient le traquer au sein de sa retraite. L'évêque de Saint-Malo, criblé de rapports tendancieux, est pris de soupçons. Il n'ose pas prononcer une interdiction totale, mais il place le Père de Montfort en surveillance, en lui défendant de prêcher ailleurs que dans les églises. C'était interrompre la mission permanente de Saint-Lazare, la plus chère au cœur du Bienheureux. Celui-ci sent se resserrer l'étreinte de ses adversaires. Pour échapper à leur malice, il prend du champ. Mais il laisse à Saint-Lazare un factionnaire : une pauvre femme inconnue qu'il a désignée d'office lors de son dernier prêche à Saint-Jean et qui, pour lui obéir, gardera seule, pendant vingt ans, la petite chapelle éloignée, en vivant de la charité des passants.
 
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Attiré par l'amitié des Jésuites, par celle des Dominicains qui vont l'accueillir dans le Tiers-Ordre[106], par la protection du vicaire général, M. Barrin, par l'espoir renaissant d'un travail fructueux, le proscrit se dirige sur Nantes, vers la fin de l'année 1708. Il y séjournera jusqu'en avril 1711 et ce sera l'une des haltes les plus longues, sinon les plus paisibles de son existence.
A la communauté de Saint-Clément, qu'il a quittée en 1701 et dont il garde un souvenir assez amer, le désordre n'a fait qu'empirer depuis le départ du vénérable M. Lévêque, qui est allé, selon ses vœux, mourir dans son cher séminaire de Saint-Sulpice. Ce n'est pas là que le Bienheureux va s'établir, mais dans un faubourg du nord-ouest de la ville appelé Villeneuve-du-Marchix, d'où l'on domine la cathédrale et qui descend en pente rapide vers l'Erdre et ses tanneries, parmi les masures et les jardinets. La mission qu'il donne en l'église de Saint-Similien ne tarde pas à révolutionner ce quartier populaire, à tel point que l'évêché, assailli de rapports contradictoires, se demande s'il doit s'en réjouir ou s'en alarmer. Afin de prendre parti, le vicaire général, accompagné de plusieurs doctes théologiens, se glisse un jour incognito dans l'assistance. Un pieux tumulte les environne, dont ils sont tout d'abord incommodés. Pourtant ils écoutent, et voici que l'émotion du prédicateur et de la foule les gagne à leur tour. Ils tâchent de résister, mais en vain. Les hauts prélats sanglotent maintenant et s'épongent les yeux avec leurs mouchoirs. Ils s'en reviennent fort pâles à leur logis. La cause est jugée.
M. de Montfort, grâce aux libéralités d'une pieuse pénitente, s'installe non loin de là, au lieu dit Cour Catuy, sis dans la rue des Hauts-Pavés qui, partie de la place de Viarme, prend la direction de Vannes après avoir franchi les remparts. Une fois de plus il va nicher dans des ruines. De l'ancien manoir de chasse des ducs de Bretagne qui devient la maison de la Providence, il ne reste qu'une chapelle délabrée qu'il remonte et quelques anciens bâtiments qui serviront d'abord d'ateliers pour les préparatifs des missions, et qui bientôt vont être envahis par les pauvres et les incurables[107]. Ces hôtes habituels ne vont pas tarder à affluer.
Les deux hivers qui suivent l'arrivée du Bienheureux vont laisser, en effet, dans la mémoire des Nantais, le souvenir de deux catastrophes. 1709, c'est l'année en France du grand hiver. Du début de janvier à la fin d'avril, le froid, au dire de Saint-Simon, atteignit « le degré où il descend à l'extrémité de la Suède ». Vignes gelées jusqu'à la racine, récolte de blé presque entièrement perdue, c'est la famine assurée pour la plupart des artisans et des petits bourgeois de la ville. L'année qui suit, plus calamiteuse encore, c'est celle des inondations de la Loire.
Le fleuve capricieux et qui n'est pas tenu en laisse plonge alors dans la cité des bras nombreux, aujourd'hui comblés ou recouverts en partie, et découpe des îles basses et marécageuses. En février et mars 1711, une crue subite, aggravée par les obstacles que les engins de pêche opposent au passage des eaux, vient heurter avec furie les ponts de bois qui s'effondrent, entraînant les maisons et les moulins qui les bordent. Le niveau du fleuve est si haut qu'on navigue en barque depuis la rue du Port-Maillard jusqu'à la porte Saint-Nicolas en passant par le Boffay. Entre le pont de Pirmil au Sud, dont cinq arches sont renversées, et le pont de la Madeleine au Nord, le faubourg de la Biesse est entièrement submergé. Sous un ciel lugubre qui ne cesse de se vider en cataractes, mille courants bourbeux s'enchevêtrent et creusent des remous perfides au-dessus des arbres dont ils balayent les cimes. Agrippés aux plus hautes branches, réfugiés sur les toits et dans les greniers chancelants, des hommes et des femmes que le flot guette poussent des cris d'effroi et pour forcer l'attention tirent des coups de pistolet dans la nuit tombante. Il faudrait sauver ces condamnés, tout au moins leur porter des vivres. Mais l'entreprise est si périlleuse que les marins les plus hardis n'ont pas l'audace de la tenter.
Grignion apporte du pain. Où a-t-il trouvé cette denrée introuvable? Il s'avance vers les matelots hésitants, il leur parle, il les travaille, il les entraîne vers la flotte amarrée qu'il bénit. Puis il s'élance dans l'un des bateaux. On le suit. On rame avec assurance au milieu des dangers, parce qu'il affirme que nul ne périra et parce qu'on le croit. On touche au but, on jette les aliments par les lucarnes. On revient sain et sauf à la barbe du monstre liquide. Voici le saint prêtre qui descend au milieu des vivats et que se range le long des berges la barque, qui sera tenue longtemps dans la contrée pour miraculeuse.
A l'égard des éléments et des hommes, toujours le même courage persuasif. Il y a aussi, à Nantes, des bouges périlleux où croupissent des filles perdues, et des appartements cossus dont les hôtes se damnent à leur façon par le luxe et par l'insolence. On a vu à Poitiers le saint opérer auprès des premières. Voici, envers les seconds, l'un de ses comportements.
Il est entré, un jour, encore suivi du tremblant M. des Bastières qui nous a conté l'aventure, chez un grand bourgeois persifleur et récalcitrant, un des chefs de la résistance impie, nanti d'ailleurs de ducats et bien assis sur ses assurances. Grignion a placé son crucifix sur le coin de la cheminée et, posément, il s'est mis à genoux, pour parler d'abord à voix basse à son maître intérieur. Il s'adresse ensuite à l'intéressé que cette visite interloque : « Vous croyez, monsieur, que je suis venu pour mon propre compte. Vous vous trompez. Je ne suis rien que l'ambassadeur de Jésus et de Marie. Ne voulez-vous point me recevoir en leur nom? » La sérénité des incrédules repose sur des bases incertaines et fragiles. Rien ne les trouble comme la ferme affirmation de la foi, car au fond d'eux-mêmes ils en ont peut-être le désir. Le satrape, subitement décongestionné, a dit : « Je le veux bien. » Même il a suivi à l'église le pauvre prêtre, et s'est attaché à sa robe par le doux licol de la pénitence.
Parfois, le pieux propagandiste emploie des arguments différents. Il sait choisir, selon les cas, et s'il a l'air de céder à la violence, c'est que les outrages faits aux apôtres entrent aussi dans les vues du Seigneur. Nantes, en ce temps-là ville d'Université, offre mainte occasion de scandale. Les étudiants qu'il admoneste en chaire avec trop de vigueur tentent de le lapider. Au faubourg Saint-Donatien, comme à Moncontour et autres lieux, il donne l'assaut à un cabaret, et disperse les ivrognes. Des fêtards qui l'ont reconnu un jour de liesse se vengent de ses réprimandes en l'enfermant dans leur ronde grotesque et en chantant par dérision ses cantiques. Une autre fois, il n'échappe que de justesse à l'incarcération et à l'assommade. Il revenait à Saint-Clément et traversait les terrains vagues de la Motte-Saint-Pierre avant de franchir le pont-levis sur les douves des remparts. Des soldats et des artisans sont aux prises. Il se jette dans la mêlée et parvient à les séparer. Mais, au moment de reprendre sa route, il remarque un objet insolite dont il demande l'usage. C'est, lui dit-on, une table marquetée qui sert au jeu de « blanc et noir », justement cause de ces querelles quotidiennes. Il n'en faut pas plus pour allumer l'indignation du missionnaire. Il bondit sur le meuble de perdition, le renverse, le frappe à coups de pied et le met en miettes. Beau tumulte dans l'assistance. Les soldats, ivres de rage, se précipitent sur l'agresseur, déchirent son manteau, arrachent ses cheveux et menacent de le tuer sur-le-champ s'il ne rembourse pas le dommage. Comme il ne s'agit plus que de son corps, M. de Montfort a retrouvé un calme parfait. « Combien cette table a-t-elle coûté ? s'informe-t-il. — Cinquante livres. — Je donnerais volontiers cinquante millions de livres d'or, si je les avais, et tout le sang de mes veines, pour faire brûler tous les jeux de hasard semblables à celui que je viens de détruire. » Ces paroles déchaînent une fureur indescriptible. On va sans doute le pendre ou l'égorger, lorsqu'un gradé prudent intervient et conseille de le conduire au château et de le remettre entre les mains du gouverneur qui fera justice. C'est sur le chemin de la prison que M. des Bastières rencontra son maître suivi d'une populace fort excitée.
« Il avait, dit-il, la tête nue et son chapelet à la main, qu'il disait à haute voix, le visage rayonnant et vermeil, et marchant à si grands pas que les soldats avaient peine à le suivre. » On ne le mit pas, cette fois, dans les fers, parce qu'un ami influent rencontré par hasard le délivra. Il en fut fort marri, disant qu'on le privait ainsi d'un bonheur auquel il aspirait depuis longtemps, qui était d'être prisonnier pour l'amour de Jésus-Christ.
 
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De sa maison des Hauts-Pavés il organise avec vigilance des missions qu'il va prêcher dans la province : à Lande-mont, sur les confins de l'Anjou[108], à la Chevrollière où, malade, il aide, pieds nus dans la boue glacée, à porter la croix et, par ce remède paradoxal, se trouve instantanément guéri, à Saint-Fiacre, à Vertou, à Vallet, dans le pays des raisins, où le frère Mathurin, pour attirer les vendangeurs trop lents, parcourt les rangées de vignes en agitant une clochette et en entonnant de sa belle voix un cantique de circonstance :
 
Alerte, Alerte, Alerte.
La mission est ouverte.
Venez-y tous, mes bons amis,
Venez gagner le paradis.
 
Mais le Bienheureux est tourmenté par un projet grandiose qu'il a hâte de réaliser : un sanctuaire colossal bâti à la sueur du front des hommes, comme une cathédrale, en commémoration des grâces répandues sur la Bretagne et en hommage de sa fidélité et de sa foi ; un monument sublime, répondant par sa taille et ses proportions à la ferveur renouvelée des foules chrétiennes, édifié en un haut lieu dont l'ascension use les genoux des pénitents et les détache tout à fait de la terre. Au sommet, dominant la contrée comme un phare, la Croix, seule et resplendissante, la tête perdue dans le ciel. Depuis quand cette idée a-t-elle germé dans son esprit ? Depuis le Calvaire qu'il a vu au Mont-Valérien sur le modèle de celui de Bétharram ? Depuis des temps plus lointains encore, qui se perdent dans les limbes de sa mémoire ? Il lui aurait plu d'y associer sa cité natale, mais l'indifférente l'a rebuté. Un grand Christ de chêne qu'il a fait sculpter par un artiste de Saint-Brieuc l'a suivi dans ses voyages et maintenant il cherche des yeux, en Basse-Bretagne, l'endroit choisi d'où ce Suzerain embrassera du regard le royaume couché sous ses pieds. Alors va s'ouvrir le drame de Pontchâteau, qui prélude par un attentat et qui se termine par le plus grand revers de cette existence mouvementée.
Jamais le saint homme ne s'est senti plus soulevé par son exaltation mystique et par l'élan des foules populaires. Jamais il n'a senti autour de lui se condenser plus de haines, se nouer de plus tortueuses machinations. A mesure qu'il avance dans son œuvre, il traverse un air plus lourd, une hostilité plus épuisante. Un tel acharnement n'est pas explicable par des divergences de doctrine ou par des compétitions d'amour-propre. Derrière le rideau des intrigues banales, on voit passer l'ombre surhumaine qui dirige toute la stratégie ténébreuse, qui anime au combat la meute écu mante et la jette au moment propice contre le serviteur de Dieu.
A Cambon, gros bourg au nord de Savenay où il vient de terminer une mission avec M. des Bastières, Grignion de Montfort s'apprête à gagner pour la première fois le bourg de Pontchâteau qui devait tenir tant de place dans son histoire.

La veille de leur départ, à la tombée de la nuit, une femme vient supplier les pèlerins de retarder leur voyage, afin de conjurer un danger mortel. Elle leur rapporte en tremblant une conversation qu'elle a surprise. Cinq hommes se sont concertés sous ses fenêtres : ils se posteront demain sur le passage des deux prêtres, dans l'intention de les assassiner. Si incroyables qu'ils apparussent, ces propos n'étaient pourtant pas imaginaires, puisque les bandits se tinrent au guet toute la journée suivante, le doigt sur la gâchette de leur pistolet.
Par bonheur, M. de Montfort avait cédé aux instances de son compagnon. Ce n'est qu'un peu plus tard qu'il commencera la mission de Pontchâteau (fin avril ou mai 1709).
En parcourant ces landes pensives, fourrées de genêts et de bruyères, trouées de place en place par des éperons de rochers, il a connu que c'était là la Terre promise, le lieu saint où il devait s'arrêter pour fixer dans le sol dur l'arbre insigne. Quelque temps il hésite entre deux emplacements voisins. L'un est une butte légère, à Rochefort-en-Crécy, au nord de la chapelle et de la maigre bourgade de Sainte-Reine. La tradition rapporte qu'après s'être assuré le concours des paroissiens, il passa la nuit en prières afin de connaître la volonté du Seigneur. Au matin, on reprit le travail commencé. Or, on s'aperçut que deux colombes, à mesure que la terre était arrachée du sol, la prenaient par pincées dans leur bec et la transportaient à tire-d'aile dans un autre endroit, distant d'une lieue et à mi-chemin de Pontchâteau, au point le plus élevé de la lande de la Madeleine. Celte intervention surprenante fut interprétée comme un signe et l'emplacement si explicitement désigné par les oiseaux du déluge fut définitivement adopté.
Si forte est l'impulsion qui vient du bon Père qu'on s'est jeté précipitamment à la besogne sans se préoccuper du poids ni de la longueur de l'entreprise. D'ailleurs, un autre signe achève de convaincre la bouillante équipe du consentement de la Providence. En 1673, l'année même de la naissance du Bienheureux, les anciens se souviennent avoir vu, au-dessus de ce canton où la pioche commence à retentir, des croix-lumineuses environnées de drapeaux qui semblaient descendre du ciel pour présager une victoire. Sans nul doute ce tertre est prédestiné ; l'œuvre à laquelle chacun participe est une œuvre d'obéissance et de sanctification.
La foi soulève des montagnes ; c'est à la lettre de cette opération qu'il s'agit. L'énorme terrassement déplace des tonnes de rocher. A mi-hauteur, le défricheur a marqué d'un grand cercle l'emplacement d'un fossé. La terre qu'on retire, transportée à grand ahan, modèle au sommet un plateau artificiel surélevé de vingt mètres, sur le niveau primitif. Les ouvriers bénévoles, accourus à grands flots, répondent chaque matin à l'appel du chef qui les rassemble au son bizarre d'une conque marine. Ils portent comme insigne le scapulaire et le chapelet et s'encouragent en clamant des cantiques. Il en est venu de toute la Bretagne, des provinces voisines, des Flandres et de l'Espagne, et l'on parle sur le chantier tous les idiomes de la chrétienté, depuis le basque jusqu'au latin. Des travailleurs de tous âges, de tous sexes, de toutes conditions, des bourgeois et des paysans, des châtelains et des prêtres, des gens de robe et d'épée, des vieillards et des jeunes filles, confondus dans une fraternelle et joyeuse émulation, dans une égalité évangélique qui abolit les privilèges de caste et d'argent, qui soulage les âmes du dard de l'envie, de l'avarice et de l'orgueil, manient le pic et la pelle, poussent la brouette, endossent la hotte chargée de pierres et nul ne mange que la miche tirée du bissac, ne boit que l'eau de la fontaine puisée à la, gourde, ne reçoit d'autre salaire que la satisfaction d'avoir payé par ses mains le tribut de sa pénitence et contribué par son effort à l'hommage rendu au Christ-Roi. Rien de semblable peut-être ne s'était vu depuis l'érection des cathédrales et la marche des Croisés sur Jérusalem.
Les pauvres sont nombreux dans cette armée pacifique. Us ont apporté leurs bras et leur courage, mais ils manquent de pain. Pour ses enfants les mieux aimés, le bon Père va reprendre sa fonction de quêteur qu'il a si souvent pratiquée sans honte. Dans les hameaux voisins de la Viauderie, des Métairies, de la Painterie, de la Noé, au château de Deffais, on connaît son pas, on a pris l'habitude de sa maigre silhouette qui se découpe sur l'encadrement de l'huis. Nul ne résiste à sa main tendue. Et comme toujours, le merveilleux prête aussi son assistance au mendiant auréolé : fermier caché pour échapper au devoir de l'aumône et qu'il découvre dans la crèche aux bœufs, provisions toujours puisées et qui pourtant ne diminuent pas dans la huche d'un bienfaiteur, essieu brisé qu'il répare d'un simple attouchement, et encore, parmi tant d'autres belles histoires, la présence à ses côtés — tant de témoins pour le dire — de la Sainte Vierge.
Pendant que la longue tâche s'accomplit par la main des hommes et des anges, le prédicateur ne néglige pas ses missions. Avec l'aide de deux auxiliaires, M. Olivier et M. des Bastières, il circule dans la contrée avoisinante sans relâcher toutefois la surveillance des travaux. Le pays entre Loire et Vilaine se partage entre les landes de granit ponctuées de moulins à vent et la triste Brière dont les villages de pisé, couverts de roseau, se chauffent à la « motte » et se groupent autour du puits rond où les femmes s'assemblent pour tirer l'eau à l'aide d'une longue perche. De Pontchâteau, il a gagné, par un chemin ombragé de chênes et de saules, Besné, puis Crossac dans les fraîches herbes. Il a longé les marais pour atteindre le rocheux Herbignac, puis Assérac bâti en plein vent au milieu des salines, bourg de tisserands et de broyeurs de lin. Il a officié à la chapelle de Trologo, à Pen Be au bord de la mer, très bleue les jours de beau temps et qui tourne au vert délavé dans les après-midi de grisaille. Quittant la côte déchirée où s'ouvrent quelques bancs de sable, il est remonté au haut pays, à Massilac et Camoël, terres rudes où le granit affleure, et vers Saint-Molf, il a croisé sur la route du troc les paludiers en culotte courte, en veston bleu de roi, sous leurs larges chapeaux de mousquetaire, qui vont porter le sel et chercher le grain dans l'arrière-pays.
Le 13 septembre 1710, la veille du jour qu'il a fixé pour la bénédiction solennelle, le gigantesque travail est achevé. Cinq cents personnes chaque jour y ont peiné pendant quinze mois, aidées de cent paires de bœufs.
La colline sainte s'élève à la pointe du sillon breton comme une tour de vigie à la proue d'une barque amirale. De son promontoire, la vue qui se brise au nord contre la mystérieuse forêt de la Madeleine dont les sombres vagues viennent expirer à ses pieds, plonge ailleurs sur un vaste moutonnement de paysage, percé sur douze lieues de profondeur par les cônes des moulins et des manoirs et par les aiguilles de trente-deux clochers. Par delà le pelage de la lande, brun, fauve ou doré selon la saison, s'étend la terre plate des marais et, tout à l'horizon, on voit d'un côté scintiller l'estuaire de la Loire, et de l'autre se découper dans le ciel les lourds remparts de Guérande.
L'ensemble, par sa masse imposante, affirme la puissance et la majesté de l'Homme-Dieu, appuyé sur le roc inébranlable, étreignant le monde de son regard, pleuvant sur lui de toute sa gloire. Fidèle à sa vocation d'éducateur sacré, le Bienheureux a voulu aussi que chaque détail soit un enseignement et une histoire. Il a tracé une sorte d'itinéraire symbolique, comme les aimait le moyen âge, une pieuse Carte du Tendre qui révèle une fois de plus son penchant pour l'allégorie en même temps qu'elle résume par des figures empruntées à l'art et à la nature l'essentiel de sa spiritualité.
Partant du pied de la montagnette, le pèlerin gravit la pente aride par un chemin qui tourne en spirale. Le long du parcours, quinze chapelles représentent les quinze mystères du Rosaire ; chacune est entourée d'un petit parterre de roses : « La rose réjouit par sa beauté : voilà Jésus et Marie dans les Mystères Joyeux ; elle pique par ses épines : les voilà dans les Mystères Douloureux ; elle réjouit par la suavité de son odeur : les voilà enfin dans les Mystères Glo­rieux[109]. »
A la première terrasse, la même dévotion s'exprime par d'autres images. Cent cinquante sapins alignés, ce sont les cent cinquante ave, répartis en quinze dizaines par le fuseau plus élancé d'un cyprès qui fait monter vers le ciel un Pater. On atteint ensuite la plate-forme supérieure formée par les matériaux hissés de la ceinture de fossés. Nouvelle répétition des quinze stations du rosaire, marquées par les quinze piliers qui soutiennent la clôture. De l'un à l'autre court un immense chapelet de pierre aux grains énormes. A l'entrée deux nouveaux motifs symboliques. D'un côté le Serpent d'Airain : par lui, ceux qui ont été mordus sont guéris ; c'est la figure anticipée du Christ dans l'Ancienne Loi. De l'autre, un Ecce Homo, le Christ lui-même présenté au peuple. Le voyageur qui s'est confié à la Vierge est ainsi conduit par elle à son Fils.
A l'intérieur de l'enceinte, le Calvaire s'ouvre par deux jardins en miniature, qui n'ont guère plus d'un pas de côté : c'est le Jardin d'Eden et le Jardin des Olives, celui du péché et celui de l'expiation. La croix du Sauveur domine au centre, rouge du sang de la Passion ; à sa droite, celle du bon larron est verte comme l'espérance, à sa gauche celle du mauvais larron est noire, de la couleur de l'enfer. Aux pieds du Christ, Notre-Dame de Pitié percée de sept glaives, assistée de saint Jean l'Evangéliste et de sainte Marie-Madeleine.
L'heure longtemps désirée, longtemps préparée, est venue, l'heure du repos et du salaire après la fatigue. Les bons ouvriers aux mains durcies, en relevant leur front courbé sur le sol, n'attendent pas d'autre récompense que cette joie radieuse d'apporter leur présent à l'Enfant-Dieu comme l'or et l'encens des Rois Mages, de remettre leur œuvre patiemment ouvrée aux pieds de Jésus et de sa Mère pour qu'ils soient contents et pour qu'ils sourient. Demain, ce sera fête dans le ciel et sur la terre. Des marcheurs, sac au dos, ont fait par étapes cinquante à cent lieues pour prendre part au formidable hosannah qui va faire résonner d'allégresse les échos du Paradis. Ils sont assis sous la tente ou la ramée, roulés dans des couvertures à l'abri d'un dos de rocher pour passer les nuits d'automne déjà fraîchissantes. On en compte près de vingt mille, groupés par paroisse, sous leurs étendards ; la montagne sainte en est couverte. Le Bienheureux, affairé et ravi, n'a pas découvert dans leur fourmilière ses vieux parents venus à pied de Rennes pour acclamer le triomphe de leur fils, qu'ils voient si peu et qu'ils n'osent presque plus approcher. La cérémonie est si finement ordonnée, si bien prête, que quatre sermonnaires de renom sont à leurs chaires en plein vent et qu'ils déroulent déjà le beau fil de leurs harangues.
C'est alors, sur ce point culminant, de l'aventure héroïque, que le malheur s'abat, aussi soudain, aussi surprenant que l'épervier sur la colombe. Tout l'édifice va s'écrouler comme sous l'éclatement d'une mine. Dénouement inique en apparence, réponse insensée à tant de fidélité, de courage et d'amour.
Tout se passe avec une effrayante rapidité. Le treize au soir, un billet laconique de Mgr de Beauvau, jusqu'alors favorable et consentant, ordonne de renoncer à la bénédiction. Est-ce un atroce malentendu? Le pauvre prêtre accouru auprès du prélat essaye en vain de le faire revenir sur sa décision. C'est chose bien impossible, puisque la volonté de l'évêque est dirigée et qu'elle n'est que le dernier anneau d'une chaîne de transmission. On a fait agir dans l'ombre tout ce qui pouvait nuire, on a calomnié en vain le saint homme auprès de son supérieur, on a tenté de jeter en travers de ses projets le duc de Coislin, propriétaire de la lande ; enfin, faisant flèche de tout bois, on s'est adressé plus haut encore, au commandant militaire de la Haute-Bretagne. Ce maréchal de Château-Regnault est-il donc un simple d'esprit pour donner dans le panneau avec cette naïveté enfantine ; n'a-t-il pas plutôt joué son jeu dans une intrigue plus savante qu'elle n'apparaît aux yeux du profane ? Il conclut délibérément des enquêtes qu'il fait conduire que la construction de Pontchâteau est un ouvrage, en effet, assez suspect à bien des égards, que ses fossés et peut-être ses souterrains lui donnent nettement le caractère d'une forteresse ; hanté peut-être par les désastres en cours de la guerre de la Succession d'Espagne, il imagine d'une manière absolument extravagante que des Bretons révoltés pourraient trouver un abri derrière les murs de cette redoute et favoriser par des signaux une descente des Anglais ; et qui sait si le chef lui-même de l'entreprise, ce prêtre fanatique et mystérieux ne cache pas sous sa feinte piété de noires ambitions politiques ?
On a osé soutenir des contes aussi noirs. L'affaire est venue jusqu'à la Cour, où les impressions et les propositions du singulier capitaine ont été purement et simplement entérinées par des fonctionnaires indifférents. Ordre est donné de démolir le Calvaire et de faire disparaître les moindres traces de cette opération subversive.
Le coup brutal s'amortit un peu parce qu'il s'y prend à deux fois pour frapper sa victime. Montfort peut d'abord se persuader que la solennité n'est que remise. Il patiente, part à Saint-Molf pour une nouvelle mission. Pourtant les rats commencent à déserter son navire qu'ils sentent en péril. Tandis que le bon peuple est dans les larmes, quelques recteurs prudemment gagnent le large. M. Olivier s'éclipse, mais c'est pour revenir de Nantes porteur d'un nouveau billet épiscopal qui dispose en sa faveur des prérogatives anciennement accordées à son maître. A celui-ci défense est faite de prêcher désormais dans le diocèse.
On était au quatrième jour de la mission de Saint-Molf. Docilement, le condamné remet ses pouvoirs au compagnon qui l'a trahi et sur-le-champ il prend la route de Nantes. Parvenu au sommet d'un raidillon, à la sortie du village, il se retourne vers le petit groupe de bouviers et de paludiers qui l'ont suivi en versant des larmes. « Consolez-vous, leur dit-il, vous êtes tous des innocents[110]. »
La chute a été rude. Il en reste d'abord étourdi, comme un cavalier jeté à bas de sa monture. Rentré à sa maison des Hauts-Pavés et faute de pouvoir exercer un apostolat public, il use son besoin d'action charitable au service des malades et des indigents, au secours des victimes de la grande inondation. Pendant qu'il attend un signe de la Providence qui l'éclairé sur son avenir, le jugement des méchants s'exécute et l'épopée de Pontchâteau trouve son lamentable épilogue. Les infortunés collaborateurs du Bienheureux sont contraints par la force et sous la surveillance des soldats en armes à raser le monument de louanges qu'ils avaient élevé dans la joie. Il faudra attendre plus de cent ans pour que la colline soit rendue à sa destination primitive et pour que la prophétie du Père de Montfort s'accomplisse. « Quoiqu'on les apporte ici, écrit-il de Nantes le 29 janvier 1711, en parlant de ses statues, ce ne sera que pour retourner avec plus de gloire au calvaire[111]. »
Le sentiment manifesté par le saint prêtre en présence du terrible événement désoriente la plupart des observateurs.

Son attitude, en effet, est proprement inexplicable par les moyens de la psychologie ordinaire, qu'elle dépasse et qu'elle contredit. Elle ne peut se comprendre que d'une âme réellement rénovée, « convertie » au sens étymologique du mot, c'est-à-dire retournée comme un gant par l'invasion de la grâce et regardant dès lors par l'endroit les choses dont le monde ne voit que l'envers.
L'homme du commun confond l'obéissance du Père de Montfort avec la résignation. Ce sont là des choses tout à fait distinctes. La résignation est une soumission au mal ; elle laisse subsister au fond de l'âme qui se fait violence un levain de révolte et d'amertume. La sérénité du saint repose sur un optimisme parfait. Son adhésion est entièrement consentante et tranquille. Il ne mêle pas ses prétentions avec celles de la Providence ; il laisse à chacun sa part. L'intention est à lui et elle le juge, mais les résultats ne regardent pas la créature. Que les effets immédiats, les seuls visibles, de son action ne soient pas ceux qu'elle ait attendus, cela n'a absolument aucune importance. Nous sommes là dans l'ordre temporel que le regard du prédestiné doit franchir. Sur le plan de l'éternité, Dieu dispose et il sait ce qu'il fait. Le bon serviteur, pour être content, n'a qu'à verser l'obole qui lui est prescrite et ensuite à fermer les yeux. « Dieu soit béni, s'écrie Grignion de Montfort ; je n'ai jamais songé à ma gloire, mais à la sienne. J'espère qu'il me recevra avec la même faveur que si j'avais réussi. »
M. des Bastières a conté la visite de condoléance qu'il a faite à son maître et l'étonnement qu'il en a rapporté.
« Je croyais, dit-il, le trouver accablé de chagrin ; je me disposais à faire tout mon possible pour le consoler ; mais je fus très surpris lorsque je le vis plus gai et plus content que moi.
« Je lui dis en riant :
« — Vous faites l'homme fort et courageux. Pourvu qu'il n'y ait rien là d'affecté, à la bonne heure !
« — Je ne suis ni fort ni courageux, dit-il, mais, Dieu merci, je n'ai ni peine ni chagrin ; je suis content.
« — Vous êtes donc bien aise qu'on détruise votre calvaire ?
« — Je ne suis ni bien aise ni fâché. Le Seigneur a permis que je l'aie fait faire ; il permet aujourd'hui qu'il soit détruit : que son saint nom soit béni. Si la chose dépendait de moi, il subsisterait aussi longtemps que le monde ; mais comme elle dépend immédiatement de Dieu, que sa volonté soit faite, et non la mienne. »
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 

IX - LA ROCHELLE ET LES FONDATIONS
 
 
Chronologie : Missions dans le diocèse de Luçon (mai-juin. La Rochelle, prédications en ville et dans la campagne (juin à début 1712). Prédications à Vile d'Yeu (Février-mars-20 avril 1712). Voyage à Nantes (12 mai. Missions à La Garnache, Sallertaine, Challans, Saint-Christophe-en-Ligneron (mai-juillet 1712). La Rochelle, l'Ermitage Saint-Eloi {été, automne (1712). Missions à Thairé, Saint-Vivien, Escandes (hiver 1712), à Courçon {début 1713), à La Séguinière (Juin 1713).
 
Un soir du mois de juin 1711, deux piétons exténués franchissaient les douves de la Porte du Landar, appelée depuis Porte Dauphine, et pénétraient dans une maison basse que son auvent orné d'une branche de houx désignait pour être une hôtellerie. Leur mince équipage, leur maigre visage trempé de sueur trahissaient une telle indigence que le patron, sans mot dire, les congédia de la main. La nuit tombait. Quelques pas plus loin, une auberge beaucoup plus sordide consentit à leur donner le vivre et le couvert. Peu de chose, une soupe aux légumes pour calmer la faim, un lit de sangle au grenier pour reposer les membres las. Pourtant, l'un des deux voyageurs se penche avec inquiétude à l'oreille de son compagnon : « Vous savez, père, que notre dernier liard est entré dans la bourse d'un mendiant. Comment ferons-nous pour payer ? — Mathurin, répond l'autre, tu t'embarrasses de beaucoup de choses, quand une seule est nécessaire. La Providence y pourvoira. » La note de douze sols ne fût pas soldée le lendemain, et l'hôte, prudent, en attendant le paiement qu'on lui promettait, retint pour gage un objet qu'il jugeait curieux et d'un certain prix : le bâton du pèlerin dont le bourdon noueux et longuement poli par l'usage représentait la Sainte Vierge portant son Enfant. C'est ainsi que Grignion de Montfort, suivi de son fidèle disciple, entra pour la première fois à La Rochelle, comme il l'avait désiré, par la porte des humbles.
Huit mois d'une existence sédentaire avaient épuisé la patience de ce messager de la Foi. La Bretagne tout entière ainsi que le Haut Poitou désormais fermés à ses prédications, il avait, de Nantes, jeté les yeux sur deux évêques qui, par chance, ne faisaient pas mine de le refouler. C'étaient deux anciens sulpiciens : Mgr de Lescure, à Luçon, et, à la Rochelle, Mgr de Champflour. Ce dernier, que Bossuet et Fénelon ont estimé, semble présenter les traits d'un grand prélat.  « Quoique élevé au rang des princes de l'Église, a-t-on dit de lui[112], il ne s'écartait jamais de la modeste simplicité de ses plus humbles ministres. Les superfluités les plus innocentes lui paraissaient odieuses et il se retranchait impitoyablement tout ce qui ne pouvait servir qu'à sa commodité propre ou à sa curiosité. Ses libéralités passaient pour excessives, mais elles lui paraissaient petites parce que l'amour qui les répandait était grand. De tous les noms, celui qui le flattait davantage était le nom de frère des pauvres. » A cet esprit d'humilité et de charité il joignait un « courage invincible ». Il n'en fallait pas moins pour résister aux calomnies enveloppantes qui suivaient à la trace le pieux vagabond comme un nuage pestilentiel. De fait, il est le seul, parmi les supérieurs qui l'ont approché, à l'avoir tout à fait compris et à l'avoir assisté jusqu'au bout sans défaillance. On le verra collaborer étroitement à son œuvre, présider en personne à sa dernière mission, pleurer à la mort de ce prêtre décrié qu'il considérait « comme le meilleur de son diocèse » et lui rendre des honneurs officiels.
A peine entré dans la terre d'asile, en avril ou mai 1711, Grignion de Montfort avait prêché à la Garnache et relevé Notre-Dame de la Victoire, puis plus à l'est à Saint-Hilaire-de-Loulay où, mal reçu par le curé, il avait accepté la botte de paille d'un paysan. Traversant ensuite de part en part le Bas-Poitou, il avait fait relâche à Luçon, que Richelieu assure être alors « le plus vilain évêché de France, le plus crotté et le plus désagréable[113] ». De ce gros marché de grains, d'étoffe et de bétail, posé sur des eaux mortes où remontent, les galères, il atteignait enfin, par le chemin du littoral et le gué ferré[114] de Brand, sur la Sèvre, praticable seulement à marée basse, La Rochelle, encore tout émue du grand siège, dans ses remparts neufs construits sur les plans de Vauban[115] où, en dépit de bien des orages, il travaillera jusqu'à sa mort.
Au moment de son arrivée, les querelles religieuses ont atteint un degré d'exaltation qui n'est pas de nature à faciliter la tâche du prédicateur. Les calvinistes sont encore nombreux dans la ville malgré l'exode massif qui a suivi la révocation de l'Edit de Nantes. Quoique ayant reçu l'assurance qu'ils n'y seraient pas troublés, les mesures d'exception qui viennent de les frapper, destruction des temples, bannissement des pasteurs, interdiction du culte public, entretiennent une révolte latente, une hostilité contenue, mais farouche, et la mission pacificatrice de Fénelon (1686) n'a pas éteint le souvenir des dragons rouges dont le Poitou a eu le triste privilège de subir le premier les odieuses exactions.
De son côté, le jansénisme, après une trêve de quarante années, est en pleine recrudescence. L'affaire des Réflexions Morales du Père Quesnel, déférées par les Jésuites au jugement du Saint-Siège et censurées en 1708 par Clément XI, provoque de violentes discussions au sein du clergé. Les évêques de La Rochelle et de Luçon, qui en ont interdit la lecture, entrent, de ce fait, en conflit avec l'archevêque de Paris, cardinal de Noailles, qui a demandé au pape un nouvel examen du livre incriminé. Entre temps, les religieuses de Port-Royal sont dispersées par ordre du roi et leurs bâtiments rasés (1709-1710). La Bulle Unigenitus, confirmant la condamnation de la nouvelle doctrine, n'apaisera pas les esprits surexcités.
Des Huguenots et des Jansénistes, ennemis jurés, mais que rapproche une commune aversion de la dévotion mariale, partent les brocards, et quelquefois aussi les pavés lancés contre les fines statuettes de la Vierge nichées à l'angle des rues et qu'ils appellent par dérision des marionnettes. Mais il est évidemment abusif de mettre au compte de ces croyants de ferme piété, à l'exemple du Parlement de Bordeaux, les processions grotesques où l'on a promené des ânes revêtus de la chasuble et du bonnet carré, où un couvercle de pinte a contrefait le Saint-Sacrement, où des forcenés, hurlant des refrains impies, ont feint de communier avec des tranches de jambon et des morceaux de viande cuite[116].

Ces honteuses profanations sont le fait des libertins, nouvelle ivraie qui commence à croître, engraissée par un fumier clandestin, secte multiforme, confuse, sans philosophie déterminée autre que la licence des mœurs pratiquée sous le couvert de la souveraineté de la raison.
Des hommes dont la religion est devenue un parti, des adversaires aveuglés par la passion, murés dans leurs mots d'ordre et leurs préjugés, sont des auditeurs difficiles à convaincre. Fort capable de conduire savamment une controverse, Grignion se refuse généralement à ce genre de tournoi où la stratégie des rhétoriqueurs a plus de part que la puissance de la vérité. Une seule fois durant cette période de sa vie, on le voit, à Saint-Lô, accepter une conférence contradictoire avec les jansénistes. D'ordinaire, plutôt que de heurter des formules à d'autres formules, il préfère rechercher ce qui rapproche et ce qui unit, il s'efforce de dissiper les malentendus tenaces, les ignorances qui divisent si cruellement les hommes de bonne foi. A Villiers-en-Plaine, pays protestant où les mensonges l'ont précédé et où l'on tient pour établie la répugnance des catholiques à la lecture de la Bible, il la promène sous un dais en procession solennelle. Mais plus encore, il fait appel à ses arguments habituels qui viennent du cœur, à cette chaleur qui défige les cérébraux, les déloge de leurs définitions et de leurs cadres ; il leur impose cette évidence communicative qu'on reconnaît au timbre de l'âme.
Montfort fera ici comme partout des conversions nombreuses et retentissantes. Comme ailleurs, il secouera toute prudence pour aller à sa clientèle la plus pitoyable, les malades du corps dans les hôpitaux et, dans les bouges, les pauvres filles que la police rafle périodiquement et qu'on « gourbeille » ensuite du haut d'un pont[117], c'est-à-dire que l'on enferme dans une cage pour les plonger, à plusieurs reprises, dans la mer.
Le bon médecin est allé porter ses soins aux alentours de la ville à Lhoumeau, Laleu, Saint-Maurice[118], dans le pays plat parcouru d'ondulations vagues, sans arbres ni eaux courantes, et dont la monotonie n'est rompue que par le moutonnement des vignes rampantes. Sa retraite à l'hôpital Saint-Louis est suivie avec tant de zèle qu'on doit ouvrir à la foule envahissante le quadrilatère de la grande cour. Et dans la vaste chapelle des Jacobins[119], qui fait face à Notre-Dame, il donne, selon sa coutume, successivement, trois missions magnifiques aux hommes, aux femmes et aux militaires. De la procession qui clôtura la seconde, il nous est resté un portrait vivant, dessiné et commenté par un officier de la garnison ; il permet d'imaginer le déploiement pittoresque de ces cérémonies en plein air.
On y voit défiler, selon le rang protocolaire, des filles « du commun peuple », des grisettes[120], des demoiselles bourgeoises en robes blanches, coiffées de vastes cornettes ou de bonnets plats, puis des femmes mariées et des « dames », la tête couverte d'un capuchon noir, vêtues de larges robes noires, relevées par derrière en un énorme bourrelet, toutes pieds nus, tenant en mains un cierge, un chapelet et le contrat de renouvellement des promesses du baptême. Des guidons de diverses couleurs les séparent et l'on a eu soin de choisir pour les porter « les personnes du sexe les mieux tournées, dont la plupart avaient l'air d'amazones ». Viennent ensuite deux porteuses de torches, deux hautbois des canonniers, les clercs et les porte-croix, la bannière de Notre-Dame, le guidon blanc et noir des sœurs du Tiers Ordre des Jacobins. Les principaux maîtres de danse et de violon, contre lesquels le Père de Montfort s'était déchaîné dans ses sermons, sans doute arrivés à résipiscence, jouent de leurs instruments devant le missionnaire en grand manteau, portant une Vierge d'argent et entouré d'ecclésiastiques. Enfin, un piquet du régiment des Angles et de la Londe, habit marron clair, culotte et bas rouges, ferme la marche, tandis que le frère Mathurin, aidé de quelques sergents, court affairé d'une brigade à l'autre pour faire marcher et chanter en ordre la pieuse milice.
Succès éclatant. Non content de discipliner ainsi dans la ferveur plusieurs milliers de pénitentes, leur confesseur obtient ce jour-là un autre prodige. Pour les guérir du « feu de la langue » qui ravage la maison, il leur fait prononcer un vœu de silence, qu'elles observent, paraît-il, à la lettre, ne parlant pendant trois jours que par signes à leurs maris, leurs enfants et leurs domestiques.
Les hommes l'aident à dresser les calvaires, l'un à la porte de Landar, l'autre, au sud de la ville, à la porte Saint-Nicolas, celui-ci sous un ciel de fête où les assistants émerveillés ont vu flotter, comme à Pontchâteau, des croix lumineuses.
De telles victoires ne vont pas sans reflux. Tout au long de sa carrière, nous avons vu les vexations et les coups fondre sur ce trouble-fête, dans le dessein de le décourager. Faut-il croire que sa longue résistance a exaspéré les assaillants ? Il leur est devenu à ce point incommode qu'ils paraissent résolus à s'en délivrer par tous les moyens. On hésiterait à admettre contre un cœur si généreux un pareil assaut de malignité, si des faits précis n'en portaient témoignage. De quel prix était donc pour les méchants le renversement de cette colonne ? Que Grignion fût catholique et prêtre dans une cité en grande partie hérétique, ne suffisait pas à le désigner pour l'exécution capitale. Mais lui-même, comme ses ennemis, jouent leur partie dans une lutte qui dépasse de loin la portée de nos regards. L'homme de Dieu détourne sur lui les persécutions comme le paratonnerre aspire la foudre. Il connaît la loi et d'avance il accepte de payer rançon pour le triomphe de la vérité.
« La plupart des prédicateurs, dira-t-il, n'ont que la langue, la bouche et la sagesse de l'homme, c'est pourquoi peu d'âmes sont éclairées, touchées et converties par leurs paroles, quoiqu'ils les aient tirées de l'Ecriture Sainte, quoique les vérités qu'ils prêchent soient très bien appuyées, très bien prouvées, très bien agencées, très bien prononcées, très bien écoulées et applaudies... Comme ils ne battent que l'air et ne touchent que les oreilles, il ne faut pas s'étonner si personne ne les attaque, si l'esprit du mensonge ne dit mot, in pace sunt ea quæ possidet ; comme le prédicateur à la mode ne frappe point au cœur, qui est la citadelle où ce tyran est renfermé, il[121] ne s'étonne[122] pas beaucoup du grand bruit qu'on mène au dehors.
« Mais qu'un prédicateur, plein de la parole et de l'esprit de Dieu, vienne seulement à ouvrir la bouche, tout l'enfer sonne l'alarme et remue ciel et terre pour se défendre. C'est pour lors qu'il se fait une sanglante bataille entre la vérité qui passe par la bouche du prédicateur et le mensonge qui sort de l'enfer, entre ceux des auditeurs qui deviennent par leur foi les amis de cette vérité, et les autres qui, par leur incrédulité, deviennent les suppôts du père du mensonge. Un prédicateur de cette trempe divine va remuer, par les seules paroles de la vérité, quoique très simplement dites, toute une ville et toute une province par la guerre qu'il excite, ce qui est une suite du combat terrible qui fut livré dans le ciel entre la vérité de saint Michel et le mensonge de Lucifer et un effet des inimitiés que Dieu même a mises entre la race prédestinée de la Sainte Vierge et la race maudite du serpent. Il ne faut donc pas que l'on s'étonne de la fausse paix où on laisse les prédicateurs à la mode, et des étranges persécutions et calomnies qu'on livre et qu'on lance contre les prédicateurs qui ont reçu le don de la parole éternelle[123]. »
Au cours d'un sermon à l'hôpital, le Bienheureux a avisé des libertins qui troublent le recueillement de l'assemblée par leur tenue et leur conversation impertinente. Il les apostrophe sans ménagement : « Qui sont ces trois messieurs aux perruques poudrées? Le démon les a suscités pour empêcher le fruit de la mission. Qu'ils décampent à l'instant. » Les damoiseaux étaient sortis en proférant des menaces. L'hiver suivant, par une nuit très sombre, Grignion de Montfort, quittant l'hôpital Saint-Louis, s'acheminait vers la rue des Merciers, où demeurait le sculpteur Ragon, dit Adam. Il était accompagné de M. des Bastières. Comme ils arrivaient au coin de la rue de la Rochelle, le Bienheureux fit halte et refusa d'aller plus loin. « Mon cœur, dit-il, est devenu froid comme de la glace. » On remit la course à une autre fois. Le hasard devait fournir une explication à cet étrange pressentiment. M. des Bastières, à quelque temps de là, surprit, à travers la cloison d'une chambre d'auberge, une conversation révélatrice. Il y apprit qu'on avait attendu son directeur pendant quatre heures, dans l'intention arrêtée de « lui casser la tête ».
C'est la seconde tentative préméditée d'assassinat, après celle de Cambon. Elle échoue, grâce à une protection mystérieuse. La troisième devait avoir malheureusement plus d'effet.
Un matin, après la messe et l'allocution, le missionnaire, à jeun, accepta, comme il lui arrivait fréquemment, un bol de bouillon qu'on lui servit dans la sacristie. Quelle main criminelle s'était approchée du breuvage? Les violentes douleurs d'entrailles, aussitôt ressenties, ne laissèrent aucun doute sur la présence du poison. On put atténuer ses effets par des remèdes immédiats, sans doute en faisant prendre au malade de grandes quantités de lait chaud. La constitution était robuste. Elle résista. Mais le mal persévérant^ ne cessa de cheminer et de consumer peu à peu un corps qui ne cherchait point à se défendre. Des défaillances de plus en plus fréquentes avertissent le saint homme que l'heure approche où il lui faudra paraître devant le tribunal de Dieu.
Le Petit-Plessis, à l'est de la ville, cette propriété rustique où les Jésuites du Séminaire allaient chercher l'ombre pendant leurs vacances, lui a souvent offert un repos méditatif et mieux encore, huit cents mètres plus loin, la maison basse de Saint-Eloi, inconfortable et solitaire à souhait, lui tiendra lieu, en moins romantique, du désert de Saint-Lazare, qui fut autrefois si cher à son cœur. Un lit, une petite table, une chaise, un chandelier, suffisent à meubler ce réduit. Il s'y clôt dans l'intervalle des missions. Sans cesser de prier, il y travaille de ses mains à la sculpture d'un calvaire et de plusieurs statues de la Vierge, dont il fait don à l'hôpital et aux Dames de la Charité. Dans le silence, troublé seulement par les plaintes du vent et de la mer et par les sabots des sauniers qui claquent en direction des marais, c'est là qu'il compose à la hâte, en quelques semaines fiévreuses et tout ruisselant encore de la sueur des combats, l'œuvre écrite qui doit servir à ses successeurs de règle de vie et d'itinéraire spirituel.
Sauf un mince cahier de cantiques publié en 1711 et d'ailleurs introuvable, cette œuvre entière a dormi d'un long sommeil, prédit par son auteur, dans les coffres de la Compagnie de Marie, à Saint-Laurent -sur-Sèvre. Elle a commencé à voir le jour à partir de 1842[124].
Dans l’Amour de la Sagesse éternelle[125] Grignion de Montfort a donné la définition et les caractères de la vraie connaissance qui est à la fois sanctification, il a indiqué les quatre moyens de l'acquérir. Le Traité de la vraie dévotion à la Sainte Vierge, son ouvrage le plus répandu, développe le quatrième de ces moyens[126]. Le Secret de Marie en est une première ébauche[127] et le Secret admirable du Très Saint Rosaire, en partie tiré du dominicain Antonin Thomas[128], entre dans le détail de cette dévotion qu'il chérit[129]. Il faut ajouter à cette liste l'énorme recueil de ses Cantiques[130] et trois opuscules d'une portée considérable : les Grandes Maximes, extraites des instructions spirituelles adressées aux Filles de la Sagesse, la Lettre circulaire aux Amis de la Croix, écrite probablement de Rennes à l'intention des pénitents de Nantes, en 1714, et la Prière pour demander à Dieu des Missionnaires ou, par abréviation la Prière embrasée, quelques pages à peine mais « les plus brûlantes peut-être qu'on ait écrites depuis les Epîtres des Apôtres[131]. Enfin ses Lettres, dont quelques-unes seulement ont été recueillies[132].
C'est encore à l'ermitage de Saint-Eloi qu'il rédige ou qu'il met au point entre 1712 et 1715, les règles des deux institutions dont il va devenir le père. Il y pense depuis longtemps et sans doute les a-t-il retouchées sans cesse au cours de ses expériences de mission.
La Congrégation des Filles de la Sagesse a commencé à prendre corps à Poitiers vers la fin de l'année 1701. On se souvient qu'à cette époque Grignion de Montfort avait trié à l'Hôpital Général les pensionnaires les plus zélées au service de Dieu et du prochain et qu'il entraînait ce troupeau d'infirmes et de malades à la pratique de la charité et au développement de la vie intérieure. L'emploi du temps qu'il leur avait tracé devait rester, dans ses grandes lignes, celui des futures religieuses: lever à quatre heures du matin ; une heure d'oraison suivie de la récitation du premier chapelet ; assistance à la messe et travail jusqu'au repas de midi ; après une récréation d'une heure, récitation du second chapelet et travail jusqu'à cinq heures et demie ; oraison d'une demi-heure et récitation du troisième chapelet ; règle du silence observée toute la journée, sauf pendant les courtes récréations qui suivent les deux repas.
Cette association libre de pieuses laïques, qui a déjà reçu son nom de la chambre dite de « La Sagesse » qui leur est prêtée, prend un nouveau caractère lorsque le fondateur y fait entrer Marie-Louise Trichet, et qu'après une longue préparation équivalant à un noviciat, il lui confère le grade de professe en même temps qu'il lui fait revêtir l'habit, « celui des pauvres des hôpitaux et des campagnes »[133], que portent encore aujourd'hui les Sœurs grises : la grande cape paysanne noire à capuchon, la robe grise à plis serrés, la coiffe blanche retombant sur les épaules, la guimpe surmontée par devant du grand crucifix.
La règle définitive impose à la Communauté une vie active, exercée spécialement dans l'intérêt des pauvres et des enfants, dans les hôpitaux et les écoles, et une vie contemplative qui vise à l'acquisition de la Divine Sagesse par l'imitation de Notre-Seigneur Jésus-Christ. Les religieuses s'y entraînent par le recueillement, par la prière, par la récitation du Rosaire qui gagne le cœur de la Vierge, par des austérités obligatoires mais proportionnées aux forces de chacune[134]. Elles pratiquent l'obéissance absolue, elles « se regardent du nombre des pauvres et n'acceptent aucune rémunération pour leurs services : elles ont chacune leur pauvre petite cellule, dans laquelle il n'y a qu'un lit de planches avec une paillasse et un matelas et des rideaux ; une table, une chaise, un Crucifix, une image de la Sainte Vierge, un coffre sans serrure, un portemanteau, des époussettes, un chandelier et un balai ; tout le reste, comme inutile et superflu, en est banni (Règle 26). « Dans leurs besoins corporels elles ne demandent jamais l'aumône à personne, mais elles s'abandonnent en toutes choses aux soins de la divine Providence, qui les aidera de la manière et dans le temps qu'elle voudra, comme si elles attendaient immédiatement d'un ange envoyé du ciel la nourriture et l'entretien. Et cependant elles travaillent à des ouvrages manuels, pour gagner quelque chose, comme si elles n'attendaient rien de Dieu. » (Règle 28.)
Les trois vœux simples, renouvelés chaque année pendant les cinq ans de noviciat, sont ensuite prononcés à perpétuité. La supérieure est élue pour trois ans et rééligible.
Parallèlement à cette œuvre, Grignion de Montfort a-t-il songé à instituer une congrégation pour l'enseignement des garçons ? Peut-on trouver la preuve de cette intention dans ses actes et dans ses écrits ? C'est ce que soutiennent les Frères de Saint-Gabriel qui se réclament de la même filiation montfortaine. On connaît l'œuvre admirable de ces éducateurs insignes, notamment leurs écoles de sourds-muets, d'aveugles et d'aveugles-sourds-muets, qui ont rendu des services incomparables. Il est certain, d'autre part, que le Bienheureux s'est adjoint, au cours de ses missions, des auxiliaires laïques et intermittents qu'il chargeait d'enseigner, avec le catéchisme, les rudiments de la lecture, de l'écriture et du calcul. Contrairement à l'assertion de ses biographes, il semble qu'il n'ait pas, à proprement parler, fondé une école de garçons à La Rochelle mais seulement pourvu d'instituteurs des écoles déjà créées par Mgr de Champflour[135]. « A ces maîtres choisis parmi des pénitents instruits et estimables, mais déliés de tout engagement religieux, il a donné, aux dires de Grandet et de Clorivière, un prêtre pour directeur et il s'est donné la peine d'établir pour eux un programme et une méthode qui présentent des détails ingénieux. Il conseille, par exemple, la disposition des classes en amphithéâtre, la désignation de places d'honneur pour les élèves méritants qu'il distingue par les noms des chœurs angéliques, l'adoption de l'enseignement mutuel par lequel chaque écolier surveille, dirige et corrige son voisin. Par testament, il lègue à M. Mulot une petite maison de Vouvant, que lui a donnée une paroissienne, à condition qu'il y entretienne une école charitable.
Faut-il chercher, dans ces préoccupations pédagogiques, le germe de la future congrégation des Frères de Saint-Gabriel et en conclure qu'elle a été réellement « fondée » par le Bienheureux de Montfort? Cette question controversée dépasse notre compétence et les bornes assignées à notre travail. Nous préférons ne pas entrer dans une discussion peut-être assez oiseuse et unir dans un même hommage les trois communautés issues, plus ou moins directement, du saint missionnaire, toutes trois également dignes d'être nommées ses filles bien-aimées et ses très méritantes héritières.
Mais le projet qui tient aux fibres les plus intimes de son cœur et, de sa pensée, comme un fils tient aux entrailles de sa mère, le vœu sur lequel il appelle sans cesse avec gémissement le secours de la Providence, parce qu'il est le plus indispensable et le plus pressant, parce que de lui dépend peut-être le salut même de l'Eglise, c'est la naissance d'une petite communauté de bons missionnaires, animés de l'esprit brûlant des apôtres, qui portent partout la parole du Christ et rétablissent son empire sur les ruines de ses ennemis.
Ses premiers essais de missions, en même temps qu'ils augmentaient sa confiance dans l'efficacité du Rosaire et de la consécration à Marie, lui ont fait mesurer avec effroi la terrible démoralisation des campagnes. Le peuple, sans doute, est resté chrétien, mais sa foi se dessèche et meurt sous une apparence de santé. Des promesses de son baptême, il n'a conserve tout au plus que la fidélité aux pratiques extérieures. Il a oublié les préceptes et le sens du message divin. Les pasteurs eux-mêmes, alanguis de paresse et de vanité, se rassurent par l'assiduité aux offices et n'osent pas regarder de trop près les consciences, de peur d'y lire les progrès de l'impiété et la corruption des mœurs. Cet abcès secret qui ronge les chairs de la chrétienté et que la plupart espèrent résorber par le mépris, Grignion, presque seul de son temps, en apprécie la malignité et en calcule les développements. On peut multiplier les temples, les ordonnances et les sermons, dénombrer avec orgueil la troupe des figurants et afficher la pompe et la puissance du clergé, tout ce décor fragile risque de crouler sur des fondements vermoulus, parce que le momie l'emporte et parce que « le Christ n'est pas aimé ».
La paroisse qui ne parvient pas à conserver, comment pourrait-elle accroître? Le curé, fût-il un héros, est étouffé par des œuvres nécessaires mais accessoires, la présence aux enterrements et aux mariages, les écoles, les patronages et les confréries, l'administration des biens d'Eglise, l'état civil, les quêtes diverses et les visites de complaisance aux protecteurs. Quel temps reste-t-il pour la direction des âmes et pour l'apostolat dans les milieux envahis par le doute ou retournés à l'animalité ? L'un des premiers, Grignion de Montfort, avec une acuité de vue singulière, dénonce un état de fait qui, depuis, s'est sensiblement aggravé justement parce que son cri d'alarme n'a pas été entendu. Il s'aperçoit que la France, pour une large part, est redevenue un pays de mission, qu'il faut, à nouveau, l'évangéliser, « renouveler l'esprit du christianisme dans les chrétiens ».
A cette tâche immense et imprévue, les institutions du temps ne sont pas suffisamment adaptées. Certes, il existe des missionnaires à l'époque du Père de Montfort, tous les grands ordres ont les leurs et saint Vincent de Paul, par exemple, en lance encore de nouveaux dans les provinces ; et tous ces hommes sont pleins de zèle et font grand bien. Mais Grignion de Montfort veut autre chose : des troupes de choc spécialement préparées et tout entières mobilisées contre le danger mortel. Les Pères de la Compagnie de Marie ne seront pas occupés à « vicariseer, régir des cures, enseigner la jeunesse ou former des prêtres dans les séminaires. C’est le change et le détour qu'ont malheureusement pris plusieurs saintes communautés, qui ne font plus de mission que par accident et comme en passant. La plupart de leurs membres sont, des années entières, sédentaires, pour ne pas dire solitaires, en leurs maisons de ville ou de campagne, qui ont pour devise : Habitores quietis[136] , au lieu que la devise des vrais missionnaires, comme saint Paul, est de pouvoir dire en vérité comme lui : Instabiles sumus[137]. »
La nouvelle congrégation, dont il dessine maintenant les règles, sera donc exclusivement vouée aux missions. Les prêtres qui la composent seront libres de tout embarras et de tout autre soin, sans famille et sans emploi, sans bénéfices, sans ressources que celles qui leur seront fournies par la divine Providence. Il leur est interdit de posséder aucun argent ni meuble en propre, ni en cachette ni en public, de se charger d'écoliers ou de pensionnaires, de solliciter aucune rétribution ni aucune aumône d'aucune sorte.
Ainsi détachés de tout bien temporel et de tout soin capables de les arrêter et fixer — déchargés d'ailleurs des soucis matériels par des frères laïques — « ils sont légers pour courir partout où Dieu les appellera », soit à la ville, soit de préférence à la campagne et chez les pauvres pour lesquels ils épousent l'inclination du cœur de Jésus, « toujours tout prêts à dire à l'appel de l'obéissance : Paratum cor meum, Deus : ecce adsum, ecce venio[138], sans jamais pouvoir dire ce que disent tous les jours, en leur manière, tant de prêtres de terre, tant de bénéficiers de graisse, tant d'ecclésiastiques du plaisir, tant d'hôtes du repos : emi, emi... duxi, etc., ideo non possum, non possum... Habe me excusatum[139] ».
Au vœu de pauvreté, ils ajoutent celui d'obéissance, entière, prompte, joyeuse, aveugle et sainte, à leurs supérieurs et à leurs règles, une dévotion spéciale à Marie médiatrice, l'exercice constant de la charité. Ennemis du monde, ils évitent tout ce qui se ressent de son esprit, dans leurs manières, leurs conversations et leurs costumes, et autant que possible, ils vont toujours à pied, à l'exemple de Jésus-Christ et des apôtres. Ils savent enfin qu'ils sont envoyés parmi les loups comme des agneaux dont ils doivent imiter la douceur, l'humilité et la patience, toujours disposés aux tribulations et aux sacrifices, comptant en toutes choses sur les soins de la divine Providence « qui ferait plutôt un miracle que de manquer aux besoins de ceux qui se fient en elle ».
« Ne craignez rien, petit troupeau, car Dieu votre Père a pour agréable de vous donner le royaume... Etant comme vous êtes tous, abandonnés à sa Providence, c'est à Dieu à vous soutenir et à vous multiplier : ne craignez donc point voire petit nombre. C'est à Dieu à vous défendre : ne craignez donc point vos ennemis. C'est à Dieu à vous vêtir, nourrir el entretenir : ne craignez donc point de manquer du nécessaire. C'est à Dieu à vous glorifier : ne craignez donc point qu'on vous enlève votre gloire. En un mot, ne craignez rien et dormez en sûreté sur son sein paternel (1). »
Grignion de Montfort, du fond de la chambre de Saint-Eloi, entrevoit au loin sa descendance, il imagine dans son cœur sa génération spirituelle née de la semence du Saint-Esprit. Dans le règlement très sage qu'il vient d'élaborer et qu'il a soumis à Mgr de Champflour, il a prévu minutieusement tous les détails des services et des horaires, les modes de prédication, jusqu'à la manière d'enseigner le catéchisme et de faire tenir en place les enfants. Cet homme, que l'on taxe ordinairement d'extravagance, a donné là, une fois de plus, un chef-d'œuvre de bon sens et d'organisation pratique, parfaitement adapté à ses conditions terrestres et à ses fins surnaturelles. Ceux qui ont suivi ses instructions à la lettre ont rempli une fonction nécessaire, ont fait humainement tout le bien qu'on attendait d'eux.
Mais le génie d'un saint dépasse de beaucoup le champ de vision de ses contemporains et de ses disciples. Il conçoit les choses au delà du lieu et du moment. Le dernier mot du mystique et du voyant, ce n'est pas aux hommes qu'il l'adresse, trop assuré d'en être mal entendu. La préoccupation supérieure qui ordonne toutes ses démarches, c'est dans sa Prière embrasée que nous la chercherons tout à l'heure[140]. Cette fois, il s'adresse à Dieu, parce que les seuls qui atteindront son message seront ceux-là que la grâce aura choisis, qui auront par elle les yeux ouverts et les ailes déployées. Grignion, humble ouvrier, a préparé la maison ; à la Providence d'élire et de rassembler, selon ses vues, les prédestinés qui formeront le troupeau sacré, les héros qui garderont sa gloire et ses Ames, les chiens aboyants du Seigneur.
La congrégation qui comblera ses exigences infinies ne sera pas une communauté quelconque, une de plus parmi les autres, et seulement un peu mieux équipée pour les voyages.
Ce sera la phalange par qui toutes choses seront renouvelées, l’assemblée suprême des saints préparée pour les jours suprêmes Ce sera celle qu'ont rêvée saint François, saint Dominique et saint Ignace, la même, l'éternelle. Ce sera l'unique qui ne viendra au monde qu'une fois, dans mille ans ou tout à l’heure. Mais quand elle sera prête, les temps seront révolus et le monde, qui penche vers son déclin, achèvera de se dissoudre dans la corruption et dans la lumière.

 

X - DERNIERS COMBATS
 
Chronologie : Séjour à Paris Juill-août 1713). Passage à Poi­ters (fin août 1713). Retour à La Rochelle (fin août ou sept. 1713). Mission à Mauze et soins à l'hôpital de La Rochelle (sept. 1713). Missions à Courçon, le Vanneau, l'île d'Oléron, Marennes, Saint-Christophe, Vérines, Saint-Médard, Le Gué-d'Alléré, Saint-Sauveur de Nuaillé, Nuaillé, la Jarre, Croix-Chapeau (oct 1713 à juin 1714). Voyage à Rouen. Départ de La Rochelle et retraite à La Séguinière (Juin 1714), et à Roussay, passage à Nantes, à Rennes, à Avranches (15 août), à Villedieu, à Saint-Lô, à Caen. Retour de Rouen (sept. 1714), passages à Nantes, à Pontchâteau (oct.), à Rennes (nov. 1714). Arrivée à La Rochelle (nov. 1714). Missions à Fouras, l’ile d'Aix, Saint-Laurent-de-la-Prée (hiver 1714). La Rochelle, les écoles, M. Vatel; établissement des Filles de la Sagesse. Mission à Taugon-la-Ronde, Saint-Amand-sur-Sèvre, la Séguinière, Breuil-Magné (janv. 1715). Voyage à Nantes (mai ou juin 1715). Mission à Mervent (juin 1715). La Grotte de Vouvant (juin 1715). Mission à Fontenay-le-Comte (août-sept. 1715). Mission à Vouvant et Parthenay (oct. 1715), à Saint-Pompain (oct. 1715), à Villiers-en-Plaine (fin Janv. 1716). Saint-Pompain et pèlerinage à Ardilliers (mars 1716). Saint-Laurent-sur-Sèvre (V avril 1716). Mort de Grignion de Montfort (28 avril 1716).
 
La bienveillante protection de Mgr de Lescure et de Mgr de Champflour ouvre un vaste champ d'action à l'activité du missionnaire. Les limites du diocèse de Luçon coïncident à peu près avec celles du Bas-Poitou, c'est-à-dire couvre, sauf à l'est, la superficie du département actuel de la Vendée. Quant à l'évêché de La Rochelle, récemment substitué à celui de Maillezais (1648), son rayon s'étend depuis les rives de la Charente, au sud, jusqu'à quelques lieues de la Loire en direction de Saumur et comprend les terroirs les plus variés : les prairies mouillées du Marais poitevin, les campagnes de la Plaine et presque tout le Bocage, depuis Tiffauges et Montigny jusqu'à Villers-en-Plaine.
Pendant cinq ans, le Bienheureux arpente en tous sens ce vaste domaine, prêche dans cinquante églises pour des groupes de villages, coupant ses tournées évangéliques de quelques haltes à l'Ermitage de Saint-Eloi et de deux grands voyages vers la Normandie et vers la capitale. Certaines paroisses l'accueillent tout de suite avec confiance et l'adoptent pour confesseur. Ce sont les paroisses de prédilection où il vient retremper son courage dans la paix et dans l'amitié, celles dont il relève les chapelles avec le concours des habitants et auxquelles il léguera par testament ses statues et ses étendards : la Garnache, aux confins du Marais breton, dont il restaure et bénit, en grande affluence de peuple, le sanctuaire de Notre-Dame de la Victoire (12 mai 1712), la Séguinière, non loin de Cholet, où réside l'abbé Pierre Kanting, qu'il appelle « le curé selon son cœur ». Ici, c'est Notre-Dame de Toute-Patience qui reçoit ses soins : il l'orne d'une statue de la Madone qu'il a sculptée avec son couteau de pâtre. Et dans les deux bourgs, pendant qu'il était en prières, la Vierge reconnaissante est venue parler à son serviteur.
Mais la plupart des communes demeurent à son approche défiantes et contractées, soit parce qu'elles protègent des mœurs libres et trop confortables, soit qu'elles abritent des populations demi-barbares de forestiers ou de marins. Les aventures continuent à naître sous les pas de l'intrépide pasteur. En chemin pour l'île d'Yeu, la barque qu'il monte est prise en chasse par des corsaires. Montfort fait agenouiller l'équipage et réciter le chapelet. Le vent tourne, disperse les navires poursuivants et pousse à toutes voiles celui du saint vers le port où l'on aborde au chant du Magnificat.
A Saint-Christophe, il est frappé ; à Roussay, conduit en prison. Il maintient partout une humeur égale. « Aux premiers bruits d'une mission, dit-il, les démons semblent prendre de l'avance sur moi, en vue de me contrecarrer et de faire échouer mon œuvre. Mais cela ne tarde pas à changer. Quand j'ai pris un bon point d'appui, je suis plus fort qu'eux. Jésus, Marie et l'archange saint Michel les obligent à me céder le terrain et à garder le silence. »
Les coups qui lui sont le plus sensibles sont ceux qui l'atteignent par derrière et qui ruinent après son départ une partie de l'édifice qu'il a si péniblement construit. Il a cru prendre à Sallertaine sa modeste revanche de Pontchâteau. Sur le plateau voisin de la petite ville, qui domine les roseaux du marais, il a fait élever un beau calvaire. Toute la contrée s'en glorifie. Le jour de son départ, quinze mille personnes viennent lui dire adieu avec émotion. Ce brillant succès, qu’il peut croire, cette fois, définitif, est suivi d'une pareille disgrâce. Est-ce une vague d'imbécillité chez les militaires ? Le brave maréchal de Chamilly, gouverneur de La Rochelle et des provinces voisines, homme d'honneur et bien disposé à l’égard du saint, mais « si bête et si lourd, aux dires de Saint-Simon, qu'on ne comprenait pas qu'il eût quelque talent pour la guerre », se laisse circonvenir par des dénonciateurs effrontés et l'argument grossier dont ils font usage produit une fois encore son effet. Un calvaire et un oratoire, aux yeux hallucinés de ce capitaine, prennent tout à coup les proportions d'une forteresse, et cinquante canonniers envoyés en hâte vont faire disparaître l'ouvrage séditieux.
Le Bienheureux ne cesse pas de rendre grâces, mais il s'afflige de la stupidité des hommes. Et puis, chose nouvelle, voici le déclin des forces, la rébellion du corps malade jusqu'ici obéissant comme une ombre, le grain de sable introduit dans l'engrenage, qui déjoue les prévisions et qui fausse la manœuvre. Ce campagnard trapu qui poussait de l'ornière une charrette d'un coup d'épaule, qu'on a vu « mettre facilement un tonneau sur ses genoux et porter une tombe que deux hommes forts ne pouvaient pas soulever », ce bourreau de lui-même, toujours sûr de sa victime, voilà qu'il s'étonne de trouver dans sa chair un ennemi imprévu dont il ne connaît pas les embûches. A ce monstre qui dévore sa vie, il faudra maintenant faire sa part. Celle qui reste, il s'agit de n'en pas perdre un atome et, puisqu'ici-bas rien ne s'achève, de planter au moins fortement en terre ce qui doit être planté.
Grignion de Montfort pense à ses congrégations. Il leur a donné une âme. Il va leur chercher un corps. De là ces deux voyages éperdus, cette quête frénétique qui achève de l'épuiser.
Vers le mois d'août 1713, il fonce sur Paris comme une flèche. Ses deux mois d'absence vont se passer presque tout entiers sur la route : deux cents lieues aller et retour, presque sans arrêt, à pied, dans la poussière d'un été brûlant. M. Bouic a succédé à Poullard des Places, mort sur la brèche, à la tête de la communauté du Saint-Esprit. C'est un Breton, lui aussi, et de bonne amitié. De grand cœur il ratifie l'alliance. Le Bienheureux se prodigue auprès de lui en projets, auprès des séminaristes en exhortations. Ah ! toucher chez ces enfants quelques cœurs de flamme, réveiller des ardeurs généreuses, ramener à La Rochelle une équipe d'ouvriers courageux et voir monter avec eux la cité nouvelle ! Quelques étudiants songent à le suivre. L'un d'eux est économe, on le retient parce qu'il est indispensable ; trois autres temporisent, pour achever leurs études. Il lente d'en prendre d'assaut un cinquième, M. le Vallois, en le coiffant de son chapeau : « Qui sera mon disciple ? Celui-là, il est bon. » C'est vrai que ce fils spirituel le reconnaîtra un jour pour père, mais sept ans après. Le grand homme se débat en vain, dans une fièvre suppliante. On l'aime, on l'admire, on l'encourage, on lui promet de l'aider. Mais il revient seul.
Sa sublimité le voue à la solitude. Le sacrifice total qu'il offre en partage à ceux qui voudraient le suivre fait le vide autour de ses mains. On recule, effrayé devant le prix qu'il exige pour marcher à son pas. Vers cette époque, il écrit à sa sœur :
« Si vous saviez mes croix et mes humiliations par le menu, je doute si vous désireriez si ardemment me voir, car je ne suis jamais dans un pays que je ne donne un lambeau de ma croix à porter à mes meilleurs amis, souvent malgré moi et malgré eux ; aucun ne me peut soutenir et n'ose se déclarer pour moi qu'il n'en souffre et quelquefois qu'il ne tombe sous les pieds de l'enfer que je combats, du monde que je contredis, de la chair que je persécute. Une fourmilière de péchés et de pécheurs que j'attaque ne me laissent, ni à aucun des miens, aucun repos : toujours sur le qui-vive, toujours sur les épines, sur les cailloux piquants. Je suis comme une balle dans un jeu de paume : on ne l'a pas sitôt poussée d'un côté, qu'on la pousse de l'autre, en la frappant rudement ; c'est la destinée d'un pauvre pécheur ; c'est ainsi que je suis sans relâche et sans repos, depuis treize ans que je suis sorti de Saint-Sulpice. »
Il ne laisse pas d'en être content et joyeux, car il tire le plus grand profit de ses croix : « Jamais je n'ai fait plus de conversions qu’après les interdits les plus sanglants et les plus injustes[141]. » La manne douloureuse dont il n'est pas rassasié, nous allons la voir tomber de plus en plus drue sur l'étrange mendiant qui l'appelle comme une bénédiction. Il fait un détour pour aller voir à Poitiers les deux religieuses de la Sagesse qu'il a laissées à l'hôpital : on lui donne vingt-quatre heures pour déguerpir. Il poursuit sa longue route, arrive à la Rochelle à bout de souffle, presque anéanti. Il n'en repart pas moins quelques jours après pour une mission à Mauzé. Cette fois il est pris de douleurs atroces. Il les impute d'abord à la coutume qu'il a prise « de recevoir quelque portion de la croix de son Maître, chaque année, à l'anniversaire de l'Exaltation ». Mais un abcès pernicieux s'est déclaré à la vessie. On transporte le malade à l'hôpital Auffredy, que tiennent à la Rochelle les frères bruns de Saint-Jean-de-Dieu[142]. Le supplice de l'intervention chirurgicale qu'on pratique alors sans anesthésie, ne lui arrache pas une plainte. C'est le patient qui encourage par ses chants les infirmiers dont la main tremble. Deux mois après, ayant repris quelque force, il s'engage dans de nouvelles expéditions.
Au cours de l'hiver 1713 et du printemps suivant, il pénètre dans le Marais de Poitou et d'Aunis ; c'est le pays intermédiaire entre vase et nuées, où règne l'élément numide, où le sol imbibé tend lui-même à s'évanouir et se fondre en marécages ; pays muet et plein d'échos sous sa chape de brouillard et de pluie que percent à l'horizon les spectres des moulins à vent. L'infatigable marcheur, qui sait traverser à gué, jambes nues, les rivières, consent à s'adapter à tous les modes de voyages. Il a appris à manier le « bâton sauton » qui sert de point d'appui pour franchir d'un bond les innombrables petits fossés. Dans le « marais desséché » qui, en été, laisse sortir des eaux plus basses les grands pâturages d'herbe el de fleurs, il suit les levées et les « charrières » qui longent le bord des canaux. Mais le centre du pays, le « marais mouillé », en toute saison, et sa périphérie au cours de l'hiver, ne sont plus qu'un vaste miroir d'eau morte d où émergent, dans leurs îlots, les huttes, sœurs des « bourrines » du Marais breton, avec leurs murs de terre et leurs toits de roseaux où s'accrochent des mousses et des plantes grasses. Dans cette contrée indécise, il chemine presque toujours à la manière des maraîchins, dans les barques plates en forme d'amandes, les « nioles » qui, sous le couvert des branches en berceaux, fendent la nappe de cresson bruissante comme de la soie, tandis que s'envolent le saphir du martin-pêcheur ou le courlis apeuré poussant ses deux notes mélancoliques.
En peaux de mouton sur les habits du dimanche, les familles qui se rendent à la mission descendent des cabanes par la cour empierrée qui conduit à la berge. Amarrée au tronc d'un aulne, la niole dort dans la nuit. Selon les saisons et les heures, elle mène les bêtes au pâturage, porte les galettes de bouses pour le chauffage, les charges de maïs ou le fourrage en meules flottantes. Elle glisse maintenant sur les eaux sombres, un fanal à l'avant, sous l'effort de l'homme qui, à l'arrière, plonge à deux bras la perche ou pigouille, alternativement de droite et de gauche, avec le balancement d'un sonneur de cloches.
On accoste au village aux lueurs de l'aube[143]. Le soir on reprendra la même route élastique. L'église, parée et résonnante de cantiques, sent le cierge, l'encens et la marée. El ce prêtre en robe noire qui parle du haut de la chaire laisse tomber sur les âmes des semences lumineuses. Les femmes et les enfants lèvent sur la Madone un regard neuf, et les pêcheurs d'anguilles, petits poissons à leur tour, entrent dans le filet d'or de l'apôtre qui s'est fait, pour les sauver, comme son Maître, pêcheurs d'hommes.
Entraîné par son zèle intrépide, le Bienheureux prêche à Marennes, à l'île d'Oléron, au Vanneau, dans le diocèse de Saintes, d'où il ne tarde pas à être chassé.
Et voici le second voyage, à la recherche cette fois de M. Blain, son ancien condisciple, devenu chanoine de Saint-Patrice de Rouen : trois cent lieues, toujours avec ses jambes qui ne sont pas encore tout à fait rendues de fatigue. C'est un nouvel exemple de ces brusques charges entreprises sans calcul sous la poussée mystérieuse de l'Esprit. Promu à la préparation d'une œuvre sainte, l'artisan va simplement chercher en hâte les secours qui lui sont dus. Pour tout butin, il ne rapporte que des avanies et des meurtrissures.
Le détail en est confondant. Parti de la Rochelle en juin 1714, il passe en Bretagne après deux haltes à ces chères paroisses de la Séguinière et de Roussay. A Rennes, l'évêque est changé, mais les dispositions sont les mêmes : on lui réitère impérieusement l'interdiction de prêcher. Il se contente de huit jours de retraite chez les Jésuites où il s'enferme et écrit sa Lettre circulaire aux Amis de la Croix qu'il avait suscités dans la province. De là il traverse à la course des terres prohibées, posant à peine le pied sur le sol brûlant. L'évêque d'Avranches auquel il présente humblement sa requête, le reçoit à peu près comme un envoyé du diable : « Non seulement, lui dit-il, je ne vous permets pas de prêcher dans mon diocèse, mais je vous défends d'y dire la messe. Le plus grand service que vous puissiez me rendre, c'est d'en sortir au plus tôt. »
C'était le matin de l'Ascension[144]. Le pauvre prêtre morfondu se sent saisi par la crainte de ne pouvoir officier en ce jour de fête. Il compte qu'en partant au galop dans une voiture de louage, il peut franchir avant midi les cinq lieues qui lui permettront de sortir du diocèse. Ce sera l'unique infraction dans sa vie à ses habitudes de piéton perpétuel. Le curé de Villedieu, d'abord perplexe, laisse dire la messe à cet affamé. D'une traite le marcheur est à Saint-Lô. Là, il profite d'une accalmie pour donner à Notre-Dame une fructueuse mission et pour entraîner les habitants à la plantation d'un calvaire.
L'évêque de Coutances, peu rassuré par le voisinage d'un saint, lance à son tour une interdiction de prêcher et de confesser. Puis il se reprend. Mais le perturbateur est déjà loin. Il passe à Caen et arrive enfin à Rouen où le chanoine Blain a beaucoup de peine à reconnaître son visiteur, défait par la fatigue et la maladie. Ce routier, parvenu au bout de sa route, en fait, qu'est-il venu chercher? Sans doute espère-t-il retrouver en cet homme mûr qui lui tend la main l'adolescent d'autrefois qui partagea ses enthousiasmes, le jeune homme qui, malgré sa réserve native, a cru un jour à la mission de son ami aventureux, a reçu l'un des premiers la confidence de son grand projet, et qui peut-être se trouve aujourd'hui en mesure et en disposition de s'y associer.
M. Blain est toujours amical. Mais il a suivi d'autres voies que le saint, les voies ordinaires célébrées par M. Leschassier. Elles l'ont conduit à un port sûr et bien abrité. Il n'a guère envie de le quitter parce qu'il craint un peu les courants d'air. Il lui est venu aux oreilles des rumeurs inquiétantes sur le compte de ce prêtre incendiaire dont on ne peut jamais dire avec certitude s'il est un saint ou un factieux. Il s'en ouvre à M. de Montfort et lui demande d'expliquer ses « singularités ». Sa conversation le rassure. Elle ne va pas jusqu'à l'arracher à son apostolat préservé. Lui non plus n'a pas les dimensions héroïques qu'exige la croisade du Père de Montfort. Il ne concède au pèlerin que des vœux et des prières. Comme le rat dans le fromage il s'acquitte par des bénédictions.
Grignion reprend sa route à rebours, un peu plus courbé après ce nouvel échec. Il fait encore un immense crochet pour revoir ses petites institutions. C'est une tournée d'adieu. Comme il approche de Nantes, suivi de frère Nicolas, celui-ci, terrassé par la longue marche, fait mine de l'abandonner. Son maître le prend sous le bras, le soutient, le porte à demi. On entre en ville à cette piteuse allure. Le pauvre frère est gêné par la curiosité des gens : « Cher Père, que va dire tout ce monde? » Le Bienheureux pense à d'autres regards : « Mon fils que dira le bon Jésus ? »
Le proscrit fend à nouveau les régions hostiles. A Nantes, il ne peut parler en public. Il va prendre au presbytère de Pontchâteau la grande croix et les statues qu'il a garées là depuis le drame, il les transporte en charrette jusqu'à la Loire, s'enfonce à mi-corps dans la vase pour les descendre dans la barque, les remet à son hospice des Hauts-Pavés où elles seront gardées jusqu'en 1748.
A Rennes, il essuie de l'évêque le même refus. Tournant le dos à sa ville natale, il fulmine dans un cantique contre son dérèglement et son ingratitude. En novembre 1714 il est de retour à La Rochelle.
Dans le cher asile de Saint-Eloi le Bienheureux fait le maigre bilan de ses entreprises. En apparence, les résultats de ses deux voyages sont à peu près nuls. Le grand édifice qu'il rêve en est toujours aux terrassements. Sa communauté masculine ne compte aucune recrue. Sa congrégation féminine, composée de deux religieuses, végète à Poitiers sans grand espoir de croissance dans une région qui lui est fermée. Bientôt commencera la dernière année de sa vie. Il va la remplir d'une activité précipitée.
Le corps usé qui trébuche continue à être rudoyé. L'âpre hiver 1714-1715 ne retient pas le missionnaire au logis. Fouras, bourg misérable de pêcheurs à l'embouchure de la Charente, lui offre pour abri un galetas éventré où la neige le couvre pendant son sommeil. Au retour de l'île d'Aix, le bateau s'échoue sur le sable. Grignion reste sur le pont, par la nuit glacée, laissant aux autres la meilleure place et chante pour réconforter les timides. Le jour de la Chandeleur (2 février 1715), prêchant à La Rochelle chez les Dominicains, son visage émacié s'enveloppe fout à coup d'un nimbe de lumière et les assistants fascinés ne le reconnaissent plus qu'au timbre de sa voix. Enfin, vers la même époque, au couvent des Religieuses de la Providence, près de la porte de Landar, il capture son premier disciple.
Très visiblement, la Providence a résolu cet événement au mépris de toutes les lois de la vraisemblance. M. Vatel était un élève de M. Bouic. Il avait vu le Bienheureux en 1713 à la communauté du Saint-Esprit. Sa propagande l'a si peu convaincu qu'il s'apprête présentement à passer la mer, avec la permission du cardinal de Noailles, pour aller faire des missions à l'étranger. Toutes ses dispositions sont prises pour la traversée, il vient même d'emprunter cent écus au capitaine et s'est engagé à servir d'aumônier à son équipage.
Pour tuer les heures d'attente, il entre par hasard dans la chapelle où Grignion fait une homélie. Il l'écoute sans inclination et d'une oreille assez incrédule, à tel point que le prédicateur, qui ne l'a pas vu, ressent ce malaise particulier que les orateurs intuitifs éprouvent à la perception d'un obstacle. « Il y a quelqu'un ici, déclare-l-il, qui me résiste. Je sens que la parole de Dieu me revient. » Il ajoute, avec assurance : « Cet homme ne m'échappera pas. »
A la sacristie le prêtre étranger l'aborde, assez troublé. « C'est moi, lui dit-il, que visait votre apostrophe. Je l'ai compris, mais puis-je connaître le sens de vos dernières paroles ? » Grignion ne semble pas l'apercevoir ; il lit une lettre : elle lui fait part de la trahison d'un confrère associé à son œuvre et qui fait courir sur son compte des bruits infamants. Il lève les yeux : « Bien, dit-il. Un prêtre me manque, un autre m'arrive de la part du Seigneur. Il faut venir avec moi. Nous travaillerons ensemble. »
Vatel se débat en vain dans le filet de la Providence. Il objecte les engagements pris, la place retenue, l'argent emprunté. Mgr de Champflour y pourvoit. Tout s'arrange. M. Vatel capitule. Etroitement enchaîné au char de son maître il continuera à parcourir la même route trente ans après la mort de son ravisseur.
A la même époque, Grignion de Montfort procède à la première installation de sa communauté féminine. Les débuts en sont malaisés. Lorsque, à la fin de 1704, il s'en allait de l'hôpital de Poitiers, laissant Marie-Louise de Jésus et Catherine Brunet pleines de craintes sur l'avenir des Filles de la Sagesse, il les rassurait en prophétisant que dix ans plus tard la volonté de Dieu serait accomplie et ses desseins réalisés. Les dix années sont maintenant révolues et les circonstances s'avèrent, en effet, favorables. Sur le point de partir en mission, en mars 1715, Grignion presse les deux jeunes filles de quitter Poitiers, quoiqu'elles y fassent de grands biens, pour le rejoindre à La Rochelle où elles en feront de plus grands encore. Le moment où les Filles de la Sagesse doivent former un établissement est enfin venu. Mgr de Champflour a loué une maison, rue Saint-Louis, en face l'hôpital, pour qu'elles commencent leur ouvrage.
Quand elles arrivent en coche, après quelques retards, le Bienheureux est à Taugon-la-Ronde, au cœur du Marais. Elles sont reçues à leur descente de voiture par une jeune paroissienne de Saint-Nicolas, Marie Valleau, qui bientôt fera profession à son tour sous le nom de Marie de l'Incarnation[145]. Elles se contentent d'abord d'une installation précaire, chez une dame Geoffroy, de caractère assez difficile ; puis, au bout d'un mois, en possession de leur propre maison, elles ouvrent une école gratuite de filles, rue des Jésuites, suivant les petites règles provisoires qu'elles ont reçues de leur directeur. Celui-ci les surveille de loin, les sermonne un peu au sujet de leur curiosité, les encourage à supporter sans faiblesse les premiers déboires. Au mois d'avril, avant d'entreprendre une nouvelle mission à Saint-Amand-sur-Sèvre, il profile d'un court séjour à La Rochelle pour faire venir à l'Ermitage Marie-Louise de Jésus. C'est elle qu'il désigne comme supérieure de la congrégation naissante. Il lui recommande la fermeté et la douceur. Il lui montre sur le chemin qui traverse le faubourg de Saint-Eloi une poule qui rassemble ses poussins sous ses ailes : « Voyez, dit-il, avec quelle attention et quelle bonté elle en prend soin. C'est ainsi que vous devez vous comporter avec toutes les filles dont vous allez être la mère. »
En mai 1715, le Bienheureux commence avec Vatel une série de missions qui sera la dernière, dans le Bocage et ses abords. Il mène de front, avec une énergie centuplée, avec la hâte d'un blessé qui veut faire servir les dernières gouttes de son sang, l'évangélisation, les combats et les miracles.
Le pays qu'il aborde maintenant et où sera creusé son tombeau est aussi personnel que le Marais, quoique en contraste avec lui, et plus proche de sa Bretagne natale et de son enfance qu'il a l'illusion de retrouver. C'est un semis de bois, de taillis et de buissons, aunes en faisceaux, noyers ronds, chênes épais, ormeaux échevelés, qui prend de loin l'aspect d'une forêt malgré les saillies de rochers nus coupés de mille ruisseaux bruns, les petits champs de seigle, les tapis rugueux des bruyères et des hauts ajoncs. L'arbre qui rejoint le ciel cache les villages dont pointent seulement les clochers. Le brouillard enveloppe les lointains où scintille en brillante vapeur ce que l'homme du pays, le bocain, appelle la bérouée de soleil.
Le bon missionnaire va s'enfoncer souvent dans ces chemins creux qui sinuent sous le berceau des branches, et que visite à peine la lumière. Au cahotement de la charrette à bœufs, dont les larges roues heurtent les blocs de granit ou s'enlisent dans l'argile grasse, des enfants sauvages, les cheveux dans les yeux, mordent dans des pommes parmi les paniers d'œufs et de volailles ; des femmes, enveloppées de leurs mantes, tricotent, accroupies sur les talons. Souvent, l'homme est à cheval. Il porte le long habit brun, le gilet blanc croisé sur la poitrine, la culotte courte séparée par une jarretière de couleur des hautes bottes à sabots.
Dès septembre, la pluie qui dégoutte des feuillages délaye le sol en épais mastic. Le piéton préfère alors prendre la voyette ou chemin de messe qui, sur le talus, derrière la haie, côtoie le chemin couvert et que barre, d'un champ à l'autre, le pieu fourchu que l'on enjambe et qu'on appelle le sautoir ou l'échalier.
Plus que le plainaud, grand et massif, qui peuple les riches terres à blé, presque nues si l'on excepte les ormes bordant les routes et les cyprès solitaires qui marquent les tombes huguenotes, le rude fils du pays bocain est resté proche de ses traditions et ouvert à la foi naïve. Il n'est pas surpris par l'arrivée de l'hôte mystérieux qui déroute les bourgeois des villes et par les beaux usages qu'il a l'air d'avoir empruntés au temps des pasteurs et des patriarches. Avec lui, il s'agenouille pour le bénédicité et, mentalement à son exemple, il trempe la première bouchée de pain dans le sang du Seigneur[146]. Il n'est pas déconcerté non plus par les miracles qui viennent à l'appel du saint pèlerin quand il lève simplement les regards au ciel. Sa légende est pleine de ces fleurettes si bien assorties à son caractère paysan. Un soir d'hiver, ayant faim, il entre chez une pauvre femme et lui demande à manger. Elle a le cœur compatissant, mais sa huche est vide.
« Allez, dit le Bienheureux, dans votre jardin, vous y trouverez des cerises.
« — Vous vous moquez, mon Père, en cette saison il n'y a aux arbres que des branches nues.
« — Allez, et vous verrez bien.
La vieille hôtesse, émerveillée, a trouvé les cerisiers en fleurs.
« — Retournez encore, dit le saint.
» — Ah ! mon Père, s'écrie la pauvresse en revenant, cette fois, les cerises sont toutes mûres. En voici plein mon tablier. »
Ils ont soupe en silence du fruit miraculeux. Puis le pèlerin a pris congé. Après son départ, l'arbre enchanté est redevenu bois sec.
Au cœur de cette contrée ténébreuse, sous les chênes de la forêt druidique de Mervent, où l'on entend encore hurler les loups, le Bienheureux découvre un jour un lieu très écarté au-dessus d'une paroi sauvage surplombant un ravin où roule une rivière écumante. C'est la Mère, affluent de la Vendée. Une grotte se creuse là, entre la sylve et la lande. On l'appelle la Roche-aux-Faons. A sa vue, il sent se réveiller son désir de solitude et son appétit de vie champêtre. Sans tarder, il procède à l'aménagement du nouvel ermitage, plus confidentiel encore que Saint-Eloi. A la manière des Pères du Désert, il l'entoure d'un jardinet pour les fleurs et les légumes, il recueille dans un bassin l'eau claire que lui tend la source prochaine. Enfin, pour se protéger du vent du nord, il élève, avec l'aide des habitants de Mervent, un muret de huit à dix toises. Il reprendra là plus facilement la conversation avec Dieu et avec ses créatures les plus innocentes : l'écureuil, le lièvre de fossé, la biche qui sort du fourré, l'oiseau qui picore les miettes de l'écuelle, l'arbre chargé de songe et de souvenir[147].
Le repos serait bon, loin des hommes turbulents et cruels, mais le monde est en alerte, l'ennemi est aux portes ; il n'est pas permis encore de poser les armes. A peine installé dans son oratoire intime, Montfort rayonne sur les paroisses voisines, sur Mervent, dont il restaure l'église lézardée, livrée aux vents et à l'eau du ciel ; sur Vouvant, ceinte de ses remparts que domine la Tour Mélusine. Il descend vers la plaine pour évangéliser Fontenay-le-Comte, la capitale du Bas-Poitou, au confluent des trois terroirs, ouverte vers le Marais par la Vendée et le canal de Luçon où les gabarres amènent le vin, les tuiles et le sel, place forte, chef-lieu administratif avec ses cinquante officiers de justice et de finance, foire célèbre fréquentée par les marchands du Piémont, de la Flandre et de l'Espagne.
Entre deux missions, il retourne, pour un court séjour, à La Rochelle visiter son école de la Sagesse, et il fait avancer de quelques pas son œuvre encore chancelante. Une occasion lui ouvre les portes de l'hôpital Saint-Louis. La supérieure, se sentant incapable de gouverner seule l'établissement, fait appel à deux gouvernantes adjointes. L'une d'elles est Catherine Brunet, Sœur de la Conception (21 août). Le lendemain, Grignion de Montfort, dans cette même chapelle de la Providence où le ciel lui a si opportunément envoyé M. Vatel, bénit l'habit de deux nouvelles professes de sa congrégation : Marie Valleau, sous le nom de Sœur de l'Incarnation, et une paysanne maraîchine, Marie Régnier, rencontrée à Saint-Sauveur-de-Nouaillé lors de sa récente mission.
C'est le moment où il confie à la supérieure Marie-Louise de Jésus la règle définitive qu'il a mise au point et que Mgr de Champflour vient d'approuver[148]. Il y joint ses dernières recommandations verbales et fait ses adieux à celles qu'il ne reverra plus ici-bas. Dans une extase, au moment du départ, il leur fait cette prophétie, qui pouvait paraître alors bien présomptueuse : « O mes filles, que Dieu me fait connaître en ce moment de grandes choses ! Je vois dans les décrets de la Providence une pépinière de Filles de La Sagesse. »
Sans perdre un instant il repart pour Fontenay-le-Comte, le 25 août. Sa grande mission des femmes se termine le 9 septembre, par un beau tumulte. L'épouse du capitaine de la garnison ayant été admonestée à cause de sa parure immodeste, son mari, jusque-là favorable au missionnaire, au point de lui fournir des choristes et des trompettes, entre subitement dans une fureur démoniaque. Un soir, il prend à la gorge le prédicateur et l'assomme de plusieurs coups de poing. La troupe des paroissiennes vole au secours du prêtre en danger, les soldats sont expulsés de l'église ; mais le capitaine irascible fait cerner Montfort dans sa maison et l'y retient prisonnier. La tragédie, connue à Roussay, se termine par un prodige. Le lendemain de la bagarre, alors qu'on se lamente sur le sort du captif, les cloches sonnent Joutes seules dans le clocher et le Bienheureux, l'air tranquille, ayant franchi la haie de ses gardes, apparaît au seuil du sanctuaire.
A mesure que sa fin approche, il entre en pleine possession de ses pouvoirs surnaturels. Il se meut de plus en plus dans une atmosphère de miracles. A plusieurs reprises il apparaît transfiguré aux yeux des fidèles, nimbé de lumière ou soulevé au-dessus du sol. A Fontenay, un jour qu'on l'attend pour la messe, l'enfant de chœur regarde dans la sacristie par le trou de la chatière et surprend le Père de Montfort en compagnie d'une Dame revêtue d'une robe éclatante. « Tu es heureux, lui dit le saint prêtre, en le marquant du signe de la croix ; tu as le cœur pur, tu iras en Paradis. » De fait, le jeune enfant, après avoir vécu comme un ange, meurt avant la fin de l'année.
Un peu partout, on amène des malades qu'il guérit, en récitant sur eux des évangiles, et des possédés qui répondent en latin aux questions qui leur sont posées, et qu'il délivre par des exorcismes. A Saint-Amand-sur-Sèvre, il attire une telle affluence qu'il doit conduire la foule en rase campagne. Afin que chacun l'entende, un prodige augmente la portée de sa voix, que la maladie a presque éteinte. II agit même sur les éléments. Au moment de planter la croix de la mission, à Fontenay, un gros orage est sur le point d'éclater et la procession hésite. Il prend la tête du cortège et donne ordre au porte-croix de se mettre en marche. Alors, les nuages se dissipent et le soleil obéissant resplendit.
Mais le miracle le plus fécond, c'est la conquête de son deuxième disciple, M. Mulot. Ce jeune prêtre, de santé fort débile, habituellement vicaire à Soullans dans le diocèse de Luçon, habitait alors chez son frère, prieur-curé de Saint-Pompain. Un matin, il aborde le Père de Montfort et lui demande une mission pour cette paroisse. Le prédicateur s'excuse. L'autre insiste. Alors, le Bienheureux, comme il l'a fait pour Vatel, lève les yeux et les plonge dans son cœur comme des dards. Il lui fait la même proposition abrupte : « Si vous voulez travailler avec moi dès maintenant et le reste de vos jours, j'irai avec vous chez votre frère ; sinon, non. » Condition exorbitante, mais impérieuse, qui ébranle l'interlocuteur jusqu'au fond de l'âme. Celui-ci expose des difficultés insurmontables : il est paralytique, il souffre d'un asthme incurable ; de cruels maux de tête l'empêchent de dormir... Est-ce que tout cela compte en regard des vues de la Providence ? » Tous vos maux s'évanouiront dès que vous travaillerez pour le salut des âmes ![149]. »
Le saint homme emmène sa proie consentante. De part et d'autre les engagements seront tenus. M. Mulot jouira dès ce jour d'une parfaite santé. Il remplira fidèlement le rôle de bon auxiliaire qu'il vient d'accepter. Infatigable comme son maître, il sera son assistant, son confesseur, son héritier ; pendant trente-neuf ans, il gouvernera à sa suite les deux compagnies et mourra à Questembert, en pleine mission, en 1749, après avoir évangélisé deux cent trente paroisses de l'Ouest.
Grignion de Montfort est encore plein de vaillance malgré les ravages du mal inexorable auquel il ne veut pas prendre garde. En décembre 1715, il arrive à Saint-Pompain avec M. Mulot, et c'est une offensive de grand style qu'il déclenche contre la licence des mœurs. Une foire se tient là depuis des temps immémoriaux, le dernier dimanche de l'année, tolérée par des curés complaisants ou incapables de réprimer le désordre. Le Père de Montfort est en pleine mission. Il ne peut supporter le scandale de cette profanation du jour du Seigneur. Il a sa troupe bien en main, déjà exercée et frémissante d'ardeur combative. Il n'hésite pas. Il range ses paroissiens en bataille, bannières au vent et crucifix en tête, et les lance à travers les rondes infernales, les étalages des boutiquiers, les tréteaux des bateleurs, les tablées d'ivrognes. L'adversaire, décontenancé, lâche pied et se disperse sans coup férir, vaincu par la seule assurance tranquille de cette armée de la foi.
Les avertissements se- multiplient. Des défaillances plus fréquentes el plus graves obligent l'apôtre à interrompre ses travaux. Au début de 1716, il sent, a des signes irrécusables, que le moment n'est pas loin où il lui faudra laisser à d'autres la charge de poursuivre et de perfectionner son œuvre. Il annonce, en termes formels, qu’il n'atteindra pas vivant le seuil de l'année suivante.
Quelques mois lui restent pour assurer à son œuvre sa constance et sa solidité. Cette mise en ordre de la maison comporte deux tâches, l'une extérieure, l'autre intérieure ; elle met en jeu les deux natures, la pratique et la contemplative. Aussi minutieusement qu'il est possible, il règle le bon fonctionnement de ses institutions, au moyen des prescriptions judicieuses qu'il lègue à ses continuateurs. Et surtout, il confie son œuvre fragile comme un bourgeon nouveau-né, vouée comme lui à subir bien des orages, à la garde et à la miséricorde de ses protecteurs tout-puissants ; il s'en remet à eux du soin de la nourrir de leur soleil et de leur rosée surnaturelle.
Du fait de la mort imminente, son dernier pèlerinage à Notre-Dame des Ardilliers revêt un caractère de poignante solennité. Immobilisé par la maladie au presbytère de Saint-Pompain, il se fait précéder d'une avant-garde de trente-trois pénitents blancs figurant les trente-trois années de Notre-Seigneur sur la terre, et qui portent devant lui à la Madone l'hommage de ses travaux et de ses souffrances. Selon le règlement qu'il leur a prescrit, ces hommes de grande foi et de merveilleux amour s'en vont donc à pied, sous la conduite de Mulot et de Vatel, le chapelet à la main, le crucifix sur la poitrine. Par étapes de sept heures quotidiennes, ils franchissent en sept jours la distance qui les sépare du sanctuaire. Ils pratiquent le jeûne parce qu'on est en carême, ils couchent dans le foin ou la paille, traversent les villes sans les voir, observent un silence total, coupé seulement par les cantiques et par la récitation du Rosaire. A un quart de lieue de l'arrivée, ils ôtent leurs souliers par humilité et entrent deux à deux dans la chapelle de la Vierge. Ils la supplient, au nom de leur chef, d'envoyer sur la terre et de protéger de sa merci « de bons missionnaires qui marchent sur les traces des apôtres après un entier abandon à la Providence et par la pratique de toutes les vertus ».
Les fils très obéissants du Père de Montfort sont revenus vers lui, après avoir accompli leur mission. Et c'est maintenant le Père qui, à son tour, reprend la longue route. Il est soudain devenu très vieux, quoique ne dépassant pas quarante-trois ans, accablé de labeurs et de fatigues. Il porte avec lui toute la misère de l'humanité, toute la douleur des fils de Dieu restés fidèles et terrifiés par le spectacle d'un monde entraîné à l'abîme sur une pente vertigineuse. Ce fardeau, qui a meurtri si longtemps ses épaules, il le dépose maintenant auprès de la Médiatrice. Il la prie de sauver son peuple, de l'abriter dans son manteau, de susciter les défenseurs du Christ dont il a, de son mieux, de ses faibles mains, préparé les voies.
Ce devoir rempli, le 1er avril, il est à Saint-Laurent-sur-Sèvre, sa dernière étape. La rivière étroite, flanquée de mamelons pierreux et de bosquets de chêne, coule mollement entre les herbes ou s'engage en courant dans des défilés bizarres. Dans une caverne, au pied du coteau, le Bienheureux prépare sa couche pour y mourir. L'approche de la Semaine Sainte redouble ses mortifications.
Ses Filles de la Sagesse ont hérité de ses amertumes sans avoir encore acquis sa patience. Sœur de la Conception a bien du mal à se maintenir dans l'emploi délicat qu'elle assume à l'hôpital sous l'autorité d'une supérieure. De Vouvant, il lui a écrit un mot, bref, pour l'empêcher de lâcher prise. Il doit pourtant, bientôt après l'autoriser à partir[150]. Au début de l'année 1716, les religieuses sont congédiées de la rue des Jésuites; elles l'assaillent de leurs inquiétudes. « Mon Dieu, soupire-t-il, qu'il y a peu de filles obéissantes, silencieuses, prudentes et crucifiées ! » Il lui vient un moment l'idée de les diriger sur sa maison des Incurables, à Nantes. Il songe à y aller lui-même pour s'y reposer, à la condition que Monseigneur relâche pour un temps sa sévérité et lui permette de célébrer la messe. Sans doute la réponse fut décourageante. Deux semaines avant sa mort, le 14 avril, les dernières lignes qu'il écrit à ses Filles tendent à les affermir dans cette pensée qu'elles doivent s'attendre à des renversements plus considérables encore et plus sensibles, qui mettront « leur foi et leur confiance à l'épreuve pour fonder la communauté de la Sagesse, non pas sur le sable mouvant de l'or et de l'argent, dont le monde se sert tous les jours pour fonder et enrichir ses appartements ; non pas aussi sur les bras de chair d'un mortel, qui n'est tout au plus, quelque puissant qu'il soit, qu'une poignée de foin, mais pour la fonder sur la Sagesse même de la Croix du Calvaire ».
Pour sa congrégation des Pères de Marie il compte sur ses deux disciples, qui continueront, en effet, dignement son œuvre. Par testament[151] il désigne M. Mulot pour lui succéder, il le charge de distribuer aux églises et aux frères coadjuteurs ses livres, ses petits meubles, ses étendards. Il lègue son pauvre corps au cimetière, son cœur à la Sainte Vierge, sous le marchepied de son autel. Il veut garder les petites chaines qui ceignent ses pieds, ses bras et son cou : pour mourir comme il a vécu, esclave de Jésus et de sa Mère.
Ses dispositions ainsi prises, il emploie ses dernières forces à prêcher, le jour des Rameaux, et à préparer en hâte la réception de Mgr de Champflour. L'évêque arrive, en effet, au dernier acte de la tragédie, pour présider à la conclusion de cette vie extraordinaire.
Et comme pour donner tout son sens à la destinée du saint homme, voici que ceux qu'il a aimés et pour qui il a donné son sang, toute lutte éteinte, toute victoire remportée, viennent sceller avec lui le pacte indéfectible. La Vierge : Elle lui apparaît après la procession des Rameaux le long des nefs. Le Bienheureux, harassé, se repose dans la sacristie. On le cherche. On le trouve en extase avec la Belle Dame de Lumière. « Je m'entretenais, dit-il simplement, avec Marie, ma bonne Mère. » Et puis, les pauvres. Après l'office qu'a présidé Monseigneur, les forces lui ont manqué : il n'a pu accompagner l'évêque au presbytère. Il se traîne péniblement jusqu'à son gîte. Une pleurésie s'est déclarée. Tout tremblant de fièvre, il retourne pourtant à l'église, parce qu'il a promis de prêcher aux Vêpres. Il parle sur la bonté du cœur de Jésus. Puis il s'étend avec douceur sur son lit d'agonie, l'âme en paix, et reçoit les derniers sacrements.
Alors, on ouvre la porte, et les pauvres s'avancent, s'agenouillent et demandent à leur grand ami sa bénédiction. Il la leur donne avec le crucifix. Il entonne un chant de délivrance :
 
Allons, mes chers amis.
Allons au Paradis !
 
La nuit est entrée à pas de loup et enveloppe la couche mortuaire. Avec elle, s'est glissé encore l'Ennemi. Le moribond se redresse pour terrasser le démon. On entend ses paroles triomphantes : « C'est en vain que tu m'attaques ; me voici entre Jésus et Marie ; j'ai atteint le terme ; je ne pécherai plus. »
C'est le mardi, 28 avril 1710, à huit heures du soir, qu'il rendit l'esprit.
Cette mort sur un grabat, parmi les pauvres, c'est la conclusion d'un long drame, d'une bataille ininterrompue, dans laquelle l'athlète du Christ a tenu tête à toutes les puissances, à peu près sans aides, et sans autres armes que sa foi, son espérance et sa charité. Nul n'a été plus incompris, plus rebuté, plus humilié. Il a soulevé non seulement la haine du monde et de Satan, mais l'aversion même des prêtres, gagnés pour la plupart à la tiédeur, et qui déjà n'étaient plus capables de comprendre les saints. A grand'peine il s'est attaché deux missionnaires, quatre religieuses de bonne volonté. Son œuvre, qui semble avoir avorté, va prendre l'essor[152]. Mais son esprit couve sous la cendre. On dirait qu'il a retenu pendant deux siècles l'essentiel de son message pour le faire éclater sur nos surdités cl sur nos mollesses. Son cri, on croirait qu'il nous l'a destiné, qu'il résonne pour nos temps d'aboutissement, pour cette impasse où nous sommes acculés au désespoir ou à la résurrection héroïque dans le Christ.
 

 

DEUXIÈME PARTIE LA SPIRITUALITÉ MONTFORTAINE
 
 
I - LA SAGESSE
 
M. Blain a reçu avec beaucoup d'égards son ami, dont la soutane et l'accent détonnent un peu dans le beau salon bleu et or de l'archevêché. Il regarde avec attendrissement son vieux visage ravagé et plein de joie. Il sourit à sa dévotion ambitieuse, à ses espoirs, qu'il prend pour de belles folies. Il ne peut se défendre de l'admirer.
Pourtant, lui, M. Blain chanoine de Saint-Patrice de Rouen, consentirait-il à présenter à ses confrères ce prêtre sordide, qui se donne du ridicule comme à plaisir ? Sortirait-il en compagnie de cet excentrique, dont le couvre-chef est trop grand, dont les souliers cherchent les flaques, qui peut-être va invectiver un chanteur, tomber en extase et se jeter à genoux sur le pavé ? Comme il gagnerait à être plus sage !
Le prélat en fait l'observation à son ami. Il lui demande de quitter ces dehors sauvages qui attirent sur lui les persécutions et les rebuts. Grignion de Montfort s'excuse avec une touchante ingénuité. Ses bizarreries sont dans sa nature, il ne s'en fait pas gloire, et si elles portent tort au prochain, il en accepte le reproche avec l'intention d'en profiter. Il remarque pourtant une chose que chacun a l'air d'oublier. Il n'est pas le seul à négliger les usages du monde. Il a eu des précurseurs : les prophètes, les saints, les apôtres, et leur divin Maître : Notre-Seigneur Jésus-Christ.
Saint Pierre et saint Paul auraient pu vivre en paix à Jérusalem ; ils ont couru les routes à la rencontre du martyre, et Jésus à l'établi du charpentier a préféré la croix entre deux larrons. Quant aux religieux tranquilles dont on lui propose le modèle et qui ont choisi une vie sans lutte, « s'ils sont bien accueillis dans le monde, c'est un signe qu'ils ne font pas grand peur aux démons ».
La controverse qui met aux prises les deux amis est fort instructive. Elle oppose d'une façon très vive, non pas des comportements extérieurs, comme on pourrait d'abord l'imaginer, mais les deux objectifs contradictoires qui, de tous temps, sollicitent en sens inverse les efforts des hommes. Tous deux poursuivent leur sagesse, mais, sous le même nom, ils ne révèrent pas la même chose. C'est la plus grande ruse du démon que de garder à nos sources leurs apparences et d'en corrompre les eaux. Pour Grignion de Montfort, homme de la Bible et du moyen âge, la sagesse est l'art de vivre selon Dieu et contre le monde. Pour M. Blain, qui représente ici la conscience nouvelle, c'est l'art d'accorder Dieu avec le monde, de ménager son salut sans porter atteinte à ses aises.
Entre les deux idéals, il est vain de chercher un compromis. « Y a-t-il une communauté entre la lumière et les ténèbres, un accord possible de Christ avec Bélial[153]. »
C'est cette confusion frauduleuse, c'est celte assimilation criminelle que Grignion de Montfort dénonce avec force en tirant les deux rivales en pleine clarté' pour rouvrir aux hommes le chemin perdu. Essayons de conduire à notre pas le lecteur moderne sur l'itinéraire du Bienheureux, sans perdre de vue notre guide.
On a accumulé autour de ces deux sagesses tant d'hypocrisies, on les a couvertes de tant de voiles, qu'elles ont fini de loin par se ressembler. Ne travaillent-elles pas l'une et l'autre à l'établissement de l'ordre et de la paix, à la juste répartition des profits et des pertes en vue de l'équilibre social et de la commodité personnelle?
C'est possible. Pourtant un trait les sépare, qui les rend à jamais inconciliables. La sagesse mondaine, sous ses formes les plus raffinées, n'est qu'un culte rendu par l'homme à soi-même, une morale subtile de l'intérêt. Tout est disposé chez elle pour une conquête de l'univers par la science et par la technique et pour la jouissance de celle conquête de la manière la plus confortable. Si cet art d'économie fait entrer la vertu dans ses calculs, ce n'est pas à cause du respect qu'elle lui inspire, mais à cause de l'aide pratique qu'elle apporte à sa tranquillité. S'abstenir par tempérance de certains excès à l'égard de la nature, limiter l'empiétement sur le bien d'autrui par la reconnaissance de ses droits, ce n'est point à ses yeux rendre hommage à une loi supérieure, c'est éviter des réactions qui s'avèrent à l'avance plus désavantageuses qu'un accord conclu au prix de mutuelles concessions. L' « honnête homme » est un égoïste prudent ; il ne pratique l'honnêteté que pour satisfaire plus largement ses besoins.
Grignion de Montfort, dont l’observation ne manque ni de profondeur ni d'ironie, a souligné dans la définition qu'il en donne le faux brillant de cette sagesse, sa malignité et son imposture.
« C'est une tendance continuelle vers la grandeur et vers l’estime ; c'est une recherche continuelle et secrète de son plaisir et de son intérêt, non pas d'une manière grossière et criante, en commettant quelque péché scandaleux, mais d'une manière fine, trompeuse et politique ; autrement, ce ne serait plus, selon le monde, une sagesse, mais un libertinage. »
Les sept mobiles innocents, comme on le croit, sur lesquels le sage du monde se tient appuyé pour mener une vie tranquille sont : « le point d'honneur, le « qu'en dira-t-on », la coutume, la bonne chère, l'intérêt, le grand air et le mot à rire. » Et voici ses dix commandements admirablement discernés par le pénétrant psychologue. Ils auraient réjoui Léon Bloy et fourni une riche matière à son exégèse des lieux communs :
1.    
Tu sauras bien le monde.
2.    
Tu vivras en honnête homme.
3.    
Tu feras bien tes affaires.
4.    
Tu conserveras ce qui t'appartient.
5.    
Tu sortiras de la poussière.
6.    
Tu te feras des amis.
7.    
Tu hanteras le beau monde.
8.    
Tu feras bonne chère.
9. Tu n'engendreras pas la mélancolie.
10. Tu éviteras la singularité, la rusticité, la bigoterie[154].
Le saint ne s'y trompe pas : cette morale fermée, comme l'appellera Bergson, cache, sous ses dehors séduisants, une révolte orgueilleuse et concupiscente, une tentative d'organiser le monde en se passant de son Créateur. Et ce n'est pas sans raison que, depuis Adam, Dieu nous met en garde contre son inévitable insuccès. L'expérience nous prouve abondamment que les règlements les plus minutieux ne suffisent pas à assurer la concorde dans une société qui n'est pas orientée vers un but qui la dépasse et qui ne met en commun que l’appétit de domination. Rien n'empêche un associé de violer un pacte uniquement conclu par intérêt, dès qu'à ses yeux la trahison l'emporte sur l'obéissance.

A cette sagesse indigne, corruptrice, génératrice de désordre et de violence, s'oppose la vraie Sagesse, qui n'est pas de l'homme, mais de Dieu. Elle est Dieu même[155] en tant que Verbe, Le Logos de saint Jean, le Christ de saint Paul. Elle dit d'elle-même : « J'ai été établie dès l'éternité, et dès le principe, avant que la terre fût créée. Les abîmes n'étaient pas encore lorsque déjà j'étais conçue[156]... Je suis sortie de la bouche du Très-Haut ; je suis née avant toute créature. C'est moi qui ai fait naître dans le ciel une lumière qui ne s'éteindra jamais et qui ai couvert toute la terre comme d'un nuage. J'ai habité dans les lieux hauts et mon trône est dans une colonne de nuée. J'ai l'ait seule tout le tour du ciel ; j'ai pénétré les profondeurs, j'ai marché sur les flots de la mer. Et j'ai parcouru toute la terre[157]. »
La vérité n'est pas en formation dans les nuages du devenir : elle ne se construit pas par des documents, elle ne se situe pas au bout d'une chaîne d'expériences. Elle est partout présente et respirante, dans le brin d'herbe et dans l'homme de génie. Pour une intelligence non déréglée par l'orgueil et la convoitise qui saisit le réel dans son ensemble, au lieu de l'additionner dans ses détails à la manière de nos docteurs, il y a dans les événements et dans les choses une harmonie constructive, conductrice et conservatrice dans laquelle l'homme et ses activités sont inclus. Et notre liberté trouve son emploi légitime, non à déformer, comme le ferait un enfant stupide, le plan général de la Providence, mais à y participer comme nous y sommes conviés, à être les artisans de l'architecture du monde, les collaborateurs de la création.
Cette Sagesse transcendante, infiniment au delà de nos raisonnements et de nos calculs, aurait pu rester éternellement cachée. Pourtant, elle est accessible à notre main, « elle est assise à notre porte... Ceux qui l'aiment la découvrent aisément et ceux qui la cherchent la trouvent[158]. »
Mais « elle n'aime que ceux qui l'aiment[159], et non pas ceux qui la poursuivent par curiosité ou par ambition ». « Elle n'est pas de ce inonde, dit saint Paul, ni des princes de ce monde qui ont déjà reçu leur congé... Ce sont des choses que l'œil n'a point vues, que l'oreille n'a pas entendues et qui ne sont point montées au cœur de l'homme, des choses que Dieu a préparées pour ceux qui l'aiment[160]. » Elle n'apparaît pas aux yeux dévoyés ou obstinément clos des charnels, elle échappe aussi à ceux que saint Paul appelle les « psychiques » qui comptent uniquement sur eux-mêmes et n'attendent rien du secours de Dieu. Elle est comprise des seuls mystiques, qu'il nomme les spirituels ou les parfaits, à qui Dieu l'a révélée par son Esprit.
Cette connaissance requiert donc de notre part le désir, et ce désir suppose une confiance, à laquelle Dieu répond par le Don. Il y a, nous dit Grignion de Montfort, une conformité naturelle de l'homme à la Divine Sagesse. Elle est pour l'Homme et l'Homme est pour la Sagesse[161]. Notre esprit est fait pour accueillir la grâce, comme l'œil pour recevoir la lumière et pour participer à la lumière. Ce n'est pas une lutte, c'est un appel auquel répond un appel, une voix à laquelle répond un écho, deux consentements, une rencontre.
L'idée qu'on se fait de la foi est ordinairement très pauvre. On la dit une obéissance et une croyance aveugles au dogme. Elle est, entre autres choses, ce double courant d'amour qui relie la créature à son Créateur, l'insufflation de la Divine Sagesse dans l'homme qu'elle rend voyant, en illuminant, comme dit saint Paul, les yeux de son cœur.
Celui qui possède celte « surscience »[162] possède tous les biens ; « il est enrichi jusqu'au comble de ses désirs[163] ». « Elle renferme en soi, dit Grignion, toute la plénitude de la divinité et de l'humanité, tout ce qu'il y a de plus grand au ciel et sur la terre, toutes les créatures visibles et les invisibles, spirituelles et corporelles[164]. » Elle dépasse le bonheur des sages et la science des savants, dont elle procure les avantages, mais par surcroît et justement parce qu'ils ne sont pas demandés. Elle est union à Dieu.
Par elle, on connaît les vérités naturelles, objet de la science des hommes, mais aperçues dans la lumière transcendante de l'Esprit ; par elle, on pénètre surnaturellement les mystères célestes ; à son degré le plus éminent, elle est connaissance expérimentale et fulgurante de Dieu.
« Plus active que toutes les choses agissantes, elle atteint partout à cause de su pureté[165]. » Elle divulgue le pourquoi au delà du comment, elle conduit au point unique qui est cause et but, alpha et oméga ; elle enseigne la marche et la règle, « le bien de l'âme, les vertus théologales et cardinales[166]. » Enfin « elle ne laisse pas croupir dans la tiédeur et la négligence ceux qui ont son amitié. Elle les rend tout de flammes et leur inspire de grandes entreprises pour la gloire de Dieu et pour le salut des âmes[167] ».
Le Dieu des chrétiens n'est pas le Dieu abstrait des philosophes. Etant tout excellence et foyer, il est plus vie que notre vie, plus cœur que notre cœur. En même temps que la Vérité, il est la Vie et il est la Voie[168].
« Je suis la mère du pur amour, dit la Divine Sagesse, de la crainte, de la science et de l'espérance sainte. En moi est toute la grâce de la voie et de la vérité ; en moi est toute l'espérance de la vie et de la vertu[169]. » A rencontre de la connaissance du savant, qui n'engage que sa mémoire, la Vérité éternelle transforme l'être tout entier, parce qu'à mesure qu'on la comprend, on la devient. Etre son possesseur, c'est être aussi son exemplaire et son témoin. « Ce n'est plus moi, s'écrie saint Paul, c'est le Christ (la Divine Sagesse) qui vit en moi[170]. »
Une loi de vérité et d'amour régente ainsi l'univers spirituel comme le soleil gouverne les mondes. Une note fausse suffit à troubler le divin concert. L'esprit de l'homme qui est doué, par la liberté, du pouvoir d'insurrection, peut, comme un astre en révolte, bouleverser le rythme des sphères, détruire l'équilibre, attenter ainsi, par son refus dissonant, à l'éternelle Majesté. En un sens, on peut dire que le pêcheur fait souffrir la Divine Sagesse et la création tout entière, « assujettie à sa vanité[171] ». Réciproquement, selon le mot profond de Grignion de Montfort, « on dirait que la Souveraine du ciel et de la terre a besoin de l'homme pour être heureuse[172] ».
Cette étonnante sollicitude de la grâce se manifeste en tous lieux et en tous temps, sous chaque objet et sous chaque minute de la vie, par des attentions individuelles. Mais, plus explicitement, elle éclate, pour le salut général de l'humanité, dans des heures et dans des personnages exceptionnels. » Elle a parlé par la bouche des prophètes », non seulement pour les hommes de leur nation et de leur siècle, mais pour tous ceux des temps à venir ; « elle a fait un livre exprès pour nous découvrir ses excellences » et elle a fixé, dans les Ecritures, ses commandements : elle a dirigé à leur fin tous les ouvrages de Dieu et particulièrement les saints, en leur faisant connaître ce qu'ils doivent faire, et en leur faisant gouter et faire ce qu'elle leur a fait connaître[173].
D'une manière plus magnifique encore et plus sublime, la Divine Sagesse, volant à l'extrême limite de la charité, se fait homme par condescendance pour la faiblesse de notre intelligence et de notre cœur, afin d'offrir aux hommes le modèle le plus clair et le plus complet.
« La Sagesse substantielle et incréée. Fils de Dieu, seconde Personne de la très Sainte Trinité, autrement la Sagesse Eternelle dans l'éternité, s'est faite, dans le temps, Notre-Seigneur Jésus-Christ[174]. » Ainsi, allant au-devant de notre désir, elle a rendu faciles ses démarches ; la Vérité s'est montrée sous les espèces d'une vie visible et tangible, et d'une voie qui nous offre tout le détail des moyens propres à notre salut. Enfin, elle affirme de la manière la plus éminente, sous la figure d'une passion et d'une mort humaines, la primauté de l'amour, de l'humilité et du sacrifice.
 
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Le Bienheureux indique quatre moyens pour acquérir la Sagesse ; ils sont indissolublement liés et inséparables ; ce sont le désir, la prière, la mortification et la dévotion à Marie. Nous allons très humblement ajouter quelques nuances à ses commentaires et, sans nous écarter de son message, le confronter aux interrogations du siècle, puisque c'est le sens même de notre livre.
« Le commencement de la Sagesse, c'est le désir ; et le désir est amour[175]. » Sans nul doute, le désir est nécessaire ; est-ce à proprement parler un moyen ? C'est plutôt une condition. Car le désir, pourrait-on justement objecter, ne nous appartient pas. Il est, en vérité, la même chose que la grâce. C'est la même Sagesse, en Dieu et en nous où il l'a déposée comme dans « son temple » par la grâce naturelle, et qui cherchent à s'unir comme les tronçons du serpent. L'attraction ne réside-t-elle pas dans l'aimant et dans le fer? N'est-ce pas ici et là la même force impulsive pour réaliser l'équilibre et l'étreinte? En ce sens, Pascal a raison de faire dire par Dieu à sa créature : « Tu ne me chercherais pas si tu ne m'avais déjà trouvé. » Il est déjà sage, celui qui cherche la Sagesse, et il la possède dans la mesure où il la désire.
Et en effet, si tout homme est naturellement sage, puisque la grâce est inscrite dans sa nature, et qu'elle survient encore, au cours de son existence, par des avances amoureuses, par de brusques inspirations dont il ne peut méconnaître le goût singulier, la grâce, toutefois, ne lui est pas imposée, parce que Dieu réserve notre liberté. Incapables de la faire naître, nous pouvons toujours la repousser en prenant parti contre elle, en lui préférant nos commodités momentanées et nos faux plaisirs, en faisant une idole de notre cerveau ou de notre ventre. De même on peut interrompre le courant magnétique par un obstacle et, quoique la lumière soit offerte à tous, on peut fermer l'œil à la lumière.
Notre volonté a donc son rôle dans la communication de la Sagesse en préparant en nous des dispositions d'accueil, et c'est le moyen que Montfort appelle mortification ; en intensifiant le désir et en augmentant dans la même mesure le don, et c'est la prière.
Mais il faut bien s'entendre sur cette notion souvent défigurée. Si la prière n'était qu'un pur mécanisme verbal, une sorte d'abêtissement conduisant à une habitude profitable, il ne faudrait pas s'étonner des résistances de l'homme digne. La prière est tout autre chose. Elle est une manifestation spontanée de l'amour. Elle l'implique. Et en même temps elle le renforce parce qu'elle en opère la concentration. C'est l'être momentanément oublieux de son égoïsme, tout entier plongé dans l'objet sublime qu'il contemple.
A peine si l'on peut dire qu'elle demande. C'est un élan de l'âme au-devant de la Sagesse dont elle perçoit les avances et à qui elle se livre comme à son souverain bien, étant assurée par l'amour qu'elle ne sera pas trompée. Ainsi la prière vraie ne formule pas des besoins personnels parce que celui qui prie ne sépare pas et ne distingue pas sa volonté de celle de la Sagesse incréée vers laquelle il monte. Son souhait est celui d'une union parfaite et tout dessein égoïste le contrarierait.
Une prière ouvre la route à la prière qui la suit, rend sa marche plus aisée et plus rapide comme si la force d'attraction croissait en raison inverse des distances. Elle devient une altitude générale de l'esprit — qu'il ne faut pas confondre avec une habitude des lèvres. Le Père de Montfort l'a compris admirablement, quand il recommande de « faire tout ce que l'on fait en esprit d'oraison, c'est-à-dire pour l'amour de Dieu et en présence de Dieu[176] ».
Enfin la vraie prière est infaillible. Notre-Seigneur nous l'assure : « Cherchez, et vous trouverez. Frappez et l'on vous ouvrira. » « Tous ceux qui demandent comme il faut obtiennent ce qu'ils demandent[177] », puisque leur confiance totale est la preuve incontestable qu'ils possèdent déjà la Sagesse à laquelle ils aspirent. « Dieu exauce toujours les prières bien faites, soit d'une manière, soit d'une autre[178] », qui n'est pas nécessairement celle que nous imaginions mais qui est toujours la meilleure.
Les âmes qui obtiendront la Sagesse, « ce seront celles qui seront semblables à cet ami qui va, de nuit, frapper à la porte d'un de ses amis pour lui demander trois pains à emprunter. Il frappe et redouble ses coups et sa prière, quatre ou cinq fois, avec plus de force et d'instance, quoique ce soit à une heure indue, vers la minuit ; quoique son ami soit couché, quoiqu'il en ait été rebuté et renvoyé deux ou trois fois, comme un imprudent et un importun. Enfin l'ami couché, se voyant si importuné des prières de cet ami, se lève, ouvre sa porte et lui donne tout ce qu'il demandait. Voilà la manière dont il faut prier pour avoir la Sagesse ; et, infailliblement, tôt ou tard, Dieu, qui veut être importuné, se lèvera, ouvrira la porte de sa miséricorde et nous donnera les trois pains de la Sagesse : le pain de vie, le pain d'entendement et le pain des Anges[179]. »
 

 

II - LA CROIX
 
La connaissance du mystique, contrairement à la science moderne, est une connaissance de synthèse et d'union. En elle tout se tient ; de là cet apparent désordre et cet aspect d'impuissance qu'elle prend lorsqu'un Grignion de Montfort, par exemple, s'efforce de la communiquer. Sa poursuite offre l'image, non d'une ligne droite mais d'un investissement qui voudrait courir à la fois sur tous les fronts et qui, s'avançant sur un point, craint toujours de laisser s'ouvrir ailleurs quelque brèche.
La Sagesse éternelle s'est incarnée et elle s'est crucifiée. « La Sagesse, c'est la Croix et la Croix, c'est la Sagesse[180]. » Voilà la vérité suréminente sur laquelle le Bienheureux nous appelle sans cesse à méditer.
Celle Sagesse toute-puissante aurait pu choisir une manifestation triomphale ; elle a choisi la descente dans la matière, parce que, en même temps que Vérité, elle est Miséricorde. Et du même coup, elle en accepte toutes les offenses.
Il est inévitable que l'Esprit, dès qu'il abandonne son indépendance souveraine en s'alliant à la chair et en entrant avec elle dans les catégories du temps et de l'espace, souffre de leurs contraintes, de leurs résistances, de leurs limitations. Il épouse les vicissitudes de la condition humaine, les fatigues, les maladies, les humiliations et la mort. Mais cette Passion volontaire, comparable à celle d'Adam, c'est un Sacrifice (qui se renouvelle par l'Eucharistie), tandis que, chez le premier homme, l'appétit de la matière est une prévarication et une chute. Le Verbe descend pour remonter avec ceux qu'il entraîne et auxquels il apprend à se relever avec lui dans la gloire de la Résurrection.
La vie d'ici-bas est nécessairement aussi un Calvaire pour l'esprit emprisonné dans la chair (car l'homme n'étant pas entièrement dégénéré conserve en lui le germe de sa rédemption, l'étincelle de Dieu). La croix est la loi du monde depuis que les enfants d'Adam, devenus charnels, ont été condamnés à gagner leur pain à la sueur de leur front et à enfanter dans la douleur.
La souffrance est une conséquence, inévitablement liée au péché, comme l'obscurité à l'occlusion de la paupière. Mais, par l'effet de la Miséricorde infinie, elle peut devenir instrument de notre régénération.
Instrument indispensable ; nous l'avons vu, on ne peut à la fois aspirer à la Sagesse et au confort, parce qu'ils sont incompatibles : un mouvement tire vers Dieu, l'autre tire à soi, en sens inverse ; tout ce que gagne l'un est obligatoirement perdu pour l'autre. La Sagesse, dit Montfort, ne se donne qu'à ceux qui sont dignes d'elle, c'est-à-dire de même nature, les spirituels, les « saints » — et saint signifie étymologiquement séparé. Elle se refuse à ceux qui préfèrent les aises et les suffrages du monde et qui, de ce fait, ont déjà reçu leur récompense[181]. « La Sagesse n'entrera point dans une Ame maligne et elle n'habitera point dans un corps assujetti au péché[182]. » Le parti à prendre pour s'unir à la Sagesse, c'est donc le renoncement.
« Si quelqu'un veut venir après moi, qu'il renonce à soi-même, qu'il porte sa croix tous les jours et me suive[183]. » Voici énoncées par le Christ lui-même les deux règles de mortification : l'abstinence et la souffrance.
« Pour avoir la Sagesse, écrit le Père de Montfort, il faut d'abord, ou quitter réellement les biens du monde, comme firent les Apôtres, les disciples, les premiers chrétiens et les religieux : c'est le plus tôt fait et c'est le meilleur ; ou du moins, il faut détacher son cœur des biens, et les posséder comme ne les possédant point, sans s'empresser pour en avoir, sans s'inquiéter pour les conserver, sans se plaindre ni s'impatienter quand on les perd : ce qui est bien difficile à exécuter[184]. »
Un tel détachement s'entend non seulement à proprement parler des richesses, mais de « tous les biens créés », en particulier de l'opinion, de la conformité aux usages et aux maximes du monde, des distractions, même innocentes, qui détournent l'âme de l'attention qu'elle doit porter à son salut. « Il faut, tant qu'on peut, fuir les compagnies des hommes, celles des mondains qui sont pernicieuses et dangereuses, mais celles aussi des personnes dévotes lorsqu'elles sont inutiles et qu'on y perd son temps... Enfin, il faut garder le silence avec les hommes, pour s'entretenir avec la Sagesse[185]. »
« Eloignez-vous de ce qui est grand, pompeux et éclatant à leurs yeux, dit la Sagesse éternelle, car c'est une abomination devant moi[186]. »
« Plus vous êtes grand, d'autant plus humiliez-vous, c'est-à-dire soyez le serviteur des autres, choisissez la place la plus basse, l'emploi le plus vil, les habits les plus pauvres[187]. »
« Choisissez le pire en tout[188]. »
« Estimez beaucoup parmi vos sœurs (le Bienheureux s'adresse ici à ses Filles) celles qui sont les plus pauvres et les moins capables au dehors[189]. »
« Réjouissez-vous, dira-t-il ailleurs, pauvre idiot, pauvre femme sans science ; si vous savez souffrir joyeusement, vous en saurez plus qu'un docteur en Sorbonne[190]. »
Un soldat entré dans l'ordre de Cîteaux, rapporte Jacques de Voragine, était à ce point illettré, qu'il n'avait pu apprendre que deux mots qu'il allait répétant : « Ave Maria ». Enseveli avec ses autres frères, on vit croître sur sa tombe un lis magnifique qui portait en lettres d'or sur chaque feuille : « Ave Maria », et quand on enleva la terre pour approfondir ce prodige, on vit que la belle fleur prenait racine dans la bouche du pauvre moine.
A son exemple et selon le conseil, du Seigneur, il faut devenir simple, obéissant, innocent et doux comme un petit enfant, avoir comme lui le cœur pur afin de voir Dieu[191]. »
« Heureux les pauvres en esprit, parce que le royaume des cieux est à eux. »
« Notre-Seigneur ne dit pas seulement qu'ils auront le royaume des cieux, mois qu'ils l'ont déjà. Parce que, le pauvre volontaire, n'étant point piqué des épines des riches, ni des désirs des richesses, et se sevrant, comme un roi du ciel, des douceurs terrestres et charnelles, il regorge des consolations divines. » « Si le cœur du sage est content, il est riche et rien ne lui manque[192]. »
« Prenez garde, dit encore le Bienheureux, d'avoir attache à la moindre chose. Quand vous y sentirez beaucoup d'affection, quittez-la pour un temps ou privez-vous-en tout à fait[193]. Défiez-vous des amitiés naturelles de vos parents et amis. Ne craignez point, pour porter votre croix, de les désobliger et de leur déplaire[194]. » Cette forme de détachement chrétien est celle qui apparaît souvent du dehors la plus rude et la plus inhumaine parce qu'on la confond avec la dureté de cœur. Très loin de recommander l'indifférence, elle prescrit un amour infiniment plus profond mais d'autre sorte que celui du monde et de la chair, un amour qui n'est pas la jouissance égoïste supputant les soucis d'une séparation, ni l'affection des aveugles ou des lâches qui approuve tout chez l'être aimé et jusqu'au péché, mais la chanté véritable qui fait aimer le prochain comme soi-même et qui est toujours prête à se sacrifier pour son salut[195].
Grignion de Montfort, écrivant à sa mère, abandonne le ton du fils pour prendre celui du prêtre et du frère spirituel en Jésus-Christ, plein de pitié, mais sans complaisance pour les faiblesses de la chair :
« Préparez-vous à la mort qui vous talonne, par beaucoup de tribulations, souffrez-les chrétiennement comme vous faites ; il est nécessaire, il vous est infiniment avantageux d'être appauvrie jusqu'à l'hôpital, si c'est la volonté de notre grand Dieu ; d'être méprisée jusqu'à être délaissée de tout le monde et de mourir en vivant... Je prie mon père, de la part de mon Père céleste, de ne point toucher la poix, car il sera gâté ; de ne point manger de la terre, car il en sera suffoqué ; de ne point avaler de la fumée, car il en sera étouffé... »
Quant à lui, il est vrai qu'il a de grandes obligations envers ceux qui l'ont mis au monde, nourri et élevé dans la crainte de Dieu et rendu une infinité de grands services ; il leur en rend mille actions de grâces et prie tous les jours pour leur salut, mais qu'on n'attende de lui rien autre chose, car il ne dispose d'aucun bien ni d'aucun titre. « Qu'on me regarde comme un mort, je le répète afin qu'on s'en souvienne, qu’on me regarde comme un homme mort[196]. »
« Si donc quelqu'un veut venir avec moi, qu'il porte sa croix... »
Non comme le réprouvé mais comme le prédestiné. « Tollat, qu'il la porte, et non pas qu'il la traîne, et non pas qu'il la secoue, et non pas qu'il la retranche, et non pas qu'il la cache, c'est-à-dire qu'il la porte haute à la main, sans impatience ni chagrin, sans crainte ni murmure volontaire, sans partage et ménagement naturel, sans honte et sans respect humain[197]. »
« Rien de grand ne se fait sans beaucoup de souffrance[198] », l'expérience profane nous en avertit déjà. « La terre inculte ne donnera que des épines, parce qu'elle n'est point coupée, battue ni remuée par un sage labour. » L'eau croupissante n'est propre ni à laver ni à boire[199]. Les pierres vives qui seront placées au bâtiment de la Jérusalem céleste doivent être taillées, coupées et ciselées par le marteau de la Croix. Le bon grain a besoin d'être ballotté et remué par le van pour être purifié de la paille et de l'ordure[200].
La croix est un signe d'élection. C'est Benjamin qui a eu le calice, parce qu'il était le bien-aimé, et ses autres frères n'ont eu que le froment. « Vous vous glorifiez avec raison d'être les enfants de Dieu ; glorifiez-vous donc des coups de fouet que ce bon Père vous a donnés et vous donnera dans la suite[201] ; car il fouette tous ses enfants[202]. S'il ne vous envoie pas de temps en temps quelques bonnes croix, c'est qu'il ne se soucie plus de vous ; c'est qu'il est en colère contre vous ; il ne vous regarde plus que comme un étranger hors de sa maison et de sa protection, ou comme un enfant bâtard qui, ne méritant pas d'avoir sa portion dans l'héritage de son Père, n'en mérite pas les soins et les corrections[203].
La croix est un instrument de miséricorde, un « châtiment amoureux[204] ». « Laissez faire l'habile architecte : il vous aime, il vous aime, il sait ce qu'il fait, il a de l'expérience, tous ses coups sont adroits, il n'en donne aucun de faux, si vous ne le rendez inutile par votre impatience[205]. »
« Portez votre croix, faite à votre intention par la Sagesse, avec nombre, poids et mesure. De sa propre main, elle a mis ses quatre dimensions, elle l'a composée en son épaisseur des pertes de biens, des humiliations, des mépris, des douleurs, des maladies et des pertes spirituelles ; en sa longueur, d'une certaine durée de mois ou de jours que vous devez être accablés de toutes ces calamités ; en sa largeur, de toutes les circonstances les plus dures et les plus amères, de la part de vos amis, de vos domestiques, de vos parents ; en sa profondeur, enfin, des peines les plus cachées dont vous serez affligés sons trouver de consolation dans les créatures[206]. »
« La même main qui forme le jour et la nuit, le soleil et les ténèbres, le bien et le mal, a permis les péchés qu'on commet en vous choquant, elle n'en a pas fait la malice, mais elle en a permis l'action. Ainsi quand vous verrez un Séméi vous dire des injures, vous jeter des pierres comme au roi David, dites en vous-mêmes : « Ne nous vengeons point, laissons-le faire, car le Seigneur lui a ordonné d'en agir ainsi. Je sais que j'ai mérité toutes sortes d'outrages et que c'est avec justice que Dieu me punit. Arrêtez-vous, mes bras ; vous, ma langue, arrêtez-vous ; ne frappez point, ne dites mot : cet homme ou cette femme qui me disent ou font des injures, ce sont les ambassadeurs de Dieu[207]. »
La souffrance ainsi comprise comme une prévenance amoureuse de la Sagesse éternelle, attentive à nous procurer les moyens pour l'atteindre et lui ressembler, sera reçue non seulement avec sérénité, mais avec gratitude par l'homme de désir. Le Père de Montfort recommande à ses religieuses[208] : « Lorsque quelqu'un aura servi d'instrument à Dieu pour vous purifier et couronner par des calomnies et des persécutions, ne manquez par reconnaissance de prier pour lui pendant huit jours, et vous communierez au moins une fois à son intention. »
Est-ce assez d'être patient et de supporter? Le détachement complet est un idéal difficile à cause des résistances de la sensibilité et de l'orgueil. Sans être à la lettre un ennemi, le corps est un compagnon indocile qu'il faut mater et discipliner sous peine de faire un maître de ce serviteur. On soutient le travail de la grâce, non seulement en acceptant les épreuves, mais « encore en se procurant quelques peines et mortifications, comme jeûnes, veilles et autres austérités des saints pénitents[209]. Chaque faiblesse consentie en faveur de la chair ajoute un poids qui tire l'esprit vers le sol ; chaque concession faite à l'amour de soi renforce ses exigences comme il arrive d'un enfant gâté. A l'inverse, chaque sacrifice volontaire est une émancipation. La mortification ainsi comprise est un entraînement de la volonté, une ascèse.
On sait jusqu'à quel point Grignion de Montfort a poussé cet exercice de libération. On se rappelle ses privations, ses fatigues, son emploi de la discipline et du cilice, sa recherche déconcertante de l'abaissement. Un jour, pour corriger un mouvement d'amour-propre, il se couche la face contre terre et ordonne à son domestique de le fouler aux pieds. Une autre fois, il échange sa chemise contre celle d'un pouilleux. Et l'on n'a pas oublié l'horrible scène de l'hôpital de Poitiers. C'est qu'à un homme de cette taille et parvenu à un tel degré de sainteté, ces choses démesurées sont devenues déjà plus faciles et désormais nécessaires pour avancer dans la perfection.
C'est aussi qu'en vertu d'une grande loi mystérieuse, celle de la réversibilité des mérites et des peines, par son immolation volontaire, en union et « compassion » de Notre-Seigneur Jésus-Christ, il contribue à la rédemption universelle, comme un pèlerin plus robuste prend sur ses épaules une partie de la charge de ses compagnons plus débiles. Nous ne formons devant Dieu qu'un seul corps mystique cimenté par la charité. Chaque effort qui nous rapproche de lui nous rapproche en même temps de nos frères. C est en ce sens que Léon Bloy a pu dire : « Pourquoi souffrez-vous, sinon pour consoler le Seigneur[210] ? »
Toutefois, Grignion de Montfort ne recommande aux autres ces pratiques extraordinaires que dans le cas de vocations toutes spéciales. Il enseigne que, dans la généralité des cas, ce sont les petites souffrances obscures qui sont les plus méritoires. D ailleurs ce qui importe plus que la souffrance, c'est la manière dont on souffre : « Souffrir beaucoup et souffrir mal, c'est souffrir en damné ; souffrir beaucoup et avec courage, mais pour une mauvaise cause, c'est souffrir en démon ; souffrir peu ou beaucoup, et souffrir pour Dieu, c'est souffrir en saint[211].
Cette souffrance alors est joie. Non pas de la partie inférieure, où tout est en guerre et en alarme, et qui gémit, se plaint, pleure et cherche à se soulager, non pas de la raison qui se trouble, mais de « la partie suprême, que les maîtres de la vie spirituelle ont appelée la cime et la pointe de l'âme, et qui est l'intelligence éclairée de la foi.
Alors, c'est le vrai paradis terrestre[212] par élimination de la pesanteur et rupture de l'enveloppe comme la chrysalide se défait du cocon et s'envole vers la lumière.
« La Croix, quand elle est bien portée est la cause, la nourriture et le témoignage de l'amour[213]. » Par elle, le miroir de l'âme, devenu limpide, reflète la Sagesse éternelle et s'éclaire à sa ressemblance. La Croix « allume ainsi dans le cœur le feu de l'amour divin ; elle entretient et augmente cet amour et, comme le bois est la pâture du feu, la croix est la pâture de l'amour. Elle est le témoignage le plus assuré qu'on aime Dieu. C'est de ce témoignage dont Dieu s'est servi pour nous montrer qu'il nous aime ; et c'est aussi le témoignage que Dieu demande de nous pour nous montrer que nous l'aimons[214]. »
On connaît le cri de joie de sainte Thérèse : « Les souffrances seules peuvent désormais me rendre la vie supportable. Souffrir, voilà où tendent mes vœux les plus chers. Que de fois, du plus intime de mon âme, j'élève ce cri vers Dieu : Seigneur, ou souffrir ou mourir, c'est la seule chose que je vous demande. »
 
 

III - LA VIERGE MARIE
 
Il n'est, pour chaque homme venant au monde, que deux altitudes possibles constamment offertes à son option. Ou bien, se prenant lui-même pour Dieu et pour centre, il tente d'absorber à son profit les ressources et les puissances de l'univers, et c'est l'anarchie intérieure, le désordre générai par le choc des convoitises et des violences ; ou bien, il entre volontairement dans le concert universel et coopère, comme il est prescrit, à son rang et selon ses forces, à l'ordre divin, et c'est la voie du salut par la destruction de l'égoïsme et l'avènement du règne de Dieu.
« Ame, vivante image de Dieu, et rachetée du sang précieux de Jésus-Christ, la volonté de Dieu sur vous est que vous deveniez sainte comme lui dans cette vie, et glorieuse comme lui dans l'autre. L'acquisition de la sainteté de Dieu est votre vocation assurée, et c'est là que toutes vos pensées, paroles et actions, les souffrances et tous les mouvements de votre vie doivent tendre[215]. »
Cet état de sainteté vers lequel nous soupirons n'est pas autre chose, le Bienheureux nous l'a dit, que la possession de la Divine Sagesse, qui est à la fois connaissance, vie et amour, et qui s'est incarnée en Notre-Seigneur Jésus-Christ. « Il n'a point été donné d'autre nom sous le ciel que le nom de Jésus par lequel nous devions être sauvés. Dieu ne nous a point mis d'autre fondement de notre salut, de notre perfection et de notre gloire, que Jésus-Christ. Tout édifice qui n'est pas posé sur cette pierre ferme est fondé sur le sable mouvant et tombera infailliblement tôt ou tard. Tout fidèle qui n'est pas uni à lui comme une branche au cep de la vigne, tombera, séchera et ne sera propre qu'à être jeté au feu. Hors de lui tout n'est qu'égarement, mensonge, iniquité, inutilité, mort et damnation. Mais si nous sommes en Jésus-Christ et Jésus-Christ en nous, nous n'aurons point de damnation à craindre, ni les Anges des cieux, ni les hommes de la terre, ni les démons des enfers, ni aucune créature ne nous peut nuire, parce qu'elle ne nous peut séparer de la charité de Dieu qui est en Jésus-Christ[216]. »
Tous nos efforts sont requis pour cette ascension, mais ils demeurent insuffisants sans la grâce qui vient de Dieu. Tout se ramène donc, nous dit Grignion de Montfort, à trouver les moyens pour obtenir ce secours irremplaçable. Il nous a prescrit l'humilité du cœur, l'oraison continuelle, l'universelle mortification. Le moment est venu pour lui de nous indiquer le plus grand des moyens, et c'est « une tendre et véritable dévotion de la Sainte Vierge[217]. »
« Ame prédestinée, voici le plus merveilleux de tous les secrets que le Très Haut m'a appris et que je n'ai pu trouver en aucun livre ancien et nouveau. Je vous le confie par le Saint-Esprit[218] », à la condition, ajoute-t-il, que ce secret ne sera transmis qu'aux personnes qui en sont dignes (on ne jette pas des perles aux pourceaux), qu'on ne s'en servira que pour devenir saint et céleste, sinon le secret deviendrait poison et condamnation (car il sera demandé plus à ceux qui connaîtront davantage), enfin que l'on remerciera Dieu tous les jours d'avoir appris ce qu'on ne méritait pas de savoir.
Cette partie importante de la doctrine du Bienheureux, esquissée d'abord dans les derniers chapitres de la Sagesse éternelle, résumée ensuite dans l'opuscule intitulé le Secret de Marie reçoit son plein développement dans le traité de la Vraie Dévotion. Il affirme dans ces ouvrages non seulement l'Immaculée Conception, cette antique croyance du monde chrétien qui a pris valeur de dogme depuis le 8 décembre 1854, mais il y devance celui de « Marie médiatrice universelle » dont des voix autorisées appellent aujourd'hui de divers côtés la promulgation. Ces traités présentent un mélange d'effusions mystiques souvent admirables et d'explications parfois lumineuses, parfois diffuses et encombrées de répétitions, car l'auteur, pressé par le temps, laisse courir sa plume et avoue d'ailleurs sans ambage ignorer l'art de la composition savamment ordonnée. Nous ne lui en ferons pas grief, car il possède des qualités infiniment plus puissantes. Pour moi, qui ne désire être ici que son modeste interprète, j'essayerai de dégager les lignes principales de son dessein et de les mettre à la portée des hommes d'aujourd'hui qui m'écoulent.
Il ne faut point se le dissimuler, bon nombre d'esprits modernes — et je ne parle pas des esprits forts mais des hommes de bonne volonté — qui adhèrent sans difficulté à la récitation du Pater, se montrent rétifs lorsqu'il s'agit du culte de la Vierge. Ils n'y voient le plus souvent qu'une jolie fable ou une respectable tradition. Plutôt que de se scandaliser de leurs réserves, il vaut mieux en chercher les causes. Elles tiennent aux dispositions mentales de notre siècle, qui n'est plus celui de Grignion de Montfort, ce dont certains apologistes n'ont pas l'air de s'apercevoir. Nous avons souvent rencontré celte erreur banale qui consiste à verser, et comme du dehors, des affirmations et des règles sans se préoccuper de la qualité d'adhérence des formules que l'on emploie, au lieu de partir du donné, c'est-à-dire de l'expérience interne et externe des auditeurs. On agit ainsi à la façon d'un missionnaire imprudent qui ne tiendrait aucun compte des habitudes de pensée et de langage des indigènes qu'il apprivoise. Certaines adaptations, certains éclairages sont nécessaires, bien qu'ils ne doivent en aucune façon altérer la vérité enseignée.
L'introduction du lecteur moderne à la théologie mariale sera gravement facilitée à mon sens s'il veut bien se persuader que Marie est à la fois une personne et un principe[219]. Il en est de même, à des degrés divers, de tous les personnages éminents apparus dans l'histoire du monde, comme il est vrai que tout grand événement est en même temps une figure. Grignion, ainsi que tous les Pères, quand il ne rappelle pas cet axiome le sous-entend. On peut passer librement de l'un à l'autre de ces caractères, à condition de ne pas les séparer, ce qui est le vice des hérésies. Il n'y a là, que je sache, rien de choquant pour un homme tourné vers les choses spirituelles, qui en voit partout les preuves expérimentales et qui a réveillé en lui par l'exercice ce mode de connaissances inné, ce sens des correspondances qu'il admire chez les poètes, un Baudelaire, un Novalis, un Gérard de Nerval, cette intuition qui prolonge la raison sans la contredire et qui se porte au delà du fait brut pour découvrir ses intentions et ses fins.
Je prie le lecteur de bien vouloir admettre encore, pour me suivre, le principe d'analogie que la science moderne néglige généralement avec suffisance, sauf à l'introduire dans ses hypothèses, et qui régit l'ordre universel comme il est encore possible de s'en convaincre par l'observation. En vertu de cette loi, qui était l'un des fondements de la science antique, les états, les mouvements, les faits, se répercutent sur plusieurs plans comme des échos. Ainsi, par exemple, ce que l'on constate sur le plan individuel a son pendant sur le plan humain, ce qui est visible sur le plan de la matière a sa symétrie sur le plan de l'esprit.
Certes, Marie est une personne, apparue dans l'espace et le temps, comme nous l'enseignent les Ecritures, fille de la lignée de David, épouse de Joseph en Galilée, mère de Jésus, parente d'Elizabeth, compagne de son fils aux noces de Cana et qui s'est tenue debout au pied du Calvaire. C'est encore et toujours une personne vivante et agissante, désormais immortelle et glorieuse qui, au même titre que les esprits dégagés de chair, nous connaît, nous regarde, nous écoute et nous assiste.
Marie est aussi un principe, conçu de toute éternité, cheville ouvrière dans le plan divin, et l'on verra que toutes les expressions et tous les jugements qui s'appliquent à la personne s'appliquent également au principe, l'un et l'autre, en effet, ne faisant qu'un. « L'humanité, écrit Gratry[220], est un ensemble solidaire, un tout n'ayant aux yeux de Dieu, quoique composé de plusieurs, qu'un cœur, une âme, un corps. Lorsque le mal infecta toute cette masse et la précipita dans l'égoïsme et le vertige de la concupiscence, Dieu voulut se réserver un point pur, un germe pour rentrer un jour dans la masse par ce point. Ce point demeuré pur et préservé, c'est le point virginal du monde des âmes, c'est une âme, c'est la Vierge Marie. »
Sans cette prévenance divine, qui est le signe de sa miséricorde infinie, on ne conçoit pas la remontée après la chute, la régénération après le péché. Toute communication était coupée avec l'Esprit sans ce vestige survivant de l'ancien Eden, et destiné à se manifester un jour aux yeux des hommes. C'est pourquoi Grignion de Montfort, à la suite des Pères de l'Eglise, appelle Marie « le Paradis terrestre du nouvel Adam, très saint lieu qui n'est composé que d'une terre vierge et immaculée, où est véritablement l'arbre de vie qui a porté Jésus-Christ, le fruit de vie ; l'arbre de la science du bien et du mal qui a donné la lumière au monde[221]. »
« Elle était préparée, dit saint Anselme[222], pour être le fondement, la source, le principe, l'origine, la cause, le germe, la pépinière de la cité, du palais, du Souverain Bien. »
C'est par cette « porte orientale » que Dieu descend en effet, c'est sur cet arbre de vie qu'il peut greffer la tige ineffable, l'Homme Dieu. L'ange Gabriel salue cette âme en l'appelant « pleine de grâce ». Elle est, en effet, « toute grâce », « l'unique qui ait trouvé grâce devant Dieu ». Sans doute, étant créature, elle reste à une distance infinie et infranchissable de Lui. Mais elle est, dans la mesure humaine, le parfait miroir où il se contemple, le tabernacle sans souillure dans lequel il peut habiter.
« Les patriarches, les prophètes et les saints personnages de l'ancienne Loi avaient crié, soupiré et demandé l'incarnation de la Sagesse éternelle, mais aucun ne l'avait pu mériter. » Ils n'ont obtenu qu'une opération partielle et ébauchée, en paroles et en écritures. « Il ne s'est trouvé que Marie qui, par la sublimité de sa vertu, ait atteint jusqu'au trône de Dieu et ait mérité ce bienfait infini[223]. » La Vierge, intégralement pure, a eu seule le pouvoir d'attirer à elle, comme l'aimant, par affinité, le Saint-Esprit qui la « couvre de son ombre » et par sa fécondation a donné naissance au Christ et l'a rendue ainsi Mère de Dieu.
Ayant épousé Marie et ayant produit en Elle, et par Elle et d'Elle, le Verbe Incarné « comme il ne l'a jamais répudiée », il continue à produire tous les jours en Elle et par Elle, et d'une manière mystérieuse mais véritable, les prédestinés[224], ce qui lui vaut ce second privilège d'être appelée Mère de grâce ou Mère des Fidèles.
Comprenons en effet qu'il se passe à l'intérieur de chacun de nous, dans la régénération, quelque chose d'analogue à ce qui s'est passé dans le monde lorsque le Verbe s'est incarné. Dans chaque âme, comme dans l'univers, il existe un réduit intact, une chambre royale, un temple inviolé. « Là l'erreur n'entre pas », dit saint Thomas d'Aquin, et Bossuet s'écrie en parlant de ce jardin secret, dans ses Aspirations sur les mystères : « O âme, écoute dans ton fond, n'écoute pas à l'endroit où se forgent les fantômes, mais dans le sanctuaire où se recueillent les pures et simples idées, là où la vérité se fait entendre. » Quand les Anges de Dieu nous saluent — et toute influence de la Vie n'est-elle pas un ange de Dieu ? — ce point libre de l'esprit et de la volonté est capable de répondre à l'appel de la grâce. C'est Marie qui réside en nous et qui murmure : « Voici la servante du Seigneur, qu'il me soit fait selon sa volonté. » Alors le Verbe conçu du Saint-Esprit prend la place du vieil homme et nous rend enfants de Dieu[225].
» Dieu étant Dieu, dit Grignion de Montfort, ne change pas, ni en son sentiment ni en sa conduite[226]. » Il a voulu commencer à donner son Fils au monde par Marie, il est à croire qu'il continuera à le donner par Marie, principe et personne, c'est-à-dire par le principe immaculé de notre âme, en étroit rapport avec la personne de la Vierge qui agit éternellement en vue du dessein pour lequel elle a été conçue, autrement dit, nous devenons aptes à incarner le Christ en nous dans la mesure où, par l'imitation de la Vierge et de ses vertus, nous nous rapprochons de sa ressemblance, et dans la mesure aussi où, par nos prières, nous obtenons d'elle son aide personnelle et son intercession secourable.
Elle est ainsi le moyen nécessaire par lequel nous accédons à lui. De là son troisième privilège, celui de Médiatrice.
« Partout, dit Montfort, où est Jésus, au ciel ou en terre, dans nos tabernacles ou dans nos cœurs, il est vrai de dire qu'il est le fruit et le rapport de Marie, que Marie seule est l'arbre de vie, et que Jésus seul en est le fruit. Quiconque donc veut avoir ce fruit admirable dans son cœur doit avoir l'arbre qui le produit, qui veut avoir Jésus doit avoir Marie[227]. »
Rappelons-nous, avec le Bienheureux, que Notre-Seigneur lui-même a désigné sa Mère pour médiatrice par sa dépendance à son égard dans sa conception, sa naissance, sa présentation au temple, par sa soumission filiale durant les trente années de sa vie cachée[228]. C'est par elle qu'il a voulu commencer ses miracles. Il a sanctifié saint Jean Baptiste dans le sein d'Elizabeth par la parole de Marie[229] et c'est le premier miracle de grâce. Il a changé l'eau en vin à son humble prière, et c'est son premier miracle de nature[230]. Dans le ciel comme sur la terre, il continue à tendre l'oreille à sa sollicitude et il lui concède sur lui-même un empire maternel. Comme aux noces de Cana, c'est Marie qui sert d'intermédiaire entre sa puissance et notre faiblesse, soit qu'elle lui transmette nos besoins : « Ils manquent de vin... », soit qu'elle nous rapporte ses commandements et nous engage à l'obéissance : « Faites tout ce qu'il vous dira[231]. » Il l'institue enfin Mère des Fidèles par la donation solennelle qu'il lui fait d'eux au moment suprême de l'agonie du calvaire, dans la personne du disciple qu'il aimait. « Femme, voici votre fils », lui dit-il, et à saint Jean : « Voici votre mère[232]. »
Le Verbe, sortant éternellement du Sein du Père et produisant tout ce qui existe, récapitule la Création en s'incarnant, et la fait rentrer avec lui dans l'unité même de la vie de Dieu. Il est le médiateur qui sert de pont à une humanité déchue aspirant à revenir à Dieu et qui, pourtant, par elle-même en est incapable et a besoin, pour son rachat, d'une victime expiatoire qui soit digne du Maître qu'elle a offensé[233]. Mais comme Adam, chassé du paradis terrestre, tremble sous le poids de sa faute et n'ose regarder l'Eternel[234], l'humanité encore éblouie par la majesté du Christ qui est Dieu, n'ose s'approcher de lui qu'avec crainte. Un intermédiaire plus modeste nous est accordé, auquel nous puissions nous adresser sans épouvante, une créature comme nous mais excellente, une femme très douce, qui nous aime et qui nous porte vers le Juge avec des bras maternels.
« Pour pouvoir nous être secourable il fallait deux conditions, dit Bossuet, que sa grandeur l'approche de Dieu, que sa bonté l'approche de nous. La grandeur est la main qui puise, la bonté la main qui répand, et il faut ces deux qualités pour faire une parfaite communication. Marie étant la Mère de notre Sauveur, sa qualité l'élève bien haut auprès du Père éternel ; et la même Marie étant notre Mère, son affection l'abaisse jusqu'à compatir à notre faiblesse, jusqu'à l'intéresser à notre bonheur[235]. « Toute grâce descend vers les hommes par une triple procession : elle va du Père au Christ, du Christ à la Vierge, de la Vierge à nous. Il est juste que le retour s'établisse par la même voie que la grâce, dit saint Bernard, retourne à son auteur par le même canal qu'elle est venue[236]. »
Cependant, Dieu qui a voulu l'homme libre, condescend à lier sa décision auguste au consentement de sa créature. L'ange messager prosterné aux pieds de Marie le jour de l'Annonciation attend la réponse de l'humble enfant sur qui l'Esprit plane encore sans se poser. Minute la plus solennelle de l'histoire du monde, où l'humanité tout entière, depuis les origines jusqu'au jugement dernier, depuis Adam et David retenus captifs dans les Limbes jusqu'aux générations lointaines soumises par le péché à l'esclavage du démon, attend avec l'ange la parole suspendue qui ouvre ou qui ferme le ciel. Alors Marie répond : « Je suis la servante du Seigneur. Qu'il me soit fait selon sa volonté. » Et l'Ange se retire, et aussitôt le Verbe se fait chair[237].
Acquiesçant ainsi à l'œuvre de l'Incarnation, Marie accepte du même coup l'immolation de son fils et la sienne propre, le même glaive qui doit les percer l'un et l'autre et qui est la rançon de notre salut. Par son obéissance silencieuse, par sa souffrance volontaire et fidèlement supportée, « elle ne fait avec le Christ qu'un même sacrifice » et partage avec lui la gloire de notre Rédemption. Tant de mérites font d'elle l'Arche d'alliance, le Salut des infirmes, le Refuge des pécheurs, la Consolatrice des affligés.
« Il faut conclure, dit Grignion de Montfort, que la Très Sainte Vierge étant nécessaire à Dieu, d'une nécessité qu'on appelle hypothétique, en conséquence de sa volonté, elle est bien plus nécessaire aux hommes pour arriver à leur dernière fin[238]. Il n'y a point et il n'y aura jamais de créature où Dieu soit plus grand, hors de lui-même et en lui-même, sans exception ni des Bienheureux, ni des Chérubins, ni des plus hauts Séraphins, dans le Paradis même. Marie est le Paradis de Dieu et son monde ineffable où le Fils de Dieu est entré pour y opérer des merveilles, pour le garder et s'y complaire. Il a fait un monde pour l'homme voyageur, c'est celui-ci ; il a fait un monde pour l'homme bienheureux et c'est le Paradis; mais il en a fait un autre pour lui, auquel il a donné le nom de Marie ; monde inconnu presque à tous les mortels ici-bas et incompréhensible à tous les Anges et les Bienheureux là-haut, dans le ciel et qui, dans l'admiration de voir Dieu si relevé et si reculé d'eux tous, si séparé et si caché dans son monde, la Divine Marie, s'écrient jour et nuit : « Saint, Saint, Saint[239]. »
« Puisque Dieu est partout, dit-il encore, on peut le trouver partout, jusque dans les enfers, mais il n'y a point de lieu où la créature puisse le trouver plus proche d'elle et plus proportionné à sa faiblesse qu'en Marie, puisque c'est pour cet effet qu'il est descendu. Partout ailleurs, il est le pain des forts et des Anges, mais en Marie il est le pain des enfants[240]. »
 
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Telle est la puissance de Marie médiatrice : « elle est si maîtresse des biens de Dieu, qu'elle donne à qui elle le veut, quand elle veut et de la manière qu'elle veut, toutes les grâces de Dieu, toutes les vertus de Jésus-Christ et tous les dons du Saint-Esprit, tous les biens de la nature, de la grâce et de la gloire. Mais quelque don que nous fasse cette souveraine et aimable Princesse, elle n'est point contente si elle ne nous donne la Sagesse Incarnée, Jésus son fils[241] ». Quand on a une fois trouvé Marie, et par Marie, Jésus, et par Jésus, Dieu le Père, on a trouvé tout bien, toute grâce et toute amitié auprès de Dieu, toute sûreté contre les ennemis de Dieu, toute vérité contre le mensonge, toute facilité et toute victoire contre les difficultés du salut, toute douceur et toute joie dans les amertumes de la vie[242]. »
Voilà donc le moyen le plus assuré, le plus aisé, le plus court et le plus saint, selon Grignion de Montfort, sans lequel les autres sont de peu de prix. « Quand nous ferions les plus effroyables pénitences, quand nous entreprendrions les voyages les plus pénibles et les plus grands travaux, quand même nous répandrions tout notre sang pour acquérir la divine Sagesse, et que l'intercession et la dévotion de la Sainte Vierge ne se trouvât pas en tous ces efforts, ils seraient comme inutiles et incapables de nous l'obtenir. Mais si Marie dit un mol pour nous, si son amour se trouve chez nous, si nous sommes marqués à la marque de ses fidèles serviteurs qui gardent ses voies, nous aurons bientôt, et à peu de frais, la divine Sagesse[243]. »
A ceux qui s'étonneraient de l'extrême importance ainsi attachée à ce culte, qui croiraient voir dans ces hommages rendus à une créature une forme d'idolâtrie, une infraction au commandement qui nous oblige à réserver à Dieu seul notre adoration, il faut répondre par les déclarations très nettes du Bienheureux et par les avis placés en tête de ce chapitre, qui veulent mettre le lecteur moderne en garde contre les interprétations grossières et superficielles.
« J'avoue, écrit Grignion de Montfort, avec toute l'Eglise, que Marie n'étant qu'une pure créature sortie des mains du Très-Haut, comparée à sa majesté infinie, est moindre qu'un atome ou plutôt n'est rien du tout, puisqu'il est seul Celui qui est, et que, par conséquent, ce grand seigneur, toujours indépendant et suffisant à lui-même, n'a pas eu et n'a pas encore absolument besoin de la Sainte Vierge pour l'accomplissement de ses volontés et pour la manifestation de sa gloire. Il n'a qu'à vouloir pour tout faire[244]. » Il serait, par conséquent, faux et blasphémateur de penser qu'elle soit au-dessus de la divine Sagesse, vrai Dieu, ou qu'elle l'égale[245]. Lorsque le Bienheureux écrit que Notre-Seigneur a conservé dans le ciel « la soumission et l'obéissance du plus parfait de tous les enfants à l'égard de la meilleure de toutes les mères », il faut comprendre que Marie « ne commande pas à son Fils comme une mère d'ici-bas commanderait à son enfant qui est au-dessous d'elle, mais qu'étant toute transformée en Dieu par la grâce et la gloire, elle ne fait rien qui soit contraire à l'éternelle et immuable volonté de Dieu[246] », autrement dit, elle est si conformée à lui, qu'elle ne lui demande jamais que ce qu'il veut donner.
Ceci dit, et la distance étant gardée infinie entre le Créateur et la créature, il reste que, par la volonté de Dieu lui-même, la Vierge est la part humaine seule capable de participer à la Rédemption et le culte que nous lui rendons, dans la réserve que nous venons d'assigner, ne peut être trop grand, puisque c'est celui-là même que nous rendons à la part la plus pure et la plus humble de nous-mêmes, celle qui est » inclinée » vers Dieu[247].
« Il importe maintenant, nous dit le Bienheureux, de faire un bon choix de cette dévotion. Le diable a déjà tant trompé et damné d'âmes par une fausse dévotion à la Très Sainte Vierge, qu'il se sert tous les jours de son expérience diabolique pour en damner beaucoup d'autres en les amusant et les endormant dans le péché, sous prétexte de quelques prières mal dites ou de quelques pratiques extérieures qu'il leur a inspirées. Comme un faux monnayeur ne contrefait ordinairement que l'or et l'argent et fort rarement les autres métaux, parce qu'ils n'en valent pas la peine, ainsi l'esprit malin ne contrefait pas tant les autres dévotions que celles de Jésus et de Marie, la dévotion à la Sainte Communion et la dévotion à la Sainte Vierge, parce qu'elles sont parmi les autres ce que sont l'or et l'argent parmi les métaux[248]. »
Et le Bienheureux de nous décrire en détails les sept sortes de faux dévots qu'il faut se garder d'imiter : une vraie galerie de portraits. Ce sont : les dévots critiques, qui raillent les pratiques « que les gens simples rendent simplement et saintement à celte bonne Mère », révoquent en doute tous les miracles et histoires rapportés par des auteurs dignes de foi, et qui éloignent les peuples de la dévotion à la Très Sainte Vierge, sous prétexte d'en détruire les abus ; les dévots scrupuleux, qui craignent de déshonorer le Fils en honorant la Mère, comme si ceux qui prient la Sainte Vierge ne priaient pas Jésus-Christ par elle ; les dévots qui font consister toute leur dévotion en des pratiques extérieures, parce qu'ils n'aiment que le sensible sans goûter le solide ; les dévots présomptueux qui, sous le beau nom de chrétiens et de dévots à la Sainte Vierge cachent ou l'orgueil, ou l'avarice, ou l'impureté ou l'ivrognerie, ou la colère, etc.. ; ils se promettent que Dieu leur pardonnera parce qu'ils jeûnent le samedi, parce qu'ils sont de la Confrérie du Saint-Rosaire ou du Scapulaire, ou parce qu'ils portent le petit habit ou la petite chaîne de la Sainte Vierge. Les dévots inconstants sont dévots par intervalles et par boutades ; les dévots hypocrites couvrent leurs péchés et leurs mauvaises habitudes sous le manteau de cette Vierge fidèle, afin de passer aux yeux des hommes pour ce qu'ils ne sont pas. Enfin, il y a encore les dévots intéressés, qui ne recourent à la Vierge que pour gagner quelque procès, pour éviter quelque péril, pour guérir d'une maladie ou pour quelque autre besoin de cette sorte, sans quoi ils l'oublieraient[249].
La vraie dévotion doit être intérieure, c'est-à-dire doit partir de l'esprit et du cœur ; elle doit être tendre, pleine de confiance, comme d'un enfant dans sa bonne mère, sainte, c'est-à-dire qu'elle porte une âme à éviter le péché et à imiter les vertus de la Très Sainte Vierge, particulièrement son humilité profonde, sa foi vive, son obéissance aveugle, son oraison continuelle, sa mortification universelle, sa pureté divine, sa charité ardente, sa patience héroïque, sa douceur angélique et sa sagesse divine. Elle doit être constante et enfin désintéressée, c'est-à-dire qu'elle inspire à une âme de ne se point rechercher, mais Dieu seul, dans sa Sainte Mère[250].
« Il existe une quantité de pratiques que le Saint-Esprit a inspirées aux saintes âmes et qui sont très sanctifiantes, mais je proteste hautement, déclare Montfort, qu'ayant lu presque tous les livres qui traitent de la dévotion à la Mère de Dieu, et ayant conversé familièrement avec les plus saints et savants personnages de ces derniers temps, je n'ai point connu de pratique semblable à celle que je veux dire, qui exige d'une âme plus de sacrifices pour Dieu, qui la vide plus d'elle-même et de son amour-propre, qui la conserve plus fidèlement dans la grâce, et la grâce en elle, qui l'unisse plus parfaitement et plus facilement à Jésus-Christ, et enfin qui soit plus glorieuse à Dieu, sanctifiante pour l'âme et utile au prochain[251]. »
« Cette dévotion, dont l'efficacité, dit le Père Faber, est presque incroyable pour obtenir le salut des âmes et la venue du royaume de Jésus-Christ[252] », c'est l'esclavage d'amour, tel que Grignion l'avait adopté depuis son sacerdoce et tel qu'il le prêcha sans cesse dans ses missions. En quoi consiste-t-elle ? Le Bienheureux nous le fait comprendre par cette comparaison :
Lorsqu'un sculpteur veut faire un portrait, il peut s'y prendre de deux manières. Ou bien, confiant dans son industrie et dans la qualité de ses instruments, il taille directement la matière informe et dure : la méthode est longue et difficile et il ne faut qu'un coup de ciseau maladroit pour gâter tout l'ouvrage. Ou bien il jette la matière dans un moule, et il obtient alors « sans peine et sans coûtage » une ressemblance exacte, pourvu que la matière soit plastique et que le moule soit parfait. Ainsi d'une âme qui s'abandonne sans réserve à Marie. Marie est le moule vivant de Dieu, dit saint Augustin, fait par le Saint-Esprit pour former au naturel un Homme-Dieu. « Il ne manque à ce moule aucun trait de la divinité, quiconque y est jeté et se laisse manier aussi y reçoit tous les traits de Jésus-Christ[253]. »
L'opération la plus utile et la plus parfaite, « c'est donc de se consacrer tout à Marie et tout à Jésus par elle, en qualité d'esclave, lui faisant une consécration entière et éternelle de son corps, de son âme, de ses biens, tant intérieurs qu'extérieurs, des satisfactions et des mérites de ses bonnes actions, et du droit qu'on a d'en disposer, enfin de tous les biens qu'on a reçus par le passé, qu'on possède à présent et qu'on possédera à l'avenir[254]. »
Le Bienheureux insiste longuement dans ses ouvrages sur le caractère de ce sacrifice, fait volontairement et par amour et qui est le plus complet qu'on ait exigé en religion. Il implique le dépôt, entre les mains de notre guide et patronne, non seulement des biens de fortune, des qualités du cœur et de l'esprit, mais de la valeur même des prières, aumônes, mortifications et satisfactions dont on lui laisse la disposition entière.
A cette définition, qui se suffit à elle-même, nous n'ajouterons que cette remarque : c'est la forme la plus haute et la plus dépouillée de la prière. Il existe une prière très imparfaite et naïvement égoïste ; elle demande à Dieu un secours dans le domaine du temporel, la pluie pour les récoltes, la protection dans un voyage, le retour d'un absent, la guérison d'une maladie, comme si, pour ainsi dire, on se substituait à la Bonté providentielle pour lui indiquer les voies que nous estimons les meilleures. Dieu ne repousse pas ces implorations, parce qu'il est le Père qui connaît les faiblesses de ses enfants et parce qu'il discerne avec indulgence, dans ces appels intéressés, un acte de foi, de crainte et d'espérance, c'est-à-dire quelque chose qui ressemble tout de même à un don de soi.
Un degré plus haut et l'orant demande les biens spirituels : la sagesse, la vertu, la sainteté. C'est la vraie prière, qui s'efforce d'épouser la volonté divine. Pourtant elle n'est point parfaite encore, parce qu'il s'y mêle, malgré nous, quelque poussière de notre nature ; un soupçon d'orgueil : espoir d'être meilleur que les autres ; une trace d égoïsme : désir du Paradis ; d'envie du prochain : la félicité des bienheureux ; de paresse : épargne de l'effort personnel ; de curiosité : ambition d'explorer de nouveaux domaines, tout cela à des doses très subtiles, imperceptibles à nos consciences grossières et qui déjoue nos précautions les plus attentives. « Nos bonnes actions (nos bonnes intentions aussi), quoiqu'elles paraissent bonnes, sont très souvent souillées et indignes des regards et de l'acceptation de Dieu, devant qui les étoiles mêmes ne sont pas pures[255]. »
« Nous sommes, écrit encore Grignion avec énergie, naturellement plus orgueilleux que les paons, plus attachés à la terre que les crapauds, plus vilains que des boucs, plus envieux que des serpents, plus gourmands que des cochons, plus colères que des tigres et plus paresseux que des tortues, plus faibles que des roseaux et plus inconstants que des girouettes[256]. » Dans ces conditions, la meilleure prière n'esl-elle pas celle qui nous vide totalement de nous-mêmes, celle qui consiste à dire à Dieu : « Je ne demande, Seigneur, que votre gloire. Voici mon cœur et mon esprit, mes souffrances et mes travaux. Je les remets à la plus Sage, celle qui ne peut se tromper, pour qu'elle les emploie au mieux de votre service. »
A la condition de bien entrer dans l'esprit de cette dévotion, c'est-à-dire de faire toutes ses actions avec Marie en s'unissant à ses intentions, même inconnues, — en Marie, en se recueillant au dedans de soi-même pour y former d'elle une petite image spirituelle — par Marie, prise comme fin prochaine, Dieu étant pris comme fin dernière[257] — cette pratique produit une infinité d'effets prodigieux. « Mais le principal, c'est d'établir ici-bas la vie de Marie dans une âme, en sorte que ce n'est plus l'âme qui vit, mais Marie en elle. Or, quand la divine Marie est Reine dans une âme, quelles merveilles n'y fait-elle point ? Comme elle est l'ouvrière des grandes merveilles, particulièrement à l'intérieur, elle y travaille en secret, à l'insu même de l'âme qui, par la connaissance qu'elle en aurait, détruirait la beauté de ses ouvrages[258]. »
« Comme elle est partout la Vierge féconde, elle porte dans tout l'intérieur où elle est la pureté de cœur et de corps, la pureté en ses intentions et ses desseins, la fécondité en bonnes œuvres... Enfin, Marie devient toute à cette âme auprès de Jésus-Christ : elle éclaire son esprit par sa pure foi, elle approfondit son cœur par son humilité, elle l'élargit et l'embrase par sa charité, elle le purifie par sa pureté, elle l'anoblit et l'agrandit par sa maternité[259]. »
« Oh ! que ma peine serait bien employée, s'écrie Grignion de Montfort, en son abrégé de théologie mariale[260], si ce petit écrit tombant entre les mains d'une âme bien née, née de Dieu et de Marie, et non du sang, ni de la volonté de la chair, ni de la volonté de l'homme, lui découvrait et inspirait, par la grâce du Saint-Esprit, l'excellence et le prix de la vraie et solide dévotion à la Très Sainte Vierge ! Si je savais que mon sang criminel pût servir à faire entrer dans le cœur les vérités que j'écris en l'honneur de ma chère Mère et souveraine maîtresse, dont je suis le dernier des enfants et des esclaves, au lieu d'encre, je m'en servirais pour former des caractères, dans l'espérance que j'ai de trouver de bonnes âmes qui, par leur fidélité à la pratique que j'enseigne, dédommageront ma chère Mère et maîtresse des pertes qu'elle a faites par mon ingratitude et mes infidélités. »
« Je me sens plus que jamais animé à croire et à espérer tout ce que j'ai profondément gravé dans le cœur, et que je demande à Dieu depuis bien des années, à savoir : que tôt ou tard la Très Sainte Vierge aura plus d'enfants, de serviteurs et d'esclaves d'amour que jamais, et que, par ce moyen, Jésus-Christ, mon cher Maître, régnera plus dans les cœurs que jamais. »
« Je prévois bien des bêtes frémissantes qui viennent en furie pour déchirer avec leurs dents diaboliques ce petit écrit et celui dont le Saint-Esprit s'est servi pour l'écrire, ou du moins pour l'envelopper dans les ténèbres et le silence d'un coffre, afin qu'il ne paraisse point[261] ; ils attaqueront même et persécuteront ceux et celles qui le liront et réduiront en pratique. Mais qu'importe ! mais tant mieux ! Cette vue m'encourage et me fait espérer un grand succès, c'est-à-dire un grand escadron de braves et vaillants soldats de Jésus et de Marie, de l'un et de l'autre sexe, pour combattre le monde, le diable, et la nature corrompue, dans les temps périlleux qui vont arriver plus que jamais ! » Qui legit inlelligat[262]. Qui potest capere, capiat[263].

IV - LES DERNIERS TEMPS
 
« Les temps périlleux qui vont venir... », a dit Grignion de Montfort. Ce sont ceux qui termineront le cycle de l'épreuve. Quand la corruption et la douleur seront à leur comble, quand les mauvais serviteurs auront dilapidé le trésor du Maître et persécuté ses amis, le cri de triomphe des méchants et la supplication des justes attireront sur la terre la justice du Seigneur. Ce sera le second avènement, la Parousie. Jésus l'a promis à ses disciples au jour de son Ascension : « Je reviendrai »[264]. Douze fois dans l'Apocalypse, il le répète à saint Jean : « Je reviendrai bientôt. »
Alors on verra le Fils de l'Homme venant sur les nuées avec une grande puissance et une grande majesté. Des anges rassembleront les élus des quatre vents au son de la trompette retentissante. Il séparera les uns d'avec les autres, il mettra ses brebis à sa droite et les boucs à sa gauche. Aux uns il dira : « J'ai eu faim et vous m'avez donné à manger, j'ai eu soif et vous m'avez donné à boire... » et ceux-ci prendront possession du royaume. Il dira aux autres : « Retirez-vous de moi, maudits, car vous ne m'avez ni abreuvé ni nourri, vous ne m'avez pas vêtu dans ma nudité ni visité dans ma prison. »
Les fidèles ont veillé longtemps dans l'espérance du Seigneur. Le jour a baissé, la nuit est tombée sur le monde et, comme les dix Vierges de la parabole, l'époux tardant à venir, tous se sont assoupis et se sont endormis d'un sommeil épais[265]. Mais tandis que les Sages, qui ont gardé l'huile de leur lampe et dans leur cœur le souvenir de la parole, reconnaissent le cri dans la nuit et courent dans leur lumière à la rencontre du Bien-Aimé, les folles trébuchent dans les ténèbres, s'égarent dans les chemins et arrivent à la salle des noces lorsque la porte est fermée.
Le Fils de l'Homme viendra par surprise « comme un voleur »[266], comme « l'éclair qui part de l'Orient et brille jusqu’a l'Occident », à l'heure où les hommes, absorbés par leur vanité quotidienne, pour la plupart, l'auront oublié. Tels furent les jours de Noé, tel sera l'avènement du Fils de l'Homme. Car dans les jours qui précédèrent le déluge, les hommes mangeaient et buvaient comme ils le font aujourd'hui, ils se mariaient et mariaient leurs filles jusqu'au jour où Noé entra dans l'arche. Et ils ne surent rien jusqu'à ce que le déluge survint qui les emporta tous[267]. »
Au sein des dormeurs affaissés, des sentinelles sont debout et donnent de la voix pour tenir en éveil le morne troupeau. Montfort, presque seul dans sa tour de vigie, perçoit à l'horizon le petit nuage précurseur du tonnerre ; son cœur tremble parce qu'il entend, au loin, s'approcher le pas du Voyageur.
« Dites-nous quand ces choses arriveront? » ont demandé les apôtres. Et le Seigneur a répondu : « Voyez, je vous ai tout annoncé d'avance. Il y aura des signes dans le ciel et sur la terre, des guerres, des pestes, des tremblements de terre. De faux prophètes s'élèveront, qui en séduiront un grand nombre. Tout cela ne sera que le commencement des douleurs. Le signe infaillible, ce sera le progrès de l'iniquité, l'apostasie des nations. »
Est-ce donc cette affreuse odeur des chairs pourrissantes que le Bienheureux discerne sous les artifices des parfums et des fards ? « Jamais, dit-il, le monde n'a été si corrompu qu'il l'est. » Ce prétendu voyant ne serait-il qu'un imposteur, comme le soutiennent les gens satisfaits, ou qu'un alarmiste halluciné ?
En apparence, rien n'est changé, tout est en ordre ; les classes sociales occupent leur hiérarchie immuable, les vertus sont en honneur, l'Eglise toujours respectée, plus influente que jamais auprès des princes, prospère en richesse et en personnel ; sa clientèle est intacte ; les défections creusées par l'athéisme, en nombre infime, ne touchent que quelques seigneurs dépravés, quelques philosophes naissants ; les offices sont bien suivis, l'hérésie paraît éteinte. La cour enfin, après une passade de frivolité, affiche, sous le patronage de Mme de Maintenon, une dévotion et une décence exemplaires.
Cependant, sous cette façade rassurante, pour un œil expert, tout est gâté, le cœur est atteint, le désir de l'homme a changé d'objet.
Ce qui est le plus grave ce n'est pas l'excès de misère, ni les luttes sanglantes, les exactions et les tyrannies, ce n'est pas même le pullulement des grands crimes dont témoignent les confesseurs ; ce n'est pas l'existence, révélée par le procès de la Brinvilliers et par l’Affaire des Poisons, de puissantes associations d'alchimistes, de malfaiteurs et de magiciens, fournisseurs de poudre de succession au service des hauts bourgeois et des courtisans, ni les agissements effroyables des prêtres sacrilèges tels que l'immonde abbé Guibourg, officiant des messes noires et mêlant au vin des calices le sang d'un enfant égorgé[268]. Toutes ces « impiétés et ces abominations, commises journellement à Paris et en province, aux dires du lieutenant de police La Reynie, quelque effroyables qu'elles apparaissent, ne sont pas nouvelles ni particulières au Grand Siècle. Le moyen âge et la Renaissance les ont connues, comme des accidents affreux qui pourtant n'avaient pas altéré le climat général de la chrétienté.
Le symptôme accablant et qui demeure encore presque invisible, c'est une conversion des âmes à rebours, un retournement insensible et désormais à peu près consommé. Le moyen âge, la Renaissance, même dans leurs plus grands désordres, ont fait distinctement la part de Dieu et celle du monde ; ils ont reconnu les faiblesses pour des faiblesses, ils ont commis le péché et ils l'ont expié, ils ont donné aux saints leur place indispensable dans la communauté et ont attendu d'eux le contrepoids nécessaire aux égarements des pêcheurs.
Avec le Grand Siècle — et ceci n'a guère été relevé — on entre dans une ère nouvelle, qui est celle de la conclusion ; on recommence à édifier la tour de Babel. Désormais, sans qu'il y paraisse, l'homme se refuse à Dieu, mais il essaye encore naïvement de le tromper en lui offrant des pratiques extérieures pour se réserver l'autonomie et la puissance. Il n'attend plus rien des saints (Grignion en est un témoignage), qu'il tolère provisoirement, par un reste de superstition et de crainte, mais qu'il s'apprête à rejeter et à anéantir comme ses adversaires les plus réels.
« Dans les derniers jours, les hommes seront amis des voluptés plus que de Dieu et ils auront les dehors de la piété sans en avoir la réalité »[269] : saint Paul l'annonce, Grignion le constate :
« Jamais le monde n'a été si corrompu qu'il est, parce que jamais il n'a été si fin, si sage à son sens, si politique. Il se sert si finement de la vérité pour inspirer le mensonge, de la vertu pour autoriser le péché et des maximes mêmes de Jésus-Christ pour autoriser les siennes, que les plus sages selon Dieu y sont souvent trompés[270]. »
Les pires ennemis de la religion, ce ne sont ni les jansénistes, ni les calvinistes, ni les quiétistes, ni les déistes à la Rousseau, qui manifestent plutôt des réactions de défense contre tes progrès d'une maladie pernicieuse ; les ennemis mortels du Christ, la race de vipères, ce sont les hypocrites. Bourdaloue appelle quelque part le xviie siècle, siècle de l'hypocrisie. Le tour de force du Malin, sa suprême ruse, à la faveur des discussions évasives qui n'intéressent souvent que l’épidémie, c'est de creuser dans le corps même de l'Eglise le gouffre dans lequel il tente de la précipiter, c'est de semer celle ivraie qu'on ne peut arracher sans déraciner le bon grain, celte fausse chrétienté très voyante, capable de fournir aux raisonneurs impies les accusations qu'ils porteront contre les vrais fidèles ; le suprême scandale ce sera de rendre le Christ suspect aux gens de bien.
« Il y a deux sortes de libertins, observe à cette époque La Bruyère : les libertins, ceux du moins qui croient l'être — ils ne sont qu'un petit groupe de paresseux indifférents et à peu près inoffensifs — et les faux dévots, qui ne veulent pas être crus libertins. » Ceux-ci sont les plus redoutables. « Cent fois plus épris de la fortune que les premiers, ils vont à l'église pour être vus, ils y rêvent à Dieu et à leurs affaires, y reçoivent des visites, y donnent des ordres et des commissions et y attendent des réponses ; ils goûtent, savourent la prospérité et la faveur, n'en veulent que pour soi, font servir la piété à leurs ambitions[271]. » « Sous un roi athée, ils seraient athées[272]. Ceux-là, dit Bourdaloue, qui ne sont ou ne paraissent chrétiens que par la seule considération du monde et ne servent Dieu que dans la vue de l'homme... Car de quoi n'abuse-t-on pas?[273]. »
Ces prélats d'intrigue, évoques de Marseille à vingt-cinq ans, ou de Reims à quinze ans, comme Henri de Lorraine, titulaires de bénéfices, non tenus à la résidence, « qu'il faudrait que la mort tirât bien juste pour les attraper dans leur diocèse »[274] se retrouvent à la cour ou dans les salons, adulateurs des richesses et profanant leur ministère « par une vie séculière et mondaine, pour ne pas dire impure et licencieuse »[275].
« Certains abbés, à qui il ne manque rien de l'ajustement, de la mollesse et de la vanité des sexes et des conditions, entrent, auprès des femmes, en concurrence avec le marquis et le financier et l'emportent sur tous les deux. L'Eglise, à l'heure de la Belle Messe[276], ressemble à un lieu de comédie. La chaire est envahie par des déclamateurs qui nagent dans le flot de citations profanes et qui oublient de faire mention de l'Evangile. « Le discours chrétien est devenu un spectacle. Cette tristesse évangélique, qui en est l'âme, ne s'y remarque plus ; elle est suppléée par les avantages de la voix, par la régularité du geste, par le choix des mots et par les longues énumérations. On n'écoute plus sérieusement la parole sainte, c'est une sorte d'amusement entre mille autres, c'est-à-dire un jeu où il y a de l'émulation et des parieurs[277].
Ce mélange inextricable du monde avec l'Eglise, « cet accommodement des préceptes et des règles de Jésus-Christ aux intérêts, aux passions et aux plaisirs des hommes »[278], c'est sans doute « l'abomination de la désolation établie en lieu saint », dont le Christ parle à mots couverts (que celui qui lit entende)[279] et que représente, dans l'Apocalypse, la Bête qui monte de la terre et qui a deux cornes semblables à celles de l'agneau[280].
C'est ce signe avant-coureur des prochains débordements qui fait pousser à Grignion de Montfort son cri d'alarme : « Au feu ! Au feu ! A l'aide ! A l'aide ! » Au feu dans la maison de Dieu ! Au feu dans les âmes ! Au feu jusque dans le sanctuaire ! A l'aide de notre frère qu'on assassine ! A l'aide de nos enfants qu'on égorge ! A l'aide de notre bon Père qu'on poignarde[281] !
Désormais, en effet, le parti est pris, la pente est acquise, sur laquelle de plus en plus on va s'engager. Sous les apparences de raison et d'équité, sous cette passion de régularité qui accable, Julien Green s'est demandé quelle faiblesse et quelle incertitude cache le Grand Siècle. Il a ressenti dans la musique la plus enjouée de Lulli et de Couperin sa mélancolie insondable. L'explication de ce pessimisme qui transpire des œuvres mêmes de ses grands comiques, c'est la perte de l'espérance. Pour la première fois peut-être depuis le Christ, l'humanité, dans son ensemble, cesse d'attendre le règne de Dieu. Elle tente de substituer son ordre propre à celui de la Providence, elle va demander à une science, à une philosophie, à une politique purement humaines les recettes de la connaissance et du bonheur.
Des hommes toujours ont interrogé les signes. A plusieurs reprises, ils ont cru le jour venu, puis ils ont accusé l'ignorance et les illusions des prophètes. Les mystiques ne se sont pas trompés, mais leur langage paraît obscur parce qu'ils pensent en dehors des catégories de temps et de lieu. La réalité qu'ils découvrent contient la nôtre et la met à son plan de simple figure. Notre curiosité brûlante s'attache à la date qui n'est que l'incarnation accidentelle d'un événement éternellement présent.
Cette réalisation matérielle, à laquelle nous attachons une importance primordiale, est probablement conditionnelle, quoique inévitable. Dans une certaine mesure, on peut penser que les prières et les œuvres saintes la retardent, laissant ainsi aux pécheurs un plus long délai pour se préparer au Jugement. Dieu ayant décidé le châtiment de Sodome à cause de ses crimes, se déclare cependant prêt à renoncer à son dessein s'il peut dénombrer dix justes au sein de la cité coupable. Je crois que ces dix justes se sont rencontrés à l'époque dont nous parlons et qu'ils ont prolongé, durant un temps, la trêve que Montfort jugeait pertinemment sur le point de se terminer.
On assiste, au xviie siècle, à un magnifique effort de redressement qui écarte le dénouement fatal, sans avoir la force de le conjurer. En 1611, Bérulle a fondé l'Oratoire, cette école de science et de vertu pour entraîner les prêtres « à porter hautement gravés en soi l'autorité du Père, la lumière du Fils et la sainteté de l'Esprit, divinement liés en unité d'essence ». L'association de Saint-Sulpice, fondée en 1642 par M. Olier, en donnant le modèle des séminaires, concourt admirablement à la sage formation des aspirants au sacerdoce. C'est l'époque où saint Vincent de Paul offre aux laïques et aux clercs les conférences spirituelles de Saint-Lazare, institue les Filles de la Charité et lance dans les campagnes les Prêtres de la Mission, tandis que Jean Eudes établit en Normandie le culte du Sacré-Cœur et que les grands ordres religieux se réforment : les Augustins avec saint Pierre Fourier, les Prémontrés avec Servais de Larvelle et Didier de Lacour, la Trappe avec l'abbé de Rancé ; que les Carmélites sont introduites en France, que les Feuillantines, les Visitandines, les Filles du Calvaire, vingt autres congrégations y naissent ; que saint Jean-Baptiste de la Salle ouvre ses petites Ecoles chrétiennes.
Une si solide architecture spirituelle, à laquelle ont travaillé tant de saintes âmes, et Grignion de Montfort au pre­mier rang, c'est la digue qui retient un moment le flot de l'iniquité. Mais la vague ne cesse de monter, et l'effort des sauveteurs se fatigue et se ralentit. Au xviiie siècle, la marée les gagne de vitesse. Aujourd'hui, il semble bien que nous approchions du terme et de la consommation. Si nous essayons de faire le point et de savoir où nous en sommes, voici ce que nous distinguons.
L'ère de confusion, dont nous avons parlé touche à sa fin. Le brouillard de l'équivoque, à la faveur duquel le Démon a tendu ses pièges, achève de se dissiper, et ce qui apparaît maintenant aux regards tant soit peu attentifs, ce sont les lignes de forces bien dégagées, les directions nettes d'une humanité qui était longtemps restée incertaine. Les deux pôles magnétiques des âmes ont gagné une telle puissance attractive que nul désormais ne peut leur échapper. Ils exigent de chacun le choix déterminé entre le Oui et le Non, entre l'amour de Dieu et le culte des idoles. Les deux fronts antagonistes ont cessé les diversions et les feintes, ils sont disposés face à face et vont s'affronter pour le combat décisif.
Ce qui affirme l'approche des temps, bien plus clairement que tels signes particuliers comme l'évangélisation de toute la terre et le rassemblement des Juifs en Palestine[282], mieux même que les catastrophes et les calamités pourtant inouïes qui nous écrasent et dont nulle époque de l'histoire n'aurait pu imaginer l'ampleur, le déchaînement des fléaux les plus monstrueux et des férocités les plus rares, la destruction des cités, l'infécondité des campagnes, le meurtre de vingt millions d'innocents, l'emprisonnement, l'esclavage, le systématique abaissement des consciences ; ce qui certifie l'imminence de la fin, ce sont les convergences vers elle de tous les mouvements de la société moderne, c'est son orientation générale, que d'aucuns ont appelée son progrès[283]. « Nous arrivons à la dernière crise, à celle où l'on cesse de parler du salut des gouvernements pour ne s'occuper que du salut suprême de la Société... Les vérités seront mises à nu. Ce ne sera plus la Doctrine méconnue que l'on entendra, ce ne sera plus la conscience inécoutée qui criera. Les faits parleront leur grande voix. La Vérité quittera les hauteurs de la parole ; elle entrera dans le pain que nous mangeons, dans le sang que nous vivons ; la lumière sera du feu. Les hommes se verront entre la vérité et la mort, auront-ils l'esprit (j'ajoute, auront-ils le temps) de choisir ?[284] »
Hors des spéculations des docteurs et des interprétations des exégètes, la Fin des Temps est inscrite formellement dans nos désirs et dans nos mœurs, dans tous nos actes et toutes nos pensées, comme le Mane, Thecel, Phares, flamboyant sur le mur de l'orgie. Nous y roulons maintenant les yeux fermés, inertes comme des épaves. Que l'on parte de n'importe quel point de l'activité moderne et qu'on suive du regard sa direction, qu'on se demande où elle mène, la même conclusion s'impose avec une rigueur géométrique. A moins d'un rebroussement, d'un retournement, d'une diversion totale, tout s'achemine vers le mur qui va nous écraser, vers l'impasse qui va nous clore.
De toute évidence, il n'est pas possible de donner ici le détail d'une démonstration qui, pour être complète, demanderait tout un ouvrage. Bornons-nous à quelques exemples.
La science sécularisée, quantitative, séparée de la Divine Sagesse, mise strictement au service de l'économique, engendre ce monumental organisme qu'on appelle la civilisation industrielle. Sa préoccupation unique consiste à capter les grandes forces de la nature et à diriger méthodiquement leur emploi en vue d'un maximum de profit. Et, sans doute, ses victoires éblouissantes font songer aux faux prophètes dont il est question dans l'Evangile[285], « qui feront de grands prodiges et des choses extraordinaires jusqu'à séduire, s'il se pouvait, les élus mêmes ». Mais dans cet énorme engrenage, qui ne voit désormais assez clairement que l'homme joue beaucoup moins le rôle du directeur que celui de l'esclave obéissant et enchaîné ? La technique, à laquelle il a confié son destin, est une idole trompeuse qui dévore ses adorateurs. Ses sujets doivent se plier à ses injonctions, s'adapter pour lui complaire aux nécessités impératives du rendement qui exige toujours plus de ponctualité, de régularité, d'unifor­mité, d'automatisme, de dépersonnalisation. Ces insurgés qui redoutaient le règne de l'amour se résignent à une tyrannie infiniment plus cruelle ; elle leur demande le sacrifice de leur propriété qu'elle gère, de leur foyer qu'elle absorbe dans la vie collective, de leurs enfants qu'elle éduque pour ses besoins, depuis la crèche jusqu'à l'armée, de ses idées, de sa santé, de sa liberté ; elle le soustrait aux charmes et à la paix de la nature, elle lui enlève les joies du travail choisi qu'elle remplace par une morne tâche dont, à chaque heure, il est impatient de s'évader. Aucun pauvre dans le nasse, aucun esclave, n'a connu pareille sujétion, ni bu pareille amertume.
Le machinisme fournit-il au moins à ce reclus l'espoir d'une libération prochaine? Pure illusion! Ce Moloch, à mesure qu'il apaise un besoin, creuse un désir plus profond, parce qu'il lui faut, pour régner, des serviteurs éternellement insatisfaits. A cause de la tentation qu'il accroche à leurs entrailles, plus ils mangeront, plus ils auront faim, plus ils seront riches, plus ils auront d'avidité.
Non pas que les conquêtes de la science soient nécessairement désastreuses. On conçoit, au contraire, qu'elles puissent augmenter le bonheur des hommes si elles étaient dirigées par la Sagesse. Mais voici bien ce qui met le comble à nos misères et ce qui rend tragique notre aventure. La vie moderne, non contente de détourner l'homme de la vérité et de la joie, s'efforce par tous les moyens d'en stériliser les germes et de paralyser par avance toute tentative de retour à la santé. A-t-on suffisamment remarqué que les inventions nouvelles, quand elles ne visent pas au profit, sont toutes dirigées contre la concentration? Cinéma, radio, vitesse, s'emploient avec un zèle opiniâtre à disperser l'attention, à désaxer ou engourdir le jugement, à créer des habitudes de passivité que l'art oublieux de ses fins entretient par des émotions-choc, et qui sont mises à profit par le livre, le journal, la radio, la réclame, pour propager les mots d'ordre qui achèveront d'immobiliser les consciences? Le silence propice au réveil des âmes partout traqué, ne trouvera bientôt plus d'asile sur la terre[286].
On pourrait multiplier les observations convergentes, montrer que la morale, la littérature, elles aussi, sous prétexte d'objectivité, n'osent plus offrir d'affirmations et de principes el ne sont plus capables d'enseigner les règles d'action. Où va le monde, qui perd peu à peu le goût et les raisons de vivre, sinon vers le désespoir et vers le suicide consenti ? Et la science moderne ne s'apprête-t-elle pas, par ailleurs, à rendre ce suicide effectif, en fournissant aux inévitables compétitions de l'intérêt et de la passion déchaînés les armes formidables dont l'Esprit n'a pas la maîtrise?
Le poison subtil insinué dans les veines de l'humanité la décompose sourdement et l'entraîne à la mort avec une accélération vertigineuse. Nous avons parlé de la nécessité de la souffrance. Ce qu'il s'agit d'éviter, c'est la souffrance indigne, la croix du mauvais larron. Le mal, ce n'est ni la pauvreté, ni la douleur : c'est l'abandon de la Sagesse. La souffrance que nous acceptons est une souffrance féconde, une souffrance paisible, une souffrance joyeuse.
El nous savons aussi, de même que le Bienheureux, que notre crainte serait un péché si elle devait aboutir au désespoir. Pessimistes pour le présent, nous sommes optimistes pour l'éternel. L'horrible tunnel s'ouvre sur la clarté et Dieu est toujours le plus fort. « Encore un peu de temps, et vous ne me verrez plus, encore un peu de temps et vous me verrez. » Les saints sont livrés aux tortures, on les fera mourir et ils seront en haine à toutes les nations[287]. On mettra une marque sur la main droite et sur le front, à tous, petits et grands, riches ou pauvres, et nul ne pourra acheter ni vendre s'il n'a la marque de la bête ou le nombre de son nom[288].
Le monde va traverser une heure d'agonie. « Notre époque, écrit Milosz, correspond dans l'évolution de la pensée et de la sensibilité chrétiennes à la phase la plus lugubre de la nuit, celle qui précède immédiatement la première lueur de l'aube. Je m'adresse ici au lecteur déjà initié par ses insomnies aux affres de celte heure de la décomposition des ténèbres. La fonte soudaine d'un glacier produirait moins de boue que ce qui vous en monte au cœur des dépôts pourrissants du passé. Il n'est graine qui ne passe par ce suint de mort avant de germer[289]. »
Grignion de Montfort crie, comme le coq vigilant, pour hâter le lever du soleil. « Souvenez-vous, Seigneur : il est temps de faire ce que vous avez promis[290]. » Il crie pour faire lever les bons ouvriers de la moisson qui s'élanceront au-devant de l'aurore. Le moment viendra, c'est peut-être le nôtre, « de l'Eglise en arme et les Saints au premier rang, de l'Eglise debout qui se battra, le dos au mur[291] ». Alors il se formera de grands saints, dit Grignion, qui surpasseront autant en sainteté la plupart des autres saints que le cèdre du Liban surpasse les petits arbrisseaux[292]. « Souvenez-vous, Seigneur, souvenez-vous de votre Congrégation que vous avez possédée dès le commencement, en pensant à elle dès l'éternité ; et que vous teniez dans votre main toute-puissante lorsque, d'un mot, vous tiriez l'univers du néant, et que vous cachiez encore dans votre cœur, lorsque votre Fils mourant en crois l'a consacrée par sa mort et l'a confiée comme un dépôt précieux, aux soins de sa Très Sainte Mère. » Ce seront les apôtres des Derniers Temps prédits par saint Vincent Ferrier et sainte Catherine de Sienne, la rosée des jeunes guerriers qu'ont chantée les Psaumes[293].
« Ce seront un feu brûlant des ministres du Seigneur qui mettront partout le feu de l'amour divin ; ils porteront l'or de l'amour dans le cœur, l'encens de l'oraison dans l'esprit et la myrrhe de la mortification dans le corps ; ce seront des nuées tonnantes et volantes par les airs, au moindre souffle du Saint-Esprit, qui, sans s'attacher à rien, ni s'étonner de rien, ni se mettre en peine de rien, répandront la pluie de la parole de Dieu et de la vie éternelle[294]. »
Le monde, impuissant à se sauver seul, et sourdement conscient de sa déchéance, attend pour le délivrer de lui-même ces prédestinés. Ils posséderont au plus haut degré les quatre vertus que le Bienheureux assigne aux amants de la divine Sagesse, ils seront des hommes de charité, de prière et de pénitence ; ils seront aussi les « vrais enfants de Marie, éclairés par sa lumière, nourris de son lait, conduits par son esprit[295] ».
En effet, le pouvoir de Marie sur tous les diables doit particulièrement éclater dans les derniers temps « durant lesquels Satan redoublant d'efforts et de combats mettra des embûches à son talon[296], c'est-à-dire à ses pauvres enfants qu'elle suscitera pour lui faire la guerre ». Petits et pauvres selon le monde, abaissés devant tous, foulés et pressés comme le talon, ils seront si fortement appuyés du secours divin, qu'en union avec eux la Vierge écrasera la tête horrible où réside l'orgueil du Serpent[297]. Alors celle qui s'est tenue cachée dans la lumière de son fils, plus connue et plus aimée, resplendira en miséricorde, en force et en grâce.
En vertu du merveilleux équilibre du plan divin, c'est par elle que le salut du monde a commencé, c'est par elle qu'il sera consommé. Elle sera l'aurore qui précède et découvre le soleil de justice, la voie par laquelle Jésus, venu à nous la première fois, reviendra à nous la seconde.
« Il faut tenir pour certain, a dit le Bienheureux Amédée de Savoie[298], que la puissante mère de Dieu multipliera ses miracles, ses visions, ses révélations, ses sublimes consolations, à l'époque oui ce monde vieillissant touchera à sa fin[299]. » « Jésus et Marie ne parlent pas ensemble, écrit Léon Bloy. Quand Jésus commence sa prédication, Marie s'abîme dans le silence. Et si elle parle aujourd'hui, est-ce donc à dire que Jésus ne va plus parler ? Notre Mère ayant enfin parlé en Souveraine, Jésus ne reprendra la parole que pour faire entendre le redoutable « Esurevi », « j'ai eu faim », qui doit tout finir[300]. »
Le Règne de Marie préparant le Second Avènement, que Grignion de Montfort a prédit, nous en voyons les prémisses dans ce grand mouvement de dévotion qui a fait successivement couronner Marie Immaculée Conception et Notre-Dame du Rosaire, qui a fait officiellement consacrer le monde à son cœur Immaculé par le Pape Pie XII le 31 octobre 1942, en attendant que soit proclamé son titre de Médiatrice universelle. Cinq apparitions, en moins d'un siècle, ont marqué le rôle éminent dont elle est maintenant investie.
Le 18 juillet 1830, au couvent de la rue du Bac, Catherine Labouré, novice des Filles de la Charité, est soudain éveillée dans la nuit et marche au milieu des lumières jusqu’a la chapelle où la Vierge en robe blanche, posée sur le globe et sur le serpent, lui présente la médaille miraculeuse qu'elle veut faire frapper en l'honneur du Cœur de son Fils. Seize ans plus tard, sur la montagne de la Salette, la veille de la fête de Notre-Dame des Sept Douleurs[301], deux petits bergers en approchant du ruisseau voient apparaître la Dame de clarté qui leur commande de faire passer à tout son peuple « la grande nouvelle » : « Si mon peuple ne veut pas se soumettre, je serai forcée de laisser aller le bras de mon fils. Il est si lourd et si pesant que je ne peux plus le retenir. »
Une troisième fois, puis à dix-huit reprises, du 11 février au 16 juillet 1858, Bernadette, partie avec sa sœur et une petite amie ramasser du bois mort, est surprise par la rumeur d'un grand vent qui pourtant laisse les arbres immobiles, sauf un églantier à l'ouverture de la grotte de Massabielle. Une Dame éblouissante de lumière, posée sur l'arbrisseau qui penche, roule entre ses doigts les grains de son chapelet et répond à la question de l'enfant en extase : « Je suis l'Immaculée Conception. »
A Pontmain, dans la Mayenne le 17 janvier 1871, par un temps de neige et de grand froid, des enfants occupés à piler des ajoncs dans une grange, aperçoivent encore, en ouvrant la porte sur la nuit, la Vierge miraculeuse devant qui se rangent les étoiles. Enfin, de mai à octobre 1917, sur les branches d'un chêne vert, la même apparition toute brillante de soleil a parlé à trois petits pâtres portugais.
Partout elle exprime des remontrances, des avertissements, des promesses, des exhortations. Partout elle se présente avec des larmes d'amour pour la conversion du monde et pour son retour à Dieu. Et toujours, d'une manière étonnante, par son aspect et par ses paroles, elle confirme, au nom de son fils, les leçons de son grand apôtre. Elle est mère de miséricorde, de douleur et de pureté. C'est par amour qu'elle craint, qu'elle réprimande, et qu'elle laisse entrevoir, dans un proche avenir le déchaînement des fléaux.
Pour frapper les incrédules, elle manœuvre les astres et bouleverse les lois de la nature. Le 13 octobre 1917, à Fatima, à la date qu'elle a fixée et devant une foule de soixante-dix mille personnes, le soleil se met à trembler, et par trois fois tourne en une danse vertigineuse, projetant d'énormes gerbes de couleur ; puis, soudain détaché du firmament, se précipite sur l'assistance terrifiée qui tombe à genoux et qui crie : « Miséricorde. »
Comme Jésus choisissant ses disciples parmi les pêcheurs de Galilée, elle adresse d'abord ses messages à des âmes simples, à des ignorants, à des pauvres. Sauf la petite novice de la rue du Bac, ceux qui la reconnaissent sont toujours des paysans et des bergers, le plus âgé n'a que quinze ans et Bernadette ne sait ni lire ni écrire, ni parler autrement qu'en patois. Le curé de Pontmain, à l'instant du miracle, répète une parole de Grignion de Montfort : « S'il n'y a que les enfants à la voir, c'est qu'ils en sont plus dignes que nous. »
La Vierge ne leur demande pas l'instruction, mais la prière qui appelle la sagesse et la pratique de l'amour pénitent. « Mais priez, mes enfants[302] ». « Priez pour les pécheurs[303]. » « Pénitence, pénitence, pénitence ![304] », sacrifice pour soi et pour les autres. « Allez boire à la fontaine et vous y. lavez, et vous mangerez de cette herbe qui est là[305] », et avec grande insistance, elle recommande la dévotion chère à Montfort, celle du Rosaire dont elle apparaît entourée, et la Consécration à son Cœur Immaculé. Les trois aspects successifs sous lesquels elle se présente à Fatima le 12 octobre, d'abord avec la Sainte Famille, puis comme Mère de douleur, enfin comme Notre-Dame du Carmel, rappellent les trois séries de mystères du Très Saint Rosaire.
Et elle s'offre toujours en exemple comme victime expiatoire, en participation, avec le sacrifice de la Croix. A Catherine Labouré, elle montre son cœur percé d'un glaive uni au Cœur de son Fils ceint d'une couronné d'épines. En voiles de deuil à Pontmain, elle présente à deux mains une croix rouge sur laquelle se détache un Christ sanglant. A la Salette, les instruments de la Passion sont à ses pieds, et elle « a pleuré tout le temps qu'elle a parlé » : « Depuis le temps que je souffre pour vous... » « Vous aurez beau faire, jamais vous ne pourrez récompenser la peine que j'ai prise pour vous. » Immaculée Conception stigmatisée, comme l'adore Léon Bloy, « infiniment sanglante et pâle, et désolée et terrible parmi ses larmes et ses chaînes, dans ses sombres vêtements, faite comme une veuve, accroupie dans la solitude ; Vierge aux Epées, telle que l'a vue tout le moyen âge, méduse d'innocence et de douleur qui changeait en pierres de cathédrale ceux qui la regardaient pleurer[306]. »
Guerres, famines, désolations, menacent de mettre la terre en cendres, on massacre et supplicie les innocents, on glorifie le mensonge, on corrompt jusqu'à la parole de Dieu. Pendant ce temps, la Femme entre toutes bénie porte à nouveau le Christ dans ses entrailles. Autour de la seconde naissance grouillent les scribes et les pharisiens. Il y a aussi les bergers et les mages, tenant leurs offrandes, et qui regardent dans les yeux de la Vierge se lever l'Etoile du matin. Instant poignant où, à la limite de l'attente, nous sentons que la parole va s'accomplir. Déjà de partout se lèvent parmi les cadavres ceux qui ont placé sur leur cœur la croix du Messie et nui se cherchent à tâtons dans les ténèbres. Missionnaires, religieux de feu secouant la torpeur des formalismes, mystiques aux visions profondes, chevaliers du Graal ou de l'ère du Verseau, jeunesse rêvant de communautés chrétiennes, d'apostolat et de martyre, « tous ceux qui ont aimé l'Avènement[307], ceux qu'a vus Louis Artus dans les Chiens de Dieu, « le petit nombre de ceux qui voient », et que Notre-Dame de la Salette appelle, comme son serviteur Grignion, les Apôtres des derniers temps, tous sont prêts et attendent le signal.
Quand viendra-t-il ? C'est à Dieu seul de faire cette assemblée, de donner l'ordre à ses anges de réunir ensemble tous ces morceaux de la croix. C'est à lui que s'adresse Montfort dans sa Prière embrasée. « Les capitaines, les potentats, les négociants, les marchands s'assemblent en grand nombre ; les larrons, les impies, les ivrognes et les libertins s'unissent en foule contre vous tous les jours. Et vous, grand Dieu ! quasi personne ne prendra votre parti en main, quasi aucun soldat ne se rangera sous vos drapeaux, quasi aucun saint Michel ne s'écriera du milieu de ses frères, en zélant votre gloire : Quis ut Deus?... Seigneur, levez-vous : pourquoi semblez-vous dormir? »
Le cri de Grignion de Montfort — et toute sa vie est un cri — tombe sous l'indifférence de son siècle qui se bouche les oreilles pour ne pas être dérangé au sein de ses derniers plaisirs. L'homme de Dieu, l'admirable héraut du Seigneur traverse, sans être entendu, la multitude insensée. Mais l’écho de sa voix, loin de l'amortir, s'enfle et retentit dans les âmes d'aujourd'hui avec une extraordinaire ampleur. C'est à nous qu'il semble avoir parlé. Le jour vient, nous dit-il ; demeurez dans le Seigneur ; aimez, priez, faites pénitence, rangez-vous sous l'étendard de la Mère de Toute Pureté.
« ... Mon peuple s'est assis devant toi, et voici que tu étais parmi eux un chanteur agréable, qui a une belle voix et joue bien de son instrument, ils ont écouté tes paroles et ne les ont point mises en pratique. Quand ces choses arriveront — et voici qu'elles arrivent — ils sauront qu'il y avait au milieu d'eux un prophète. « (Ezéchiel XXXIII, 32.)

 

NOTE
 
Les détails biographiques qui ne proviennent pas des archives ou des recherches d'érudits locaux, parmi lesquels je tiens tout spécialement à remercier M. le chanoine Barbotin, aumônier de l'hôpital Saint-Louis, à la Rochelle, sont tirés des sources traditionnelles, c'est-à-dire :
Les mémoires manuscrits de M. Blain, ceux du R.P. Besnard ; les Vies de Grignion de Montfort, par Grandet (Nantes, 1724), par Clorivière (Paris, 1775), et par Quérard (Rennes, 1887).
De ces mêmes sources ont procédé les biographies composées postérieurement, dont la plus complète est celle de Mgr Laveille (1907).
Mentionnons enfin, parmi les ouvrages plus récents, ceux de Louis Chaigne (1937) et de Mgr Calvet (1942).


TABLE DES MATIÈRES
 
Introduction           
                                                                                                10
 
Première partie : L'EPOPEE MONTFORTAINE
I. — Départ                                                                                                               13
II. — Les Pauvres Ecoliers                                                                                    25
III. — Les Voies ordinaires                                                                                    39
IV. — L'Amour des Humbles                                                                                55
V. — La Flamme au vent                                                                                       67
VI. — Les Missions : le pays                                                                                 83
VII. — Les Missions : les moyens                                                                        99
VIII. — Bretagne                                                                                                     121
IX. — La Rochelle et les Fondations                                                                   145
X. — Derniers combats                                                                                         161
 
Deuxième partie : LA SPIRITUALITE MONTFORTAINE
I. — La Sagesse                                                                                                        179
II. — La Croix                                                                                                            189
III. — La Vierge Marie                                                                                            197
IV. — Les Derniers Temps                                                                                    213
 

 
ACHEVÉ D'IMPRIMER
SUR LES PRESSES
DE L'IMPRIMERIE DE SCEAUX
LE 15 MARS 1947.
 
 
 
 
 
D. I. : 1-1947
Edit. : N° 119            Imprimé en France.
Imp. : N° 22.041.
 


[1]
Desséché depuis en 1761.
[2]
Elle s'appelait Jeanne Robert de la Vizeule de Launay et était fille d'un échevin de Rennes.
 
[3]
Du P. Morin (xve).
[4]
Attribué à saint Hervé, patron des poètes populaires.
 
[5]
Montfort-sur-Meu s'appelait précédemment Montfort-la-Cane.
[6]
En 1666.
[7]
Qui le certifie dans un rapport longuement circonstancié, en date du 9 mai 1739.
 
[8]
Fondé en 1607, c'était un des collèges les plus importants de France. Il complait environ 5.000 élèves. Chateaubriand y fit ses études.
[9]
Le neveu du philosophe, auteur du Palais de l'Amour divin.
[10]
Ps. LXIX-34.
[11]
Remplacé par l'église Saint-Pierre.
[12]
Aujourd'hui carrefour Médicis.
[13]
27 octobre 1703.
[14]
Georges Bernanos : Préface à Louis Le Cardonnel, pèlerin de l'Invisible, par R. Christoflour. (Paris 1939.)
[15]
A la mort de M. Tronson, en 1700.
[16]
Mars 1696.
[17]
1Corinth
, IV, 10.
[18]
Lettre du 13 mai 1701, citée par Quérard.
[19]
Vicaire général à Nantes.
[20]
C'est toujours M. Blain, historiographe du Bienheureux, durant la première partie de sa vie.
[21]
L'auteur tient à préciser, ici, que ses critiques à l'adresse de M. Leschassier, de M. Bauyn et de M. Brenier ne visent en aucune façon l'ensemble de la Compagnie de Saint-Sulpice pour laquelle il professe la plus grande vénération et qui, du vivant même de Grignion de Montfort, a fourni au saint, homme des protecteurs aussi compréhensifs et aussi charitables que M. de la Barmondière.
A la décharge des maîtres incriminés, il est juste, d'ailleurs, de tenir compte de l'époque, tout entière dominée par les préoccupations de la règle et de la mesure, et aussi, dans une certaine mesure, d'excuser la maladresse des moyens par l'innocence des motifs et des intentions.
En bref, ce n'est pas le procès d'un homme que l'auteur a désiré faire, encore moins celui d'une institution, mais le procès d'un esprit qui se place aux antipodes de l'esprit du mystique et du saint.
[22]
Lettre citée par Gaétan Bernoville : Le Bienheureux J.-B. de la Salle (Paris 1945).
[23]
L'Amour de la Sagesse éternelle
, p. 96.
 
[24]
Le Pellerin...
 
[25]
Grignion de Montfort : Les Grandes Maximes de la Sagesse, viii, 7.
 
[26]
Saint Bernard.
[27]
Oct. 1702.
[28]
Œuvre, dit-on, du sieur Baillet, bibliothécaire du chancelier Lamoignon.
[29]
Précisons une fois pour toutes que les mesures disciplinaires qui ont frappé le Bienheureux n'engagent que la responsabilité des évoques et n’ont jamais présenté le caractère d'interdits canoniques.
[30]
Ch. Péguy.
[31]
Août 1702.
[32]
Sa sœur Louise, après maintes démarches, a été admise au Couvent des Bénédictines du Saint-Sacrement, à Rambervilliers ; elle y a pris le voile en janvier 1703, sous le nom de sœur Saint-Bernard.
[33]
Il deviendra le collège Louis-le-Grand.
[34]
A la Pentecôte 1703.
[35]
12 octobre 1709.
[36]
Jardin des Plantes aujourd'hui.
[37]
Les Filles du Saint-Sacrement ont été fondées en 1652 par Mère Mechtilde, morte en 1698 et que Grignion de Montfort a peut-être rencontrée au temps de son noviciat à Saint-Sulpice.
 
[38]
Mémoires
de M. Blain.
[39]
Lettre à Marie-Louise de Jésus, 24 octobre 1703.
 
[40]
Hiver 1703-1704.
[41]
La grange est devenue, par la suite, la chapelle d'un établissement des Filles de la Sagesse, qui enseignent les enfants et soignent les malades.
[42]
Sur l'emplacement du parc Blossac.
[43]
Les Filles de la Sagesse y occupent aujourd'hui l'Hospice des Incurables.
[44]
Leur couvent est devenu la caserne du même nom.
[45]
Isolé.
[46]
8 septembre 1713.
[47]
Cantique des Cantiques
, VI, 9.
 
[48]
Genèse
, III, 15.
[49]
Séquence d'Hugues de Saint-Victor
.
[50]
Sans doute le jour même de sa fête, 29 septembre 1706
 
[51]
Elle était morte en 1704.
[52]
On se souvient que l'une des sœurs de G. de Montfort a été reçue professe en 1701.
[53]
L’Horloge pour l'Adoration perpétuelle du Saint-Sacrement (1674).
[54]
Mandement de Mgr Thoreau, doyen des églises de Poitiers. 7 mai 1654.
[55]
Fête de Village (poésie manuscrite, arch. de Poitiers).
[56]
Balle au pied.
[57]
Journal
de Le Riche, avocat du roi h Saint-Maixent.
[58]
Sorte de cornemuse.
[59]
Cf. E. Bocquier : Les Légendes de la Nuit, et Abbé Baudry : Annales de la Société d'Emulation, 1863.
 
[60]
Mienne.
[61]
Cité par Henri Carré (Bulletin de la Société des Antiquités de l’Ouest, 2e trimestre 1927, à qui nous empruntons de précieux détails sur la sorcellerie dans l'Ouest au xviie siècle.
[62]
Cp. Henri Carré.
[63]
1670 à 1680.
[64]
« Aussitôt que Jésus fut hors de la barque, il vint au-devant de lui un homme sortant des sépulcres et possédé d'un esprit impur. Personne ne pouvait plus le lier môme avec une chaîne. Car souvent, il avait eu les l'ers aux pieds et avait été lié de chaînes, mais il avait rompu les chaînes et brisé les fers et personne n'avait la force de le dompter. Il était sans cesse, nuit et jour, dans les sépulcres et sur les montagnes, criant et se meurtrissant avec des pierres. Ayant vu Jésus de loin, il accourut, se prosterna devant lui et s'écria d'une voix forte :
« 
Qu'y a-t-il entre moi et toi
, Jésus, Fils du Dieu Très Haut ?
Je t'en conjure au nom de Dieu ne me tourmente pas ». Car Jésus lui disait : « Sors de cet homme, esprit impur ». Et il lui
demanda : « Quel est ton nom ? » — « Légion est mon nom, lui répondit-il, car nous sommes plusieurs ». Et il le priait instamment de ne pas les envoyer hors du pays. Il y avait là, vers la montagne, un grand troupeau de pourceaux qui paissaient. Et les démons le prièrent disant : « Envoie-nous dans ces pourceaux, afin que nous entrions en eux ». Et il le leur permit. Et les esprits impurs sortirent, entrèrent dans les pourceaux, et le troupeau se précipita des pentes escarpées dans la mer : il y en avait environ deux mille et ils se noyèrent dans la mer. Ceux qui les faisaient paître s'enfuirent et répandirent la nouvelle dans la ville et dans les campagnes. Les gens allèrent voir ce qui était arrivé. Ils vinrent auprès de Jésus et virent le démoniaque, celui qui, avait eu la légion, assis, vêtu, et dans son bon sens et ils furent 6aisis de frayeur. » (Marc 5, Matthieu 8 et Luc 8.)
Le saint homme Job a été, pour un temps livré à Satan (Job 2, 6) et les Evangiles nous apprennent que Marie de Magdala avait été délivrée par Jésus de sept démons (Marc 16.9, Luc 8.2.)
[65]
H. Brémond. Histoire littéraire du Sentiment religieux en France, III, 600 et sq. — et Dermenghem : Vie de Marie des Vallées.
[66]
H. Carré, art. cité.
[67]
Mémoires de Robert, lieutenant général au siège royal du Dorât.
[68]
Clorivière.
[69]
L'Amour de la Sagesse éternelle
, § 95.
[70]
Livre de la Sagesse
X, 1.
[71]
L'Amour de la Sagesse éternelle
, § 97.
[72]
Cantique 138 (Le Bon Missionnaire).
[73]
Cf. Pascal, IXe Provinciale.
[74]
Sermon
de 1669.
[75]
Traité de la Vraie Dévotion
, p. 69.
 
[76]
Id
. p. 177.
[77]
Notes à la IXe Provinciale, p. 190 et Institutions théologiques et morales, p. 261, citées par H. Brémond.
[78]
Histoire littéraire du Sentiment religieux en France
(IX, 171-172).
[79]
Le Secret admirable du Très Saint Rosaire, pour se convertir et se sauver
(publié pour la première fois en 1911).
 
[80]
Apocalypse
, XII, 1.
[81]
Secret du Rosaire
, pp. 2, Il, 66.
[82]
Luc II, 51.
[83]
Secret du Rosaire
. 73.
[84]
ld
., 76.
[85]
ld
., 78.
[86]
Secret du Rosaire,
68.
 
[87]
ld
., p. 148 et sq.
[88]
Grandet.
[89]
Grandet.
[90]
Pour donner une idée de la vaste matière traitée par Montfort dans ses cantiques, nous indiquons ici leur classement, tel qu'il se présente dans l'excellente édition du P. Fr. Fradet (Paris 1919). Utilité des Cantiques.
Première partie. — Les grands objets d'amour de notre âme :
1° Dieu, ses perfections, ses bienfaits ;
2° L'Enfant-Dieu ;
3° La Croix ;
4° Jésus-Hostie ;
5° Le Sacré-Cœur de Jésus ;
6° La Très Sainte Vierge ;
7° Les Saints.
 
Deuxième partie. — L'ascèse de notre âme :
1° Les désirs de la Sagesse éternelle ;
2° Le traité du Mépris du monde ;
3° Le traité des Vertus.
 
Troisième partie. — Le renouvellement de notre âme par la Mission.
Quatrième partie. — Quelques-uns de nos états :
1° Les états consacrés à Dieu ;
2° Les états du monde ;
3° Les états d'affliction.
 
[91]
Exemple. — En marge du cantique La Sagesse du Silence, on relève, dans le manuscrit les notes suivantes, de la main du Bienheureux, qui en fixent la composition : Excellence et définition du silence.
1er point. — Le silence a victoire sur la langue et les maux qu'elle cause.
1er motif. — La langue souille et tue.
2e motif. — Elle allume le feu de l'enfer.
3e motif. — Elle empoisonne.
4e motif. — C'est un mal inquiet et un glaive à deux tranchants.
5e motif. — L'université de tout péché.
Dénombrement de ces péchés.
6e motif. — Le silence fait éviter tous les maux de la langue.
7e motif. — Et les malheurs des grands parleurs.
8e motif. — Un grand causeur est comparé h peu de choses.
9e motif. — Il est vaincu du démon.
10e motif. — Il n'est point dirigé. Ile motif.
11e motif. — Il se blesse lui-même.
12e motif. — Il a son cœur dans sa bouche.
13e motif. — Il ne fait aucun fruit.
14e motif. — Il parle sans cesse et il est fou, scandaleux et ennuyeux.
 
2e point. — Excellence du silence.
1er motif. — C'est le séminaire des bonnes pensées, etc., etc..
On peut admettre, comme généralement dans les œuvres de Grignion de Montfort, que l'ordre est ici plus apparent que réel. Il nous suffit de souligner l'intention et la méthode.
[92]
« La première chose que j'aie sue par cœur, écrit Chateaubriand, est un cantique de matelot commençant ainsi :
Je mets ma confiance,
Vierge, en votre secours...
J'ai entendu depuis chanter ce cantique dans un naufrage. Je répète encore aujourd'hui ces méchantes rimes avec autant de plaisir que des vers d'Homère. (Mémoires d'outre-tombe, p. 53). »
Ce cantique est de G. de Montfort. C'est celui-là même que les Filles de la Sagesse chantèrent sur la fatale charrette au moment de la Terreur.
[93]
Cantique 84 (La Condamnation du Monde).
[94]
Cantique 81 (quatrième piège : le luxe).
 
[95]
Cantique 22 (pour le lundi).
 
[96]
Dans La Règle manuscrite qu'il a écrite à l'usage des Prêtres-Missionnaires de la Compagnie de Marie, il leur prescrit d'expliquer les prières et les mystères du Rosaire, « soit par leurs paroles, soit par des peintures ou images qu'ils ont à cet effet ».
[97]
Livre de la Sagesse VIII, 8.
[98]
Cf. Quérard III, 50.
 
[99]
Fait rapporté par M. des Bastières.
[100]
Sic
(nota Efrem)
[101]
On désigne encore par ce nom les curés en Bretagne.
[102]
Mémoires d'Outre-Tombe
, II, 70.
 
[103]
Aux âmes du Purgatoire.
Je compatis tous les jours.
A Laudes j'en fais mémoire.
Je leur donne du secours.
C'est mon plus doux exercice.
Que de leur rendre service.
(Cantique 135).
[104]
Grandes maximes
VI, 4, 5, 6.
[105]
Sic
(nota Efrem).
[106]
Le 10 novembre 1710.
[107]
L'hospice des Incurables qui a pris ainsi naissance est aujourd'hui confié aux Filles de la Sagesse.
[108]
Et, quelques mois plus tard, dans la môme région, à la Boissière-du-Doré, la Renaudière, Saint-Sauveur et le Bouguerrais, en aval sur la Loire.
[109]
Le Secret du Saint-Rosaire
, p. 8. V. p.
[110]
On continue, dans la région à parler en souriant des « innocents de Saint-Molf ».
 
[111]
Le Calvaire de Pontchâteau a été restauré en 1821 et attire depuis cette époque de nombreux pèlerinages. Le plus célèbre en 1873 a réuni 50.000 personnes. Les statues avaient été ramenées par le Bienheureux en octobre 1714 à sa maison des Hauts-Pavés, à Nantes.
[112]
Le chanoine d'Arger, dons l'oraison funèbre qu'il prononça eu l'église Saint-Barthélémy, à La Rochelle, à la mort de l'évoque en 1724.
 
[113]
Lettre à Mme de Bourges, 1606.
[114]
C'est-à-dire « payé ».
[115]
1689.
 
[116]
Arrêt de la commission du Parlement de Bordeaux, portant condamnation à mort de plusieurs habitants de la ville d'Aymet, faisant profession de la religion prétendue réformée (1660).
[117]
Le pont de la Gourbeille qui mettait en communication la Grande-Rue et le faubourg du Perrot.
[118]
Et aussi à. Nieul, Lagord, Marsilly, Puilboreau, Périgny, peut-être à Dompierre et Saint-Xandre.
[119]
On désignait sous ce nom les Dominicains.
[120]
C'est-à-dire des jeunes filles de condition modeste, ainsi appelées à cause de l'étoffe commune dont elles étaient ordinairement vêtues.
[121]
Le tyran.
[122]
Se trouble.
[123]
Règle manuscrite des Frères missionnaires de la Compagnie de Marie.
[124]
Le Traité de la Vraie Dévotion en 1842. L'Amour de la Sagesse éternelle en 1876 le dernier en date de ses ouvrages : Le Secret du Très Saint Rosaire a été publié en 1926. Il reste des lettres et des plans de sermons inédits.
[125]
Voir plus loin, ch. XI.
[126]
Voir plus loin, ch. XIII.
[127]
Voir ch. XIII.
[128]
Le Rosier Mystique de la Sainte Vierge
(Rennes 1698).
[129]
Voir plus haut, ch. VII.
[130]
Idem.
[131]
Le P. Faber.
 
[132]
Voici les meilleures éditions de ces ouvrages : L’Amour de la Sagesse Eternelle suivi des Grandes Maximes (Libr. Mariale, Pont-Château 1929). Traité de la Vraie Dévotion à la Sainte Vierge, suivi de la Prière embrasée (Bureau du Règne de Jésus par Marie, Saint-Laurent-sur-Sèvre, 1922). Le Secret de Marie (Libr. Mariale, Pont-Château 1942) Le Secret admirable du Saint Rosaire (Mame, Tours 1920). Cantiques avec études critiques et notes par le R. P. F. Frade, S. M. M. (Libr. Mariale, Pontchâteau, 1929). Lettres (1928, hors commerce).
[133]
Instructions aux Filles de la Sagesse (Règle 25).
[134]
A l'essai, certains points de la Règle durent être abandonnés, par exemple l'obligation pour les religieuses de prendre leur repos nocturne dans un cercueil.
 
[135]
L'abbé Barbotin, aumônier actuel à l'hôpital Saint-Louis à La Rochelle, dont les recherches locales ont beaucoup servi à notre travail a prouvé l'existence de nombreuses écoles dans cette ville a l'arrivée du Bienheureux et donné les raisons plausibles qui l’oriente vers cette affirmation.
[136]
Hôtel du repos.
[137]
Nous sommes voués à l'instabilité (Règles des Pères de Marie).
[138]
Mon cœur est prêt, mon Dieu, me voici, je viens.
[139]
« J'ai acheté, j'ai acheté... je viens de me marier... je ne peux pas excusez-moi... » Allusion à la parabole des invités au festin (Marc, XIV, 15-21).
[140]
Instructions aux Associés de la Compagnie de Marie.
 
[141]
Lettre à sa sœur, 15 septembre 1713.
[142]
Fin août 1713.
[143]
A Courçay, Mauzé, le Gué-d'Alleray, Saint-Sauveur-de-Nuaillé, Nuaillé.
[144]
12 août 1714.
 
[145]
Catherine Brunet a reçu. Tannée précédente, l'habit de la Sagesse, des mains de M. Dubois, aumônier de l'hôpital de Poitiers et a pris le nom de Sœur de la Conception.
[146]
Règle des Filles de la Sagesse, n° 185.
[147]
Juin 1715.
 
[148]
Cette Règle a reçu, par la suite, l'approbation des évêques voisins, et celle du pape Benoit XIV, le 27 septembre 1745.
[149]
A Fontenay-le-Comte, en octobre 1715.
[150]
Elle reviendra dix ans plus tard avec Marie-Louise de Jésus (13 juin 1725).
[151]
Dicté le 27 avril 1716.
[152]
Les Filles de la Sagesse comptent aujourd'hui quatre cents maisons et cinq mille religieuses. Il y a mille deux cents prêtres de la Compagnie de Marie, cent quatre-vingts établissements des Frères de Saint-Gabriel en France et à l'étranger. Pontchâteau, la grotte de Mervent, Saint-Laurent-sur-Sèvre surtout, sont devenus des lieux de pèlerinage. Le pape Léon XIII a proclamé Grignion de Montfort bienheureux, le 22 janvier 1888 et a placé sa fête le 28 avril Enfin S. S. Pie XII s'apprête à proclamer sa canonisation.
[153]
Corinth, VII, 15.
[154]
L'Amour de la Sagesse éternelle,
74-78.
[155]
L'Amour de la Sagesse éternelle
, § 55.
[156]
Proverbes
VIII, 23-24.
[157]
Ecclésiastique
XXIV, 5, 9.
[158]
Livre de la Sagesse
, ch.
VI.
[159]
Proverbes
VIII, 15.
[160]
I Corinthiens II, 6-9.
 
[161]
Amour de la Sagesse éternelle
, 63.
[162]
« Epignose » par rapport à la simple « gnose », ép. saint Paul (Corinth).
[163]
Proverbes
VIII, 32.
[164]
Amour de la Sagesse éternelle
, p. 39.
[165]
Livre de la Sagesse
, VII, 24.
[166]
Amour de la Sagesse éternelle
, p. 57. Les trois filles de sainte Sophie martyrisées au IIe siècle à Rome, (Sophia, la Sagesse), s'appellent Foi, Espérance et Charité.
[167]
Amour de la Sagesse éternelle
, p. 100.
 
[168]
C’est la parole du Christ, sagesse incarnée.
[169]
Ecclésiastique
XXIV, 24, 25.
[170]
Epître aux Galates
, II, 20.
[171]
Epitre aux Romains
, VIII, 19-20.
[172]
Amour de la Sagesse éternelle
, p. 65.
[173]
Amour de la Sagesse éternelle
, pp. 47, 56.
 
[174]
Idem
., p. 13.
[175]
Livre de la Sagesse,
VI, 18-19.
[176]
Grandes Maximes,
VI, 2.
[177]
Amour de la Sagesse éternelle
, p. 187.
[178]
Id.
, p. 188.
 
[179]
Amour de la Sagesse éternelle,
pp. 189-190, d'après la parabole des trois pains (Luc, XI, 5).
[180]
Amour de la Sagesse éternelle
, p. 180.
[181]
Matth., VI, 2.
[182]
Livre de la Sagesse
, I, 4.
[183]
Luc, IX, 23.
[184]
Amour de la Sagesse éternelle
, p. 197.
[185]
Id
., p. 200.
[186]
Grandes Maximes
, VIII, 4.
[187]
Grandes Maximes,
VIII, 2.
[188]
ld
., X, 7.
[189]
Instructions aux Filles de la Sagesse
, N° 44.
 
[190]
Lettre circulaire aux Amis de la Croix
, p. 25.
[191]
Grandes Maximes
, VIII, 6 et Matth, 18, 4.
[192]
Exhortation qui suit les Règles des Pères de la Compagnie de Marie, pp. 60-61.
[193]
Règles des Filles de la Sagesse, N° 34.
[194]
Grandes Maximes
, I, 4, 5.
[195]
Ce détachement du cœur, comme celui de la pensée aboutit à une union plus étroite : « Je me sentis transportée au ciel, dit sainte Thérèse, et les premières personnes que j’y vis furent mon père et ma mère. »
[196]
Lettre à sa mère, 28 août 1704.
[197]
Lettre aux Amis de la Croix
, p. 20.
[198]
Sainte Catherine de Sienne.
[199]
Lettre aux Amis de la Croix
, p. 33.
[200]
Id
., p. 27.
[201]
Lettre aux Amis de la Croix,
p. 24.
[202]
Hébreux
, XII, 6.
 
[203]
Lettre aux Amis de la Croix
, p. 24.
[204]
Id
., p. 43.
[205]
Id
., p. 28.
[206]
Lettre aux Amis de la Croix
, p. 19.
[207]
Id
., p. 51.
[208]
Instruction aux Filles de la Sagesse
, n° 94.
[209]
Amour de la Sagesse éternelle
, p. 201.
[210]
La Porte des Humbles.
[211]
Lettre aux Amis de la Croix
, p. 44.
 
[212]
Lettre aux Amis de la Croix
, pp. 46-48.
[213]
Amour réciproque de la Sagesse éternelle et de l'homme.
[214]
Amour de la Sagesse éternelle
, p. 176.
[215]
Secret de Marie
, p. 3.
[216]
Vraie dévotion,
p. 39.
 
[217]
Sagesse dernière
, p. 279.
[218]
Secret de Marie
, p. 1.
[219]
C'est-à-dire beaucoup plus qu'un principe et beaucoup plus qu'une personne.
[220]
Philosophie du Credo
, p. 142.
 
[221]
Vraie Dévotion
, p. 201.
[222]
Epist, de Concept
.
[223]
Sagesse
et p. 279.
[224]
Secret de Marie
, p. 8.
[225]
Graty. Philosophie du Credo.
[226]
Vraie dévotion
, p. 8. Le Père des Lumières, chez lequel il n'y a ni changement, ni ombre de variation (Jacques, p. 17).
[227]
Sagesse éternelle
, p. 280.
 
[228]
Vraie dévotion
, p. 9.
 
[229]
Luc, 1, pp. 41-45.
[230]
Vraie dévotion
, p. 10.
[231]
Jean II, I-II.
[232]
Jean XIX, 26, 27.
[233]
Débiteur de la justice divine qu'il avait offensée, l'homme n'avait pas, dans sa nature finie et coupable, de quoi se rédimer. (Nicolas, p. 271).
[234]
Cf. aussi Exode, XX, p. 19 : Ils disent à Moïse : Parle-nous toi-même, nous t'écouterons, mais que Dieu ne nous parle point de peur que nous mourions.
[235]
Deuxième Sermon pour la fête de la Nativité.
 
[236]
Vraie dévotion
, p. 102.
[237]
Cf. Nicolas.
[238]
Vraie dévotion
, p. 22.
[239]
Secret de Marie
, p. 13.
 
 
[240]
Secret de Marie
, p. 14.
[241]
Sagesse éternelle
, p. 283.
[242]
Secret de Marie
, p. 15.
[243]
Sagesse éternelle
, p. 287.
 
[244]
Vraie dévotion
, p. 7.
[245]
Sagesse éternelle
, p. 280.
[246]
Vraie dévotion
, p. 14.
[247]
La plus forte inclination de Marie est de nous unir à Jésus-Christ. (Vraie dévotion, p. 53.)
[248]
Vraie dévotion
, p. 66.
 
[249]
Vraie dévotion
, p. 66 à 74.
[250]
Vraie dévotion
, p. 75 a 79.
 
[251]
Vraie dévotion
, p. 84.
[252]
Préf. de la traduction de la Vraie dévotion, p. 18.
[253]
Secret de Marie
, p. 12.
[254]
Sagesse éternelle
, p. 292.
[255]
Secret de Marie
, p. 25.
[256]
Vraie dévotion
, p. 57.
[257]
Secret de Marie
, pp. 32-34.
 
[258]
Secret de Marie
, pp. 37-39.
[259]
Secret de Marie
, pp. 37-39.
[260]
Traité de la Vraie dévotion à la Sainte Vierge
, pp. 79-80.
[261]
Cette prédiction du Bienheureux accomplie à la lettre. Ce n'est que 126 ans après sa mort, en 1842, que ce traité jusqu'alors inconnu fut découvert à Saint-Laurent-sur-Sèvre, par un religieux de sa Congrégation.
[262]
Que celui qui lit fasse attention. (Matthieu XXIV, p. 15).
[263]
Que celui qui peut comprendre comprenne. (Matthieu XIX, 12). Cf. encore I. Cor. 7-17 Matth. XIII, 11. Daniel, IX, 13.
[264]
Jean XIV, 3.
[265]
Matthieu XXIV, 1.
[266]
Matthieu XXIV, 27.
[267]
Matthieu XXIV, 37.
[268]
Cf. L'Affaire des Poisons, par Funck-Brentano.
 
[269]
Epitre à Timothée, II, 3-1.
[270]
Amour de la sagesse éternelle
, p. 79.
 
[271]
Les Caractères
, XVI, 26-27.
[272]
ld
., XIII, 21.
[273]
Bourdaloue, Sermon sur les scandales.
[274]
Mme de Sévigné, Lettres, 9-5-89.
[275]
Bourdaloue, Sermon sur les scandales.
[276]
A 11 heures ou midi.
[277]
Caractères
, XV, 1.
[278]
Pascal.
[279]
Matthieu, XXIV, 15.
[280]
Apocalypse
, XIII, p. 1, 5.
 
[281]
Prière embrasée.
[282]
Isaïe, 27,2. Ezéchiel, 37,4.10.21, Amos, 9,15.
[283]
Nous ne nions pas le progrès ; mais nous le plaçons sur un autre plan.
[284]
Blanc de Saint-Bonnet.
[285]
Matthieu, XXIV, 23.
[286]
Le monde moderne avilit (Ch. Péguy). Seul, vous le savez, mie l'argent seul est maître (id). Le « monde sans âme » de Daniel Rops, « le temps des démons blême et blafard », de Léon Bloy.
[287]
Matthieu, XXIV.
[288]
Apocalypse XIV, 17.
[289]
Les Arcanes, vers 78.
[290]
Prière embrasée, p. 221.
[291]
G. Bernanos (Lettre aux Anglais, p. 295).
[292]
Vraie dévotion
, p. 27.
[293]
Isaïe LX, 8, Ezech, I 12, Ps CX.
 
[294]
Vraie dévotion
, p. 36.
[295]
Prière embrasée
, p. 224.
[296]
Je mettrai des inimitiés entre toi et la Femme, entre ta race et la sienne, elle t'écrasera la tête et tu la  mordras au talon, Gen., III, p. 15, 4.
[297]
Vraie dévotion
, p. 3.
[298]
Evêque de Lausanne, mort en 1158.
[299]
VIIIe Homélie.
[300]
Celle qui pleure
, p. 114.
 
[301]
19 septembre 1846.
[302]
Pontmain.
[303]
Lourdes.
[304]
Lourdes.
[305]
Lourdes.
[306]
Celle qui pleure,
p. 12.
 
[307]
Timothée IV, 7, 8.
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