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Daniel

Life
R. P. HENRI DANIEL
MONTFORTAIN
 
 
 
 
 
 
 
 
 
SAINT LOUIS-MARIE
GRIGNION DE MONTFORT
 
 
 
Ce qu'il fut - Ce qu'il fit
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
TEQUI

 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
Nihil obstat,
Paris, le 29 septembre 1966       
Camille Brevet, Sup. Prov.
 
Imprimatur,
Besançon, 3 octobre 1966
Mgr G. Belleteix
v. g.
 
 
 
 
 
© Copyright. Editions P. Téqui, 1967.

CHAPITRE I 5
CHAPITRE II 20
CHAPITRE III 29
CHAPITRE IV. 51
CHAPITRE V. 65
CHAPITRE VI 81
CHAPITRE VII 95
CHAPITRE VIII 113
CHAPITRE IX. 118
CHAPITRE X. 123
CHAPITRE XI 157
CHAPITRE XII 178
CHAPITRE XIII 190
CHAPITRE XIV. 202
CHAPITRE XV. 211
EXPERTISE GRAPHOLOGIQUE. 230
CHAPITRE XVI 231
CHAPITRE XVII 254
I. — L'homme-spectacle. 254
II — L'homme des pratiques. 266
CHAPITRE XVIII 278
CHAPITRE XIX. 298
CHAPITRE XX. 306
CHAPITRE XXI 316
CHAPITRE XXII 330
Pratique parfaite par sa Finalité. 331
Pratique parfaite en soi comme voie mystique. 334
Quelle saveur avait pour lui le mot « esclave » 338
Le Saint Esclavage et l'Amour de la Croix-Sagesse. 341
CHAPITRE XXIII 347
CHAPITRE XXIV. 350
CHAPITRE XXV. 363
L'impression que le peuple garde de lui 365
Les mainteneurs. 372
Ses missions en Aunis. Regrettable insuffisance du clergé pour en perpétuer les fruits. 373
Ce que laisse toujours le passage d'un saint « puissant en œuvres et en paroles » comme Montfort 379
CHAPITRE XXVI 382
Père de la Vendée : Montfort a-t-il mérité ce titre ?. 384
CHAPITRE XXVII 387
CHAPITRE XXVIII 392
Par la mortification. 394
Par l'obéissance. 395
Dans le mépris d'elle-même. 397
Par la pauvreté. 398
Par les dévotions. 399
L'œuvre de Dieu. 400
CHAPITRE XXIX. 402
LES FAMILLES SPIRITUELLES MONTFORTAINES. 402
A NOS LECTEURS. 404
CHRONOLOGIE. 405
TABLE DES MATIERES. 411

CHAPITRE I
 
QUEL HOMME APOSTOLIQUE
FUT SAINT-LOUIS-MARIE de MONTFORT ?
 
 
LE SCANDALE de ses PERSECUTIONS
 
 
C'était bien sans doute le plus extraordinaire apôtre populaire des temps modernes que le missionnaire qui succombait prématurément à la tâche le 28 avril 1716 à Saint-Laurent-sur-Sèvre, alors obscure bourgade du Poitou. Treize années durant, tantôt dans la campagne nantaise, tantôt autour de Rennes et de Montfort-la-Cane, son pays natal, tantôt au diocèse de La Rochelle, qui, à cette époque, remontait au nord en bande sinueuse jusqu'à celui de Nantes, on l'avait vu, par tous les temps, allant à grands pas de paroisse en paroisse, un long chapelet pendu au cordon qui lui servait de ceinture, un crucifix sur la poitrine, à la main une sorte de bourdon surmonté d'une statuette de la Sainte Vierge, une sacoche lui battant le flanc, les souliers éculés, la soutane rapiécée, la tête nue, un vieux feutre sous le bras.
A la seule annonce de la mission, c'était dans la paroisse qui se préparait à le recevoir une émotion intense. On savait qu'il n'apportait pas la paix mais la guerre. Il allait falloir résister à mort ou se convertir. Il n'était bruit en effet que de ses coups d'audace, des innombrables industries de son zèle, des merveilleux effets de sa parole, de pécheurs notoires subitement convertis, des austérités effrayantes qu'il s'imposait pour obtenir la grâce de toucher les cœurs les plus endurcis, des cilices, haires, disciplines, bracelets de fer, cœurs piquants, dont il tenait provision pour ses auditeurs et ses pénitents et qui s'enlevaient à miracle. Ne disait-on pas qu'avec lui aucun pécheur ne devait se croire à l'abri d'un coup de foudre de la grâce ; que des mondains et des mondaines venus l'écouter par bravade avaient été touchés aux larmes et depuis lors menaient sous sa conduite la vie la plus édifiante ; que lorsqu'il parlait de la sainteté de Dieu et de sa justice et agitait au-dessus de son auditoire les terreurs du dernier jour, il arrivait que d'un seul mouvement l'assistance, où se trouvait cependant plus d'un mécréant, tombait tout entière à genoux en criant miséricorde ; qu'il avait des inspirations soudaines pour percer d'un mot un cœur criminel ; qu'il lisait dans les consciences et qu'il ne fallait pas s'aviser en confession de lui cacher des fautes ; qu'il avait une telle horreur du péché qu'il le poursuivait partout, dans les cabarets, les tripots, les lieux de danse et jusque dans les maisons de débauche où il pénétrait, accompagné d'un confrère, pour tâcher d'en arracher de malheureuses filles ; qu'il n'était pas homme à pâlir devant le fer d'un furieux ; que d'ailleurs par sa carrure, son sang-froid, son air d'autorité et la flamme étrange, comme surnaturelle, qui brillait alors dans son regard, il en imposait à toute une bande déchaînée.
Bref, ce n'était pas seulement un homme de Dieu, un saint, qui s'annonçait, mais proprement un envoyé de Dieu, à qui chacun devrait rendre ses comptes. Envoyé de Dieu, tel il apparaissait, tel il s'affirmait par tous ses comportements et avec plus de force que jamais peut-être aucun de ses devanciers. En effet, il ne se contentait pas de parler en chaire avec une liberté tout apostolique ; empli de l'esprit de sa vocation et fort des dons exceptionnels tant naturels que surnaturels dont la Providence l'avait comblé, il passait à l'action avec la hardiesse et l'autorité d'un homme effectivement chargé d'une mission et muni de pleins pouvoirs, enquêtant sur tout, inspectant tout, réformant les abus, réprimant lui-même les désordres et au besoin par la force, intervenant jusque dans les rues et les places publiques sans s'inquiéter de personne, menaçant les récalcitrants de la colère de Dieu, édictant des règlements, établissant des œuvres et des sociétés pieuses, et cela toujours de son chef, assumant toutes les responsabilités comme comptable à Dieu de tous et de chacun.
D'une activité dévorante et d'un savoir-faire sans égal qui lui permettait de mettre la main à tout, quand il quittait une paroisse, la sacristie, si besoin était, avait été remeublée, remontée en linges d'autel et en ornements liturgiques, le sol de l'église pavé, les murs grattés, brossés ou passés à la chaux, les statues et les tableaux rafraîchis, le cimetière nettoyé et clos de maçonnerie, les chapelles de dévotion ou de pèlerinage restaurées, et toujours un calvaire-souvenir, parfois monumental, érigé bien en vue. Il avait, assisté en certains cas d'un homme de loi, arbitré les différends, réconcilié les plaideurs, mis fin à d'interminables procès, obtenu maintes restitutions, éteint de vieilles haines de famille, raccordé amis et parents brouillés ; il avait déraciné des coutumes scandaleuses, des abus invétérés, ici amené les habitants à renoncer au droit de se faire enterrer dans l'église, ailleurs aboli des foires et des assemblées qui se tenaient le dimanche ; il avait entassé et brûlé sur la place de l'église les romans d'amour et les livres de sorcellerie, les gravures et les peintures lascives, les parures immodestes ; substitué sur des airs à la mode aux chansons licencieuses venues de Paris des couplets édifiants et des cantiques de son cru ; quant aux mendiants qui le suivaient partout et qui ne formaient pas la partie la moins fidèle de son auditoire, ils avaient été hébergés, nourris, blanchis, raccommodés, rhabillés.
Craignant toujours la mission feu de paille, il avait, à l'occasion de la rénovation solennelle des promesses du baptême, fait signer à chacun un contrat d'alliance avec Dieu. Il avait imposé à ses dirigés un règlement de vie, groupé par catégories les élites dans des associations pieuses : confrérie des Pénitents Blancs pour les hommes, société de Vierges pour les filles, confrérie des Soldats de Saint Michel dans les villes de garnison, Association des Amis de la Croix. A chacune de ces compagnies il avait donné des règlements très précis, comprenant, entre autres pratiques extérieures facilement vérifiables, la confession mensuelle et la fuite des occasions de péché, danse, comédie, jeux de hasard, luxe et inconvenance des toilettes, mauvaises compagnies et mauvais livres, fréquentation des cabarets. Il avait établi l'Adoration Perpétuelle du Saint-Sacrement et, si elle ne l'était déjà, la Confrérie du Très Saint Rosaire, sa dévotion chère entre toutes, et fait prendre à chacun la résolution de réciter chaque jour au moins un chapelet. Enfin, si la paroisse manquait d'écoles charitables, soit pour les garçons, soit pour les filles, il l'en avait pourvue ainsi que de maîtres et de maîtresses.
Envoyé de Dieu, tel il apparaissait encore par l'état d'abjection qu'il avait choisi et qui contrastait si fort avec sa distinction native, se vêtant comme les mendiants dont il faisait sa compagnie préférée, partageant avec eux sa table, menant comme eux une vie vagabonde sans que rien, ni gîte, ni pain, lui fût assuré, couchant comme eux sur la paille, avisant parfois comme logis pour tout le cours d'une mission un toit branlant ou même une simple grotte, sans compter les sévices qu'il exerçait sur sa chair et qui, malgré les précautions qu'il prenait pour les tenir secrets, finissaient presque toujours par être surpris. Pour offrir aux peuples un spectacle aussi osé, auquel il conférait encore une sorte de caractère religieux par l'air mystique et la dignité sacerdotale dont il ne se départait jamais, il fallait, se disait-on, qu'il pensât que le siècle avait grand besoin d'une pareille leçon et qu'ensuite il se crût autorisé à la lui donner.
Lorsqu'il mourut à quarante-trois ans, il laissait pour continuer son apostolat deux disciples et, parmi ses manuscrits, un petit traité réservé à un singulier et prodigieux destin. Les deux disciples n'avaient point reçu du ciel la riche nature de leur maître, mais sa prière leur obtint son esprit et le don qu'il avait de toucher les cœurs. Ils reprirent vaillamment sa tâche. Ce sont eux et leurs premiers successeurs, une poignée d'hommes, qui achevèrent de former par la crainte de Dieu et de ses jugements, par l'horreur du péché et par la confiance en Marie, l'âme du grand peuple auquel le Seigneur avait pensé pour faire face aux jours terribles qui allaient venir, selon qu'il l'avait fait entrevoir à son serviteur. Soixante-dix-sept ans écoulés depuis que celui-ci avait parcouru pour la dernière fois les chemins creux du Bocage, la Vendée, une Vendée qui, sous les armes, eût été tout autre sans lui, se levait autour de son tombeau. Quant au petit livre, plein du souffle prophétique et de l'âme mystique de son auteur, il dût attendre l'heure providentielle qui l'exhumerait du silence et des ténèbres du coffre où, selon la prédiction du Saint, des bêtes 'frémissantes l'auraient enseveli. Mais cette heure venue, il s'élancera pour fournir la plus brillante carrière, portant jusqu'aux extrémités du monde, avec le secret de sainteté qui lui avait été confié, le nom de Louis-Marie de Montfort.
Le peuple, qui avait canonisé son missionnaire bien avant qu'il fût mort, comptait que l'Eglise tarderait peu à ratifier ce jugement. Pour avoir attendu deux siècles et davantage, la glorification du héraut de Marie, de l'annonciateur des temps nouveaux, n'aura rien perdu. Lorsque, en 1947, l'Eglise l'inscrira au catalogue des saints, ces temps seront en marche. La Mère de Dieu aura multiplié ses apparitions. De tout pays, des foules sans cesse accrues afflueront aux lieux qu'elle aura sanctifiés de sa présence. De nouvelles congrégations religieuses d'hommes et de femmes se seront placées sous son vocable, si nombreuses qu'elles ne sauront plus par quel nom se distinguer les unes des autres. Elle aura recommandé elle-même à Lourdes et à Fatima comme un merveilleux moyen de salut la dévotion au Rosaire dont il avait été le nouveau Dominique. Le mois de mai sera devenu le mois de Marie, et le mois d'octobre le mois du Rosaire. Tout sera en marche. Le dogme de l'Immaculée Conception aura été proclamé, celui de l'Assomption sera à la veille de l'être. Le mystère de Marie passionnera plus que jamais les théologiens. Les âmes regarderont de plus en plus vers elle. Pour ramener les peuples à Dieu, on promènera son image de bourgade en bourgade, de ville en ville, à travers des nations entières. Le genre humain, dont l'unité originelle cherchera à se refaire au milieu de convulsions effroyables et qui s'épouvantera des puissances de mort que la science ne cessera de mettre entre ses mains, viendra d'être consacré à son Cœur Immaculé. Ainsi, lorsque l'Eglise introduira Louis-Marie de Montfort dans la pleine gloire de sa liturgie, ce sera, autant que le géant de sainteté, l'homme providentiel que l'on acclamera, l'apôtre puissant en œuvres et en paroles, le mystique au regard de voyant, un de ces hommes suscités d'En-haut pour éclairer la marche du peuple de Dieu et investis d'une mission universelle.
Tel en effet apparaît aujourd'hui Montfort. Et son nom ne cesse de grandir, sa pensée de s'imposer. Sa prodigieuse existence et son extraordinaire physionomie ont déjà tenté plus de vingt biographes. Pour ses écrits, on ne compte plus les commentaires dont d'aussi minces volumes que le « Traité de la Vraie Dévotion à la Sainte Vierge » et le « Secret de Marie » ont été l'objet, les langues dans lesquelles on les a traduits, les âmes qui, dans le monde, le cloître et les séminaires, s'en nourrissent et s'en font les propagandistes enthousiastes.
Reste à expliquer ce qui a fait le scandale de tous ses historiens et de maint lecteur : les persécutions dont il fut l'objet. En effet : « Jamais homme n'a peut-être essuyé plus de contradictions et n'a plus souffert, ayant été persécuté en tous temps et par toutes sortes de personnes », écrit le P. de Préfontaine, jésuite, qui fut son confesseur[1]. Que les libertins, les mécréants, les sectaires et même des administrateurs civils jaloux de leur autorité ne l'aient pas ménagé, rien d'étonnant à cela. Ce qui déconcerte, c'est que ceux qui lui portèrent les coups les plus sensibles et l'abreuvèrent d'épreuves ne furent pas de ces gens, mais des ecclésiastiques, dont plusieurs de grand mérite, ses supérieurs et ses confrères, des hommes par conséquent qui auraient dû au contraire, semble-t-il, le soutenir. Qui voit-on en effet au premier rang ? Ses maîtres de Saint-Sulpice dont l'un, supérieur du Grand Séminaire, puis de la Compagnie, fut pendant huit ans son père spirituel et son oracle, des grands vicaires et des évoques qui l'avaient accueilli dans leurs diocèses, des curés des paroisses où il donnait la mission, des prêtres tant réguliers que séculiers, sans en excepter ses compagnons d'apostolat. De la part de ces hommes d'Eglise, affronts sanglants et publics, soupçons des plus graves, dénonciations, sanctions : des villes épiscopales, des diocèses interdits à son zèle, rien ne lui fut épargné. Comment de pareils traitements ne produiraient-ils pas sur le biographe et sur le lecteur la plus fâcheuse impression ? Rencontrée partout dans le monde du clergé, cette hostilité ne pouvait être due à des incidents fortuits, simples occasions qui lui permirent d'éclater. Elle eut une raison, vraisemblablement toujours la même, et la qualité des personnalités ecclésiastiques les plus irréductiblement opposées à M. Grignion n'incite guère à croire que cette raison était raison en l'air.
Blain, condisciple et ami de Louis-Marie, intitule ainsi le chapitre LUI de ses « Mémoires » : « Les angoisses qu'il souffre : il est rebuté de tous côtés et devient le problème des personnes spirituelles ». Un problème, Montfort persécuté l'est demeuré pour tous ses historiens. Ce problème, l'Eglise en mettant hors de cause par son jugement la sainteté de Montfort, en a simplifié les données ; elle ne l'a pas supprimé. A voir toutes les solutions qui ont été tentées sans qu'aucune ait satisfait pleinement personne, on pourrait se demander s'il n'est pas insoluble. Mais, si troublant qu'il soit, il est d'une telle gravité qu'il importe de le regarder tel qu'il est, et non pas de le minimiser, ainsi que, par respect pour des autorités ecclésiastiques, dont plusieurs à la mémoire justement vénérée, l'a fait le deuxième historien du missionnaire, dont les jugements sur ce point n'ont été que trop favorablement accueillis. Le P. Besnard déplace les responsabilités, passe sous silence certains faits particulièrement odieux, couvre pudiquement certains autres du voile de l'anonymat. Ces lignes de son « Avertissement » liminaire montrent jusqu’où il voudrait se faire illusion : « Je représente, dit-il, un homme que les esprits les moins prévenus accusèrent souvent d'indiscrétion et de singularité ; qu'un peuple stupide et malin traita de sorcier, de possédé et d'antéchrist ; que les impies firent passer pour un fourbe et un imposteur et à qui les faux sages du siècle crurent faire grâce de ne le regarder que comme un extravagant et un fou ». Eh bien non ! à part quelques tristes individus recrutés d'ailleurs dans tous les rangs de la société, ce n'est pas le peuple qui traita son apôtre de sorcier, de possédé et d'antéchrist ; ce ne sont pas d'abord des impies qui l'accusèrent de n'être qu'un fourbe et un imposteur, mais bien des ecclésiastiques. Nous en verrons tout un lot à la Chevrolière, au diocèse de Nantes, le curé, son vicaire et plusieurs autres prêtres, probablement de ces petits et faméliques prébendiers sans charge d'âmes comme il en pullulait dans mainte paroisse.
Et à La Rochelle, quels sont ces « ennemis » que le P. Besnard[2] se fait scrupule de désigner plus clairement, qui tâchent de perdre le missionnaire dans l'esprit du peuple, reprenant trois ans après, à trente-cinq lieues de la Chevrolière, les mêmes calomnies, l'accusant de n'être, selon les propres termes de l'historien, qu'un coureur, un aventurier, un bateleur, un hypocrite, un enchanteur, un sorcier, un antéchrist ? Ces « ennemis » ? Grandet (p. 175) va nous le dire, « c'étaient des prêtres et des religieux ».
Même attaque au diocèse de Saintes. Pendant qu'il donne la mission au Vanneau, il est dénoncé à l'évêché comme « un séducteur, un extravagant, un hypocrite », si bien que l'évêque lui retire ses pouvoirs. Ce qui prouve, si l'on en doutait, que ses dénonciateurs que Besnard (Livre VI) ne désigne pas davantage, étaient des membres du clergé.
De ces ecclésiastiques qui le chargeaient ainsi des pires forfaits, mais il s'en trouvait jusque parmi ses associés, tel ce religieux prêtre qu'il s'était adjoint dans une mission et qui, d'après Grandet (p. 331), «ne cessa de le calomnier de la manière la plus cruelle et la plus ignominieuse, car il publiait partout qu'il vendait les sacrements et qu'il était un des plus zélés sectateurs de Simon le Magicien, et avait assuré sur sa vie qu'il était sorcier. »
Et dans les palais épiscopaux, le haut clergé ne ménageait pas davantage ses expressions, ainsi que le note Grandet (p. 339) : « Plusieurs évêques l'ont souvent interdit dans leurs diocèses, où ils l'avaient appelé, sur les plaintes qu'on leur avait faites de ses prétendues imprudences et indiscrétions. Leurs Grands Vicaires l'ont traité d'ignorant, d'hypocrite et de vagabond : l'un d'eux lui dit un jour tout ce que la colère la plus outrée peut inspirer de plus mortifiant ».
La conduite des prélats est tellement incompréhensible à Besnard (Livre II) qu'il fait tout pour dégager leurs responsabilités. Il invoque le gouvernement d'un vaste diocèse, l'impossibilité de s'informer de tout par eux-mêmes, déclare que leur intention a toujours été droite, « la preuve, dit-il, est qu'étant mieux éclairés, ils lui ont rendu justice pendant sa vie et après sa mort de la façon la plus authentique ».
Il a surtout à cœur de justifier l'évêque de Poitiers, Mgr. de la Poype de Vertrieu, « ce prélat digne des plus beaux et des premiers temps de l'Eglise », qui « ne respirait que le zèle de sa propre perfection et le salut des âmes confiées à ses soins ». Il souligne que l'évêque était absent lorsque le missionnaire reçut la première fois l'ordre de quitter Poitiers, mais il se garde bien de dire qu'il était là lorsque, cinq mois plus tard, au plus fort des chaleurs, M. Grignion fut revenu de Rome, à pied, recru, malade, et c'est l'évêque, écrit Grandet (p. 104), qui, à la nouvelle de son retour, lui envoya dire par son secrétaire d'avoir à se retirer dans les vingt-quatre heures.
Et qu'on ne dise pas que la bonne foi du prélat fut surprise. Mgr. de la Poype connaissait parfaitement M. Grignion, ayant été maintes fois en relation personnelle avec lui, particulièrement pour le gouvernement de l'hôpital. Il l'avait vu aussi à l'œuvre comme missionnaire.
Surpris ? non, l'évêque de Poitiers ne le fut pas. Sept ans après — il avait eu le temps de réfléchir et de se renseigner — l'homme de Dieu le retrouvera dans les mêmes dispositions. Ayant cru pouvoir passer par Poitiers pour encourager les premières Filles de la Sagesse qu'il y avait laissées, sa présence ne fut pas plus tôt signalée qu'il reçut de l'évêché l'ordre de se retirer, toujours dans les vingt-quatre heures. Il mourra sans avoir pu remettre les pieds dans ce vaste et populeux diocèse. C'est ainsi que de son vivant, quoiqu'en dise le P. Besnard, il se vit rendre justice par Mgr. de la Poype. Oui, mort, il recevra du pieux et humble prélat, nous le verrons, un éclatant témoignage, qui prouvera que son persécuteur, comme bien d'autres, l'avait simplement pris pour ce qu'il n'était pas.
Pas davantage il n'y eut de changement chez l'évêque de Nantes, Mgr. de Beauvau. D'une attestation élogieuse délivrée au missionnaire, trois ans avant sa mort, par ce prélat, le P. Besnard et d'autres biographes à sa suite ont conclu à un revirement dans les sentiments épiscopaux. Mais cette pièce de chancellerie que nous donnerons plus loin en entier, ne pouvait raisonnablement se refuser. M. Grignion alors à la Rochelle l'avait demandée à l'occasion d'un voyage qu'il projetait de faire à Paris. Il crut prudent de ne pas se contenter d'un certificat de La Rochelle, mais d'en solliciter un autre de Nantes, les sanctions qui l'avaient frappé dans ce diocèse n'ayant pas été rapportées et étant certainement connues dans la capitale. Mais Mgr. de Beauvau n'en demeurera pas moins sur sa position. Comme le diocèse de Poitiers, l'important diocèse de Nantes, où le Saint avait laissé tant de souvenirs ; d'œuvres et d'indéfectibles amitiés, lui demeurera fermé jusqu'au bout. L'interdiction d'y exercer le ministère ne fut jamais levée. Vingt-quatre jours avant sa mort, il craignait même qu'au cas où il viendrait à Nantes, on ne lui accordât pas la permission de dire la messe.
Pas plus que l'évêque de Poitiers, l'évêque de Nantes n'agit en chef mal informé. Il connaissait personnellement, lui aussi, le missionnaire et n'ignorait rien de sa conduite. Ce ne fut pas sur des rapports malveillants qu'il le jugea douteux, peu maniable et compromettant.
Mais de tous les ecclésiastiques qui infligèrent à notre Saint les humiliations les plus cuisantes, la palme revient sans contexte aux deux éminents Sulpiciens, Mr. Leschassier et Mr. Brenier, supérieurs, l'un du Grand Séminaire de Saint-Sulpice, l'autre du Petit. Leur conduite fournit la plus belle preuve que l'ignorance n'était point nécessaire pour que de dignes ecclésiastiques traitassent l'homme de Dieu d'une façon qui nous révolte justement. Nous consacrerons un chapitre entier à ces deux Messieurs. Ce que nous avons présentement à dire, c'est que ces doctes et vertueux prêtres, grands directeurs de conscience, après avoir durant cinq années pris le jeune clerc par tous les sens, pour employer l'expression de Blain, sans arriver à le déchiffrer, finissaient quelques années plus tard par le chasser de leur présence plus outrageusement que ne le fit jamais aucun autre. Naturellement Grandet ignore ces incidents, Besnard glisse en quelques lignes. Sans Blain, nous n'en saurions autant dire rien. Voici les faits :
M. Grignion exerçait alors les fonctions d'aumônier à l'hôpital général de Poitiers. Ayant en tête le projet d'une congrégation de religieuses hospitalières, il profita d'un voyage à Paris pour aller consulter son père spirituel, sa lumière, son oracle, Mr. Leschassier. Le Sulpicien, il est vrai, agacé de voir que son dirigé, depuis sa sortie du Séminaire n'avait changé en rien au contact des réalités, fatigué surtout d'être consulté sur des cas qu'il n'était pas à même d'apprécier en toute connaissance de cause, lui avait déjà conseillé de prendre un directeur sur place, que pour lui il se démettait de sa fonction. Mais le jeune prêtre pensait que pour une affaire de cette importance il ne lui refuserait pas ses lumières. Apprenant à son arrivée dans la capitale que le Supérieur prenait quelque repos à la maison de campagne d'Issy, il s'y rendit et le trouva, dit Blain, en compagnie de plusieurs ecclésiastiques. Laissons ici la parole au mémorialiste : « Ce cher directeur le reçut avec un visage glacé et le renvoya d'un air sec et dédaigneux sans vouloir ni lui parler ni l'entendre. Pour moi qui étais présent, j'étais interdit et je souffrais beaucoup de l'humiliation dont j'étais témoin. Quant à lui, il la soutint avec sa douceur et sa modestie ordinaires et s'en retourna aussi tranquille qu'il était venu ».[3].
L'année suivante, nouvel affront plus mortifiant encore, cette fois de la part de Mr. Brenier. Expulsé de Poitiers, revenant de Rome avec le titre de missionnaire apostolique, M. Grignion allait au Mont Saint-Michel mettre sa campagne d'évangélisation sous la protection du grand archange. C'est alors qu'il fit la rencontre de son ancien maître de Saint-Sulpice. Nous laissons encore parler Blain : « M. Brenier était alors supérieur du Séminaire d'Angers, lorsque M. Grignion y passant demanda à le voir et à lui présenter ses respects. A peine fut-il en sa présence qu'il s'en vit rebuté et rejeté d'une manière outrageante à la vue de toute la communauté qui était en récréation. Encore s'il lui eût fait la charité de lui donner à dîner, l'affront eût perdu quelque chose
de son amertume ; mais non, il le chassa avec honte et le fit sortir à jeun au plus tôt de la maison sans faire attention à son caractère ni à son besoin. M. de Montfort si familiarisé avec les humiliations, continue le narrateur, ne fut pas insensible à celle-ci et il faut avouer que si M. Brenier qui ailleurs, pendant six mois, l'avait pris par tous les endroits sensibles pour le piquer au vif, avait attendu ce moment et cette occasion pour le mortifier, il y réussit parfaitement. C'est peut-être l'unique occasion où le prêtre si patient ait ouvert la bouche pour se plaindre; car se voyant si dédaigneusement traité par un homme qu'il honorait tant, son cœur blessé permit à sa bouche de témoigner sa peine : Est-il possible qu'on traite ainsi un prêtre dans un séminaire ! Et il m'a avoué lui-même qu'il n'avait jamais tant ressenti aucune autre humiliation. Elle était en effet revêtue de tout ce qui pouvait la rendre amère et piquante. Il la recevait dans un séminaire, lieu si respectable pour les ecclésiastiques, aux yeux de toute une jeunesse assemblée qui n'avait garde de s'y opposer, de la part d'un supérieur dont toutes les paroles étaient des oracles et toutes les actions des exemples de vertu, de la part d'un homme que M. Grignion avait eu autrefois pour maître et qu'il regardait comme un miracle de perfection ».
Après ces exemple de deux sommités sulpiciennes, est-il nécessaire encore de voir dans les prélats incriminés des personnes mal informées, circonvenues ou pusillanimes et serviles à l'égard du pouvoir, ou encore jansénistes ? Si ces deux messieurs, nommés, je suppose, à quelque évêché, avaient trouvé à leur arrivée dans leur ville épiscopale leur ancien disciple s'y livrant à toute l'ardeur de son zèle, combien de temps l'eussent-ils toléré ? La seule explication que l'on puisse donner à leur conduite, c'est qu'ils se méprirent à son endroit. Or si des hommes de cette valeur et en si bonne place pour juger le sujet se fourvoyèrent ainsi, comment la même mésaventure ne serait-elle pas arrivée à d'autres ecclésiastiques, même, par hypothèse, tout aussi vertueux et tout aussi éclairés ?
Une explication en grande faveur depuis Clorivière et le P. Dalin, qui s'en prennent au jansénisme, ne résiste pas, comme nous le verrons, à l'examen des faits. Elle n'est qu'une solution de facilité. On se rejette alors sur les pratiques du nouveau Jean-Baptiste, pratiques non seulement anachroniques, mais outrées, bizarres, extravagantes, qui auraient choqué, au point de les scandaliser, la société et le clergé d'une époque pénétrée d'humanisme dévot et devenue, depuis le Concile de Trente et la création de Séminaires, de plus en plus exigeante sur la tenue ecclésiastique, n'admettant chez un ministre de Dieu que des vertus discrètes et un zèle plein de réserve et de dignité.
Dans cette hypothèse, qu'est-ce qui portait M. Grignion à des vertus et à des exercices de zèle qui semblaient un défit aux précautions du siècle ? Etait-ce l'Esprit de Dieu, comme l'avaient pensé ses amis et ses protecteurs, ainsi que ses premiers historiens, Grandet et Besnard ? Mais ces pratiques sont tellement dans sa manière habituelle que, pour ses biographes modernes, plus curieux de psychologie, elles tiennent manifestement à une disposition de la nature. Maintenant qu'elle est, au juste, cette disposition ? C'est un point sur lequel nos psychologues ne sont point arrivés à nous satisfaire, n'y aurait-il que la multiplicité des raisons assez incohérentes qu'ils ont invoquées : tempérament excessif, exaltation d'esprit, bizarrerie de goût, passion de l'absolu, hantise de l'Evangile à la lettre, idéalisme, imagination de poète, fantaisie, manie de la singularité. Toutes explications qui, comme on le voit, ont ceci de commun, même la passion de l'absolu, d'être peu flatteuses pour notre saint, surtout lorsque, par suite de la difficulté que nous éprouvons à nous représenter exactement, chez cet homme tout en contrastes, la dignité souveraine, l'air de grandeur même avec lequel il porte ses vêtements de misère et vaque à de viles besognes, la possession absolue de lui-même qu'il garde dans ses actions les plus vives contre les scandales, l'historien l'imagine sous l'aspect vulgaire que suggèrent de tels comportements et le peint comme un excentrique et un exalté. Le plus grave, c'est qu'une telle explication de Montfort ne peut que compromettre l'autorité de l'écrivain mystique.
Faudra-t-il donc se résigner à estomper les caractères les plus marquants de cette peu banale physionomie et revenir à la manière que les hagiographies observaient communément à une époque qui n'est pas si lointaine, ne relevant de l'histoire et de la physionomie de leur héros que ce qui convenait à un panégyrique, laissant le reste dans l'ombre ?
Grâce à Dieu, il est une autre façon de comprendre les pratiques de notre saint, et celle-là tout à son honneur. Qu'elle s'impose, nous pensons bien en fournir surabondamment la preuve. Nous n'en dirons qu'un mot ici. Mais qu'il nous soit permis de nous étonner que le bon sens et la logique n'aient pas toujours protesté contre cette idée d'un homme choisi de Dieu pour une œuvre dont on ne peut contester la puissance, et affligé dans son organisme mental de ces malfaçons qu'on croit y découvrir. Ensuite il faudrait être aveugle pour ne pas voir que ces pratiques, qu'on en pense ce qu'on voudra, produisaient sur le peuple de merveilleux effets, que c'est par elles, plus encore que par la parole, que Montfort fut un apôtre populaire de la taille de Saint Vincent Ferrier. Or, est-il concevable qu'un mode d'apostolat aussi souverain soit dû à une exaltation d'esprit ou à quelque autre misère mentale ?
Montfort ne fut tant persécuté que parce qu'on se méprit à son sujet. Le moins qu'on puisse dire des ecclésiastiques dont il eut à souffrir, c'est qu'ils se demandaient s'il n'y avait pas de l'affectation dans ses airs de sainteté, dans ses vertus spectaculaires, dans ses déchaînements contre les scandales, et du bateleur dans ses mises en scène, si bien montées et si au goût du peuple. Nous entendrons Mgr. de Beauvau faire cette réflexion : « M. Grignion est un grand saint ou un hypocrite fieffé ». Sans trancher aussi nettement, on pouvait soupçonner qu'il se mêlait bien de l'humain dans des pratiques aussi extraordinaires et qu'un penchant, peut-être inconscient d'ailleurs, à l'ostentation, en expliquait, pour une bonne part, le caractère si voyant. Toujours est-il qu'à chaque fois que des ecclésiastiques peu circonspects, prompts à juger d'après leurs impressions, se laissaient aller à répandre dans le public ou à lui jeter à la face ce qu'ils pensaient de lui, c'était qu'il n'était qu'un simulateur, un comédien de vertu. Jamais cette accusation ne manquait, et toutes les autres, si graves, et injurieuses qu'elles fussent, ne faisaient qu'accentuer celle-là.
Blain intitulera le chapitre XXXIX de ses « Mémoires » : Ses manières singulières. Combien elles lui ont attiré d'humiliations. Et ce n'est pas le seul endroit où il nous parlera des singularités de son ami, singularités auxquelles ces Messieurs de Saint-Sulpice firent une guerre aussi vaine qu'impitoyable et qu'il déplore lui-même comme la cause, on peut dire principale, des persécutions dont M. Grignion fut victime le long de sa carrière. Bien qu'à notre grand regret le mémorialiste ne nous donne que quelques exemples, on voit assez, aux traits cités et à ce qu'il nous dit ailleurs, que c'était par une expression, appuyée jusqu'à paraître factice et ridicule, dans la pratique de toute vertu, que notre séminariste dérogeait aux manières discrètes de la maison, excitait les railleries de plus d'un de ses confrères et mettait parfois en joie toute la communauté, à part ces Messieurs qui, eux, n'avaient pas envie de rire. M. Leschassier, supérieur du Séminaire et père spirituel de M. Grignion, croira bon d'avertir Mgr. Girard, évêque de Poitiers, qui l'a consulté, que l'extérieur de son dirigé a quelque chose de singulier et que ses manières ne sont pas du goût de bien des gens. De fait, il tranche si bien sur tout le monde par son air et par ses manières, disons aussi par son visage découpé à l'emporte-pièce et d'un relief superbement expressif, que, même sans son accoutrement, il faisait partout sensation et qu'il n'est pas besoin de le décrire longuement sans le nommer pour ceux qui le virent, ne fût-ce qu'une fois, s'écrient : « Mais, c'est M. de Montfort ».
Il faut que le cas de notre saint, homme providentiel, soit des plus rares pour que ni les Sulpiciens, ni Blain, ni aucun de ses biographes, n'aient vu que les pratiques de perfection, apparemment si outrancières, de l'ascète et les méthodes percutantes de l'apôtre, étaient de la même veine et s'expliquaient de la même façon que l'expression singulière de toute sa personne et que la manière haute en couleur qu'il apportait dans l'exercice ordinaire des moindres vertus. Car il est pourtant clair que chez lui toutes les vertus prenaient spontanément une forme concrète, vigoureusement concrète ; qu'il était ainsi fait qu'il lui était impossible, à moins de les étouffer, de ne pas les laisser éclater au dehors, se traduire en jeux de physionomie, en inflexions de voix, en gestes, en attitudes, en pratiques de renoncement évangélique, en actions de zèle, en mises en scène éducatives, toutes choses d'autant plus spectaculaires que les vertus projetées avec un tel réalisme étaient celles d'un saint, d'un très grand saint.
Par son psychisme, il était de la lignée de ces prophètes chez qui tout parlait, tout criait : un Elie, un Jean-Baptiste. Le clergé lui aurait voulu des vertus cachées, discrètes, et la pauvreté étalait sur lui ses guenilles, la dévotion lui sortait par tous les pores, et ainsi du reste. Tartufe, pensaient quelques-uns, les moins réfléchis. Un imaginatif ou un illusionné qui se prenait pour un saint et un chargé de mission, un envoyé de Dieu, et qui se comportait en conséquence, soupçonnaient, assez excusables de leur méfiance, les responsables de sa conduite. Le pis était que le peuple s'engouait de ce prêtre vagabond, que des nuées de misérables s'attachaient à ses haillons, que les foules éclataient en sanglots en l'entendant parler, qu'elles l'entouraient de vénération, le plaçaient déjà sur les autels, qu'enfin la contagion gagnait jusqu'aux personnes de la société. Inquiètes, les autorités profitaient d'un éclat pour aller au plus sûr et éloigner l'homme. Jalouses peut-être de ses triomphes oratoires, mais certainement beaucoup plus encore agacées du succès de ses guenilles, certaines médiocrités ecclésiastiques tâchaient de mettre leur peuple en garde et, n'obtenant rien, exaspérées de la crédulité et l'outrecuidance d'une plèbe ignorante qui prétendait y voir plus clair que les docteurs d'Israël, se laissaient aller contre le missionnaire aux injures les plus atroces. Tout comme son père spirituel, le sulpicien M. Leschassier, ces prélats, ces prêtres, devant des comportements déconcertants auxquels rien ne pouvait le faire renoncer, avaient peine à croire qu'il fût conduit par le bon esprit, ou même dépassant les limites d'une hésitation prudente, se persuadaient qu'il ne l'était certainement pas.
C'est là toute l'aventure de Montfort. Une expressivité extrême : des vertus qui semblaient impudemment s'afficher et qui néanmoins ne ressortaient tant que pour mieux parler au peuple. Elles lui valurent contradictions, avanies, traverses de toute sorte. Mais imagine-t-on un apôtre, un saint chargé de crier les béatitudes évangéliques et qui n'aurait pas sa pleine mesure d'épreuves ? Encore faut-il noter que rien ne mérite autant à Montfort l'admiration surtout des petites gens que l'humilité, la patience, la joie rayonnante, avec lesquelles ce grand amant de la croix accueillait ce qu'il estimait le plus précieux cadeau de Dieu.
Que le lecteur prenne patience. Il verra peu à peu ce visage s'éclairer d'une lumière nouvelle, les ombres déplaisantes s'effacer, les traits jugés trop appuyés, excessifs, relever de leur haut caractère la physionomie de l'apôtre et y suggérer un grand dessein de Dieu. Les âmes mystiques seront rassurées. Elles ne seront plus tentées de soupçonner un illuminé dans un contemplatif qui, par la sublimité de son génie, a parlé des révélations divines dans la langue des prophètes[4].
 
 
Note chronologique
 
 
Blain et Grandet racontent les faits comme si M. Grignion n'était allé qu'une fois de l'hôpital de Poitiers à Paris alors qu'il y alla deux fois.
 
D'après Grandet : Au commencement de l'année 1702, après seulement deux mois de séjour à l'hôpital de Poitiers, M. Grignion part pour Paris au secours de sa sœur, sans dire adieu à personne (Grandet, p. 33-34).
 
Vers le mois de février de cette même année 1702, l'évêque de Poitiers ayant appris qu'il était allé à Saint-Sulpice, écrit au curé M. de la Chétardie pour le prier de le lui renvoyer (p. 37).
 
A la fin d'octobre 1702, Louise-Guyonne arrive à Rambervillers (p. 43).
 
M. Grignion est resté quelques mois à Paris pour attendre le succès du voyage et du noviciat de sa sœur (p. 51).
 
Pendant son séjour il est envoyé par l'archevêque de Paris an Mont Valérien mettre la paix parmi les ermites (p. 55).
A sa sortie il se fait accepter au service des pauvres à la Salpêtrière, d'où il est congédié après quatre ou cinq mois (p. 56).
 
Il ne retourne à Poitiers que dans l'espérance que le nouvel évêque, Mgr de la Poype, l'accueillera de la même façon qu'avait fait son prédécesseur, Mgr Girard, décédé au mois de mars 1702 (p. 58).
 
D'après Blain, qui ne donne aucune date et ne fait pas mention du voyage entrepris pour secourir Louise-Guyonne, M. Grignion, voyant qu'il n'avançait à rien à l'hôpital de Poitiers, se décide à partir pour Paris en tenant son dessein caché, et à son arrivée va se présenter à la Salpêtrière (Blain, ch. LIII). Chassé de cet hospice par la jalousie, incertain de ses vues et ne sachant où aller, il se rend à la maison de campagne (Issy) où M. Leschassier prend ses vacances avec plusieurs autres ecclésiastiques, dont Blain (ch. LIII). Il est rebuté par ce cher directeur qui refuse de l'entendre. Il s'est retiré dans un dessous d'escalier (rue du Pot de fer). Il va au Petit Séminaire, pendant la récréation, où il excite une vive curiosité, Blain étant présent. Des fables ridicules courent sur lui. Il ne reçoit aucun secours de M. de la Chétardie sur qui il comptait (ch. LV et LVI). L'archevêque l'a envoyé au Mont Valérien. Quand ? Blain dit qu'il ne peut préciser, mais note que les ermites lui prêtèrent un de leurs habits pour le défendre de l'âpreté du froid. Il sort de Paris. Blain le perd de vue et déclare qu'il ne peut rapporter que confusément les actions admirables de son ami (ch. LIX).
 
La chronologie de Grandet est inacceptable. Ce ne peut être au commencement de 1702 que M. Grignion partit pour Paris au secours de sa sœur. Il ne bouge pas de Poitiers depuis son arrivée au printemps de 1701 jusqu'à l'été déjà commencé de 1702, la lettre qu'il envoie de l'hôpital à M. Leschassier pour lui raconter les faits depuis son départ de Nantes, portant la date du 4 juillet de cette année 1702. Ce ne peut être qu'en juillet-août qu'il se rendit à Paris, où il ne dut pas s'attarder après qu'il eût reçu des nouvelles de Rambervillers, où Louise-Guyonne arriva à la fin d'octobre, le but de son voyage étant atteint. Le 2 février 1703, il procède à la vêture de Marie-Louise Trichet.
De quelque temps avant la Pentecôte de 1703 date son second voyage, la lettre où il annonce à Marie-Louise qu'il se trouve à l'hôpital général (La Salpêtrière) avec cinq mille pauvres, demandant que l'on prie jusqu'à cette fête, qui tombait le 27 mai de cette année-là. Il se défend de changement et de refroidissement à l'égard des pauvres de Poitiers, son Maître l'ayant conduit comme malgré lui. Il ne retournera à Poitiers que sur la supplique de ces malheureux en date du 9 mars 1704, relatée par Quérard.
A son premier voyage (1702) entrepris pour venir en aide à sa sœur, il arrive donc à Paris à l'époque des vacances et y séjourne moins de quatre mois. A son second (1703) motivé par l'opposition qu'il rencontrait à l'hôpital de Poitiers, il y arrive au plus tard vers la fin du printemps et y reste une année entière. Blain n'a retenu que ce second séjour, plus de trois fois plus long que le précédent. Or il n'est pas croyable que, pendant les trois ou quatre mois du premier voyage, M. Grignion ne soit pas allé au Séminaire, où l'on ne pouvait ignorer sa présence, son ancien condisciple M. Bargeaville, qui l'aida si bien, exerçant son ministère dans la paroisse Saint-Sulpice. Tout donne à penser que c'est alors qu'il dut pousser jusqu'à la maison de campagne d'Issy pour y rencontrer M. Leschassier qui s'y trouvait en vacances. Si l'on reportait cette visite à son second séjour il faudrait qu'étant à la Salpêtrière il eût différé jusqu'à cette époque des vacances d'aller saluer et consulter M. Leschassier. Il ne fut pas tellement retenu à l'hôpital qu'il n'ait pu aller voir ses anciens amis, lesquels, écrit-il à Marie-Louise, l'ont abandonné. Il ne semble pas douteux que si dans sa lettre de juillet 1702 à son directeur il n'ait pas soufflé mot de son projet de congrégation religieuse, cause cependant de la bourrasque dont il parle longuement, c'est qu'il se réservait de le lui expliquer par le détail, peu après, de vive voix, la chose demandant un entretien. Et si, dès l'abord, M. Leschassier refusa de l'entendre, ne serait-ce pas parce qu'il avait eu, de Poitiers, vent de ce projet et ne voulait absolument pas s'en mêler, devinant bien que c'était sur quoi M. Grignion venait le consulter ?


CHAPITRE II
 
 
S'IL ETAIT MORT A VINGT-DEUX ANS
 
 
Si Louis-Marie Grignion de la Bachelleraie était mort à vingt deux ans, la veille du jour où il devait entrer à Saint-Sulpice, il eût laissé l'image d'un jeune saint assez semblable à l'angélique Louis de Gonzague. Même tendre dévotion à Marie, même horreur du péché et du scandale, même garde des sens, même ascèse effrayante, même absorption en Dieu. On l'admirerait sans réserve, et aucun problème ne se poserait à son sujet, bien qu'il fût déjà et non pas toujours seulement en petit, l'homme qui fera le désespoir de la plupart de ses biographes, après avoir fait celui des Sulpiciens et d'évêques, ses supérieurs ecclésiastiques.
Né à Montfort-la-Cane, aujourd'hui Montfort-sur-Meu, le 31 janvier 1673, le deuxième d'une famille qui allait compter dix-huit enfants, de son père qui, comme le père de Clemenceau, ne décolérait pas, il tiendra une santé de fer, une force athlétique et un sang qui lui fera dire que, sans la grâce de Dieu, il eût été l'homme le plus terrible de son siècle.
Son enfance se passa dans une atmosphère orageuse. Avocat au baillage de Montfort et sans gros patrimoine, le chef de famille, aigri par des soucis d'argent, ébranlait fréquemment de ses colères le tranquille manoir du Bois-Marquer en Iffendic. La mère pleurait. Louis n'avait encore que quatre ou cinq ans qu'il trouvait pour la consoler des paroles d'une onction et d'une sagesse si fort au dessus de son âge que Dieu semblait les lui mettre dans la bouche. Ces éclats se produisant le plus souvent au cours des repas, combien de fois devenu jeune homme et passant ses vacances au logis familial, il se lèvera de table pour ne pas manquer de respect à son père et se retirera ayant à peine touché aux mets, heureux d'avoir ainsi l'occasion de jeûner, mortification qui sera toute sa vie, celle qui, en raison de son robuste appétit, lui coûtera probablement le plus.
Dès sa plus tendre jeunesse, confiera-t-il un jour à son compagnon de mission, il aurait voulu quitter la maison paternelle et aller en pays inconnu y vivre pauvrement en mendiant son pain jusqu'à ce qu'il eût assez de force pour gagner sa vie. Et comme je lui demandai, dit Mr. des Bastières, quel métier il aurait préféré : « Le plus mécanique et le plus vil, » me répondit-il[5].
Déjà, au rapport de Blain (Ch. V), alors son condisciple au collège des Jésuites de Rennes et son compagnon de vacances, il a tous ces vifs dehors de sainteté qui le singulariseront si fort et lui vaudront tant de railleries et tant de suspicions. « Il semble, dit le mémorialiste, qu'il n'avait point péché en Adam. Il parut, en effet, né avec le recueillement le plus profond, l'oraison la plus soutenue, la pénitence la plus rigide, la mortification la plus universelle, avec une paix, une douceur et une tranquillité d'âme que je n'ai jamais vu s'altérer au milieu des contradictions et des humiliations les plus sensibles ».
« Il était encore écolier et paraissait un homme parfait, tenant tous ses sens dans une telle garde, qu'on ne lui voyait échapper ni regards, ni paroles, ni gestes, ni manières inconsidérées. Ses yeux presque toujours baissés, sa modestie, un air dévot le singularisaient déjà en quelque sorte et le faisaient distinguer de presque tous les autres écoliers». Ni regards, ni paroles, ni gestes, ni manières inconsidérées. Les biographes qui nous peindront le missionnaire dans l'action comme un impulsif, si ce n'est comme un hystérique, auraient-ils oublié cette notation de Blain, (Ch. V) sur l'adolescent ? Car, toujours au témoignage de Blain, les écoliers vertueux dont il faisait sa compagnie le regardaient comme un saint, les libertins — et il n'en manquait pas dans une classe de quatre cents élèves — s'en donnaient à cœur joie de ses airs dévots et disputaient à qui viendrait à bout de sa patience.
En continuelle oraison, les yeux baissés, il ne goûtait que Dieu, mettait tout son plaisir à parler de la Sainte Vierge. « Etait-il devant une image de Marie, qu'il paraissait ne plus connaître personne et dans une espèce d'aliénation de ses sens, d'un air dévot et animé, dans une sorte d'extase, immobile du reste et sans action, il se tenait des heures entières au pied des autels »[6]. Que sera-t-il de plus à Saint-Sulpice quand ses confrères se plaindront qu'avec son air perdu en Dieu il ne puisse parler en récréation que de Jésus et de Marie ?
Et de même que la dévotion chez lui se revêt automatiquement de formes et d'aspects des plus expressifs, allant jusqu'à lui colorer les joues au seul nom de la Mère de Dieu, ainsi de toutes ses autres vertus. Il leur faut faire corps avec des pratiques. Il ne connut pas plus tôt les disciplines, les chaînes de fer et autres semblables instruments de mortification[7], qu'il en usa largement. Parlant de certaines vacances passées ensemble chez un ami commun : « Son cœur enflammé de l'amour de Dieu ne pouvait plus se contenir, dit Blain (Ch. VIII), qui note avec une finesse d'analyse qu'on lui souhaiterait sur ce point plus fréquente : il ne cherchait qu'à le soulager par des témoignages effectifs de charité pour le prochain ; mais il cherchait l'écart pour se contenter là-dessus et il se dérobait à nos yeux pour aller, en secret, embrasser, caresser un pauvre mendiant, innocent, hébété, fort disgracié de la nature ; il se jetait même à ses pieds pour les baiser quand il se croyait hors des yeux des hommes, mais il ne put si bien se cacher que je ne le surprisse dans ses pieux transports de charité ». Pourrait-on imaginer traits plus révélateurs de tout un psychisme ? Comment Blain, qui déplorera tant, après Saint-Sulpice, les prétendues singularités de son ami, n'a-t-il pas conclu de pareilles démonstrations que Louis-Marie ne pourrait jamais être qu'un saint spectaculaire ?... Mais n'anticipons pas.
Voici maintenant l'homme qui prendra à la gorge les scandales. C'est bien le même que tout à l'heure. Blain (ch. VIII) note lui-même la ressemblance des gestes. « Il en fit, dit-il, un autre assez semblable, bien que d'une autre espèce... Son père avait chez lui un livre... rempli de figures obscènes... Mais la crainte... l'arrêtait... Enfin son zèle accru par l'âge ne pouvant se modérer, sut prendre son moment... Se trouvant seul à la maison, il consuma dans les flammes le livre infâme... Il venait de faire le coup quand je le trouvai à la maison, timide et presque tremblant, dans l'appréhension de la venue de son père, mais d'ailleurs fort heureux d'avoir fait ce sacrifice ». Ne saisit-on pas là celui qui, séminariste à Paris, achètera aux chanteurs et aux chanteuses des rues tout leur stock ordurier pour le déchirer sous les yeux des badauds, encourant par là le blâme de ses confrères qui lui représentaient qu'il ne faisait que retarder le mal et même le nourrir par l'argent qu'il donnait. A quoi il répondra qu'il serait heureux s'il pouvait empêcher ou même seulement retarder quelques péchés[8].
Contre le scandale, autre protestation d'un caractère spontané pareillement relevé. Un jour de Mardi Gras qu'il soupait chez un de ses amis, raconte Grandet (p. 7), un jeune homme masqué étant entré dans la salle à manger, il se leva promptement de table et sortit les larmes aux yeux.
Et, toujours à Rennes, dans sa première jeunesse, cette démarche dont, à Saint-Sulpice, on n'eût pas manqué de reprendre l'indiscrétion, trait de charité des plus singuliers, estime d'ailleurs Blain (Ch. IV). Au nombre de ses condisciples s'en trouvait un si pauvre et si misérablement vêtu qu'il faisait la risée des autres, Louis-Marie quêta parmi les écoliers et, n'ayant réussi à recueillir que la moitié de la somme nécessaire, il se rendit chez le marchand en compagnie du mal nippé : « Voici, dit-il, mon frère et le vôtre. J'ai quêté dans la classe ce que j'ai pu pour le vêtir. Si ce n'est pas suffisant, c'est à vous d'ajouter le reste ». Le marchand se laissa toucher.
Déjà, encore, sous le coup des épreuves les plus subites et les plus sensibles, cette tranquillité que, plus tard, chez le séminariste et le missionnaire, beaucoup ne pourront s'empêcher de soupçonner d'affectation. Vingt ans après, son directeur de conscience, le Père Descartes, jésuite, neveu du philosophe, exprimera à Blain (Ch. XXXIII) son admiration pour cette fermeté inébranlable. Les plus grandes croix, ajoutera-t-il, étaient pour lui comme une paille jetée dans un grand feu, gui est dévorée, à l'instant.
Cependant, la pensée de sa famille bride son élan. Les Grignion sont connus à Rennes et lui-même est hébergé chez son oncle maternel, l'abbé Alain Robert de la Vizeule, prêtre de la paroisse Saint-Sauveur. En vivant comme il voudrait vivre, il ferait railler aussi les siens. Son père, qui n'a déjà pas trop de dossiers dans son sac d'avocat, deviendrait la fable du public... Mais le ciel veille.
Une certaine demoiselle de Montigny, paroissienne de Saint-Sulpice, ayant affaire en Bretagne, est descendue chez les Grignion. Frappée par la modestie et la piété du jeune homme et apprenant son désir de se consacrer au service de Dieu et des âmes, elle lui parle du séminaire de Saint-Sulpice et, quelque temps après son retour à Paris où, déjà, en reconnaissance de l'hospitalité reçue, elle a emmené et pris à sa charge une des filles de la nombreuse famille, elle lui mande que, grâce à la générosité d'une de ses amies, les portes de la maison si justement vantée lui sont ouvertes.
L'écolier, qui vient d'achever ses deux années de philosophie, n'attend pas davantage. On était au milieu de l'automne 1693. De Rennes à Paris la route est longue ; quatre vingt-quinze lieues. Ses parents lui offrent un cheval, qu'il refuse. Il n'accepte que dix écus et un habit neuf. Son oncle l'abbé et son frère Joseph l'accompagnent jusqu'au Pont de Cesson, à une lieue de Rennes. Les adieux faits, enfin le voilà libre !
Avec le premier mendiant qu'il rencontre, il échange son habit neuf contre la défroque du misérable ; au second, il donne sa bourse ; puis s'agenouillant sur le chemin, nouveau François d'Assise, il fait vœu de ne jamais rien posséder en propre. Métamorphosé, gueux anonyme, affranchi par le dépouillement de son honnête vêtement des servitudes du siècle, il reprend sa marche d'un cœur et d'un pas combien plus légers. Une huitaine de jours après, il était à Paris, ayant voyagé sous une pluie battante presque continuelle, par des chemins boueux et défoncés, mendiant son pain, couchant dans les étables et dans les granges. A son arrivée dans la Capitale, trempé, crotté, il s'en fut d'abord « loger dans un petit trou d'écurie où la Providence lui envoya à manger sans qu'il demandât rien à personne ». Puis, ses forces réparées et quelque peu aussi le désordre de sa toilette, il alla se présenter à sa bienfaitrice. On pense bien que Mademoiselle de Montigny eut quelque peine à reconnaître dans ce chemineau le fils de famille dont elle avait admiré à Rennes l'aisance et la tenue.
Sur la paroisse se trouvait une communauté que, pour les écoliers peu fortunés qui ne pouvaient payer qu'une pension modique, avait fondée et soutenait de ses deniers le curé, M. de la Barmondière, riche sulpicien. Mademoiselle de Montigny y plaça son protégé. C'était et ce n'était pas tout à fait Saint-Sulpice. Mais Louis-Marie s'y trouva tout de suite dans son élément. Et surtout, loin des siens, inconnu dans cette grande ville, où tant de jeunes provinciaux aisés venaient se perdre dans la foule anonyme pour se livrer à toutes les folies du siècle, il allait pouvoir, lui, se livrer à la folie de la croix. Il y était à peine qu'il écrivait à Blain (Ch. X) une lettre où il paraphrasait avec tant de chaleur la parole de Dieu à Abraham : « Egredere de cognatione tua, et vade in terram quam monstravero tibi. Sors de ta parenté, et va dans le pays que je te montrerai », que, peu après, son ami venait le rejoindre.
A considérer les conditions de vie dans les deux communautés où il va passer dix-huit mois avant d'être admis au Séminaire, il ne pouvait mieux tomber. Chez Monsieur de la Barmondière, le règlement commence par avertir les écoliers de ne pas s'attendre à être gâtés. La maison est pauvre, c'est à titre de pauvres qu'ils y sont reçus. Ils doivent en être heureux et fiers. Qu'ils se tiennent donc prêts « à pratiquer volontiers et même avec joie les actions qui paraissent, aux yeux des mondains, viles et méprisables, comme sont de balayer, de porter et arranger du bois, de servir aux malades et à la cuisine, faire le réfectoire, laver la vaisselle et autres semblables ».
Les deux maisons, et surtout la seconde, celle de M. Boucher, appelée pompeusement collège Montaigu, sont plus estimées pour leurs succès scolaires, les brillantes soutenances de thèse en Sorbonne, que pour leur table. Si on y travaille ferme, on y jeûne plus ferme encore, moins d'ailleurs par vertu que par nécessité, d'autant plus qu'en cette année 1693, la France épuisée par ses victoires, connaît une disette affreuse. De ses passages au réfectoire, chez M. de la Barmondière, Blain ne gardera pas un réjouissant souvenir (Ch. XVI) : « Les portions, écrira-t-il, y étaient si minces et si peu ragoûtantes qu'on pouvait se flatter de s'être bien mortifié en mangeant et qu'on était en état, au sortir du repas, de le recommencer et d'en faire un meilleur ». Chez M. Boucher, ce sera pis encore. Blain ne parlera qu'avec un haut-le-cœur de ce que la faim y faisait avaler : déchets innommables de viande, légumes misérables, le tout cuisiné par les écoliers eux-mêmes, qui se passaient à tour de rôle le tablier de cordon bleu et avaient au moins le plaisir, dit le narrateur, de s'empoisonner mutuellement. « Il fallait prendre sur soi et se faire violence, écrit-il encore (Ch. XIX), pour manger avec une nausée perpétuelle, une viande contre laquelle l'estomac se révoltait et qu'il menaçait de rejeter à tout moment ».
Quelle aubaine pour Louis-Marie qu'un pareil ordinaire ! Sans compter que, dans la première pension, M. de la Barmondière, grand mortifié, lui aussi, lui laissant la bride sur le cou, il renchérit encore, abandonnant sur la table la moitié de sa portion : privation, note Blain, de toutes ses pénitences, probablement la plus rude et la plus sensible, car, d'une grande force, il était aussi d'un grand appétit.
M. de la Barmondière lui laissait la bride sur le cou, disions-nous. Blain va pouvoir observer à loisir, s'épanouissant librement sous ses yeux la sainteté la plus exubérante, pareille à ces arbres vigoureux poussant en pleine nature, dont aucun fer n'émonde la luxuriante végétation. Pour la première fois, il relèvera, dans ses « Mémoires » (Ch. XVI), les singularités de son ami : « Dans les conversations, il était souvent mis sur le tapis, écrira-t-il, et certaines manières dont il n'a jamais pu se défaire fournissaient assez de quoi rire à ses dépens ». Qu'il est donc regrettable que le mémorialiste n'ait jamais précisé ce qu'il entendait par « ces manières singulières » ! Mais les pratiques de M. Grignion, direz-vous. — Pas du tout. Il n'en parle qu'avec admiration. Que n'avons-nous eu un Saint-Simon pour nous peindre la mimique de ce dévot aux traits outrageusement accentués, à la charpente puissante ! Je dis bien sa « mimique », car un mime eût joué le saint, l'ascète et le reste qu'il n'eût pas mieux fait. De ces manières dont il ne put se « corriger », pour la bonne raison qu'elles n'étaient pas, comme ses pratiques, volontaires et conscientes, Blain (Ch. XVI) ne nous fournit, et encore occasionnellement, que deux traits : le jeune clerc portait la tête perpétuellement penchée sur l'épaule, et sa dévotion s'exhalait, en récréation, à table, partout, en fréquents et profonds soupirs, qui mettaient en joie les espiègles de la maison.
Certains s'amusent follement de lui. Pour satisfaire son goût de la discipline, l'un le frappe à tour de bras d'une gaule d'osier; d'autres, pour voir s'ils réussiront à le tirer de son éternelle oraison, lui versent de l'eau sur la tête, lui en emplissent les poches... De fait, il est de plus en plus reclus en Dieu. Sort-il en ville, il va les yeux fermés, toujours tête nue par respect pour la présence divine, ce qui était, à cette époque, aussi humiliant que d aller nu-pieds. Il n'aura jamais un regard pour les curiosités de la capitale, mais il sait les statues de la Sainte Vierge, grandes et petites, parfois bien peu visibles dans leur niche à l'angle des rues, au-dessus des portes, et sans lever les yeux, il les salue au passage. Blain (ch. XVI) l'emmène chez un banquier. Il demeure dans le vestibule, où son ami le retrouve à genoux, sous les yeux des laquais, priant avec autant de recueillement que s'il avait été dans une église. Une autre fois, accompagnant son condisciple chez un Docteur, « abbé de la première qualité et qui, quelque peu après, fut évêque », les yeux inviolablement baissés, il n'ouvre pas la bouche de tout l'entretien, à la grande édification du docteur.
Et une pénitence du même réalisme, toute en actions. Il s'administrait des flagellations si terribles qu'elles effrayaient son voisin de chambre : « Les autres instruments de pénitence, haires, cilices, chaînes de fer, bracelets, allaient sur le pied des disciplines, continue Blain (Ch. XVI). Il n'ôtait l'un que pour faire place à l'autre ».
La dame qui s'était offerte à payer sa pension, réduite elle-même probablement à la portion congrue par la cherté, a cessé au bout de quelques mois, de le faire. M. de la Barmondière, qui ne l'a pas moins gardé, subvient ainsi à tous ses besoins pour l'amour de Dieu. Afin de n'être pas trop à charge à son bienfaiteur, il s'est inscrit au nombre des écoliers qui vont veiller les morts dans les maisons riches. Belle occasion pour se livrer à ses chères pratiques. D'abord, bien qu'il n'ait déjà point mangé à sa faim, il refuse pour lui-même, non sans être regardé de travers par ses compagnons, la collation qu'il est d'usage d'offrir aux veilleurs pour soutenir la fatigue de ces nuits. Puis il partage ainsi son temps : quatre heures d'oraison à genoux, les mains jointes ; deux heures de lecture spirituelle ; les deux heures suivantes données au sommeil et ce qui restait à l'étude des cahiers de théologie. Se levait-il de son oraison à genoux, c'était pour découvrir le visage de certains cadavres que l'on avait eu soin de voiler pour cacher les affreux ravages de la mort. Blain (Ch. XVI) cite deux cas, l'un, d'un mondain attaqué et blessé d'un coup mortel à la sortie d'une maison de débauche, dont le corps dégageait une telle infection que les bedeaux, chargés de le porter en terre le lendemain, protestèrent n'en avoir jamais senti de pareille; l'autre, d'une des premières dames de la cour, renommé pour sa beauté et devenue en vingt-quatre heures un objet d'horreur. M. Grignion contemplait longuement, se penchait, respirait, enivrant ses yeux et ses narines.
Ainsi avait-on le spectacle d'un homme traduisant toutes ses vertus en actions, en gestes, en manifestations sensibles. « Un jour, raconte Blain (Ch. XVII), le voyant, chapeau bas, reconduire jusqu'à la porte un homme qui me paraissait peu de chose, surpris de ces marques d'honneur, je lui demandai pourquoi il les rendait à une personne dont l'état ne me semblait pas en tant demander ; c'est, me répondit-il, qu'il est dans la croix et qu'il faut honorer et respecter tous ceux qui ont le bonheur d'y être attachés ».
Des vertus aussi démonstratives ne pouvaient manquer d'éveiller déjà quelque défiance. Son bienfaiteur, son père, sa providence terrestre, M. de la Barmondière, est emporté presque subitement. Le jeune clerc était en retraite à Saint-Lazare pour se préparer à recevoir les Ordres mineurs, quand éclata ce coup de foudre. A son retour, il trouva mort celui qu'il croyait vivant. Ses condisciples épiaient sur son visage les impressions de son âme. Rien n'en altéra l'expression de paix et de tranquillité, si bien qu'un des écoliers, se demandant s'il devait s'en édifier ou s'en scandaliser, ne put se retenir de lui dire publiquement : « M. Grignion, ou vous êtes un grand saint, ou vous êtes un grand ingrat». Cette parole, les historiens pourraient peut-être se la rappeler quand ils prennent pour une boutade la réflexion que fit devant un de ses grands vicaires, Mgr. de Beauvau, stupéfait de l'air tranquille avec lequel le missionnaire entendit la lecture de la lettre de Marly ordonnant la destruction de son calvaire de Pontchâteau : « M. Grignion est un grand saint ou un hypocrite fieffé ».
Pour qui réfléchit, le plus déconcertant chez notre jeune saint c'est son mépris absolu de ce qu'il appelle la prudence de la chair. Il se livre éperdument à ses pratiques sans se soucier le moins du monde de leurs conséquences possibles. Parti pour la Capitale dans la pensée d'être reçu, dès son arrivée, à Saint-Sulpice, il se défait de son habit neuf, enfile les loques d'un vagabond, et, fleurant l'étable, va se présenter à sa bienfaitrice en cet équipage. Supérieurement doué, il rivalise, il est vrai, avec les meilleurs élèves, mais le mot est toujours juste : « mens sana in corpore sano », un étudiant ne saurait se flatter de pouvoir continuer ses classes, en s'exténuant de jeûnes, de veilles, de disciplines. Lui n'en a cure. On reconnaît ici l'homme qui, toute sa vie, refusera de prendre la moindre précaution humaine. Ce n'est pas seulement de son pain quotidien qu'il se remettra complètement à son Père céleste, mais de sa santé, de son crédit, du succès de ses entreprises, les compromettant comme à plaisir, plutôt que de rien rabattre de ses pratiques et de son idéal, ainsi que, jeune clerc, « il se plaisait, selon la remarque même de Blain (Ch. XVI), à contrecarrer le monde en tout, ravi d'attirer son mépris ». On dirait qu'il se proposerait de tenter Dieu, alors qu'il veut, sans doute, lui témoigner jusqu'où va sa confiance. Et il faut avouer que la maternelle providence l'encourage à en user ainsi tant elle répond aimablement à son défi. Recueilli par M. Boucher, après la mort de M. de la Barmondière, il était à son tour de cuisine, la haire sur le dos, quand la fièvre le fit transporter à l'Hôtel-Dieu. L'Hôtel-Dieu ! ce nom le remplissait de joie. Saigné à blanc par les médecins, on le comptait déjà parmi les morts quand il déclara à Blain (Ch. XXIII), avec une assurance de prophète « qu'il ne mourrait pas et que son retour à la santé était prochain ». Cependant, sa vertu s'est manifestée avec tant d'éclat, ses infirmières en ont tant chanté les louanges, que cette maladie, qui devait l'emporter, lui ouvre toute grande la porte de Saint-Sulpice. Ressuscité, il y est accueilli comme un ange du ciel et, le jour de son entrée, le Supérieur, M. Brenier, fait même psalmodier discrètement, à l'heure de la prière, un Te Deum.
Que ne mourût-il, le cher saint, au soir de cette hymne d'actions de grâce ! On l'eût invoqué, il eût fait des miracles, et, proclamé sans doute patron des étudiants ecclésiastiques, il aurait sa statue à une place d'honneur dans tous les séminaires sulpiciens, comme saint Louis de Gonzague a la sienne dans les noviciats, les scolasticats et les collèges de la Compagnie de Jésus. Personne ne le discuterait. Ses folies pénitentielles et l'air de somnambule extatique que lui donnait l'obsession de la présence divine ne seraient pas plus imputés à un tempérament outrancier, à un esprit excentrique, à une humeur bizarre, que choses semblables ne le sont chez le jeune jésuite. Et d'ailleurs, lequel des deux excéda le plus ? Dès l'âge de neuf ans, Louis de Gonzague fait vœu de perpétuelle virginité. Page de Marie d'Autriche, il se défend de lever les yeux sur le visage de la princesse, de même qu'il s'abstenait de les arrêter sur celui de sa propre mère. Des cordes, des chaînes de fer lui enserrent les bras et les reins; des laisses de chien lui servent de discipline et une ceinture hérissée d'éperons, de cilice. Pour abréger son sommeil, il glisse des planches dans son lit, il passe une grande partie de la nuit en méditation à genoux, couvert seulement d'une chemise, même l'hiver. Il applique si bien sa pensée à Dieu qu'il arrive à ne pouvoir l'en détacher. Entré au noviciat de la Compagnie de Jésus, ce sera en vain que, pour obéir à ses supérieurs, qui s'inquiètent de le voir dépérir, consumé par le feu de l'amour, il s'efforcera de se dégager de la délicieuse étreinte. Réduit à l'état de squelette par la dysenterie, qu'il a contractée au service des contagieux, sachant son heure proche, il demande en grâce qu'on le flagelle et qu'on l'étende sur le sol nu. Voilà sur plus d'un point, n'est-il pas vrai, le pensionnaire de M. de la Barmondière et de M. Boucher franchement dépassé. Et quand — par hypothèse — la vie de saint Louis de Gonzague n'aurait pas été suffisamment passée au crible de la critique historique, les chroniqueurs qui l'ont rapportée telle que nous la lisons encore aujourd'hui ont-ils trouvé, comme Blain, impressionné par la perplexité et les réflexions des Sulpiciens, leur héros déconcertant et nous ne le font-ils juger de même ?
C'est dire que si M. Grignion était mort au même âge, à deux années près, que Louis de Gonzague, nous ne les verrions pas si différents l'un de l'autre. Mais il vécut et commença par passer cinq ans et demi au séminaire de Saint-Sulpice, alors le temple des vertus discrètes et de l'uniformité. Qu'il y ait bénéficié, entre autres avantages, d'une école de haute spiritualité, c'est indéniable ; mais peut-être Dieu avait-il aussi dessein de faire mieux ressortir encore, par le contraste du milieu, les traits si saillants de cette physionomie unique et d'en démontrer, par les vains efforts des éducateurs qui prétendaient les réformer, le caractère non point volontaire mais spontané et irréductible.


CHAPITRE III
 
 
SES PREMIERES TRIBULATIONS A SAINT-SULPICE, OU SON DIRECTEUR, DECONCERTE PAR SES PRATIQUES DE PERFECTION, L'EPROUVE DE TOUTE FAÇON, SANS RESULTAT
 
 
Deux établissements, l'un dit le Grand Séminaire, l'autre le Petit Séminaire, se partageaient alors la clientèle scolaire des Messieurs de Saint-Sulpice, celui-là réservé aux étudiants fortunés, celui-ci destiné aux pauvres. A part la pension, aucune différence entre les deux maisons. Peu après l'arrivée de notre saint, M. Leschassier succède à M. Tronson, à la tête de la première, M. Brenier gouvernant la seconde[9].
Si nous n'avions que la vie écrite par Grandet, curé de Sainte-Croix d'Angers et sulpicien lui-même, nous ne soupçonnerions rien du combat épique mené par ces deux supérieurs contre les « singularités » de M. Grignion, combat dont ils furent loin de sortir avec les honneurs de la guerre. Sur la direction spirituelle de M. Leschassier dont le nom ne reparaîtra même plus au cours de l'ouvrage, tout tient en effet dans les quelques lignes suivantes. De M. Brenier, pas un mot. Nous citons :
« M. Grignion prit M. Leschassier pour son directeur, qui commença à modérer ses austérités et à lui prescrire une règle plus douce et moins meurtrière que celle qu'il avait pratiquée jusques alors et le réduisit, autant qu'il put, au train de la Communauté, persuadé que les mortifications du corps sont nuisibles, si elles ne sont accompagnées de celles du jugement et de la propre volonté. Il faut, disait saint François de Sales, punir le coupable, qui est l'esprit, avant que de châtier le corps, qui est l'instrument »[10].
Ou nous nous trompons fort, ou ces lignes sont tirées textuellement d'une lettre de M. Leschassier lui-même lequel, à son double titre de Supérieur général de la Compagnie et d'ancien directeur de M. Grignion, dut nécessairement être consulté. Le Sulpicien y justifie sa méthode, sage, humaine et rigoureusement classique, avec une pointe à l'adresse de son dirigé, dont il lui fallait combattre, insinue-t-il, l'attachement à son jugement et à sa propre volonté. Il était difficile à l'honnête directeur, toujours mal défait de son préjugé, de s'expliquer en termes plus concis et plus exacts mais aussi plus discrets. Heureusement nous avons Blain, témoin oculaire, qui ne se crut point tenu à tant de réserve.
Tout alla bien d'abord. « M. Grignion parut dans le Petit Séminaire, écrit le mémorialiste, comme un aigle qui s'élève et va se perdre dans les nues». Le directeur qu'il s'était choisi après la mort de M. de la Barmondière et auquel celui-ci l'avait plusieurs fois adressé, le sulpicien Ba
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yn, « un des plus grands maîtres de la vie spirituelle que le siècle ait connus », lui-même grand mortifié et tout abîmé en Dieu, le laissait suivre ses attraits. Le saint homme étant venu à mourir, notre séminariste pria M. Leschassier de bien vouloir se charger de sa conduite.
Tempéramment tout de mesure et de réserve, retenu encore par une faible complexion, le futur supérieur général de Saint-Sulpice doyen des docteurs en Sorbonne, apparaissait comme l'antithèse même de M. Grignion. Il n'aura aucune peine à être « tout de glace quand son dirigé sera tout de feu »[11]. Si sa vertu et sa science, sa prudence et son expérience des âmes le recommandaient à notre jeune clerc, il n'est pas invraisemblable que celui-ci ait vu dans cette opposition des tempéraments une raison de plus de s'adresser à lui, estimant peut-être que M. Ba
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yn lui avait laissé, vraiment, beaucoup de liberté.
Le sulpicien, cela va sans dire, était bien persuadé que l'obéissance ferait d'un sujet si avancé dans les voies de la perfection une cire molle dans ses mains. Il n'allait pas tarder à déchanter. Son pénitent était loin d'être aussi plastique qu'il l'avait pensé.
Quoi qu'on tentât pour le détacher de ses pratiques extérieures, il y revenait toujours.
Un point du règlement était que, tous les mois, on rendit compte de son intérieur à son directeur ou à son supérieur. Le zèle de sa perfection, note Blain, portait M. Grignion à le faire plus souvent. Le texte de Grandet, cité plus haut, nous dit assez l'objet habituel de ces « directions ». M. Leschassier, écrit le biographe, commença à modérer les austérités de son dirigé et le réduisit, autant qu'il put, au train de la communauté. S'il n'en dit pas davantage, c'est qu'en effet ce « commencement » dura cinq ans. M. Leschassier avait pensé qu'il aurait à guider son séminariste dans les hautes voies de la spiritualité ; mais, lumières, conseils, permissions, celui-ci n'en sollicitait guère qu'au sujet de ses pratiques, pratiques de dévotion et de pénitence. Cinq années durant, le sulpicien essayera de le détacher d'une ascèse aussi peu conforme selon lui à la sainte doctrine qu'incompatible avec le règlement et la tonalité de la maison, et, les pratiques enfin reléguées au second rang, de le soumettre à une direction plus intérieure ; ce sera en vain.
Qu'on lise les lettres que le jeune prêtre adressera de Nantes et de Poitiers, à son Très cher Père en Jésus-Christ ; de quoi y est-il question ? De son intérieur ? Pas du tout ; de choses pratiques intéressant son ministère. Pour éclairer son directeur et en obtenir des conseils autorisées, il ne lui fait grâce d'aucun détail. Nous apprenons ainsi par le menu comment est organisée la communauté de Saint-Clément de Nantes et pourquoi il ne s'y plaît pas, son voyage à Fontevrault et ses entretiens avec Mme de Montespan, son arrivée à Poitiers, ses prédications aux pauvres, l'accueil de l'évêque, son entrée à l'hôpital, le désordre qui y règne, les réformes qu'il tentait d'y introduire, les difficultés qu'il y rencontre, les persécutions qu'on lui suscite. Demande-t-il quelques avis pour sa sanctification personnelle, voici sur quoi : « Les filles directrices de la maison, écrit-il de l'hôpital de Poitiers, veulent que je mange en commun avec elles, comme quelqu'un de mes prédécesseurs, je n'y veux point entendre ; fais-je bien ?». « J'ai marqué à Monseigneur que, dans l'hôpital même, je ne voulais point me séparer de ma mère, la divine Providence, et que, pour cet effet, je me contenterais de la nourriture des pauvres, sans aucun revenu fixe, ce que Monseigneur a beaucoup agréé, avec offre de me servir de père. Fais-je bien ?
Je continue de faire ici plusieurs choses que je faisais à Nantes ; je couche sur la paille, je ne déjeune point et je ne mange pas beaucoup le soir ; je me porte très bien. Fais-je bien ? Puis-je prendre par semaine une fois la discipline, outre les trois ordinaires, ou bien une ou deux fois une ceinture de crin ? »
Ses lettres à son directeur, les croirait-on d'un de nos plus grands mystiques ? De l'intime de son âme, de ses grâces d'oraisons, de ses longs colloques avec Jésus et Marie, de la joie qui l'inonde jusqu'à transfigurer son visage, de ses craintes d'illusions possibles, de violences physiques qu'il subit de la part du démon, pas un mot.
Blain, pour qui son ami n'avait point de secrets, nous dit bien (Ch. XXXV) que M. Grignion souhaitait fort ces entretiens avec son père spirituel pour « lui donner une pleine connaissance de son cœur et lui soumettre ses lumières et ses sentiments ». Mais que découvrait M. Leschassier dans ce cœur ? Une faim de plus en plus insatiable de pratiques. Dans le chapitre qu'il consacre à ces tête-à-tête, le mémorialiste ne parle pas d'autre chose. Il nous montre le sulpicien continuellement aux prises avec cette fringale et mettant son pénitent à l'épreuve sur ce point unique, se réservant de juger de son union à Dieu à son obéissance.
Sur ce sujet délicat de la direction : « C'est M. Leschassier, ce digne supérieur du séminaire de Saint-Sulpice, que la Providence nous a conservé en vie jusqu'à présent, malgré sa petite santé... à dire ce qu'il sait de son pénitent, écrit Blain (Ch. XXXV). Il en a connu parfaitement les grâces et les vertus, il a éprouvé son esprit et l'a fait éprouver de toutes les manières possibles. Je sais qu'il a pris M. Grignion par tous les sens, si je puis ainsi parler, et qu'il l'a étudié à fond. Pour éprouver son obéissance, il lui retirait souvent ce qu'il lui avait accordé, retranchait, diminuait de ses oraisons, de ses pénitences et de ses exercices de piété. Pour tout ce que le fervent pénitent paraissait avoir pris en goût, ce directeur éclairé dans la voie des saints semblait indifférent et s'étudiait à amortir dans les plus pieux désirs de son disciple toutes les plus subtiles recherches de l'amour-propre. C'est ce que j'ai su par ce qu'en m'a dit M. Grignion lui-même.
Et une page plus loin : « Avec M. de la Barmondière et M. Bouin, M. Grignion était plus à son aise et suivait avec plus de liberté son ardeur pour la pénitence et pour les exercices spirituels... (M. Leschassier, lui) tenait en bride tous ses désirs, même les plus pieux et les plus spirituels et en suspendait l'exécution ».
Comment ne pas conclure de ces textes que, dans ces entretiens, en raison même de la parfaite ouverture de cœur du dirigé, la question des pratiques dominait tout ?
Et le résultat de ce freinage, Blain nous en informe au chapitre suivant (XXXVI), qu'il intitule : « La pénitence de M. de Montfort, quoique modérée (entendez modérée par M. Leschassier), était encore extrême ». En effet « ses disciplines étaient si rigoureuses qu'il semblait vouloir se déchirer ». Un jour, un de ses confrères qui avait à lin parler, l'ayant rencontré, porte la main sur lui pour l'arrêter et la retire pleine de sang. Evidemment, plus son directeur lui mesurait parcimonieusement le nombre de coups, plus il frappait fort. Pour cellule, il a choisi un galetas, étuve l'été, glacière l'hiver, infesté de punaises. Encore, pour mieux sentir la morsure du froid, coupe-t-il la semelle de ses bas. Point de satisfactions naturelles qu'il ne se refuse. Reçoit-il une lettre qu'il aurait grand plaisir à lire, il attend des semaines pour la décacheter. Eprouve-t-il une douceur trop sensible à s'entretenir avec son ami Blain, il rompt brusquement la conversation. Le même motif le fait renoncer à la peinture, pour laquelle il ressentait autant d'attrait qu'il avait d'aptitude.
Et son oraison va de pair avec ses mortifications. Il vit de plus en plus « comme s'il n'y eût eu que Dieu et lui sur la terre »[12]. Un passage de Blain (Ch. XXXVI) donne à croire que M. Leschassier l'avait dispensé, au moins partiellement, des récréations : « Si on lui permettait de s'enfoncer dans la retraite et de se tenir caché le long des jours dans sa chambre dont il ne sortait guère que pour les exercices communs, l'obéissance réglait tout son temps et tout lui était marqué à faire sans qu'il osât suivre son goût de dévotion et dérober pour l'oraison ce qui était prescrit pour l'étude ». Exempté du moins des cours de Sorbonne et, par là, ne sortant qu'exceptionnellement en ville, il n'a plus l'occasion de se signaler par les exploits dont il était coutumier, lors de son séjour dans les communautés de M. de la Barmondière et de M. Boucher, quand il querellait les bateleurs, achetait aux chanteurs des rues leurs paquets de chansons, aux bouquinistes des quais ce qu'il avait remarqué de livres licencieux, pour les déchirer ou les jeter dans la Seine. Ne lui était-il pas arrivé, un jour, d'aborder, le crucifix à bout de bras, deux jeunes gens qu'il venait d'apercevoir en train de ferrailler, et de réussir non seulement à les séparer, mais à faire de l'un d'eux une conquête pour l'état ecclésiastique ? Mais il porte toujours sur lui une statuette de la Sainte Vierge qu'il tire fréquemment de sa poche pour l'étreindre dans sa main et la couvrir de baisers[13]. Il continue à prôner la dévotion du saint Esclavage et sans doute aussi à recommander à ses confrères de reporter à leurs anges gardiens le salut dont ils s'honoraient mutuellement, de dire aussi en toute rencontre comme il le fait lui-même, à l'exemple de Saint-Félix de Cantalice, Deo Gratias [14].
Désespoir des séminaristes les plus fervents par ses austérités et sa retraite en Dieu, il l'était encore plus de son directeur. A quoi tenait cette rage de sévices corporels ? Point de chair à mater (Nous savons par une confidence qu'il fit à Blain, qu'il n'en avait même jamais ressenti l'aiguillon). Et ce refus de détente, cet enfoncement dans la solitude, ces oraisons sans fin, cette kyrielle d'exercices de piété, comme si son esprit n'était pas déjà assez concentré en Dieu. Enfin, dans toute pratique de vertu, pauvreté, humilité, charité, pardon des injures, cet asservissement à la lettre de l'Evangile. Scrupule ? Mais il jouissait d'une grande paix, n'éprouvait aucune anxiété de conscience, ne voyait de péché que là où il y en avait. Exaltation d'esprit ? Fougue ? Mais il se possédait admirablement, fuyait les discussions, ne s'échauffait jamais, n'avait aucun goût pour les opinions extrêmes. Dans ses éclats de zèle, ses coups d'audace en ville, avant son entrée à Saint-Sulpice, rien n'étonnait comme son sang-froid.
Fallait-il donc tout rapporter à l'Esprit de Dieu comme l'avaient fait ses directeurs précédents, qui louaient très haut son obéissance, mais sans jamais l'avoir mise à l'épreuve sur le point de ses austérités et de ses oraisons ? Ce qu'il constatait, lui, Leschassier, c'était que son pénitent avait le cœur toujours aussi attaché à ses pratiques. Il obéissait, mais il ne semblait guère que ce fût par conviction. Libre, il serait retourné immédiate-
ment à ses outrances. Ne s'affligeait-il pas que son père spirituel lui permît tout juste la moitié de ce qu'il aurait voulu ? Le sulpicien, qui n'était pas d'humeur à se laisser faire, pouvait donc se demander si le jeune homme ne s'était pas adressé à lui dans l'espoir de pouvoir se livrer à ces outrances et fantaisies ascétiques sous le couvert d'une haute autorité. Comment voir l'Esprit de Dieu dans tous ces manques de mesure : macérations qui dégénéraient en cruautés et dépassaient, comme la preuve en avait déjà été donnée, la résistance physique ; oraisons interminables, normalement incompatibles avec un horaire d'étudiant ; pratiques de toute sorte qui présentaient les vertus évangéliques sous des couleurs tellement violentes qu'elles choquaient au lieu d'édifier.
Plus le sulpicien réfléchissait sur ces étranges comportements, plus il était frappé d'un spectaculaire qui ne lui disait rien qui vaille. Comme il était facile à l'Esprit de mensonge de se glisser sous cet étalage de vertus ! N'était-ce pas le masque qu'il avait pris mainte fois pour abuser des âmes pleines d'elles-mêmes ? Combien en avait-on vu de ces dupes, fanatiques de souffrances corporelles et d'exaltation mystique, des sectes entières quelquefois, sombrer dans le plus scandaleux des relâchements. Le fait n'était-il pas même tout récent d'un jeune homme qui, malgré l'avis de ses directeurs, avait étonné la communauté par ses prouesses pénitentielles et autres et qui, la santé ruinée, se laissa complètement asservir par cette chair qu'il prétendait dompter ?
Et supposé que M. Grignion eût l'ambition sincère et pure de vaine gloire d'égaler les plus grands saints, il manquait d'expérience et se sentait une volonté de fer avec une résistance physique à l'avenant. Quelle tentation pour lui que les pratiques des vieux anachorètes, imitées par tant de prodiges de sainteté ! Il pouvait penser que si son directeur l'en détournait, c'était parce qu'il ignorait la trempe de son âme. En tout cas, il semblait bien qu'il ne se rendait aucunement compte de l'illusion à laquelle exposaient ces pratiques. Au fait, n'y était-il pas déjà dans cette illusion ? Ne se croyait-il pas un saint ? Ce qui eût tout expliqué.
Pour en avoir le cœur net, se trouvant, quant à lui, à bout de ressources, M. Leschassier passa la main à M. Brenier, avec Prière de ne rien épargner pour obliger l'amour-propre à se trahir.
Le supérieur du Petit Séminaire était placé au mieux pour mener à bien cette épreuve, ayant M. Grignion sous la main et toute une communauté pour servir de public aux humiliations qu'il lui infligerait. Par ailleurs homme ne pouvait être plus heureusement choisi... « Personne, dit Blain, ne connaissait mieux les chemins de l'amour-propre... Il fit son chef-d'œuvre dans cette milice spirituelle de M. de Montfort... Les assauts qu'il lui livrait étaient publics, car c'était à l'entrée de la récréation que M. Brenier, qui savait quand il voulait faire trembler les plus assurés et déconcerter les plus fermes par un seul regard ou une seule parole, attaquait M. Grignion par tous les endroits où il le croyait le plus sensible et lui disait tout ce qu'il imaginait de plus piquant et de plus propre à le mortifier et à l'humilier ».
Quel dommage que Blain ne précise pas sur quoi s'exerçaient les talents redoutables de l'impitoyable censeur ! Par où un séminariste ponctuel, respectueux de l'autorité, ennemi de la médisance, de la raillerie et des disputes, appliqué à l'étude, pouvait-il donc donner tant de prise aux réprimandes ? Car enfin, cela dura six mois et il fallait bien que les motifs fussent nombreux, sous peine pour M. Brenier de paraître ridicule en s'acharnant comme un maniaque sur les mêmes points et avec des traits de plus en plus émoussés.
Le mémorialiste nous disait que pour rendre publiques ces attaques, M. Brenier s'y livrait au début de la récréation, avant donc que la communauté ne se dispersât. M. Grignion aurait dû jouer de malheur ou le faire exprès pour donner ainsi à point nommé occasion d'intervenir à son censeur.
C'était donc auparavant, à la chapelle, au réfectoire, à la salle de classe, ou dans les couloirs, seuls endroits qu'il eût fréquentés quand il était hors de sa chambre, qu'il avait pu être surpris en flagrant délit de singularité.
Je dis bien « de singularité ». Aux pages précédentes ; Blain prenait soin de nous avertir que M. de Montfort avait, hélas ! des manières bien singulières et qu'au séminaire, la singularité était persécutée comme un vice,... que l'esprit de la maison, esprit de vie commune intérieure et cachée en Dieu, était pleinement opposée à l'esprit de singularité. En d'autres termes, que l'on n'y admettait que des vertus discrètes et que celles de M. de Montfort ne l'étaient pas. Le mémorialiste ne manquait point de relever que, si son ami était sorti du séminaire, tel qu'il était entré, avec ses manières, qui devaient, plus que tout le reste, lui attirer affronts et confusion, la faute n'en était pas à ces Messieurs qui n'avaient épargné ni soins ni peines pour l'en corriger.
Nous voilà édifiés. Notre saint ne fut point persécuté par M. Brenier pour son ascèse, qu'il pratiquait d'ailleurs dans le secret de sa chambre et qui n'était affaire qu'entre lui et son directeur ; mais, ce qui est tout autre chose, pour ses manières singulières ; la façon dont il essuierait les réprimandes à leur sujet et les efforts qu'il ferait pour s'en corriger devant servir de critère à M. Leschassier pour juger de son obéissance et de l'esprit qui le portait à ses pratiques de perfection, si extrêmes et si surchargées. Or, Blain nous a déjà dit ses grands airs dévots et recueillis, cette tête penchée, ces yeux clos, ces soupirs qu'exhalait une poitrine oppressée, cette bouche qui ne s'ouvrait que pour parler des choses de Dieu, ces lèvres qui ne se rassasiaient pas de baiser l'image de Marie. On imagine facilement qu'un homme d'une dévotion aussi pittoresque, accentuée par un visage d'un curieux relief, ne pouvait se signer, faire une génuflexion, ou simplement tremper le doigt dans le bénitier, et, s'il était de cérémonie, présenter le vin et l'eau, encenser les ministres sacrés et l'assistance, sans y mettre sa touche mystique et produire quelque sensation. Nous savons aussi que cet air dévot ne le quittait jamais, que sa physionomie respirait la dévotion comme certaines physionomies exhalent la niaiserie, la naïveté ou l'effronterie. Arrivait-il qu'une main qui se voulait charitable le souffletât pour lui faire redresser la tête, la leçon était reçue de bonne grâce, mais ne profitait guère : quelques instants,  et la tête avait repris sa position habituelle.
Ce n'était pourtant pas, certes, la bonne volonté qui lui manquait. Peu de temps après son entrée au Petit Séminaire, sur la plainte de confrères qu'il ne parlait en récréation que de Jésus et de Marie, M. Baüyn, qui remplaçait provisoirement M. Brenier, alors à Angers, lui rappela que la récréation n'est pas un temps d'oraison. Se sentant incapable de tirer de son propre fonds de quoi égayer une conversation, que fait-il ? Il copie deci delà contes et histoires drolatiques, en charge sa mémoire et se met à les débiter en récréation. Mais dans sa bouche, ces anecdotes perdent tout leur sel. Seulement ce qui est d'un haut comique, c'est le ton et l'air dévot du conteur[15]. Nous sommes loin de Dom Bosco.
Même si la vie du missionnaire ne nous en fournissait maint exemple, on verrait déjà à ce trait qu'il devait en aller de ses autres vertus comme de sa dévotion ; qu'elles le marquaient curieusement. Ici, l'obéissance ne lui demandait pas de forcer à ce point son talent. Mais probablement, se sentait-il aussi peu capable de parler avec aisance de la pluie et du beau temps ; et ce n'était pas obéir assez que de garder le silence en faisant semblant d'écouter avec plaisir les gazetiers de la maison et les diseurs de bons mots. Il lui fallait quelque chose qui lui coûtât. Et alors, selon son habitude, ce n'est plus simplement une action qu'il fait, c'est une démonstration.
On ne peut douter — le texte de Blain, cité plus haut est assez clair — que ce sont ces manques de discrétion, cette façon trop appuyée, trop expressive, spectaculaire à en paraître affectée, dans l'exercice courant des vertus, ces infractions à « l'esprit de la maison, esprit de vie commune intérieure et cachée en Dieu », qui faisaient l'objet des cinglantes admonestations de M. Brenier. Mais en quoi exactement et comment M. Grignion péchait ainsi par excès, voilà ce qu'il serait intéressant de savoir. Si seulement Blain avait eu la bonne idée de nous composer un florilège des sorties de ce terrible M. Brenier ! Nous aurions là peintes au vif les manières singulières de notre saint. Mais rien, rien ! Et se risque-t-on à faire quelques suppositions voici dix lignes plus loin, une réflexion, un mot du mémorialiste qui vient les démentir. Sous les semonces de son censeur, on voit déjà M. Grignion tel qu'il sera plus tard dans la chaire des Religieuses du Calvaire à Poitiers ou dans celle de la Chevrolière sous les invectives du Grand Vicaire ou du curé, en attitude de coupable, tête basse, dos voûté ; c'est tout juste si on ne se le figure pas se mettant à genoux. Erreur. C'est bien le missionnaire de la Chevrolière, mais tel en tout point que nous le montre Grandet (p. 134), souffrant avec une patience angélique, à la sortie de l'exercice du soir, les injures atroces du curé et, la mission finie, allant donner à son insulteur les marques les plus vives d'amitié. Que dit Blain (Ch. XL), en effet ? « Pendant l'humiliation, il était plus tranquille que s'il eût entendu faire son éloge et après l'humiliation, s'approchait d'un air gai de son saint persécuteur comme pour le remercier et lui parlait avec autant d'ouverture que s'il eût été caressé ». Et voilà qui n'était pas pour rassurer le sulpicien. Aussi bien qui sait si, à Poitiers et à la Chevrolière, il ne se met pas à genoux au moins autant pour remercier Dieu que pour s'humilier et marquer son respect de l'autorité ?
Pourquoi Blain n'a-t-il pas mis davantage en scène les manières de son ami et ne nous crayonne-t-il que la silhouette du dévot ? Aurait-il craint de peindre M. Grignion sous un jour ridicule et de ne nous en suggérer qu'une image caricaturale ? Ou serait-ce que les manifestations de singularité que M. Brenier accablait de ses foudres ne motivaient vraiment pas tant d'éclat ? Toujours est-il qu'il ne faut pas confondre les manières singulières de M. Grignion avec ses pratiques extraordinaires, singulières naturellement, elles aussi, un homme singulier ne manquant pas de l'être en tout. Ses pratiques, c'est d'elles d'abord que le mémorialiste nous a parlé longuement, clairement, et sur un ton admiratif ; elles qu'il nous a montrées posant à M. Leschassier un problème qu'il n'arrivait pas à résoudre. Il n'est venu qu'ensuite aux manières singulières, fort regrettables à son avis, des travers, pense-t-il manifestement, bien qu'il n'emploie pas ce mot. Ce sont elles qui vont servir de cible à M. Brenier pour éprouver l'amour-propre du déconcertant ascète, pénitent de M. Leschassier. Et c'est ici qu'on se perd en conjectures. Distractions, omissions d'un esprit confiné en Dieu ? Excès de zèle, d'initiatives pieuses ? Indiscrétion dans l'exercice de la correction fraternelle ? Empressement trop marqué à obliger, à répondre à un appel ? — Qui veut bien faire la lecture ? demandera l'aumônier de l'hôpital de Poitiers à un groupe de pauvres filles. Et Marie-Louise Trichet, sa fille spirituelle, s'étant levée, il la tancera vertement, comme si, oubliant sa jeunesse, elle avait manqué d'égards envers les anciennes. ~ Dans les petites choses, recherches de la pauvreté, de la mortification ? Que M. Brenier l'ait aperçu, au réfectoire, s'attardant à choisir dans un plat le moins bon morceau, on pense bien que cela n'aura pas été perdu, surtout quand on pense que M. Grignion n'avait pas manqué de le faire, comme tout le reste, avec son air à lui.
Mais, encore une fois, nous ne sortons pas ici des conjectures, au regret que Blain ne nous ait pas mis sous les yeux le personnage en pleine action et enregistré les plus sévères et les mieux réussies des mercuriales de M. Brenier. Les historiens seraient alors inexcusables d'écrire que Montfort heurta son siècle, « fit scandale », par ses pratiques de nouveau Jean-Baptiste. Ils auraient vu que son air dévot, accentué encore par les emblèmes religieux dont il pavoisait ses guenilles, sa tranquillité, sa sérénité sous les affronts les plus sanglants et les coups les plus subits et les plus rudes de la fortune, ses démonstrations d'humilité et d'obéissance, ses grands gestes de pardon, ses allures d'homme scandalisé et de redresseur de torts, c'est cela, cet extérieur trop voyant de sainteté, et non pas l'anachronisme de ses rudesses ascétiques et apostoliques, qui, éveillant la suspicion, jetait le trouble dans certains esprits, quelques-uns jaloux sans doute ou prévenus, d'autres portés incontestablement à la bienveillance ; c'est cela qui, à l'occasion, fit d'eux des persécuteurs.
Dans le long entretien que le missionnaire aura, un an et demi avant sa mort, à Rouen, avec son ami, alors chanoine, sur qui il avait des vues, celui-ci s'en prit d'abord à ses pratiques, trop austères pour qu'il eût chance de se trouver des compagnons. « S'il voulait s'associer, dans ses desseins et dans ses travaux, d'autres ecclésiastiques, il devait rabattre de la rigueur de sa vie ou de la sublimité de ses pratiques de perfection ». Le missionnaire s'étant justifié, le doigt sur le texte évangélique, Blain s'attaqua à ses manières : « Mais où trouvez-vous, dans l'évangile, des preuves et des exemples de vos manières singulières et extraordinaires ? Pourquoi n'y renoncez-vous pas ou ne demandez-vous pas à Dieu la grâce de vous en défaire ? Les rebuts, les contradictions, les persécutions vous suivent partout parce que vos singularités les attirent ». Distinction très nette entre les pratiques de perfection et les manières singulières.[16]
Au bout de six mois donc, ayant « employé tout son art,... épuisé tout ce qu'il avait de science en ce genre (l'extermination de l’amour-propre), M. Brenier fut obligé, dit Blain (Cb. XL), de se démettre de sa mission et de faire à M. Leschassier l'aveu qu'il était à bout et ne savait plus par où prendre M. Grignion pour parvenir à l'humilier ».
L'épreuve n'avait pas tourné à la gloire des deux sulpiciens. Ils déposaient les armes, vaincus mais non pas convaincus. Cette impassibilité de séminariste sous des semonces et des sarcasmes qui auraient dû lui mettre l'épiderme à vif, ces manifestations de confiance et d'affection filiale à l'égard de celui qui venait de le larder de ses traits les plus piquants témoignaient d'une maîtrise de soi-même qui les intriguait fort.
Il va sans dire que pendant cette persécution, M. Grignion au cours de ses entretiens spirituels avec M. Leschassier, ne s'était pas montré moins insatiable de pénitences et de dévotions. Si le sulpicien lui eût imposé d'autorité de quitter haire, cilice, discipline, bas coupés, longs agenouillements, d'évacuer sa cellule inconfortable et de se mettre en tout au pas de la communauté, y compris d'aller comme les autres, l'hiver, se dégeler dans la seule salle chauffée de la maison et même de s'approcher du feu sans faire de cérémonies, il eût certainement obéi. Mais il s'agissait d'obtenir non pas une obéissance d'action, même pratiquée d'un cœur joyeux, mais une soumission de jugement, de l'amener donc à se persuader que son directeur avait lumières et grâces d'état pour apprécier ses goûts et ses attraits et non pas seulement pour régler ses pratiques d'ascèse ; qu'en conséquence si lui, Leschassier, estimait excessif et dangereux son attrait pour les macérations, la retraite et la multiplicité des exercices spirituels, il devait se ranger à cet avis et se combattre sur ce point ; qu'enfin, si Dieu lui avait inspiré un si vif désir d'entrer à Saint-Sulpice, c'était sans doute afin qu'il y fût formé selon l'esprit de la maison.
Théoriquement, bien sûr, M. Grignion convenait sans peine de ces vérités élémentaires, mais pratiquement n'en tenait aucun compte. Depuis son entrée au séminaire, qu'avait-il gagné sur son attrait ? L'avait-il même combattu ? Sans la main ferme qui le retenait, il y eût cédé comme le premier jour.
Fallait-il voir dans cette résistance l'Esprit de Dieu ? M. Leschassier se le demandait de plus en plus et peut-être ne bridait-il pas davantage son pénitent par crainte de toucher à un mystère de grâce. Mais il demeurait perplexe et le demeurera toujours. Plus tard — que le lecteur nous excuse de le noter de nouveau — il se trouvera des membres du clergé que la sérénité, le calme imperturbable du missionnaire à l'annonce de quelque terrible renversement, son humble contenance aux réprimandes les plus acerbes et les plus injustifiées de ses supérieurs ecclésiastiques, ses caresses à ses offenseurs, déconcerteront si bien qu'ils se demanderont si un homme capable de se dominer de la sorte ne l'était pas aussi de jouer la comédie et de la jouer sur toute la ligne. Que l'envie s'en mêlât et la sottise en plus, le soupçon devenait certitude : avec ses guenilles, son attirail de dévotions, sa vie de vagabond, ses coups de force contre les scandales, l'homme faisait tout simplement du théâtre.
Il n'y a aucune apparence que les sulpiciens aient commis une méprise aussi grossière. Blain (Ch. LIV) écrit, il est vrai, à propos de leur embarras : « Voilà à quoi sont exposés les vertus rares et les hommes qui ont quelque chose d'extraordinaire ; on en pense diversement ; ils partagent les cœurs comme les esprits les plus sages et les plus éclairés de peur de condamner un saint ou de canoniser un hypocrite ». Mais c'est là une réflexion générale qui envisage même les cas extrêmes.
D'autres ecclésiastiques, mal impressionnés, blessés parfois dans leur susceptibilité, par les audaces apostoliques du missionnaire, ses allures de réformateur, de justicier de Dieu, d'homme investi d'une mission, se diront : « Ne serait-il pas un grand naïf, un exalté, qui se « gobe », se prend pour un envoyé de Dieu et un saint, et qui ne soutient si bien les persécutions, cherchant même à les provoquer, que parce qu'elles le confirment dans son illusion ! » Il n'est pas sûr du tout que les sulpiciens écartèrent cette hypothèse. En mettant le séminariste en garde contre son attrait pour les pratiques extérieures, M. Leschassier ne craignait-il pas, en autres choses, qu'il ne se suggestionnât et ne devînt la dupe de ses oraisons interminables et de ses austérités héroïques ! Mais ce qui est hors de doute c'est qu'au moins ils le soupçonnèrent fort de s'entêter, par un reste d'inconscient orgueil ou une tromperie du démon, à voir dans ses pratiques le meilleur, sinon même l'infaillible moyen de devenir un saint.[17]
Lors de son voyage à Paris, étant aumônier à l'hôpital de Poitiers, il fit une visite à Saint-Sulpice et se mêla pendant la, récréation à ses anciens confrères : « On l'examinait, on l'interrogeait, dit Blain (ch. LIII) ; et la conclusion fut qu'il était plus fervent que jamais. Cela n'empêchait pas que l'on parlât beaucoup de ses manières... Etait-il conduit par un bon esprit ? N'était-il pas dans l'illusion ? dans une voie d'égarement ? C'était le sujet de la discussion, les uns prenant parti pour ou contre, les autres suspendant leur jugement et n'osant se prononcer ».
Et nos deux sulpiciens laissaient dire, étant eux-mêmes en suspens. Deux ans avant la mort du missionnaire, Blain, troublé lui aussi, fera discrètement sonder M. Leschassier par un étranger. Le Supérieur Général de Saint-Sulpice avait eu le temps de réfléchir et il n'ignorait rien des merveilles de conversion opérées par son ancien pénitent. Que répondit-il ? « M. Grignion est très humble, très mortifié, très recueilli, cependant j'ai de la peine à croire qu'il soit conduit par le bon esprit ». — « Cette réponse, dit le mémorialiste, était pour moi un mystère que je n'ai jamais pu éclaircir ; mais, me disais-je, c'est sur l'humble que repose l'Esprit de Dieu ; c'est l'Ecriture qui l'affirme, et on doute que cet homme reconnu pour être très humble soit conduit par le bon esprit. On avoue qu'il est très pauvre, très recueilli, très mortifié c'est-à-dire qu'on lui accorde les vertus évangéliques et la ressemblance avec Jésus-Christ et on doute si c'est de son Esprit qu'il est animé. Quel mystère ! C'est cependant ce mystère qui me refroidit envers M. de Montfort, qui m'empêcha de me lier à lui et me fit même appréhender d'avoir tant de relations avec lui ».
Blain n'aurait-il pas remarqué que le prudent sulpicien s'était bien gardé d'ajouter : « Il est très obéissant » ? Pourtant c'était là le point capital, et notre mémorialiste aurait dû s'en douter, lui qui écrit pages sur pages pour défendre son ami des accusations que nombre de séminaristes ne se faisaient pas faute de le charger sur ce point et qui le poursuivront toute sa vie : « C'est un homme qui suit sa tête, qui a l'esprit singulier, qui abonde en son sens, qui se laisse aller à son imagination, qui ne saurait se réduire à l'obéissance, qui canonise toutes ses idées et substitue ses volontés à celles de Dieu ».[18]
Qu'il se mortifiât, qu'il fût recueilli, qu'il s'humiliât et recherchât même avidement les humiliations, qui en doutait ? Et personne non plus ne contestait qu'il fût un « pilier de régularité », obéît au doigt et à l'œil et ne se fit une loi de ne rien se permettre sans l'autorisation de son père spirituel. M. Leschassier trouvera même qu'à Poitiers il s'autorise beaucoup trop de sa direction et le priera de choisir un directeur sur place : « Parce qu'étant éloigné de vous, il est impossible que vous croyez utiles pour les emplois que vous avez, comme il est arrivé dans vos petites missions, desquelles choses je serais en quelque manière responsable au public, puisque vous dites en toute occasion que vous ne faites rien que par mon ordre et que vous vivez dans une entière dépendance de ma conduite » (Lettre 12 nov. 1701)[19].
Mais ce n'était pas de cette méticuleuse obéissance dans la conduite extérieure qu'il s'agissait, eût-elle été dictée par le plus pur esprit de foi. Oui ou non, M. Grignion avait-il renoncé dans son for intérieur à ses vues personnelles en ascèse et en méthodes d'apostolat ? Croyait-il sur la foi de son directeur qu'il avait à se modérer sous peine de s'exposer à de dangereuses illusions et de nuire à son ministère ? Sur ce point litigieux, soumettait-il non pas ses seuls comportements, mais son jugement, à celui aussi de ses différents supérieurs ecclésiastiques ? On ne s'en apercevait guère. Toujours la même tendance ; toujours, sitôt qu'il était laissé à lui-même, le retour à sa manière excessive. Bien plus, ne l'avait-on pas vu, plutôt que de renoncer à ses méthodes, abandonner des entreprises pleines de promesses et qui lui avaient coûté sang et eau ! Chassé d'un diocèse pour quelque coup de sa façon, à peine accueilli dans un autre, il avait recommencé de plus belle, obéissant d'ailleurs littéralement à tout ordre formel ; par exemple, quittant illico, bien que malade, une ville dont le séjour venait de lui être interdit.
Etonnons-nous qu'après cette expérience de quatorze années, M. Leschassier ait pu se demander si le prix qu'attachait M. Grignion aux pratiques extérieures ne l'aveuglait pas jusque dans l'exercice de l'obéissance et s'il ne voyait pas la perfection de cette vertu beaucoup plus dans l'exécution ponctuelle d'un ordre que dans le renoncement à ses idées. Rien de plus décevant pour un éducateur qu'un disciple qui, rendu à sa propre initiative, ne tient aucun compte des conseils reçus et revient incontinent à ses premières habitudes. Or, qu'avaient servi à M. Grignion les avis prodigués pendant cinq années de séminaire et, ensuite, durant neuf années de ministère apostolique, les dures leçons de l'adversité ?
Et M. Brenier ? Au dire de Blain (Ch. LIII), qui essaya de sonder cet homme impénétrable, M. Brenier aurait éprouvé une secrète admiration pour M. Grignion, mais dissimulé ce sentiment pour ne pas donner un suffrage public à une conduite extraordinaire. Il n'en aurait eu qu'à ses singularités, ne disant jamais rien qui pût faire croire qu'il tenait sa vertu et son esprit pour suspects, laissant plutôt entrevoir, dans le langage obscur qui lui était familier, de l'estime et même de l'admiration. Ainsi le sulpicien n'aurait tant exercé la patience du séminariste que pour s'acquitter de la commission de M. Leschassier. Pour lui la vertu de M. Grignion n'avait aucunement besoin d'être mise à l'épreuve, et quant à ses manières, elles ne semblaient pas mériter tant de rigueur. De fait, il ne s'était pas avisé auparavant de s'en faire une cible.
Vraiment, si le supérieur du Petit Séminaire, songeant à son Te Deum du soir de l'arrivée, ne s'en mordait pas les doigts et tenait toujours le jeune homme pour un ange du ciel, on ne saurait assez l'admirer tellement il dut prendre sur lui pour le tourmenter aussi savamment. Quelle violence il fallut se faire pour ne réserver à un disciple si chéri du ciel que des paroles sèches et dures, un air sévère et dédaigneux, des regards amers et menaçants, guettant le bon moment pour lui planter ses banderilles aux endroits les plus sensibles, et cela, pendant six mois ! Le bourreau eût été alors plus à plaindre que la victime. Mais, si M. Brenier n'avait eu au fond de son âme que vénération pour M. Grignion, ne l'éprouvant que pour donner satisfaction à M. Leschassier ; mieux encore : pour convaincre celui-ci de l'indiscutable sainteté de son pénitent, l'éclat d'Angers deviendrait absolument inexplicable. Ici, en effet, point de mission à remplir, c'est de son propre mouvement qu'il traita le missionnaire de la façon que l'on sait. Aussi, par une singulière contradiction Blain, étourdi et scandalisé d'un tel accueil, incline-t-il à penser que le sulpicien voulut, dans la circonstance, soumettre à une dernière épreuve, la vertu de M. de Montfort.
Le mémorialiste, que l'hésitation de maîtres vénérés affecte profondément, voudrait voir dans le silence habituel de M. Brenier, comme dans certains de ses propos ambigus, la preuve d'une admiration secrète. Mais le sulpicien pouvait-il laisser entrevoir le fond de sa pensée sans compromettre la réputation de son disciple ? Plus un soupçon est grave, plus une conscience honnête a soin de le dissimuler. A la moindre parole échappée, les séminaristes n'auraient-ils pas cru que leur supérieur en pensait beaucoup plus long qu'il n'en disait ?
M. Leschassier, nous l'avons vu, lésinait encore bien moins en éloges quand il parlait de M. de Montfort. Il lui accordait toutes les vertus : humilité, recueillement, mortification. Répondant à l'évêque de Poitiers qui lui avait demandé des renseignements sur le jeune prêtre : « Il m'a paru, et à tant d'autres qui l'ont examiné de près, écrivait-il le 13 mai 1701, avoir été constant dans l'amour de Dieu et la pratique de l'oraison, de la mortification, de la pauvreté et de l'obéissance ». Témoignage fondé sur les signes extérieurs, (obéissance matérielle), qui n'empêchait nullement un « mais » sous-entendu. Huit jours après sa lettre à l'évêque, M. Leschassier, écrivant à son dirigé, terminait par cette brusque déclaration : « Je ne suis pas assez éclairé pour des personnes dont la conduite n'est pas ordinaire ».
Balançant ainsi, les deux sulpiciens agiront en conséquence. Ils choisiront le jeune clerc pour aller représenter le séminaire aux pieds de Notre-Dame de Chartres, lors du pèlerinage annuel traditionnel ; ils l'admettront aux saints Ordres et M. Leschassier lui enjoindra même — mais était-ce bien d'abord pour s'en édifier ? — de consigner par écrit sa retraite de prêtrise ; enfin ils lui feront des offres pour l'attirer dans leur société. Puis, quelques années après, le vagabond poudreux vient-il les surprendre en honorable compagnie ou, pis encore, au milieu de tout un séminaire assemblé, alors que son bizarre accoutrement et son air innocent déclarent assez comment il a profité de leurs remontrances, nos deux Messieurs l'expédieront, M. Leschassier comme un importun et un opiniâtre incorrigible, M. Brenier comme un drôle.
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Lorsque le missionnaire mort en odeur de sainteté sera canonisé par la voix de tout un peuple, Blain rappellera au supérieur général de Saint-Sulpice la parole prononcée quatre ans auparavant : « Cependant, j'ai de la peine à croire qu'il soit conduit par le bon esprit », et lui reprochera certains traits de sa conduite passée. « Ce Monsieur si sage et si éclairé me comprit, écrit le mémorialiste (Blain, ch. LIII), et me fit une réponse digne de lui : Vous voyez que je ne connais pas les saints ».
Honorable aveu, mais sans un soupçon de regret. Pour le sulpicien, comme pour nombre de nos biographes modernes, la grâce se serait accommodée des outrances et des bizarreries du serviteur de Dieu. Blain lui-même (Ch. XXXIX) ne voyait-il pas dans « les manières singulières et extraordinaires » de notre saint « un contre-poids d'humiliations que Dieu avait voulu lui laisser pour cacher sous ce manteau les vertus et les grâces extraordinaires dont il l'enrichissait ? ». Si M. Leschassier avait quelque regret, c'était de n'avoir pu réformer son dirigé. Avec des vertus et des méthodes plus discrètes, quelle autre carrière il eût fournie !
Avec ce satisfecit, il est clair que le sulpicien ne fit jamais réflexion sur le tort que ses procédés avaient causé à M. Grignion. Entré à Saint-Sulpice avec une réputation de sainteté qu'aucune ombre ne ternissait, il en était sorti avec celle d'un homme manquant étrangement de mesure, entêté dans ses idées de perfection et affligé d'incorrigibles travers. Et ce n'était pas, deux ans plus tard, une réception comme celle d'Issy qui pouvait remettre le jeune prêtre en crédit. On serait curieux de savoir comment, à cette réapparition de l'ancien séminariste dans la capitale, se répandirent sur son compte et prirent consistance des fables ridicules : « qu'on l'avait vu prêcher sur les places publiques et que l'archevêque pour arrêter semblables élans de zèle l'avait interdit... qu'il avait attaqué les chanteurs du Pont-Neuf et autres qui amusent le peuple, et, par là, causé un grand bruit et un grand désordre, ce qui l'avait fait arrêter lui-même et renfermer dans les prisons de l'Officialité ». Ces inventions n'étaient peut-être que le fait de mauvais plaisants, s'amusant à mystifier et à scandaliser aux dépens d'un dévot des bigotes et de graves ecclésiastiques. Pourquoi pas ? Si ce fut de libertins, de bateleurs ou d'autres scandaleux à la rancune tenace, leurs dupes étaient vraiment bien naïves. Blain (Ch. LVI), explique de son mieux la crédulité publique. « Comme les menteurs sont hardis, surtout contre la dévotion, ils assuraient ne dire que ce qu'ils avaient vu... Moi-même, si prévenu en faveur de M. Grignion, je n'osais pas refuser créance à ce que je voyais admis par tous ». Et cette réflexion générale : « Une farce impertinente, dont on fait auteur un dévot, court la ville en un moment, toutes les bouches la répètent, toutes les oreilles l'entendent et personne ne se charge de contredire et de vérifier les faits ». Il est clair, d'après ces mots, que les Messieurs affectés au service de la paroisse Saint-Sulpice ne bougèrent pas, ni aucun des anciens amis de notre saint, ce qui est tristement significatif.
A cette époque, était curé de la paroisse un sulpicien de renom, auteur estimé d'un certain nombre d'ouvrages de science ecclésiastique, un ami de Bossuet, M. de la Chétardie. « Cet insigne directeur, écrit Blain, avait été un des grands admirateurs de la vertu de M. Grignion ; il l'avait en si grande vénération lorsqu'il demeurait au séminaire qu'il se levait et lui faisait une profonde révérence quand il le voyait entrer dans la sacristie de la paroisse... M. de Montfort, de retour à Paris, croyait trouver le curé, à son égard, tel qu'il l'avait laissé en partant ; mais, ô inconstance du cœur humain ! il le trouva si changé, qu'il ne daigna ni le voir ni lui parler. Il comptait sur quelque assistance de sa part et il n'en reçut que de honteux rebuts ».[20] Qu'est-ce qui avait pu retourner ainsi un ecclésiastique de si grand mérite ? N'ayant pas été en relation avec M. Grignion depuis le départ de celui-ci, de quel personnage avait-il subi l'influence ? On ne voit que M. Leschassier, très au fait, quant à lui, des comportements de son dirigé à Poitiers et s'interrogeant de plus en plus à son sujet. Qu'il y ait eu ou non confidences, on ne concevrait pas que le curé de Saint-Sulpice ait été induit à se méfier d'un homme qu'il regardait jusque-là comme un saint si, d'une façon ou d'une autre, il n'avait eu connaissance du sentiment intime de son éminent confrère. Et comment expliquer, sinon par tout ce qui filtrait à travers les murs insuffisamment épais de Saint-Sulpice, la solitude qui se fit autour de l'ancien séminariste, à son retour dans la capitale ? « Je ne connais plus d'amis ici que Dieu seul, écrira-t-il le 24 octobre 1703, à Marie-Louise de Jésus. Ceux que j'avais faits autrefois à Paris m'ont abandonné ».[21]
Rejeté par M. Leschassier (entrevue d'Issy), M. Grignion ne fut pas plus heureux avec le P. Saladon qui dirigeait les retraites au noviciat des jésuites, établissement à l'ombre duquel il avait cherché refuge dans « un petit coin d'une chétive maison », un dessous d'escalier « que le soleil avait peine à éclairer » avec, pour tout mobilier, « un pot de terre et un misérable lit »...[22] Ce directeur, fort éclairé et d'une grande réputation, n'osa pas se charger d'un homme qui lui paraissait d'une grande vertu assurément (c'est toujours Blain qui parle — Ch. XLI —), mais qui était singulier et extraordinaire en ses manières ». Disons que le jésuite, directeur fort coté, auteur d'écrits ascétiques et ami de Fénelon, qu'il avait exhorté à se soumettre, lors de l'affaire du quiétisme, ne tenait pas à compromettre sa grande réputation, pour un pauvre prêtre qui en avait une si fâcheuse ; ceci au témoignage même de Blain qui nous dit plus loin (Ch. LV) : « Si le Père..., fameux directeur dont j'ai parlé plus haut, n'osa plus se charger de sa direction, un autre Père jésuite (nous savons que ce fut le P. Descartes, revenu de Rennes dans la Capitale) qui avait moins de mesure à garder avec le monde ou qui le craignait moins, lui rendit ce service »[23].
Enfin, nous avons entendu Blain. Rapportant la déclaration de M. Leschassier : « Cependant j'ai de la peine à croire qu'il soit conduit par le bon esprit », « Quel mystère ! » s'exclamait-il. C'est cependant ce mystère qui me refroidit envers M. de Montfort, qui m'empêcha de me lier à lui et me fit même appréhender d'avoir tant de relations avec lui ». Si, moins de deux ans avant sa mort, se sentant gravement atteint dans sa santé, le missionnaire fit le voyage de Nantes à Rouen, aller et retour, à pied selon sa coutume, pour rencontrer son cher Blain, alors chanoine, qu'il n'avait pas revu depuis treize ans, ce n'était pas pour la joie de se retrouver quelques heures ensemble. Il se cherchait un successeur qui prendrait en main le recrutement et le gouvernement de sa Société de missionnaires encore en herbe et servirait de père aux Filles de la Sagesse. Dans le long entretien qu'eurent les deux intimes le premier point abordé fut celui de la petite Compagnie et de son recrutement. « Je commençai, écrit le mémorialiste (Ch. LXXX), à lui décharger mon cœur sur tout ce que j'avais à dire et entendu dire contre sa conduite et ses manières. Je lui demandai quel était son dessein et s'il espérait jamais trouver des gens qui voulussent le suivre dans la vie qu'il menait ». Le chanoine parlait-il surtout pour lui, jugeant que son âge et ses habitudes le rendaient impropre au ministère des missions, et la sollicitation de son ami venait-elle trop tard ? Toujours est-il que les raisons qu'il donna pour la décliner n'annulent point celle que nous avons entendue : que ce fut la réflexion de M. Leschassier qui l'empêcha — en ce moment ou plus tôt — de lier son sort à celui de son ancien condisciple.
Non, ce n'est pas sans bonnes raisons que le jeune aumônier de l'hôpital général de Poitiers invoquera l'autorité du supérieur de Saint-Sulpice. Etranger au diocèse, nouveau venu, il sentait, dans l'entreprise difficile qu'on lui avait confiée, le besoin d'un solide appui. Compris, soutenu, cautionné par un homme du crédit de M. Leschassier, de quel préjugé favorable n'eût-il pas bénéficié dans le monde ecclésiastique ! Le nom seul de Saint-Sulpice eût vraisemblablement conjuré la foudre. Tout au rebours, combien la réserve, puis la froideur et enfin le rebut d'un personnage aussi considéré pour son savoir et sa sagesse étaient propres à prévenir fâcheusement les esprits et à justifier les rigueurs les plus imméritées !
Et après l'interdit de Poitiers, celui de Nantes. La voie était ouverte. L'homme n'avait plus son casier judiciaire intact. Le moins qu'on puisse dire, c'est que la mesure prise par un prélat aussi exemplaire que Mgr. de la Poype avait donné à penser à Mgr. de Beauvau. Pour l'évêque de Nantes le missionnaire manquait singulièrement tout au moins de prudence.
Enfin, de conséquence en conséquence, des biographes défavorablement prévenus par tant de suspicion, d'opposition, de sanctions, et nous faisant un portrait déformé parfois jusqu'à la caricature. Car l'historien, surtout s'il se pique de psychologie et risque une analyse, a tendance naturellement à plier les faits à sa façon de voir ; ce qui l'entraîne, s'il n'y veille, à dépasser même sa pensée. Peut-on dire que tous les biographes de Montfort aient toujours su se garder de nous le peindre dans l'action, non plus seulement comme l'exalté qu'ils s'imaginaient, mais comme un hystérique ?
Supposé qu'au lieu d'entrer à Saint-Sulpice, d'où il sortit avec une si fâcheuse réputation, M. Grignion eût continué ses études chez M. Boucher et qu'à sa sortie il eût été accueilli par un Mgr. de Lescure ou un Mgr. de Champflour, quelle idée différente on se ferait de lui ! Soutenu par l'autorité épiscopale, rien de grave ne lui serait vraisemblablement arrivé. L'envie, la suspicion, l'intrigue ne l'auraient pas plus empêché d'aller de succès en succès que pendant les cinq années, les dernières de sa vie, qu'il travailla dans les deux diocèses de Luçon et de La Rochelle, sans rien pourtant changer à ses méthodes. Son calvaire même de Sallertaine fût resté debout, les administrateurs n'ayant point, pour stimuler et excuser leur zèle, l'exemple de leurs collègues nantais, destructeurs de celui de Pontchâteau. Justifiées par une réussite aussi constante, ses plus étonnantes pratiques ne trouveraient plus pour les censurer de critiques assez hardis, l'homme serait jugé aussi admirable qu'inimitable.
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« Un homme comme M. de Montfort, écrit Blain (Ch. XLIV), aurait dû naître dans les siècles précédents, où la simplicité régnait, où la piété se faisait honneur de toutes ses pratiques. Ceux qui ont si bien reçu saint François, saint Dominique et leurs manières si nouvelles leur eussent été sans doute plus favorables ». Blain, qui plaide la cause de son ami, aura — nous y reviendrons — toute une suite de chapitres pour justifier les pratiques de l'apôtre populaire, car il lui faut bien reconnaître que Montfort fut tout autant goûté du peuple de son temps qu'il l'eût été de celui des générations précédentes. Alors pourquoi regretter qu'il ne soit pas né trois ou quatre siècles plus tôt ? Qu'importe en effet qu'il ait été plus ou moins bien reçu, si ce fut de gens auxquels il n'était pas précisément envoyé : la société ; et incompris, si ce fut d'ecclésiastiques dont les persécutions ne firent que l'auréoler aux yeux des pauvres et des petits, son vrai troupeau ? Le beau dommage vraiment que pour ce monde-là il ne fût pas de son siècle, s'il l'était pour ceux que Dieu lui avait donnés ! Or, ses francs succès auprès du peuple que Blain voyait si clairement, les sulpiciens Leschassier et Brenier n'étaient pas si aveugles qu'ils ne les vissent eux aussi. Alors pourquoi ? oui, pourquoi déploraient-ils tant de n'avoir pu le réformer, sinon parce qu'il contrevenait à l'idée qu'on se faisait à Saint-Sulpice d'un ministre de Dieu et d'un prédicateur de l'Evangile ?
 
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Ce fut un malheur que les érudits de la Renaissance aient rencontré en plein désarroi les traditions littéraires et artistiques de l'âme religieuse nationale. Deux ou trois cents ans plus tôt, ils n'auraient pas été sans doute, aussi exclusifs dans leur culte de l'antiquité. Et l'eussent-ils été qu'ils auraient trouvé à qui parler. Un dialogue se serait ouvert, querelle peut-être, mais qui se fut terminée, comme toutes les querelles de ce genre, par une conciliation féconde. Seulement, comme les grands scolastiques, les créateurs de l'art ogival étaient morts, et des multiples genres littéraires qui avaient alors tant promis ne fleurissait plus que l'histoire. Par leur commerce avec les chefs-d'œuvre de la Grèce et de Rome, les gens de lettres acquirent une sensibilité nouvelle. Non seulement ils s'engouèrent d'une forme aussi parfaite, mais leur sens chrétien affaibli ne s'inquiéta pas de la dégager de sa matière païenne : dieux, héros, thèmes historiques et mythologiques de l'antiquité. S'éprenant du tout, ils rejetèrent avec mépris, en bloc, ce qui avait enchanté les yeux, les oreilles et l'âme de leurs pères et répondait seul au court savoir et au goût du peuple. La rupture s'accentua lorsqu'ils ne s'intéressèrent plus qu'à l'intérieur de l'homme, au conflit des passions, jusqu'à faire du théâtre un spectacle nettement psychologique ; puis, cédant à l'esprit cartésien, ils mirent si bien l'art sous le joug de la raison que rien ne parut beau qui ne fut régulier, pas même la nature agreste dont s'était enivré Ronsard et qui n'eût plus de charmes que soumise aux lois de la géométrie dans les jardins à la française.
Jamais on ne crut tant à la vertu des règles, et les résultats obtenus ne furent pas pour affaiblir cette foi. Sans préjudice du talent naturel des ouvriers, il faut bien reconnaître en effet que ce fut grâce à cette discipline de fer qu'ils produisirent ces chefs-d'œuvre de mesure et d'équilibre, justement appelés sans plus les « classiques », et, pour une large part, valurent à leur siècle le nom de Grand.
La spiritualité ne pouvait échapper à cette révolution. L'ascèse se dépouilla de sa rudesse ; elle adoucit et réduisit les macérations et mit l'accent sur le mortification du jugement et de la volonté. Elle demanda à la psychologie ses lumières pour dépister l'amour-propre dans ses replis les plus secrets. Elle confia les âmes avides de progrès spirituel à des spécialistes maîtres en cet art difficile, les directeurs de conscience, alléchant par cet intellectualisme la gent cultivée et créant un nouveau type de chrétien, l'humaniste dévot, modèle de tout ce qui se piquait de savoir, de goût et de politesse, en même temps que de dévotion, canon aussi régulier que celui de la beauté plastique, hérité des Grecs, net de toute exubérance. Ainsi stylisés, discrets dans leurs dehors, concentrés à l'intérieur de l'homme, les renoncements évangéliques purent affronter le monde le plus raffiné sans craindre de détoner.
Les âmes qu'attiraient encore les vigoureuses mortifications de la chair prirent le chemin de vieilles abbayes, énergiquement réformées. De nouvelles sociétés religieuses surgirent, mais aussi différentes des ordres anciens par la couleur de leur esprit que par celle de leur robe. Point de rude bure cendrée ou blanche, de corde grossière sur les reins, les pieds nus dans des sandales. Jésuites, Oratoriens de France, Eudistes, Prêtres de Saint-Charles, Frères des Ecoles Chrétiennes, pour ne parler que des hommes, ne se distinguaient pas par leur vêtement du clergé séculier. Plus d'office canonial chanté au chœur, plus de lever nocturne, plus de travaux manuels ou intellectuels pénitentiels. Tout était orienté vers l'action apostolique. Préparer par la vie religieuse ou du moins communautaire des ouvriers de vertu éprouvée, rompus à l'obéissance, coulés dans le même moule et, faisant équipe, missionnaires tant pour pays de chrétienté que pour terres païennes, éducateurs de l'enfance et de la jeunesse, formateurs du clergé, tel était le but des fondateurs. Pour tous ces hommes d'action, les mortifications corporelles se réduisirent, ou peu s'en faut, aux laborieux exercices de leur devoir d'état. Rien dans leur costume et leur façon de vivre d'intentionnellement établi pour faire sensation et crier, comme dominicains et franciscains l'avaient fait, quatre siècles plus tôt, les renoncements évangéliques.
Ainsi pour être de leur temps, le prêtre, le religieux, le simple chrétien même, se devaient d'adopter cette spiritualité nouvelle, très en progrès, estimait-on, sur celle d'un moyen âge réputé barbare, une spiritualité faisant état de la magnifique culture humaine réalisée depuis lors. M. Grignion avec ses pratiques, retournait à des méthodes non seulement démodées, choquantes, mais très dépassées en efficacité. Elles lui permettaient de retirer de leur bourbier des gens du bas peuple, mais elles s'arrêtaient là. Ce n'était pas avec ses emportements contre les scandales de la rue qu'il pouvait donner une haute idée de la dignité sacerdotale ni, par ses mises en scène d'un goût plus que douteux relever la majesté de la religion. On ne croyait guère, pour faire des âmes vraiment intérieures, à la place qu'il faisait aux sens dans ses pratiques. Facilement on jugeait les instruments de pénitence dont il tenait provision et répandait si largement l'usage plus propres à porter, surtout des gens incultes, à se prendre pour des parangons de vertu qu'à le devenir en réalité. On ne soupçonnait point quel sentiment de la sainteté divine, quelle horreur du péché, quelle générosité d'âme, quelle rénovation profonde, ces moyens sensibles étaient capables de produire chez le vulgaire. Au reste, comment des spirituels qui ne se représentaient plus la sainteté que revêtue d'un extérieur irréprochable, pour ne pas dire de la livrée du siècle, auraient-ils imaginé des campagnards, de pauvres artisans, s'élevant dans les voies de la perfection tout en conservant, comme ce sera de nos jours le cas de la petite Bernadette — ce qui, comme on sait, en démonta plus d'un —, leurs franches allures d'enfants du peuple, leur simplicité rustique ? Enfin, croyait-on, et bien à tort, que le missionnaire se fermait par là une société de plus en plus polie, où la discrétion n'était pas seulement de bon ton, mais tenue, particulièrement chez un ministre de Dieu, pour une sorte de vertu.
Tout le conflit entre M. Grignion et ces Messieurs était là. Lui croyait à la vertu de ces pratiques extérieures auxquelles U se sentait irrésistiblement porté ; il les jugeait inoffensives, pourvu qu'on les fit sanctionner par un sage directeur, précaution qu'il se gardait bien d'omettre. Eux ne les estimaient sans danger pour le sujet et sans risque de compromettre son ministère qu'à la condition qu'il ne leur attribuât qu'une importance très relative et, s'y livrant dans le monde, ne tranchât pourtant pas, — étant donné surtout son extérieur déjà suffisamment singulier — sur le commun des bons prêtres, de ces prêtres nouveau style formés d'après le canon sulpicien.
Grâces soient rendues à Dieu que M. Leschassier et M. Brenier aient si piteusement échoué dans leur sainte entreprise ! Avec le même aveuglement que les prétendus connaisseurs, leurs contemporains, qui traitèrent les châteaux de la Renaissance de monstres de pierre, appliquèrent comme une flétrissure à l'art ogival l'épithète de « gothique », défigurèrent, grimèrent main­tes cathédrales, gloire du passé, pour leur donner un faux air gréco-romain, nos deux Messieurs jugeant anachronique par ses exubérances spectaculaires l'envoyé de Dieu, s'acharnèrent sur le plus précieux de ses dons naturels et le plus caractéristique de son exceptionnelle vocation ; heureusement, le plus irréductible aussi, car quel Montfort aurions-nous eu s'ils avaient réussi à le façonner à leur goût ?

 
 

CHAPITRE IV
 
 
HOMME SUPERIEUR ET INSPIRE DE DIEU, TEL IL FAUT RECONNAITRE MONTFORT POUR LE BIEN JUGER
 
 
Qu'on nous permette d'ouvrir ici une parenthèse qui comprendra tout ce chapitre.
« Vous voyez que je ne me connais pas en saints », avait conclu de sa mésaventure M. Leschassier. Se connaissait-il beaucoup mieux en hommes supérieurs ? Toujours est-il qu'il ne devina point celui qui se cachait, il est vrai, sous des apparences trompeuses, dans la personne de son dirigé. Rendons-lui cette justice qu'à ce dévot confiné en Dieu, fermé, semblait-il, aux réalités terrestres, il ne refusait pas un certain sens pratique. Quant à la hauteur de vues, à la trempe de la volonté, il en avait fait assez l'expérience pour ne point les mettre en doute, mais gâtées, estimait-il, par une intempérance d'imagination et une fougue intérieure qui le portaient à excéder en tout. Maître et disciple n'étaient point à la même mesure : le sulpicien, homme d'administration, sans bouillonnement d'idées, fort à l'aise dans le cercle d'occupations intellectuelles et matérielles tracé par ses fonctions ; le jeune clerc, fermentant d'ardeurs mystiques et d'ambitions apostoliques, étouffant dans le corset des modérations sulpiciennes et se sentant une âme à incendier le monde. Attiré par le large, il eût, dès sa sortie du séminaire, franchi l'Océan. Mais « M. Leschassier, dit Blain (Ch. XLIX), ne lui permit pas d'aller au Canada dans la crainte que, se laissant emporter par l'impétuosité de son zèle, il ne se perdît dans les vastes forêts de ce pays, en courant chercher les sauvages. C'est ce que ce sage directeur, ajoute le mémorialiste, m'a dit à moi-même ».
Sachant son vif attrait pour les missions, mais craignant toujours qu'il ne se brûlât les doigts, M. Leschassier le confia prudemment à un saint vieillard, qui avait eu ses jours de grande activité, mais qui, bien amorti par l'âge et concentré dans la méditation des fins dernières, n'avait plus la main assez ferme pour maintenir la discipline dans la communauté des missionnaires de Nantes, dite de Saint-Clément, dont il était supérieur.
Pendant des mois, M. Grignion va ronger son frein, attendant qu'on l'occupe. Il regarde du côté de M. Leuduger, successeur du P. Maunoir, puis, son bon ange l'ayant conduit à Poitiers, il cède à l'insistance des pauvres de l'Hôpital Général et offre à M. Girard, l'évêque d'alors, de se mettre à leur service, à titre d'aumônier. Le prélat fait interroger M. Leschassier. C'était le moment pour le sulpicien s'il avait su apprécier à sa valeur humaine le jeune prêtre et, particulièrement, discerner ses dons d'apôtre populaire, d'insinuer au moins au chef de l'important diocèse quel ouvrier Dieu lui envoyait. Sa réponse, dont nous avons déjà cité le passage où il rend justice aux vertus de M. Grignion, le montre fort réticent sur ses aptitudes pratiques. Pour le choix de l'emploi que l'on confiera à son dirigé, il décline toute responsabilité. M. Grignion « a bien du zèle pour secourir les pauvres et pour les instruire. Il a de l'industrie pour venir à bout de plusieurs choses, mais comme son extérieur a quelque chose de singulier, que ses manières ne sont pas du goût de bien des gens, qu'il a une haute idée de la perfection, bien du zèle et peu d'expérience, je ne sais pas s'il est propre pour l'hôpital où on le demande. Il ne m'a pas marqué l'emploi qu'on voulait lui donner dans cette maison, s'il y avait des administrateurs, enfin, il ne m'a donné aucun détail. Ainsi, Monseigneur, je me contente de vous exposer ce que je connais de ses dispositions, laissant à votre jugement la décision de l'affaire».
Et pourtant, de Saint-Clément de Nantes, l'ardent débutant lui a redit (6 nov. 1700) ses « grands désirs d'aller d'une manière pauvre et simple faire le catéchisme aux pauvres de la campagne et exciter les pécheurs à la dévotion à la Très Sainte Vierge ». Bien plus, ne lui a-t-il pas fait entendre ses impatiences de fondateur ? « Je ne puis m'empêcher de demander continuellement avec gémissement, une petite et pauvre Compagnie de bons prêtres qui s'exercent sous l'étendard et la protection de la Sainte Vierge ». Le sulpicien connaissait trop son pénitent pour s'illusionner sur les ambitions que trahissaient ces expressions modestes. Mais sans doute, lorsque, à Saint-Sulpice, il traitait «d'imaginations ses sentiments et ses desseins»[24], ce n'était pas seulement pour le mortifier, mais bien par conviction et en vue de le mettre en garde. Les confidences reçues de Nantes ne furent pas accueillies avec plus de faveur.
Maintenant, si M. Leschassier douta ainsi de l'homme tout autant qu'il doutait du saint, les historiens, qui, naturellement, ne font plus de réserve au sujet du saint canonisé et même volontiers l'exaltent comme un géant, ne gardent-ils pas sur l'homme une grande partie des préjugés du sulpicien ? De tous les biographes de Montfort, ne serait-ce pas le seul Quérard, l'imaginatif, le passionné, le parfois injuste partisan Quérard, qui aurait été vraiment sensible à la supériorité de l'homme, aux dons magnifiques d'une nature qui s'alliait si merveilleusement à la grâce ? Les autres ou bien mettent au compte de l'Esprit de Dieu tout ce qui les dépasse, ou bien l'imputent à un tempérament excessif, à une imagination bizarre. Ils ne semblent pas avoir saisi combien le fils de Jean-Baptiste Grignion de la Bachelleraie se sentait né pour de grandes choses, avec quelle âme de conquérant, d'aventurier sublime, quel sentiment de l'urgence et de l'immensité de la tâche, quelles vues de régénération chrétienne, il entreprit sa campagne d'évangélisation populaire. A celui qui choisit un ministère aussi humble que « d'aller d'une manière pauvre et simple faire le catéchisme aux pauvres de la campagne et exciter les pécheurs à la dévotion à la Très Sainte Vierge », plus d'un historien ne jugerait-il pas inutile de prêter des dons intellectuels de premier ordre, un lourd bagage théologique et de vastes desseins ? Aussi, quand ils le voient, pour une tâche aussi modeste, recourir aux grands moyens, braver l'opinion, inquiéter les autorités ecclésiastiques et s'exposer aux interdits, comment ne trouveraient-ils pas que le sens de la mesure lui fait singulièrement défaut ? Et cependant « faire le catéchisme aux pauvres » c'était déjà dans sa pensée la mission telle qu'il la pratiquera, la mission avec ses modes si variés d'enseignement oral : serinons, entretiens familiers, conférences dialoguées avec l'auditoire, leçons de catéchisme au sens habituel du mot : la mission avec ses procédés visuels : tableaux, mises en scène, pièces à grand spectacle où la foule a son rôle, telles que les émouvantes cérémonies du renouvellement des promesses du baptême et du contrat d'alliance avec Dieu ; la mission avec ses réconciliations de gens brouillés et de plaideurs, ses abolissements de réjouissances scandaleuses, ses purifications de mauvais lieux, ses mises sur pied de confréries, ses créations d'écoles, ses restaurations d'églises, ses soupes et ses vestiaires aux frais de la charité chrétienne en faveur des bandes de mendiants et d'éclopés qui le suivront... Mais oui, c'est cela qu'il entendait par cette expression sans prétention, « faire le catéchisme », expression d'ailleurs rigoureusement exacte sous sa plume, apprendre à fond au peuple le catéchisme étant pour lui — que son sentiment n'a-t-il été partagé alors et depuis par un plus grand nombre de pasteurs d'âmes ! — la grande affaire. Aussi quand il s'agit d'expliquer le petit livre, résumé de toute la doctrine chrétienne, met-il cette fonction au-dessus de toutes les autres. « L'emploi de catéchiste, écrira-t-il dans les Règles des Missionnaires de la Compagnie de Marie, étant le plus grand de la mission, celui qui en est chargé par obéissance applique tous ses soins pour s'en bien acquitter ». Et là-dessus un chapitre en treize articles indiquant la bonne manière. Aussi dans les missions avait-il l'habitude de se réserver cette tâche ; et pour engager les pauvres de la paroisse à venir grossir son auditoire d'enfants et d'adultes, il retenait à dîner tous ceux d'entre eux qui avaient assisté au catéchisme, pratique qu'il imposera à ses missionnaires dans sa Règle (XIV).
« Exciter les pécheurs à la dévotion à la Très Sainte Vierge » a-t-il ajouté. Voilà encore qui n'a l'air de rien. Seulement ce qu'il a en vue, c'est d'exalter par la parole Marie avec la même audace qu'il le fera plus tard par la plume au premier chapitre de « La Vraie Dévotion » ; c'est de proclamer déjà et de préparer ce Règne de la Très Sainte Vierge que, dans ce même Traité, il prophétisera avec tant d'assurance et en termes si magnifiques ; son aspiration, c'est d'être, malgré son indignité, le Bernard et le Dominique de son siècle.
Le Bernard, il le sera par une éloquence que, dans la louange de Marie, aucun docteur ni même Père de l'Eglise ne semble avoir dépassée. « Lorsqu'il parlait de la Sainte Vierge, dit Grandet (p. 316), c'était dans des termes si forts et si touchants qu'il enlevait tout le monde et se surpassait lui-même. ...Quoique souvent il affectât de parler dans ses discours d'une manière simple et naturelle, afin de se conformer à la portée du peuple, il ne pouvait ramper dans les expressions dont il se servait qui regardaient les louanges de Notre-Dame ; elles étaient sublimes, et presque surnaturelles».
Le Dominique, il le sera aussi, prêchant le Rosaire comme personne, sinon peut-être le Bienheureux Alain de la Roche, ne l'avait fait depuis l'illustre Castillan, ni avec le même succès : le Père au grand chapelet, comme l'appelaient les enfants. Le Rosaire ! nulle pratique ne lui fut plus chère, comme nulle sans doute n'est plus agréable à la Reine des cieux, témoin la Salette avec sa triple guirlande de roses de lumière, Lourdes et Fatima, pour ne parler que de ces trois apparitions. Homme des pratiques, il voyait en celle-là, avec la glorification de Jésus et de Marie, une méthode incomparable d'enseignement populaire, le film, dirait-on aujourd'hui, de tous les mystères chrétiens, de toute l'année liturgique. Offrande des mystères, fruit de chaque mystère, il en rédigera la formule en des termes qui n'ont pas été surclassés. « Les missionnaires, dira-t-il, dans sa Règle, expliquent les prières et les mystères dont il est composé, soit par leur parole, soit par des peintures et des images qu'ils ont à cet effet »[25]. Bannières, peintures, sanctuaires, statues, rosaires monumentaux sous les formes les plus imprévues, cantiques d'une onction égale à la clarté de la doctrine, quels moyens n'emploiera-t-il pas pour pénétrer de cette dévotion les peuples qu'il évangélisait ? Membre du tiers-ordre de saint Dominique, partout il en établissait la confrérie ou lui insufflait une nouvelle vie « Je crois qu'il a engagé dans cette dévotion plus de cent mille personnes », notait dans ses souvenirs un saint prêtre dont le P. Besnard transcrira le témoignage. C'était aussi le crucifix de son rosaire levé à bout de bras que dans les cabarets et les tripots il déconcertait et faisait reculer et prendre la porte, malgré leurs épées tirées, les faiseurs d'esclandre. Et quelle arme pour vaincre un obstiné : « Jamais pécheur ne m'a résisté lorsque je lui ai mis la main au collet avec mon rosaire », dira-t-il aux séminaristes du Saint-Esprit.
Encore ne s'arrête-t-il pas à cette pratique, si belle et si sanctifiante quelle soit. « II établissait dans toutes les paroisses où il donnait la mission la dévotion du Saint Esclavage », dit Grandet. Et avec quel succès ! « Je connais, écrivait en effet M. des Bastières, cité par le même biographe (p. 315), très grand nombre de pécheurs scandaleux à qui il a inspiré cette dévotion et de dire tous les jours le rosaire qui sont parfaitement convertis et dont la conduite est très exemplaire, et on ne saurait compter le nombre de personnes de l'un et de l'autre sexe qu'il a fait changer de vie par ce moyen ». Ainsi, pour incroyable que cela paraisse, son Traité de la Vraie Dévotion, ce petit livre qui fait l'admiration des théologiens pour son élévation mystique, la hardiesse, la sûreté et la profondeur de la doctrine, c'est couché sur le papier, ce que sa parole ardente enseignait avec tant de fruit à des gens du commun. Ajoutez une floraison de sanctuaires dédiés à la Mère de Dieu et ces sociétés de Vierges qu'il établissait dans les paroisses en l'honneur de l'Immaculée Conception de Marie. C'est cela qu'il appelait tout simplement : « exciter les pécheurs à la dévotion à la très Sainte Vierge ».
Que lisons-nous encore dans cette lettre à son directeur ? Qu'il ne pouvait s'empêcher, vu les nécessités de l'Eglise, de demander continuellement, avec gémissement, une petite et pauvre Compagnie de bons prêtres qui s'exercent sous l'étendard et la protection de la Sainte Vierge. Or cette petite et pauvre Compagnie, ce n'est rien de moins, déjà, dans sa pensée, que ces hommes extraordinaires, grands serviteurs de Marie, nuées tonnantes et volantes, que, dans sa « Prière Embrasée », il demandera à la Trinité Sainte, on sait avec quels accents ! On voit comme différemment il parle de ses aspirations selon qu'il s'adresse à un homme, cet homme fut-il son directeur, ou qu'il s'adresse à Dieu. Ainsi en est-il de tous ses desseins. Quoi qu'il en laisse paraître;, ils demeurent par leur étendue et leur sublimité un secret entre Dieu et lui. Il serait bon de se faire cette réflexion quand sa conduite étonne...
 
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On excusera facilement Pierre de la Gorce, qui n'écrivait pas une biographie, de n'avoir vu l'apôtre de la Vendée que sous ses aspects les plus frappants. La grandeur du saint ne lui a pas échappé ; il en est autrement de celle de l'homme. Prévenu lui-aussi par l'humble ministère que M. Grignion avait choisi, l'auteur de « l'Histoire religieuse de la Révolution française » ne reconnaît à l'apôtre populaire, en plus d'une éminente sainteté, que les bonnes grosses qualités d'un missionnaire de campagne, trouvant déjà suffisamment admirable qu'un homme les possédât toutes ensemble et à un aussi haut degré. Un mode d'enseignement qui relevait plus du spectacle que de la chaire et ne consultait que le goût du vulgaire achève de le persuader que ce remueur de foules était surtout riche d'imagination et de sensibilité. Il l'estime de science assez courte et d'un sens artistique peu délicat. « Tout le désignait pour le ministère apostolique, écrit-il[26] : un zèle de feu, une santé robuste, une voix forte, une éloquence entraînante et familière, une fécondité d'images propre à séduire l'âme populaire, avec cela une instruction suffisante pour reconnaître l'erreur et y échapper... Parlant surtout au peuple, il jugera que pour l'atteindre, il fallait s'accommoder à lui, lui représenter la religion sous des formes très visibles, je dirais volontiers, très voyantes, de là, une sollicitude extrême, excessive, pour le culte extérieur et les exhibitions d'images. Tout ce que les paroisses ne pouvaient fournir, il l'apportait et de mission en mission, traînait avec lui tout un matériel pieux... Les éclectiques eussent souri ; les délicats se fussent effarouchés ; les austères eussent jugé — non sans raison peut-être — que la majesté divine souffrait un peu de cette profusion d'incarnations matérielles. Quant aux paysans, ils furent ravis. De tous côtés, ils accouraient, curieux presque autant que dévots. Mais bientôt toute la surabondance des décors extérieurs s'absorbait dans l'impression souveraine de la parole apostolique».
Ce n'est pas tout à fait ce missionnaire-là que M. Grignion avait ambitionné d'être et qu'il fut. Grand metteur en scène, grand imagier, il l'était, mais en théologien et en vigoureux penseur. Il ne présente dramatiquement que ce qui est dramatique, grandissement que ce qui est grand, choisissant ses thèmes et composant son scénario en vue d'obtenir un effet puissant et uniquement religieux. On accourt peut-être pour voir, mais bientôt ce n'est plus par le spectacle, si pittoresque qu'il soit, que Ton est pris, mais par la réalité qu'il exprime avec tant de force : le mystère chrétien. On reviendra, non par curiosité, mais pour goûter ces vivifiantes émotions. Montfort, ce grand dépouillé, s'est toujours défié de la jouissance esthétique. Il l'écarté ici comme partout ailleurs. Il ne cherche qu'à s'emparer des âmes. Regardons défiler une de ses processions générales. Voici que passent entre les rangs, tous pieds nus, une sorte d'aube pardessus leurs habits ordinaires, les uns la corde au cou ou une chaîne de fer, d'autres les mains liées ou se flagellant vigoureusement de grosses cordes à nœuds ; plusieurs le visage voilé, traînant à leurs pieds de lourds morceaux de fer. Symbolisme grossier, direz-vous. Oui, si tous ces instruments de pénitence n'étaient qu'imitations, faux morceaux de fer et le reste ; mais, réels, ils ne sont pas plus un jeu que la marche, l'hiver, pieds nus, dans la boue glaciale à la suite de la grande croix que l'on va planter, nu-pieds toujours, triomphalement, au milieu de chants d'allégresse. « Ces pénitents, ajoute Grandet (p. 407) à qui nous empruntons presque textuellement ce passage, marchaient avec une si grande modestie et un recueillement si édifiant que les spectateurs en étaient touchés jusques aux larmes ». Croit-on vraiment que la majesté de la religion ait souffert de ces mises en scène ? Il faudrait que le missionnaire eût manqué singulièrement du sens des choses pour se méprendre à ce point, car si jamais saint fut pénétré du sentiment de la majesté divine et de respect pour tout ce qui touche au sacré, ce fut lui. Tout s'accomplissait avec une dignité souveraine. Dans cette foule, l'homme de Dieu avait fait passer son âme, son esprit d'adoration.
Et ne croyons donc pas que si, dans son enseignement, il use de méthodes aussi matérielles, c'est qu'il juge suffisante pour le peuple une instruction rudimentaire et faite plutôt d'impressions que de raisons solides, peu curieux lui-même de théologie. Ce sont, bel et bien, de hautes vérités qu'il entend inculquer à ces ruraux. Il sait combien le peuple est réfractaire aux abstractions. Si l'enseignement visuel ne peut suppléer complètement à la parole, il a sur elle l'avantage de rendre la vérité sensible et de lui donner un relief qui l'imprime en caractères on peut dire ineffaçables.
Et puis, si important que Montfort juge cet enseignement par les sens, il ne lui donne qu'une place très secondaire. Un missionnaire est d'abord l'homme de la chaire et du confessionnal. C'est là que se livrent les grands assauts et que les vives lumières sont projetées sur les consciences. C'est là qu'il est bon de posséder à fond la doctrine, d'être un maître en casuistique, en mystique et même dans la science de la controverse.
Or, tel le jeune prêtre se concevait missionnaire de campagne. Pour mener à bonne fin une tâche qui avait été celle même du
Fils de Dieu on ne pouvait jamais être trop riche de dons intellectuels et de savoir. Il ne croyait pas que le zèle même le plus ardent y suffisait. Si Paris et Saint-Sulpice l'avaient si fortement attiré, la renommée de leur enseignement n'était pas étrangère à eet attrait. Ce n'est pas seulement revêtu par le sacerdoce de la vertu d'En-haut qu'il s'engagerait dans les combats du Seigneur, mais armé d'une science théologique à toute épreuve.
Ne parlons pas du directeur de conscience, du maître en spiritualité. Mais l'occasion se présentant, il saura montrer que chez lui le casuiste, le canoniste et le controversiste ne le cédaient nullement au prédicateur.
Le voici à Saint-Lô aux prises avec des adversaires redoutables, devant un auditoire où robins, négociants, hommes de finance, se mêlent au commun, la ville étant le siège d'une élection, d'un baillage et d'importantes maisons de commerce. Des ecclésiastiques, estimant sans doute usurpée la réputation que se taille cet étranger arrivé depuis peu en si piteux équipage, se sont concertés pour l'assaillir, au cours d'une conférence publique[27], « de questions sur les matières les plus abstraites et les plus difficiles. Il répond avec une justesse et une précision qui ne laissent pas de réplique », charmant de plus ses auditeurs par sa bonne grâce et sa modestie. Il n'est pas difficile d'imaginer avec Besnard, de qui nous tenons le fait, que les questions, comme le réclamait la composition de l'auditoire, portaient sur les contrats, les finances, le palais, c'est-à-dire sur ce qu'il y a de plus épineux dans la morale.
A la mission de La Rochelle, il laisse naturellement la controverse à ceux de ses collaborateurs que l'évêque a spécialement chargés de cette partie. Mais il se tenait prêt, ayant même composé, nous dit Besnard (Livre IV) « une méthode claire et propre à convertir les hérétiques». Et si, pour l'emporter, il compte plus sur la prédication du Rosaire et le simple exposé de la doctrine catholique, il sait, sous ce couvert, tant il connaît bien les défauts de la cuirasse, porter à l'erreur les coups les plus sensibles. C'est lui qui détermine les abjurations. Les Calvinistes le lui montrent bien en tentant de l'empoisonner et en lui faisant donner la chasse par les corsaires de Guernesey, lors de son passage dans l'île d'Yeu. Au reste, dans cette même ville, à la retraite des dames, n'avait-il pas accepté de répondre à toutes les difficultés ?
 
Un fait encore. A La Rochelle, en 1715, il rencontre fortuitement un ancien élève du séminaire du Saint-Esprit sur lequel il avait compté. Le jeune prêtre partait pour les missions étrangères et n'attendait que l'heure de s'embarquer. Cependant, il n'est pas sans inquiétude sur la validité des pouvoirs qu'il tient de l'archevêque de Paris. Les canonistes qu'il a consultés l'ont laissé perplexe. Le missionnaire n'a pas de peine à lui démontrer que ses pouvoirs n'ont aucune valeur. M. Vatel ne s'embarquera pas ; notre saint l'emmènera à sa suite.
Généralement les historiens ne se contentent pas de rapporter ces faits. La plupart les soulignent comme s'ils n'allaient pas d'eux-mêmes. Qu'apportent-ils cependant qu'on ne sache déjà ou du moins qu'on devrait savoir ? Grandet (p. 5) ne nous a-t-il pas dit qu'au collège des jésuites de Rennes, l'écolier Grignion remportait en fin d'année tous les prix, et Blain (Ch. XIX), que M. de la Barmondière lui donnait la palme sur tous ses condisciples, dont plusieurs pourtant se distinguaient en Sorbonne. Et qu'aurait donc valu l'enseignement qui se donnait à Saint-Sulpice pour qu'il fût sorti du séminaire la tête plus emplie de beaux projets que de savoir. Chargé du soin de la bibliothèque, il ne se contente pas de classer les livres ni ne perd son temps à papillonner. C'est en jeune homme avide de connaissances sérieuses et ordonnées qu'il met à contribution la richesse dont il a la gérance. N'écrira-t-il pas dans le Traité de la Vraie Dévotion (118) qu'il avait lu « presque tous les livres qui traitent de la dévotion à la très Sainte Vierge » ? Les Pères de l'Eglise, les maîtres de l'Ecole française n'avaient pas de lecteur plus assidu, témoin ce fait que rapporte Grandet.
« Un jour qu'il devait selon la coutume du séminaire soutenir une thèse de la grâce, ses condisciples résolurent de lui faire des arguments si forts qu'il ne pourrait y répondre, et de lui citer les passages les plus difficiles des Pères pour l'embarrasser ; mais ils furent fort surpris de l'entendre répondre en maître el apporter de longs passages de saint Augustin et des autres Pères de l'Eglise pour expliquer ceux qu'on lui objectait, en sorte qu'ils furent obligés d'avouer que le Saint-Esprit est un meilleur maître que tous les docteurs ». Naïfs séminaristes qui n'imaginaient pas qu'il nourrissait sa contemplation de théologie[28].
Cette remarquable soutenance d'une thèse sur la grâce nous le fait deviner s'armant contre le jansénisme. S'il « ne voulut point continuer d'aller en Sorbonne prendre comme les autres des traités de théologie », est-ce bien pour la raison que dit Grandet (p. 13) : « par humilité et pour mieux conserver l'esprit intérieur et le recueillement »? Le gallicanisme régnait à la célèbre université et le jansénisme y comptait de chauds partisans. En 1701, donc l'année qui suivit celle du départ du jeune prêtre, quarante docteurs se prononçaient dans le fameux « cas de conscience » pour l'affirmative et ce n'est qu'en 1704 que la Faculté de théologie censurera le « cas » et exclura de son sein ceux qui refusaient de se soumettre.
Calvinisme, jansénisme, gallicanisme auront à compter avec lui. Il leur sera d'autant plus redoutable qu'il ne les combattra pas plus directement qu'il ne le fait dans le Traité de la Vraie Dévotion. Ennemi de tout rigorisme, grand dévot de la Sainte Vierge, maître passé en belles cérémonies, pour détourner les Evangiles sans entrailles de Calvin et de Jansénius et de leur liturgie desséchée il ne jugera rien de mieux que de mettre en pleine lumière le caractère si profondément humain, si maternel, de la religion chrétienne, et de donner au culte tout l'éclat possible. Il n'agira pas autrement contre le gallicanisme, se bornant à exposer avec autant de netteté que de piété filiale les prérogatives du Vicaire de Jésus-Christ.
Théologien averti, tel il se révèle encore mieux dans son Traité de la Vraie Dévotion. Ce n'est pas un des moindres charmes pour le lecteur de ce petit livre que de le voir manier la matière théologique avec la même aisance que la langue classique, langue d'idées mais si concrète au moins chez les meilleurs. Écrivain, ce génial metteur en scène, ce passionné de pratiques matérielles de perfection, pense concret. Il a éminemment le don de rendre la vérité sensible. Sur ce point, il atteint Bossuet.
Mieux que par de longs raisonnements et de subtiles analyses, d'une comparaison prise dans la nature ou dans la vie de tous les jours, parfois d'une simple métaphore, d'une alliance imprévue de mots, il éclaire tout un fonds de doctrine. La vérité ne se présente plus comme une déduction, mais comme une évidence en soi. Aussi hardi dans la pensée que dans l'action, il fera froncer les sourcils à plus d'un prudent ou pointilleux docteur. A l'examen, il faudra bien convenir pourtant que ses vues les plus audacieuses et ses formules les plus ramassées n'ont rien qui doive inquiéter la plus chatouilleuse orthodoxie. Au reste, nombre de ses assertions ne surprennent plus aujourd'hui. Elles ont perdu de leur nouveauté, tellement la connaissance du mystère de Marie, étudié de nos jours de plus en plus attentivement, a progressé dans le sens de sa pensée.
Nous voilà donc très au-delà de cette science suffisante dont parle Pierre de la Gorce, et du pauvre missionnaire portant toute sa bibliothèque et toute sa science dans sa sacoche comme le suggérait l'humble ambition d'aller faire le catéchisme aux pauvres de la campagne.
Cette culture, pour laquelle il n'épargne aucun effort et vient même à Paris s'asseoir à l'école des maîtres les plus réputés, montre déjà assez clairement qu'il ne se faisait pas une petite idée de sa tâche. Mais ce sont certaines pages de son Traité de la Vraie Dévotion, c'est sa Prière embrasée, c'est son exhortation aux Associés de la Compagnie de Marie, qu'il faut lire ici. Elles sont sur ce point une révélation. Car enfin ce grand dessein de Dieu, cet avènement du règne de la très Sainte Vierge, ces apôtres de feu, ces hommes extraordinaires suscités d'En-haut, ces saints qui surpasseront autant la plupart des autres saints que les cèdres du Liban surpassent les humbles arbrisseaux, cette rénovation universelle[29], Montfort — la chose est claire — s'y voit engagé tout entier, avec un rôle de précurseur, non par choix personnel mais par un décret du Tout-Puissant. Il a bien plus qu'à assumer une tâche ; il a à s'acquitter d'une mission, son humilité ne l'empêche nullement de se regarder comme un homme providentiel ; un de ces chefs de corps appelés de Dieu et revêtus de sa force pour la lutte gigantesque qui s'annonce contre l'enfer plus que jamais déchaîné.
Chose remarquable, chaque fois qu'il écrit sur ce sujet, il le fait pour la postérité et en prophète. Son regard plonge tour à tour dans le passé lointain, ombre du futur et porteur des promesses divines, et dans l'avenir, jusqu'à la plénitude des temps, jusqu'au triomphe de Jésus-Christ. Dans sa Prière embrasée, son style touche au sublime. Ce n'est pas en simple mortel qu'il parle mais en inspiré. Une flamme, un mouvement, une puissance d'images, un lyrisme, qui rappellent la langue magnifique des grands voyants d'Israël lorsque la main du Seigneur était sur eux. L'expression même, comme il convient, est toute biblique. Le mystique s'est élevé jusqu'au pied du trône de la Trinité Sainte et là, en familier de Dieu, en homme qui est entré dans les conseils du Très-Haut, il adjure, au nom de leur gloire, les trois personnes divines de se souvenir des desseins de leur miséricorde et de combler l'attente de tant de justes. « Mémento Con­grégationis tuae quam possedisti ab initio. Souvenez-vous, Seigneur, de votre Congrégation que vous avez possédée de toute éternité». S'adresse-t-il à ses futurs missionnaires: « Nolite timere, pusillus grex, quia complacuit Patri vestro dare vobis regnum. Ne craignez point, petit troupeau, car Dieu, votre Père, a eu pour agréable de vous donner le royaume ». Et dans son Traité de la Vraie Dévotion, combien de pages de cette tonalité !
Ainsi donc, qu'on le prenne pour un exalté, un halluciné, ou un authentique inspiré, ce qui n'est pas niable, c'est qu'il vit sous l'obsession du règne de Marie à préparer et qu'il se tient né pour cela. Mais mentalement, qu'en est-il au juste ? On l'a dit en perpétuel état d'exaltation mystique. Ce n'est pas d'hier que certains esprits ont vu dans le génie une forme de la folie. Déjà Sénèque écrivait ; « Nullum magnum est ingenium sine mixtura dementiae », et Diderot : « Oh ! que le génie et la folie se touchent de près ! »
Plus récemment, à la suite de Strauss, des historiens rationalistes et, plus proches de nous, des psychanalystes, n'ont-ils pas prétendu expliquer ainsi Jésus lui-même ?
Aucun des biographes de Montfort ne professe, évidemment, cette opinion extrême. Il est assez clair que, pas plus que les fous ne sont tous des génies, les génies ne sont tous des fous. Mais enfin, les cas ne manquent pas de philosophes, de poètes, de romanciers, de musiciens, de peintres, qui, au cours d'une vie marquée d'œuvres puissantes, donnèrent des signes non équivoques de déséquilibre, plusieurs même finirent par sombrer dans une démence complète. Des biographes ne se seraient-ils pas prévalu de ces cas exceptionnels pour voir dans certains comportements de notre saint de pures extravagances et lui faire honneur d'un grain de folie ? On sait cependant aujourd'hui que ces déséquilibrés de génie ne produisirent de chefs-d'œuvre que grâce à des intervalles de lucidité exaltée, dépression et surexcitation se succédant chez eux de la façon que chez nos anxieux et nos surmenés intellectuels qui se « dopent » de ces drogues diaboliques si en faveur de nos jours ; si tant est même que ces penseurs et ces artistes n'aient pas fait usage de poisons analogues. Aucun grand dessein, aucune grande pensée n'ordonne leur vie, toute en sursauts et en effondrements. Disons donc, en dépit d'insinuations qui d'ailleurs s'en voudraient d'être irrespectueuses, que même à ne tenir compte que de cette différence, il est évident que le cas de Montfort ne relève aucunement de la pathologie. En effet, malgré l'apparent décousu de sa carrière apostolique, ne le retrouve-t-on pas constamment le même, non point avec ces hauts et ces bas caractéristiques, mais, malgré les chocs de la fortune adverse, poursuivant obstinément avec la même ardeur extrême et les mêmes procédés, la réalisation d'un grand et unique dessein, l'évangélisation des pauvres et des petits ?
 
Nous voilà donc devant un homme chez qui rivalisent la pénétration de l'intelligence, l'audace de la volonté, la passion des grandes choses et qui a été saisi par l'Esprit de Dieu. Assurément, un prêtre qui n'a d'autre ambition que d'aller de bourgade en bourgade faire le catéchisme aux gens et qui en attendant que le chef du diocèse veuille bien lui donner l'autorisation, accepte le poste d'aumônier dans un hôpital en désordre et encore ne trouve rien de mieux pour utiliser les instants que lui laissent ses fonctions que de laver la vaisselle, nettoyer d'ordures les cours, vider les pots et les bassins des alités, épouiller les teigneux, ce même prêtre que nous voyons, dans les paroisses, en train de balayer l'église ou d'en blanchir les murs, ou maniant la pelle cl la pioche, gâchant le mortier, roulant les brouettes, à la tête d'une équipe de maçons ou de terrassiers ; oui, ce prêtre-là répond assez mal à l'idée qu'on se fait généralement d'un esprit supérieur, d'un docte, d'un penseur aux vastes desseins, encore moins d'un inspiré et d'un prophète. Mais si, ne serait-ce qu'à certains indices, on a reconnu que sous ces dehors de manœuvre se cache un homme éminent, tout change. Il faut, pensera-t-on, que cet homme se fasse une bien haute idée de sa tâche pour s'y sacrifier ainsi. Sans doute à ses yeux n'y a-t-il rien de si abject au jugement du monde à quoi elle ne donne un grand prix et qu'elle n'élève et ne transfigure.
 
C'est pour s'accorder pleinement à sa mission, telle qu'il la conçoit, que le fils de l'avocat rennais est descendu au dernier rang de l'échelle sociale, se faisant pauvre entre les pauvres, mendiant et vagabond comme eux, et le reste à l'avenant. S'il est fou, ce n'est pas d'une autre folie, que la folie de la croix. Il sait parfaitement où il va et les moyens qu'il faut employer et les grands coups qu'il faut frapper. Ce prétendu exalté s'en tient rigoureusement à la tâche que Dieu lui a fixée : l'évangélisation des pauvres. Certes, du haut de la chaire, il parlera selon la composition de son auditoire, et les riches, les gens en place, entendront leurs vérités comme les autres ; mais jamais il ne se posera en agitateur populaire, en réformateur social. Dans les règles qu'il donnera à ses missionnaires, il mettra même en garde les prédicateurs contre « la condamnation continuelle, affectée ou outrée des riches et des grands du monde, des magistrats et officiers de justice ». Jamais, bien que, devant les dépenses scandaleuses qu'entraînent ces folies, le sang dût lui en bouillir, on ne le verra, tout capable qu'il en était, faire irruption au milieu des fêtes mondaines et des festins de la haute société. Mais s'agit-il de préserver le peuple inculte et méprisé que le Seigneur lui a confié, il court sus aux scandales, aux baladins, aux chanteurs des rues, aux ménétriers, met à la raison les ivrognes et les joueurs forcenés, vide les cabarets et les brelans sans épargner ni verres ni bouteilles ni tables de jeu, estimant qu'il est vain de tonner en chaire si l'on tolère tout dans la rue et dans les lieux publics. Là, plus d'égards, quel que soit leur rang, pour les corrupteurs, les libertins, les demi-chrétiens, donnant le mauvais exemple. Il pénètre dans les maisons de débauche pour arracher à des gentilshommes qui portent l'épée de malheureuses créatures ; il admoneste vertement l'officier qu'il rencontre blasphémant ; au risque d'offenser gravement et de provoquer colères et vengeances, il rappelle au respect de la maison de Dieu les mondains qui rient et bavardent dans le lieu saint, les officiers seigneuriaux plus soucieux des privilèges et des armoiries de leur maître que de la décence de l'église dont ce maître a le patronage. Dieu le préserve d'être de ces chiens muets dont parle le prophète ! Il fait bonne garde autour de son troupeau et saura le défendre quels que soient les loups.
Si vous avez soin de considérer en Montfort l'homme et le mystique que nous venons de dire, et de le placer dans sa mission, vous ne serez point tenté de qualifier d'outrés et d'intempestifs certains de ses gestes. A moins de les forcer vous aussi, vous serez plutôt en admiration devant un homme qui, dans l'emploi des grands moyens, sait si bien se posséder et s'en tenir au strict nécessaire. Et si cela est vrai de ses coups d'audace, ce l'est tout autant de sa façon le plus souvent déconcertante de conduire une affaire. A voir comme il s'y prend, quel manque de prudence et de mesure ! pensez-vous. Il va certainement à un échec ! Et c'est en effet ce qui se produit. Mais savez-vous ce qu'il voulait ?
Aujourd'hui qu'il est impossible de ne pas reconnaître en Montfort un homme providentiel, plein de l'Esprit de Dieu et de vastes desseins, allons-nous ne voir pratiquement en lui que le pauvre prêtre assez bizarre qu'il parut à plusieurs de ses contemporains ? Au lieu d'employer notre imagination, comme tel et tel historien, à outrer ses gestes, nous l'appliquerons beaucoup plus heureusement à lui prêter dans les entreprises où il nous déroute quelque intention secrète, quelque haute visée conforme à son génie et à sa vocation et de plus inspirée de Dieu. Cela sera bien plus logique que de l'imaginer n'ayant que les courtes vues d'un homme ordinaire. Car enfin humainement, il est probable qu'il nous dépasse et, en outre, comme maint fait l'atteste, son activité baigne tout entière dans le surnaturel. Et nous n'aurons pas à regretter de l'avoir fait ainsi bénéficier d'un préjugé favorable, car nous ne tarderons guère à percer suffisamment le mystère pour n'être pas obligés d'accepter cette chose incompréhensible : un homme d'une belle intelligence, un mystique éclairé de Dieu, et se comportant avec un total manque de sens pratique, pour ne pas dire de simple bon sens.
Toute cette longue parenthèse, nous l'avons ouverte à l'endroit présent pour avertir le lecteur de se défier de ses impressions quand il verra M. Grignion à l'œuvre comme réformateur de l'Hôpital Général de Poitiers. Après ce début apparemment malheureux, l'homme de Dieu est jugé dans la pensée de plus d'un. Il sera tout le long de sa carrière l'excessif entêté et voué aux échecs, qu'ils ont cru voir, alors qu'en ce moment même, avec une prudence consommée, il élaborait à la lumière de l'Esprit-Saint et avec une aide de la Providence qui ira jusqu'au miracle, une de ses plus grandes œuvres : la fondation d'un institut de religieuses enseignantes et hospitalières.

 

CHAPITRE V
 
 
A L'HOPITAL GENERAL DE POITIERS
 
Réforme de l'établissement — Projet d'un Institut de religieuses hospitalières — Deux essais singuliers violemment combattus par les gouvernantes et apparemment malheureux.
 
 
En plaçant son dirigé dans la communauté de Saint-Clément à Nantes, le Supérieur Général de Saint-Sulpice aurait eu dessein de le mettre en cage qu'il n'aurait pas mieux réussi. Il n'y avait pas un mois que le jeune prêtre y était qu'il écrivait à son directeur (9 novembre 1700) : « Je n'ai pas trouvé ici ce que je pensais et ce pourquoi j'ai quitté comme malgré moi une aussi sainte maison que le séminaire de Saint-Sulpice. J'avais envie, aussi bien que vous, d'aller me former aux missions et particulièrement faire le catéchisme aux pauvres, ce qui est mon plus grand attrait, mais je ne fais rien de cela et je ne sais pas même si je le ferai ici, car il y a ici peu de sujets, et il n'y a personne d'expérience que M. Levêque, mais qui, pour son grand âge, n'est plus capable de faire des missions. »
La maison le rebute par le désordre qui y règne et qui ne s'explique que trop, quatre sortes de personnes s'y trouvent, écrit-il, « pour ne pas dire cinq, dont les buts et les intentions sont tout différents :
1° Il y a cinq personnes dont deux ne peuvent rien faire.
2° Il y a des curés, vicaires ou simples prêtres ou laïcs qui viennent de temps en temps faire leur retraite.
3° U y a quelques prêtres et chanoines qui y sont pour leur vie en paix.
4° Il y a quelques prêtres, mais un plus grand nombre de jeunes écoliers qui vont en théologie ou en philosophie, dont la plupart portent l'habit laïc ou l'habit court ».
Bref il s'y trouve de tout, excepté ce qu'il est venu y chercher : des missionnaires. Et à quoi prétend-on l'employer ? Au soin spirituel des ecclésiastiques qui logent à demeure ou passent dans la maison. Il n'est point question de travaux apostoliques. L'année suivante, comme il aura donné au cours de l'été une série de petites missions, on lui fera entendre que s'il ne veut pas demeurer à la communauté pour s'occuper des ecclésiastiques, il n'a qu'à aller chercher fortune ailleurs. Voici en effet ce qu'il écrivait le 6 septembre 1701 à M. Leschassier : «M. Levêque m'a témoigné que puisque le bon Dieu ne m'appelait pas à demeurer constamment dans la communauté pour y travailler au salut des ecclésiastiques, je devais chercher quelque lieu où me retirer de temps en temps après les petites missions que l'obéissance me prescrivait ; il m'a cependant dit qu'il me donnerait volontiers une petite chambre, mais je doute si c'est du fond du cœur».[30] Il fallait à notre saint une foi bien ancrée en M. Leschassier et toute sa volonté d'obéissance pour continuer à se confier à un homme qui l'avait si mal engagé. La Providence va le mettre dans sa voie par une rencontre assez inattendue.
Le dimanche 24 avril 1701, il recevait de l'abbaye de Fontevrault une lettre de sa sœur Sylvie lui annonçant sa prise d'habit pour le mardi suivant. La postulante l'invitait à la cérémonie sur l'ordre de sa bienfaitrice, Mme de Montespan, la favorite royale déchue et pénitente, dont la sœur Gabrielle de Rochechouart gouvernait le monastère. Ecrivant le 4 mai à M. Leschassier : « Pendant deux jours je demeurai à Fontevrault, lui mandait-il ; j'eus l'honneur d'avoir plusieurs conférences avec Madame de Montespan ». La grande dame l'ayant interrogé sur ses desseins : « Je suivrai l'attrait que vous savez que j'ai de travailler au salut des pauvres, mes frères », lui répondit-il. Elle l'approuva fort, lui offrit un canonicat, « de quoi, je la remerciai humblement et promptement, lui alléguant que je ne voulais jamais changer la divine providence pour un canonicat ou bénéfice. A ce refus, elle me dit d'aller du moins voir Monseigneur de Poitiers pour lui découvrir mes intentions».
Le siège de Poitiers était alors occupé par Mgr. Girard, ancien précepteur des enfants de la favorite. C'est lui qui, au temps qu'il exerçait cette fonction, lui avait recommandé les sœurs de M. de Montfort. L'avis fut pourtant loin d'enthousiasmer celui-ci. « Quoique j'eusse de la répugnance à satisfaire le désir de Madame, tant à cause des vingt-huit lieues de chemin qu'il fallait encore que je fisse, que pour bien d'autres raisons, je lui obéis pourtant aveuglément pour faire la sainte volonté de Dieu, que je regardais uniquement ». Il arrive à Poitiers, l'évêque étant à Niort et ne devant rentrer que dans quatre jours. S'étant mis alors en retraite dans une petite chambre, « Je m'avisai pourtant, dit-il, d'aller à l'hôpital pour servir les pauvres corporellement, si je ne le pouvais spirituellement ». C'est là que la Providence l'attendait. « J'entrai pour prier Dieu dans leur petite église où quatre heures environ que j'y passai en attendant le souper me parurent cependant bien courtes. Elles parurent cependant bien longues à quelques pauvres qui, m'ayant vu à genoux et avec des habits si conformes aux leurs, allèrent le dire aux autres, et s'entre-excitèrent les uns les autres à boursiller pour me faire l'aumône ; les uns donnèrent plus, les autres moins, les plus pauvres un denier, les plus riches un sou. Tout cela se passa sans que je le susse. Je sortis ensuite de l'église pour demander quand on souperait, et en même temps la permission de servir les pauvres à table, mais je fus bien trompé, d'un côté ayant appris qu'ils ne mangeaient point en communauté, et de l'autre ayant appris qu'on voulait me faire l'aumône et qu'on avait donné ordre au portier de ne pas me laisser sortir. Je bénis Dieu mille fois de passer pour pauvre et d'en porter les glorieuses livrées. Je remerciai mes frères de leur bonne volonté. Ils m'ont depuis ce temps-là pris en telle affection qu'ils disent publiquement que je serai leur prêtre, c'est-à-dire leur directeur, car il n'y en a point de fixe dans l'hôpital depuis un temps considérable, tant il est pauvre et abandonné».
Ces malheureux ont voulu lui faire l'aumône, c'est donc qu'ils ne l'ont pas pris pour un pauvre volontaire, ce qu'ils étaient d'ailleurs incapables d'imaginer, mais sinon tout à fait pour un malchanceux comme eux du moins pour un saint homme malhabile à se concilier les faveurs de la fortune ». A défaut d'autres talents, il saura, se disent-ils, les comprendre et les consoler. Avec le produit de leur collecte, ils pensent gagner sa sympathie et le retenir parmi eux. Grandet, dont la source est autre que cette lettre à M. Leschassier qu'il ignore, souligne leur insistance. M. Grignion eut beau se débattre, il ne réussit à se faire ouvrir la porte qu'en leur donnant quelque espoir. « Lorsqu'ils virent qu'il se levait pour sortir de l'église, raconte en effet l'historien, ils furent au-devant de lui, fermèrent la porte pour l'empêcher de sortir et le prièrent instamment de rester parmi eux pour servir l'hôpital : non seulement il s'en excusa par humilité» s'estimant indigne de cet emploi, mais encore parce qu'il était obligé de faire un voyage à Paris pour des affaires de conséquence[31] ; néanmoins comme son grand attrait était pour soulager et servir les pauvres, il consentit à demeurer quelques mois avec eux, si Mgr. l'évêque de Poitiers l'avait pour agréable ». Ce n'est pas quelques mois, mais trois ans que notre saint demeurera dans cette « pauvre Babylone » où l'attendait un grand dessein de Dieu.
« Quand Mgr de Poitiers fut revenu, continue-t-il dans sa lettre, j'allai le visiter et lui dis en peu de mots ce que Madame m'avait ordonné. II m'écouta et me remercia assez sèchement : ce que je demandais ». Ainsi il se croit quitte et ne pense sans doute qu'à retourner immédiatement à Nantes pour chercher ailleurs, probablement du côté de M. Leuduger, comme il en avait déjà parlé à son directeur. Mais les pauvres ne l'ont pas lâché. « Au nom de tous », le supérieur et la supérieure de l'hôpital ont présenté une requête à M. l'abbé de Bournat, frère de Monseigneur. Le prélat le rappelle, lui parle cette fois « plus paisiblement » et lui ordonne de consulter M. Leschassier. D'où la lettre à laquelle nous venons d'emprunter nos citations. Tout en protestant de son entière soumission à son père spirituel, il continue à se défendre contre l'insistance des pauvres. « Je vous dirai, mon cher Père, que j'ai, à la vérité, beaucoup d'inclination à travailler au salut des pauvres en général, mais non pas tant de me fixer et de m'attacher dans un hôpital. Je me mets pourtant dans une entière indifférence, ne désirant que faire la sainte volonté de Dieu, et je sacrifierais volontiers mon temps, ma santé et ma vie même pour le salut des pauvres de cet hôpital abandonné, si vous le jugez à propos ».
 
De son côté, Mgr. Girard se renseignait auprès de M. Leschassier. Nous avons déjà relaté en partie la réponse du sulpicien, rendant hommage aux vertus de son dirigé, mais relevant son extérieur singulier, son grand zèle et son peu d'expérience.
Cependant M. Grignion est retourné à Nantes où l'on se décide enfin à l'employer. Le 5 juillet (1701) il en informe son directeur. Nouvelle lettre le 6 septembre : « Je travaille depuis trois mois sans relâche dans plusieurs paroisses où M. Levêque et M. des Jonchères (Grand Vicaire) m'ont envoyé ». Seulement les pauvres de Poitiers n'en démordent pas. Ils ont mis en mouvement l'évêque lui-même et la puissante marquise. C'est ce qui a motivé cette dernière missive : « Les prières instantes et continuelles des pauvres de l'hôpital de Poitiers jointes au désir de Mgr. de Poitiers et de Mme de Montespan, de qui mes sœurs dépendent beaucoup m'obligent à vous importuner encore ». A cette insistance, il oppose qu'il n'a point d'inclination à se renfermer. Il considère cependant que l'évêché de Poitiers a beaucoup plus besoin d'ouvriers que celui de Nantes. « Mais on ne m'appelle pas pour le public... L'espérance que je pourrais avoir de m'étendre, avec le temps, dans la ville et la campagne... peut seule me donner quelque inclination d'aller à l'hôpital ».
M. Leschassier ne pouvait s'opposer à d'aussi hautes instances. Sa réponse laissait toute liberté à son dirigé d'accepter les offres de Mgr Girard, lui recommandant toutefois de suivre « les règles ordinaires » et ne s'en écarter nullement « sous prétexte de dévotion », sans avoir pris conseil.
L'avant-dernière semaine d'octobre, M. Grignion, ayant distribué aux pauvres l'argent que M. Levêque lui avait donné pour son voyage, arrivait à Poitiers, où le prélat le recevait « à bras ouverts », le faisait loger au petit séminaire en attendant que se réunît le conseil d'administration de l'hôpital, et l'autorisait à faire le catéchisme aux mendiants de la ville. Le jeune apôtre n'en demandait pas plus. Deux mois de liberté vont lui suffire pour remuer tout Poitiers. Il n'est pas là depuis quinze jours qu'il écrit à son directeur : « Je vais voir et exhorter les prison­niers dans les prisons et les malades dans les hôpitaux, en leur faisant part des aumônes que l'on me donne ». Grandet qui tient ses renseignements d'ailleurs, écrit au sujet de ces pauvres des hôpitaux : « Il leur parlait avec autant de respect que s'ils avaient été des princes, regardant Jésus-Christ en leurs personnes. Il les prêchait et catéchisait matin et soir ». Puis le voilà par les rues en quête des mendiants. Il les réunit d'abord dans une pauvre chapelle, mais bientôt la foule accourt et il doit se transporter sous les halles avec son auditoire. Dans l'église de Saint-Porchaire, paroisse sur laquelle le petit séminaire est situé, les pénitents se pressent à la porte de son confessionnal.
L'année suivante, le 4 juillet, après un long silence, il adressera à son père spirituel tout un journal sur les événements. « Monseigneur, importuné par les cris et les désirs empressés des pauvres, écrira-t-il, me donna à eux à peu près à la Toussaint. J'entrai dans ce pauvre hôpital ou plutôt cette pauvre Babylone avec une ferme résolution de porter avec Jésus-Christ, mon Maître, les croix que je prévoyais me devoir arriver si l'ouvrage était de Dieu. Ce que plusieurs personnes ecclésiastiques et expérimentées de la ville me dirent pour me détourner d'aller dans cette maison de désordre ne fit qu'augmenter mon courage pour entreprendre cet ouvrage, malgré ma propre inclination qui a toujours été et qui est encore pour les missions». Tant de misères physiques et morales à soulager et de croix en perspective ont eu raison de ses hésitations. Nous devons donc nous attendre qu'il ne fera rien pour éviter les difficultés. Ce qu'il espère, c'est de changer, avec l'assistance de la Sainte Vierge, une maison de trouble et de pauvreté où la paix ne règne point, où le bien spirituel et temporel manque, en une maison sainte, riche et paisible. (Lettre du 3 novembre 1701). II n'a pas sacrifié momentanément le travail capital des missions pour une demi-réforme. D'autres tâches l'appellent et il ne tient nullement à rester enfermé. Si l'on ne veut point passer par ses exigences qu'on lui donne son congé.
Continuant sa lettre : « A mon entrée, dit-il, les supérieurs et les inférieurs de l'hôpital et toute la ville même (Poitiers comptait alors quelque dix-huit mille habitants) furent dans la joie, me regardant comme une personne donnée de Dieu pour réformer cette maison ».
Quatre cents pauvres des deux sexes, enfants, adolescents, adultes, vieillards, les uns reçus à leur propre demande, les autres entrés à leur corps défendant. Beaucoup de mauvaise graine, de paresseux, d'ivrognes, de paillards, de querelleurs, de demi-brutes. Les enfants ont un maître d'école. Aux jeunes gens, des artisans mettent un métier en main dans les manufacture» de l'établissement. Les jeunes filles sont formées dans les emplois aux soins du ménage, à la coupe, à la couture, au repassage. Les autres hospitalisés valides sont occupés selon leurs forces aux grosses ou menues besognes.
Le Bureau administratif, composé partie d'ecclésiastiques partie de laïcs, est présidé par l'évêque. Les Intendants des manufactures, de la nourriture, des bâtiments sont gens entendus, consciencieux, mais jaloux de leur autorité. Logent à l'hôpital les Gouvernantes, au nombre de six, dont la supérieure. Ce sont personnes veuves ou célibataires, de bonne famille, qui se sont données pour la vie au service des pauvres, pourvoient elles-mêmes à leurs frais d'entretien et n'ont convenu d'autre salaire que le droit de finir leurs jours dans cet asile. Leur nom ne trompe pas : ce sont elles pratiquement qui gouvernent, et la tâche est manifestement au-dessus de leurs moyens. Il y a bien un règlement assez raide d'ailleurs, mais voudraient-elles le faire observer qu'elles en seraient incapables. Elles n'ont reçu aucune formation. Quel sens ont-elles de l'organisation ? Elles n'ont point voué d'obéissance à leur supérieure. Elles se sont données aux pauvres, mais non pas corps et âme. Ce leur est un bonheur de sortir en ville et d'y entretenir des relations, d'échapper pour un moment à ces tristes murs où elles n'entendent que plaintes et ne voient que misères. Toutes conditions qui les font céder trop facilement à la loi du moindre effort. Point de réfectoires, et les cuisines ne sont utilisées que pour le service de ces Demoiselles et des malades. Les pauvres valides n'ont de nourriture assurée que du pain : une boule d'une livre de pain bis par jour, ration égale pour tous. Encore, pour moins d'embarras, la distribution se fait-elle dans les cours, dès le matin. Les jeunes gens pourvus d'un grand appétit et peu soucieux de s'encombrer de réserves, engloutissent le tout sur l'heure, jeûnant le reste du jour et s'affaiblissent ; plusieurs même tombent gravement malades.
Notre aumônier juge immédiatement qu'avec les santés délabrées et des estomacs qui crient famine, toute réforme est impossible. Economiser et trouver des ressources, tel est le premier point de son programme. Il intervient auprès des administrateurs et obtient que la boulangerie de l'établissement remplace les petits pains par de grosses miches dont chaque pauvre recevra, au déjeuner, au dîner, au goûter et au souper, un morceau proportionné à son âge et à ses besoins ; qu'ensuite tous les pauvres aient à se mettre à table pour le dîner et le souper, où un potage leur sera servi ; enfin qu'il puisse aller lui-même quêter par la ville pour améliorer leur ordinaire. Ce grand amant de la pauvreté, doué du sens des choses, n'a-t-il pas, on s'en souvient, écrit à M. Leschassier, qu'il espérait transformer cette maison de trouble et d'indigence en une maison sainte, riche et paisible. Il se plaindra à son père spirituel que presque tous les administrateurs, au lieu de punir les vices et de corriger les désordres, ne pensent qu'au bien temporel de la maison. Mais comment en irait-il autrement devant un budget en perpétuel déficit ? Avec quelques pauvres qui conduisent par la bride le bourricot de l'établissement, flanqué de paniers, il va frapper à la porte des maisons bourgeoises et revient avec force reliefs. Bientôt grâce au réveil de la charité publique, d'abondantes aumônes vont suivre. Mais il a fallu organiser des réfectoires, constituer une équipe d'aide-cuisinières, remettre en service les marmites. Surcroît de travail pour Mesdemoiselles les Gouvernantes et surtout dérangement de chères habitudes devenues pour les anciennes une seconde nature.
 
Vraiment le nouvel aumônier n'est pas de tout repos. Elles qui l'avaient accueilli avec tant de joie, comptant bien qu'un si saint homme tout confit de dévotion et si ami de la pauvreté évangélique s'en tiendrait à son rôle spirituel, prêcherait aux pauvres la résignation, mettrait un terme aux ivrogneries, aux querelles, aux révoltes et ferait régner la paix et la tranquillité ; que surtout, jeune et sans expérience, il n'entreprendrait rien sans les consulter, aurait égard à leur âge et s'appliquerait à alléger leur tâche. Et voilà qu'il s'occupe du temporel, se mêle de tout, a l'œil à tout, met la main à tout, qu'on ne peut faire un pas sans risquer de le rencontrer, dans les dortoirs où il vide les bassins des alités, dans les cours où il balaie les ordures, à la cuisine où il lave la vaisselle, au réfectoire où il s'est chargé du soin des tables, servant les pauvres et veillant à ce que ce qui a été prévu pour l'amélioration de l'ordinaire soit ponctuellement exécuté. Il ne leur demande jamais leur avis, et c'est sans doute pour éviter des tête-à-tête gênants qu'il a, dès le premier jour, malgré leurs invitations pressantes, refusé de prendre ses repas avec elles.
 
Il faut lire ici un long passage de cette lettre du 7 juillet 1702 à M. Leschassier. Le silence étonnant que garde notre saint sur une certaine affaire pose un problème dont Grandet nous fournira la solution.
« Les Supérieurs de l'hôpital avec qui j'agissais de concert et plus en obéissant qu'en commandant me donnèrent d'abord les mains pour l'exécution et l'observation de la règle que je désirais introduire. Monseigneur même et tout le bureau furent les premiers à m'autoriser et me permirent de faire manger les pauvres au réfectoire, et de leur aller quêter quelque chose par la ville pour manger avec leur pain sec ; ce que je fis pendant trois mois, non sans beaucoup de rebuts et de contradictions qui s'augmentèrent de jour à autre de telle sorte que par le moyen d'un appelé N... et de Mademoiselle la supérieure de l'hôpital, je fus contraint, par obéissance à notre Vicaire Général, d'abandonner le soin de ces tables, qui contribuaient beaucoup au bon ordre de la maison. Ce monsieur, aigri contre moi, sans aucun légitime fondement que je sache, me rebutait, contrariait et outrageait sans cesse dans la maison, et me décriait dans ma conduite par la ville, chez les administrateurs ; ce qui anima étrangement tous les pauvres qui m'aimaient tous, hormis quelques libertins et libertines ligués avec lui contre moi. Pendant cette bourrasque, je gardais le silence et la retraite, remettant entièrement ma cause entre les mains de Dieu et n'espérant qu'en son secours, malgré les avis contraires qu'on me donnait. J'allai pour cet effet faire une retraite de huit jours aux jésuites. Là, je fus rempli d'une grande confiance en Dieu et en sa Sainte Mère, qui prendrait évidemment ma cause entre ses mains. Je ne fus pas trompé dans mon attente. Au sortir de la retraite, je trouvai ce monsieur malade ; il mourut quelques jours après. La Supérieure, jeune et vigoureuse, le suivit en six jours. Plus de quatre-vingts pauvres tombèrent malades ; plusieurs moururent. Toute la ville croyait que la peste était dans l'hôpital et disait publiquement que la malédiction était sur cette maison. Parmi tous ces malades et tous ces morts que j'assistais, moi seul je ne fus point malade. Depuis la mort de ces supérieurs, j'ai encore de plus grandes persécutions. Un pauvre, élevé et orgueilleux, s'est mis dans l'hôpital à la tête de quelques libertins pour me contredire, plaidant sa cause auprès des administrateurs, et me condamnant dans ma conduite parce que je leur dis hardiment quoique doucement leurs vérités, qui sont des ivrogneries, des querelles et des scandales ».
Il est clair que la supérieure et M. N... (évidemment l'économe) n'attendaient pour tenter de se débarrasser de l'aumônier que la mort de Mgr. Girard, survenue le 7 mars 1702. Le Vicaire Général qui annule ainsi d'autorité les facultés accordées par l'évêque ne peut être en effet qu'un vicaire capitulaire. Mais M. Grignion ne dit pas tout. Il se tait sur la cause principale de la persécution. S'il rêvait d'une « pauvre compagnie de bons prêtres », il avait encore un autre projet en tête. Depuis combien de temps ? Dieu le sait. Mais ce projet dut prendre forme et espoir dès les premières semaines de son entrée à l'hôpital, ou même avant. Si l'homme n'avait aucun goût à se laisser enfermer entre quatre murs, sa pensée encore bien moins. Que dit Grandet (p. 67) ? Après avoir noté les réparations que, grâce à de larges aumônes, M. Grignion put effectuer à la maison et à la chapelle de l'hôpital, l'historien continue : « Mais comme il était persuadé que c'était en vain que les hommes travaillent à conserver et augmenter au-dehors les maisons matérielles, s'il ne s'appliquent à soutenir le dedans de l'édifice spirituel par les règlements sages des personnes qui les gouvernent, il fut inspiré d’en faire un pour les Hospitalières de l'hôpital général de Poitiers, qui fût non seulement utile pour la perfection particulière de celles qui y demeuraient, mais encore pour d'autres filles dont les fonctions seraient plus étendues, et qui travailleraient ailleurs à instruire les petites filles dans les écoles chrétiennes, à faire faire des retraites aux personnes de leur sexe, et à soulager les pauvres et les malades des paroisses où elles seraient appelées. C'était là le plan qu'il s'était formé d'une Congrégation de Filles qu'il voulait dédier à la Sagesse du Verbe incarné, pour confondre la fausse sagesse des gens du monde, en établissant la folie de l'Evangile parmi elles ; aussi voulut-il qu'elles portassent le beau nom de Filles de la Sagesse. Le règlement qu'il leur prescrivit était fort étendu, nous ne parlerons ici que de ce qui regarde leur conduite dans les hôpitaux».
Suivent cinq pages résumant en quatorze articles ce qui concerne l'admission, le noviciat, la profession, la pratique des vœux, la règle.
« M. de Montfort, continue l'historien (p. 74), proposa ce règlement à M. l'évêque de Poitiers et aux administrateurs de l'hôpital, qui le trouvèrent fort sage, et très propre à conduire les Hospitalières à une haute perfection ; la difficulté était de le faire agréer et accepter par six demoiselles qui gouvernaient l'hôpital avec un économe. Il le leur proposa, il y trouva une opposition étrange : ce changement d'habits et les vœux simples ne furent point de leur goût ; en un mot, elles dirent qu'elles ne s'y soumettraient jamais. M. L'évêque et MM. les administrateurs ne voulurent pas les y contraindre et ils jugèrent à propos d'attendre que la grâce de Dieu jointe à leurs réflexions, les persuadât d'embrasser un Institut qui leur paraissait nouveau quoique saint. Dieu sembla faciliter l'exécution du dessein de M. de Montfort en retirant de ce monde trois de ces demoiselles qui paraissaient les plus opposées à ce règlement. Les trois autres regardèrent leur mort subite comme une punition de leur résistance et vinrent en demander pardon à M. de Montfort. »
Arrêtons là notre citation. Nous aurons bientôt à la reprendre. Il n'est pas sûr que le règlement d'où Grandet à tiré, en les résumant, les quatorze articles, soit exactement celui qui fut proposé. L'historien a pu l'emprunter à un texte plus étendu, élaboré un peu plus tard. Mais rien ne permet de révoquer en doute l'exactitude de ses informations touchant la cause principale de la « bourrasque », à savoir le projet de fondation d'un Institut religieux. Comment se fait-il que M. Grignion, qui s'ouvre de tout à son père spirituel, ne lui souffle mot de cette importante affaire, qu'il ne fasse même pas allusion au mécontentement qu'elle provoqua chez les Gouvernantes et donne non pas à ces demoiselles mais à M. N... le premier rôle dans l'agitation créée contre lui. Même en admettant qu'à cette date du 4 juillet où il écrivait sa lettre, il se fût déjà proposé d'aller au plus tôt à Paris, au secours de sa sœur Louise-Guyonne[32], et de profiter de l'occasion pour voir M. Leschassier, son silence n'en suggérait pas moins qu'il y avait dans cette affaire de fondation un secret qu'il ne voulait point confier au papier. Lors de son voyage, il ne put manquer d'aller au moins saluer son directeur. Est-ce à ce moment et non pas au voyage de l'année suivante qu'il lui fallut pousser jusqu'à Issy, ou trouva-t-il, ce qui semble bien plutôt, le supérieur au séminaire ? A Issy, on sait que le sulpicien ne voulut « ni lui parler ni l'entendre » ; au séminaire, il serait bien étonnant que l'aumônier se fût expliqué sur son dessein, ce qu'il allait entreprendre à son retour, vers la fin d'octobre, n'ayant sûrement pas été soumis à l'approbation du prudent et conformiste M. Leschassier.
Le voilà donc revenu à Poitiers. Les Gouvernantes, dont le nombre a été complété, sont bien convaincues que le projet de fondation a été dûment enterré. Il ne semble pas que, pour connaître leurs dispositions, M. Grignion ait dû tâter le terrain auprès de la nouvelle supérieure. Ces demoiselles que les pauvres honoraient du nom de « Sœurs » refusaient cet autre honneur qu'il leur avait proposé, non seulement de mériter pleinement ce beau nom par la profession religieuse, mais encore d'être les premières pierres d'un Institut hospitalier. Qu'à cela ne tienne ! L'hôpital n'est pas riche en filles nettes de disgrâces physiques. Au-dessus de quatorze ans ne restent que des infirmes, les autres ayant toutes été placées comme le prévoit le règlement. Rien de plus propre à son dessein. « Il choisit, dit Grandet (p. 75), les filles de la maison qui avaient le moins de santé, mais qui en récompense avaient le plus de vertus ; il les mit dans un appartement séparé, leur associa trois filles de condition de la ville qui avaient beaucoup de piété, leur donna pour supérieure une des plus pauvres filles de la maison, qui avait un esprit et une vertu très distinguée, et leur fit prendre à toutes l'habit et la coiffure dont nous venons de parler, et pratiquer toutes les règles prescrites par le Noviciat ». Ajoutons que la supérieure était aveugle et qu'au-dessus de la porte de la pièce mise à la disposition du petit groupe par les administrateurs, il cloua cet écriteau : La Sagesse.
 
On pense bien que la riposte ne se fit pas attendre. Les membres de ce petit cénacle, une quinzaine en tout, étaient admis à la communion quotidienne, faveur qui, d'après l'opinion courante et au jugement même de l'homme de Dieu, supposait une vertu peu commune. Plainte au nouvel évêque, Mgr. de la Poype, qui limite d'abord la communion aux seuls dimanches, puis finit par donner raison à l'aumônier. On se rabat sur les cierges qu'il fait brûler devant la statue de la Sainte Vierge, même pendant le Saint Sacrifice ; sur la lampe qu'il y entretient en concurrence avec la veilleuse du tabernacle. Loin de s'appliquer à calmer certaines filles dépitées de n'avoir pas été jugées dignes d'entrer dans ce groupe d'élues, les Gouvernantes soufflent sur le feu. Enfin, cette petite communauté mettait le trouble dans l'hôpital, la présence de deux supérieures créant des conflits d'autorité. On harcèle tellement les administrateurs qu'au mois de mars suivant 1703, ces messieurs, pour avoir la paix, supprimaient la Congrégation. Elle n'avait duré que quelques lunes. Bref, on s'agite si bien qu'une retraite devant se donner dans la chapelle de l'hôpital, comme l'aumônier se préparait à monter en chaire pour en faire l'ouverture, un ordre vint de la part de l'évêque, lui interdisant de prêcher. L'affaire était entendue. Peu après, ayant consulté son confesseur, le Père de la Tour, et sa fille spirituelle dont nous allons parler incessamment, il reprenait son bâton et regagnait Paris sans esprit de retour. « Mon Maître m'y a conduit comme malgré moi », écrira-t-il. Mais les pauvres ne l'entendront pas ainsi.
Peu de temps après son arrivée, dans une lettre qui doit être de mai suivant, car il y demandait qu'on fit des prières jusqu'à la Pentecôte, laquelle fête tombait, cette année-là, le 27 de ce mois, il faisait savoir à sa fille spirituelle qu'il était « à l'hôpital général (la Salpêtrière), avec cinq mille pauvres pour les faire vivre en Dieu et y mourir à moi-même ». Vingt-trois aumôniers se dépensaient alors dans ce vaste établissement. Il trancha si bien sur eux tous que les administrateurs en prirent ombrage. Après quatre ou cinq mois, il trouva un soir, dit Grandet (P. 57), son congé par écrit sous son couvert comme « il allait se mettre à table pour manger un morceau de pain ». Le lendemain, après avoir distribué aux pauvres les petits meubles et tout ce dont on lui avait fait cadeau, il se retirait, échangeant avant de franchir le seuil, le chapeau neuf qu'on venait de lui donner contre le vieux du portier.
Ayant peut-être, comme à son premier voyage, son repas quotidien, « la part du pauvre », assuré chez les Filles du Saint-Sacrement, il s'en va loger rue du Pot de Fer, près des jésuites, dans un réduit ménagé sous un escalier. A quoi s'occupe-t-il lorsqu'il est hors de cet ermitage où il vaque à la seule pensée de Dieu ? Nous n'avons aucun renseignement là-dessus. Il a certainement des entretiens avec son ancien condisciple de Rennes, Claude Poulard des Places, qui, le 20 mai de cette même année, inaugure, rue des Cordiers, le Séminaire des pauvres écoliers et lui promettra de lui préparer des missionnaires. Dans cette lettre de la Salpétrière, il se défendait d'être retenu dans la Capitale par des desseins temporels, mais s'il demandait à sa fille spirituelle qu'elle fît « entrer dans un parti de prière quelques bonnes âmes, particulièrement jusqu'à la Pentecôte », c'est qu'il avait sans doute quelque sainte entreprise en tête. Toujours est-il qu'il fait beaucoup parler de lui. C'est à ce moment que se répandent sur son compte ces bruits stupides dont nous avons parlé et dont son ami Blain lui-même eut peine à se défendre. « Les hommes et les diables me font dans cette grande ville de Paris une guerre bien aimable et bien douce, écrira-t-il quelques mois plus tard. Qu'on me calomnie, qu'on me raille ! qu'on déchire ma réputation ! qu'on me mette en prison ! (le lecteur se souvient du bruit qui courut que l'officialité l'avait incarcéré). Que ces dons sont précieux ! Que ces mets sont délicats ! Que ces grandeurs sont charmantes » ! ...« Je ne connais plus d'amis ici que Dieu seul », avait-il déjà écrit de la Salpétrière. Cependant, quelqu'un va penser à lui et venir le tirer de sa soupente pour une œuvre peu ordinaire.
Au flanc oriental du Mont-Valérien était accroché un ermitage, sorte de Trappe, où la paix ne régnait plus. On conseilla au supérieur d'aller quérir le reclus de la rue du Pot de Fer. « Le serviteur de Dieu, écrit Blain, (Ch. LVIII), partit aussitôt dans un temps d'hiver fort âpre et rigoureux pour aller sur cette montagne, la plus élevée des environs de Paris,... où les intempéries des saisons se font sentir plus que partout ailleurs. Son recueillement, son esprit d'oraison, sa ferveur, sa mortification étonnèrent ces bons frères... Ces solitaires si austères ne paraissaient plus l'être devant lui. Ils le voyaient entre les exercices communs à la chapelle, toujours à genoux et en oraison, glacé et tremblant de froid, parce que sa pauvre soutane et peut-être quelque mauvaise camisole ne pouvait pas l'échauffer... Us en eurent pitié et le prièrent de prendre un de leurs habits. Ainsi l'homme de Dieu, revêtu de la robe blanche de ces ermites, paraissait et vivait parmi eux comme l'un d'eux ». L'hiver terminé et la paix rétablie, il rentra dans Paris.
Or, pendant qu'il édifiait ainsi ces solitaires, deux lettres lui étaient envoyées de l'évêché de Poitiers. Pressé par les pauvres, Mgr. de la Poype le redemandait. Ne reçut-il pas ces messages ou, pris par sa mission, différa-t-il d'y répondre ? En tout cas, les pauvres, ne voyant rien venir, s'impatientèrent, et l'un d'eux, qui ne manquait pas d'esprit ni d'éloquence, prit sa plume et adressa à M. Leschassier une longue supplique :
 
« Par la mort et la passion de Jésus,
Monsieur,
Nous, quatre cents pauvres, vous supplions très humblement, par le plus grand amour et la gloire de Dieu, nous faire venir notre vénérable pasteur, celui qui aime tant les pauvres, M. Grignion. Hélas ! Monsieur, nous ressentons plus que jamais la perte que nous avons faite pour le salut de nos âmes. Car, pour les biens de ce monde, ce n'est pas ce qui nous inquiète. La Providence fournit à nos besoins, et nous croyons que par nos prières, il nous a obtenu de Dieu une nouvelle supérieure qui a toutes les conditions qu'on peut souhaiter pour les choses temporelles... Le démon n'en veut qu'à nos âmes, et pour cela, il a remué toutes sortes de machines et de tentations pour faire échouer l'œuvre de Dieu et faire en aller celui qui faisait tant de conquêtes au bon Jésus...
Mais, mon très cher Monsieur, nos besoins pressants ne toucheraient-ils pas votre cœur, qui aime Dieu et sa gloire et le salut des âmes ? Vous en auriez une grande gloire dans le ciel : quel grand bien vous feriez de nous envoyer notre ange...
Seigneur ! s'il était ici, avec notre nouvelle supérieure, quels règlements et quelle justice ne ferait-il pas observer dans cette maison ! Pardon, mon bon Monsieur, de la hardiesse que nous prenons ; c'est notre indigence de toute manière qui nous fait vous importuner, et les grandes peines que nous avons.
II y a quelques-uns de nos bons pauvres qui disent avoir vu le démon se moquer et rire de nous, d'avoir été victorieux, mais vous savez mieux que nous que l'œuvre du Seigneur est toujours combattue par ce malheureux qui tâche de nous perdre par ses grandes tentations.
Enfin, mon Dieu, consolez-nous et nous pardonnez nos grands péchés qui nous ont attiré pareille disgrâce. Si nous pouvons une fois le revoir, nous serons plus obéissants et fidèles à nous donner à notre bon Dieu, et le prierons, Monsieur, de vous conserver et augmenter les bénédictions et la persévérance finale.
 
« Les pauvres de Poitiers ».
 
Ces malheureux avaient pris le bon moyen : le saint aumônier ne put résister à leur cri. La lettre était partie le 9 mars ; avant la fête de Pâques, qui tombait, cette année 1704, le 23 de ce mois, il était à Poitiers. Les pauvres, à l'hôpital, lui font une réception triomphale. On l'entoure, on le presse, c'est à qui pourra lui baiser les mains. Dans la grande cour, on allume des feux de joie. Les administrateurs se montrent pareillement accueillants, sentant bien qu'ils ne peuvent faire fond que sur lui, instruits de plus, par les échecs précédents, de la nécessité de lui accorder pleins pouvoirs pour réaliser les réformes, ils le nomment directeur de l'hôpital. Il reprend sa tâche avec la même ardeur. Existait un très sage règlement édicté huit-ans plus tôt, mais tombé dans un complet oubli. Il essaie de le remettre en vigueur, en le faisant sanctionner par l'évêque. Profitant de l'autorité qu'on lui a donnée sur le temporel, il restaure la chapelle et répare les bâtiments. Pourquoi au bout d'un an, conseil pris de Mgr. de la Poype, du P. de la Tour, son confesseur, et de sa fille spirituelle, jugea-t-il bon de se retirer, cette fois, définitivement ? Quelles difficultés insurmontables avait-il rencontrées ? On imagine sans peine qu'avec ce corps de gouvernantes qui tenait pratiquement en main tous les services, une réforme sérieuse et durable s'avérait impossible. La seule solution était un Institut religieux. Il n'en avait pas abandonné le projet. Cela se voyait même assez, trop peut-être, pour qu'on n'intriguât pas. De la petite société dissoute demeuraient quelques pierres d'attente. Trouva-t-il que ces éléments étaient bien jeunes et qu'il valait mieux patienter ? C'est ce qui semble le plus probable. Il n'avait donc plus qu'à s'éloigner.
Assurément, ces années n'avaient pas été stériles en fruits spirituels. Déjà dans sa longue lettre du 7 juillet 1702 où il parle de la « bourrasque », il pouvait dire à M. Leschassier, après huit mois de séjour à l'hôpital : « Il est vrai pourtant, mon cher Père, que parmi tous ces troubles et contradictions que je ne dis qu'en gros, Dieu s'est voulu servir de moi pour faire de grandes conversions dans la maison et hors de la maison. L'heure du lever, du coucher, de la prière vocale, du chapelet en commun, du réfectoire en commun, des cantiques et même de l'oraison mentale, pour ceux qui le veulent, subsiste encore maintenant, malgré les contradictions. Depuis que je suis ici, j'ai été dans une mission perpétuelle, confessant presque toujours, depuis le matin jusqu'au soir et donnant des conseils à une infinité de personnes... J'oubliais de vous dire que je fais une conférence toutes les semaines aux treize ou quatorze écoliers qui sont l'élite du collège ».
Grandet, qui détaille (p. 32) les pratiques auxquelles l'homme de Dieu entraînait ces jeunes gens, dit de cette petite société qu'elle « fit des fruits admirables ». Dans une lettre de 1719[33], Le Normand, procureur du Roi au Présidial de Poitiers, qui fit partie de cette « Congrégation », déclare que ceux qui surent profiter des exhortations de M. de Montfort ont vécu avec autant de dévotion et d'édification qu'il en avait lui-même. Il dit avoir connaissance que deux de ces associés ont toujours porté comme lui le cilice et mortifié leur corps par les peines les plus dures. Le même écrit encore : « Il y a plus de deux cents personnes qu'il a sanctifiées dans cette ville ».
Il n'en reste pas moins qu'un historien à courtes vues enregistrera comme un échec l'effort de l'aumônier à l'intérieur de l'hôpital, regrettant qu'il n'ait pas tenu compte davantage de la situation et visé à un résultat plus modeste. Comme nous le verrons tout à l'heure, ce n'est rien comprendre au véritable dessein de l'homme de Dieu.[34]
 
28 août 1701
Préparez-vous à la mort qui vous talonne par beaucoup de tribulations, souffrez-les chrétiennement comme vous faites. Il faut souffrir et porter sa croix tous les jours : il est nécessaire, il vous est infiniment avantageux d'être appauvrie jusqu'à l'hôpital, si c'est la volonté de notre grand Dieu ; d'être méprisée jusqu’a être délaissée de tout le monde et de mourir en vivant. Quoique je ne vous écrive pas, je ne vous oublie pas dans mes prières et sacrifices, je vous aime et honore d'autant plus parfaitement que ni la chair, ni le sang, n'y ont plus de part. Ne m'embarrassez point de mes frères et sœurs ; j'ai fait pour eux ce que Dieu a demandé de moi par charité ; je n'ai pour le présent aucun bien temporel à leur faire, étant plus pauvre que tous. Je les remets avec toute la famille entre les mains de Celui qui l'a créée.
Qu'on me regarde comme un mort, je le répète, afin qu'on s'en souvienne, qu'on me regarde comme un homme mort. Je ne prétends rien avoir, ni toucher de la famille dont Jésus-Christ m'a fait naître. Je renonce à tout, hormis mon titre, parce que l'Eglise me le défend ; mes biens, ma patrie, mon père et ma mère sont là-haut ; je ne reconnais plus personne selon la chair. Il est vrai que je vous ai, et à mon père, de grandes obligations pour m'avoir mis au monde, pour m'avoir nourri et élevé dans la crainte de Dieu, et rendu une infinité de bons services ; c'est de quoi je vous rends mille actions de grâces et c'est pourquoi je prie tous les jours pour votre salut, et je le ferai pendant votre vie et après votre mort ; mais de faire autre chose pour vous, rien et moi, c'est la même chose dans mon ancienne famille. Dans la nouvelle famille dont je suis, j'ai épousé la sagesse et la croix, où sont tous mes trésors temporels et éternels, de la terre et des cieux, mais si grands, que, si on les connaissait, Montfort ferait envie aux plus riches et plus puissants rois de la terre.
Personne ne connaît les secrets dont je parle, ou du moins très peu de personnes ; vous les connaîtrez dans l'éternité, si vous avez le bonheur d'être sauvée, car peut-être ne le serez-vous pas ; tremblez et aimez davantage.
Je prie mon père, de la part de mon Père céleste, de ne point toucher la poix, car il en sera gâté ; de ne point manger de la terre car il en sera suffoqué ; de ne point avaler de la fumée, car il en sera étouffé.
La fuite et le mépris du monde, et la dévotion à la Sainte Vierge, avec laquelle je suis tout à vous et à mon père !
Je salue votre ange gardien et suis tout en Jésus et en Marie.
Montfort, prêtre et esclave indigne de Jésus vivant en Marie.

 

CHAPITRE VI
 
 
A L'HOPITAL GENERAL DE POITIERS (Suite)
 
Ce qu'il se proposait secrètement dans ces ébauches si contrariées de congrégation religieuse : y accueillir et y former en vue de l'Institut projeté l'âme d'élite que Dieu lui avait adressée.
 
 
Dans toutes ses tentatives d'organisation, il avait bien autre chose en tête que de pourvoir aux seuls besoins d'un hôpital, fût-il considérable comme celui de Poitiers, et il y a toute apparence que le diable, lui, ne fut pas dupe. Tout n'était peut-être pas illusion chez ces bons pauvres qui disaient, après le premier départ de leur aumônier, avoir vu le démon se moquer et rire de leur déconvenue. Toujours est-il que des phénomènes étranges, qui semblent bien attestés, nous montrent à ce moment l'esprit du mal mis en rage par notre saint et le tourmentant cruellement comme pour le mettre hors de combat. Voici en effet ce que raconte Grandet (p. 86 — 88) :
« Une des sœurs hospitalières (une des Gouvernantes) rend témoignage qu'elle a eu connaissance que le démon lui faisait souvent beaucoup de peine, qu'on l'a entendu à dix heures du soir dans le jardin de l'hôpital crier à haute voix, comme une personne qui se battait avec une autre. Et parce qu'il craignait qu'on ne s'en fût aperçu, il lui demanda le lendemain si elle n'avait entendu personne se plaindre la nuit précédente.
« Une femme, qui gouvernait un Prêtre auprès de la Chapelle, a dit qu'elle l'a entendu plusieurs fois crier et même vu traîner par terre sans pourtant apercevoir la personne qui le traînait et entendait distinctement M. de Montfort qui disait, ô Sainte Vierge, ma bonne mère, venez à mon secours, et ayant su que cette femme en avait connaissance, il lui défendit de dire à qui que ce soit ce qu'elle avait vu et entendu.
« Il fut faire une retraite de dix jours à une maison de campagne que lui prêta une sainte veuve, proche de la ville de Poitiers, paroisse de Saverne ; il n'y mena qu'un clerc de quinze à seize ans... Ce jeune homme digne de foi a assuré qu'il entendit plusieurs fois un grand bruit dans la chambre où le saint homme était seul, comme s'il y eût eu trois ou quatre personnes ensemble qui se fussent battues avec la dernière violence, et qu'au milieu des coups, il entendait distinctement M. de Montfort qui disait à haute voix, je me moque de toi, je ne manquerai point de force et de courage pendant que j'aurai Jésus et Marie avec moi, je me moque de toi».
Et nous ne savons pas tout. Dans la lettre qu'il adressait de Paris à sa fille spirituelle quelque temps après la Pentecôte 1703, à quelles vexations faisait-il allusion quand il avait soin de souligner qu'elles ne lui faisaient grâce pas même la nuit ? Parlant de la divine sagesse qu'il ne cessait d'implorer du ciel : « Ce qui me fait encore dire que je l'aurai, écrivait-il en effet, ce sont les persécutions que j'ai eues et que j'ai tous les jours, jours et nuits ».
Et en face de ces phénomènes diaboliques, une assistance divine non moins extraordinaire ; ce qui montre bien que derrière le conflit humain qui mettait aux prises l'aspirant fondateur et les Gouvernantes, se livrait dans l'invisible un autre combat, tant l'enjeu était d'importance et d'ordre supérieur. Pour voir en effet la main de Dieu dans l'épidémie qui s'abattit sur l'hôpital et emporta trois des gouvernantes récalcitrantes, il n'est pas nécessaire de l'attribuer à des causes surnaturelles. Par ailleurs, deux réflexions de l'homme de Dieu témoignent que, dans cette affaire, il recevait des lumières sur l'avenir. Notons encore, ce qui n'est pas sans intérêt, que ce fut très probablement sur ce chemin mystérieux qui le conduisait de Nantes à Poitiers en passant par Fontevrault, qu'il se sentit inspiré de Dieu pour opérer une guérison miraculeuse. Il venait de dire la messe dans la chapelle de Mme de Montespan, lorsque, sortant de la sacristie, son action de grâces achevée « il aperçut un homme aveugle et lui demanda s'il voulait être guéri ; cet homme lui ayant répondu oui, M. de Montfort prit de la salive avec un de ses doigts, lui en frotta les yeux ; au même instant, l'aveugle recouvra la vue et s'écria qu'il voyait très bien». (Déposition enregistrée à Poitiers, 25 novembre 1718)[35].
On pense bien que si le pauvre prêtre avait été disposé à transiger, se contentant d'une réformette bien sage, le diable fût resté bien tranquille et le ciel n'eût pas davantage bougé, l'homme ayant assez de ses propres moyens. Aussi bien s'agissait-il d'une affaire autrement importante que la réforme, même sérieuse, d'un hôpital. Tout dans la conduite de Montfort incite à penser qu'il tenait pour voulue de Dieu la fondation projetée, si tant est que l'assurance ne lui en ait pas été donnée par quelque révélation. Aussi mène-t-il cette affaire en grand secret avec Dieu seul. On ne concevrait pas qu'il eût compté sur ces demoiselles gouvernantes pour servir d'assise à son Institut, aucune d'elles n'offrant ces qualités d'âme supérieures exigées pour un tel office, aucune n'annonçant une Claire d'Assise, une Jeanne de Chantai, une Louise de Marillac. Eussent-elles accepté d'essayer de la vie religieuse, ce qui était peu croyable, les moins âgées n'étant plus de première jeunesse et les anciennes, les deux sœurs Bourseau, auxquelles l'épidémie fera grâce, comptant respectivement cinquante-six et soixante-deux ans, comment avec d'aussi médiocres éléments eût-il espéré réaliser son rêve ? Quant à son groupe d'éclopées, on ne voit pas ces pauvres filles envoyées, même dans les quartiers les plus misérables des villes ou au fond de quelque campagne, comme maîtresses d'écoles ou essaimant comme infirmières dans d'autres hôpitaux et placées par les administrateurs à la tête des services ; sans compter qu'avec leurs difformités quelle enseigne pour le recrutement !
La grande affaire pour Montfort était de préparer la voie à l'âme prédestinée que Dieu lui avait envoyée et sur laquelle il fondait toute son espérance. Très peu de temps après son entrée à l'hôpital, comme il entendait les confessions dans la chapelle de l'établissement, une jeune fille s'était présentée à son guichet. La confession terminée : « Qui vous a adressée à moi » ?, lui avait-il demandé. « C'est ma sœur ». Et lui, soudainement éclairé d'en-haut : « Vous vous trompez, ma fille, ce n'est pas votre sœur;   c'est la Sainte Vierge».
Celle que la Providence, répondant sans doute à ses instantes prières, lui envoyait ainsi, Marie-Louise Trichet, était fille d'un procureur au présidial de Poitiers. Elle avait dix-sept ans et demi, et plus de sagesse que d'années, fuyant le monde, s'exerçant depuis son jeune âge à l'oraison mentale, mortifiant sa chair, n'aspirant qu'à la vie religieuse ; en outre, d'une remarquable solidité d'esprit, et, ce qui ne gâtait rien, d'honorable famille, comme on le voyait à l'instant. « Oh ! si vous saviez le beau sermon que je viens d'entendre ! Le prédicateur est un saint ! », lui avait dit quelques jours auparavant sa sœur Elisabeth qui sortait de l'église Saint-Austrégésilde. « Qui est-ce ? », avait-elle demandé. « C'est un prêtre qui est depuis quelque temps aumônier à l'hôpital ».
Le problème était de garder cette jeune fille, de la maintenir sous sa direction et de la préparer à sa haute destinée. Elle en a encore pour sept ans à être en puissance de ses parents, irréprochables chrétiens, mais qui, tant pour leur honneur que par affection pour leur fille, ne consentiraient certainement pas à la laisser s'engager dans une aventure, la mère surtout. « J'ai appris, lui dit-elle un jour, que tu allais à confesse à ce prêtre de l'hôpital. Tu deviendras folle comme lui ». De plus, Marie-Louise brûle d'entrer au couvent, à quoi ses parents ne font point de difficulté, pourvu naturellement que ce soit dans une de ces Communautés déjà établies auxquelles s'adressent par tradition les filles de bonne famille. Comment la faire patienter une dizaine d'années peut-être ? Impossible de lui dire clairement ce que Dieu voulait d'elle : qu'elle fût la mère d'une postérité d'innombrables religieuses et leur modèle accompli. C'eût été l'exposer à être tentée d'orgueil, risquer aussi de l'effrayer par la sublimité et la difficulté de la tâche ; et, pour saint qu'elle le tînt, de quelles lumières s'autorisait-il pour lui parler ainsi ? Enfin, il ne serait pas éternel à l'hôpital. Il importait donc de la fixer par quelque acte décisif.
Il commence par s'assurer son entière obéissance et par l'exercer à la pratique de la mortification et de l'humilité. Il ne lui fait point mystère qu'il croit à sa vocation religieuse. Tout au contraire, religieuse ? il lui affirme qu'elle le sera. Pourquoi, se demande-t-elle, ne s'emploie-t-il pas à me faciliter l'entrée au couvent ? Ses parents ne pourraient sans lourds sacrifices lui fournir la dot nécessaire. Mais s'il le voulait, lui, il lui trouverait bien une dot ou lui obtiendrait une admission de faveur. « Vous avez du zèle, lui dit-elle un jour, pour placer les filles dans les Communautés et pour parler de leur vocation à Monseigneur ; j'en connais une infinité qui, par votre moyen, sont religieuses ; je suis la seule à qui vous ne pensez pas».
Selon la coutume générale de l'époque, le service des pauvres à l'hôpital de Poitiers attirait maintes bonnes volontés du dehors. Mlle Trichet y venait souvent, et son confesseur en profitait pour la suivre et pour l'éprouver. Donnant, aux approches de la Pentecôte 1702, une retraite à laquelle elle prenait part avec une soixantaine d'honorables personnes de la ville, il ne manqua aucune occasion de l'humilier publiquement. Elle devine si peu les vues qu'il a sur elle que, lors du voyage qu'il fait à Paris dans cet été de 1702 pour secourir sa sœur Louise, elle se rend à Châtellerault, sur les conseils peut-être d'un autre confesseur, et, tant par esprit de pauvreté que pour épargner à ses parents le versement d'une dot, entre comme novice converse chez les Chanoinesses de Saint-Augustin. Mais voici qu'elle tombe malade. Maladie sans gravité ; cependant Mme Trichet accourt et, apprenant d'un ecclésiastique qu'elle rencontre, en entrant au parloir, que le jansénisme s'est infiltré dans le couvent, en bonne catholique, elle prétexte l'état de santé de sa fille pour l'emmener.
De retour à Poitiers, notre saint met donc sur pied sa petite Congrégation d'infirmes. Il songe à sa pénitente, mais il incorpore d'abord au groupe deux demoiselles de la ville, de bonne famille bourgeoise, les sœurs Brunet, dont la plus jeune, Catherine, ne compte pas moins de trente-sept ans, et qui, retirées à l'hôpital, s'y dévouaient, tout en payant une modique pension. Jusqu'ici, chaque fois que Marie-Louise l'a interrogé sur sa vocation, il lui a répondu sans plus : « Vous serez religieuse». Qu'attend-il ? Lasse de patienter, elle l'aborde un matin, à la sortie de la messe, et lui demande où aller pour répondre à l'appel de Dieu. « Eh bien ! lui dit-il comme en riant, allez demeurer à l'hôpital ». Cette parole n'était pas échappée au hasard, note Besnard[36]. Elle travaille la jeune fille. L'hôpital n'est pas une clôture, mais elle y vivra séparée du monde. Elle revient trouver son directeur. « J'ai réfléchi sur ce que vous me dites, il y a peu de jours, et je veux venir demeurer avec les pauvres ». Et lui, pour qu'elle ne se détermine qu'à bon escient et afin d'éprouver son courage : « Je crains, dit-il, les suites d'une pareille démarche. Votre entrée dans la maison souffrira bien des difficultés. Je les sens d'avance ». Loin de se déconcerter : «J'irai trouver Monseigneur, dit-elle, pour obtenir son agrément. — Allez-y, mais je ne vous réponds pas du succès ». Elle se rend à l'évêché, se jette aux pieds du prélat et lui demande d'être reçue à l'hôpital. « Je ne crois pas, répond-il, qu'on y ait besoin de gouvernantes. Cependant, je ne tarderai pas à y aller et j'en parlerai au Bureau ». La réponse fut négative. « Eh bien !, Monseigneur, dit la jeune fille, ces Messieurs ne veulent pas me recevoir comme gouvernante : peut-être ne refuseront-ils pas de m'admettre en qualité de pauvre ; et, si vous voulez bien, par bonté pour moi, me charger d'une lettre de votre part, j'espère réussir». La lettre est accordée et portée au Bureau. Grande édification de ces messieurs, mais non moins grand embarras. Quel emploi honorable attribuer à cette jeune fille de condition ? Ils décident de la donner comme seconde à la supérieure. Mais l'aumônier ne l'entend pas ainsi. Il la veut dans sa petite communauté de pauvresses. Pensant que c'est pour la placer à leur tête, la supérieure acquiesce. « Non, non, Madame, repart-il. Il faut auparavant qu'elle apprenne à obéir ». Et comme elle est la dernière venue, il la met au dernier rang.
Cela dut se passer au plus tôt dans la première quinzaine de janvier 1703, le nouvel évêque, Mgr. de la Poype, ayant été intronisé le 10 décembre de l'année précédente. Deux ou trois semaines après, M. de Montfort, qui venait d'entendre en confession sa pénitente, lui dit : « Ma fille, il m'est venu dans la pensée de vous faire changer d'habit. J'ai reçu en aumône d'une personne de piété dix écus. Je veux les employer à cet usage ». Mlle Trichet n'en demande pas plus long. Cependant, n'étant pas majeure : « Je veux bien, mon Père, dit-elle, mais il faut que ma mère y consente ». Elle court à la maison. Mme Trichet, qui pense au costume des Gouvernantes ou à l'habit de Tertiaire que portaient plusieurs d'entre elles, ne fait pas d'objections. M. de Montfort se procure une grosse étoffe gris cendré et l'habit est confectionné, tel que le portent encore aujourd'hui les Filles de la Sagesse, un chapelet à gros grains pendu au côté et le crucifix sur la poitrine. Le 2 février, en la fête de la Purification de la Sainte Vierge, assisté d'un autre prêtre, il le bénissait et le remettait à sa pénitente : « Tenez, ma fille, prenez cet habit, il vous gardera et vous sera d'un grand secours contre toute sorte de tentations ». Et il poursuivit : « J'ai nom Louis-Marie ; vous avez nom Marie-Louise : ajoutez-y celui de Jésus que vous prenez pour votre unique partage ». Puis, revêtue de ce nouveau costume, il l'envoie faire un tour en ville.
On devine les réflexions des gens. Mme Trichet est avertie. «Toute hors d'haleine, raconte Besnard (Abrégé p. 41), elle arrive à l'hôpital et, voyant sa fille si singulièrement habillée, elle en tombe presque évanouie. Hé quoi ! ma fille, lui dit-elle, après avoir un peu repris ses sens, serait-il possible que vous eussiez perdu l'esprit ou que vous voulussiez déshonorer votre famille ?... Que signifie cette vêture ? Quittez sur-le-champ tout ceci ; reprenez vos habits et obéissez à votre mère». La jeune fille va consulter son directeur, occupé à entendre les confessions. « Je ne veux pas, lui répond-il sans s'arrêter ; c'est le démon qui fait cela». Elle revient, rapportant la défense. La supérieure de l'hôpital prend le parti de Mme Trichet. Toutes les deux insistent auprès de Marie-Louise ; mais c'est en vain. « Je consens, reprend alors la mère, que vous donniez à votre directeur des marques de votre soumission, mais accordez aussi quelque chose à une mère : laissez ces grosses et larges brassières, gardez simplement la jupe et le tablier gris, et reprenez votre robe ordinaire ». Marie-Louise retourne vers son confesseur. « Retirez-vous, ma fille, je me lève et vas moi-même parler à votre mère ». Nous ignorons tout de l'entretien ; ce que nous savons, c'est que la bonne dame se retira sans avoir rien obtenu.
Cependant, elle ne désespère pas. Il ne se passe point de semaine qu'elle ne vienne demander à la portière la sœur Trichet. Mais la sœur est toujours occupée; on ne peut la voir que dans les services. Un jour pourtant, l'aumônier surprend la mère et la fille seule à seule. Sans prêter la moindre attention à la visiteuse : « Ma fille, que faites-vous là ?, dit-il, allez-vous en à vos malades ». — « Ma fille est à moi, proteste la mère, et je veux lui parler ». — « Non, non, Madame, votre fille n'est plus à vous, elle est à Dieu ». Et il la laisse seule se morfondre pendant une heure, attendant en vain le retour de la chère enfant. En dernier recours, elle s'adresse à l'évêque. Mais Mgr. de la Poype refuse de se rendre à ses raisons. Quelques mois plus tard, ayant affaire à l'évêché, elle y emmène sa fille dans l'espoir d'un meilleur succès. « Eh bien ! Madame, dit le prélat en l'abordant, vous avez donc voulu ôter la vocation à votre fille », et s'adressant à Marie-Louise de Jésus : « Ma fille, lui dit-il avec bonté, ma chère fille, ne quittez jamais cet habit». Elle le lui promit.
Cependant, ce n'est pas assez pour le fondateur d'avoir mis sa future collaboratrice au régime de sa petite communauté : même nourriture que les hospitalisés, un pain grossier, des plats que relèvent uniquement des restes de viande recueillis par les quêteurs aux portes des maisons bourgeoises ; même travaux : laver le linge des pauvres, nettoyer et réparer leurs vêtements malodorants, soigner les plaies les plus infectes. Il renchérit à plaisir. Au moindre manquement même involontaire tombe une verte réprimande, l'ordre de baiser la terre dans les salles, dans les cours. Voici qu'il la rencontre portant sur le bras pour le laver à la rivière un lourd paquet d'affreux linges : « Qu'est-ce ceci, ma sœur ? Mais non, ce n'est pas sur votre bras qu'il faut porter ce linge, c'est sur votre épaule »... Des pauvres rentrent de la quête. Ils n'ont pas lieu d'être fiers de leur tournée. Dans le récipient à soupe, au milieu d'un bouillon aigri, nagent des restes de pain, des débris de viande, des os grouillants de vers par endroits. La sœur Trichet est là : « Pouah ! », fait-elle. L'aumônier est là aussi. « Ma petite fille, j'espère bien que pour vaincre votre délicatesse, vous en mangerez à votre dîner une pleine assiette »[37].
On ne voit point que Montfort ait jamais donné tant de soins à aucune autre âme, que d'aucune autre il ait exigé tant. Sa fille spirituelle, il la veut sainte à mettre sur les autels, l'exemple, l'honneur, la protectrice céleste de cette congrégation qu'il contemple déjà comme une « pépinière » — c'est son mot — dans un tout proche avenir. Il la maintient dans l'obscurité de la foi. Le P. Besnard rapporte bien, sans date, un dialogue où la lumière semble s'être faite aussi pour elle : « Ma fille, lui dit-il un jour, aurai-je la Sagesse ? — Mon Père, serai-je religieuse ? — Oui, ma fille — Eh bien, mon Père, vous aurez la Sagesse ». Mais ce n'était là qu'une lueur. Trois fois, lui parti, elle ira chercher ailleurs. Lui, au contraire, se comporte et parle en voyant. Nous avons dit son départ définitif de l'hôpital. Il ne voulut point prendre cette décision, sans consulter sa fille. Cette âme généreuse n'hésita point. Sans faire le moindre retour sur elle-même, sachant cependant ce que cet éloignement allait lui coûter, elle lui conseilla de se retirer. Elle avait vingt-et-un ans et se voyait déjà, dans sa pensée, seule au milieu de toute sorte d'embûches, dont le moindre ne serait pas les sollicitations de la tendresse maternelle. « Ma fille, lui dit-il en la quittant, ne sortez point de cet hôpital de dix ans. Quand l'établissement des Filles de la Sagesse ne se ferait qu'au bout de ce terme, Dieu serait satisfait et ses desseins accomplis ».
Malgré sa foi dans son saint directeur, elle n'imaginait pas que, ce disant, il parlait à la lumière de Dieu et prophétisait. Les mois, les années passent sans rien apporter ni rien promettre. De plus en plus seule, mise à part, recluse par son vêtement, sans aucune compagne de vocation, laissée là comme la pierre d'attente d'un édifice humainement de plus en plus problématique, elle sent, avouera-t-elle plus tard, s'obscurcir peu à peu dans son esprit les impressions que lui avaient faites les dernières paroles de son Père. A vingt-neuf ans, après sept années d'expectation, ne voyant toujours rien venir elle pense aux Sœurs Grises de M. Vincent. Le P. Cacault, jésuite, à qui Montfort l'a confiée en partant, incertain lui-même de l'avenir, croit devoir céder à ses désirs. Mais elle s'est rendue pratiquement indispensable à l'hôpital. Des fonctions délicates lui ont été confiées dont elle s'acquitte avec une conscience et un savoir-faire qui assurent le repos des administrateurs et déchargent d'autant les Gouvernantes. Ces demoiselles, dont la sottise et la jalousie ne l'ont cependant guère épargnée, voient la perte qui les menace. Le Bureau est averti ; l'évêque est saisi de l'affaire. « Qu'est-ce que j'apprends de vous, ma fille ? lui dit le prélat, à la première rencontre. On dit que vous voulez être Sœur Grise : ne l'êtes-vous pas ? — Il est vrai, Monseigneur, mais je n'en ai que l'habit. — Eh bien, je vous le défends ».
L'incident clos, les Gouvernantes ne lui témoignent pas plus d'égards. A leur sens, l'aspirante religieuse, hébergée à l'hôpital à titre de pauvre, est une personne dont on se sert et qu'on n'a pas à remercier. Encombrée d'occupations et de responsabilités matérielles, la sainte fille sent renaître son premier attrait pour le cloître « jusqu'à éprouver des peines de conscience, écrit Besnard (Abrégé p. 52), de ne pas faire assez d'efforts pour se séparer entièrement du monde ». Impressionné par cette obsession, le P. Cacault s'offre à la faire entrer chez les Bénédictines du Calvaire. Cependant, il ne veut rien décider sans avoir consulté M. de Montfort. De Paris où il fait de fréquentes apparitions au séminaire du Saint-Esprit et traite avec le successeur de son ami, Poullart des Places, du recrutement de sa compagnie de missionnaires, l'homme de Dieu répond sans plus : « La Providence vient de placer tout nouvellement une pauvre fille en lui faisant trouver une dot. Ses moments ne sont pas encore arrivés pour vous ; mais attendez-les avec patience et demeurez à l'hôpital ».
Son directeur est un saint et Dieu l'assiste de ses lumières, elle n'en doute pas. Mais au Carmel de Poitiers se trouve aussi une sainte, la Prieure ; Mère Henriette du Saint-Esprit, dans le monde, Mme de la Barge, qui, jeune veuve, au sortir d'une brillante soirée, après un rapide adieu à ses seuls domestiques, s'était présentée à minuit au monastère où la Prieure l'attendait. Dieu, publiait-on, lui avait donné le discernement des esprits. La désemparée va lui confier sa peine, son attrait irrépressible de la vie cloîtrée et lui demande en grâce de la recevoir comme sœur converse. De derrière le voile noir tendu sur la grille, une voix l'interrompit : « Vous ne pouvez entrer, mademoiselle, vous n'êtes pas assez forte ».
Si la Prieure ne pouvait ignorer qui était Mlle Trichet dont Poitiers parlait assez, elle devait savoir aussi que la santé et la robustesse de sa visiteuse avaient fait leur preuve, affrontant les plus pénibles travaux. Comment avait-elle pu se prononcer ainsi, ne l'apercevant que dans une demi obscurité ? Marie-Louise va conter sa mésaventure au P. Cacault qui n'avait été averti de rien. Cette fois, le jésuite voit clair et coupe court aux incertitudes de sa pénitente.
Elle en était là lorsque vers la fin de septembre de cette année 1713, elle eut enfin la joie de revoir celui qui l'avait quittée depuis près de huit ans. Montfort revenait de Paris, heureux des promesses et des gages qu'il rapportait du séminaire du Saint-Esprit. Retournant à La Rochelle, dont il a déjà évangélisé, près d'une année entière, la ville et le diocèse, sous la haute protection de Mgr. de Champflour, et sachant le prélat désireux de doter sa ville épiscopale d'écoles populaires gratuites, il a naturellement songé à Marie-Louise de Jésus et aussi à la sémillante et entreprenante Catherine Brunet, cette demoiselle déjà dans sa maturité, mais d'une ravissante jeunesse de cœur, qu'il avait incorporée à son groupe d'éclopées et qui n'a point quitté son service à l'hôpital. Il comptait que le temps avait apaisé les esprits. Mais il n'était pas de ces gens qu'on oublie. Nous avons dit comment, à peine arrivé, il reçut l'ordre de sortir de Poitiers dans les vingt-quatre heures. Il peut cependant avoir un long entretien avec sa fille spirituelle. Elle lui récite de mémoire une prière qu'il lui avait composée autrefois pour demander la Sagesse : O Dieu de mes pères... « Eh quoi ! ma fille, lui dit-il, serait-il possible que vous la sussiez encore ?— Oui, je n'ai cessé de la dire. — Oh que vous me faites plaisir ! Pour moi, je vous avoue que je ne me rappelle plus les paroles ».
Les « moments de la Providence » n'étaient plus loin. Marie-Louise de Jésus lui fit un grand éloge de Catherine Brunet. Il la demanda. Elle accepta de prendre elle aussi l'habit de Fille de la Sagesse. Une année écoulée il donnera par lettre commission de l'en revêtir à l'aumônier des Calvairiennes, l'abbé Dubois, qui avait été autrefois son auxiliaire à l'hôpital et qui le tenait pour un saint.
Encore un an et demi et les deux novices recevront coup sur coup de La Rochelle deux lettres pressantes. « Partez, ma fille, partez au plus tôt, disait la seconde adressée à Marie-Louise de Jésus. Le moment où les Filles de la Sagesse doivent former un établissement est enfin arrivé. Je voudrais vous voir rendue à La Rochelle, où je suis présentement. Mais si vous tardez davantage, vous ne m'y trouverez point, étant pressé de partir pour une mission ». On devine l'émoi de la sainte fille. Bien que son père spirituel, lors de son passage à Poitiers, l'eût informée du projet de Mgr. de Champflour, elle n'avait guère conçu jusque là la Congrégation des Filles de la Sagesse que comme une petite communauté affectée au service de l'hôpital et se voyait se consacrant définitivement à Dieu et vivant sa vie religieuse dans ces murs qui lui étaient devenus familiers. Les jours, les heures qui précédèrent le départ furent dramatiques. L'évêque veut à tout prix la garder. A la nouvelle de la séparation, la mère éclate : « Vous pouvez bien vous échapper ; mais jamais je ne consentirai». Devant cette double opposition de l'autorité épiscopale et de l'autorité maternelle, le P. Cacault déconseille d'abord le départ ; puis, revoyant sa pénitente : « Ma fille, je vous disais, il y a quelques jours, lui déclare-t-il, que ce n'était pas la volonté de Dieu que vous fussiez à La Rochelle. J'ai fait une neuvaine : Dieu veut que vous y alliez ». Pour fléchir la volonté de sa mère, Marie-Louise sollicite les prières d'une pauvre fille aveugle, douce et pieuse, qui se tenait tout le jour, la sébile à la main sur le Pont-Joubert, contre la petite chapelle de la Sainte Vierge que M. Grignion avait naguère restaurée. Le miracle est obtenu. En effet, peu après, Mme Trichet arrive à l'hôpital, très émue : « Ma fille, vous serez peut-être surprise de ce que je vais vous dire. Il y a longtemps que je vous refuse mon consentement pour quitter Poitiers. Il n'est plus en mon pouvoir de vous retenir davantage ici. Le Saint-Esprit me presse de vous dire d'y aller ». Mais, c'est maintenant le procureur qui s'inquiète. Il n'entend point laisser partir sa fille qu'elle n'ait son avenir assuré. Marie-Louise devra écrire à l'évêque de La Rochelle pour obtenir des garanties. La réponse ne se fit pas attendre. « Je puis vous assurer, écrivait le 16 mars aux deux compagnes Mgr. de Champflour, que je ne vous laisserai manquer de rien et, supposé que les établissements ne réussissent pas, nous trouverons un moyen de vous faire entrer dans une communauté de filles où vous pourrez travailler également pour la gloire de Dieu et le service des pauvres... »
Le morceau le plus dur, ce sont les administrateurs. Sans doute, n'en font-ils pas la réflexion devant Marie-Louise, mais de quel droit M. Grignion vient-il leur enlever une auxiliaire aussi précieuse ? Quelle autorité a-t-il en ceci sur sa pénitente ? Est-ce une affaire de for intérieur qu'elle se dévoue aux pauvres dans un endroit plutôt que dans un autre ? Depuis le passage de l'ancien aumônier, on soupçonnait bien que quelque chose se tramait. Sa correspondance avec sa dirigée était surveillée, aussi avait-il jugé prudent de lui faire parvenir la suivante « par voie détournée». De son côté, Marie-Louise fait écrire par son père l'adresse de ses lettres à son directeur. Mais quand elle vient annoncer son départ à ces messieurs, c'est de la stupéfaction et une protestation unanime. Ils avaient bien au moins autant droit sur elle que M. Grignion. Et c'est ainsi qu'elle entendait le service des pauvres ! Tout reposait sur elle. Trois demoiselles gouvernantes, l'une infirme, incapable de rien faire, l'autre a bout de souffle, et la supérieure qui ne valait guère mieux. Depuis dix ans, c'était elle, Sœur Trichet, qui était chargée de l'économat[38]. «On lui en avait confié presque tout le détail. L'intendant de la nourriture et celui des bâtiments se reposaient entièrement sur sa prudence et sa capacité. Jamais le bien des pauvres n'avait été mieux ménagé ». Non, Non, on ne la laisserait point partir. Elle présente ses comptes. Le Bureau refuse d'en prendre connaissance pour le moment. Les administrateurs et les Grands Officiers qu'elle réussit à saisir en particulier se dérobent. A grand peine, elle finit par obtenir de l'Intendant de la nourriture, curé d'une des paroisses de la ville, qu'il revise son cahier de dépenses et le signe. Pensant bien que le Bureau compte sur l'évêque, elle prend les devants et va trouver Sa Grandeur. Mgr. de la Poype se rend à ses raisons, mais ne lui donne son consentement qu'à la condition expresse qu'elle garde le secret.
Cependant notre saint qui ne s'explique pas ces délais a dépêché le Frère Jean pour hâter le départ. L'exprès arrive, se fait connaître et demande les Sœurs Trichet et Brunet. On l'arrête à la porte. Seulement le bruit de son arrivée s'est répandu et Marie-Louise se présente. L'ordre de partir sans retard dissipe ses incertitudes, lui rend la paix et la met « au comble de la joie». La Sœur de la Conception, autrement dit, Catherine Brunet, commence à faire les paquets.
Mais on ne peut quitter sans aller prendre congé de ces messieurs du Bureau. Nouvel assaut. Les comptes n'ont pas été rendus. « Pardon, je les ai rendus à M. l'Intendant de la nourriture. — Vous ne l'avez point fait pour ce qui me concerne ; objecte l'Intendant des bâtiments. — Ce sera bientôt fait, dit-elle ». Cela se réduisait effectivement à si peu de chose qu'on n'insiste pas. Elle se retire, se croyant quitte avec ses messieurs. Illusion. Ces messieurs ne peuvent en prendre leur parti et s'accrochent au moindre motif d'espérance. Ne leur aurait-elle pas dissimulé la véritable raison de son départ, et si cette raison était qu'elle ne trouve pas à l'hôpital toutes facilités pour suivre ce qu'elle croit être sa vocation, n'y aurait-il pas moyen de s'arranger ? Ils chargent deux des leurs d'aller lui exprimer la reconnaissance de l'administration et la prier de nouveau de rester. Si elle refuse, qu'elle leur dise au moins franchement pourquoi elle veut quitter l'hôpital. Ces députés n'obtiennent d'autre explication que celle qu'elle a donnée au Bureau : qu'elle ne peut s'empêcher d'aller à La Rochelle pour un établissement. Ils invoquent mille raisons pour l'en dissuader. N'y réussissant pas, ils se retirent en lui disant qu'elle a perdu l'esprit.
La journée n'était pas achevée que l'aumônier venait l'entreprendre à son tour. Un saint prêtre que ce M. Baudon et qu'elle a en grande estime. C'est à sa conscience qu'il s'adresse. Comment ne comprend-elle pas qu'elle se doit d'abord à ces malheureux qui sont ses concitoyens ; qu'elle ne trouvera point de sitôt ailleurs des cœurs qui lui soient si attachés, des esprits qui lui soient si soumis ? Ne leur rappelle-t-elle pas celui dont ils regrettent toujours la perte ? Et lui-même, s'il était là et voyait les choses telles qu'elles sont, ne renoncerait-il pas à son projet ?[39]. Que va devenir ce pauvre peuple ? ...De combien de péchés aura-t-elle à répondre ? « Vous n'êtes que deux ici sur qui l'on puisse compter, et vous laissez toutes les deux à la fois, sans pouvoir donner quelqu'un qui vous remplace ».
Marie-Louise écoute silencieusement cette objurgation. Cependant un trouble l'envahit de nouveau qu'elle pensa que la nuit apaiserait. Elle avait compté sans doute sans Marie Brunet, la sœur aînée de Catherine, qui partageait sa chambre. Cette fois, ce furent les raisons de cœur, le coup d'archet sur toutes les cordes de la sensibilité féminine. Ce harcèlement se prolongea jusqu'à une heure avancée de la nuit. A quatre heures, quand il fallut se lever Marie-Louise n'avait pas fermé l'œil. Le physique et le moral fort atteints, elle va trouver Catherine qui s'occupait des derniers préparatifs et lui dit sa perplexité. Femme de décision, « Il faut, lui répondit celle-ci, exécuter ce que nous avons entrepris et ce qui paraît que Dieu demande de nous. Cependant, bien que le P. Cacault vous ait déjà entièrement décidée, allez dès ce moment le consulter pour ne rien faire contre votre conscience ». Ce ne fut pas long. Coupant court à ses explications : « Je vous ai déjà dit, répondit le Jésuite, que c'était la volonté de Dieu que vous allassiez incessamment à La Rochelle. Allez de ce pas arrêter deux places dans le coche ; et si elles sont toutes deux prises, vous louerez deux chevaux et vous partirez dès aujourd'hui. Voilà ce que j'ai à vous représenter. Adieu ». Rassérénée, elle va retenir les places, revient à l'hôpital, voit la Sœur de la Conception, et n'attend plus avec elle que le moment du départ. Comme elle allait franchir le seuil du portail, qu'aperçoit-elle ? Sa mère toute en larmes et dans une telle désolation que «peut-être, dit Besnard (Abrégé p. 71), la victoire eût été balancée, si la courageuse Sœur de la Conception qui avait pris les devants, voyant qu'on ne la suivait pas, n'eût retourné sur ses pas et entraîné la fille et la mère. Celle-ci les accompagna jusqu'au carrosse, en jetant des cris lamentables». Enfin, le coche s'ébranle, emportant les deux premières Filles de la Sagesse vers leur nouvelle destinée.
Ayant tardé ainsi, elles ne devaient guère s'attendre à trouver, à leur arrivée à La Rochelle, leur saint Fondateur. De fait, ce fut seulement trois semaine après, vers la mi-avril (1715), que, pouvant s'échapper entre deux missions, il leur donna rendez-vous à un quart de lieu de la ville dans une modeste maison de campagne des jésuites où il dirait la messe. Courte visite, mais qui les emplit de joie et elles et lui. L'action de grâces terminée, il les rejoignit dans la cour et, après les premiers épanchements, ils prirent ensemble un chemin qui les conduisait par les marais au faubourg Saint-Eloi où une bonne âme lui avait fait don d'un petit ermitage. Naturellement, on ne parla que des choses de Dieu. Au cours de l'entretien : « Vous souvenez-vous, ma fille, dit le missionnaire, qu'étant à Poitiers lorsque je quittai l'hôpital, vous laissant entre les mains de la divine Providence, dans l'embarras du gouvernement de cette maison, seule sans secours, sans appui, vous me témoignâtes votre peine, croyant voir s'écrouler par là tout l'établissement des Filles de la Sagesse. Je vous dis à cette occasion que quand il n'y aurait de Filles de la Sagesse que dans dix années la volonté de Dieu serait accomplie et ses desseins effectués. Eh bien ! comptez ; vous verrez qu'il y a actuellement précisément dix ans que j'avançai cette parole ». Et comme, après lui avoir conté en gros les épreuves de ces dix années, elle lui avouait que ce n'étaient pas pourtant les trois semaines qu'elle venait de passer à La Rochelle qui pouvaient avec leurs ennuis lui ôter le regret de son départ : « Consolez-vous, ma fille, ajouta-t-il, tout n'est pas perdu, comme vous le croyez, pour l'hôpital de Poitiers. On vous demandera. Vous y retournerez et vous y demeurerez ».
Le plein accomplissement de cette prophétie ne devait être qu'assez tardif. Cinq ans et demi écoulés, Mgr de la Poype et l'administration de l'hôpital, qui déploraient de plus en plus sa perte et qui n'avaient plus à craindre l'opposition de M. de Montfort rappelé à Dieu, la redemanderont bien en effet. La commission en sera même confiée à Mme Trichet, que les deux compagnes ne seront pas peu surprises de voir leur arriver en plein hiver (1719). L'impétueuse dame sera assez habile pour convaincre sa fille qu'elle avait grand intérêt à regagner l'hôpital de Poitiers, liberté entière devant lui être laissée d'y établir le siège de sa Congrégation, ce qui serait tout gain surtout pour recrutement, la ville, à la différence de La Rochelle, étant entièrement catholique. Elle saura aussi emporter l'assentiment de Mgr. de Champflour. Mais le séjour de Marie-Louise de Jésus à Poitiers ne sera que de courte durée, un an environ, le Bureau revendiquant le droit de nommer perpétuellement la supérieure et l'évêque demandant que les religieuses fassent vœu d'obéissance entre ses mains, deux clauses qui eussent entravé l'extension de la Congrégation et ne s'accordaient pas avec les intentions du Fondateur, touchant le gouvernement de la société. Marie-Louise de Jésus ne voudra prendre aucun engagement, et l'occasion s'étant offerte d'établir le siège de l'Institut à Saint-Laurent-sur-Sèvre, alors du diocèse de La Rochelle, près du tombeau du Fondateur, mort quatre ans auparavant en odeur de sainteté, elle partira malgré tout ce qu'on mettra en œuvre pour la retenir. Mais elle ne le fera pas sans idée de retour, si persuadée que se réaliserait la prophétie de son Père qu'elle dira au cours d'une maladie[40] dont les médecins pensaient qu'elle ne s'en tirerait jamais : « Non, je n'en mourrai pas, car nous n'avons pas encore l'hôpital de Poitiers à gouverner, et notre Père de Montfort m'a prédit qu'il me serait confié ». Effectivement, en 1748, alors que les hôpitaux de la Rochelle, de Niort et du Château d'Oléron avaient déjà des Filles de la Sagesse, les administrateurs de celui de Poitiers se tournaient de nouveau vers elle. L'état où se trouvait l'établissement ne justifiait que trop leur démarche et les tentatives faites autrefois par le serviteur de Dieu pour remplacer les Gouvernantes laïques par des religieuses. « Messieurs les administrateurs, écrit le P. Besnard, avaient vu l'hôpital aller en déclinant et être presque sur le penchant de sa ruine, par le mauvais gouvernement et la mésintelligence des demoiselles qui y étaient moins pour gouverner que pour y mettre le désordre, puisqu'on pouvait compter autant de ménages dans la maison qu'il y avait de personnes. Chacun se conduisait à sa volonté, se nourrissait de ce qu'il voulait, travaillait quand il lui plaisait, chaque gouvernante se regardait comme supérieure et gouvernait à sa tête. Il n'y avait aucune heure réglée ni pour la prière, ni pour la messe, ni pour les repas ».
Il va sans dire que le congédiement de ces demoiselles n'alla pas sans pleurs ni grincements de dents. Parents, amis, connaissances, le maire prirent fait et cause pour elles. Au sujet de la visite qu'avait faite peu avant Marie-Louise de Jésus : « Il semble, écrit le P. Besnard, que tout l'enfer se déchaîna à son arrivée, par les rumeurs et les bouleversements qu'elle occasionna ». A son entrée à l'hôpital, avec trois de ses filles d'abord, le contrat passé en bonne et due forme avec l'administration, le maire remua ciel et terre pour réinstaller les Gouvernantes, et qui pis est, les Corps de la ville ayant été priés par lui de juger la question, clergé, magistrats, échevins, nombre de bourgeois et de plus les cinq chapitres de la ville, se rangèrent à son avis. Pour le mettre à la raison, il fallut lui montrer les Lettres-Patentes de l'hôpital avec les prérogatives qu'elles conféraient aux administrateurs et le menacer de l'autorité royale.
Ainsi donc, pour faire aboutir cette réforme, tentée quarante-six ans auparavant par l'homme de Dieu, on en venait aux moyens qu'il avait préconisés et obstinément préparés. Qu'on nous parle maintenant d'un échec, et d'outrances et d'intransigeances maladroites et de vues chimériques ! Quelle magnifique réussite au contraire que cette Congrégation hospitalière et enseignante des Filles de la Sagesse, non pas cantonnée entre les quatre murs d'un hôpital, mais disséminées par les deux hémisphères, Congrégation qui fut incontestablement, pendant tout le séjour de notre saint dans cette « pauvre Babylone », sa grande pensée.

 

CHAPITRE VII
 
 
L'INTERDIT DE POITIERS
 
COMMENT Mgr de la POYPE put s'y TROMPER
 
 
Revenons maintenant sur nos pas et rejoignons M. Grignion que nous avons laissé disant adieu à l'hôpital de Poitiers. Certes, il ne sortait pas grandi de cette épreuve de force et l'on imagine facilement les réflexions des Poitevins. Il avait, c'était le moins qu'on pût dire, présumé de ses moyens, manqué aussi de diplomatie. Ceux qui l'avaient mis en garde se sentaient flattés d'avoir vu juste. Aux yeux de plusieurs de ses amis et admirateurs son auréole pâlissait : Dieu n'abandonne pas ainsi ses saints. Parmi les ecclésiastiques, plus d'un savourait comme une petite vengeance personnelle la déconvenue de ce déguenillé, et n'attendait qu'une occasion pour lui porter quelque coup fourré qui les débarrasserait de sa présence. Quant à lui, indifférent aux jugements du monde, il continuait à circuler dans les rues avec son air mystique, le visage aussi radieux que si rien de fâcheux ne lui était arrivé.
Mgr de la Poype l'a placé comme aumônier et directeur de conscience chez les Pénitents. Mais ce n'est pas ce petit troupeau qui peut contenter son zèle. Un vaste champ de travail s'offre autour de lui : faubourgs rongés de misère et de vice, paroisses urbaines, languissantes, monuments religieux croulant de vétusté. Il sera là dans son élément. L'évêque l'autorise à donner des missions, le fait même aider dans cette tâche par des ecclésiastiques de mérite, dont un Grand Vicaire, M. de Révol, qui sera, peu de mois après nommé évêque d'Oloron. Montbernage, Saint-Simplicien, Saint-Savin, la Résurrection, les spacieuses chapelles conventuelles de Sainte-Catherine, des Pénitents, des Calvairiennes, entendent successivement tomber de sa bouche les grandes vérités du salut. Missions et retraites « pour préparer les peuples à la mort, dit Grandet (p.80), et qui eurent toutes un succès prodigieux. Les peuples, continue l'historien, le suivaient en foule, et étaient tellement pénétrés de ses discours qu'ils fondaient en larmes, éclataient en soupirs et en sanglots, criant à haute voix miséricorde. Il s'était tellement rendu le maître de leurs cœurs qu'ils eussent été prêts à le suivre jusqu'à l'autre bout du inonde, s'il avait voulu les y conduire, et à prendre son parti dans toutes sortes d'occasions. »
A Montbernage, sur la paroisse de Sainte-Radegonde, mais fort loin de l'église, il transforma au cours de la mission un lieu de réunions licencieuses, la grange de la Bergerie, en un sanctuaire dédié à la Sainte Vierge, sous le vocable de Marie Reine des cœurs. Le peuple s'y pressait chaque jour, pour dire le chapelet. « Si quelqu'un, dit-il, en faisant ses adieux le jour de la clôture, accepte de réciter ici la prière et le chapelet, les dimanches et fêtes et de chanter la Petite Couronne à midi, j'y laisserai l'image de ma Bonne Mère ». Un ouvrier, Jacques Goudeau, se présenta. Une belle statue de Notre-Dame fût alors installée qui devait disparaître à la Révolution, mais y est revenue et y trône toujours.
 
A Saint-Saturnin, il fit mieux encore. Cette modeste paroisse était déshonorée par un jardin dit des « Quatre figures », en raison de quatre statues qui l'ornaient, mais trop justement surnommé par l'expressif langage populaire « la Goreterie ». Il résolut de purifier cette sentine. Profitant des ténèbres de la nuit, il y descendait et là mettait en jeu les grands moyens : longues prières à genoux, les bras en croix ou étendu la face contre terre, volées de coups de discipline. Puis, pour que la réparation fût publique, il y conduisit, sur la fin de la mission, son auditoire, en procession générale. Au cours de son sermon, alors que sa voix avait de la peine à dominer les sanglots de l'assistance et les implorations de pardon, il répandit subitement la consolation dans tous les cœurs en annonçant d'un ton prophétique que « ce lieu serait un lieu de prière et qu'il serait desservi par des religieuses ». Un jour, en effet, viendra (1758) où les Filles de la Sagesse y desservirent un hôpital d'incurables, œuvre qui débuta d'ailleurs dès le lendemain de la prophétie, le missionnaire ayant déposé, dans une anfractuosité de rocher et confié aux soins d'une pieuse femme, un misérable abandonné de tous, auquel vinrent s'adjoindre peu après deux autres infirmes.
Des monuments religieux menaçaient ruine. Il commença par restaurer sur une des pîles du Pont-Joubert, à l'entrée de Montbernage, un oratoire dédié à la Sainte Vierge, que les Huguenots avaient mis à mal.
 
Si l'amour de Marie
Dans ton cœur est gravé,
En passant ne t'oublie
De lui dire un avé,
 
fit-il inscrire sur le frontispice. Puis il s'attaqua au Temple de Saint-Jean tout proche de la cathédrale. C'était en réalité un ancien baptistère, mais, dans la croyance de l'époque, un temple païen que les chrétiens avaient consacré au culte du vrai Dieu. Rendre à cette haute destination l'édifice délabré n'était pas une mince entreprise. Le Doyen de la cathédrale en profita pour railler le prophète : « N'est-ce pas, Monsieur Grignion, lui dit-il un jour, que vous avez été transporté en l'île de Patmos et que Dieu vous a révélé que vous fissiez rétablir le temple de Saint-Jean. — Dites ce que vous voudrez Monsieur, répliqua le missionnaire, j'en viendrai à bout avec l'aide de Dieu». Il quêta, non seulement fit le maître maçon, mais s'attela aux brouettes, et quelques mois après, l'église était réparée de fond en comble.
Jusqu'ici rien, semble t-il, qui pût attirer les foudres épiscopales. Car c'est là le problème qu'il s'agit de résoudre. Faut-il alors incriminer certaines répressions de scandales ? En voici une qui faillit tourner au tragique. Un jour d'été, passant sur les bords du Clain, il aperçoit en train de se baigner quelques jeunes garnements qui s'amusaient à provoquer par leurs gestes polissons les lavandières. Il va droit à eux et leur administra quelques coups de sa discipline. (Grandet p.60) Cependant un des drôles se plaint à sa mère, laquelle se plaint à l'évêque, lui laissant entendre que son fils est en danger de mort. Mgr. de la Poype, sans prendre plus d'informations, envoie dire à M. de Montfort qu'il lui défend de célébrer la messe. Interdire à notre saint de célébrer, autant lui enjoindre de sortir du diocèse. Il était sur le point de prendre cette décision quand son confesseur, le P. de la Tour, lui conseilla de patienter, qu'il allait trouver l'évêque et le prier de se renseigner plus exactement. Naturellement le plaignant n'avait eu aucun mal et la défense fut levée sans délai.
Autre fait rapporté par Le Normand, procureur du roi au présidial de Poitiers, qui avait fait partie de ce groupe de jeunes gens que M. Grignion, alors aumônier à l'hôpital, formait à la piété[41]. « Un jour qu'il passait dans la Place royale, il entendit un officier jurer le Saint Nom de Dieu ; il fut à lui vivement, le traita de malheureux, quoiqu'il fût avec d'autres Officiers, et lui imprima malgré son libertinage une telle crainte qu'il l'obligea sur le champ à demander pardon à Dieu à genoux et à baiser la terre. Ce trait, vous paraîtrait incroyable si vous saviez le nom de l'officier qui s'appelait Gantière, mais je puis vous le certifier... Dieu qui faisait le principe de ses actions, dit le même narrateur, l'a plusieurs fois oblige d'aller avertir des personnes même constituées en dignité tant dans l'église que dans la robe et la noblesse, les faire taire lorsque par des conversations ils profanaient le temple de Dieu... Il marchait dans nos rues avec un air de béatifié et ne cherchait que l'occasion de réprimer le vice ».
 
Que l'autorité ecclésiastique ait peu goûté ces interventions c'est plus que probable, mais qu'elle les ait jugées compromettantes au point que le prêtre qui se les permettait, reçût défense d'exercer le ministère, voilà qui n'est guère vraisemblable. Pour expliquer l'interdit qui frappa le missionnaire, on invoquera la jalousie provoquée par l'engouement populaire, les guérisons miraculeuses, les vexations diaboliques dont il laissait courir le bruit, le prophétisme, auquel, comme nous l'avons vu, il s'abandonnait parfois en chaire ; mais à quoi reconnaîtrait-on un envoyé de Dieu, si ce n'était justement à ces signes ? C'est donc que l'autorité ecclésiastique en contestait chez M. Grignion l'authenticité. Et pourquoi ? Aurait-ce été par esprit janséniste ? Mais Mgr de la Poype n'avait aucune sympathie pour la secte. Bien plus, ce fut par ses soins que vit le jour la célèbre Théologie dite de Poitiers, puis de Toulouse (Compendiosae institutiones theologiae, 4 vol. in-12, 1708-1709). Il passa même pour y avoir utilisé ses propres cahiers de Saint-Sulpice, revus par deux jésuites. L'inspiration de l'ouvrage était résolument opposée au jansénisme, opposée aussi au gallicanisme, jusqu'à ce que, peu d'années après, dénoncé au chancelier de Pontchartrain comme «combattant de front les saintes libertés de l'Eglise gallicane », l'ouvrage fut purgé par le fameux docteur Ellies du Pin de « l'ultramontanisme dont il était infecté». Quant au Grand Vicaire, M. de Villeroi, fils du maréchal de Villeroi, favori de Louis XIV, ce n'est pas lui, quels qu'eussent été ses sentiments intimes, qui eût risqué de compromettre sa fortune en entrant dans un parti contre lequel le roi venait de se prononcer avec tant d'énergie, en obtenant de Clément XI la Bulle « Vineam Domini » qui exigeait la soumission intérieure.
La seule explication plausible, c'est que tant le Grand Vicaire que l'évêque se méprirent sur M. Grignion comme s'étaient mépris les sulpiciens Leschassier et Brenier. Avec ses pratiques d'un autre âge, ses vertus à grand éclat, sa touche mystique, l'homme ne les rassurait guère. Possible qu'il fût un saint, et un saint à miracles ; mais peut-être aussi n'était-il qu'un illusionné, sinon un maître fourbe. Il serait bien étonnant que M. de Villeroi n'ait pas été de ces Grands Vicaires dont Grandet nous dit qu'ils « le traitèrent d'ignorant, d'hypocrite et de vagabond ». En tous cas, si l'on juge, à la façon dont il sévit à son égard, il ne croyait guère à ses grands dehors de sainteté.
Il est évident que ce n'est pas la seule mise en scène que nous allons rapporter qui motiva les rigueurs dont le saint fut l'objet. Il n'en est pas moins significatif qu'elle caractérisait bien sa manière et que les démonstrations d'humilité et d'obéissance auxquelles il se livra à cette occasion n'étaient pas faites pour tranquilliser des esprits soupçonneux. Nous citons Grandet (p.88) :
« La dernière mission que fit M. de Montfort à Poitiers fut aux Religieuses du Calvaire, dont il avait emprunté l'église pour y assembler le peuple... Il s'employa surtout à faire des réconciliations dans les familles et à retirer des mains des libertins des livres déshonnêtes et des tableaux représentant des choses obscènes. On lui en apporta un si grand nombre qu'il résolut a l'exemple de saint Paul (Act. XIX. 19) de les faire brûler publiquement. La pensée lui vint de représenter, à l'exemple d'un jésuite espagnol, le monde sous la figure d'une femme habillée à la manière des mondaines avec tous les ornements de vanité dont elles ont coutume de se parer. On lui apporta plus de cinq cents livres et autant de tableaux obscènes, et il les fit tous attacher autour d'un poteau, sur lequel cette idole de paille était élevée pour les faire brûler ensemble ; son dessein était ensuite de faire ériger une croix en la place de ce fantôme... Mais le monde était trop intéressé dans ce spectacle pour ne s'y pas opposer ; des libertins, pour rendre la chose plus ridicule, attachèrent des boudins et des saucisses à la tête de cette figure en forme de pendants d'oreilles, sans que M. de Montfort en eût aucune connaissance. Un curé de Poitiers travaillant avec lui dans la mission, contraire à ses sentiments, au lieu de l'avertir charitablement de ce qu'il trouvait à redire dans ce projet, alla trouver un des Grands Vicaires de Monseigneur de Poitiers, alors absent pour faire sa cour, et lui dépeignit ce bûcher avec des couleurs si noires et d'une manière si ridicule, que M. le Grand Vicaire, craignant que cela ne tournât au mépris de la religion, monta promptement en carrosse avec le curé et vint à l'église du Calvaire ; ayant aperçu le bûcher à la porte où l'on disait qu'on allait brûler le diable, il ordonna sur-le-champ qu'on ôtât cette idole, sans prendre garde qu'il y avait de très mauvais livres et des tableaux déshonnêtes cachés dessous.
« En même temps, une foule d'artisans et d'écoliers se jetèrent dessus, les mirent en pièces, abattirent l'idole, emportèrent les livres et les tableaux dans leurs maisons, avec des huées et des risées extraordinaires, criant par les rues comme des fous. Le diable joua si bien son personnage ce jour-là, qu'il fit devenir le mal plus grand, car de particulier et de secret qu'il était, il le rendit public et universel... Ce ne fut pas tout ; M. le Grand Vicaire accompagné du curé entra dans l'église où M. de Montfort prêchait au milieu d'un peuple innombrable et, après lui avoir imposé silence, il lui fit de très sanglants reproches de ses imprudences et de son zèle indiscret et sortit. M. de Montfort, sans paraître plus ému qu'à l'ordinaire, dit à ses auditeurs : « Mes frères, nous nous disposions à planter une croix à la porte de cette église. Dieu ne l'a pas voulu, nos supérieurs s'y opposent ; plantons-la au milieu de nos cœurs ; elle sera mieux placée en cet endroit que partout ailleurs ». Puis il commença à faire dire le chapelet... »
Telle est la version de Grandet qui nous paraît plus sûre que celle de Blain (Ch. LX), adoptée par le P. Besnard. Au dire du mémorialiste le mannequin, contrairement aussi au témoignage de Le Normand[42], n'aurait pas été le fait du missionnaire, mais de certains particuliers au « zèle moins prudent et moins considéré ». Cette figuration, avec ses parures dont, évidemment, des mondaines avaient fait elles aussi le sacrifice, était cependant bien dans son style. Pourquoi n'aurait-elle pas été de son inspiration, sans être pour cela de sa main ? On ne voit nulle part qu'il en ait rejeté la responsabilité. Quant aux boudins et aux saucisses, c'est une autre affaire. Blain les ignore. Il est clair que notre saint n'était pas l'auteur de cette mascarade. Il s'en sera plaint sans doute en racontant la chose, ce qui aura donné lieu à la méprise. Blain termine sa narration par ces mots « Le récit de ce fait ainsi circonstancié a été fait par M. de Montfort lui-même à un prêtre digne de foi et par quelques autres ecclésiastiques spectateurs de l'événement ». Mais une preuve que leur mémoire a été peu fidèle, c'est qu'ils mettent la scène de l'algarade sur la place de l'église, au lieu même du spectacle, tandis que l'abbé Dubois[43], alors aumônier de l'hôpital, la situe dans l'église, le missionnaire étant en chaire. On ne voit pas écoliers et artisans faisant main basse sur les livres et les tableaux sous les yeux de M. de Montfort et lui, gardant le silence. Le pillage ne put se faire qu'à son insu et à l'insu du Grand Vicaire. Quand M. de Villeroi sortit de l'église, toute la bande s'était envolée.
L'abbé Dubois note aussi que, lorsque le Grand Vicaire imposa silence au prédicateur, celui-ci « s'apercevant du dessein qu'on avait, se mit à genoux, tête nue, et essuya humblement sans ouvrir la bouche tout ce qu'un faux zèle peut inspirer».
On devine le dépit de M. de Villeroi après ce beau succès. Par son intervention inconsidérée et cette peste de mauvais livres et de tableaux obscènes répandue, au grand scandale des honnêtes gens, parmi le bon peuple, il s'était proprement couvert de ridicule. Il lui convenait bien de donner des leçons de prudence ! Et le pis, c'était qu'il avait fourni au missionnaire une occasion unique de faire admirer ses vertus. Il revoyait son hypocrite à genoux dans la chaire, muet, les yeux mi-clos, la tête basse, le dos courbé sous l'averse, dans la parfaite attitude d'un criminel. H l'imaginait surveillant sa contenance et se disant : quel grand saint je dois être aux yeux de tout ce peuple ! Et comme il n'avait pas manqué de s'enquérir comment l'homme s'était comporté après son départ, la tranquillité de M. Grignion ; ses paroles toutes de soumission et de piété ne faisaient qu'imprimer davantage dans son cerveau l'image d'un Tartufe.
Peut-être cependant s'en serait-il tenu là si la suite n'avait achevé de l'exaspérer car il se trouva bien sans doute quelque âme charitable pour lui porter la nouvelle.
Craignant pour le succès de la mission, le saint avait passé la nuit suivante en prière dans l'église devant le tabernacle. Il fut assez surpris d'entendre dès la "pointe du jour le bruit de toute une troupe piétinant devant la porte. C'étaient des personnes qui s'étaient déjà confessées, mais qui avaient si bien parlé contre le Grand Vicaire qu'elles n'osaient approcher de la Sainte Table sans être réconciliées. Ainsi en alla-t-il de la masse du peuple[44]. Les confesseurs n'entendirent guère de pénitents qui n'eussent à déclarer ce péché-là. Dans la journée, d'autres personnes qui avaient accusé le missionnaire d'indiscrétion, allèrent sur l'ordre de leur confesseur, lui faire publiquement des excuses[45]. Vint le jour de la clôture, M. de Révol, le Grand Vicaire déjà nommé à l'évêché d'Oloron, que Mgr. de la Poype lui avait associé, avec plusieurs autres prêtres, pour l'évangélisation de ces malheureux faubourgs, monta en chaire et parla. Il releva hautement le mérite de M. de Montfort. Celui-ci parla aussi. Il dit combien il déplorait le scandale qu'il avait donné, poussa un cri de douleur au sujet de ces livres et de ces infâmes tableaux échappés au feu pour la perte des âmes. Autre trait édifiant et qui fut fort remarqué : le prêtre qu'il avait prié de l'assister comme diacre à la messe solennelle d'actions de grâces était le curé même qui l'avait dénoncé à M. le Villeroi. Enfin, au grand repas que, ce même jour, les Religieuses donnaient en l'honneur des missionnaires, M. de Révol s'était promis. On l'attendit longtemps. Il n'arriva qu'au milieu du dîner. « Encore m'a-t-il fallu, dit-il, m'excuser auprès de M. l'Intendant qui désirait terminer la discussion d'une affaire. Mais pour rien je n'aurais voulu manquer d'apporter à M. de Montfort ce nouveau et public témoignage de la considération que j'ai pour lui >.
C'en était trop. S'il n'avait tenu qu'à lui, M. de Villeroi aurait immédiatement envoyé M. Grignion exercer son zèle ailleurs. En attendant le retour de l'évêque, il lui fallut le supporter, et la mission du Calvaire ne fut pas, contrairement à ce que dit Grandet, la dernière. Une autre la suivit de près, celle de Saint-Saturnin, dont nous avons parlé et qui se termina, note Besnard, le 6 janvier 1706. Il y a doute sur la date du sacre de M. de Révol. Des deux missions qu'avance Laveille (p. 184 et 217), celle du 19 janvier 1705 est impossible, M. de Révol ayant été associé tout au cours de cette année-là aux travaux du missionnaire, celle du 8 novembre 1705 ne semble s'appuyer sur aucune référence. La plus probable est celle du 17 janvier 1706 que soutint Aubert dans son Histoire de la catholicité de Poitiers. Mais ce qui est sûr, c'est que Mgr. de la Poype procéda lui-même au sacre dans sa cathédrale. Ainsi ne croyons pas que sur cette histoire de bûcher et de mannequin, le prélat n'entendit qu'un son de cloche. M. de Révol, qui n'avait pas craint de prendre part contre M. de Villeroi, mit certainement les choses au point. Que le P. Besnard (Livre II) ne vienne donc pas nous prétendre que Mgr. de la Poype fut circonvenu, « qu'on lui fit une peinture si forte des singularités du missionnaire et des suites fâcheuses qu'elles pouvaient avoir qu'il était de la sagesse de les prévenir et d'écarter du ministère celui qu'on lui représentait comme capable de les occasionner ». On nous dit que les Villeroi étaient puissants à Versailles, sans doute, mais l'évêque de Poitiers n'avait pas une âme de courtisan. Et eût-il voulu donner quelque satisfaction à son Grand Vicaire, c'eût été assez d'admonester sévèrement M. Grignion. Il n'y a aucune proportion entre l'érection de ce malheureux bûcher et l'interdit qui en frappa l'auteur et qui, en outre, ne pouvait que rendre plus odieux à bien des gens M. de Villeroi et desservir l'évêque lui-même jusque dans la société où, on le voit à maint trait, M. Grignion comptait nombre d'admirateurs et d'amis. Mais on a l'impression très nette que les vertus si peu discrètes de notre saint partageaient profondément les esprits dans le monde ecclésiastique et religieux. Les uns croyaient à sa sainteté, les autres n'y croyaient pas. Mgr. de la Poype était pour le moins hésitant. M. Grignion s'attribuait le don de prophétie, ne se défendait point des miracles qu'on lui prêtait, se comportait en tout en inspiré. Naïveté ? Manque de jugement ? Affectation plus ou moins consciente ? Orgueil secret ? Duperie du malin ? C'était là choses beaucoup plus faciles à croire qu'un phénomène de sainteté qui, par ses dehors au moins, dépassait toutes les normes et s'accordaient si peu à l'idéal de l'époque.

Ce ne fut pas à la légère que le vertueux prélat se décida à écarter un ouvrier évangélique qui ne reculait à aucune besogne et qui avait incontestablement opéré des merveilles de conversion. Pour en arriver là, il fallait que l'homme lui fût bien suspect, surtout quand on songe qu'il ne revint jamais sur sa décision, qu'à deux reprises, comme nous l'avons relaté, la première six mois après cette expulsion, la seconde près de huit ans plus tard, le missionnaire ayant eu affaire à Poitiers, sa présence ne fut pas plus tôt connue de l'évêque qu'il reçut l'ordre de vider les lieux dans les vingt-quatre heures.
Il y a toute apparence que Mgr. de la Poype voulut attendre le départ de M. de Révol pour interdire le missionnaire. Ce fut d'après Grandet le premier jour d'une retraite que le saint donnait aux Religieuses de Sainte Catherine pour la préparation à la mort qu'il reçut pendant son dîner la lettre qui lui enjoignait de sortir immédiatement de Poitiers. Or, nous savons du même historien qu'il était encore là au début du carême, ce qui nous reporte à un mois après le sacre de M. de Réval, 17 janvier, le Mercredi des Cendres tombant cette année 1706, le 17 février. Mais un fait avait eu lieu tout récemment qui pourrait bien n'avoir pas été sans influence sur Mgr. de la Poype.
« Environ le mardi gras, raconte Grandet (p. 82). M. de Montfort, étant allé au collège pour se confesser, le Père de la Tour, jésuite, son confesseur, lui demanda, après la confession, où il allait dire la sainte Messe. M. de Montfort répondit que s'il le souhaitait, ce serait dans leur église ; alors le Père de la Tour le pria de la dire pour Mme d'Armagnac, femme du Gouverneur et Lieutenant du Roi de Poitiers, laquelle était malade à l'extrémité et abandonnée des médecins. M. de Montfort le lui promit, et après la messe, il vint dire au Père de la Tour qu'elle ne mourrait pas de cette maladie, qu'il avait prié le Seigneur pour elle ; alors le Père de la Tour qui connaissait le fond de son cœur et la simplicité de son esprit, le pria d'aller porter cette bonne nouvelle à M. d'Armagnac qui était fort affligé de la maladie dangereuse de son épouse. M. Grignion, sans faire aucun retour sur lui-même obéit dans l'instant, entra dans la chambre de la malade et lui dit, Madame, vous ne mourrez pas de cette maladie, Dieu veut vous laisser sur terre pour continuer vos charités aux pauvres. En effet, elle commença à se mieux porter, et elle a encore vécu douze ans, depuis M. d'Armagnac a déposé ce fait avec serment, devant Notaire, le 28 novembre 1718 ».
Grandet note cet événement comme un des trois principaux qui marquèrent à Poitiers la carrière apostolique de l'homme de Dieu et le firent regarder, dit-il, comme un saint et un prophète. Mgr. de la Poype s'inquiéta-t-il de l'engouement des Poitevins ? Toujours est-il que la mesure qu'il prit contre le missionnaire si peu de jours après, peut-être même dès le lendemain, au risque de blesser au vif M. et Mme d'Armagnac, montre bien qu'il ne partageait pas le sentiment de ses diocésains. Et ce qu'il allait apprendre sous peu n'était pas précisément propre à dissiper ses doutes. M. Grignion, ce si parfait obéissant, ne s'était pas tenu pour battu. Il n'avait quitté Poitiers que pour aller à Rome trouver le Saint Père, et afin que personne ne l'ignorât, il avait eu soin d'adresser aux « chers habitants de Montbernage, de Saint-Saturnin, de Saint-Simplicien, de la Résurrection, et autres » qu'il avait évangélisés, une longue épître, dans laquelle, après leur avoir donné d'excellents conseils, il leur annonçait « ce long et pénible voyage à la charge de la Providence ». A l'entendre, c'était un pèlerinage qu'il entreprenait pour obtenir de Dieu leur persévérance. Il n'oubliait pas de gémir sur sa propre misère, sa malice et son indignité demandait à ses chers enfants de prier Dieu de l'aider dans sa faiblesse, ce qui l'amenait naturellement à parler de ses persécuteurs. « J'ai, disait-il, de grands ennemis ; en tête tous les mondains qui estiment et aiment les choses caduques et périssables, me méprisent, me raillent et me persécutent, et tout l'enfer qui a comploté ma perte, et qui fera partout soulever contre moi toutes les puissances. » Autant de mots qui se passaient de commentaires. Et il continuait, ne doutant pas qu'avec les prières des bonnes âmes à la Sainte Vierge, il vaincrait tous ses ennemis et lui-même pour la plus grande gloire de Dieu. Enfin, il comptait bien revenir. « Adieu sans adieu, car si Dieu me conserve en vie, je repasserai par ici, soit pour passer dans un autre pays, parce que Dieu étant mon Père, j'ai autant de lieux à demeurer qu'il y en a où il est injustement offensé par les pécheurs ». Etonnons-nous après cela de la réception qui l'attendait à Poitiers à son retour de Rome.
Il faudra sa mort admirable pour dissiper les doutes du bon évêque. Mais alors le revirement sera complet. De tous ses persécuteurs, Mgr. de la Poype sera le seul à lui faire amende honorable ! Alors qu'à Nantes, au dire de Blain (Ch. LXXV), Mgr. de Beauvau et quantité de prêtres ne peuvent entendre parler de ses miracles, l'évêque de Poitiers[46], dès 1718, deux ans après la mort du missionnaire, permet d'instituer dans sa ville épiscopale une enquête sur cinq miracles dont auraient bénéficié ses diocésains, remet, sans doute au P. Mulot, successeur du grand apôtre, un certificat, que nous a conservé Grandet, où il témoigne hautement de ses admirables vertus ; enfin, voudrait tant contribuer à porter sur les autels celui qu'il a si complètement méconnu et si injustement persécuté qu'il lui demande des miracles et, en ayant obtenu un, s'empresse, le 13 décembre 1725, d'en envoyer le rapport à Grandet en quête de documents et termine sa lettre par ces mots : « Dieu soit béni qui manifeste combien ce serviteur de la divine Majesté lui a été agréable pendant sa vie et l'est encore après sa mort ».
Tandis que M. Leschassier dicte à Grandet sur sa mésaventure de directeur spirituel quelques lignes où il ne pense qu'à justifier discrètement sa méthode, Mgr. de la Poype ne songe nullement à suggérer au biographe la moindre défense de sa regrettable conduite. Grandet n'aura pas un mot pour atténuer, bien qu'il écrivît du vivant de l'évêque, sa responsabilité dans cette déplorable affaire d'interdit qui fera le scandale des historiens futurs. Quant à M. de Villeroi, élevé en 1714 sur le siège archiépiscopal de Lyon, il sut sans doute quelque gré au biographe d'avoir tu ce qui n'était cependant un secret pour personne, le nom du Grand Vicaire qui s'était si fâcheusement illustré dans la circonstance et dont, en sa lettre documentaire à Grandet, l'abbé Dubois aumônier de l'hôpital de Poitiers, relevait impitoyablement le pas de clerc... Mais nous aurons, après ce chapitre, toute une note sur ce prélat.
Dans cette lettre aux chers habitants de Montbernage et autres lieux, nous avons retrouvé l'homme aux airs de sainteté trop accusés pour n'être pas facilement soupçonné d'affectations. Certes, notre saint n'était pas un naïf. Cependant, il ne semble pas, tellement cette manière lui était naturelle, qu'il ait jamais pensé qu'on pût s'y méprendre et que ses persécuteurs ecclésiastiques n'étaient pas nécessairement ou circonvenus ou de mauvaise foi. Et pourtant, en combien de circonstances ne pouvait-on pas se demander s'il ne jouait pas la comédie, tant il allait loin.
Un Grand Vicaire « lui dit un jour, écrit Grandet (p. 339), tout ce que la colère la plus outrée peut inspirer de plus mortifiant, à quoi il ne répondit jamais autre chose, sinon qu'il suivait toujours les ordres de nos seigneurs les Evêques dans leurs diocèses et qu'il ne faisait rien contre leur volonté ». Un autre saint s'en fût tenu là. Mais ce n'était pas assez pour lui d'avoir gardé son calme sous ce torrent d'injures et de s'être justifié ensuite sans un mot d'aigreur. Pour se vaincre encore davantage et marquer à son insulteur qu'il ne lui retirait rien de son respect et de sa confiance, que fait-il ? « Il lui demanda, dit Grandet, la grâce de le confesser ». C'était bien sans doute la dernière chose à laquelle le Grand Vicaire pouvait s'attendre : « Je reviendrai vous trouver », lui dit-il. Il le fit patienter deux heures « après quoi il le renvoya sans vouloir l'entendre ». Grandet en est tout scandalisé. Cependant, à moins que le missionnaire ne fût un inconscient, et il ne l'était certainement pas, il ne pouvait être ici qu'un saint ou un cafard. Il ne semble pas du tout que ce fut pour se jouer de lui que l'irascible Grand Vicaire lui dit de l'attendre. De fait au bout de deux heures, il revint voir si son pénitent était toujours là. Etourdi par cette demande insolite de confession, n'avait-il point plutôt voulu prendre le temps de réfléchir, traînant aussi peut-être dans l'espérance que M. Grignion le croirait retenu par quelque occupation et n'aurait pas la patience de l'attendre.
Autre fait qui n'eut lieu que trois ans plus tard et dans le diocèse de Nantes, mais qui rappelle trop l'attitude du missionnaire dans la chaire des Calvairiennes, pour que nous ne le rapportions pas ici.
En notre premier chapitre, nous mettions en bonne place parmi les ecclésiastiques persécuteurs, le curé de la Chevrolière. Revenons à ce singulier pasteur et à son exploit.
Depuis quelques mois, M. de Montfort travaillait dans ce diocèse, sous la protection de M. Barrin, Grand Vicaire, dont la famille, une vieille famille bretonne, était en relation intime avec les Grignion. Sans doute n'y manquait-il pas déjà d'ennemis et de calomniateurs. Il fut retenu par M. Barrin, pour donner une mission à la Chevrolière, en compagnie d'un jeune prêtre ordonné de l'année précédente et originaire du diocèse, M. des Bastières. Brouillé pour une question d'intérêt, le transfert de fondations de messes, avec deux familles nobles de la paroisse qui étaient au mieux avec M. Barrin, le curé, au premier mot de ce projet, se cabra. Il ne voulait ni de la mission ni des missionnaires. Le Grand Vicaire[47] dut les lui imposer d'autorité. Alors, loin de désarmer, il lit tout pour détourner ses paroissiens d'assister aux exercices. N'y réussissant qu'assez mal et constatant le succès croissant de M. de Montfort, son action sur son auditoire, un matin, il n'y tint plus. Le prédicateur venait de terminer son sermon, tout le peuple sanglotant. Il ne lui laissa pas le temps de descendre de chaire. Revêtu du surplis et de l'étole, debout au milieu de l'autel : « Misereor super turbam. J'ai pitié de cette foule », s'écria-t-il. Et commentant son texte : « Je me vois obligé, mes chers paroissiens, étant votre pasteur, de vous avertir charitablement que vous perdez votre temps à venir à cette mission ; on ne vous y apprend que des bagatelles ; vous feriez bien mieux de rester chez vous et de travailler pour gagner votre vie et celle de vos enfants ; c'est à quoi je vous exhorte de tout mon cœur ». Et, ajoute Grandet, beaucoup d'autres pauvretés qui faisaient pitié à tous ceux qui les entendaient.
Cependant, au lieu de rester tranquillement debout en chaire dans une attitude modeste, M. Grignion avait entendu cette pièce d'éloquence dans la même posture de coupable où nous l'avons vu à Poitiers sous les invectives de M. de Villeroi, à genoux, les yeux baissés, les mains jointes, sans un mouvement, tel qu'un enfant qui sent sa faute et qui n'a pas à perdre un mot de la réprimande qu'on lui fait. Et comme s'il n'avait pas encore assez marqué par là son respect pour l'autorité pastorale, étant descendu de chaire et passant devant le curé qui avait regagné son siège, il lui fit, ce que la liturgie n'avait pas prévu, une profonde inclination ; puis, allant retrouver son compagnon M. des Bastières : « Venez, mon cher ami, lui dit-il, venez chanter avec moi le Te Deum pour remercier notre bon Dieu de la charmante croix qu'il lui a plu de nous envoyer ; j'en ai une joie que je ne saurais exprimer ». Et les voilà tous les deux psalmodiant à mi-voix le Te Deum devant le Saint-Sacrement, à quelques pas du curé, qui naturellement les suivait de l'œil et devait bien saisir aussi quelques bribes de leur récitation, se demandant ce que cela pouvait bien signifier.
Cette petite scène explique peut-être ce qui arriva peu de jours après, car on pense bien que l'inclination que fit M. Grignion en passant devant le curé ne fut pas quelconque. Il y mit, selon son ordinaire, toute l'expression possible. Ce fut lent, profond, révérencieux à l'extrême. Le curé eut le mérite de se contenir, car il ne vit là évidemment qu'une hypocrisie de plus, un merci ironique adressé à son censeur, en même temps qu'un beau geste pour s'attirer l'admiration de l'assistance. L'air à la fois rayonnant et dévot du missionnaire pendant la récitation du Te Deum n'était pas davantage pour le détromper. Cette tête penchée sur l'épaule, ces mains jointes pressées contre la poitrine dans une crispation de ferveur, ces yeux tendrement fixés sur le Saint-Sacrement, ne pouvaient lui sembler que de la plus haute farce.
Il fallait arracher le masque à ce maître fourbe. Un soir donc, à la sortie du sermon, voilà notre curé, son vicaire et plusieurs autres prêtres, guettant dans le cimetière l'arrivée du missionnaire. A peine eut-il paru au milieu du flot de l'assistance que ce fut une tempête d'injures. II n'était qu'un voleur, un fourbe, un charlatan, un perturbateur du repos public ; il ne faisait de missions que pour s'enrichir aux dépens des pauvres, il séduisait les gens simples par ses enchantements. Au lieu de passer rapidement son chemin le saint s'était arrêté et se tenait silencieux, immobile, le visage serein, sous ce débordement d'outrages, à la grande admiration du peuple et à l'exaspération redoublée du curé et de sa bande, lesquels ayant épuisé leur vocabulaire d'injures, éclatèrent en de terribles menaces, lui assurant entre autres qu'ils le poursuivraient partout où il irait, l'« unique vérité, remarque des Bastières, qu'ils aient proférée dans la circonstance. » Comme ils allaient enfin s'éloigner : « Messieurs, leur dit le missionnaire, d'un ton plein de modération et de douceur, j'appelle au juste jugement du Juge des vivants et des morts de toutes les faussetés que vous venez de dire contre moi ». Et se retirant : « Je demande au Seigneur qu'il vous fasse tous des saints ; je vous prie de me pardonner tous les sujets de peine que j'ai eu le malheur de vous causer contre mon intention. Adieu, messieurs ».
Le curé n'était pas au bout de ses surprises et s'il gardait encore quelques doutes sur l'hypocrisie de M. Grignion, ce ne devait pas être pour longtemps. En effet, la mission achevée : « Eh bien, nous allons faire nos adieux à M. le curé ? », dit le saint à son compagnon. Et les voilà partis tous les deux. Laissons M. des Bastières nous conter l'entrevue et les grandes démonstrations d'amitié du missionnaire à son offenseur. « Il lui parla avec tant de douceur et de charité que j'en fus charmé, car il demanda mille pardons pour les prétendus sujets de chagrins qu'il avait pu lui causer. Je vous assure, Monsieur, lui dit-il, en l'embrassant tendrement, que je prierai toute ma vie le Seigneur pour vous, je vous ai trop d'obligations pour jamais vous oublier, je m'estimerai trop heureux si je pouvais trouver quelque occasion de vous rendre service. » Abasourdi, le curé le laissa faire, bredouilla quelques banalités. Seul, sans sa meute, il n'osa éclater, ayant d'ailleurs peine à croire à tant d'effronterie et se disant à part lui, comme l'avenir le prouvera : « Et moi non plus, sois-en sûr, je ne t'oublierai pas ».
Autre exemple. Nous avons mentionné ce religieux prêtre qu'il s'était associé pour une mission, et qui, pendant le mois qu'elle dura, ne cessa de la calomnier, « publiait partout qu'il vendait les sacrements et qu'il était un des plus zélés sectateurs de Simon le magicien, et osait assurer sur sa vie qu'il était sorcier. « Je fus si scandalisé de la conduite de cet indigne calomniateur, dit M. des Bastières, que je crus être obligé en conscience d'avertir M. de Montfort de ce qu'il disait contre lui ; je fis même tous mes efforts pour l'engager à le congédier : mais le serviteur de Dieu, bien loin de suivre mon avis, le comblait d'honnêteté, lui faisait mille amitiés, le faisait placer à table à sa droite, et il ne lui a jamais fait aucun reproche de ce qu'il savait de lui ».
Une si sainte et si charitable manière d'agir, continue M. des Bastières, a fait des effets si extraordinaires et si prodigieux sur les esprits de la plupart de ses persécuteurs, qu'un grand nombre sont devenus ses plus fidèles amis »[48].
Besnard (Livre III) en cite un exemple à la Chevrolière : « Un des prêtres qui lui avaient été le plus opposés lui demanda pardon, rendit un témoignage authentique à ses vertus et le pria de l'associer à lui pour travailler à l'œuvre des missions. Il se signala même par un trait de zèle pour une des dévotions que M. de Montfort avait le plus à cœur, celle du saint-Rosaire. Ayant été chargé pendant une mission de le faire réciter, un jour, il se mit à en relever l'excellence en présence de tout le peuple qui se disposait à entendre le sermon, et dans le même moment, emporté par un mouvement extraordinaire de zèle pour cette sainte prière, il fit vœu à haute voix de le réciter tous les jours de sa vie. Sa conduite répondit constamment aux premières démarches de sa ferveur. Il fit de grands fruits dans l'exercice de son ministère et persévéra jusqu'à la mort dans la fidélité à ses devoirs ».
Autre exemple, cité encore par Besnard (Livre IV), après le témoignage élogieux des trois chanoines de la Rochelle, chargés par l'évêque d'entendre les sermons du missionnaire, si critiqués par ses diffamateurs.
« Pour qu'il ne manquât rien à la justification de M. de Montfort, Dieu voulut que plusieurs de ceux qui avaient le plus cherché à l'humilier fussent les premiers à faire de lui les plus grands éloges. L'un d'eux, homme de qualité, ayant tenu publiquement des propos désavantageux de sa conduite et de ses sermons, ressentit un jour, en l'entendant prêcher, un remords si vrai et si pressant, que le lendemain, de grand matin, il alla le trouver, lui fit des excuses et lui avoua qu'il n'avait pu dormir toute la nuit tant sa conscience lui avait fait de reproches sur ce qu'il avait dit à son sujet. Le saint le reçut avec les égards dus à sa condition, lui parla avec bonté, acheva de le gagner à Dieu et trouva dans la suite en lui un de ses plus zélés défenseurs. Un autre qui était venu jusqu'à faire des railleries impies et scandaleuses de ce que le touchant prédicateur disait en chaire, tomba peu de temps après dangereusement malade. Il le fit prier de venir le voir, lui demanda pardon de tous ses excès, devant ceux de sa famille qui se trouvaient alors à la maison, et s'offrant même à rétracter par un désaveu public ce qu'il avait faussement avancé contre lui, et sur ce que l'humble prêtre lui en fit une défense expresse, il le fit d'une manière plus persuasive encore en le priant de vouloir bien être le dépositaire de sa conscience. Il lui fit une confession générale de toute sa vie et mourut saintement entre ses bras »
On peut juger à ces exemples divers que, parmi ceux qui de persécuteurs devinrent ses amis, les uns l'avaient combattu de bonne foi, les autres aveuglés par la passion. Mais alors que ses héroïques démonstrations de patience et de pardon en retournaient ainsi plusieurs, elles ne faisaient qu'en enfoncer d'autres dans l'idée ou du moins dans le soupçon qu'il n'était qu'un hypocrite.

 
LE CAS DE M. DE VILLEROI
 
« Le jansénisme régnait à Poitiers en 1705, favorisé par M. de Villeroi, vicaire général de Mgr. de la Poype, écrit Mgr. Laveille. Cet ecclésiastique, à peine âgé de vingt-huit ans, dont le principal mérite était d'être fils du maréchal de Villeroi, devait devenir, plus tard, archevêque de Lyon et y exercer, avec plus d'autorité, la fâcheuse influence qu'on lui attribuait à Poitiers ».
Et en note :
« ... Nommé archevêque de Lyon, en 1714, il fut sacré à Paris dans l'église de la maison professe des jésuites, le 30 novembre 1715 ».
Un fils du favori de Louis XIV soutenant les jansénistes et faisant par sectarisme cet éclat contre M. Grignion l'année où le grand roi, pour en finir avec le subterfuge du « silence respectueux », obtenait de Clément XI la bulle Vineam Domini ; de plus, dix ans plus tard, alors que, Louis XIV venant de mourir, les jansénistes relevaient la tête, ce même Villeroi, après avoir été sacré dans la chapelle de la maison professe des jésuites, réservant, sur le siège de Lyon, sa sympathie à leurs adversaires ; était-ce croyable ?
Pour en avoir le cœur net, nous écrivîmes au professeur d'histoire du scolasticat des Pères jésuites de Lyon. Celui-ci voulut bien s'intéresser à la question et, pour plus de sûreté, communiqua notre lettre à un de ses amis très versé dans l'histoire de Lyon. Une quinzaine de jours après, il recevait de cet ami, qui n'était autre que M. Antoine Lestra, la réponse que voici :
« Tu dois trouver que je suis bien long à te répondre, mais j'ai voulu te dire des choses certaines.
Une première démarche aux archives de l'archevêché n'a donné aucun résultat. L'archiviste m'a répondu qu'il ignorait tout de l'épiscopat de François Paul de Villeroi.
Je savais que l'archevêque avait introduit le culte du Sacré Cœur dans le diocèse et qu'il était comme son oncle fort ami des jésuites. C'était être sûr qu'il n'avait été en rien jansénisant. Les Villeroi comptaient traditionnellement parmi les adversaires des jansénistes. L'oncle de François-Paul, le grand archevêque Camille, l'était au point que, lorsqu'un curé subissait l'hostilité d'un évoque janséniste, il en appelait à l'Officialité primatiale de Lyon qui le rétablissait dans ses droits.
Pour te donner quelques détails précis, j'ai fait une seconde démarche aux archives départementales, et voici ce que je puis te dire :
1716. Les dominicains, en l'absence de l'archevêque François Paul de V., obtiennent d'un vicaire général l'atténuation des thèses de théologie du P. Binet, s.j. A son retour, l'archevêque va célébrer la Fête-Dieu chez les jésuites, y donne la bénédiction et passe trois heures avec eux « en témoignage de son affection pour la Compagnie »
1716. La même année, un dominicain ayant dit en chaire que saint François Régis avait dû quitter la Compagnie se voit retirer le droit de prêcher dans le diocèse par l'archevêque.
1717. Les Bénédictines de St-Pierre et Mme de Villeroi intercèdent pour ce dominicain. L'archevêque retire sa sanction, mais va dîner en janvier chez les jésuites. La même année, il présidera leurs thèses.
1718. 3 décembre, Mandement de Mgr. F.P. de Neuville instituant la fête du Sacré Cœur dans tout le diocèse : « Habitez souvent, mes très chers Frères, dans le cœur de Jésus : Per vulnera carnis patent arcana cordis, vous dit St Augustin. Vous y trouverez les avantages de protection, de nourriture, de rafraîchissement et de repos que St Bernard qui en avait fait l'expérience, vous promet ».
Voilà qui fait, me semble-t-il, une démonstration en forme. Tu trouveras peut-être plus et mieux dans le P. G. Guitton dont je n'ai pas l'ouvrage ronéotypé sur les jésuites à Lyon sous L. XIV et L. XV.
            Affectueusement.
Antoine.
 
On ne s'étonne pas de l'absence de documents à l'archevêché quand on sait comment, en 1793, Lyon fut traité par la Convention, qui aurait voulu effacer jusqu'à son nom et lui donna celui de Commune-Affranchie.
 
Succession des archevêques de Lyon :
1653-1693 Camille de Neuville de Villeroi, le grand archevêque
1693-1714 Claude de St-Georges.
1714-1731 François Paul de Neuville de Villeroi.
L'expulsion de J-F. Régis de sa Congrégation (accusation articulée en chaire contre les jésuites par le dominicain) avait été inventée de toutes pièces par un janséniste d'une rare effronterie, Louis Maille (né à Brignoles, en Provence), alors que se préparait à Rome la béatification de l'apôtre du Vivarais, béatification qui serait une victoire pour la Compagnie de Jésus et qu'il fallait empêcher à tout prix. Cet ecclésiastique, qui n'en était pas à sa première intrigue, eut le front d'aller conter sa fable à l'avocat même de la cause, le jeune Prosper Lambertini, le futur Benoit XIV. Il se répandit en louanges sur les vertus et les miracles de François Régis. Lui-même avait reçu de ce saint missionnaire des grâces insignes et lui était fort dévot. Au milieu de ces éloges, il insinuait que les jésuites, jaloux de ses succès, l'avaient exclu de leur société, et qu'il était mort vicaire â Lalouvesc. On devine la stupeur de Clément XI, quand Lambertini lui fit part de cette révélation. On procéda à une nouvelle enquête, et la fourberie fut si bien démasquée que son auteur fut incarcéré au château Saint-Ange[49].
Voilà donc un Villeroi qui non seulement n'était ni janséniste ni jansénisant, mais qui ne ressemble en rien au Villeroi que suggère Grandet, écrivant d'après ses informateurs : ce Villeroi sujet aux préventions, impulsif, violent, dur, cassant. Dans le vicaire général de Mgr. de la Poype qui semonça si vertement en public M. Grignion et le fit chasser de Poitiers, eût-on jamais pensé voir un ami des jésuites, de ces religieux si paternels à notre saint, qui avait pour confesseur l'un d'entre eux, le P. de la Tour, et, avec leur agrément, formait à la piété et à la pratique de la pénitence une quinzaine de leurs écoliers, l'élite du collège ? Homme de Dieu et homme de cœur, tel apparaît l'archevêque de Lyon, zélé propagateur de la dévotion assez nouvelle au Sacré Cœur de Jésus, ennemi de l'intrigue, de la fraude et du mensonge, sensible à la peine des calomniés et prompt à leur témoigner sa sympathie ; bref un ecclésiastique digne en tout point de l'estime de l'excellent Mgr. de la Poype, alors qu'il n'était qu'un de ses Grands Vicaires.
Le fait qu'un homme d'Eglise de son mérite et aussi instruit des comportements habituels de M. Grignion l'ait traité d'une manière apparemment si injuste est une nouvelle preuve que ceux dont le missionnaire eut tant à souffrir n'étaient pas nécessairement des personnes aveuglées par la passion, prévenues ou insuffisamment renseignées. Le bûcher de mauvais livres avec sa figure du diable ne fut pour M. de Villeroi qu'une occasion de jeter à la face de M. Grignion devant son auditoire de naïfs admirateurs ce qu'une autorité diocésaine pensait de ses extravagances et de mettre en garde un peuple trop crédule. Grandet nous a dit jusqu'à quel point au cours de ses missions, en ville et dans les faubourgs, l'apôtre avait conquis la masse des Poitevins. Il fallait mettre un terme à cet engouement. Encore, pour éviter le scandale, M. de Villeroi ne dut-il pas dire ce qu'il pensait depuis longtemps de la personne même du missionnaire, car, si M. Grignion n'était certainement pas le saint que croyait le peuple, que pouvait-il bien être avec tout son extérieur si affiché de sainteté ? Et quel saint, quel prodige d'humilité, aurait-il fallu qu'il fût pour qu'un tel succès ne lui tournât pas la tête ?
Le P. Besnard nous dit que Mgr. de la Poype, absent au moment du bûcher, fut fortement impressionné par la peinture qu'on lui fit des singularités du missionnaire. Mais qu'avait-il à apprendre sur M. Grignion, depuis plus de trois ans qu'il le voyait à l'œuvre ? Supposé qu'à son retour Mgr. de Révol, sacré à Poitiers, le 8 novembre 1705 (date fournie pas Laveille p.184), fût déjà parti, comme c'est vraisemblable, pour son évêché d'Oloron, le prélat ne pouvait ignorer le haut témoignage d'estime que son ancien Vicaire Général, de quinze ans plus âgé que M. de Villeroi, avait tenu à rendre au missionnaire après sa sanglante humiliation.
A propos de cet incident du bûcher, M. Dubois, directeur général de Poitiers, et ancien confrère de notre saint dans cet établissement, écrivant à Grandet[50] (25 mai 1718) une lettre pleine de précieux détails, notait celui-ci : « Tout le monde sait la grande humiliation que lui attira une femme superbe et orgueilleuse sur la fin d'un mission, parce qu'il lui avait refusé une croix qu'on mettait sur le bras, pour quelque opiniâtreté invincible de cette entêtée. Elle employa le crédit des puissances ecclésiastiques pour se venger de ce prétendu affront, et à, la fin d'un discours public de notre zélé missionnaire, on lui en fit une correction publique dans l'église, lui encore en chaire».
Pourquoi Grandet dans son récit ne rapporte-t-il pas cette précision et se contente-t-il d'incriminer un curé de Poitiers associé à M. Grignion dans le travail des missions et contraire à ses sentiments, lequel, au lieu d'avertir celui-ci des boudins et des saucisses que des libertins avaient pendus à la tête du mannequin de la mondaine figurant le diable, alla trouver un des Grands Vicaires (M. de Villeroi) et lui fit la description que l'on sait ? L'historien, informations prises, n'aurait-il vu dans le détail donné par Dubois et si peu flatteur pour le curé dénonciateur et pour le Grand Vicaire qu'un racontar ?
Typique est le cas de M. de Villeroi. Il nous dit combien on doit se méfier du jour sous lequel la plupart des informateurs du premier biographe de Montfort, grands admirateurs du missionnaire pendant sa vie et plus encore après sa mort en odeur de sainteté, nous montrent les gens d'Eglise qui le persécutèrent. Sans nommer M. de Villeroi dans sa lettre au Doyen de Saint-Laurent-sur-Sèvre, le P. de la Tour[51] le met sans doute au nombre des supérieurs ecclésiastiques qui, sous prétexte que la prudence surnaturelle et le zèle ardent de M. Grignion lui faisait faire des choses qui selon la prudence ordinaire, passent pour des actions imprudentes et ridicules, le condamnaient, le maltraitaient, l'arrêtaient, l'interdisaient. Pour lui et pour les autres attestateurs des vertus du missionnaire, il fallait être aveuglés par le préjugé et manquer complètement d'esprit surnaturel pour ne pas croire à sa sainteté tellement elle était évidente.
 

CHAPITRE VIII
 
IL S'AGREGE A LA TROUPE DE M. LEUDUGER, SUCCESSEUR DU P. MAUNOIR. COMMENT IL EN FUT EXCLU, ET POURQUOI IL JUGEA BON DE QUITTER LE DIOCESE DE SAINT-MALO.
 
 
Revenu de Rome avec le titre de Missionnaire Apostolique et la désignation par le Souverain Pontife de son champ d'action, M. Grignion avait pris de Poitiers la route du Mont Saint-Michel pour mettre sous la protection du grand Archange sa campagne d'évangélisation. S'étant de là transporté à Rennes, il y retrouva, à ses visites à l'hôpital, le vieil aumônier qu'il avait connu au temps qu'il était étudiant au collège des jésuites, M. Bellier. « J'engageai M. Grignion, revenu de Rome dans notre ville, écrira plus tard cet homme de Dieu, d'aller dans l'évêché de Saint-Brieuc avec un des premiers et des meilleurs missionnaires du royaume, nommé Leuduger, mon bon ami ou plutôt mon maître, afin de travailler sous la conduite d'un directeur aussi expérimenté, autant approuvé de tout le monde que le bon M. Grignion a été persécuté pour être extraordinaire »[52].
M. Leuduger, chanoine scolastique de Saint-Brieuc, successeur du P. Maunoir et héritier de ses méthodes, notre saint avait souvent pensé à lui comme à l'homme de France probablement le plus entendu dans la conduite des missions paroissiales. Mais son intention était bien que si, un jour, il se mettait à son école, ce serait uniquement pour profiter de son expérience et non pas, comme l'espérait le bon aumônier, pour s'instruire dans l'art, auquel il s'était montré si réfractaire à Saint-Sulpice, d'être approuvé de tout le monde. Est-il possible, soit dit en passant, que trois ans après la mort du grand missionnaire, dont la puissance apostolique hors de pair avait été incontestablement due à ce qu'il y avait d'extraordinaire en lui, un saint prêtre comme M. Bellier n'en ait pas été frappé et que, loin de voir un don de Dieu en ce qui caractérisait si fort M. Grignion, il ait continué à le déplorer comme une disgrâce de la nature ? Il aurait fallu prévoir qu'associé à M. Leuduger, l'homme ne trancherait pas seulement sur ses compagnons, mais les surpasserait à tel point qu'il leur porterait fatalement ombrage et qu'une rupture pénible arriverait un jour ou l'autre. Il n'est pas impossible que le saint ait pressenti la chose et qu'il ait balancé à prendre parti. Nous le voyons en effet s'attarder jusqu'à la fin de l'année et même au-delà à Rennes et dans le diocèse de Saint-Malo, prêchant retraites et missions avec un zèle et un don de gagner les âmes qui le faisaient demander partout.
 
Enfin, le voilà avec M. Leuduger. Celui-ci dirige une mission à la Chèze, près de Loudéac, avec toute une équipe d'auxiliaires, au nombre desquels donc M. Grignion. Chacun pensait sans doute que le nouveau venu, qui était aussi un des plus jeunes de la troupe, sinon le plus jeune, se tiendrait modestement à sa place, la dernière. De fait, on lui laisse le ministère des catéchismes et le soin des pauvres. Mais voici ! Trois siècles auparavant, l'illustre dominicain saint Vincent Ferrier était passé à la Chèze. Prêchant un jour devant un peuple immense, dans une vaste lande appelée depuis lande de la Ferrière, près d'une chapelle qui menaçait ruine, Notre-Dame de Pitié, il commença par se désoler sur le triste état d'un sanctuaire dédié à la Mère de Dieu, puis, soudain, éclairé d'en-haut, il prédit qu'on en verrait un jour la restauration, que même cette œuvre était réservée « à un homme que le Tout-Puissant ferait naître dans les temps reculés, homme qui viendrait en inconnu, homme qui serait beaucoup contrarié et bafoué, homme cependant qui, avec le secours de la grâce, viendrait à bout de cette sainte entreprise ». M. Grignion n'eut pas eu plus tôt connaissance de cette prophétie qu'il se reconnut à ces traits. « C'est moi, dit-il, devant la paroisse assemblée, qui, malgré ma misère, tenterai l'œuvre annoncée par saint Vincent Ferrier. Je n'ai aucune ressource assurée, mais Dieu m'aidera». Et sans plus attendre, il embauche toute une équipe d'ouvriers. Les travaux furent poussés avec tant d'ardeur qu'à la fin de la mission de Plumieux qui suivit celle de la Chèze, la chapelle était achevée, une des plus belles chapelles de l'évêché de Saint-Malo, la jugera, cinquante ans après, le P. Besnard. Achevée aussi la décoration intérieure : autel à la romaine surmonté d'une croix rayonnante, balustrade ornée de huit statues de grandeur naturelle, représentant les témoins de la Passion. Le tout aussi était payé, main-d'œuvre et matériaux. Le peuple criait au miracle ; M. Grignion ou le Père de Montfort, comme les gens disaient de préférence, était bien l'homme annoncé par saint Vincent Ferrier. Pour remercier Dieu, il fit faire, neuf jours de suite, des feux de joie en l'honneur de la Sainte Vierge. Enfin, il voulut que pour clôturer la mission de Plumieux, la statue de Notre-Dame de Pitié, une belle statue en bois doré, fût portée triomphalement à sa chapelle en une procession grandiose qui passerait par Plumieux, mais partirait de la Trinité. Malgré la foule innombrable, plus de vingt paroisses ayant été convoquées, les rangs furent si bien gardés, la marche si bien réglée au chant des cantiques et au rythme des avé du Rosaire « qu'il semblait, relate un témoin, que les anges étaient descendus du ciel pour mettre un tel ordre ». Ses confrères avaient leur rôle dans cette magnifique démonstration. Mais lequel ? Si secondaire qu'on ne l'a pas retenu.
Enfin, il établit des œuvres de persévérance : société des Vierges, confrérie des Amis de la Croix, confrérie du Saint Rosaire. Il demanda même que des personnes pieuses vinssent chaque jour, matin, midi et soir, réciter un chapelet aux pieds de la statue de Notre-Dame, coutume qu'un demi-siècle plus tard, le P. Besnard trouvera toujours vivante.
Il reviendra à la Chèze, pour l'Ascension et la Pentecôte. Une foire s'y tenant de temps immémorial le jour de l'Ascension. Il obtint, non sans peine, qu'elle fut reportée au lundi suivant. Cependant, à l'Ascension, une bête fut amenée, qui trouva acheteur. Mal en prit aux deux récalcitrants. Le vendeur perdit le jour même le prix de l'animal ; l'acheteur vit peu après périr dans son étable la bête et plusieurs autres avec elle. Lui-même tomba perclus de tous ses membres. Un autre qui avait mal parlé du missionnaire, au sujet de cette foire, subit le même sort. Un prêtre qui l'avait insulté fut atteint au pied d'une douleur aussi violente que mystérieuse qui résista à tous les traitements. Les trois coupables étant venus faire réparation à la Sainte Vierge et à son serviteur furent guéris à l'instant.
Ce fut sans doute à l'époque de ces fêtes, et non au cours de la mission, qu'il édifia, lui encore, en l'honneur de Saint-Michel, une chapelle, non loin de celle de la Sainte Vierge, à l'endroit où, selon une tradition recueillie par Quérard, le démon se serait montré pour le narguer.
Devant relater au Chapitre des Charismes de l'apôtre populaire le commencement de la lettre que François Jagu, recteur de la Chèze, écrira en 1774 à l'évêque de Saint-Brieuc, nous n'en citerons que les dernières lignes : « Je ne finirais pas, Monseigneur, s'il me fallait écrire toutes les merveilles que des gens dignes de foi racontent du sieur Montfort... Son lit était une pierre et trois fagots. Ses chemises teintes de son sang faisaient voir qu'il n'épargnait pas la discipline. Une seule pomme lui servit de nourriture tout un jour et dans les plus grands travaux, toujours gai dans les adversités, il ne paraissait jamais plus content que lorsqu'il était accablé d'injures. Il était religieusement soumis aux ordres de ses supérieurs, sans quoi il serait encore à la Croix (Notre Dame de Pitié) où il voulait mourir et où il avait désigné le lieu de sa sépulture. Tout ce que dessus, Monseigneur, est véritable et attesté par des gens dignes de toute croyance ».
Ouvrons maintenant le « Bouquet de la mission », sorte de guide du missionnaire, complété par M. Leuduger. Qu'y lisons-nous de sa plume sur la mission de la Chèze ?
« Dans la paroisse de la Chèze, diocèse de Saint-Brieuc, où j'écris ceci, pendant la mission, le 22 octobre 1712, on commença la procession (de la Confrérie de la Croix) par l'hymne Vexilla Régis, qu'on chante en allant à la célèbre et dévote chapelle de Notre-Dame de la Croix, où l'on voit sur le grand autel fait à la romaine, un calvaire où il y a trois croix, la Sainte Vierge au pied de celle du milieu tenant Notre-Seigneur mort entre ses bras, et sur les balustrades qui environnent tout l'autel, les images des saints qui étaient à la Passion. Les confrères, étant rangés à l'entour du dit balustre, achèvent l'hymne, se prosternent par trois fois, tandis que les chantres entonnent : O crux, ave, spes unica. Incontinent après, les confrères disent, à deux chœurs, tous ensemble, le troisième chapelet, Car, il est bon d'informer le public que, depuis la dernière mission qui se fit en 1707 (celle où se trouvait notre saint), on dit tous les jours trois chapelets en chœur : le premier après la première messe, le deuxième un peu avant midi et le troisième le soir... La procession va au Saint-Sépulcre qui est dans la chapelle de Saint-Michel, assez proche de Notre Dame de la Croix, dans un ancien cimetière ». (Bouquet de la Mission, au chapitre Confrérie de la Croix).
Comme on le voit, rien ne marqua particulièrement la mission de la Chèze et ne parut digne d'être consigné pour servir d'enseignement aux missionnaires de M. Leuduger qui ne fût l'œuvre de M. Grignion.
Après une série de retraites données aux Dames chez les Filles de la Croix de Saint-Brieuc, nous retrouvons notre saint en compagnie de M. Leuduger et de sa troupe à Montfort-la-Cane, son pays natal. Si l'on ne possédait un acte de baptême en date du 25 juillet 1707, portant la signature de M. Leuduger, avec cette mention « chef de mission de Montfort », on se persuaderait facilement que c'était notre saint qui exerçait cette l'onction. C'est lui en effet qui prend l'initiative d'établir un calvaire monumental. Déjà les notables ayant approuvé l'entreprise et un nombre considérable de terrassiers bénévoles s'étant mis à l'œuvre, les travaux étaient fort avancés quand vint une défense du duc de la Trémoille, seigneur de Montfort. « On ne veut pas que ce lieu soit sanctifié, dit l'homme de Dieu, un jour il deviendra pourtant un lieu de prière ». Au siècle suivant, s'y bâtissait l'église paroissiale actuelle... C'est lui encore qui un midi que « plus de soixante pauvres, raconte Besnard (Livre III), l'attendaient dans la cour du prieuré, sans qu'il eût rien à leur donner dit au frère cuisinier qui préparait le dîner des missionnaires d'apporter tout ce qu'il pouvait avoir dans sa cuisine ; il le distribua à tout ce monde, disant que Dieu pourvoirait aux besoins de ses ouvriers. Il ne se trompa pas et leur table fut servie en abondance ».
Même remarque à propos de la mission de Moncontour, qui suivit de près celle de Montfort. Il ne s'y trouve pas seul. M. Leuduger, qui y avait même été curé, est là avec ses missionnaires. C'est cependant lui, Grignion, qui, par un coup d'audace, dont nous aurons occasion de reparler, met fin au scandale d'une danse qui avait lieu sur la place de l'église, le jour d'une fête locale.
Sans doute, il avait le titre de missionnaire apostolique. Mais il ne l'aurait pas eu que c'eût été tout comme. Cela ne pouvait durer. Un jour, comme il venait de prêcher sur les secours que nous devons aux morts, voyant l'assistance fort émue, il en profita pour faire une quête, destinée, annonça-t-il, à la célébration de messes en leur faveur. C'était une règle parmi les missionnaires de ne jamais rien demander et de se contenter de ce qu'on leur envoyait pour leur nourriture. Ils firent grief à leur confrère d'une action dont le caractère désintéressé ne risquait pourtant pas de les compromettre. Evidemment, ce n'était là qu'un prétexte pour se débarrasser d'une personnalité auprès de laquelle ils ne paraissaient les uns et les autres que de petits garçons. M. Leuduger dut céder et congédia M. de Montfort. La preuve qu'il eut la main forcée, c'est que plusieurs années après, se sentant vieilli, il l'appellera pour lui succéder. Ce sera trop tard, le missionnaire ayant son champ d'apostolat et pensant à fonder lui-même une congrégation.
Libre, l'apôtre qui avait rêvé de finir ses jours dans la solitude de Notre-Dame de Pitié, se retira sur les hauteurs qui dominent Montfort, dans l'ermitage de Saint-Lazare, restes fort délabrés d'un ancien lazaret dont la chapelle, un modeste oratoire dédié à saint Roch, tenait encore debout. Il n'y fut pas longtemps seul. Apprenant qu'il était là. le peuple accourut. Prédications, cantiques, chapelet, audition de confessions, ce fut une mission perpétuelle. Que le clergé paroissial de Montfort et des localités voisines en ait pris ombrage, c'est l'explication qui nous semble la plus plausible de ce qui arriva. Nous reviendrons sur ce chapitre. Toujours est-il qu'à l'automne de cette année 1707, Mgr. Desmaretz, évêque de Saint-Malo, passant par Montfort, manda notre ermite. Il lui interdit tout ministère dans le diocèse. Par bonheur, le curé d'une importante paroisse, qui était justement en quête de M. de Montfort pour une mission, s'étant présenté à l'évêque quelques instants après, fit sur-le-champ lever l'interdit. Le saint reprit donc ses courses apostoliques, mais comme il revenait, dans les intervalles de ses travaux, respirer l'air de son cher ermitage, dès son retour connu l'affluence recommençait de plus belle. Sur ce, au printemps de 1708, l'évêque, étant de nouveau venu à Montfort pour sa visite canonique, lui fit défense de prêcher hors des églises paroissiales. N'ayant plus ses coudées franches, le missionnaire consentit à donner encore une retraite aux jeunes filles de la paroisse Saint-Jean de Montfort ; mais les exercices terminés, il dit adieu au diocèse de Saint-Malo et se dirigea sur Nantes.

CHAPITRE IX
 
 
COMMENT, DES SES PREMIERS TRAVAUX DANS LE DIOCESE DE NANTES,
M. GRIGNION NE FUT PAS TOUJOURS POUR Mgr de BEAUVAU un OUVRIER DE TOUT REPOS
 
Chassé de Poitiers par Mgr. de la Poype, congédié par M. Leuduger, à demi interdit dans son diocèse d'origine par Mgr. Desmaretz, ce n'est pas avec de pareilles recommandations que M. Grignion pouvait espérer d'être accueilli avec faveur par l'évêque de Nantes. Le diocèse n'était point pauvre d'ouvriers évangéliques. Capucins, lazaristes, jésuites, dominicains, suffisaient largement au ministère des missions paroissiales. Nantes n'avait aucunement besoin du rebut des autres diocèses. En outre, les querelles doctrinales qui troublaient les esprits donnaient déjà assez de soucis à Mgr. de Beauvau pour qu'il fût en humeur de recueillir un homme qui ne manquait nulle part de créer des ennuis à ses supérieurs. Sans M. Barrin, le Grand Vicaire, dont nous avons parlé, notre saint eût risqué fort d'être consigné à la porte du diocèse.
Le voilà reçu. M. Barrin l'adjoint à la troupe du P. Joubard, fameux missionnaire jésuite, « second Maunoir », pour donner une mission à Saint-Similien, faubourg de Nantes. Il ne tarde pas à se signaler. Il s'en prend avec une telle vigueur au libertinage que des écoliers (des étudiants en droit) mêlés à de vulgaires scélérats, l'attendent au coin d'une rue et se jettent sur lui. Ils l'auraient assommé sans le peuple qui accourut, les mettant en fuite et les poursuivant, les uns à coups de pierre, les autres avec des bâtons. « Mes chers enfants, cria-t-il, ne leur faites point de mal, laissez-les en paix ; ils sont plus à plaindre que vous et moi ». Autre pareille aventure quelques mois après à Saint-Fiacre, paroisse située à trois lieues de Nantes. Lors de sa mission, trois hommes entrent brusquement chez lui et se mettent à l'invectiver avec fureur. Au secours qui lui vient de la pièce voisine, ils se retirent pâles de colère, le chapeau sur la tête.
Le bruit de ces incidents ne put manquer de parvenir à l'évêché où l'on a l'œil sur lui. De même des scènes du curé de la Chevrolière. Bien mieux, de cette paroisse, au cours de la mission, une fausse dévote vint trouver M. Barrin. Non contente de lui répéter toutes les calomnies que le curé et sa bande avaient vomies contre M. de Montfort, elle accusa le missionnaire de l'avoir sollicitée au mal dans le tribunal de la Pénitence. Mise à la porte par le Grand Vicaire, après une verte admonestation, elle eut le front d'aller en dire autant à Mgr. de Beauvau. L'évêque, prévenu par l'abbé Barrin, la fit chasser de son palais avec défense de se présenter jamais devant lui sous peine de prison.
Des Bastières, de qui nous tenons ce fait, dit que cette malheureuse avait été subornée. Soit. Mais qu'un des ecclésiastiques qui avaient insulté le saint ait été assez misérable pour se charger la conscience d'une telle calomnie, il n'est pas nécessaire de le penser. Quelque question maladroite d'un prêtre soupçonneux aura très bien pu induire cette femme, qui désirait surtout se rendre intéressante, à diffamer un homme qu'elle voyait perdu déjà de réputation et pouvait croire, d'après ce que lui lançaient à la tête ses propres confrères, capable de toutes les infamies. Les grands Vicaires qui traitaient M. Grignion non seulement d'ignorant et d'hypocrite mais de vagabond, insinuaient-ils moindre accusation ? Pour eux, le missionnaire n'était qu'un Raspoutine avant la lettre.
De la Chevrolière on vint encore importuner Mgr. de Beauvau[53]. Une personne de piété pénitente du missionnaire, outrée de la façon dont le curé l'avait traité, dépêcha un exprès pour informer le prélat. Ajoutons pour l'édification du lecteur que l'homme de Dieu l'ayant appris la tança sévèrement, lui disant que cette croix était une bénédiction pour la mission. Il la priva pendant longtemps des sacrements et lui ordonna en se séparant d'elle de prier Dieu de lui envoyer bien des croix.
Au carême de l'année suivante 1709, toujours guidé par M. Barrin, il passait du sud de la Loire, où il avait travaillé jusque-là, au nord de cette partie du diocèse compris entre la Loire et la Vilaine d'un côté, et de l'autre entre le Sillon de Bretagne et l'Océan. Y trouva-t-il plus solidement ancrée qu'ailleurs, en raison même de l'esprit religieux des populations, la déplorable coutume chez les notables et les familles aisées de faire inhumer leurs proches dans l'enceinte de l'église et reçut-il l'ordre de s'at-laquer à cet abus contre lequel les évêques de Nantes s'étaient élevés en vain ? Ce n'est pas impossible. Toujours est-il que sur ce point le zèle dont il brûlait pour la maison de Dieu se trouvait avoir la sanction préalable de l'autorité.
Sa campagne de prédication qui, dans ce coin de terre comprenant le duché de Coislin, se limiterait à peu près au doyenné de la Roche-Bernard, s'ouvrit le 13 février, mercredi des Cendres, dans l'importante paroisse de Campbon. Il y trouva une vaste église, mais, pour l'intérieur du moins, en bien triste état. Murs lépreux, pavé défoncé, formé en grande partie de pierres tombales. Il attendit d'avoir son monde bien en mains et sans doute aussi que le froid se fût adouci, l'hiver, ce terrible hiver de 1709, le plus rigoureux en France de mémoire d'homme, ayant, après deux dégels, marqué le début du carême d'une nouvelle offensive. Puis, un matin, son sermon terminé, il ordonna aux femmes de sortir et pria les hommes de rester, qu'il avait quelque chose d'important à leur dire. Après un mot touchant sur l'honneur dû aux églises, il leur demanda s'ils ne voulaient pas bien contribuer, chacun selon son pouvoir, à réparer la leur. Tous ayant répondu qu'ils le feraient de grand cœur : « Eh bien, mes chers enfants, mettez-vous huit sur chaque tombe, quatre sur les moins pesantes et deux sur chaque pavé. L'ordre exécuté : « Maintenant, reprit-il, prenez la pierre sur laquelle vous êtes et portez-la au cimetière ». En une demi-heure, tout au plus, dit son compagnon, M. des Bastières, l'église fut dépavée; ce qui prouve en plus de l'esprit pratique du missionnaire que les dalles devaient être simplement posées à même le sol, sans jointoiement, et ne tenaient à rien.
Le jour suivant, même procédé. Ayant fait sortir les femmes, il exhorta les hommes à ne pas manquer de venir le lendemain pour paver l'église et d'amener maçons et tailleurs de pierre, de la chaux et du sable, et tous outils nécessaires. Un jour et demi après, au témoignage de M. des Bastières, tout était achevé.
Il serait inconcevable qu'avec le respect qu'il portait aux morts et celui qu'il devait à leurs familles, il n'ait pas au préalable pris note de l'emplacement exact de chacune des pierres tombales et les ait replacées au hasard et à la commodité, ce qui, vu les inscriptions qu'elles portaient, eût été une véritable dérision et une tromperie. Aussi n'y a-t-il nulle trace, dans la relation de M. des Bastières, que les possesseurs d'enfeu, bien qu'ils n'eussent pas été consultés, aient témoigné quelque mécontentement. Il faut donc, quoi qu'on ait pu penser de nos jours, chercher ailleurs la raison qui arma le bras des assassins. Une tradition toujours vivace à Campbon veut que les cinq misérables qui complotèrent contre la vie du missionnaire aient été d'un village bien mal famé qui, à la différence du reste de la paroisse; fut « pataud » pendant la Grande Révolution. Ils en voulaient probablement beaucoup plus au vengeur de la morale qu'au remueur de pierres tombales. Un soir, à une heure assez avancée, la veille d'un voyage projeté de l'homme de Dieu et de M. des Bastières à Pontchâteau, une Campbonnaise saisit la conversation que ces scélérats tinrent près de sa porte et alla sans retard en informer le compagnon de M. de Montfort. « J'ai entendu qu'ils disaient les uns aux autres : Trouvons-nous sans faute demain à quatre heures du matin à tel endroit, dont je ne me souviens plus; mettons des pierres neuves à nos pistolets pour ne pas manquer notre coup. Pour moi, dit l'un deux, je m'attaquerai à ce b... de Montfort, je veux lui casser la tête». Au reste ajouta la femme, je ne connais pas ces misérables (l'obscurité pourrait expliquer que, même s'ils ne lui étaient pas inconnus, elle n'ait pu les identifier); mais je vous avertis de leur mauvais dessein ». M. des Bastières en donna sur-le-champ avis à M. de Montfort, qui se moqua. « Ce n'est pas la première fois que je reçois de tels avertissements. On veut nous faire peur ». Son compagnon, qui n'était pas la bravoure même, réussit enfin à le persuader d'être prudent. De quelques jours le saint ne bougea de Campbon, tandis que M. des Bastières partait le lendemain pour Nantes. Grande surprise à son arrivée ! On le croyait mort. Le curé de Campbon n'avait-il pas affirmé que les deux missionnaires avaient été assassinés ? Déjà de bonnes âmes faisaient dire des messes pour eux... Troisième tentative d'assassinat en huit mois ! Sûrement ce ne serait pas la dernière; et qui assurait que M. de Montfort ne finirait pas par y laisser sa vie ? Lui, évidemment, n'en avait cure, mais quel ennui pour Mgr. de Beauvau !
 
Ce n'est pas tout. Après le dallage, les murs. Du haut en bas il les fit nettoyer et blanchir. Or, tout au long, courait une bande peinte ornée des armoiries seigneuriales : la litre.
 
Si quelque chose est propre en la maison de Dieu
C'est le banc de la dame ou du seigneur du lieu.
Sur les murs délabrés ses armes sont bien peintes,
 
dit l'un de ses cantiques. C'était le cas pour Campbon. La litre fut impitoyablement passée à la chaux. Un seigneur qui laissait une église dans un tel état d'abandon n'avait pas le droit, jugea-t-il, d'y apposer ses armes. « Ce coup était d'autant plus hardi, écrit Grandet (p. 144), qu'il ne pouvait ignorer combien les Seigneurs Fondateurs des églises sont jaloux de ces sortes de droits ».
Le duché de Coislin était alors aux mains de Pierre de Cambout. L'homme ne quittait pas Paris. On ne le voyait ni à Coislin ni à Versailles. Epuisé par la débauche, il devait mourir l'année suivante 1710, le 7 mai, à la fleur de l'âge, après une longue maladie. Il va sans dire que sous un tel seigneur, les sénéchaux des baronnies de la Roche-Bernard, de Pontchâteau et de Coislin avaient pleins pouvoirs et se sentaient aussi d'autant plus responsables des intérêts de leur maître.
La chaux qui recouvrait la litre n'était pas encore sèche que Pierre Guichard de la Chauvelière, sénéchal de Pontchâteau, accompagné d'autres officiers de justice de sa juridiction, était sur les lieux. Dès le lendemain matin, en effet, de ce coup d'audace, ces hommes de loi attendaient dans le cimetière de Campbon la sortie du sermon. Quand parut M. de Montfort, ils l'abordèrent le verbe haut et le menacèrent de l'entreprendre en justice. « Ils lui dirent, écrit Grandet, les paroles les plus fortes et les plus capables d'intimider l'homme le plus intrépide. Mais M. de Montfort ne parut nullement ébranlé ni se repentir de ce qu'il avait fait pour la gloire de Dieu, et l'on n'a point su jusqu’a présent, ajoute l'historien, qu'il en soit rien arrivé ». Aussi bien à quoi eût abouti une action en justice ? Condamné à rétablir à ses frais les armoiries ducales, M. de Montfort n'eût certainement pas bougé. Alors une contrainte par corps ? C'eût été un beau tollé parmi les populations ! La Chauvelière attendit donc, l'œil sur l'homme. Les circonstances allaient le servir au-delà de toute espérance. Nous le verrons tout à l'heure.
Les missions de Pontchâteau et de Besné, cette dernière signalée par l'abbé Olivier, suivirent de près celle de Campbon, sans qu'on puisse dire laquelle précéda l'autre. Pour celle de Pontchâteau, on possède heureusement un de ces Contrats d'alliance avec Dieu que le missionnaire faisait signer à chacun de ses auditeurs. Il porte : Fait en face de l'église de Pontchâteau le 1er mai 1709. A cette date, la mission était déjà fort avancée, ce même jour ayant eu lieu la cinquième des sept processions générales que M. de Montfort avait coutume de faire à chaque mission, laquelle procession accompagnait la cérémonie du renouvellement des Promesses du baptême où ce contrat d'alliance était signé.
Si des Bastières ne mentionne point ces deux missions auxquelles il prit certainement part, c'est que sans doute, fait à noter, rien de particulier ne les signale. Il passe donc immédiatement à Crossac[54]. « Après la mission de Campbon, écrit-il, M. de Montfort en fit une dans la paroisse de Crossac au même diocèse. Cette paroisse était sans pasteur, lorsque nous y allâmes. L'église en était très malpropre et n'était pavée que dans le sanctuaire ; presque toute la nef était labourée comme un champ, par sillons, et elle servait de cimetière à tous les paroissiens, nobles et roturiers, grands et petits, pauvres et riches, qui prétendaient avoir droit de temps immémorial de s'y faire enterrer. Mgr l'évêque de Nantes et Messieurs les Grands Vicaires avaient beau s'opposer à un si grand abus, contraire aux Canons et à la pratique de l'Eglise, ils n'en purent jamais venir à bout ; après avoir inutilement usé des censures contre les habitants de Crossac, on procéda contre eux en justice ; l'affaire fut portée au Parlement, et jugée par arrêt contradictoire en faveur des paroissiens de Crossac, sur la possession où ils étaient de se faire enterrer de tout temps dans leur église, et ils gagnèrent leur procès avec dépens.
« M. de Montfort, ayant été informé de ce fait, prêcha de toutes ses forces contre cet abus, et leur fit voir que dans toute l'église primitive, on n'enterrait les Papes, les Evêques, les Empereurs et les Rois que dans les cimetières, ou tout au plus dans les vestibules, que les églises ne devaient être destinées qu'à renfermer le Corps de Jésus-Christ et ceux des Saints, et qu'autrefois la canonisation ne s'en faisait que par la translation de leurs sacrés ossements des cimetières où ils avaient été enterrés dans les églises où on les exposait à la vénération publique ; que la coutume qu'ils avaient de se faire enterrer dans le lieu saint était purement absurde et une espèce de profanation. Dieu donna tant de bénédiction à ses paroles que tous les auditeurs pleurèrent amèrement l'aveuglement où ils avaient été jusqu'alors ; et M. de Montfort profitant de leur bonne disposition, les obligea à lui promettre qu'ils ne se feraient désormais plus enterrer dans leur église ; et après le sermon, les principaux d'entre eux s'assemblèrent avec lui dans la sacristie, on y fit venir un notaire qui fit un acte par lequel ils renonçaient à se servir de l'arrêt qu'ils avaient obtenu au Parlement de Bretagne et promettaient tous de choisir le lieu de leur sépulture dans le cimetière.
« Aussitôt après que cet acte fut signé, M. de Montfort fit travailler à paver l'église, à la blanchir et à y faire toutes les autres réparations nécessaires. »
Au résumé que nous en donne M. des Bastières, on voit que ce jour-là le saint fit à ses auditeurs un cours magistral d'histoire ecclésiastique et de droit canon. Les habitants de Crossac, les registres paroissiaux en font foi, tinrent leurs engagements. «Cette paroisse était sans pasteur lorsque nous y arrivâmes», dit le chroniqueur. Le recteur, messire Gilles Halgan, étant décédé un peu avant la mi-mars et son successeur, messire Jean Cunen, un quimperois qui revenait de Rome où il avait passé quatre ans, ayant pris possession le 15 août suivant, c'est donc entre ces deux dates qu'eut lieu la mission, messire Jacques Chotard étant vicaire.[55]
« A la fin de la mission de Crossac, écrit encore M. des Bastières[56], je partis pour aller à Nantes sans lui en avoir donné aucune connaissance... Il crut que je l'avais abandonné pour toujours. Dans le même temps un des Frères laïcs se révolte contre lui et le chargea d'injures atroces. Il fit à ce sujet cette strophe de cantique qu'il inséra depuis au milieu de ceux qu'il avait faits sur la conformité à la volonté de Dieu :
« Un ami m'est infidèle,
Dieu soit béni !
Un serviteur m'est rebelle,
Dieu soit béni !
Dieu fait tout ou le permet,
C'est pourquoi tout me satisfait. »
 
CHAPITRE X
 
L'AFFAIRE DU CALVAIRE DE PONTCHATEAU
Note préliminaire
 
 
Jusqu'en 1936, aucun historien ne semble avoir soupçonné un lien entre l'effacement de la litre seigneuriale sur les murs de l'église de Campbon et la ruine du Calvaire de Pontchâteau. La relation que l'abbé Olivier, le nouveau compagnon de notre saint, adressera (6 mai 1721) à Grandet laisse assez entendre que les deux missionnaires connaissaient leur dénonciateur ; « ...certaine personne qui par son autorité avait prétendu empêcher la construction du Calvaire, » écrivait Olivier. Mais cette vague désignation ne pouvait mettre le biographe sur la voie. Blain qui, d'ailleurs, ignorait tout de l'affaire de Campbon n'était pas plus explicite.
« La jalousie, écrivait-il au sujet du Calvaire (ch. LXXIII), ne se réveillera-t-elle point à la vue d'un ouvrage si magnifique ? Oui, sans doute, elle fera un crime d'une œuvre de piété et le pauvre prêtre va devenir criminel d'Etat, pour avoir voulu par son Calvaire figurer celui de son Sauveur, et renouveler, dans les chrétiens, des sentiments d'amour, de tendresse et de compassion qu'ils doivent à Jésus crucifié.
« On court chez les grands, on avertit M. l'Intendant de ce qui se passe, on traduit le zélé missionnaire, on dépeint son dessein comme une préparation à la révolte et son Calvaire comme un lieu propre à la favoriser et un asile pour des mutins et des rebelles, au moins pour des bandits. On écrit à la Cour et on croit rendre un grand service à l'Etat en lui donnant avis de la multitude d'hommes et du concours prodigieux de peuple qu'attirait cette dévotion qui pouvait cacher quelque mauvais dessein ».
Quel était ce mystérieux « on »? En 1934, dans son ouvrage, Le jansénisme à Nantes (p. 46), l'abbé Bachelier écrivait à ce sujet : « Le père de Montfort fut victime d'une intrigue dont on n'a pas encore réussi à découvrir le secret». Sans l'abbé Bourdeaut nous en serions probablement toujours là. En 1936, cet ecclésiastique curieux d'érudition, qui exerçait son ministère dans la paroisse Saint-Similien de Nantes où, le lecteur s'en souvient, notre saint avait prêché une mission avec le P. Joubart, publiait entre autres articles, dans le Bulletin de cette paroisse, une étude sur le Bienheureux Grignion de Montfort, ses Missions et ses Œuvres dans le diocèse de Nantes. Il eut la main heureuse. Fouillant les archives du Ministère des Affaires Etrangères auquel, à l'époque du Bienheureux, ressortissait l'administration de la Bretagne, il tomba sur le dossier de cette ténébreuse affaire. Le mystère était éclairci. L'Ami de la Croix (Années 1937-1938), organe du Pèlerinage au Calvaire de Pontchâteau, s'empressa d'emprunter au Bulletin paroissial de Saint-Similien les pages palpitantes d'intérêt de l'abbé Bourdeaut.
 
La construction du Calvaire
 
Peu après la mission de Crossac, le saint se rendait à Nantes. Assisté des amitiés qu'il s'était faites au cours de la mission de Saint-Similien, il y passa le reste de la belle saison à organiser confréries et œuvres charitables. Nous ne le retrouvons dans la région que l'automne déjà avancé. Il y fut vite rejoint par un ecclésiastique de son âge, missionnaire apostolique comme lui, le fils d'une de ses plus généreuses bienfaitrices nantaises, l'abbé Olivier, qu'il avait prié instamment de venir donner avec lui la mission à Missillac. C'est à ce nouvel auxiliaire que Grandet est redevable d'une relation circonstanciée sur la construction et la destruction du fameux Calvaire. Il est même regrettable que l'abbé ne soit pas venu plus tôt, car, sur les faits qui précédèrent son arrivée, on le souhaiterait plus précis et plus sûr. Il ne prit point part à la mission de Pontchâteau qu'il fixe par erreur au mois de juillet et au cours de laquelle M. de Montfort aurait, d'après lui, « dit son dessein à Messieurs les Prêtres et au peuple en chaire». A le lire, on croirait que les travaux commencèrent immédiatement. « Il engagea, écrit-il en effet, plusieurs paysans d'aller par dévotion lui aider à faire un fossé autour pour empêcher que les bêtes (qui paissaient dans la lande) ne se fussent approchées de la croix ». Or, nous savons que la mission de Missillac dura au moins jusqu'au premier décembre, date à laquelle fut signé par M. de Montfort, le curé et les vicaires, le procès-verbal de l'achat d'un champ destiné à servir de cimetière, le missionnaire ayant prêché contre la coutume qui régnait aussi à Missillac d'inhumer dans l'église. Ce fut donc en novembre ou, au plus tôt, dans les derniers jours d'octobre que l'abbé Olivier accompagna pour la première fois M. de Montfort dans la visite que celui-ci faisait chaque semaine, le jour du repos, à son chantier du Calvaire, à une lieue de Missillac. « Il y avait déjà bien soixante charretées de terre tirées des fossés qui commençaient la montagne, écrit-il... J'ai vu ordinairement pendant cette mis­sion-là quatre ou cinq cents personnes à y travailler, dont les uns bêchaient la terre, les uns chargeaient et les autres la portaient dans des hottes ». Soixante charretées, ce serait peu pour un si grand nombre de bras si les travaux n'eussent été à leur début. Pour les commencer, M. de Montfort avait attendu sans doute d'être revenu de Nantes.
Et voici un autre fait que nous ne connaissons que par la tradition populaire et les traces qui en demeurent encore sur le terrain. Ce n'est point sur la lande de la Madeleine, là où s'éleva le Calvaire, que le saint avait d'abord porté son choix. Le site cependant n'avait pu manquer de le tenter. De cette hauteur qui domine toute la plaine de la Basse Loire, l'œil découvre un horizon aux lointains infinis. Quel magnifique piédestal pour la croix du Rédempteur ! Puis, tout proche, souvenir d'un ancien lazaret, une chapelle dédiée à sainte Marie-Madeleine qui avait donné son nom à cette lande, sanctuaire assez délabré mais dans lequel il y avait encore des fondations de messes et qu'il serait facile de remettre à neuf. Seulement — et c'était là l'ennui — la terre appartenait au duc de Coislin et le missionnaire se doutait bien que, de son auditoire sous les halles de Pontchâteau, la Chauvelière ne le perdait pas de vue. Il fixa donc le rendez-vous de ses travailleurs à Rochefort-en-Crévy, proche de la chapelle Sainte-Reine, au bord de la Grande Brière, presque à l'extrémité de la paroisse, à deux lieues de l'agglomération urbaine. Cet éloignement provoqua parmi la population des plaintes dont les terrassiers se firent généreusement l'écho. Les travaux duraient depuis quelques jours lorsque le saint, qui lui-même ne trouvait ces récriminations que trop fondées, crut sage de passer la nuit en prière ; et, le lendemain, ayant réuni ses travailleurs à la chapelle pour l'audition de la sainte messe, il leur demanda de prier avec lui afin de connaître la volonté de Dieu.
 
La réponse ne se fit pas attendre. Les paysans avaient repris leurs outils lorsque leur attention fut attirée par des pigeons de la forêt voisine qui venaient saisir une becquetée de la terre fraîchement bêchée et s'envolaient à tire-d'aile, mais pour reparaître bientôt et, le bec chargé, reprendre la même direction du côté de Pontchâteau. Intrigués, ils avertirent le Père qui fit suivre le vol des oiseaux. On ne tarda pas à découvrir qu'ils se posaient toujours au même endroit, sur le point le plus élevé de la lande de la Madeleine, à la lisière de la forêt, où ils avaient déjà transporté toute une « ruchée » de terre. Le ciel s'était prononcé. Quoi qu'il pût craindre de la Chauvelière, le saint n'hésita pas. Crévy fut abandonné immédiatement[57]. Sur la lande même de la Madeleine le saint n'avait envisagé d'abord qu'une œuvre assez modeste : faire un fossé, comme dit l'abbé, pour écarter les bêtes et en rabattre la terre dans l'intérieur d'un cercle pour y former une petite motte. Sur cette élévation, il planterait simplement une grande croix avec le beau Christ de bois, haut de sept pieds, qu'il avait ramené du diocèse de Saint-Brieuc, au temps où il travaillait avec M. Leuduger. La terre ne produisait spontanément que des ajoncs, comme on le constate encore aujourd'hui. Les habitants de la frairie du Hinguet, une des quatre frairies de Pontchâteau, y jouissaient du droit de vaine pâture. Il les connaissait : ce n'était pas ces braves gens qui s'opposeraient à sa sainte entreprise ; bien au contraire. Il avait donc tout lieu de penser que la Chauvelière, malgré la vengeance qu'il couvait, se tiendrait tranquille.
 
Mais voici que les paysans, heureux cette fois du choix du lieu, arrivent de tous côtés. Ils s'attendent certainement à autre chose qu'à creuser un fossé et à entasser quelques charretées de terre. Alors, l'homme de Dieu, qui voit sans doute dans cette affluence un encouragement du ciel, prend un cordeau et trace trois cercles concentriques, le premier de 400 pieds de circuit, le second de 500 et le troisième de 600. L'intervalle entre ces deux derniers, intervalle de 15 à 16 pieds, serait creusé en douves de la même profondeur, et le déblai, pierre et terre (4 500 mètres cubes, en mesures actuelles) dressé en cône tronqué à l'intérieur du premier cercle, l'intervalle entre celui-ci et le bord des douves devant servir de promenade.
Enfin il allait pouvoir réaliser le rêve qui le hantait depuis son passage chez les ermites du Mont-Valérien. Là, en effet, trois croix, encadrées de sept chapelles dédiées à la Sainte Vierge, se dressaient sur le versant qui regarde Paris. Cette représentation bien en vue du mystère de la Rédemption avec sa couronne mariale était trop conforme à son génie et à sa piété pour ne pas le tenter d'imitation. A Montfort-la-Cane, sans la défense du duc de la Trémoille, il édifiait quelque chose d'approchant. Plus récemment il l'aurait fait à Campbon, si le champ qu'il convoitait ne lui eût été refusé. Ici, l'espace ne manquait pas ni les bras ; ce qu'il ferait serait même beaucoup mieux que ce qu'il avait vu au Mont-Valérien. Si les matériaux et la main-d'œuvre dont il disposait ne lui permettaient qu'une œuvre rustique, du moins, comme tout ce qu'il faisait, parlerait-elle à l'imagination populaire. Il lâcha donc la bride à son esprit inventif. Dans les flancs de cet amoncellement de terre et de roches, il aménagerait en guise de sanctuaires des excavations solidement voûtées où une demi-obscurité favoriserait, avec l'impression de mystère, le recueillement et la prière. Sur la plate-forme du sommet, il arborerait les trois croix du Golgotha. Autour de cette plateforme circulaire courrait un mur portant des colonnes d'où pendrait en festons, couronnant le monument, un rosaire aux grains de la grosseur d'une boule à jouer. Un autre rosaire, celui-ci d'arbres, ifs entrecoupés de dix en dix de cyprès pour marquer les dizaines, serait planté au bord intérieur des douves sur le pourtour de la promenade. Une seule chaussée, en face du grand Christ, donnerait accès dans l'enceinte avec, dans les douves, d'un côté, le Paradis terrestre, de l'autre, le Jardin des Oliviers, chacun de 15 pieds au carré (25 mètres carrés). Proche du seuil à l'intérieur, un « Ecce homo » frapperait d'abord les yeux du pèlerin. Un chemin en colimaçon, bordé de murs, mènerait au sommet ; on y rencontrerait trois chapelles où seraient représentés les quinze mystères du Rosaire.
Le saint ne tarda pas à être informé d'un prodige déjà ancien qui avait annoncé le merveilleux destin de ce lieu. Un paysan octogénaire et deux de ses fils aux environs de la soixantaine racontèrent à M. Olivier, à qui ils étaient venus à confesse, qu'une quarantaine d'années auparavant, sur l'heure de midi, par un temps fort clair, ils avaient vu des croix environnées d’étendards descendre du ciel en cet endroit, tandis que dans les airs se faisaient entendre, d'abord un si grand bruit que les bêtes qui paissaient dans la lande s'enfuirent dans les villages voisins, puis un nombre infini de voix qui faisaient une agréable harmonie. Le tout avait duré environ une heure. Plusieurs autres personnes, ajoutèrent-ils, avaient été témoins du même phénomène.
Il commença lui-même à réaliser la prophétie en composant pour ses équipes un beau cantique de vingt-deux couplets.
 
Hélas ! le Turc retient le saint Calvaire
Où Jésus-Christ est mort.
Il faut, chrétiens, chez nous-mêmes le faire :
Faisons un Calvaire ici,
Faisons un Calvaire.
 
Tâchons d'avoir cette sainte montagne
Par un divin transport,
Dans notre cœur et dans notre campagne.
Faisons un Calvaire ici,
Faisons un Calvaire.
 
Oh ! qu'en ce lieu on verra de merveilles !
Que de conversions !
De guérisons, de grâces sans pareilles !
Faisons un Calvaire ici,
Faisons un Calvaire.
 
Oh ! que de gens y viendront en voyage !
Que de processions,
Pour voir Jésus et pour lui rendre hommage !
Faisons un Calvaire ici,
Faisons un Calvaire.
 
La première de ces merveilles fut la construction même du Calvaire. On y accourait de tout côté et l'on se passait les ordres de l'homme de Dieu, lequel, occupé avec son confrère à prêcher la mission à Missillac, puis à Herbignac, puis à Camoël, puis pendant le carême de 1710 au bourg d'Assérac ne paraissait qu'une fois par semaine sur la lande. Peu avant Pâques, qui tombait cette année le 20 avril, « les douves, constatait l'abbé Olivier, qu'il faut citer pour des détails pittoresques, commençaient à être profondes ; et la montagne qu'on formait des terres qu'on tirait des fossés fut assez élevée, parce que le concours du peuple augmentait de jour en jour ; de sorte que j'ai compté une fois environ cinq cents personnes et bien cent bœufs pour tirer les charrettes, tant le monde travaillait avec un courage surprenant ; si bien que j'ai vu quatre hommes avoir beaucoup de peine à charger une pierre sur la hotte d'une fille de dix-huit ans, qu'elle portait avec joie sur la montagne. J'ai vu traîner des douves des pierres qui pesaient jusqu'à deux pipes de vin, seulement avec une ou deux cordes. Cela se faisait avec un tel ordre qu'on aurait dit qu'il y avait des gens à les commander, chantant des cantiques d'une manière si agréable qu'il me semblait entendre une harmonie céleste ; entr'autre quand on était sur le haut de la montagne qui sortait du fond de ces fossés. J'ai vu toutes sortes de gens à y travailler ; des Messieurs et des Dames de qualité et même plusieurs Prêtres y porter la hotte par dévotion. J'ai vu des peuples y venir de tous côtés : il y en avait d'Espagne et même de Flandre... On les payait à la fin de la journée en leur permettant de rendre leurs devoirs au Crucifix qui était dans une petite grotte couverte de terre rapportée dans laquelle on ne pouvait voir sans chandelle».
De toutes parts, on emportait de cette terre du Calvaire comme d'une nouvelle Terre Sainte, et la foi obtenait par elle des miracles. A Nantes, toujours d'après Olivier, on en dressa une liste de plus de cent cinquante.
En mai-juin, M. de Montfort et son associé firent une mission à Saint-Donatien, alors dans la banlieue de Nantes, à treize bonnes lieues de la lande de la Madeleine. « Pendant cette mission, écrit M. Olivier, nous ne pûmes aller au Calvaire; mais aussitôt qu'elle fut finie, nous y retournâmes, où je remarquai que le peuple travaillait avec autant d'ardeur qu'auparavant... Après avoir passé là quelque temps, nous vînmes faire la mission de Bouguenais, à trois lieues de Nantes... De cette mission, M. Grignion retourna au Calvaire ; c'était au mois d'août de l'année 1710. La montagne était achevée ». Entendons par là les travaux de terrassement. Le saint avait prévu la bénédiction pour le dimanche 14 septembre, jour de l'Exaltation de la Sainte Croix. A part les trois chapelles du Rosaire, à cette date tout sera réalisé de son plan grandiose. Pour la croix du Sauveur, il avait trouvé pendant la mission de Missillac un pied de châtaignier de 50 pieds de haut. Ce n'est pas sans peine qu'il put l'avoir. Les lettres qu'il écrivait au propriétaire restant sans réponse, il alla le trouver. Ayant obtenu à force d'éloquence un léger consentement, il fit abattre l'arbre le soir même par deux charpentiers qu'il avait amenés avec lui. « Ce fut un coup de maître, écrit M. Olivier, car il n'en eût pas trouvé un semblable dans toute la province ». Il fallut douze paires de bœufs pour l'amener au Calvaire. Quand ce géant des forêts fut planté sur l'éminence, « il y avait du fond des douves au Saint-Esprit qui était au haut de la croix, note l'abbé, environ 100 pieds (donc 85 pieds, 28 mètres, au-dessus du niveau du sol). Naturellement, cet achèvement ne se fit point sans accompagnement de cérémonies. Il fut marqué entre autres par une procession aux centaines d'étendards, longue d'une demi-lieue qui précédait un char de triomphe rempli d'anges, transportant le bon larron.
 
La fête s'annonçait triomphale. Tout était à la joie. Le missionnaire avait composé pour la circonstance un de ses plus beaux cantiques.
 
Chers amis, tressaillons d'allégresse
Nous avons le Calvaire chez nous ;
Courons-y la charité nous presse
D'aller voir Jésus-Christ mort pour tous.
 
A qui croit suffira ce Calvaire,
On y voit ce qu'on vit autrefois :
Un Dieu mort pour calmer Dieu son Père,
Un Dieu mort pour nous sur une croix.
 
On y voit un Dieu qui perd la vie
Par les mains de perfides ingrats,
On y voit la gloire anéantie
Et mêlée entre deux scélérats.
 
C'est ici l'abrégé des miracles
Et l'excès des amours du Sauveur
C'est ici l'abrégé des oracles
Que sa bouche a tirés de son cœur.
 
C'est d'ici que vient la pénitence,
C'est d'ici que découle la paix,
C'est ici que le bonheur commence
C'est ici qu'il ne finit jamais.
 
Ainsi se déroulaient dix-sept couplets. Quatre excellents prédicateurs avaient été nommés pour prêcher des quatre côtés de la montagne à la foule qui s'annonçait innombrable. Dès la veille, les bourgades d'alentour regorgeaient de pèlerins, venus de loin et en quête d'un gîte pour la nuit. Des frères et sœurs de M. Grignion, son vieux père, étaient de ce nombre. Quant aux paroisses de la région, dussent-elles se mettre en marche avant le lever du jour, elles arriveraient toutes, non pas par groupes isolés, mais processionnellement, croix et bannière en tête.
 
La vengeance de la Chauvelière
Montfort, criminel d'Etat
 
Il était, ce 13 septembre, environ quatre heures du soir ; sur la lande on hâtait les derniers préparatifs, quand arriva de Nantes un recteur (curé), porteur d'une lettre de Mgr de Beauveau. L'évêque interdisait la bénédiction.
On devine l'émotion de M. de Montfort à ce coup de foudre. Nonobstant tout ce qu'on put lui dire, écrit l'abbé Olivier, il partit pour Nantes où il arriva sur les six heures du matin, vit l'évêque ; mais le prélat resta inflexible. Il ne fut de retour au Calvaire que le 15 vers les onze heures du matin, au moment où son associé s'en retournait à Nantes. La veille, hors la bénédiction, tout s'était passé comme il avait été prévu. On avait recueilli près de cinq cents livres d'offrandes, somme énorme pour l'époque, surtout après un si terrible hiver. Le peuple et peut-être le clergé lui-même n'avaient cru qu'à un fâcheux contretemps, mais il s'agissait de bien autre chose. « Le dimanche suivant, écrit l'abbé Olivier, M. Grignion commença la mission à Saint-Molf qui est à quatre ou cinq lieues du Calvaire. Le mardi ensuite, Monseigneur l'Evêque m'envoya chercher et me dit qu'il avait une affaire de conséquence à communiquer au sieur Grignion, qu'il vînt le trouver incessamment ; il me donna une lettre qu'il lui adressait, où il marquait ses volontés ; laquelle je lui mis en main, dont la lecture lui tira les larmes des yeux. Etant donc revenu à Nantes, il lui fut défendu de retourner au Calvaire. »
Quelle affaire de conséquence Mgr de Beauvau avait-il donc à communiquer à M. Grignion ? Rien de moins qu'un ordre venu de la Cour de démolir le Calvaire. Que s'était-il donc passé ? Ecoutons l'abbé Olivier :
« Je m'étais bien aperçu, quelque temps auparavant, d'un mauvais dessein qu'on disait être bien avéré, d'une certaine personne qui, par son autorité, prétendait empêcher la construction de ce Calvaire, ce que voyant, j'écrivis une lettre à Mgr l'évêque de Kébec (de Saint-Vallier) qui était alors à Paris, le suppliant d'interposer son crédit auprès de Mgr le Cardinal de Coislin qui était seigneur de cette lande ; je reçus quelque jour après une réponse par laquelle Mgr de Coislin priait ce monsieur de laisser M. Grignion et M. Olivier, missionnaires, de continuer à construire ce Calvaire, ce qu'il fit, mais il chercha un autre moyen : il écrivit une lettre à M. de Châteaurenault, dans laquelle il lui mandait que les missionnaires se faisaient suivre de tout le monde, que sous prétexte de dévotion, ils faisaient une forteresse environnée de douves et de souterrains, que les ennemis pourraient s'y loger en cas qu'ils fissent une descente de ce côté-là ».
La Chauvelière tenait sa vengeance. Encore s'il eût été un mécréant et avec lui les agents du Roi et autres officiers qui furent mêlés à cette affaire, cela eût mis Mgr de Beauvau plus à l'aise. Mais le sénéchal était le frère du prieur des Carmes de Challain-la-Potherie, en Anjou ; c'est par ses mains, note l'abbé Bourdeaut, que passèrent les princières générosités du dernier duc de Coislin en faveur des écoles du pays ; il ne mourut pas lui-même sans laisser une part de son bien à l'église de Pontchâteau ; en bon paroissien, il n'avait pas pu manquer l'année précédente de «faire sa mission». La passion l'aveuglant, il se couvrit aux yeux de sa conscience du zèle pour les intérêts de son maître d'abord, puis pour la sécurité de l'Etat et ne craignit pas de représenter les deux missionnaires comme de possibles conspirateurs bâtissant, sous prétexte de dévotion, une forteresse que pourraient utiliser les Anglais en cas de descente sur la côte. Sa lettre envoyée à Rennes au vice-amiral et maréchal de Châteaurenault toucha au point sensible ce marin vieilli sur les vaisseaux du Roi. La crainte d'un débarquement, disons-le, n'était pas chimérique. Du Calvaire, comme le fait remarquer justement l'abbé Bourdeaut, on pouvait voir les flottes anglaises cingler à l'embouchure de la Loire et les corsaires de Jersey écumer les côtes guérandaises. Le 30 mai de l'année précédente, un combat naval s'était livré autour de l'île du Met, à quatre milles du littoral entre deux frégates françaises et quatre bâtiments anglais dissimulés dans les rochers. Trois d'entre eux furent coulés ; plus de six cent soixante coups de canon furent tirés ; le soir, l'île parut tout en feu. Cette année 1710, le ministère de la guerre avait décidé de fortifier l'île du Pilier. L'Intendant de Bretagne Ferrand avait sur son bureau les projets d'adjudication des travaux.
Par ailleurs les routes de Bretagne n'étaient pas sûres. Les impôts, la disette les avaient infestées de rôdeurs à l'affût de quelque mauvais coup. La force armée devait escorter les convois de blé destinés au ravitaillement de la capitale. Enfin, si à Rennes le Parlement, obstiné défenseur des franchises de l'ancien duché, se tenait à peu près sage pour le moment, dans les châteaux le feu couvait sous la cendre. Le 26 mars 1720, quatre gentilshommes payeront de leur tête sur la place du Bouffay à Nantes les intrigues qu'ils avaient nouées avec l'Espagne. Dans cette conspiration, dite de Pontcallec, les policiers du roi signaleront parmi les principaux foyers de l'agitation, Guérande et la Roche-Bernard. A Missillac, un des conjurés, M. de Derval, capitaine de la milice bourgeoise, s'était engagé à recruter soixante hommes pour le marquis de Pontcallec.
M. de Châteaurenault, commandant de la Haute-Bretagne, envoya le rapport de la Chauvelière à M. de Torcy, ministre des Affaires Etrangères, au bureau duquel, comme nous l'avons dit, ressortissait l'administration de cette province. Quelques jours après, une lettre était adressée de Versailles, à M. Ferrand, lui enjoignant de procéder à une enquête discrète. Le 20 juillet, l'Intendant écrivait de Rennes à Gérard Mellier, son subdélégué à Nantes et son confident, pour lui annoncer son arrivée, motivée uniquement, disait-il, par un ordre de contrôler les comptes de M. de Salins, directeur des fermes. Le 29, nouvelle lettre où il se disait curieux des commentaires que suscitait à Nantes son voyage. Ces dates fixent approximativement sa visite au Calvaire, car, nous le savons par Blain, c'est bien de l'Intendant de Bretagne que la relation de l'abbé Olivier parle dans le passage que voici : « Cette lettre (de la Chauvelière au maréchal de Châteaurenault) ou le contenu fut envoyé à la Cour qui, sur le récit, ordonna à une personne de distinction, qui fut au Calvaire avec quelques dames, qui y furent reçues fort froidement par M. Grignion parce qu'elles ne se mirent pas à genoux pour adorer le Crucifix ; il vit ce Monsieur prendre les dimensions des douves et des souterrains sans avoir la prudence de lui demander pourquoi, dont il s'alarma fort, j'ai vu moi-même cette description ».
 
Mgr de Beauvau bien embarrassé.
Il rappelle le missionnaire à Nantes et lui retire ses pouvoirs de juridiction.
 
Ferrand fut piqué au vif qu'on eût pu construire un ouvrage aussi considérable sans que même il en eût vent et que la première nouvelle lui en fût venue par un ordre de la Cour. « Pour moi, écrivait-il à Mellier, je n'en reviens pas qu'on ait été averti de cet édifice que lorsqu'il a été dans sa perfection. Le récit du conseiller au Présidial est singulier. Il faudrait enfermer le missionnaire et peut-être ses protecteurs. Voilà la plus grande extravagance dont j'ai jamais entendu parler ». Manifestement, le silence gardé autour de ce travail lui semblait louche.
Avouons que le Calvaire, avec ses douves, son unique entrée, son oratoire souterrain, son élévation, sa plate-forme supérieure entourée d'un mur haut de 5 pieds (1m,65) qu'il eût été facile de créneler, sa position sur une éminence qui dominait toute la région, n'était pas sans avoir un certain air de forteresse. Ferrand ne concevait pas qu'une œuvre de cette importance fût due uniquement au zèle d'un pauvre prêtre et à la foi de tout un peuple. Une enquête suivit sur son auteur, sur les moyens qu'il avait employés, sur l'origine de ses ressources. La Cour interrogea Mgr de Beauvau. Un homme embarrassé, ce fut le prélat. Comment, sans risque de faire passer le constructeur pour un fou, représenter à des administrateurs et à des financiers que ce travail, qui eût coûté à tout autre, disait-on, plus de vingt mille écus, M. Grignion l'avait entrepris sans établir de devis, et conduit sans tenir de comptabilité, qu'il n'avait eu pour les terrassements qu'une main-d'œuvre gratuite et pour couvrir les frais de maçonnerie et l'achat des statues que les fonds de la Providence, laquelle s'était chargée de nourrir les bandes de mendiants qui n'avaient pas manqué d'accourir, le miracle rendant les huches à pain et les marmites de soupe inépuisables ?
Tout ancien officier qu'il était, l'évêque n'avait pas à discuter la valeur militaire du Calvaire. La construction offrait, de l'avis des compétences, un danger public, Trente-huit ans plus tard, les missionnaires successeurs du Père de Montfort ayant tenté de la restaurer, les autorités s'alarmeront pareillement. De Menou, commandant à Nantes, chargé d'inspecter l'ouvrage écrira : « Vingt hommes enfermés là-dedans seraient inattaquables et feraient trembler toute la région ». Tout ce que pouvait faire Mgr de Beauvau, compromis lui-même, il le sentait bien, pour n'avoir pas surveillé d'assez près son subordonné, c'était de répondre des bonnes intentions et du loyalisme de M. Grignion. Le prélat n'avait d'ailleurs que peu de crédit à Versailles où il ne paraissait que rarement et où l'on n'ignorait pas ses embarras financiers, dûs en grande partie, il faut le dire, à ses largesses envers les pauvres. Sa réponse ne fut pas jugée par Ferrand satisfaisante. L'Intendant soupçonna l'évêque de ne pas dire tout ce qu'il savait et de ménager certaines personnalités. Le 8 septembre communiquant à Mellier le dossier de l'enquête, il lui disait : « Je vous prie d'examiner en particulier et sans bruit les pièces ci-jointes et de me mander la connaissance que vous avez de ce qui y est contenu. Vous êtes en lieu où les éclaircissements ne manqueront pas : vous verrez ceux que demande M. le marquis de Torcy et que l'évêque de Nantes n'y satisfait point pour sa lettre du 2 de ce mois. Je vous envoie copie de ma réponse afin que vous soyez au fait de tout. J'attendrai de vos nouvelles sur une affaire que l'on ne veut pas éclaircir ».
Il semble bien pourtant que la réponse de Mgr de Beauvau dissipa les soupçons de complot qui avaient pu naître dans l'esprit du marquis de Torcy, car le missionnaire ne fut pas inquiété. Il n'est même pas impossible qu'elle l'ait préservé d'une lettre de cachet qui eût fait la joie de Ferrand. Le Roi d'ailleurs n'avait pas attendu pour trancher l'affaire que les résultats de l'enquête fussent parvenus à Marly où se tenait la cour. Dès le 7 septembre M. de Torcy annonçait à l'Intendant de Bretagne qu'au communiqué de son rapport le Roi avait immédiatement ordonné que le Calvaire fût rasé. Ce même jour, deux dépêches qu'on peut dire identiques étaient adressées au maréchal de Châteaurenault et à Mgr de Beauvau. Voici celle que reçut le premier :
 
« A M. le Maréchal de Châteaurenault, touchant le Calvaire que le nommé Grignion a fait élever.
 
7 septembre 1710, à Marly.
« Le Roy a esté informé, Monsieur, que le sieur Grignion qui a fait une mission du costé de Pontchâteau a fait élever auprès de la forest, dans le lieu le plus dominant, un Calvaire d'environ quarante toises qu'il a fait entourer d'un fossé de près de dix-huit pieds de largeur et de douze de profondeur, qu'il a fait un souterrain destiné pour une grotte qui est, à l'entrée large de cinq à six pieds et longue de douze à quinze et qu'il y a un caveau sous les croix, où l'on doit poser quelques figures de dévotion ; qu'au dehors de ce souterrain, l'on y construit une chapelle dont les murailles ne sont pas encore toutes élevées et qu'on a basty dans le voisinage de petites maisons pour servir d'hostelleries. Sa Majesté ayant sceu, Monsieur, que ce Calvaire était plus propre à donner retraite à des gens de mauvaise volonté qu'à entretenir la dévotion des peuples, Elle m'a ordonne de vous écrire que son intention est que tout ce qui a esté fait soit détruit, que les fossés soient entièrement comblez de la terre qui en a esté tirée et les croix, les figures de dévotion et les autres établissements supprimés. Vous aurez, s'il vous plaît, agréable, Monsieur, de donner vos ordres pour l'exécution de ce que je vous écris des intentions de Sa Majesté et de me faire savoir si elles ont été ponctuellement suivies. Je suis très parfaitement, Monsieur, votre très humble et très obéissant serviteur ».
Le 14 septembre, c'est-à-dire vu la lenteur du courrier à cette époque (une quinzaine de lieues par jour), dès la réception de la lettre de M. de Torcy, Ferrand annonçait la nouvelle à Mellier. « Suivez la chose pour vous divertir, ajoutait-il, mais ne me citez pas ». A la même date, Mgr de Beauvau recevait la missive de Marly. Aussitôt, il dépêcha un recteur à M. Grignion lui interdisant, sans lui révéler le motif de sa décision, de procéder à la bénédiction du Calvaire. De même le lendemain quand il le reçut ; le saint put ainsi croire que la défense épiscopale n'était peut-être qu'une mesure de prudence qu'il réussirait, avec l'appui de ses amis nantais, à faire rapporter.
Le mardi 23 septembre, au troisième jour de la mission de Saint-Molf, Mgr de Beauvau envoyait donc M. Olivier remplacer M. Grignion et rappelait celui-ci à Nantes. Cette mesure, quoi qu'on en ait dit, nous semble avoir été aussi paternelle que prudente. En effet, comment d'abord charger le missionnaire de notifier lui-même aux populations l'ordre du Roi ? La tâche serait déjà assez douloureuse et assez humiliante pour l'abbé Olivier, son compagnon, qui ne s'était nullement désolidarisé d'avec lui dans la construction du Calvaire. La Chauvelière ne l'avait-il pas dénoncé lui aussi dans sa lettre à M. de Châteaurenault, et n'est-ce pas lui qui avait pris l'initiative de demander à l'évêque de Metz, par-dessus la tête du sénéchal, l'autorisation de poursuivre les travaux? Le choix que l'évêque fit de sa personne était tout dicté. Quel autre pouvait mieux remplacer celui dont il avait été l'associé ? Quel autre saurait mieux faire accepter des ouvriers du Calvaire une épreuve qu'il partageait avec eux ? Car le prélat sentait bien que le coup serait terrible. « Alors que j'annonçai aux peuples dans une prédication qu'on le devait détruire, écrit l'abbé, tout l'auditoire fondit en larmes et ce fut une désolation universelle ».
Ensuite, il faut bien le dire, Mgr de Beauvau ne connaissait jusque-là notre saint que par des rapports contradictoires. Comment n'aurait-il pas jugé imprudent de laisser sur place ce remueur de foules au zèle jugé si souvent intempestif ? Car il importait avant tout d'empêcher le mécontentement général de dégénérer en une agitation qui eût fait le jeu des accusateurs. Quand il le reçut à son retour de Saint-Molf et lui mit sous les yeux la lettre de Marly il fut stupéfait de la sérénité avec laquelle il accepta le coup qui le frappait. M. Barrin étant venu peu après aux nouvelles : « J'ai été charmé, lui dit le prélat, de la façon dont M. Grignion a reçu les ordres du Roi. Il faut qu'il soit un grand saint ou un hypocrite fieffé ».
Mgr de Beauvau n'était pas sans s'inquiéter de l'émotion que risquait de produire la destruction d'un ouvrage aussi considérable et aussi cher à la piété populaire. Il essaya de le sauver d'une ruine complète en faisant la part du feu. Il écrivit au maréchal de Châteaurenault et au Père Le Tellier, ministre de la feuille des bénéfices, qui était aussi le confesseur du Roi. Sans doute, quand il avait répondu à la demande d'enquête de M. de Torcy, avait-il au moins insinué qu'il n'y avait point de mystère dans une construction qu'on aurait pu croire si dispendieuse, que la foi des gens avait suffi à tout. Il ne reviendra donc pas sur ce point. On remarquera en lisant sa lettre au Père Le Tellier avec quelles précautions il intervient dans une question traitée en affaire d'Etat d'ordre militaire. Il ne sait comment s'excuser. Cette lettre qu'il expédia dès le 20 septembre, il feint, tout en la rédigeant à part, de la présenter comme un ample post-scriptum à un courrier traitant naturellement de sujets beaucoup plus sérieux.
 
« A Nantes, le 20 septembre 1710.
« J'ajoute à ma lettre que M. le marquis de Torcy me donne avis que le Roi a donné ordre de supprimer les ouvrages qu'un missionnaire avait fait faire, au moins en partie un peu imprudemment, mais il y a une chapelle que j'ai ordonné de rétablir dans ma visite, qui est de la paroisse de Pontchâteau, elle est sous l'invocation de la Magdeleine. Il y a des messes fondées ; cela ferait crier les peuples et les prestres qui donnent des messes.
« Si j'osais dire mon avis, ce serait de remplir de son Calvaire les fossés et de laisser là une croix pour contenter le peuple. Je n'avais pas voulu permettre la bénédiction des figures et du lieu à cause des fossés et de ses souterrains ou caveaux.
« Pour la chapelle de la Magdeleine, il faudrait la laisser achever de bastir.
« Pardon, mon Révérend Père, si je vous importune de cette bagatelle qui ne le paraîtrait peut-être pas au peuple.
« Je suis avec un très profond respect, mon très Révérend Père, votre très humble et très obéissant serviteur.
G. de Beauvau
évêque de Nantes ».
 
Se fondant sur cette lettre, l'abbé Bourdeaut fait la réflexion suivante :
« Le récit de M. Olivier, si fidèle qu'il soit, n'est pas exempt d'omissions et même de fautes. La plus notable, la moins concevable est d'avoir passé sous silence la visite que Mgr de Beauvau fit au Calvaire de Pontchâteau, au cours de la tournée pastorale qu'il accomplit dans I'archidiaconé de la Mée. Le prélat fit entendre qu'il n'autoriserait pas la bénédiction du monument à cause des souterrains qu'on y voyait et des fossés qui l'encerclaient. Il recommanda d'y réédifier une antique chapelle, dite de la Madeleine, très vénérée à Pontchâteau... »
S'il fallait entendre ainsi la lettre de l'évêque de Nantes, notre saint se serait mis dans un cas grave de désobéissance. Passant outre à la défense épiscopale, il aurait préparé la grande fête du 14 septembre comme de si de rien n'était, et, sans le pli qui lui fut dépêché de Nantes, la veille au soir, il procédait à la bénédiction. Le récit de M. Olivier montre clairement au contraire qu'il ne s'attendait nullement à ce coup, n'en comprit pas la raison ; si bien qu'il crut qu'en partant aussitôt pour Nantes, il réussirait peut-être à le conjurer ou du moins à l'amortir.
A quelle date eut lieu cette visite canonique du Prélat à Pontchâteau ? Alla-t-il jusqu'au Calvaire et, s'il s'y rendit, M. Grignion y était-il, et non pas plutôt soit à Assérac soit à Saint-Donatien, soit à Bouguenais ? « J'ai ordonné dans ma visite de rétablir cette chapelle qui est de la paroisse de Pontchâteau». A qui cet ordre fut-il donné ? Mais au curé et à la fabrique, responsables de ce sanctuaire. On ne voit pas à quel titre le missionnaire aurait eu ordre de restaurer, et encore sans doute à ses frais, un édifice paroissial, encore que, dans ses missions, il s'en chargeât partout où besoin en était.
« Je n'avais pas voulu permettre... », dit plus loin l'évêque de Nantes. Ces mots, il faut le reconnaître, ne sont pas clairs. Mgr de Beauvau parle un peu comme si ce refus n'avait pas été consécutif à la lettre reçue de Marly, qu'il ne rappelle pas, et comme si, ayant eu auparavant connaissance des raisons qui devaient déterminer Louis XIV, il eût pris d'avance la précaution d'interdire la bénédiction. Or, ce fut le 29 juillet que Ferrand annonça à Mellier son arrivée prochaine à Nantes. Quand il se rendit au Calvaire pour prendre les dimensions des eléments suspects, on était donc au plus tôt dans les premiers jours d'août, M. Grignion étant de retour de Bouguenais. De la correspondance entre l'Intendant, le Maréchal de Châteaurenault et la Cour, rien ne semble avoir transpiré. Tout se trama dans l'ombre. Le 14 septembre même, nous l'avons vu, Ferrand recommandait à son subdélégué de ne pas le citer. L'évêque de Nantes, quoiqu'il ait eu vent vraisemblablement de la descente du personnage sur la lande de la Madeleine, n'apprit le sort réservé au Calvaire que par la lettre de Marly. C'est alors seulement qu'il interdit la bénédiction. Enfin on ne voit pas pourquoi notre saint se fût plus embarrassé d'une nouvelle défense, surtout quand tout était prêt, alors qu'il n'aurait tenu aucun compte de celle que l'on suppose. Pas davantage, dans la relation de M. Olivier et dans les mémoires de M. des Bastières, qui parlent l'un et l'autre de l'entrevue de Nantes, on ne trouve la moindre allusion à une admonestation sévère, trop justifiée, que Mgr de Beauvau n'eût pas manqué alors de lui faire.
 
L'attitude de l'abbé Olivier
 
Jusqu'aux découvertes de l'abbé Bourdeaut sur cette affaire du Calvaire, les biographes n'avaient d'autres sources que la relation de M. Olivier et les Mémoires du Chanoine Blain. Ce fut peu après la mort de son ami que celui-ci vint à Nantes, puis qu’il dit l'avoir entendu déprécier par Mgr de Beauvau, lequel décéda le 6 septembre 1717, donc un an et quatre mois après l'homme de Dieu. Il ne semble pas avoir été heureux dans le choix de ses informateurs. Rencontra-t-il M. des Bastières ? C'est peu probable. On dut le dissuader de voir l'abbé Olivier qu'il accable, ce qui lui eût fait éviter certaines erreurs grossières et graves dans l'ordre des événements. On ne lui a point parlé de la lettre épiscopale interdisant la veille de la fête la bénédiction. D'après ce qu'on lui a raconté, l'épreuve qui marqua ce jour-là, fut encore plus terrible : par ordre de Ferrand, les pioches commencèrent leur sinistre besogne, en présence de M. Grignion, lequel « eut, dit-il, la confusion et le déplaisir de voir détruire sous ses yeux un monument si pieux et si efficace..., l'ouvrage des sueurs et des travaux de tant de pauvres gens». En conséquence, cette opération, dont il ignore les péripéties, étant, croit-il, terminée, il ne comprend pas que le missionnaire, qui avait assisté à la ruine de son œuvre sans ouvrir la bouche, ait été subitement rappelé peu après de Saint-Molf à Nantes par Mgr de Beauvau. Il prête à l'évêque les intentions les plus blessantes et noircit à plaisir l'abbé Olivier.
« La dernière mission que fit M. de Montfort dans le diocèse de Nantes, écrit-il, fut, pour ainsi dire, la réaggravation de ses fautes et la dernière cause de son exil. J'ignore ce qu'on lui reprochait d'avoir fait ; peut-être que le grand concours de peu­ple qui venait de tous côtés pour l'entendre et la bénédiction extraordinaire que Dieu répandait sur ses travaux étaient sa grande faute et que, pour l'en faire punir, ses envieux et ses ennemis lui en prêtaient d'autres, vraies ou fausses. Quoi qu'il en soit, ils firent tant de bruit que Mgr de Beauvau, évêque de Nantes, se crut obligé de retirer ses pouvoirs au missionnaire persécuté, lorsqu'il était prêt à conclure cette mission par ces traits animés de piété et d'éloquence apostolique qui lui étaient propres et singuliers. Pour comble de mortification, pour la terminer, on lui substitua celui-là même qu'il avait refusé comme compagnon et, afin que rien ne manquât à son humiliation, ce fut de sa main qu'il reçut la lettre d'interdit ».
Nous sommes en plein roman. La mission de Saint-Molf consommant la perte de M. Grignion ! Des envieux portant plainte à Mgr de Beauvau ! Le prélat, au lieu de laisser achever un travail qui touchait à son terme, l'interdisant afin de l'empêcher d'en recueillir les fruits et, pour comble, envoyant lui porter son arrêt et le remplacer par l'homme qu'il n'avait pu supporter comme compagnon de ses travaux, Olivier ! Mais nous savons de celui-ci même, qui n'avait aucune raison de falsifier les dates, que la mission, une mission très probablement de quatre semaines, en était seulement à son troisième jour, au mardi qui suivait l'ouverture, quand il reçut ordre de partir pour Saint-Molf où il dut arriver au plus tard le surlendemain. Nous avons vu de plus comment le choix de ce remplaçant était tout dicté à l'évêque. Quand au congédiement donné par le missionnaire au fils de sa bienfaitrice, pure invention apparemment. Nous regarderons la chose de plus près tout à l'heure, mais il semble bien que M. Olivier se retira de lui-même. Continuons notre citation. Voici comment, après Mgr de Beauvau, est habillé le porteur de sa lettre.
« Celui qui la lui portait, n'était pas fâché de ce contretemps qui aidait à son élévation, alors qu'il mettait M. de Montfort sous ses pieds. Quoique homme de bien, il n'était pas assez mort à lui-même pour renoncer à la joie d'Adam, joie d'amour-propre que lui causait l'interdit dont il était porteur et qui servit d'une si honorable vengeance du refus qu'avait fait M. Grignion de travailler avec lui. Attentif alors à tous les mouvements de la nature qui pouvaient échapper à l'homme de Dieu dans les premiers moments d'une humiliation si sensible et si bien assaisonnée de tout ce qui pouvait la rendre amère, il étudiait son visage, il y examinait tout ce que l'amour-propre pouvait y marquer de vicieux et d'imparfait ; mais s'il le vit mortifié, ce que parurent lui indiquer quelques larmes à ses yeux, il ne le vit ni troublé ni aigri. Souffrir et se taire était l'unique parti qu'il prenait en ces sortes d'occasions ; sa bouche demeura fermée aux plaintes et aux murmures, et il ne fit même pas paraître un signe de mécontentement au messager qui paraissait fort satisfait de lui apporter un ordre si fâcheux».
 
Nous ne ferons pas à Blain l'injure de penser qu'il a inventé cette petite scène. Mais de qui la tenait-il ? Ce ne peut être, directement ou indirectement, que d'un témoin oculaire ou de quelqu'un qui se donnait comme tel, probablement de ces prêtres que M. de Montfort avait dû engager pour la mission et dont quelques-uns, sinon tous, outrés de la mesure épiscopale, n'étaient pas disposés à voir de bon œil l'homme de Mgr de Beauvau. Mais comment accorder crédit à un témoin qui se trompe étourdiment de date, fait arriver M. Olivier à Saint-Molf sur la fin de la mission, et là-dessus épilogue contre l'évêque de Nantes ? Il a vu le porteur de la lettre étudier sur le visage du destinataire les impressions qu'en produisait la lecture. Mais n'est-ce pas ce que l'on fait tout naturellement lorsqu'on apporte à un ami, sous pli cacheté, une nouvelle importante, bonne ou mauvaise ? Ce monsieur qu'on nous dit pourtant homme de bien, a vraiment une bien vilaine âme. Comment ! il savoure l'humiliation, les larmes de celui qui, hier encore, était son chef et son compagnon d'apostolat, son ami ; il en rassasie ses yeux sans avoir même la vergogne de dissimuler. Janséniste, ont dit certains biographes en peine d'explication. Allons donc ! « Il fit toutes ses études théologiques à Rome, où certes, on n'avait pas coutume d'aller chercher la doctrine janséniste, remarque l'abbé Bourdeaut. Il séjourna à diverses reprises à la communauté de Saint-Clément, non à titre de janséniste, mais parce que là se groupaient les missionnaires diocésains. Homme d'œuvre, on le voit dans tous les comités catholiques de l'époque, en particulier lorsqu'il s'agit d'organiser les Ecoles charitables. Il mourut en 1730, supérieur de la communauté du Bon Pasteur, charge dans laquelle il succéda à M. de la Noë-Mesaard, le janséniste fameux, en vertu d'un choix épiscopal fait précisément dans le but d'effacer l'influence du premier directeur de la maison ».
Qu'on lise sa relation rédigée quinze ans plus tard, on y sent une admiration sans réserve pour l'œuvre de son confrère. Il s'émerveille du nombre, de l'ardeur, de l'enthousiasme des terrassiers, de l'ordre avec lequel cette fourmilière travaille, bien qu'il n'y ait personne à commander. Il est charmé des cantiques qui s'élèvent de partout, formant une harmonie céleste. Il a fixé dans sa mémoire tous les détails de la construction, y compris ceux qui n'existaient encore que dans la tête de l'architecte. Il n'en critique aucun, pas même ceux qui donnèrent lieu à des insinuations perfides. Il en laisse tout le mérite à son compagnon et se tient discrètement au second rang. S'il en éprouve quelque fierté, c'est d'avoir été mis par la Chauvelière dans sa lettre de dénonciation sur le même pied que le constructeur. Il décrit en termes émouvants la destruction de ce grand ouvrage. Cette destruction, il l'a sur le cœur. C'est là-dessus qu'il n'est plus d'accord avec son confrère. Il trouve inadmissible que M. Grignion n'ait rien fait humainement pour la conjurer. Il regrette que le missionnaire ait reçu fort froidement le monsieur qu'accompagnaient des dames pas précisément dévotes, il est vrai, à les juger à leur air, mais qui, lui, n'était autre que l'Intendant de Bretagne. Il lui reproche de n'avoir pas eu, bien que fort alarmé, la prudence de demander à ce mystérieux personnage pourquoi il mesurait douves et souterrains. Il n'oublie pas de relever que c'est lui, Olivier, qui flaira les menées de la Chauvelière et s'inquiéta d'obtenir de l'évêque de Metz l'autorisation de poursuivre les travaux. Il laisse à M. Grignion d'avoir cru, sur la foi des prophéties et des miracles, que son Calvaire subsisterait malgré tout. Pour lui, il n'en croit rien et ne peut s'en consoler. Comment, après un si cuisant échec, ne se serait-il pas senti las de travailler avec un homme de si grande vertu et d'un si merveilleux talent apostolique, mais, par l'élévation même de ses vues, si dénué de sens pratique, qui refusait de mettre, n'aurait-ce été qu'un grain de diplomatie au service de la Providence et craignait de compromettre l'indépendance de son ministère, en consentant, dans ces occasions, à causer avec les détenteurs du pouvoir, magistrats, officiers seigneuriaux, agents du roi ?
On ne voit ni quand, ni où, ni comment l'homme de Dieu l'aurait remercié de sa collaboration. C'est à lui que, partant pour Nantes la veille de la fête, il laisse le soin de présider à ce grand jour. Si M. Olivier avait eu l'ambition de prendre sa place, c'était bien le moment. Au contraire, il fait tout pour le retenir, estimant sans doute ce voyage inutile. Pendant cette journée si tristement assombrie, il s'acquitte consciencieusement de sa tâche ; organise les quêtes dont il devait remettre le produit à son confrère, de quatre à cinq cents livres, note-t-il, « M. Grignion, écrit-il ensuite, n'arriva que le lendemain, vers les onze heures, alors que je retournais à Nantes». Ne laisse-t-il pas entendre par là qu'il partit de son plein gré, désolé d'une interdiction dont il soupçonnait les raisons secrètes, alors, pensait-il, qu'un peu d'entregent aurait eu chance de tout sauver ?
Quelque temps après, le coup étant porté, il ira trouver l'Intendant de Bretagne, qui, peut-être pour lui montrer qu'il ne l'a point incriminé conjointement avec M. Grignion, lui mettra sous les yeux le rapport qu'il avait envoyé au maréchal de Châteaurenault. « Je fis voir à cette personne, écrit-il, qu'elle aurait pu se servir de termes un peu plus doux, disant que ce n'était ni douves ni souterrains en termes de forteresse ». N'était-ce pas là prendre la défens de M. Grignion ?
Et après l'interdit de Saint-Molf, où le missionnaire revenu à Nantes a-t-il cherché refuge ? Dans une maison dont la mère de l'abbé Olivier, veuve pourvue d'une large aisance et ancienne commerçante de drap et de soieries, lui a cédé deux appartements, l'un au rez-de-chaussée, l'autre à l'étage, en tout quatre pièces. C'est là, dans cet immeuble de la Cour-Catuit, rue des Hauts-Pavés, au milieu d'une population de petits artisans, filassiers, tisserands, fabricants de cotonnades, la maison de la Providence, comme il l'appelle, qu'il va commencer à organiser ses œuvres charitables. Il y établit autant que l'espace s'y prête, un hôpital d'incurables, s'y réservant, quand il quittera Nantes au printemps de l'année suivante, un petit coin qui sera son pied-à-terre chaque fois qu'il reviendra passer quelques jours dans cette ville. Au mois d'avril 1716, trois semaines avant sa mort, sur les instances d'une autre de ses bienfaitrices,
Mlle Dauvaise, directrice de l'œuvre qui prospère et se transforme, il y envoie de Saint-Laurent-sur-Sèvre, où il donne la mission, deux de ses Filles de la Sagesse. C'est là que, trois ans après la mort de notre saint, nous retrouverons le nom de M. Olivier. Sous l'épiscopat de Mgr de Tressan, qui n'a point hérité des préventions de Mgr de Beauvau contre M. Grignion, l'abbé Barrin, supérieur, a constitué l'œuvre en société. Le 17. juillet 1719, Salomon Binet de la Blottière, chanoine de la cathédrale, procurateur de la cure de Saint-Similien, bénit, dit le procès-verbal, la chapelle domestique de la maison sise à présent à la Cour-Catuit, nommée depuis la maison de M. de Montfort. Au bas de l'acte, immédiatement après les signatures de J. Barrin et de Salomon Binet, figure celle de M. Olivier prêtre, suivie de celle d'Elisabeth Dauvaise, puis de douze autres, dont; en dernier lieu, celle de Matthieu de Burcke, recteur de Saint-Similien. Le 13 novembre de celte même année, l'abbé Olivier louait à M"* Dauvaise en faveur de l'hôpital des Incurables pour une rente viagère de cent trente-cinq livres une maison située elle aussi rue des Hauts-Pavés qu'il avait recueillie de l'héritage maternel. Mais déjà, six mois seulement après la mort de M. Grignion, nous voyons l'abbé travailler avec les fidèles de son ancien compagnon d'armes, dont Mlle Dauvaise. Celle-ci avait fondé à Châteaubriant, avec l'aide de l'abbé Le Grand, ex-régent du collège de cette ville, une école charitable pour les filles, laquelle subsiste encore de nos jours. M. Le Grand voulait joindre à cet établissement une école de garçons. Un comité d'hommes d'œuvres fut créé, composé, il est vrai, moitié de jansénistes militants, entre autres du Moulin-Henriet qui mourra obstiné dans l'erreur, mais moitié aussi d'ecclésiastiques de saine doctrine, M. Bodier, ancien missionnaire rennais et... l'abbé Olivier.
Au chapitre LIX de ses Mémoires, le chanoine Blain nous met en garde. Après avoir narré les hauts faits de M. Grignion pendant son séjour à Paris en 1703 : « Ici, écrit-il, je le perds et je ne puis plus dire de lui que ce que j'en ai appris ». Un témoignage qui a passé de bouche en bouche n'est que trop sujet à caution. Ne serait-ce pas le cas pour l'attitude de M. Olivier à Saint-Molf ? D'autre part, on serait curieux de savoir comment M~ Olivier, qui logeait aussi M. de Montfort et son œuvre et que Blain ne dut pas plus interroger qu'il n'interrogea son fils, était vue des autres femmes de dévouement qui gravitaient autour de l'homme de Dieu. N'aurait-elle pas excité chez l'une ou l'autre d'entre elles une jalousie qui n'expliquerait que trop le portrait peu flatté dont l'abbé fut gratifié ?
L'honneur de notre saint ne demande point que l'on condamne son compagnon. Ils ne s'entendirent pas. Et après ? Cela est arrivé à d'autres qui étaient pourtant des hommes de Dieu. Quand Paul et Barnabé se tournèrent le dos et partirent chacun de son côté, l'Esprit-Saint les laissa faire, et on ne voit pas que personne ait été assez sot pour s'en scandaliser.
 
La destruction du Calvaire
 
Il s'agissait maintenant d'exécuter les ordres du roi. Ferrand va s'y passionner. Grignion, ce dévot qui est aussi une puissance et qui semble le braver par son indépendance apostolique, il s'est juré de l'abattre. Aucun lieu de la Haute Bretagne n'est désormais sûr pour le missionnaire. Venir à Rennes où il a des parents, des amis, des protecteurs, mais où réside aussi l'Intendant, c'est, nous le verrons, se jeter dans la gueule du loup. Vraiment, il faut que Blain (Ch. LXXIII) ait été, sur ce point encore, bien mal informé pour nous montrer un Ferrand touché de repentir devant la résignation de sa victime. Après avoir dit avec quelle patience notre saint reçut cette croix : « Il est vrai, continue le mémorialiste, que M. l'Intendant, quelque temps après, ouvrant les yeux sur l'ordre qu'il avait donné, s'en repentit ; il vit alors, mais trop tard, que M. de Montfort ne faisait la guerre qu'aux vices et au péché, n'était à craindre qu'au démon et à l'enfer, et qu'il était honteux d'avoir pris un Calvaire et un lieu de dévotion pour une place d'armes et un fort à la convenance de ceux qui voudraient se mutiner ». La belle fable ! Ferrand venu à résipiscence ! Ce n'est pas seulement à M. Grignion qu'il en garde, mais à ses amis, à ses protecteurs, à l'abbé Barrin, à la présidente de Cornulier, à Mgr de Beauvau qui ne se décide pas à s'en débarrasser. Il est proprement déchaîné et le restera. Seulement rien ne doit transpirer. Correspondance épistolaire et conversations, tout se passe entre administrateurs et tombe sous le secret professionnel. Mais tout finit aussi par se savoir.
Le 18 septembre, il écrivait à Mellier : « M. le Maréchal de Châteaurenault m'a envoyé copie de l'ordre qu'il a reçu pour la démolition du Calvaire. Je vais concerter avec lui cette expédition. Grignion en mourra de douleur, sans savoir ce que deviendra l'abbé Barrin. Le premier est un grand fou par toutes les extravagances dont vous me parlez ».
Cependant raser le Calvaire alors qu'on aurait pu, avec le concours même du missionnaire et de ses paysans, lui ôter à l'aide de quelques retouches, tout caractère de forteresse, cette mesure radicale semblait si odieuse et si impopulaire, elle paraîtrait si facilement inspirée par un sentiment inavouable que Ferrand lui-même, pour excité qu'il fût, se dérobait dès qu'il s'agissait d'en assumer la responsabilité. Et il n'était pas le seul. A Rennes, à Nantes, on hésitait à exécuter à la lettre les ordres du roi. Le 23 septembre l'Intendant faisait à Mellier cette confidence : « L'ordre de la démolition du Calvaire ayant été envoyé à M. de Châteaurenault, c'est à lui qu'il faut s'adresser sur l'application qu'on lui veut donner. Si j'étais à la place de M. de Lannion (lieutenant général, commandant les forces militaires pour la ville et le comté de Nantes), je l'exécuterais dans son entier, l'ordre ne me paraissant point équivoque. Votre général (M. de Lannion) recevra une seconde lettre de notre généralissime (M. de Châteaurenault) sur la manière de l'exécuter. J'ai été consulté sur ce sujet, aussi je n'ai rien à dire. Il faut tâcher qu'il ne reste rien de cette action indiscrète : si on en laisse quelques murailles, ce sera pour enfermer Grignion».
Le père Le Tellier, au lieu d'intervenir directement auprès du roi, comme l'espérait M. de Beauvau en lui écrivant, avait transmis sans plus à M. de Torcy la lettre de l'évêque. Le 30 septembre le ministre avait répondu à celui-ci que la chapelle de la Madeleine serait conservée et mise en état convenable pour y célébrer la messe, et que sur le terrain aplani on érigerait une croix. Mais, dans la lettre qu'il adressait à M. de Lannion, il ne parlait plus de cette deuxième disposition. Ferrand serait satisfait : du monument, il ne resterait pas même un souvenir.
Chargé par le Maréchal de Châteaurenault et par M. de Torcy de démolir le Calvaire, M. de Lannion, dont le fils, il est vrai, avait épousé la propre nièce de l'abbé Barrin, passa la corvée à M. d'Espinose, inspecteur de la milice bourgeoise dans la Bretagne méridionale, de Port-Louis à Ancenis, homme de peu de considération et fort étourdi, note l'abbé Bourdeaut.

Cette désignation ne fut pas sans inquiéter l'évêque de Nantes. Il aurait désiré un homme de plus d'autorité et de plus de jugement. Grand seigneur confiné au milieu urbain et par là ne connaissant guère le populaire que par la populace, le prélat appréhendait manifestement que les manants qui avaient élevé le Calvaire ne s'opposassent par la violence à sa destruction. Terminant sa lettre au P. Le Tellier, l'ancien officier, dont la troupe recrutée de la façon que cela se faisait alors, avait dû lui présenter autre chose que des miroirs de vertus, lâchait à l'adresse du peuple un qualificatif d'une verdeur toute militaire que, pour son honneur, nous aurions préféré ne pas rapporter, mais qui exprimait énergiquement sa crainte. Nous reprenons, en l'achevant, la dernière phrase de sa lettre : « Pardon, mon Révérend Père, si je vous importune de cette bagatelle qui ne le paraîtrait peut-être pas au peuple qui est une sale bête».
Il ne cacha pas au lieutenant général qu'il le désapprouvait de s'être ainsi dérobé et loua le Maréchal de Châteaurenault de s'être plaint à Versailles de la conduite équivoque de son subalterne. Qui plus est, des bruits lui étant parvenus qu'une sourde révolte grondait chez les paysans requis pas d'Espinose, prié probablement même de venir calmer cette effervescence, il se rendit à Pontchâteau et de là sur la lande de la Madeleine, où peut-être en fit-il, pour tirer les gens de leur scrupule, un peu plus qu'il ne seyait à sa dignité.
Toute cette conduite, qui serait d'un plat courtisan pour qui n'y verrait qu'une assez sotte démonstration de loyalisme, Ferrand s'en amuse fort dans une lettre à Mellier (27 octobre) : « Votre prélat était en vérité hors de son bon sens le jour qu'il a entretenu M. de Lannion. Voilà un ouvrage bien important que la démolition du Calvaire pour y envoyer un lieutenant général ! Si M. le Maréchal s'est plaint que M. de Lannion soit resté à Nantes et s'il en a écrit à la Cour, tant pis pour lui ! Il y a des lettres qui ne sont point heureuses et la louange que votre évêque dit lui avoir été donnée à cette occasion ne le relèvera pas beaucoup. Je n'écrirai sûrement point à la Cour et ne parlerai point à M. le Maréchal de pareilles choses... On rira bien à la Cour de se représenter votre évêque une bêche à la main et on ne rira pas moins du récit qu'en aura fait le maréchal ».
Le moment n'était pourtant pas aux gorges chaudes. L'opération aurait pu tourner au tragique. Ferrand lui-même craignit un instant pour la vie de l'officier. Le 17 octobre, il écrivait à Mellier : « Je n'ai point de nouvelles de M. d'Espinose. S'il meurt dans l'opération, le peuple regardera sa mort comme une punition de Dieu. Pourvu que le Calvaire soit abattu, il ne nous en faut pas davantage ».
D'Espinose n'avait pas été d'ailleurs sans flairer le danger. Ayant demandé aux paroisses voisines de lui envoyer un certain nombre d'hommes, quelque cinq cents en tout, avec des outils, s'il crut prudent d'amener avec lui une compagnie de ses miliciens, ce n'était pas sans doute uniquement pour empêcher les paysans de disparaître et les contraindre à travailler. Lorsque ceux-ci apprirent de sa bouche pour quelle besogne il les avait convoqués, ils se mirent à genoux en pleurant. Un jour, deux jours se passèrent et, malgré les jurons et les menaces du commandant, le travail n'avançait pas. Il fallait commencer par la gigantesque croix qui dominait le monument, la couper au pied, car elle était trop enfoncée en terre et trop solidement calée de blocs de pierre pour qu'on pût la déplacer, ce qui obligeait à en détacher auparavant le Christ, le beau Christ du Père de Montfort, par respect et de crainte que, malgré toutes les précautions, il ne se brisât dans la chute. Le troisième jour, ne pouvant encore rien obtenir, d'Espinose prit une scie et menaça de faire abattre la croix telle quelle. Laissons ici parler l'abbé Olivier : « Alors le peuple s'offrit de monter sur la croix et d'en détacher le Christ et les deux larrons sans rien rompre, à quoi il acquiesça. Je lui ai ouï dire qu'il ne croyait pas que la descente de croix faite à Jérusalem fut si triste que celle-là ; tout le monde était à genoux pendant que les autres faisaient l'office de Nicodème et de Joseph d'Arimathie ».
Mais, les croix abattues, la montagne ayant perdu ainsi son caractère sacré, les paysans n'eurent pas plus de cœur à l'ouvrage. « On a été trois mois, écrira quinze ans plus tard, l'abbé Olivier, sans avoir pu détruire la moitié de la montagne quoiqu’on ait forcé grand nombre de peuple à y travailler. Il semble que les hommes avaient eu des bras de fer pour l'édifier et des bras de laine pour le détruire. On voit encore aujourd'hui le Mont et les fossés presque tout entiers».
Il ne tint pourtant pas à Ferrand que le monument ne fût égalé au sol. Le 24 août, il écrivait : « Puisqu'on a commencé la démolition du Calvaire, il faut la finir quelque travail qu'il en coûte ». Il raille les amis de M. Grignion qui voudraient limiter les dégâts, car on ne désespère pas encore. « On a écrit à Paris pour cela, et j'ai plus d'espérance que jamais », disait notre saint dans sa lettre à M. de la Carrière. « On », sans doute l'abbé Barrin qui s'entremettait pareillement auprès du Maréchal de Châteaurenault, comme l'Intendant en plaisantait dans une lettre à Mellier, 2 novembre : « M. le Maréchal m'a parlé d'un placet de l'abbé Barrin. Il a dit avoir fait une réponse à cheval et que ces dévots ont perdu l'esprit. La lettre est (adressée) à M. de Lannion. Vous verrez si notre maréchal a dit vrai ».
Quelle part eut le missionnaire dans ces tentatives ? Vraisemblablement il se contenta de laisser agir ses amis, car on l'imagine mal faisant antichambre chez les agents du roi. Personnellement, il n'apparaît dans aucune de ces démarches, lettres ou visites. « J'ai perdu, écrivait encore Ferrand à Mellier, de ne m'être pas trouvé à Nantes lorsque la députation de Grignion y est arrivée. J'en aurais bien ri. Pour toute réponse, tout sera abattu ». D'où venait cette prétendue députation ? De Pontchâteau ? On ne voit pas qu'elle ait remis à Mellier ou peut-être au Maréchal un placet de M. Grignion. C'étaient, selon toute apparence, des défenseurs du Calvaire qui s'étaient concertés, avaient peut-être vu le missionnaire, mais n'en avaient reçu aucun mandat. Pour lui, au risque d'aggraver son cas, il continuait à se comporter avec toute l'indépendance d'un homme apostolique. Loin d'être abattu, comme on aurait pu le croire, après un si rude coup, il ne manquait aucune occasion de se livrer à de nouveaux éclats de zèle, dont deux au moins furent de cinglantes leçons pour les autorités, qui ne les lui pardonnèrent pas.
« Tout sera abattu, quelque travail qu'il en coûte », avait répété Ferrand. Cependant, la caisse de l'Intendance se vidait et d'Espinose réclamait de l'argent. Au bout de trois mois, on prétexta la mauvaise saison pour suspendre les travaux. Le Maréchal en écrivit à Versailles et le roi permit d'attendre le retour des beaux jours. Mais, à la fin de février, une crue de la Loire, la plus dévastatrice que Nantes eût connue depuis longtemps, viendra fort à propos, donner aux administrateurs d'autres soucis. Il ne sera plus question du Calvaire. Ce qui en fut ainsi épargné demeura comme un espoir ; ces grandes ruines crieront, implorant une restauration. L'homme de Dieu ne s'était pas trompé sur les signes du ciel. Son œuvre sera reprise et sur un plan autrement grandiose. Durant des années, dans les intervalles où les travaux de la terre laissent souffler le paysan, la lande de la Madeleine, devenue un immense chantier, retentira du bruit des pioches, du roulement des -wagonnets, du mugissement des bœufs, du crissement des chaînes de fer sur les quartiers de roche, des « holà hiss ! » commandant la manœuvre, coupant le chant des cantiques ou le déroulement des Avé. Temps épique du P. Jacques Barré, qui, de plus de cent paroisses, de ces grosses paroisses de l'Ouest, recrute des bras par milliers, acquiert des terrains et dresse le Calvaire transformé au milieu d'un vaste parc peuplé de sanctuaires et de statues : mystères du Rosaire, stations du Chemin de la Croix. C'est là, dans ce lieu où il but le calice le plus amer de sa vie, que Montfort est aujourd'hui le plus glorifié. C'est là que, chaque dimanche, de Pâques à la Toussaint, les descendants de ses terrassiers accourent de près et de loin pour chanter ses cantiques, réciter et méditer son Rosaire, implorer sa protection et et du plus haut du Calvaire acclamer son nom à la suite des noms de Jésus et de Marie. C'est là qu'il est demeuré vivant comme nulle part ailleurs et que sa voix semble retentir encore pour assembler de Bretagne, d'Anjou et de Vendée, en des solennités magnifiques, un peuple innombrable. C'est là que les fêtes de la canonisation (11-14 juin 1948) amenèrent une telle marée humaine que le Nonce Apostolique, le futur Jean XXIII, qui la contemplait du haut de la « scala sancta », déclarait n'avoir rien vu de pareil, sinon peut-être à Rome, aux plus grands jours, sur la Place Saint-Pierre.
 
Comment la conduite de M. Grignion continue à inquiéter l'évêque de Nantes. Sa sortie du diocèse.
 
Revenu de Saint-Molf et ayant vu Mgr de Beauvau, M. Grignion profita du repos que lui imposait l'interdiction de prêcher pour faire une retraite chez les Pères Jésuites. Une résolution qu'il ne prit certainement pas, ce fut de mettre une sourdine à son zèle. Les faiseurs d'esclandre vont retrouver l'homme dont ils avaient déjà tâté quelques mois auparavant, lors de la mission de Saint-Donatien. Deux de ses coups d'audace étaient restés particulièrement fameux. Un dimanche[58], on était venu l'avertir de ce qui se passait dans un cabaret. Des jeunes gens à moitié ivres, qui s'étaient déjà battus deux ou trois fois dans la journée, y menaient un tapage infernal, s'injuriant, insultant les passants ; vomissant d'horribles blasphèmes, braillant des chansons impies. Personne n'osant l'accompagner, il s'y rendit seul, entra dans la salle et au milieu de ces garnements dont les uns, attablés, continuaient à boire pendant que les autres dansaient au son des hautbois et des musettes, il se mit d'abord à genoux pour réciter un Ave Maria, puis, se relevant, enleva aux ménestrels leurs instruments qu'il mit en pièces ; renversa tables, verres et bouteilles, cela avec un si parfait sang-froid et un tel air d'autorité que la bande demeura stupéfaite, hormis quelques fanfarons, une dizaine, qui pensèrent l'effrayer en tirant leur épée. Mais lui, son chapelet d'une main, son crucifix de l'autre, s'avança vers eux avec une contenance si ferme qu'ils rengainèrent et prirent la porte précipitamment, entraînant les autres à leur suite. Resté seul avec l'hôtelier qui regardait à demi hébété, il lui avait fait sur ses responsabilités un petit discours bien senti.
Une autre fois, le dimanche dans l'octave des saints Donatien et Rogatien, patrons de la ville et du diocèse (24 mai), passant par la Motte-Saint-Nicolas, il s'était trouvé devant un rassemblement considérable de populaire en train de regarder danser au son d'un fifre une centaine de jeunes gens et de jeunes filles. Il se fraye un passage et rompt à force de poignets le chœur de danse, mais les mains ont vite fait de se rejoindre et la ronde de se mettre à tourbillonner de plus belle. S'y étant repris à six et sept fois et voyant qu'il n'avançait à rien, qu'au contraire les danseurs s'amusaient follement de ses efforts, riant à gorge déployée et chantant pour le narguer un de ses cantiques de mission, il recourt à son grand moyen. Le crucifix de son rosaire à bout de bras : « S'il y a dans cette compagnie des amis de Dieu, qu'ils se mettent à genoux avec moi », s'écria-t-il. Il faut croire que cette jeunesse était plus étourdie que pervertie, car voilà danseurs, danseuses et les badauds eux-mêmes tombant à genoux et se mettant à réciter avec lui une dizaine de chapelet. Après quoi, « il leur fit, raconte Grandet (p. 325) une exhortation contre les danses, leur faisant voir qu'elles étaient l'occasion d'une infinité de péchés. Son discours eut un effet si merveilleux que leurs chants profanes furent un moment changés en pleurs ».
Maintenant que le voici de retour à Nantes, deux occasions vont s'offrir de faire mieux encore. Un jour, comme il revenait[59] de la communauté de Saint-Clément à la Cour-Catuit, grand tumulte sur la Motte-Saint-Pierre. C'étaient des soldats de la garnison et des artisans de la milice municipale qui s'étaient une fois de plus pris de querelle et, blasphémant comme des démons, se battaient à coups de bâton et de pierre, une troupe de populaire comme spectateurs. Il s'approche, se met à genoux, récite un Ave Maria, puis se porte au milieu de ces furieux. Bien que les plus forts, les artisans cèdent à ses objurgations et évacuent le champ de bataille. Se retournant, il aperçoit une table de jeu. Il interroge. Cette table avait été comme d'ordinaire la cause de la rixe. Il la renverse et la brise à coup de pied. Fureur des soldats à qui elle appartenait. Ils se jettent sur lui, le prennent par les cheveux, déchirent son manteau et le menacent de lui passer leur épée à travers le corps s'il ne les indemnise. « Combien l'avez-vous achetée ?, leur demande-t-il — Cinquante livres. —- Ce n'est pas cinquante livres, mais cinquante millions de livres d'or que je donnerais, si je les avais, et tout le sang de mes veines pour brûler tous ces jeux de hasard». Ils allaient l'assommer quand l'un d'eux dit aux autres : « Ne le frappons pas ; il pourrait nous en arriver malheur. Menons-le plutôt au Château ; M. de Miane (c'était le commandant de la garnison) qui nous a permis ce jeu nous rendra bonne justice ». Ils l'emmenèrent donc, une populace criant à tue-tête derrière eux. A peine, pouvaient-ils le suivre tellement il marchait à grands pas, tête nue, son chapelet à la main et le récitant à haute voix, le visage vermeil et radieux, se voyait déjà prisonnier pour Jésus-Christ. Malheureusement — je dis « malheureusement », car c'eût été une scène digne des « Actes des Apôtres » que M. de Montfort comparaissant devant le gouverneur de Nantes et défendant contre la meute de ses accusateurs, avec l'éloquence d'un nouveau Paul, sa liberté apostolique — malheureusement, quelqu'un se rencontra sur le trajet, l'abbé Barrin probablement, dont le domicile se trouvait sur la Place Saint-Pierre, qui le retira de leurs mains.
Ce serait dommage de ne pas achever le récit de M. des Bastières : « J'ai dit, continue-t-il dans un autre endroit de Grandet (p. 331), que je me trouvai un jour à Nantes comme on le conduisait en prison; l'ayant été voir le lendemain, il me parut si rempli de joie qu'il ne se possédait pas. J'étais seul dans sa chambre ; il me prit par les mains et me dit : Hé ! que dites-vous, mon cher ami, de la journée d'hier ? Je lui répondis qu'elle avait été très humiliante pour lui et très triste pour moi, que j'avais beaucoup souffert en le voyant traiter si indignement. Pour moi, m'a-t-il dit en riant, je ne me souviens pas d'avoir eu tant de joie dans toute ma vie ; mon contentement aurait été parfait, si j'avais eu le bonheur d'être emprisonné. Il chanta ensuite un cantique sur la Croix ».
Nous avons déjà mentionné la crue extraordinaire de la Loire à la fin de février et au début de mars 1711. On a peine à s'imaginer les dégâts causés par l'impétuosité des eaux et les besoins auxquels durent faire face les autorités. Les tabliers des ponts étant tous de bois furent emportés comme paille à deux ou trois lieues de la ville, dans les prairies de Saint-Herblain et d'Indret. Sept arches du vieux et solide pont de Pirmil s'écroulèrent. Le populeux faubourg de Biesse se trouva ainsi complètement isolé dans son île. Des maisons s'effondraient ; l'eau montait dans les rez-de-chaussée. Réfugiés à l'étage, sans vivres, les habitants faisaient de leurs fenêtres des signes désespérés, mais aucun marinier n'osait affronter le courant. Il fallut que M. Grignion arrivât, amenant des vivres, parlât et se jetât dans une barque pour décider toute une petite flottille à tenter de passer avec lui. Ainsi que très probablement, il l'avait promis, il y réussit sans aucun accident[60], tous ceux qui l'avaient suivi des yeux criant miracle.
C'était là de ces initiatives dont une autorité défaillante ne pardonne guère le succès.
Les historiens n'ont retenu que ces deux interventions de notre saint, mais il dut se signaler par bien d'autres actions encore. Le 24 février, l'Intendant n'écrivait-il pas en effet à Mellier, son informateur habituel : « Grignion est un fou par tout ce que vous me dites. Votre évêque n'est pas plus sage de souffrir ses impertinences ». Et cinq jours après (1er mars) dans une autre lettre : « Ne pourriez-vous point avoir copie de l'écrit de Grignion adressé au chapitre de Nantes ? On dit qu'il est extravagant au dernier point. M. de Nantes l'est plus que Grignion de ne pas le chasser de son diocèse ». Quel était l'objet de cet écrit ? Probablement quelque hardi projet que l'homme de Dieu ne pouvait réaliser, au moins dans les proportions qu'il aurait voulu, sans l'agrément du Chapitre, lequel possédait bénéfices et bien-fonds, avait droit de présentation à des cures, à des chapellenies, à des aumôneries, était même curé décimateur de certaines paroisses. On pense à des œuvres de bienfaisance, à des écoles charitables.
En tout cas, cette demande de copie montre bien que l'Intendant et son subdélégué avaient des intelligences dans la place. Cependant, sur les six ou sept Grands Vicaires nous en voyons deux et non des moindres gagnés à M. de Montfort : l'abbé Barrin, qui, par sa famille, était une puissance, et le pieux Mè Coupperie des Jonchères, qui exerçait les hautes fonctions d'archidiacre. Dans la lettre que ce dernier adressera à Grandet, il écrira bien au sujet du Calvaire de Pontchâteau que cette entreprise « n'était pas, suivant l'avis de beaucoup de gens, selon les règles de la prudence, car ce même Calvaire fut aussitôt démoli par ordre du roi » ; mais il ne cachera pas son admiration pour les vertus héroïques du missionnaire et le don qu'il avait de gagner les cœurs. Il est probable aussi que parmi les chanoines, malgré la présence de quelques jansénistes, le saint comptait de précieuses sympathies. Ajoutez de solides amitiés tant chez la noblesse que dans la bourgeoisie, entre autres M. de la Grue et ses filles, M. René de Kermoisan, marquis de Tréziguidy, son gendre, que nous retrouverons à Saint-Laurent-sur-Sèvre, en 1717, à l'exhumation du corps du Serviteur de Dieu ; Mme la présidente de Cornulier, leur belle-sœur et tante, qui s'était mise sous la conduite de M. de Montfort lorsqu'il donna, après la mission de Saint-Similien, une retraite au Monastère des Pénitentes, maison créée par M. Lévêque, mais où elle, Mme de Cornulier, avait fondé des appartements pour dames âgées de la société. « Je me divertis bien hier, aux Croix, avec la présidente de Cornulier, sur le Grignionisme dont elle est plus infatuée que l'abbé Barrin », écrivait Ferrant. Dans la bourgeoisie, des personnes d'œuvres dont, en premier lieu, Mlle Elisabeth Dauvaise, qui dirigera à la Cour-Catuit l'hôpital des Incurables, Mlle Marie Dauvaise, sa sœur, M™ Chapelain qui confiante dans les prophéties du saint homme, établit sur la place de Bretagne une maison d'accueil pour les convalescents sortis de l'Hôtel-Dieu. (Besnard Livre III)
Nous ignorons en quels termes était conçue la lettre épiscopale que le missionnaire reçut à Saint-Molf des mains de M. Olivier et si Mgr de Beauvau y prenait ou non quelques précautions pour adoucir l'amertume de la mesure qu'elle contenait. Ce que nous savons, c'est que, le saint la lisant, les larmes lui vinrent aux yeux. Voilà bien l'unique circonstance où les témoins de sa vie nous le montrent si vivement blessé dans ses affections. Ignorant que le prélat n'avait agi ainsi que sur la lettre de Marly lui annonçant l'ordre du roi d'abattre le Calvaire, il s'attendait à autre chose de la part de Mgr de Beauvau. Ce coup, il le ressentit comme porté par une main amie. Il voyait un évêque qui lui avait ouvert, à lui chassé de partout, les portes de son diocèse, passant à son tour, sous l'effet de la calomnie, au nombre de ses persécuteurs. C'est ainsi du moins que nous interprétons ces larmes, bien qu'au Vanneau, l'interdiction portée par l'évêque de Saintes de continuer la mission lui en ait tiré pareillement (Quérard, t. IV, p. 20). Mgr de Beauvau ne devait pas rendre au missionnaire ses pouvoirs de juridiction, mais, autant du moins qu'on en peut juger, il s'en tint là. M. Grignion put célébrer la messe et vaquer en toute liberté à l'organisation de ses œuvres. Il continue à diriger les âmes d'élite qui s'étaient confiées à lui, les deux fraternités qu'il avait fondées, celle de la Société des Cœurs à Saint-Donatien, celle des Amis de la Croix à Saint-Similien, ainsi que le groupe de Notre-Dame des Cœurs qui avait comme dévotion spéciale le saint Rosaire et tenait ses réunions dans la petite chapelle domestique qu'il avait aménagée à la Cour-Catuit.
Il n'était pas difficile de prévoir qu'il n'attendrait pas indéfiniment qu'on lui rendît ses pouvoirs et s'en irait spontanément chercher ailleurs un champ d'apostolat. On ne voit pas que le prélat ait rien fait pour l'y contraindre autrement. Des diocèses de Luçon et de La Rochelle qui vont l'accueillir, il reviendra chaque année passer quelques jours à la Cour-Catuit, la maison de la Providence, pour s'occuper de ses œuvres. En 1715, il y passera même une quinzaine. C'est un séjour de la même durée qu'il envisagera l'année suivante. L'Hôpital des Incurables souffrait d'une crise d'autorité. Le personnel, que ne liait aucune promesse d'obéissance et qui n'avait reçu aucune formation hospitalière, rappelant trop sans doute les Gouvernantes de l'hôpital de Poitiers, Mlle Dauvaise s'inquiétait pour l'avenir de l'Institution. Le 4 avril 1716, le missionnaire lui écrivait qu'il méditait de lui envoyer deux Filles de la Sagesse et qu'il irait lui-même sur place. Mais il semble avoir appréhendé que sa présence aussi prolongée à Nantes ne fût jugée indésirable. Il terminait sa lettre par ses lignes que nous avons déjà citées en partie : « Si Monsieur l'Evêque de Nantes le juge à propos (car je ne partirai pas sans sa permission), je serai à Nantes le cinq du mois de May au soir. Voilà une petite lettre que je me donne l'honneur d'écrire à sa Grandeur... Si elle me refuse quinze jours que je lui demande à me reposer de mes travaux à Nantes, sans perdre le trésor infini de la Sainte Messe, c'est une marque certaine que ce n'est pas la volonté de Dieu que j'aille à Nantes et quand je n'irais pas, je crois fermement comme un article de ma foi, que les choses en iront infiniment mieux »...
Qu'advint-il de cette demande ? L'évêque ne s'y prit-il même pas trop tard pour y répondre, la mort du missionnaire étant venue le 28 avril la rendre sans objet ?
Une crainte que le prélat devait éprouver et qui ne s'expliquerait que trop facilement, c'était que l'affaire du Calvaire ne revînt sur l'eau. Que de fois il dut regretter que tout n'eût pas été abattu ! Car M. Grignion croyait toujours dur comme fer que le monument serait restauré et il n'en faisait pas mystère. Ses statues avaient été mises en lieu sûr, attendant un glorieux retour. Au cours de la démolition, on ne manqua même pas de lui faire grief de les tenir à Pontchâteau même, toutes prêtes à reprendre possession de leur siège. Voici en effet ce que le 29 janvier 1711 il écrivait de la Cour-Catuit à M. de la Carrière, chapelain du manoir de Coët-Rozic :
« ... Je vous prie de livrer au monsieur présent porteur et à Nicolas (le frère Nicolas), par la voie qu'ils auront, mes figures. Le transport est nécessaire, et pour ma délivrance, et pour l'obéissance et pour la volonté de Dieu ; et s'il ne le voulait pas, il ferait plutôt un miracle pour empêcher qu'elles ne fussent transportées. Et quoiqu'on les apporte ici, ce ne sera que pour retourner avec plus de gloire au Calvaire, lorsque la chapelle sera bâtie. On a écrit à Paris pour cela, et j'ai plus d'espérance que jamais. Mais il faut d'autant plus de travaux d'attente et de prières et de croix que cette œuvre doit être grand... »
En fait, les statues ne quitteront Coët-Rozic pour la Cour-Catuit que quatre ans plus tard. Le saint viendra lui-même procéder à leur transport de Pontchâteau au petit bourg de Lavau et à leur embarquement sur la Loire. Elles ne retourneront au Calvaire qu'en 1748 où les Pères de la Compagnie de Marie les placeront en grande pompe dans la chapelle. Mais le plus glorieux, ce sera leur fin. Elles périront de la main des « patriotes » en 1793, jetées dans le brasier qu'ils auront allumé pour tenter d'anéantir l'édifice.
De plus, en 1714, Mgr. de Beauvau ne fut pas sans apprendre qu'au cours de l'été et de l'automne de cette année-là, M. Grignion était allé deux fois à Rennes. Pourquoi ? Il était question, paraît-il, de fonder une école charitable de filles. M. Racappé, marquis de Magnanne, « l'homme de bien par excellence de l'Anjou », avec lequel M. Grignion s'était lié d'amitié à la mission de Roussay, avait déjà acheté le terrain. Se rendant à Rouen pour y rencontrer son ancien condisciple, le chanoine Blain, le missionnaire avait fait un long détour par Rennes, où le marquis l'avait présenté à son hôte, M. d'Orville, le propre subdélégué de l'Intendant de Bretagne. Celui-ci avait été tellement conquis par M. Grignion qu'il s'était mis sous sa conduite et depuis donnait à fond dans la dévotion. Lors de ce premier voyage, on avait manqué M. Ferrand qui était à Paris pour le mariage de sa fille. Mais quatre mois après, revenu de Normandie, le missionnaire avait repris le chemin de Rennes, où il était descendu chez M. d'Orville. Celui-ci n'avait pu manquer de plaider la cause du Calvaire auprès de son chef hiérarchique. Le bruit avait même couru que l'Intendant s'était laissé désarmer (ce qui expliquerait les dires de Blain sur ses prétendus regrets). Mais M. d'Orville avait perdu sa peine. L'évêque, qui n'avait rien d'un janséniste, Mgr. Turpin de Crissé, dans la crainte probablement d'indisposer le haut fonctionnaire, avait même refusé à M. Grignion l'autorisation de prêcher. Sur quoi le missionnaire était descendu à Pontchâteau pour faire transporter ses statues à la Cour-Catuit. Déposées là, au foyer de ses œuvres nantaises, elles disaient, quoi que certains pussent penser, son invincible espérance.
Blain ne ménage pas plus Mgr. de Beauvau que le clergé nantais. Pour lui, comme beaucoup d'amis du missionnaire, la sainteté de M. Grignion était l'évidence même. En douter, la nier dénotait chez un ecclésiastique sottise ou passion. Que le lecteur nous excuse, mais il faut citer tout au long ce passage des « Mémoires », ce réquisitoire, car ce n'est pas le seul Blain qu'on y entend. Comme nous aurons maintes fois l'occasion de le constater, c'est bien là, en effet, ce que pensaient des censeurs de notre saint la plupart de ses admirateurs[61].
« M. de Montfort fit tant de bien à Nantes et tant d'autres actions semblables qu'il mérita d'en être chassé ainsi que du diocèse et de plusieurs autres ; car c'est là, aujourd'hui, la récompense de la grande vertu. Une vertu médiocre et imparfaite trouve souvent, dans ce monde, de grands éloges ; mais la vertu héroïque et parfaite n'y rencontre, en général, que des persécutions ou des censures qui travaillent, par l'ordre de Dieu, à l'épurer et à l'accroître. Le grand mérite, de quelque genre qu'il soit, suscite toujours l'envie, c'est une sorte d'injure que les jaloux ne peuvent pardonner. Une vertu extraordinaire éblouit les yeux des faux et des demi-dévots, aussi bien que des mondains. Ni les uns ni les autres ne la goûtent parce qu'elle refuse tout à la nature et la décrie. Au reste, il ne faut pas s'étonner que Monsieur Grignion n'était pas goûté à Nantes, ni ailleurs, de quelques ecclésiastiques ; c'est qu'ils étaient encore moins goûtés de lui. Les vins voulant dominer et conduire tout à leur tête où ils étaient, n'avaient garde de suivre son esprit et sa manière dans les Missions, voulant le ranger à la leur et le faire l'esclave de leur routine. Les autres pouvaient moins encore se faire à sa vie apostolique, vie extrêmement dure, laborieuse, pauvre, mortifiée et abandonnée à la Providence. Trop de perfection passe pour un crime chez ceux qui, n'ayant pas assez de courage pour la pratiquer, n'ont pas assez d'humilité pour l'approuver. Les premiers lui imputaient leurs propres vices et croyaient voir en lui ce qu'ils ne voyaient pas en eux-mêmes, un orgueil raffiné et une vanité insupportable. Les autres le traitaient de singulier, d'intraitable, d'insensé ; j'en ai vu qui l'accusaient de zèle outré, d'ignorance, d'indiscrétion perpétuelle, gens, cependant, qui n'avaient pas la dixième partie de son talent, de son esprit, de sa science et qui partout où ils ont passé, ont laissé après eux leur réputation ternie des défauts qu'ils imputaient au serviteur de Dieu. Cependant, parmi eux, se trouvaient des Prêtres de mœurs pures et qui passaient pour vertueux ; mais leurs vertus, en apparence, semblaient peu en présence de la sienne et leur amour-propre n'en était pas peu choqué. Il y en avait même qui avaient considéré comme une injure la déclaration qu'il leur avait faite de ne plus vouloir travailler avec eux et qui, en ayant toujours conservé du ressentiment, n'ont pas été fâchés de le lui faire sentir à l'occasion. Après sa mort, ennemis de sa mémoire comme ils l'avaient été de sa réputation pendant sa vie, ils souffraient quand on traitait de saint M. de Montfort. Pour leur faire plaisir, il faut garder le silence en leur présence, sur ses vertus ; encore moins faut-il parler de ses miracles qu'ils regardent comme des chimères et des visions de femmelettes. S'il y avait inquisition en France, ils ne manqueraient pas de porter à son tribunal le nom de ceux ou de celles qui les publient, comme gens suspects dans leur foi et qui sèment des erreurs, à leur avis. J'ai entendu plusieurs fois M. de Beauvau, un prêtre qui passait pour vertueux, tenir à peu près ce langage et je ne tardai pas à m'apercevoir qu'il n'avait pas oublié une peine qu'il croyait avoir reçue du serviteur de Dieu. Il ne faut donc point s'étonner si feu Mgr. l'évêque de Nantes, fatigué des plaintes et des murmures que portaient sans cesse à ses oreilles contre M. de Montfort, les personnes dont je viens de parler, crut devoir les contenter en l'éloignant, quoique l'abbé Barrin, un de ses Grands Vicaires, homme d'esprit et de piété, se soit déclaré partout le protecteur du pauvre prêtre persécuté, en en faisant l'éloge comme d'un homme extraordinaire et d'une vertu héroïque ».
On le voit, de tous ceux qui ne reconnaissaient pas en M. de Montfort un saint, et un saint à miracles, pas un seul ne faisait exception. La passion les aveuglait tous. Le mémorialiste aurait-il donc oublié comment son ami avait été jugé et traité par ses maîtres et directeurs, M. Leschassier et M. Brenier, ces sulpiciens d'une science des âmes et d'une vertu peu communes. Que ne les a-t-il supposés l'un ou l'autre à la place de Mgr. de Beauvau sur le siège de Nantes et ne s'est-il demandé ce qui fût alors advenu ! Car rien ne ressemblait mieux à la conduite de l'évêque que celle qui avait été la leur ; contradictoire chez eux comme chez lui. Nous avons dit celle de ces deux Messieurs ; voyons celle du prélat.
Aucune attestation ne pouvait être plus élogieuse que celle qu'il signait[62] au missionnaire, le 10 mai 1713. On y lisait :
« ...testamur Magistrum L.-M. Grignion de Montfort... per biennium diversis in Parochiis nostraae diocesis de nostra licentia munia Evangelii prœconis pie et laudabiliter gessisse ipsumque bonis vita et moribus, ac sana doctrina, nec non pietate et modestia maxime commendabilem fuisse, nullisque censuris Ecclesiasticis saltem nobis cognitis impeditum... »
On n'a pas là une formule imprimée d'avance avec des blancs pour y inscrire le nom, l'origine et les fonctions du titulaire. Les termes en sont choisis à dessein. Ils relèvent non seulement les mœurs irréprochables et la saine doctrine du missionnaire, mais encore sa piété et sa réserve, toutes choses par lesquelles il s'était rendu recommandable au plus haut point. Ils mettent en garde contre les faux bruits de censures ecclésiastiques.
On se doute bien que, dans sa teneur, cette pièce, digne de figurer au dossier d'un procès de béatification, ne fut pas du prélat, mais il ne refusa pas de la faire sienne, la revêtant de sa signature et de son sceau. Changement d'attitude ? Regrets ? Du tout. Mgr de Beauvau continuera à tenir à l'écart cet homme apostolique à qui il vient de délivrer un brevet de sainteté, lui refusant jusqu'au bout la juridiction indispensable à l'exercice de son ministère, sans cependant aller plus loin, le frapper de censure ; car il est vain d'invoquer le fait, noté par Besnard, que le missionnaire passant par Nantes pour gagner de là Pontchâteau et en ramener ses figures[63], « sortit de Nantes de grand matin afin d'être rendu à temps pour dire la sainte messe au monastère des Religieuses de Saint-François à Savenay». D'après le même auteur, il est clair qu'il s'attarda quelques jours à la Cour-Catuit à son retour de Normandie. « Enfin arrivé à Nantes, écrit Besnard, il se retira à son ordinaire dans sa petite maison de la Providence » ; ce qui n'eût certainement pas été s'il n'avait pu y célébrer quotidiennement. Tout simplement, voulant avoir la journée entière devant lui pour son voyage, il se mit en route une heure au moins avant l'aurore, temps qu'il n'est pas permis de devancer pour la célébration de la messe.
D'un côté, Ferrand, Mellier, les administrateurs nantais et plus d'un ecclésiastique, sans compter Versailles où il ne jouissait que d'un faible crédit ; de l'autre, l'abbé Barrin, M. des Jonchères, les jésuites et nombre de personnalités entièrement gagnées au missionnaire, la situation de Mgr. de Beauvau se trouvait déjà assez embarrassante. Puis il revoyait M. Grignion écoutant, avec son air dévot et la même tranquillité que si l'ordre fût venu du ciel, la lecture de la lettre de Marly, enjoignant la démolition du Calvaire. Un saint ? un Tartuffe ? M. des Bastières, qui connaissait pourtant sa vertu ne pouvait lui-même en croire ses yeux. Etant allé le voir à sa sortie de la retraite de huit jours qu'il fit aussitôt après ce terrible coup chez les Pères jésuites et le trouvant non pas accablé de chagrin comme il s'y attendait, mais gai et content : « Vous faites l'homme fort et généreux, lui dit-il en riant, pourvu qu'il n'y ait rien d'affecté, à la bonne heure ». Même surprise chez le Père de Préfontaine qui l'avait reçu pour sa retraite. Il le savait de grande vertu, mais il le surveilla. Le voyant, pendant ces huit jours, ne se départir pas un instant de sa paix, de son égalité d'âme, il en conclut qu'il était un saint.
Que Mgr. de Beauvau ne s'en est-il tenu à sa première impression ! C'était la bonne, la seule rigoureusement logique : M. Grignion était un saint, un grand saint, ou un parfait comédien ; il fallait choisir. L'évêque de Nantes choisit encore moins que plusieurs de ses collègues. Il ne le prit point sous sa protection, mais il ne le chassa pas non plus de sa ville épiscopale. Il ne lui interdit point de dire la messe, comme à un indigne ; il lui refusa seulement la faculté de prêcher et d'absoudre comme à un ouvrier apostolique itinérant, superflu pour le diocèse. A voir la façon dont Mgr. de Beauvau, homme de prévention, d'amitié peu sûre, louvoyant non sans maladresse, agissait à l'égard de ses meilleurs serviteurs du clergé nantais, à commencer par le saint Monsieur Lévêque, supérieur de la maison de Saint-Clément, M. Grignion avait encore lieu de se féliciter de son sort.
Pour nous apitoyer sur le persécuté, les historiens diront volontiers en parlant de Montfort : «le pauvre prêtre». Mais aux yeux de Mgr. de Beauvau et des autres, M. de Montfort avec son audace, sa trempe d'âme, sa supériorité à tous les coups de la mauvaise fortune, sa fertilité en ressources, ce grand éprouvé qui recevait en riant ses consolateurs, n'était pas un « pauvre prêtre». Réfractaire à tout changement de méthode, toujours prêt à courir de nouveaux risques et à provoquer de nouvelles tempêtes, il aurait encore découragé, par cela seul, ceux de ses supérieurs qui auraient été tentés de le plaindre. Mgr. de Beauvau le jugera, non pas inspiré de Dieu, mais pour le moins entier, absolu dans ses idées de perfection et ses méthodes d'apostolat et par là, d'un zèle trop souvent intempestif et compromettant. Il ne prit cependant à son endroit que des mesures qui laissent en paix sa conscience. Si le prélat e
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t vécu, peut-être serait-il revenu de ses préventions. Mais il mourut le 6 septembre 1717, à  peine un an et demi après le serviteur de Dieu. Qui nous dit qu'à cette époque, Mgr. de la Poype, que Blain ne fut pas tenté d'aller voir, avait déjà lui-même
tellement changé d'avis? C'est seulement l'année suivante, 25 novembre 1718, que par-devant deux notaires royaux, à Poitiers, attestation[64] sera faite de neuf guérisons extraordinaires attribuées au saint missionnaire.

CHAPITRE XI
 
UNE FAUSSE SOLUTION DU PROBLEME DES PERSECUTIONS : LE JANSENISME
 
Aucune des mesures prises contre le missionnaire par des évêques ne peut être imputée à une divergence doctrinale ou à des intrigues de la secte.
 
 
Chassé de Poitiers après l'autodafé de mauvais livres, notre saint, qui brûla toujours pour l'évangélisation des pays infidèles, était nous l'avons vu, parti pour Rome (printemps de 1706) dans l'espérance d'obtenir du Souverain Pontife un ordre de mission. Nous reviendrons sur l'audience qu'il obtint de Clément XI„ le pape de la future bulle Unigenitus. Présentement, ce qui nous intéresse, c'est ce passage de Blain (ch. LXXVIII).
« Ce saint pape, si zélé contre les nouvelles erreurs qu'il voyait se répandre en France... crut que l'humble prêtre qui demandait une mission ne pouvait mieux faire que de retourner en France continuer les fonctions de son zèle et s'opposer aux progrès de la nouvelle doctrine : M. de Montfort obéit et revint dans sa patrie reprendre ses travaux et s'offrit à de nouvelles persécutions qu'il rencontra presque à chaque pas. Par ce que je viens de dire, on conçoit aisément qu'un homme si dévoué au Saint-Siège, si soumis à ses ordres et si ennemi des erreurs du P. Quesnel, ne pouvait pas être bien reçu de ses partisans. On conçoit, en même temps, que c'est ici une des causes des contradictions et des interdits qu'il a essuyé en quelques diocèses, malgré la sainteté de sa vie et la pureté de sa morale. Un[65] des prélats qui se sont déclarés contre la bulle Unigenitus n'eut pas plus tôt connu notre missionnaire qu'il le fit venir devant lui et lui donna l'ordre de sortir au plus vite de son diocèse, ajoutant que c'était l'unique service qu'il attendait de lui et qu'il pouvait lui rendre ».
Rendons justice à Blain. S'il fut trop porté à voir dans les ecclésiastiques hostiles à son ami des gens aveuglés par la passion, du moins ne céda-t-il pas à la tentation d'en faire uniformément des jansénistes. Cette inculpation lui eût permis cependant d'effacer ce qu'il avait dit d'incurables singularités tenues par lui responsables au premier chef des épreuves de M. Grignion et de nous présenter le persécuté comme une sorte de martyr de l'orthodoxie.
Picot de Clorivière fut le premier à émettre cette explication. Probablement la crut-il justifiée pour une autre raison que nous donnerons plus loin. Quérard s'en fit le champion. Jusqu'à une époque assez récente on la retrouve chez la plupart des biographes de Montfort. Un historien du mérite de Mgr. Laveille l'accepta si bien qu'il mit tous ses soins à en prouver le bien-fondé. Dans toutes les oppositions qu'éprouva notre saint, à Nantes, à St-Malo, à Avranches, à Saintes, à Coutances, à St-Lô, à Rennes, il s'applique à y découvrir la main des jansénistes. Pour en finir avec une méprise aussi accréditée il ne fallut pas moins que des études de spécialistes comme celle de M. Bachelier : Le jansénisme à Nantes (1934).
C'est dans cette ville seulement que nous allons suivre Mgr. Laveille. Nous nous y attarderons même, après l'avoir entendu. Nous y verrons les jansénistes créer à Mgr. de Beauvau suffisamment de soucis pour que le prélat eût pu se passer de ceux que le missionnaire lui occasionnait avec ses audaces apostoliques et surtout avec l'affaire du Calvaire de Pontchâteau.
Dès l'arrivée du jeune prêtre à Saint-Clément de Nantes, Mgr. Laveille s'engage sur une fausse piste. Il croit découvrir dans la communauté de M. Lévêque tout un lot de sombres sectaires qui ne tardent pas à desservir le disciple des Sulpiciens : « des solitaires qui jeûnaient plusieurs fois la semaine, faisant de larges aumônes et récitaient de longues prières, tout en se refusant et en refusant aux autres, avec une désespérante sévérité, l'usage des sacrements. A ceux-ci le nouveau venu devint promptement suspect. Profitant de l'âge de M. Lévêque et de sa volonté un peu affaiblie, ils lui persuadèrent que M. Grignion ne devait ni prêcher, ni confesser avant d'avoir subi un examen sur la théologie ».
Ce n'est pas tout à fait ce qui ressort de la lettre adressée par notre saint à M. Leschassier, le 7 mai 1701, sept mois après son arrivée à Saint-Clément. « On m'a plusieurs fois supplié avec instance, y lisons-nous, de vous demander la permission de me faire approuver pour confesser ; mais je n'ai point encore voulu le faire, car il faut pour cet emploi si difficile une mission particulière ».
Mgr. Laveille a lu Faillon, Vie de M. Olier, dont il cite (p. 95), un long passage concernant M. Lévêque. Et Faillon a lu Blain parlant du même saint vieillard et des conflits doctrinaux qui auraient troublé la Communauté de Saint-Clément. Comment l'erreur avait-elle pu s'installer dans une maison gouvernée par un homme de si haute vertu et de si saine doctrine que M. Lévêque ? M. Faillon y voit l'œuvre d'un disciple des oratoriens qui se fera un nom entre tous les jansénistes nantais. « La bonne harmonie, écrit-il, fut notablement altérée tant au séminaire qu'à la communauté de Saint-Clément, par suite de l'admission d'un nouveau membre, qui, ayant été élevé au séminaire de Saint-Magloire à Paris, sema parmi les confrères la nouvelle erreur de la grâce et suscita d'étranges divisions dans la communauté. Ce défaut d'union remplit d'amertume les vingt dernières années de M. René Lévêque... »
Mgr. Laveille accepte ces dires de Faillon. Nommé par Mgr. de Beauvau directeur au séminaire, M. de la Noé-Ménard, ce prétendu perturbateur, avait de plus été chargé du ministère des conférences ecclésiastiques à Saint-Clément. « Il y professait, dit le biographe, les prétendues doctrines de saint Augustin, c'est-à-dire les opinions jansénistes qu'il avait puisées jadis au séminaire de Saint-Magloire à Paris». Que l'évêque de Nantes, si méfiant à l'égard de la secte, ait nommé à ces importantes fonctions de directeur et de conférencier un janséniste avéré, du talent, de l'activité et du crédit de M. de la Noé-Ménard, il y aurait là de quoi surprendre. Aussi l'homme à qui il témoignait ainsi sa confiance était-il alors tout le contraire de ce qu'il sera plus tard. Dans son ouvrage, Le Jansénisme à Nantes, M. l'abbé Bachelier en donne des preuves péremptoires qu'il nous faut rapporter au moins sommairement.
Aucun des nombreux catéchismes en usage dans le diocèse de Nantes n'étant satisfaisant, M. de la Noé-Ménard s'était mis en devoir d'en composer un. L'ouvrage parut en 1689, précédé de la double approbation des évêques de Nantes et de Vannes. « Après l'avoir examiné à fond, y disait Mgr. de Beauvau, nous y avons trouvé des instructions si singulières et si utiles, principalement pour ceux qui sont chargés de les faire, que nous avons cru qu'il était à propos d'en ordonner l'impression et d'enjoindre à tous nos recteurs, vicaires, prêtres, maîtres et maîtresses d'école de notre diocèse de s'en servir ». Même éloge de la part de Mgr. d'Argouges, évêque de Vannes, qui ne nourrissait pas plus de sympathie pour la secte que l'évêque de Nantes. « C'est le témoignage, concluait-il que j'ai cru être obligé d'en donner, après l'avoir mûrement examiné ».
Ce n'était pas le moment en effet d'approuver un catéchisme sans en avoir pesé tous les mots. L'ouvrage est loin d'être parfait. On y trouve, avec toutes ses lacunes, la doctrine communément reçue dans l'église de France, mais pas traces de jansénisme. Après la mort de l'auteur passé au camp adverse et ses obsèques triomphales, Mgr. de Tressan, successeur de Mgr. de Beauvau et signataire zélé de la constitution Unigenitus, approuvera la réimpression de l'ouvrage sans aucune modification et le recommandera avec la même chaleur. Bien plus, les jésuites le tiendront, dans leurs maisons, à la disposition de leurs retraitants.
Et rien n'autorise à penser que l'œuvre ne fut pas sincère. M. de la Noé-Ménard aurait dû être immunisé pour toujours contre l'erreur par une influence que, jeune clerc, il avait subie pendant huit ans, celle du religieux à qui il avait confié son âme, le P. Amelote, cet ancien compagnon et ami de M. Olier, entré à l'Oratoire en 1650, qui mit plus de zèle que personne à combattre dans sa congrégation la contagion des idées nouvelles.
Le 15 juillet 1705, Clément XI publiait la bulle « Vineam Domini », condamnant expressément le silence respectueux et exigeant la soumission intérieure. Le P. de la Tour, supérieur général de l'Oratoire, mit alors chacun de ses subordonnés en demeure de signer, sous peine d'exclusion, un formulaire où il déclarait se soumettre « de cœur », à la condamnation de l'Augustinus et reconnaître que le « sens du livre était bien celui des cinq propositions censurées ». Incertain de son devoir, un oratorien d'Orléans consulta M. de la Noé-Ménard. Dans sa réponse, celui-ci commence par s'excuser de n'avoir « examiné ni le fait de Jansénius, ni le livre qui a fait tant de bruit ». Ce qui ne l'empêche pas de prendre parti. « L'Eglise, écrit-il, ayant toujours le droit de condamner non seulement les hérésies mais les personnes et les écrits, il me semble qu'on doit se soumettre à la signature qu'elle exige». Il le lui semble même si bien qu'il s'applique, des pages entières, à réfuter les objections de son correspondant. « Il n'est pas croyable, déclare-t-il, que l'Eglise nous propose le contraire de ces faits clairs et supposés évidents. Elle en verra l'évidence mieux que nous et l'on ne doit pas présumer que Dieu permette qu'elle oblige de croire à des erreurs évidentes même dans les faits... La vérité et l'Eglise, dit-il enfin, sont deux choses qui ne se séparent point. Or, l'Eglise ou le corps des pasteurs joint à celui qui en est le chef est ce que nous trouvons aujourd'hui ». L'assemblée du clergé de 1705 avait en effet reçu la bulle à l'unanimité et sans réserve.
On se demande comment un homme qui, à cette époque, professait de tels sentiments et déclarait n'avoir pas examiné l'Augustinus, eût déjà contaminé la communauté de Saint-Clément lorsque M. Grignion, sortant de Saint-Sulpice, y arriva cinq ans auparavant. Il faut attendre 1711 pour voir Mgr. de Beauvau manifester ses premiers soupçons touchant l'orthodoxie de certains membres de la communauté et de certains directeurs du séminaire et l'entendre parler de M. de la Noé-Ménard comme d'un rigoriste, d'« un homme impraticable qui outrait toujours les matières ».
En septembre 1713, après deux ans d'examen, Clément XI condamnait par la bulle Unigenitus cent une proposition extraites du livre de l'oratorien janséniste Quesnel, Réflexions morales sur le Nouveau Testament. Louis XIV, qui avait sollicité cet acte du Saint-Siège, ne recula pas devant les moyens de rigueur pour en faire accepter les décisions. Mais, le monarque disparu (1715) le parti ne tarda pas à relever la tête. Le 3 avril 1717, le cardinal de Noailles, archevêque de Paris, faisait appel de la bulle au concile général. Entre temps, Jean de la Noé-Ménard était devenu, à Nantes, le porte-étendard de la révolte. Le 11 mars de cette année 1717, il se traînait jusqu'au collège de l'Oratoire, où, devant la Faculté de théologie assemblée qui en avait appelé elle aussi, le clergé de Nantes était venu souscrire à cet acte. Là, le premier, avant les curés qui « faisant violence à son humilité, écrit son biographe janséniste Gourmaud, cité par l'abbé Bachelier, le contraignirent à se mettre à leur tête », avant les professeurs de l'Oratoire qui tinrent à s'effacer devant lui, il signa l'acte d'appel. Le 15 avril suivant il mourait sans avoir rien rétracté. Ses funérailles, répétons-le, furent un triomphe. « M. Dumoulin-Henriet, écrit l'abbé Bachelier, célébra la messe de sépulture. En tête du cortège funèbre, derrière les croix des paroisses, défilaient tous les curés de la ville de Nantes en étole, et plus de trois cents membres du clergé diocésain, auxquels s'étaient joints les pères de l'Oratoire et les religieux bénédictins. Même le séminaire était représenté. « Conduit par les prêtres sortis de Saint-Sulpice, que Mgr. de Beauvau y avait mis, il s'empressa lui aussi de lui rendre ses devoirs et d'honorer sa sépulture » (Gourmaud) Au service d'octave, M. d'Espinose, archidiacre et futur appelant, officia. Plusieurs paroisses de la ville et de la campagne tinrent en outre à célébrer des messes solennelles pour le repos de son âme. Sa tombe devint aussitôt un lieu de pèlerinage, consacré au témoignage des auteurs jansénistes par de nombreux miracles. Cinq mois plus tard, Mgr de Beauvau le suivait dans la tombe.
Ne serait-ce pas entre ces deux dates du 15 avril et du 6 septembre que Blain se rendit à Nantes ? En tout cas, lorsqu'il écrivit ses Mémoires, il ne pouvait ignorer ces scandaleuses obsèques. N'ayant, en outre, d'autres informateurs que des témoins engagés eux-mêmes dans une lutte de plus en plus âpre, comment n'aurait-il pas été prédisposé à suspecter le conférencier de Saint-Clément et à penser que son influence n'avait pu manquer d'être néfaste ?
Rien n'oblige à croire que M. Grignion avait d'autres raisons de se déplaire dans la communauté que celle que nous lui avons vu donner à M. Leschassier : l'absence d'ordre et de régularité. Dans sa lettre, il parle, il est vrai, de « quelques personnages qui ne goûtent guère les manières (de M. Lévêque) quoique très simples et très saintes ». Mais des manières, surtout des manières très simples et très saintes, ne peuvent indiquer que des comportements. Si le jeune prêtre avait voulu faire discrètement allusion à un dissentiment portant sur la doctrine, il eût dit évidemment « des manières de voir ».
Blain relève l'agacement, les haussements d'épaule de Mgr. de Beauvau quand il entendait célébrer les vertus et les miracles de notre saint. Mais, des miracles, on en attribuait beaucoup aussi à M. de la Noé-Ménard, du moins après sa mort. Et bien que se gardant de tout étalage, le coryphée des jansénistes nantais avait-il tellement cédé en vertus à M. Grignion ? Lui aussi avait choisi sa voie par pur zèle de servir Dieu et les âmes, déclinant même, en dépit des supplications familiales, — ce que n'avait pas eu à faire le fils du besogneux avocat rennais — les situations les plus brillantes. Lui aussi avait méprisé l'argent et les honneurs, refusant prébendes et dignités ecclésiastiques. Lui aussi s'était donné à tous, visitant les pauvres, les prisonniers et les malades, catéchisant les enfants, pourvoyant à la sécurité des jeunes filles en danger de perdition. Lui aussi avait mené une vie d'épuisant labeur apostolique et d'austérité. Lui aussi avait eu un rayonnement spirituel qui avait attiré et mis sous sa conduite des âmes d'élite, une Mme de Cornulier par exemple, que sa désertion consterna et qui tenta de le ramener au dernier moment. Puis le prélat les revoyait l'un et l'autre, le missionnaire et le docteur quesnelliste, également extrêmes, également obstinés, le premier dans ses pratiques d'apostolat, le second dans ses positions théologiques. Et les voilà tous les deux canonisés par des milliers de voix, nimbés par leurs fidèles de la gloire des saints ; les voilà tous les deux proclamés thaumaturges ! Reportons-nous à ce moment de l'Eglise de Nantes ; voyons-la déchirée, partagée au plus profond des âmes. Si l'on considère le vieil évêque, abreuvé d'amertume, bravé dans son autorité, la tête bourdonnante de rumeurs et de rapports contradictoires, peut-être le trouvera-t-on quelque peu excusable de n'avoir pas cru à la sainteté et aux miracles d'un homme dont les incorrigibles audaces lui avait causé pour leur part assez d'ennuis.
Revenons sur nos pas et du diocèse de Nantes passons dans celui de Saint-Malo. Nous sommes en août 1707. Notre saint vient d'être remercié par M. Leuduger. Pendant huit mois, dernier venu et probablement le plus jeune d'une troupe d'élite, héritière de l'esprit du Père Maunoir, il a dominé de haut tous ses confrères par la puissance de sa parole, par la hardiesse de ses initiatives, par son génie de l'organisation, par son empire sur les foules ; tous, il les a éclipsés par l'éclat de ses vertus : missionnaire hors de pair que les recteurs se disputaient.
Le siège épiscopal de Saint-Malo était alors occupé par Mgr Desmarets, ancien officier, prélat à l'humeur batailleuse, jansénisant et futur « appelant, mais au cœur sensible », comme en témoigne la touchante lettre de soumission qu'il envoya en 1727 au Souverain Pontife. Or, tant que M. Grignion demeura sous les ordres de M. Leuduger, on ne voit pas qu'aucune plainte ait été adressée contre lui à l'évêque. Ce n'est que deux ou trois mois plus tard qu'il se trouvera en butte à des accusations et, point à noter, proférées uniquement par des recteurs de Montfort ou tout au plus des tout proches environs.
Contrairement à l'ordre suivi pas le P. Besnard, la mission de Montfort précéda celle de Moncontour, où eût lieu la rupture entre M. Leuduger et M. Grignion ; et l'auteur se trompe en nous la montrant dirigée par notre saint, témoin cet acte des registres paroissiaux : « Catherine de Léon, née le 24 juillet, a été baptisée le 25 par M. Leuduger, scolastique de Saint-Brieuc, chef de la mission de Montfort ». C'est donc par erreur que le Père place à l'issue de cette mission la scène d'accusations dont nous allons lui emprunter textuellement le récit, y compris son préambule de réflexions personnelles. Il est en effet notre plus ancien informateur, Blain et Grandet se taisant, et le seul qui ait eu quelque chance de pouvoir interroger des survivants, témoins immédiats.
« Quelques recteurs de la ville (nous sommes à Montfort-la-Cane) crurent se faire un mérite auprès de leur évêque, écrit-il, de lui parler de ce qu'ils regardaient comme des singularités dans M. de Montfort. Il est vrai, c'était quelque chose de singulier de voir un prêtre seul, sans titre et sans place, se faire suivre d'une foule prodigieuse de peuple à qui il faisait quelquefois des instructions sous les halles, dans les places publiques, les églises n'étant pas assez spacieuses pour contenir la multitude ; nourrir quantité de pauvres sans avoir ni biens ni revenus, vivant lui-même des charités qu'on lui faisait».
Retenons ces précisions du P. Besnard. Elles expliquent fort bien la mesure que l'évêque prendra définitivement pour restreindre l'activité de M. de Montfort et donner satisfaction aux plaignants.
« Ces singularités étaient connues, poursuit l'auteur, et il n'était pas difficile d'en donner la preuve, mais il n'était pas aussi aisé d'en faire des chefs d'accusation. Cependant, on trouva le moyen de les représenter sous un jour des plus désavantageux. On dit que M. Grignion ne rassemblait que des troupes de vagabonds, qu'il entretenait les pauvres dans la fainéantise, que c'était un homme qui ne cherchait qu'à se singulariser pour se faire un nom dans le monde et qui dans le fond n'était qu'un hypocrite. Ce fut sous ces couleurs qu'on le dépeignit à Mgr. de Saint-Malo».
« Le prélat qui se trouvait alors dans le lieu (à la cure sans doute) fit appeler le missionnaire et lui parla en présence de ses accusateurs. Il le reprit fortement et lui reprocha de ne pas se comporter comme il le devait dans son diocèse et lui défendit d'y prêcher et d'y confesser. M. Grignion reçut cette réprimande debout derrière la porte de l'appartement, n'osant avancer plus loin par respect pour son évêque tandis que tous les autres étaient assis à table avec lui. Il se tenait modestement les yeux baissés en posture de coupable, et il dut le paraître en effet aux yeux de sa Grandeur, car il ne dit pas une seule parole pour sa défense ; mais Dieu qui avait permis cette humiliation pour le bien de son serviteur prit soin de le justifier sur le champ.
« M. Hindré, recteur de Bréal, petite ville située à deux lieues et demie de Montfort, ayant su que l'évêque y était, s'y rendit. Le trouvant à table et en compagnie, il crut devoir abréger ce qu'il avait à lui exposer et lui dit simplement : « Monseigneur, deux motifs m'amènent ici : le premier pour vous rendre mes hommages respectueux, le second pour vous demander M. Grignion pour donner une mission à la jeunesse de ma paroisse ». M. de Saint-Malo, qui connaissait le mérite supérieur de ce digne recteur, comprit dans le moment que le témoignage qu'il rendait indirectement à M. de Montfort devait au moins balancer ce que les autres avaient dit contre lui. Il ne voulut cependant ni montrer son embarras ni commettre le recteur de Bréal avec ceux à qui il avait trop légèrement donné sa confiance, où plutôt l'esprit de Dieu lui dicta à l'instant sa réponse. « Volontiers », lui dit-il sans ajouter autre chose. M. de Montfort, qui était resté dans le coin de l'appartement, s'approcha aussitôt et dit : « Si quelques autres personnes s'adressent à moi, Votre Grandeur me donne-t-elle ses pouvoirs ? — Oui, répondit le prélat, je vous les donne ». Par cette réponse, le zélé missionnaire se trouva rétabli dans l'exercice de son ministère et il ne resta à ses ennemis que la honte d'avoir surpris la confiance de leur évêque ».
La personne de qui le P. Besnard tenait l'épisode avait, on le voit, aussi bonne mémoire qu'elle était bien informée.
« Quelques recteurs de la ville », écrit le biographe. Si son expression est exacte et ne s'étend pas, dans sa pensée, aux recteurs du doyenné, leur nombre se réduisait à deux, Montfort-la-Cane ne comptant que trois paroisses, et le recteur de Saint-Jean, la principale, tenant le missionnaire en particulière estime ainsi que nous en verrons la preuve tout à l'heure. Lorsque l'évêque repassera au printemps, ce sera encore, d'après Besnard, le clergé de la ville qui portera plainte. Peut-être, il est vrai, se donnait-il comme le porte-parole du clergé des environs. Toujours est-il que, dans les accusations articulées par ces messieurs, on chercherait en vain un mot fleurant le jansénisme ; ce qui n'empêchera pas le P. Dalin[66] d'écrire, cent vingt ans après l'événement, au sujet d'abord de l'interdiction faite par le duc de la Trémoille, au cours de la mission de Montfort, de poursuivre la construction du Calvaire projeté par M. Grignion, puis de la mesure prise par l'évêque à l'égard du missionnaire : « C'était l'effet des intrigues de certaines personnes jalouses et surtout de jansénistes, appuyés dans ce diocèse par l'évêque lui-même, qui partageait leurs erreurs. Leur haine n'était pas encore satisfaite ; il fallait frapper le saint prêtre en sa personne ». Explication que Mgr. Laveille reprendra à le suite de plusieurs autres historiens. Sans aller jusque là, c'est déjà beaucoup trop que de mettre dans la bouche des accusateurs, comme le fait un des plus récents biographes de notre saint, qu'il prêchait sans cesse la miséricorde divine, les tendresses de la Sainte Vierge. Où voit-on cette accusation ?[67]
Mais si ce n'était pas à son enseignement et à ses dévotions qu'on en voulait, quelle raison pouvait bien avoir le clergé de Montfort de s'en prendre aux singularités que le P. Besnard notait plus haut. Elle ne dataient pas d'hier et, dans ce même diocèse de Saint-Malo où M. Grignion avait travaillé si brillamment sous les ordres de M. Leuduger, le clergé paroissial les avait-il trouvées si condamnables ? Bien au contraires, maint recteur ne savait comment en exprimer son admiration. Mais Voici !
Sur les hauteurs qui dominent Montfort, à un quart de lieue de la petite ville, se trouvait un ancien lazaret inoccupé dont la chapelle fort délabrée était encore réparable. Dès la reprise de sa carrière apostolique à son retour de Rome, avant même qu'il se fût joint à M. Leuduger, le missionnaire, passant par sa ville natale, avait jeté les yeux sur cet ermitage. Nulle retraite ne lui conviendrait mieux dans l'intervalle de ses missions... Nous allons encore citer textuellement le P. Besnard. C'est plus sûr.
« M. de Montfort, écrit-il, demanda permission au fermier général du prieuré de s'y retirer avec son compagnon, le Frère Mathurin, et il l'obtint. Il en fit donc pendant près de deux ans sa demeure ordinaire. C'était de là que, comme un autre Jean-Baptiste sortant de son désert, il allait prêcher la pénitence aux environs, et il le fit avec un succès d'autant plus grand que des hommes venus de loin auraient paru moins étrangers qu'il ne le parut à ses concitoyens et dans sa propre patrie.
« En entrant dans cette espèce d'ermitage, il en fit réparer la chapelle qui était tombée en ruine, décora l'autel sur lequel il plaça une très belle image de Notre-Dame de la Sagesse et auquel il fit attacher avec une chaîne de fer un Rosaire dont les grains de bois étranger sont de la grosseur du pouce. Cette pieuse chapelle est encore fréquentée et il s'y rend un grand nombre de pèlerins pour honorer la Sainte Vierge et réciter le rosaire sur celui de M. de Montfort.
« Ce fut dans cette sainte chapelle qu'il renouvela son vœu de ne vivre que d'aumônes ; il l'observait si scrupuleusement qu'il de demandait rien à personne pour lui-même, mais la Providence lui fournissait des secours abondants. On lui apportait chaque jour plus qu'il ne lui fallait pour lui, le Frère Mathurin et le Frère Jean qui s'était joint à eux. Il en faisait part à un grand nombre de pauvres qui se trouvaient mêlés à cette foule de peuple qui venait à lui pour écouter ses instructions et pour recevoir de lui des avis de salut ».
Nous voilà édifiés. Aux portes de Montfort, sans que le clergé local ait été consulté, sans que l'approbation épiscopale ait été sollicitée, de la propre autorité d'un missionnaire apostolique, natif, il est vrai, de la petite ville, mais n'ayant aucune attache au diocèse, un nouveau lieu de culte a été créé ; une chapelle qui ne servit autrefois qu'aux hôtes d'une léproserie a été remise en état et ouverte au public. M. Grignion ne se contente pas d'y célébrer la messe, d'y faire, au cours de la journée, réciter le rosaire et chanter des cantiques ; il prêche, et le plus souvent en plein air, la chapelle se trouvant ordinairement trop petite ; il prêche, et sans être soumis dans son enseignement à aucun contrôle ecclésiastique. De tous les environs, on accourt à Saint-Lazare comme à un lieu de pèlerinage pour entendre l'homme de Dieu, l'ermite, le saint, pour prier avec lui, pour lui ouvrir son âme, et lui demander conseil : « une foule de peuple, dit Besnard, parmi laquelle un grand nombre de pauvres ». Est-il absent, on y vient isolément ou par petits groupes. Il fait si bon prier, égrener plusieurs à la fois le gros rosaire dans cette chapelle solitaire, si recueillie, si pieuse, si attrayante avec sa belle statue de la Sainte Vierge, son autel au-dessus duquel plane une colombe aux ailes argentées et brille en gros caractères le nom de Jésus. Apprend-on qu'il est de retour, c'est la ruée.
Quand l'évêque passa, cela durait depuis plus d'un an. Entre temps la mission s'était donnée à Montfort. Les recteurs avaient pu étudier de près M. Grignion, de beaucoup d'ailleurs le plus en vue de la troupe. Ils avaient fait réflexion que pour un saint il ne s'effaçait guère. Un incident, l'interdiction signifiée par le duc de la Trémoille de continuer le Calvaire entrepris sur ses terres sans son autorisation, n'avait pas fait honneur à sa prudence. Ce que disaient de lui ses confrères portait plutôt à se méfier. Enfin, à la mission suivante, celle de Moncontour, il avait été rejeté par M. Leuduger.
A l'arrivée de Mgr. Desmaretz, leur conviction était faite et leur projet arrêté, il fallait déloger de Saint-Lazare ce cafard qui ensorcelait le peuple, ce racoleur de gueux, de fainéants, de faméliques, dont le nombre croissant menaçait de devenir une plaie pour le pays.
Qu'on relise le début du texte de Besnard, on voit clairement aux points sur lesquels portent leurs accusations qu'ils n'avaient pas d'autre but. Que lui reprochaient-ils en effet ? D'enjôler si bien le vulgaire par ses semblants de sainteté que, seules, les halles et les places publiques pouvaient contenir les foules qui venaient l'entendre ; ensuite d'exploiter la charité des gens pour nourrir des bandes de mendiants et de vagabonds qui iraient partout chanter ses louanges. Peut-être suggérèrent-ils à Mgr Desmaretz qu'il serait prudent de lui défendre au moins de prêcher hors des églises paroissiales ; ce qui eût été la mort de Saint-Lazare. Mais il poussèrent tellement au noir le portrait que le prélat jugea plus sage et plus simple de lui interdire absolument le ministère de la chaire et celui du confessionnal. La facilité avec laquelle il revint sur sa défense laisserait croire qu'il comptait bien que M. Grignion se le tiendrait pour dit et ne prêcherait plus qu'avec l'agrément de l'autorité et non pas, de son propre chef, à tout venant et n'importe où.
Quoi qu'il en soit, au printemps suivant, Saint-Lazare continuant sur le même pied, comme l'évêque faisait sa visite dans les trois paroisses de Montfort, ces messieurs revinrent à la charge et finirent par obtenir « qu'il fût défendu à M. Grignion de faire aucune instruction ailleurs que dans les églises paroissiales, pas même la chapelle de Saint-Lazare ». Le missionnaire n'avait plus qu'à reprendre son bâton et chercher un diocèse plus accueillant que celui de sa naissance...
 
On ne voit pas que Montfort ait jamais été incriminé pour sa doctrine, même par les jansénistes.
 
L'ermite de Saint-Lazare tourna alors ses regards vers le diocèse de Nantes où, jeune prête à Saint-Clément, il avait fait ses premières armes. Il y retrouverait M. des Jonchères et avait tout lieu de croire que la présence de M. Barrin, devenu depuis Grand Vicaire, dont le famille était très liée aux Grignion, lui vaudrait un appui aussi amical que puissant. Avant de dire adieu à son pays natal, il prêcha une retraite aux filles dans l'église Saint-Jean, sa paroisse. Ayant demandé, en terminant sa dernière instruction, laquelle de ses auditrices se destinait à être la gardienne de Notre-Dame de la Sagesse à Saint-Lazare, il fit un tour dans l'église et, désignant une nommée Guillemette Roussel de la paroisse de Talensac : « C'est vous, ma fille, lui dit-il, qui serez la gardienne de notre bonne Mère à Saint-Lazare ». La retraitante,  personne d'une quinzaine d'années, (15 ans, manuscrit Besnard, peut-être faut-il lire 45) tertiaire de Saint-François, ne lui avait jamais parlé et il ne la connaissait pas. Elle se sentit fortement inspirée de lui obéir, dira-t-elle : « Elle se rendit donc aussitôt, continue notre informateur, le P. Besnard, dans une petite chambre proche la porte de la chapelle de Saint-Lazare, où elle vécut d'aumônes qu'on lui portait, étant presque toujours en prière dans cette chapelle, dont elle ouvrait la porte à ceux qui venaient honorer la Sainte image, exercice qu'elle a fait constamment jusqu'à soixante ans ». Saint-Lazare serait bien gardé. (Besnard Livre III)
Il est peu croyable que le recteur de Saint-Jean, qui donnait au missionnaire cette marque d'estime de mettre à sa disposition l'église paroissiale pour prêcher une retraite, ait été, quoi qu'il ait pu penser de Saint-Lazare, un de ses diffamateurs. L'eût-il été, eh bien ! dans ce diocèse que gouvernait un prélat janséniste et dont le Père de Clorivière, biographe de notre saint écrira que, sous l'épiscopat de Mgr. Desmaretz, « il était presque tout entier infecté des doctrines nouvelles », cela ferait en tout trois recteurs qu'on nous signale comme adversaires de M. Grignion, pour combien d'autres qui, depuis un an et demi qu'il y travaillait, se l'arrachaient. « On le demandait de toutes parts pour faire la mission », écrit Grandet (p. 113) ; trois recteurs et encore dont l'opposition s'explique par des motifs tout autres qu'une divergence doctrinale ! On ne voit même pas que, pour arriver à leurs fins, ils aient insinué que l'enseignement de cet ancien élève et toujours fidèle ami des jésuites aurait pu être surveillé.
« Un homme qui ne cherchait qu'à se singulariser pour se faire un nom dans le monde et qui dans le fond n'était qu'un hypocrite», disaient les recteurs de Montfort à Mgr. Desmaretz. « Un saint », disaient d'autres voix non moins autorisées, faisant écho à M. Jagu, recteur de la Chèze, et à M. Izo, ceux-ci du diocèse de Saint-Brieuc. Ainsi toujours le même partage radical, toujours le choix qui s'était présenté avec tant de forces à l'esprit de Mgr. de Beauvau. Nous en avons assez dit les raisons.
Dans les « Règles des Prêtres-Missionnaires de la Compagnie de Marie », le saint écrira : « Les grâces dites, les missionnaires font leur récréation ensemble sans s'écarter sans une permission expresse ; et pendant ce temps, ils décident quelques cas de conscience selon les besoins des lieux où on fait la mission et sans faire connaître ceux dont on décide le cas ». Cette pratique, il l'emprunta à la troupe de M. Leuduger, laquelle la tenait du P. Maunoir. Celui-ci prévoyait deux conférences par jour sur la confession, chacune d'une bonne heure : l'une après le dîner, l'autre après le souper. Cette dernière était plutôt une mise en scène, un missionnaire représentait le confesseur, un autre le pénitent : bourgeois, paysan, soldat, officier, avocat, grand seigneur, qui proposaient chacun leur cas. Le confesseur interrogeait, exhortait, prescrivait la pénitence, accordait ou refusait l'absolution. Après quoi, chacun émettait son avis.
On sait quelle place tenait, à cette époque, dans une mission, le sacrement de pénitence. Une bonne confession minutieusement préparée, renouvelée deux ou trois fois, sinon davantage, avant qu'on fût absous, c'était dans ces temps de foi, l'acte essentiel de cette grande entreprise du renouvellement des âmes, le sceau de la conversion. Or, dans les diocèses de Bretagne, la plupart des paroisses rurales étaient déjà trop populeuses pour que la petite troupe de M. Leuduger pût suffire par elle-même à ce ministère. Cependant de la région avoisinante des gens de toute condition accouraient pour profiter de la grâce et purifier à fond leur conscience. D'où la nécessité de faire appel à un nombre considérable de confesseurs supplémentaires. Voici en quels termes Le Parfait Missionnaire, manuel des associés de M. Leuduger, décrivait l'ouverture d'une mission dans le diocèse de Quimper. « C'est une chose admirable de voir arriver... vingt, trente ou quarante missionnaires, selon les besoins des lieux où l'on doit travailler. Une simple lettre qu'on leur écrit pour les inviter de la part de Dieu les y fait venir à leurs frais, sans autre vue que de procurer la gloire de Dieu... Ce sont des bacheliers, des docteurs en Sorbonne, des recteurs, des ecclésiastiques employés à toutes les bonnes œuvres ou consultés dans les grandes difficultés du pays qui s'assemblent pour extirper les vices, enseigner la pratique de la vertu... »
Vingt, trente, quarante ecclésiastiques, dont la plupart vraisemblablement ne pouvaient s'engager que pour le temps d'une mission, de quatre à six et huit semaines. Durant les huit ou neuf mois que M. Grignion accompagna M. Leuduger, on le voit prêchant à Baulon, au Verger, à Merdrignac, à Montfort, dans le diocèse de Saint-Malo ; à la Chèze, à Plumieux, à la Trinité-Porhoët, à Moncontour, dans le diocèse de Saint-Brieuc. Combien d'auxiliaires nouveaux durent alors venir prêter main-forte à la petite troupe ! Les imagine-t-on de ces rigoristes jansénistes incapables de renvoyer un pécheur absous et consolé ? Les voit-on participant aux deux conférences quotidiennes dont nous avons parlé et se dressant contre les pratiques miséricordieuses de M. Leuduger et de ses confrères ? Et la même réflexion s'applique aux prêtres tant séculiers que réguliers qui seront les collaborateurs de notre saint, car, en quelque diocèse qu'il travaille, il aura lui aussi ses équipes qu'il lui faudra recruter sur place et renouveler sans cesse. On sait par Blain et par Grandet que cela n'allait pas toujours tout seul entre lui et ses associés d'occasion, qu'il dut en remercier plusieurs, que d'autres ne se privaient pas de le calomnier. Mais de conflit en matière de pratique sacramentelle, on n'en a nulle preuve ; les biographes les plus proches des événements n'en signalent aucun cas.
De même en est-il des curés dont il évangélise les paroisses. Parfois il leur est imposé par l'autorité diocésaine et l'accueil risque d'être froid. On a vu ce qui se passa à la Chevrolière, dont l'étrange pasteur ne voulait ni de la mission ni du missionnaire et que l'abbé Barrin, Grand Vicaire, dut contraindre. A Saint-Hilaire-de-Loulay, le curé l'avait demandé, mais il se laissa prendre à la caricature qu'on lui fit de son prédicateur et quand celui-ci, à la nuit tombante, se présenta, recru, ruisselant de pluie, il lui dit son déplaisir et lui ferma sa porte. Mais, ce sont là des comportements exceptionnels et dont le jansénisme est bien innocent.
De même, peut-on citer un seul ecclésiastique de ses auditeurs qui ait incriminé sa doctrine ? A La Rochelle, dira-t-on, où maints biographes, en effet, et jusqu'au plus récent, voient des prêtres le dénoncer sur ce point à Mgr. de Champflour. Qu'on lise donc Besnard. « On entreprit d'abord de le décrier dans l'esprit du peuple. Il fallait pour cela employer les injures les plus grossières et parler le langage des halles. (Rien ne fut épargné). Le prêtre étranger qui prêchait aux jacobins n'était qu'un coureur, qu'un aventurier, un bateleur, un hypocrite, un enchanteur, un possédé, un sorcier, un antéchrist. Heureusement, le peuple était trop prévenu en sa faveur pour qu'on pût lui faire illusion et une passion si marquée ne portait préjudice qu'à ceux qu'elle faisait agir et parler. Il fallut donc prendre un parti plus odieux et faire entendre ailleurs des reproches moins insultants. Ne pouvant séduire le troupeau, on alla frapper à l'oreille du pasteur. Pour indisposer Mgr. l'évêque contre le missionnaire, on le lui représenta comme un homme d'un zèle bizarre et extravagant, comme un esprit impétueux et brouillon, indiscret, qui se mêlait de tout, qui s'ingérait dans le secret des familles et en troublait la paix, qui attaquait tout le monde sans épargner les plus honnêtes gens dont il faisait des portraits affreux ; que ses prédications étaient moins des discours chrétiens que des satires continuelles et des invectives sanglantes dont personne n'était à couvert ; qu'il fallait réprimer les excès d'un zèle si peu mesuré et que le mieux serait de lui ôter ses pouvoirs.
« Le prélat... agit comme s'il eût eu quelque égard aux rapports qu'on venait de lui faire. Il appela trois chanoines de sa cathédrale leur fit part de tout ce qu'on lui avait dit et les chargea d'observer de près la conduite du missionnaire, de le suivre dans ses sermons, d'assister à ses exercices, de vérifier le faits qui occasionnaient les plaintes et de lui faire un fidèle rapport de tout, dans un temps qu'il leur fixa. Ces trois messieurs choisis parmi ce qu'il y avait de plus judicieux et de plus éclairé dans le chapitre s'acquittèrent exactement de leur commission et tous trois s'accordèrent à rendre à M. de Montfort le témoignage le plus favorable et le plus glorieux. Nous l'avons entendu, dirent-ils, c'est un ouvrier infatigable et qui ne respire que la gloire de Dieu. Il combat le vice avec le zèle d'un apôtre. S'il poursuit vivement le péché, il ménage le pécheur avec toute la charité possible ; il fait la guerre au scandale avec une sainte liberté, sans être retenu par aucune considération. C'est uniquement ce qui a soulevé contre lui plusieurs pécheurs scandaleux ».
Nous savons, il est vrai, par Grandet (p. 175), qu'à La Rochelle, ses plus dangereux détracteurs ne furent pas des libertins, mais « des prêtres et des religieux qui tâchèrent de le décrier jusqu'à le faire passer pour un fou ». Mais ce n'est pas parce que les ecclésiastiques s'en mêlèrent qu'on doit conclure qu'il s'agissait de doctrine. Le texte de Besnard est clair ; les plaintes ne portaient que sur l'impitoyable censeur du vice et les trois chanoines ne furent envoyés que pour juger s'il était vrai que péchés et pécheurs tombaient indistinctement sous ses coups. De jansénistes qu'aurait choqués son enseignement, on n'en aperçoit pas l'ombre.
Sans doute, il semble bien, d'après le texte de Blain cité en tête du précédent chapitre, que si Clément XI, au lieu d'acquiescer au vœu de notre saint en lui donnant mission pour pays infidèles, le maintint en France, ce fut avant tout en vue de combattre le jansénisme, ce cauchemar de son pontificat ; et nous savons que M. Grignion, n'eût-il pas été convaincu déjà de la nécessité de s'opposer énergiquement aux progrès de la nouvelle doctrine, n'était pas homme à s'acquitter mollement d'une tâche qui lui était assignée par le Vicaire même de Jésus-Christ. Mais il s'y prit de la bonne manière, tout autrement que lors qu’il avait affaire non pas à l'erreur, mais au vice. Il avait grand soin, nous dit-on, « de ne jamais disputer en chaire des matières du temps ». se gardant de tout ce qui aurait pu sembler une attaque directe contre l'hérésie nouvelle.
Au reste, les jansénistes, les vrais, étaient-ils si nombreux qu'il fût exposé à en rencontrer fréquemment ? Combien, en 1717, en appelleront de la bulle Unigenitus au futur concile ? Seize évêques sur cent trente huit, trois mille prêtres sur cent mille, fort remuants, il est vrai. Ecrivant à M. de Pontchartrain, ministre, le 15 octobre 1711, l'évêque d'Agen, un des plus ardents défenseurs de Quesnel, exagérait à peine quand il disait : « Le jansénisme n'est pas un fantôme, mais les jansénistes sont rares et il est difficile d'en trouver », lui-même ne se mettant certainement pas du nombre[68].
Du reste, ce ne fut pas le jansénisme dogmatique qui causa tant de ravages parmi le peuple chrétien, mais le jansénisme moraliste ; et encore celui-ci, bien que tenant de l'autre, dut-il sa fortune surtout au fait qu'il trouva dans l'abbaye de Port-Royal un milieu d'élection, des âmes ardentes éprises d'austérité, quelques-unes même, à commencer par l'abbesse, la Mère Angélique Arnauld, d'un ascétisme extrême ; toutes, les moniales comme les solitaires, en grande réputation de vertu, auréolées encore par la persécution et jouissant, grâce à leurs relations mondaines, d'une influence considérable. C'est là que s'accrédita, pour se propager dans toute la France et bien au delà, la « pastorale », comme on dirait aujourd'hui, préconisée par le Grand Arnauld dans son livre « La Fréquente Communion » : retour aux pratiques pénitentielles des premiers âges chrétiens, refus de l'absolution jusqu'à preuve d'un radical changement de vie, accès de la Sainte Table permis aux seules âmes animées d'un amour de Dieu pur et sans mélange. C'est de là que partirent, en quelques mois, sous forme de lettres adressées à un provincial, dix-huit libelles d'un pamphlétaire de génie, Pascal, criblant de sarcasmes la morale prétendue relâchée des jésuites. L'influence de ces écrits fut si étendue et si profonde qu'il ne faudra pas moins que le décret de Pie X pour abattre, deux siècles et demi après, les dernières barrières qui écartaient les fidèles du banquet divin. Des hauteurs de la spéculation sur la prédestination et la grâce, descendant ainsi dans l'ordre pratique, le jansénisme devint peu à peu synonyme de rigorisme. Il apparut comme une réaction providentielle de grandes et nobles âmes contre le relâchement des mœurs. Enfin nouvelle dégradation du sens d'un mot, pour être janséniste fallait-il n'avoir signé qu'en renâclant le formulaire d'Alexandre VII et de Clément IX, professer « le silence respectueux », en appeler au futur concile, ou tout au moins, si l'on n'osait prendre aussi officiellement parti, discuter le bien-fondé des condamnations pontificales ? Ne suffisait-il pas de louer le style étincelant des Provinciales et de se gaudir aux railleries de Pascal sur Escobar et certains autres casuistes de la Compagnie de Jésus, ou encore s'apitoyer sur le sort tragique des Augustines de Port-Royal et de trouver que, dans cette querelle religieuse, le pouvoir séculier avait tenu vraiment un bien grand rôle[69].
Des raisons qui n'avaient rien de doctrinal contribuèrent à ranger, d'un côté, tout ce que le Parlement et la Sorbonne comprenaient de gallicans, unis contre l'absolutisme royal et l'infaillibilité pontificale, des abbayes, principalement bénédictines, l'Oratoire, enfin la roture ecclésiastique, le sous-prolétariat des petits prébendiers traîne-misère et des curés à portion congrue, trop heureux de trouver cette occasion de fronder les grands seigneurs évêques ; de l'autre, l'ultramontaine Compagnie de Jésus, Saint-Sulpice, les Capucins, les Récollets, les Eudistes et la masse du corps épiscopal. Pour le public qui aime la simplification : d'une part les jansénistes, de l'autre les jésuites. En attendant que les fils de saint Ignace payent de leur existence le rôle prépondérant qu'ils jouèrent dans cette interminable querelle, on était infailliblement classé dans l'un ou l'autre camp, selon les sentiments que l'on témoignait à leur égard. Lors donc qu'on lit dans Picot de Clorivière que, sous l'épiscopat de Mgr. Desmaretz, le clergé du diocèse de Saint-Malo « était presque tout entier infecté des doctrines nouvelles », il serait bon de ne pas oublier que le biographe avait appartenu à la Compagnie supprimée et se demander s'il distinguait suffisamment entre jansénistes et jansénisme.
Pratiquement entre un missionnaire, et surtout un missionnaire de campagne, et le clergé paroissial, une friction sérieuse n'était guère à craindre que sur le point de l'administration des sacrements de Pénitence et d'Eucharistie. Des confesseurs rigoristes, il y en avait et de tout degré. M. Grignion en gémissait[70]. « Ils faisaient, disait-il, cent fois plus de mal dans l'Eglise que ceux qui étaient relâchés, quoique ceux-ci en fissent beaucoup ». Rarissimes étaient sans doute et seront même plus tard les imitateurs du Grand Arnauld, qui, dit-on, alors qu'il prêchait une mission ou un carême à Angers dont son frère Henri occupait le siège épiscopal, n'entendit qu'un seul pénitent et ne vint même pas à bout de lui donner l'absolution. Assez nombreux étaient les curés qui, sans fermer à double tour la porte du tabernacle, ne se décidaient à l'entrebâiller qu'au temps de Pâques. Mais un préjugé courant, que seul d'ailleurs le décret de Pie X parviendra à dissiper, c'était de regarder l'Eucharistie, moins comme l'aliment de la vie de la grâce, que comme une récompense de la vertu. En chantant, en prêchant la communion fréquente, notre saint tranchait nettement sur l'ensemble du clergé. Mais, en pratique, pour absoudre un pénitent et lui permettre l'accès de la Table Sainte, n'exigeait-il pas, ou peu s'en faut, les mêmes dispositions qu'un confesseur jansénisant, rigoriste mitigé ? S'il différait de celui-ci, n'était-ce pas surtout par les moyens de les obtenir ? Le rigoriste renvoyait le pénitent afin de le pénétrer du sentiment de son indignité et l'amener ainsi à repentance. M. Grignion, lui, au lieu d'employer cette méthode expéditive, lui parlait de la justice et de la miséricorde divines avec des accents qui tout ensemble lui glaçaient et lui fendaient le cœur. N'obtenait-il rien, alors c'étaient des jeûnes, des flagellations, des austérités effrayantes pour arracher au ciel la conversion de l'endurci. Non, ni en chaire, ni au confessionnal, il n'était le ministre d'un Dieu à la justice débonnaire avec lequel il y avait des accommodements. Qu'on lise ses cantiques, que l'on consulte les manuscrits de ses sermons il lui en faut trois pour exposer les divers châtiments des damnés. En voici un autre sur le salut : 1er point : Rien de si certain que le petit nombre des élus ; 2" point : Rien de si caché ; 3e point : Il ne tient qu'à nous que nous en soyons. Un autre sur le sort éternel des prêtres. 1er point : Peu sont appelés au sacerdoce ; 2* point : Peu remplissent leurs obligations.
C'est sans doute après l'un ou l'autre de ces terribles serinons que de malheureux prêtres scandaleux (Il n'en manquaient pas sur les quelque cent mille que comptait alors le clergé français dont beaucoup entrés dans les ordres sans vocation, sans formation, sans avoir passé par un séminaire) venaient, devant une église pleine, se jeter à ses pieds, sanglotant, criant miséricorde et se frappant la poitrine, ainsi que nous avons entendu Grandet nous le raconter. Qu'est-ce que les rigoristes auraient pu trouver à reprendre chez un pareil homme ? Et de même[71] quand ils le voyaient la corde au cou faire, au jour fixé de la mission, l'amende honorable devant le Saint-Sacrement ou l'entendaient dénoncer du haut de la chaire les faux dévots à la Sainte Vierge, non pas seulement les dévots critiques et les dévots scrupuleux, dans lesquels les jansénistes n'auraient pas eu de peine à se reconnaître, mai aussi les autres, ceux qu'ils censuraient eux-mêmes si fort : les dévots extérieurs, les dévots présomptueux, les dévots inconstants, les dévots hypocrites, les dévots intéressés, comme il le fera dans son Traité de la Vraie Dévotion.
Combien de fois, au cours de sa carrière apostolique, se trouva-t-il devant un curé janséniste ? Et encore, dans l'occurrence, pourquoi imaginer une brouille ? Sur la fin de 1709, au fort de la lutte, as moment où Louis XIV se demandait comment en finir avec Port-Royal, il prêchait, en compagnie de M. Olivier, la mission à Missillac. Un janséniste convaincu, c'était le recteur, M. Thiboult, futur appelant, qui mourra impénitent. Tout semble avoir marché sans le moindre désaccord. Un acte, nous l'avons vu, couronne la mission : Un champ fut acheté pour agrandir le cimetière. Missionnaire, curé, vicaire signèrent le procès-verbal.
On ne manque pas de faire grand état de l'antijansénisme des deux prélats, les seuls, qui prirent notre saint sous leur protection et le défendirent constamment : Mgr. de Lescure, évêque de Luçon, et Mgr de Champflour, évêque de La Rochelle. A l'heure où ils lui ouvraient les portes de leurs diocèses, n'étaient-ils pas eux-mêmes, note-t-on, en butte aux pires dénigrements de la part des sectaires ? « Des évêques sans lumière et sans science », disait Quesnel à un de ses correspondants. « De vrai animaux mitre », écrira M. Le Roy empruntant des traits à Saint-Simon ; et le même, de Mgr. de Champflour : « C'était l'ignorance et la grossièreté même, sans esprit, sans savoir et sans aucune sorte de lumière, sans monde encore moins, un homme de rien et un véritable excrément de séminaire ». Et la raison ? Les deux prélats n'avaient-ils pas publié, le 10 juillet 1710, un mandement collectif qui condamnait le livre des Réflexions, comme rééditant les cinq propositions contenues dans l'Augustinus et travestissant complètement la doctrine de saint Augustin ! L'écrit, vigoureusement pensé, formait un substantiel petit traité de la grâce. Des mains inconnues étaient allées le placarder jusque sur la porte de l'archevêché de Paris. Il n'en eût pas fallu tant pour mettre hors de ses gonds le Cardinal de Noailles qui, jadis, évêque de Chalons, avait approuvé le livre de Quesnel et n'en voulait pas démordre malgré la bulle. Fénelon avait eu beau se défendre d'avoir préparé ce mandement que les deux prélats n'auraient eu qu'à signer, on ne l'avait pas cru ; pas plus que l'archevêque n'avait cru M. Leschassier quand le supérieur de Saint-Sulpice lui assurait que les deux neveux de Mgr. de Lescure et de Mgr. de Champflour, étudiants au séminaire, n'étaient pour rien dans cet injurieux affichage. Son Eminence n'en avait pas moins exigé leur renvoi.
Tout cela est bel et bien, mais ne prouve aucunement que les interdits dont avait été frappé M. Grignion furent une recommandation aux yeux des deux évêques, encore moins qu'ils aient accueilli comme une victime d'intrigues jansénistes l'ancien associé de M. Leuduger et le constructeur malheureux du Calvaire de Pontchâteau. Ils le connaissaient de sûre doctrine et, comme ils étaient eux-mêmes de mœurs très simples, nullement grands seigneurs, paternels aux petites gens, d'un zèle aussi ardent que désintéressé, de plus chefs de diocèses presque totalement ruraux, il reçurent à bras ouvert le missionnaire apostolique et l'apôtre populaire, espérant bien qu'avec ses méthodes il ferait chez eux un bon travail sans être tant traversé qu'à Poitiers, à Rennes et à Nantes.
Ni l'abbé Bourdeaut, ni l'abbé Bachelier, professeur aux Facultés Catholiques de l'Ouest, l'un et l'autre spécialistes sur cette question, n'ont découvert la main des jansénistes dans les tribulations de l'homme de Dieu[72]. «Tous les historiens du missionnaire, sauf Grandet, le plus proche, le seul contemporain des événements, écrit l'abbé Bourdeaut, ont insisté sur les persécutions tantôt sourdes, tantôt déclarées qu'il eût à souffrir des disciples de Quesnel. M. Picot de Clorivière le premier a lancé cette accusation, mais avec réserve ; tous les autres après lui n'ont fait que renchérir ; aucun toutefois n'a versé à la cause le moindre document péremptoire ».
C'est un fait, les preuves manquent. Il arrive même que tout s'expliquerait bien plus facilement si M. Grignion eût passé pour janséniste. Ainsi dans l'affaire du Calvaire de Pontchâteau. Que voit-on en effet ? La prétendue forteresse abattue en même temps que l'abbaye de Port-Royal ; le jésuite Le Tellier, la bête noire de la secte, confesseur du roi, ministre puissant, sur lequel comptait Mgr. de Beauvau, ne remuant pas le petit doigt pour sauver le monument ; un prélat jansénisant qui n'acceptera qu'avec peine la bulle Unigenitus, Mgr. de Cambout de Coislin, évêque de Metz, s'opposant le premier aux agissements de La Chauvelière contre l'ouvrage, enfin Mellier, le principal responsable après Ferrand, chargé de mettre fin à l'épopée héroï-comique de dom Louvard, bénédictin de Saint-Gildas et levant à cet effet une petite troupe, réussissant à s'emparer du conspirateur janséniste, informant contre lui et le condamnant ainsi que son compagnon, le docteur Mellinet, chef des quesnellistes nantais, pour désobéissance au roi et au pape.
Aussi bien il n'y a pas si longtemps, dans certains milieux profanes, où l'on ignorait, comme partout alors, le fin mot de l'affaire, on trouvait tout naturel d'imputer la destruction du Calvaire à des fonctionnaires en garde contre les menées souterraines de la secte. En 1903, une géographie de la Loire-Inférieure (collection Joanne) notait à l'article Pontchâteau : « Près du MENHIR (le fuseau de la Madeleine), calvaire, but de pèlerinage, construit en 1709 sous la direction du Bienheureux Grignion de Montfort, démoli aussitôt par ordre de Louis XIV qui le croyait l'œuvre des jansénistes ». Il n'est pas dit d'ailleurs qu'à Versailles, dans les bureaux de M. de Torcy, on n'ait pas pensé d'abord à un complot ourdi par les novateurs ; ce qui semblait assez logique, le monument étant dénoncé comme une forteresse. Qui aurait bien avoir eu l'idée de le construire sous cette forme et fourni à la dépense sinon ceux qui étaient en lutte contre le pouvoir ?
Reste à expliquer comment Picot de Clorivière, le P. Dalin, Quérard surtout qui enquêta sur place, s'en prirent si facilement et sans la moindre preuve, aux jansénistes, renchérissant à plaisir sur Blain qui lui-même ne fondait son accusation que sur des conjectures. Ce qui les induisit en erreur ne serait-ce pas l'acharnement de la secte contre les héritiers de Montfort, les Mulotins comme elle se plaisait à les appeler, le Père Mulot ayant succédé au grand apôtre ? Rien de plus édifiant à ce sujet que la lecture de l'organe janséniste, les Nouvelles Ecclésiastiques. Que de hargne, que de fiel, que de mépris dans les articles où cette publication s'attaque à la petite troupe ! On en vient à s'étonner qu'une poignée de pauvres missionnaires de campagne ait pu mériter tant d'honneur. Mais c'est le temps où, le Grand Roi disparu, les quesnellistes sont repartis en guerre contre la bulle. Voici les appelants, le cardinal de Noailles à leur tête, Puis, pendant trois ans (1729-1732) ce sont les scènes hystériques et prétendues miraculeuses du cimetière Saint-Médard sur la tombe du diacre insoumis Paris. Suit l'affaire des billets de confession (1749-1756) où le Parlement, s'en prenant aux ordonnances du successeur de Noailles, Christophe de Beaumont, défend aux prêtres sous peine de prison de refuser l'absolution aux jansénistes. Enfin c'est la Compagnie de Jésus qui succombe sous les coups de ses adversaires (1764 en France, 1773 pour l'Ordre entier). Les fils de Montfort n'ont pas cru alors pouvoir se tenir sur la réserve qu'avait observée leur père. Ils attaquent de front les révoltés, dénoncent en chaire leur hérésie, brûlent les missels en français à l'usage des fidèles où la secte a insinué son venin. Les Nouvelles Ecclésiastiques ripostent en incriminant avec violence la méthode des missionnaires ; « des espèces de sulpiciens communément appelés Mulotins », disent-elles. Dans un article monumental[73] (15 février 1776), sur la mission de Niort, tout y passe : la distribution des exercices, l'audition des confessions, les pénitences imposées, le ton des prédications, la plantation de la croix de mission, les catéchismes, les communions générales, les processions, le choix des cantiques, la doctrine. Tout y est tourné en ridicule, flétri comme injurieux au lieu saint et à la religion. L'empressement et le chant fourni de la foule, cohue et vacarme ; l'action oratoire du P. Hacquet, de l'hystérie ; la mise des points sur les i par son confrère, le P. Javelot, de l'impudence ; le sermon d'apparat à dix heures et demie, un pêle-mêle d'idées, une langue triviale ; l'animation des trois cents enfants de la première communion à la séance quotidienne de catéchisme de neuf heures à midi qu'un jeune missionnaire avait su rendre si vivante, leur joie, leurs fusées de rire aux traits pittoresques, du désordre et de la confusion ; les communions générales, les cérémonies hautes en couleur, les processions costumées, des farces pieuses pour attirer la populace ; le missionnaires, une troupe de bateleurs. L'auteur de l'article en a surtout à leur morale. Il raille leur Molinisme et leur Pichonisme, — le P. jésuite Pichon n'avait-il pas eu l'idée de réfuter le livre d'Arnault sur la fréquence de la Communion ? — Il s'en prend à leur culte du Sacré-Cœur, imaginé par la visitandine Alacoque et qualifié tout simplement de Nestorianisme : aux cantiques du P. de Montfort sur la Sainte Vierge, sur le Rosaire, cantiques d'une insigne platitude et fourmillant de dangereux hyperboles.
Evidemment il n'a pas digéré le succès de ces méprisables Mulotins. Une église pleine à craquer, les confessionnaux assiégés, des gens qui, pour s'assurer une bonne place en face du prédicateur, s'attroupent la nuit dans le cimetière et attendent de 11 heures du soir à 4 heures du matin, malgré le froid et le mauvais temps, que s'ouvrent les portes de l'église, L'auteur a beau se moquer, prétendre qu'on chercherait vainement un converti, il ne se console pas.
Comment devant ces diatribes à l'adresse des fils de Montfort, imitateurs de ses méthodes, ne pas s'imaginer que la secte ne l'épargna pas davantage. D'où, vraisemblablement, pour une grande partie du moins, l'erreur des biographes que nous citions plus haut. Mais les temps avaient changé, et de plus, l'homme que la mort, croyait-on, devait enterrer et réduire pour toujours au silence, se survivait dans cette petite troupe à qui l'on prêtait ni plus ni moins l'ambition de prendre la relève de la Compagnie de Jésus.
 
 

CHAPITRE XII
 
 
MONTFORT NE FUT SI PERSECUTE QUE PARCE QU'IL FUT INCOMPRIS
 
Logiquement, à le juger sur son extérieur, il ne pouvait être qu'un très grand saint ou un illusionné ou un tartufe Le jansénisme écarté, voilà le problème des persécutions redevenu la croix des biographes. Avec le jansénisme, c'était si facile. Les pratiques de Montfort étaient mises hors de cause. Plus besoin de les justifier. Elles avaient seulement servi de prétexté aux persécuteurs. Bien plus, l'homme de Dieu apparaissait comme une sorte de martyr de l'orthodoxie.
Faudra-t-il désespérer de trouver une solution ; renoncer à comprendre notre saint et dire avec Louis Chaigne[74] : « Montfort nous a été envoyé comme un bolide. Il ne se discute pas; il se refuse presque à toute analyse » ? Car, tout semble en effet avoir été essayé sans contenter personne.
Il ne nous semble pas cependant que ce problème — nous en avons déjà touché un mot dès nos premières pages — soit tellement difficile à résoudre.
Dans notre chapitre sur les épreuves auxquelles M. Grignion fut soumis à Saint-Sulpice, nous avons longuement parlé de ses singularités. Que le lecteur ne s'étonne pas que nous y revenions, ainsi que sur certains traits de la vie de notre saint.
A quoi principalement Blain (ch. XXXVIII) attribue-t-il les tribulations de son ami tout le long de sa carrière ? « Il faut dire ici un mot de ses manières, écrit-il du séminariste. Elles ne plaisaient pas à tout le inonde, et il faut avouer qu'il en avait de bien singulières. Le séminaire de Saint-Sulpice, où la singularité est persécutée comme un grand vice, était le lieu le plus propre à les lui ôter. Car sans dire que les jeunes gens qui s'y rassemblent de toutes les Provinces de France se font une guerre innocente sur cet article, ne se passent rien qui puisse choquer les yeux et les oreilles et se divertissent si bien aux dépens de celui qui montre quelques manières extraordinaires, qu'il est obligé de s'en corriger au plus tôt ; l'esprit de la maison qui est un esprit de vie intérieure et cachée en Jésus-Christ est pleinement opposé à celui de singularité. Les supérieurs et les directeurs qui marchent et qui conduisent dans cette voie sont les hommes du monde les plus attentifs et les plus appliqués à la sanctification de ceux qui sont confiés à leurs soins ; ils sont si ennemis de tout ce qui paraît singulier et si opposés à ce qui sent l'extraordinaire qu'il est aisé de les perdre avec eux par leurs lumières et leur conduite. »
Et entamant le chapitre suivant qu'il intitule : Ses manières extraordinaires. Combien elles lui ont attiré d'humiliations, le mémorialiste continue : « Cependant il faut le dire à leur louange, quelques soins et quelques peines qu'ils aient pris pour corriger M. de Montfort de ces manières singulières et extraordinaires, ils n'ont pu y réussir ; il est sorti du séminaire avec elles comme il y était entré. Sans doute que Dieu voulait lui laisser ce contrepoids d'humiliations pour cacher sous ce manteau les vertus et les grâces extraordinaires dont il l'enrichissait.
« En effet, rien peut-être ne lui a plus attiré d'affront et de confusion ; et on peut dire qu'en portant partout avec lui des manières singulières il portait partout avec lui le sujet de ses peines et la cause, en partie, de ses persécutions.
« Dans le séminaire même de Saint-Sulpice où règne un esprit de paix, de douceur et de charité, combien de fois a-t-on vu ses manières tournées en ridicule et devenir le sujet de la récréation de plusieurs ! Il est vrai qu'il le souffrait avec une douceur et une patience encore plus singulières et extraordinaires que ne l'étaient ses manières ; il s'est même rencontré de ces gens qu'on nomme originaux, beaucoup plus extraordinaires et singuliers dans leurs manières que celui en qui il les persécutaient qui lui ont donné des soufflets lorsqu'il penchait la tête et la tournait de côté, pour l'obliger à la redresser ».
Singularités, manières singulières, « ce qui choque les yeux et les oreilles », telles sont les expressions dont se sert Blain. Impossible donc de se méprendre sur ce qu'il désigne par là et de faire confusion avec des pratiques d'ascèse, surtout quand il nous montre ces singularités moquées, ridiculisées, c'est-à-dire, évidemment, mimées, singées par les espiègles de la maison, combattues inlassablement pendant cinq ans par les supérieurs, mieux encore servant de cible pendant six mois aux traits de M. Brenier, et, malgré toute la bonne volonté du sujet, s'avérant incorrigibles.
De son côté, M. Leschassier, répondant à Mgr Girard, évêque de Poitiers, qui l'a interrogé sur le jeune prêtre, note que son « extérieur a quelque chose de singulier et que ses manières ne sont pas du goût de bien des gens ».
Autre texte de Blain (ch. LXI), plus clair encore. M. Grignion est allé à la porte d'une abbaye demander la charité pour l'amour de Dieu. « Comme il avait quelque chose de singulier dans le visage, dans la physionomie, aussi bien que dans les manières, dit le narrateur, la sœur à qui il parla en fut frappée, encore plus de son air dévot et de ces paroles tendres : pour l'amour de Dieu, avec lesquelles il demandait la charité ».
Il est donc manifeste que pour paraître singulier notre saint n'avait pas besoin de son misérable accoutrement ni de ses expéditions contre les faiseurs d'esclandre, ni de ses pittoresques mises en scène. Singulier il l'était par lui-même, dans sa propre personne, de la tête aux pieds. Les traits de son visage, l'expression de sa physionomie, ses intonations, ses gestes, sa manière de se tenir, de se présenter, tout était singulier en lui. On connaît de ces gens qui ne peuvent rien faire, ni vous avancer une chaise, ni vous ouvrir une porte, ni vous céder le pas, ni vous offrir de l'eau bénite, ni, s'ils sont prêtres, faire à l'autel le moindre geste liturgique, ne serait-ce que se laver et s'essuyer les doigts au Lavabo, sans y mettre de l'expression. Peut-être M. Grignion était-il de cette sorte. Si Blain eût été un Saint-Simon, nous le saurions sans doute. Ce que relève du moins le mémorialiste, c'est l'air dévot de son ami, cette tête immanquablement penchée sur l'épaule, les soupirs qui s'échappaient de sa poitrine oppressée à l'amusement de la communauté, les baisers dont il dévorait la petite statuette de la Sainte Vierge qu'il tenait habituellement dans sa main fermée. Maigres notations mais qui nous montrent un homme à la dévotion spontanément et hautement expressive. Or il n'y a pas de raison qu'il n'en allât pas de même pour ses autres vertus. D'ailleurs Blain ne vient-il pas de nous dire que ses singularités ne s'accordaient pas avec l'esprit de la maison, esprit de vie intérieure et cachée en Jésus-Christ, en d'autres termes que ses vertus manquaient complètement de discrétion ? Et les biographes ne nous ont-ils pas conservé maints traits d'humilité, de patience, d'obéissance, de charité, de pardon des injures aussi accentués que sa dévotion ? Que le lecteur veuille bien se rappeler les divers épisodes de la mission de la Chevrolière, ou encore se représenter le prédicateur dans l'église des Calvairiennes de Poitiers, essuyant à genoux dans la chaire les invectives de M. le Villeroi, ou l'aumônier de l'hôpital lavant à genoux (une position commode !) la vaisselle des pauvres dans les cuisines de l'établissement. Encore ne voyons-nous que l'attitude de corps. Que devait-être l'expression du visage ? Evidemment c'était à peindre, et, pour les sceptiques, Tartufe n'eût pas mieux fait.
Encore s'il s'était contenté d'afficher ainsi ses vertus, à commencer par sa fringale d'humiliations ? Mais à ces grands dehors de sainteté il ajoute des airs de réformateur, de chargé de mission, d'envoyé du ciel. Partout il agit hautement, tanquam auctoritatem habens, passe par-dessus la tête des autorités civiles, se charge de la police des mœurs, circule à travers la ville, l'œil ouvert ; réprime les scandales, par la force s'il le faut ; terreur des libertins. A peine est-il entré, jeune prêtre, à l'hôpital de Poitiers, que le réformateur se révèle. Dans la troupe de M. Leuduger, c'est lui, quoique le benjamin, qui prend la tête. En quelque lieu qu'il donne la mission, il appelle à lui les procès, supprime les abus, des coutumes séculaires offensantes pour la religion, inhumations dans les églises, foires qui se tiennent le dimanche ou des jours de fête et qu'il disperse lui-même si elles continuent malgré ses avertissements. Il restaure, il fonde, trouve des ressources, sans trop s'inquiéter de ce que pensent ses supérieurs ecclésiastiques. Au reste ne se faisant jamais répéter une défense, pliant bagage sans réplique dans le court délai qui lui a été imparti pour sortir d'une ville ou d'un diocèse. Le fait-il par esprit d'obéissance ou parce que, s'expliquant et toléré, il ne se sentirait plus les coudées franches ? ses supérieurs peuvent se poser la question. En tout cas, sa réputation la plus solidement établie, dont il recueillera l'écho à Saint-Sulpice lors de ses pas­sages, c'est qu'il n'en fait partout qu'à sa tête avec ses idées de perfection à lui, ses méthodes d'apostolat à lui. Etonnons-nous après cela que Blain, ainsi que nous l'avons vu, ait entendu des ecclésiastiques nantais le taxer d'un orgueil raffiné et d'une vanité insupportable. Or, de là à prendre ses vertus si voyantes pour de pures vertus de parade, il n'y avait pas loin. A leur sens, M. Grignion se croyait peut-être, comme les Pharisiens, un grand saint, au fond, il n'était comme eux qu'un cagot.
 
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Ah ! si du moins, à l'occasion, il avait fait ce que ne fera jamais un Tartufe, s'était départi de son air dévot et de sa gravité pour égayer la compagnie de quelque bonne histoire, avait su s'amuser d'un trait piquant, rire d'un franc rire à quelque étourdissant quiproquo ! Supposé que Dom Bosco ait eu à mettre à la raison quelques ivrognes ou à vider un cabaret d'une bande de jeunes fous en train de faire du scandale, nous l'entendons d'ici raconter son exploit. Le curé d'Ars n'était guère moins spectaculaire que notre saint et Cottolengo guère moins pittoresque. Mais il y avait chez eux comme chez Dom Bosco des traits de caractère qui humanisaient leur sainteté et montraient qu'ils ne cherchaient pas à s'en faire accroire. C'était, chez l'un, chez l'autre, une rondeur, une jovialité, un pétillement d'esprit, un humour, à un degré parfois même peu commun. Les saillies, les répliques malicieuses du Curé d'Ars ont fait fortune. Quelques années avant sa mort, il tombe, une première fois, gravement malade. Trois médecins sont appelés à son chevet. Pendant qu'ils délibèrent gravement : « Ah ! messieurs, gémit-il, je soutiens un terrible combat. — Contre qui donc, monsieur le curé ? — Contre trois médecins. S'il en vient un quatrième, je suis mort ». Un jour, il sent le bas de sa soutane qui s'accroche. Il se retourne. C'est une femme armée d'une paire de ciseaux qui voudrait en dérober un petit bout. Elle s'excuse : « Monsieur le curé, des reliques, des reliques ». Et lui : « Des reliques ? Mais faites-en, ma bonne ».
Dom Bosco, de qui les projets grandioses font parler et sourire Turin, voit arriver chez lui deux importants chanoines. Il devine sans peine l'objet de leur visite. On cause et, de fil en aiguille, on en vient à ses projets. De l'air le plus sérieux, il les montre en effet immenses, immenses ! « Et ces innombrables

enfants que vous allez recueillir, Dom Bosco, de quoi d'abord allez-vous les habiller ? — De quoi ? mais ! de vertu ». Les deux enquêteurs se regardent. Pas de doute, ce pauvre Dom Bosco est bien atteint de mégalomanie. Une voiture fermée a été prévue et attend à la porte. « Voulez-vous faire avec nous une petite sortie en ville ? — Mais comment donc ! Avec plaisir. » Il prend son chapeau, sort avec eux, leur ouvre la portière : « Montez, messieurs. — Mais non, montez, Dom Bosco. — Je ne me le permettrai pas ; montez, messieurs ». Les deux chanoines s'exécutent. Dom Bosco ferme sur eux la portière et crie au cocher : «A l'hospice des aliénés». L'attelage part au trot. Grande surprise à l'arrivée. Un seul malade était attendu et voilà qu'on en amène deux... Naturellement, l'aventure fit le tour de la ville[75].
De Montfort, n'attendez rien de pareil. Il est incapable, nous l'avons vu à Saint-Sulpice, de conter avec naturel une anecdote amusante, de faire valoir un trait d'esprit. On a de lui des mots sublimes, on n'en a pas de spirituels. Sa vie foisonne d'épisodes pittoresques qui ne demanderaient qu'un rien d'humour pour être d'une piquante saveur. Ce rien, ne le cherchez pas. C'est une plaisante aventure que le trait suivant. Facilement on prêterait au missionnaire une intention légèrement facétieuse. Qu'on lise Grandet, le premier narrateur ; la pensée du saint apparaît purement moralisatrice.
Etant venu à Dinan, au diocèse de Saint-Malo, l'homme de Dieu, écrit Grandet (p. 109), logea chez messieurs de la mission, « trois ou quatre jours après son arrivée, il eût la dévotion d'aller dire la sainte Messe au Couvent des Jacobins, où était alors un de ses frères religieux qui prenait soin de la sacristie. Sa piété le porta à célébrer les divins Mystères à l'autel du Bienheureux Raymond de la Roche, dominicain, l'un des plus grands zélateurs du saint Rosaire et des plus fervents réformateurs de son Ordre ; il entra dans la sacristie et y reconnut fort bien son frère sans en être connu, et lui dit, mon cher frère, je vous prie de me donner des ornements pour dire la sainte Messe, sans lui faire aucun autre compliment : ce religieux qui était prêtre depuis longtemps, se trouva choqué de ce qu'il ne l'avait appelé que frère, et sans le regarder d'un bon œil, il alla quérir les plus pauvres ornements de la sacristie et deux bouts de cierges longs comme le doigt, voulant se venger par là du mépris qu'il croyait que ce prêtre avait fait de lui. Après la sainte messe, M. de Montfort remercia le sacristain, en l'appelant encore son cher Frère, et le pria de lui garder les mêmes ornements pour le lendemain. Ce religieux croyant que ce prêtre affectait de l'insulter, demanda pendant qu'il faisait son action de grâces, à Frère Mathurin qui avait servi la messe, comment il s'appelait et d'un ton de colère, il lui dit qu'il ne savait pas vivre. Je veux qu'il sache, dit-il, que je m'appelle Père, que je suis prêtre, que je prêche et que je dis la messe, et que je confesse. Frère Mathurin à qui M. Grignion avait défendu de le nommer, l'excusa le mieux qu'il put, et lui dit que c'était un prêtre étranger et qu'il devait lui pardonner cette incivilité ; l'après-midi du même jour, le sacristain rencontra encore le Frère Mathurin dans une rue de la ville, et comme cette prétendue injure lui tenait fort au cœur, il lui demanda pour la seconde fois le nom de ce prêtre qui avait dit la messe dans leur église ; alors Frère Mathurin qui avait bien de la peine à s'empêcher de rire, lui répondit qu'il s'appelait M. de Montfort : je ne connais point ce nom-là, dit le sacristain ; car il y avait plus de dix-huit ans que M. Grignion avait pris ce surnom ; alors Frère Mathurin lui dit ouvertement qu'il se nommait Grignion de Montfort et qu'il était originaire de Montfort-la-Cane : « C'est donc mon frère, répartit ce religieux. Oui, sans doute, lui dit Frère Mathurin ; alors le Père faisant de grandes exclamations, fut fort surpris du détachement de son frère, et fâché de ne l'avoir pas connu. Le lendemain, M. de Montfort étant entré dans la sacristie des Jacobins pour dire la messe, son frère l'embrassa très cordialement, et lui fit reproche de ce qu'il ne s'était pas fait connaître ; alors le serviteur de Dieu lui dit : De quoi vous plaignez-vous ? Je vous ai appelé mon cher Frère, ne l'êtes-vous pas ? Pouvais-je vous donner des marques plus tendres de mon amitié ? après quoi le sacristain lui fit réparation d'honneur, en lui donnant les plus beaux ornements et prôna partout sa vertu ».
C'était une habitude chez notre saint de se présenter incognito, en étranger, en indigent, chez les personnes dont il voulait éprouver la charité. Tout récemment sa nourrice et l'abbesse d'un illustre monastère l'avaient appris à leurs dépens. Blain (ch. LXI) nous a conté d'une façon charmante ce dernier trait, dont nous avons déjà dit un mot pour noter l'extérieur singulier de notre saint.
« L'homme de Dieu passant un jour par l'abbaye de Fontevrault où il avait fait recevoir une de ses sœurs (Sylvie), je crois, en qualité de converse, alla à son ordinaire, y demander la charité pour l'amour de Dieu. Comme il avait quelque chose de singulier dans le visage, dans la physionomie, aussi bien que dans les manières, la sœur à qui il parla en fut frappée, encore plus de cet air dévot et de ces paroles tendres : pour l'amour de Dieu, avec lesquelles il demandait la charité. Il n'en fallut pas tant pour piquer la curiosité d'une fille, qui voulut la satisfaire par un tas de questions ; mais le dévot mendiant pour toute réponse, répétait : je demande la charité pour l'amour de Dieu. La curiosité de la sœur encore plus enflammée crut qu'en faisant venir Madame l'Abbesse elle tirerait facilement du prêtre passager son nom et tout ce qu'elle désirait en savoir. La Dame, prévenue par la sœur, n'eut pas moins de curiosité qu'elle, mais, voyant toutes ses questions éludées, voyant que le prêtre ne lui disait pour toute réponse que ces paroles : Madame, à quoi bon me demander mon nom ? Ce n'est pas pour moi, mais pour l'amour de Dieu que je vous demande la charité, elle le renvoya comme un insensé.
« Le pauvre voyageur très las et très fatigué reçut ce refus avec une patience héroïque et se contenta de dire à la sœur du dehors : Si Madame me connaissait, elle ne me refuserait pas la charité. Ces paroles rapportées au couvent excitèrent de nouveau la curiosité des religieuses et devinrent un mystère qu'elles n'auraient jamais compris sans la sœur de M. Grignion qui le leur expliqua. En effet, après s'être fait rendre compte de son air et de sa figure si remarquable par son nez aquilin, elle dit : C'est mon frère. Or, elle leur avait souvent parlé de ce frère et leur avait inspiré un grand désir de le voir. On envoya donc, au plus tôt, courir après lui, lui faire des excuses et le prier de revenir, mais l'homme de Dieu, indigné de ce qu'on voulait faire en sa considération ce qu'on n'avait pas voulu faire pour celle de Dieu, répondit : « Madame l'Abbesse n'a pas voulu me faire la charité pour l'amour de Dieu, maintenant elle me l'offre pour l'amour de moi, je la remercie». Cela dit, quelque besoin qu'il eût de repos et de nourriture, il alla les chercher chez les pauvres de la campagne, selon son habitude ».
Peu après, c'était de tour de la nourrice. Le missionnaire allait précisément à Dinan, où il rencontrera son frère Joseph, le sacristain. On était aux environs de la Toussaint. Montfort-la-Cane se trouvait sur sa route. Il s'y arrêta ; mais au lieu de descendre chez ses parents, au proche village de Heurtebise, où sa vieille nourrice, la mère Andrée, s'était retirée chez son gendre, il envoya le Frère Mathurin lui demander l'hospitalité pour un pauvre prêtre dont il devait taire le nom et pour son compagnon. Arrivé, le Frère eut beau répéter : « Pour l'amour de Dieu », la mère Andrée et son gendre se montrèrent insensibles. Même refus chez le fermier voisin et à une troisième porte où les deux voyageurs allèrent frapper ensemble. Enfin, un vieillard qui vivait seul, Pierre Belin, les accueillit avec joie, les invita à partager son repas et leur offrit de la paille pour la nuit. Cependant, il examinait avec curiosité ce prêtre qui ne voulait pas dire son nom et dont les traits, la voix, les manières ne lui semblaient pas inconnus. Mais c'est M. Grignion, le fils de l'ancien avocat, se dit-il enfin. Le missionnaire dut avouer que c'était lui en effet et pourquoi il n'était pas allé demander l'hospitalité aux moines de l'abbaye ou à M. Félix Grignion, miseur (trésorier-payeur) de la ville. Le lendemain, tout le village était instruit de la nouvelle. Désolation générale, de la nourrice surtout. Chacun protesta que, si on avait su... ! La mère Andrée, tout en larmes, se jeta aux pieds de M. Grignion, le suppliant de venir loger chez elle avec son compagnon. Il se laissa toucher. Mais en prenant congé d'elle, quelques jours après, « Andrée, lui dit-il, vous avez bien pris soin de moi, mais vous n'êtes pas charitable. Oubliez M. de Montfort : il n'est rien ; pensez à Jésus-Christ qui est tout. C'est lui qu'il faut regarder dans la personne des pauvres ».
On le voit, ici comme à Fontevrault, aucune idée de mystification. C'est une morale en action, bien dans la manière concrète de notre saint. L'épisode de l'église des dominicains à Dinan est évidemment du même esprit. Ainsi le comprit d'ailleurs le Père sacristain qui n'en rit pas, mais s'extasia sur la vertu de son cher frère, si détaché même des siens, si désireux qu'on l'oubliât pour ne penser qu'à Jésus-Christ.
Maintenant, à ce sérieux, à cette gravité aimable et souriante tant qu'on voudra, ajoutez un air de grandeur, que note Besnard et que la plupart des biographes n'ont pas pris garde à relever.
Les actions les plus vulgaires, les besognes les plus viles, l'homme de Dieu les ennoblit en y mettant sa manière. Que, le balai et la pelle à la main, il nettoie d'ordures la cour de l'hôpital de Poitiers, qu'il vide les bassins des alités ou lave la vaisselle, qu'il roule les brouettes, gâche le mortier ou que, perché au haut d'une échelle, il brosse les murs crasseux d'une église, c'est avec la même dignité sacerdotale que s'il accomplissait une fonction sacrée. Ne fait-il pas d'ailleurs ce dernier nettoyage, vêtu du surplis et chantant des cantiques avec les personnes qui lui aidaient ? dit Grandet (p. 310).
Cette gravité religieuse contrastrait parfois si fort avec l'aspect drolatique de l'action qu'on eût dit qu'il n'avait pas le moindre sens du ridicule. A son retour de Normandie, il s'en fallut de peu qu'il n'entrât à Nantes, le Frère Nicolas sur son dos. Trois lieues avant cette ville, celui-ci, qui avait été son compagnon de route, traînait si pitoyablement la jambe que l'infatigable marcheur lui offrit avec insistance de le charger sur ses épaules. Le Frère s'y refusant obstinément, il le débarrassa du moins d'un vêtement lourd et encombrant et, le prenant par-dessous le bras, le remorqua le reste du chemin. « Nous trouvions de temps en temps, raconte Nicolas, des troupes de messieurs et de dames et d'autres personnes qui venaient de Nantes. Je lui disais : « Mon cher Père, que dira tout ce monde ? — Mon cher fils, me répondait-il, que dira notre bon Jésus qui nous voit ? ». Il aurait servi de monture au Frère que, rencontrant de ses connaissances nantaises, il ne leur eût certainement pas adressé un mot de plaisanterie sur le spectacle qu'il offrait, ce spectacle étant consacré, dans sa pensée, à Dieu et aux anges et méritant le respect que l'on doit aux choses saintes. C'étaient là, comme on le voit, de ces actions bien propres à le faire passer pour un excentrique, à moins qu'avec son air recueilli on ne le prît alors pour un grand saint ou tout simplement pour un hypocrite qui cherchait à attirer l'attention par ses extravagances et à provoquer l'admiration en affectant un mépris absolu du qu'en-dira-t-on ?.
Ne l'imaginez pas avec moins de dignité et un moindre air de grandeur quand il se présente dans les cabarets et les tripots, renverse les tables et enjoint aux joueurs et aux buveurs en querelle de vider les lieux, ou qu'il aborde sur une place publique un officier du roi qui blasphème. Plus d'une fois en ces circonstances, des libertins menacèrent de lui passer leur épée à travers le corps. Mais plus ils se déchaînaient, plus son calme, son regard dominateur, son crucifix levé à bout de bras, les impressionnaient. L'homme apparaissait comme revêtu d'une autorité et d'un pouvoir surnaturels, un justicer de Dieu, et la bande se retirait en tremblant.
« Ne le frappons pas, il nous en arriverait malheur », disait à des camarades furieux, dont le missionnaire venait de briser à coups de pied la table de jeu, un soldat qui n'était pas nécessairement superstitieux... « On connaissait à cet homme tant de piété, écrira M. Le Normand, procureur du Roi au Présidial de Poitiers, qu'il n'était personne qui ne le craignît. Il marchait dans nos rues avec un air de béatifié, toujours suivi de plusieurs personnes ; il ne cherchait que l'occasion de réprimer le vice ». Nous citerons plus loin tout le texte de Grandet racontant comment, un jour, à lui seul, le missionnaire mit en fuit toute une foire et frappa vendeurs et acheteurs de bétail d'une terreur panique.
« Il parut dans le petit séminaire de Saint-Sulpice rempli alors de la plus fervente jeunesse comme un aigle qui s'élève et va se perdre dans les nues », écrit Blain. Cet aigle, nous le retrouverons quand nous parlerons du mystique. Mais, mystique ou non, tout impressionnait chez lui. Vous vous sentiez non pas seulement devant quelqu'un de singulier, mais devant quelqu'un d'extraordinaire, en présence d'un homme qui vous dépassait, qui sortait des normes communes. Cela n'expliquerait-il pas en partie le ton que prenaient les ecclésiastiques qui voulaient lui dire son fait ? Ils parlent haut, ils éclatent, ils invectivent, ils menacent, ils s'ameutent s'ils le peuvent pour donner ensemble de la voix. On dirait des gens qui se sentent interdits et qui ont besoin de se donner du cœur.
Ainsi donc nous relevons chez Montfort quatre choses très capables de le faire soupçonner d'hypocrisie.
D'abord un naturel d'une expressivité extrême, irréductible, soutenu par une physionomie d'un relief frappant ; double caractère qui rendait ses pratiques de vertu spectaculaires au plus haut point.
Ensuite, dans ses entreprises les plus hardies et ses actions les plus déconcertantes, l'air d'autorité d'un chargé de mission, n'ayant de compte à rendre qu'à Dieu.
Troisièmement, quelque chose qu'il fît, un air dévot, un ton dévot, avec une sorte de gravité liturgique, que relevait encore un air de grandeur.
Enfin, une maîtrise absolue de lui-même qui le montrait parfaitement de taille à jouer la comédie, la haute comédie.
En fait, dans les persécutions qui lui vinrent d'ecclésiastiques, les seules, à vrai dire, qui pussent compromettre son ministère, toujours apparaît le soupçon. Ce ne fut pas pour un misérable bûcher et une figure du diable que M. le Villeroi éclata contre lui et que M. de la Poype lui interdit sa ville épiscopale ; ce ne fut pas à cause de l'affaire du Calvaire de Pontchâteau que M. de Beauvau reconduisit peu à peu de son diocèse. Un homme intraitable, d'un orgueil raffiné et d'une vanité insupportable, disaient plusieurs de ses anciens associés nantais, et le prélat lui-même haussant les épaules et donnant des signes d'impatience quand, le missionnaire mort en odeur de sainteté, il entendait célébrer ses vertus et lui attribuer des miracles, jugeant même que, si le tribunal de l'Inquisition eût existé, on eût bien fait d'y déférer de tels panégyristes. Et dans le monde d'Eglise n'est-ce pas toujours, comme nous l'avons dit, la même accusation qui revient : qu'il est un hypocrite, quand on n'ajoute pas un voleur, un simoniaque, un sorcier, un enchanteur, pis encore, un vagabond aux mœurs inavouables ? Que ce soit à la Chevrolière, à Montfort, à l'occasion de Saint-Lazare, à La Rochelle, à Saintes, que ce soit dans les palais épiscopaux ou dans son entourage, partout où il est accusé par les membres du clergé c'est d'abord d'hypocrisie. Même les ecclésiastiques qui jugèrent plus habile de ne le représenter à Mgr. de Champflour que comme un esprit impétueux et brouillon, au zèle bizarre, se mêlant de tout, font courir bien d'autres bruits dans le public rochelais : « Ce prêtre étranger qui prêchait aux jacobins, écrit Besnard, n'était qu'un coureur, un aventurier, un bateleur, un hypocrite, un enchanteur, un possédé, un sorcier, un antéchrist ».
Et qu'on ne prenne pas de telles accusations pour paroles en l'air. Ces ecclésiastiques croyaient à ces infamies. Voleur, simoniaque: le missionnaire jugera prudent de se défaire au plus tôt des sommes qu'il aura recueillies pour les indigents. » Ce dépouillement universel de toutes choses, où était parvenu M. Grignion, écrit Grandet (p. 352), n'empêcha pas les ennemis du bien qu'il faisait, de l'accuser très souvent d'exaction et d'avarice, disant qu'il s'appropriait toutes les restitutions déterminées ou indéterminées qui se faisaient à ses missions, et qu'il refusait l'absolution à ceux qui ne voulait pas lui donner de l'argent, ce qui l'obligea en sortant de Nantes, de réitérer le vœu de pauvreté qu'il avait déjà fait, et de ne plus toucher l'argent des restitutions indéterminées, le faisant mettre dans un tronc, dont MM. les curés auraient une clef et lui l'autre, et il n'était ouvert qu'en présence de trois témoins, et l'argent à l'instant distribué au profit des pauvres, ou destiné pour la décoration ou réparation des églises ». Sorcier : la sorcellerie est en baisse de crédit dans la chrétienté. On n'en est plus au cent quarante-neuf bûchers allumés et aux soixante-dix-huit sentences de bannissement prononcées pour ce fait, de 1500 à 1650, dans le seul comté de Namur ; et en 1682 une ordonnance de Louis XIV avait mis fin en France aux poursuites contre les sorciers. Le poison, plus sûr, avait remplacé, au moins dans la haute société, les philtres, les charmes, les envoûtements et les incantations, témoin le procès, en 1676, de la marquise de Brinvilliers.
Mais la Bretagne, même la haute Bretagne, est en retard et la troupe de M. Lauduger a encore l'esprit hanté par les diableries de l'Iniquité de la Montagne, cette secte satanique dont, en 1649, Julien Maunoir, successeur de Michel Le Noblets, avait découvert l'existence alors qu'il prêchait la mission à Saint-Guen. D'innombrables adeptes tenaient des assemblées nocturnes dans une lande immense et déserte et s'adonnaient, à la lueur des torches de poix et de résine, aux pires abominations, dansant autour d'un trône où siégeait un monstre horrible, l'adorant, lui donnant de honteux baisers, se livrant à lui corps et âme, reniant Dieu, Jésus-Christ, la Vierge Marie, les sacrements et la sainte Eglise, et abjurant la foi de leur baptême. Après quoi, pour sceller le pacte infernal, ils étaient marqués sur le cou d'un signe indélébile et avaient leur nom inscrit sur un livre noir avec le sang tiré d'un de leurs doigts. Une mission était-elle donnée dans une paroisse, des hommes armés couraient, la nuit, de maison en maison, arrachant aux irrésolus la promesse de n'y pas prendre part. A quoi bon d'ailleurs ? Le signe baptismal était effacé, effacé à jamais, et le baptême ne se renouvelle pas.
« Nous sommes trois cents prêtres, écrivait en 1672, le P. Maunoir, qui travaillons ensemble dans les missions et non sans succès, à ruiner l'œuvre du démon dans ces contrées. Nul de nous n'a jamais entendu la confession d'aucun de ces grands criminels de la synagogue infernale sans que celui-ci ait avoué qu'une vision du ciel l'avait seule conduit à nos pieds ». Qu'y avait-il de vraiment préternaturel dans ces louches diableries ? Sorciers, sourciers et, de nos jours, guérisseurs, radiesthésistes, se croient facilement des dons mystérieux et se suggestionnent eux-mêmes avant de suggestionner, et non parfois sans résultat, leurs clients ?
Quoi qu'il en soit, parmi le bas clergé surtout, quantité d'excellents prêtres croyaient facilement aux sorciers et à leurs pouvoirs occultes. Or, il arrivait à M. Grignion de voir à travers les murs, d'entendre à distance ce qui se murmurait à l'oreille, d'opérer des guérisons, de multiplier les pains, de lire dans les consciences, de faire des prédictions, principalement des menaces de châtiments, qui se trouvaient réalisées. On constatait chez lui une influence singulière sur les esprits ; il fascinait les foules ; d'un mot, d'un regard, il retournait une âme de misérable. Peut-être aussi trouvait-on qu'il y avait quelque chose d'énigmatique, de secret dans sa conduite, et soupçonnait-on de l'inavouable. Il recherchait la solitude, s'enfonçait dans la retraite des bois, se confinait, pour la durée parfois d'une mission, dans une grange abandonnée, dans un ermitage en ruine, dans une grotte, s'enfermait à double tour dans sa chambre où on l'avait entendu en colloque, bien que personne que lui n'y fut entrée[76].
Notons dès maintenant qu'on ne passe point pour un Tartufe un maître fourbe, sans témoigner d'une parfaite maîtrise de soi-même et d'une habileté consommée, ce qui est exactement le contraire de l'exalté que s'imaginent certains historiens et qu'ils ne manquent pas de mettre en scène. Un comédien de vertu aura parfois intérêt à jouer l'extravagant, mais non pas l'exalté, à moins qu'il ne se présente comme un chef de secte et ne prétende que s'il se comporte en hystérique, c'est illuminé par l'Esprit-Saint et dans les transports de l'extase, ce dont nous ne voyons pas que Montfort ait été jamais accusé.
C'est là tout le secret des persécutions. Incarnation populaire des béatitudes évangéliques, Grignion de Montfort éveilla par ses grands dehors de sainteté la suspicion de plusieurs ecclésiastiques, même d'évêques, et par ses allures de réformateur acheva de les mettre en défiance. Il était humain que la passion s'en mêlât. A elle seule elle n'explique rien. Les persécutions furent e triomphe de Montfort. A défaut du martyre elles comblèrent le vœu de cet amant passionné de la croix ; elles l'auréolèrent aux yeux du peuple à qui Dieu l'avait particulièrement envoyé ; elles achevèrent dans sa personne, pour l'édification de ses évangélisés, l'image de Jésus-Christ.

CHAPITRE XIII
 
LES AMIS ET ADMIRATEURS DE MONTFORT SE L'EXPLIQUERENT-ILS BEAUCOUP MIEUX QUE SES PERSECUTEURS ?
 
Comment ses premiers historiens : Blain, Grandet et ses informateurs le P. Besnard et les premiers membres de la double famille montfortaine ne comprirent pas qu'avec la meilleure foi du monde, on pouvait se méprendre ainsi à son sujet.
 
Montfort persécuté parce qu'incompris et suspecté, et cela en raison de ses beaux airs de sainteté, de sa façon spectaculaire de pratiquer toute vertu, de ses comportements d'envoyé de Dieu, comment Blain ne s'est-il pas avisé d'un fait aussi flagrant ? Ce n'est certainement pas M. Leschassier ni M. Brenier qui se fussent scandalisés des appréciations que Blain entendit de la bouche d'ecclésiastiques nantais. Ils avaient trop pressenti que les manières de M. Grignion lui joueraient de mauvais tours et eux-mêmes se défendaient mal de le suspecter d'affectation, d'un désir inconscient peut-être de se singulariser, d'un secret entêtement d'orgueil.
Blain (ch. LIII), lui, n'en revient pas. Il a appris les grandes épreuves de son saint ami. Sait-il que de toutes les accusations portées contre lui la première est celle d'hypocrisie ? Il ne connaît pas le mot de Mgr. de Beauvau : « M. Grignion est un grand saint ou un hypocrite fieffé ». Depuis Saint-Sulpice il a perdu de vue l'homme de Dieu. Il ignore la Chevrolière, Saint-Lazare, La Rochelle, Saintes, où il ne semble pas être allé enquêter. Instruit du fait, la constance d'une accusation aussi grave lui eût-elle ouvert les yeux ? C'est douteux. Il avoue qu'il n'a jamais pu comprendre la réserve de M. Leschassier : « Il est très humble, très mortifié, très recueilli, et cependant j'ai de la peine à croire qu'il est conduit par le bon esprit ». Que M. Grignion soit discuté par les séminaristes de Saint-Sulpice le déconcerte pareillement. Quand le jeune apôtre, sa mission terminée au Mont-Valérien, reparut au milieu d'eux, Blain s'y trouva pendant la récréation. « La curiosité fut grande, écrit-il, s'il n'avait rien perdu de sa première ferveur. On l'étudiait, on l'examinait, on l'interrogeait, et la conclusion fut qu'il était plus fervent que jamais. Cela n'empêchait pas que l'on parlât beaucoup de ses manières. Il était souvent sur le tapis. Chacun voulut faire ses prédictions sur lui, chacun voulut émettre ses idées. Etait-il conduit par le bon esprit ? N'était-il pas dans l'illusion et dans une voie d'égarement ? C'était le sujet de la discussion, les uns prenaient parti pour ou contre, les autres suspendant leur jugement et n'osant se prononcer.
« On avouait qu'il était un saint, on faisait l'éloge tantôt de sa grande modestie, tantôt de son recueillement, tantôt de son humilité, tantôt de sa grande mortification et de ses austérités, d'autres fois de son amour pour la pauvreté et pour les pauvres, de sa charité et de son zèle et surtout de sa grande tendresse et dévotion pour la Sainte Vierge ; et, ce qui était étonnant, on doutait qu'il fût dans la voie des saints. Moi, qui écoutais attentivement tout ce qu'on disait de lui, je ne pouvais assez admirer qu'on le crût saint sans le croire dans la voie des saints ».
Lorsque Blain se rendit à Nantes pour s'informer en vue de la composition de ses Mémoires, les jugements sévères, impitoyables de nombre d'ecclésiastiques, dont plusieurs, dit-il, passaient pour vertueux, auraient dû lui donner à penser. Ce n'étaient pas en effet de simples réserves sur l'éminence des vertus de M. Grignion dont le tombeau attirait déjà quantité de suppliants. Mais, pour Blain, la sainteté de son ami avait été si manifeste qu'il ne voit dans tous ces dires que jalousie provoquée par des vertus inimitables ou rancune d'auxiliaires qui n'avaient pu s'accommoder de la rude vie et des méthodes du missionnaire ou qu'il avait dû remercier de leurs services. Il y avait cependant tout lieu de penser que si les vertus de M. de Montfort avaient été aussi discrètes que celles de saint François de Sales, elles n'auraient pas été ainsi méconnues.
Voici maintenant Grandet. Le sulpicien eut-il entre les mains les Mémoires de Blain ou, par égard pour M. Leschassier et pour
M. Brenier, ne les lui aurait-on pas communiqués ? En tout cas, il écrit comme s'il n'en avait pas eu connaissance. De l'extérieur singulier de M. Grignion, de ses manières singulières tant combattues à Saint-Sulpice, il ignore tout. Les informateurs dont il nous rapporte les documents ne lui ont rien appris non plus sur ce point. Ceux qui lui parlent des persécutions ne mettent nullement en cause les véritables singularités de la victime. Nous avons déjà cité en partie ce passage du P. de la Tour, jésuite : « En quoi sa vertu paraissait triomphante et surhumaine c'était dans les croix, persécutions et guerres que lui faisait le monde, sous prétexte que sa prudence surnaturelle et son zèle ardent lui faisaient faire des choses qui selon la prudence ordinaire passent pour des actions imprudentes ou ridicules. Sous Ce prétexte, les prêtres, les religieux, les grands, et souvent ses supérieurs ecclésiastiques lui faisaient des remontrances, le condamnaient, le maltraitaient, l'arrêtaient, l'interdisaient »[77].
Sous prétexte, répète le P. de la Tour ; ce qui semble bien indiquer qu'il soupçonne, pour ne pas dire plus, que leur hostilité avait une autre raison. Mais laquelle ? II n'en dit rien.
M. Le Normand, procureur du Roi au Présidial de Poitiers, qui avait fait partie de la Congrégation de jeunes gens, établi par M. Grignion n'est pas plus explicite. « On n'a pu lui imputer ici (à Poitiers) de la part de ses ennemis, écrivait-il, qu'un zèle indiscret, parce qu'il n'avait point de respect humain »[78].
N'ayant aucune idée des manières singulières de M. Grignion ni des soupçons qu'elles faisaient naître, Grandet ne trouve rien d'autre, naturellement, comme cause des persécutions, que le zèle de l'apôtre. Nous citons : « Quoiqu'il n'y eût aucune espèce de crime qu'il n'eût voulu anéantir, il en attaquait pourtant cinq sortes qu'il croyait avec raison être la source de tous les autres, savoir le blasphème, les jeux de hasard et les danses, l'ivrognerie et l'impureté, et c'est le zèle qu'il avait contre tous ces péchés qui lui a attiré les persécutions, les calomnies, les injures et les contradictions de la part du démon, du monde et de la chair, dont il voulait absolument détruire l'empire »[79].
Blasphème, jeux de hasard, danses, ivrognerie, impureté, tous termes qui évoquent les exploits du missionnaire contre les scandales : objurgations et menaces des châtiments divins aux blasphémateurs rencontrés dans la rue fussent-ils officiers du Roi, tables de jeu brisées à coups de pied, tables de cabaret renversées avec les verres et les bouteilles et les buveurs jetés dehors, chœurs de danse rompus, descentes dans les maisons borgnes pour arracher au vice ses tristes victimes.
« Plusieurs évoques, écrit encore Grandet (p. 339), l'ont souvent interdit dans leurs diocèses où ils l'avaient appelé, sur les plaintes qu'on leur avait faites de ses prétendues imprudences et indiscrétions ». Mais voici qu'il ajoute : « Leurs Grands Vicaires l'ont traité d'ignorant, d'hypocrite et de vagabond ; l'un d'entre eux lui dit un jour tout ce que la colère la plus outrée peut inspirer de plus mortifiant ». Comment s'explique-t-il que des imprudences et des indiscrétions aient pu mettre dans la tête de ces Grands Vicaires que M. Grignion n'était qu'un hypocrite, le faire traiter ignominieusement de vagabond et déchaîner contre lui avec une telle violence l'un d'entre eux ? Depuis quand un zèle intempestif et maladroit est-il la marque d'un hypocrite ? Ce serait plutôt le contraire. Et M. de Villeroi était-il de ces Grands Vicaires ? En tout cas, le jour du malheureux bûcher de mauvais livres surmonté d'une figure du diable, lorsque, entrant dans l'église des Calvairiennes, le missionnaire étant en chaire, il lui coupa la parole et lui fit à propos de cette exhibition « de très sanglants reproches de son imprudence et de son zèle indiscret », il est clair que ce n'était pas l'apôtre imprudent qui le mettait ainsi hors de lui, mais l'homme bien connu du sensationnel, du spectaculaire, du théâtral, qui continuait encore à en faire là, sous ses yeux, à genoux, le dos courbé sous l'averse, la tête basse, les mains jointes, les paupières mi-closes, devant tout le peuple qui le regardait. Ah ! ce n'est pas lui, Villeroi, qui, s'il lui arrivait de croiser dans la rue M. Grignion avec son escorte habituelle de gardes du corps, lui trouvait, comme M. Le Normand, un air de béatifié. Un air de cafard ? Oui.
Venons maintenant au P. Besnard. Troisième supérieur général de la Compagnie de Marie, le P. Besnard n'avait pas connu personnellement le serviteur de Dieu ; mais, entré dans la Congrégation en 1743 à l'âge de cinquante-cinq ans, il eut l'inappréciable avantage de vivre au milieu de ces bons prêtres dont plusieurs avaient été les compagnons du missionnaire, dans la société des Pères Mulot et Vatel que le saint, deux ans avant sa mort, s'était adjoints et en relation étroite avec les premières Filles de la Sagesse, particulièrement avec Marie-Louise de Jésus, la fille spirituelle par excellence de Montfort. Lui qui écrit dans son Avertissement : « J'ai pris toutes les connaissances nécessaires pour ne rien omettre dans une vie où tout m'a paru intéressant et je me suis attaché aux mémoires les plus sûres pour ne rien dire que de vrai. Je me suis transporté dans presque tous les lieux où le saint missionnaire a exercé son zèle et j'ai parlé à plusieurs personnes qui avaient assisté à ses missions », avec quel soin dut-il recueillir les impressions et les souvenirs des deux familles religieuses de Montfort ? Or, soit manque de talent, soit respect pour la personne de leur Père, soit parce qu'ils n'avaient rien trouvé que d'admirable dans ses manières démonstratives, il ne semble pas que personne des Frères ni des Sœurs ait jamais, du moins devant le P. Besnard, mis en scène, en le mimant, l'homme de Dieu, ni parlé de ce que son extérieur présentait de singulier. Si le Père note ses singularités, c'est en se référant uniquement aux Mémoires de Blain ; encore ne les entend-il pas de manières singulières, mais de pratiques particulières, ce qui n'est pas du tout la même chose. Parlant de l'étudiant de Saint-Sulpice : « Brûlé, dit-il, du feu de l'amour divin, dont il ne pouvait retenir captives au-dedans de lui-même les saintes ardeurs, il cherchait à le répandre et à en embraser tout le monde. C'étaient tous les jours de nouvelles pratiques de piété, mais toujours solides, qu'il avait à proposer aux autres séminaristes ».
Et il cite l'Esclavage de la Mère de Dieu, la récitation du psautier de saint Bonaventure, les cantiques de son cru qu'il chantait en récréation, la salutation aux Anges Gardiens, les images de Notre-Seigneur et de la Sainte Vierge dont il tenait provision et qu'il distribuait, le crucifix et la petite statuette de Marie qu'il portait continuellement sur lui. « Bien différents, continue-t-il, de ces faux mystiques qui, sous le spécieux prétexte d'un culte purement extérieur, condamnent ou méprisent les moyens sensibles de s'élever à Dieu, il les recommandait à tout le monde et s'en aidait lui-même. Cependant (c'est toujours lui qui parle) de tout ce que nous venons de dire résultait un composé de quelque chose de singulier : un homme qui n'était pas comme les autres, un homme qui, étant dans le monde, semblait n'être pas du monde ; et dans ce genre de singularité, il allait toujours croissant, plus il vivait parmi les hommes, moins il vivait comme les autres hommes. Il n'en faut pas tant pour faire un problème, et M. Grignion en fut un pour ceux avec qui il vécut au séminaire de Saint-Sulpice ».
Comment le P. Besnard ne voit-il pas que, si telles avaient été les singularités du séminariste, à savoir, ses multiples pratiques de dévotion dont il se faisait de plus le zélateur, il n'aurait pas été difficile aux sulpiciens d'y mettre bon ordre et M. Brenier ne se serait pas évertué pendant six mois à les combattre et encore sans succès ? Blain ne les aurait pas déplorées non plus,, car il n'a que de l'admiration pour le zèle de son ami à répandre ces pieuses industries.
Voici de plus le portrait que Besnard (Livre VIII) nous a peint de M. Grignion, d'après les indications évidemment des premiers membres de la double famille montfortaine : « Sa taille était au-dessus de la médiocre, sa constitution robuste, un air de grandeur, mais avec cela de la bonté, prévenant, affable, agréable. Il avait les joues assez vermeilles, le visage long, le front large et élevé, les yeux grands et vifs, cependant très modestes, le nez aquilin, sans être trop cavé comme on le représente, le menton un peu long, les cheveux châtains, plats et fort courts et retombant modestement sur le haut de la tête, un peu au-dessus du front ». Comme on le voit, rien, dans ce portrait, de l'expression singulière, qui, plus que tout le reste, caractérisait la haute physionomie de notre saint.
 
Qu'en jugeant Montfort, censeurs et admirateurs, biographes, n'ont pas su voir que tout ce qui frappait si fort en lui tenait à un même fond de nature.
 
Ainsi, donc, sans Blain et la remarque de M. Leschassier dans sa lettre à Mgr. Girard, à nous en rapporter aux deux premiers biographes du grand missionnaire, Grandet et Besnard, qui sont allés aux sources et où viendront puiser leurs successeurs, nous ne saurions même pas que M. Grignion avait un extérieur singulier, des manières singulières. Conséquence fatale, ses singularités ne furent plus pour les historiens suivants que ses pratiques de perfection, les industries de son zèle et ses audaces apostoliques. Arrivait-il aux biographes de les entendre au sens où Blain et les sulpiciens les avaient tant déplorées, elles n'étaient que de « légers travers, ... les petits côtés d'un grand homme, ...des manifestations de surface».
Or, si l'on ne comprend pas que les manières singulières de Montfort étaient ancrées au plus profond de sa nature et que son recours constant à des pratiques extérieures d'ascèse pour sa sanctification personnelle et à des moyens d'enseignement sensibles, visuels, percutants, dans l'exercice de l'apostolat, relevait du même psychisme ; si l'on ne voit dans ce recours qu'un choix délibéré de l'esprit et non pas d'abord une exigence du tempérament, il ne reste plus en effet qu'à se demander par quel esprit l'homme était conduit.
Les spirituels qui s'efforcèrent de le comprendre, en premier lieu M. Leschassier, ne furent-ils pas victimes d'une certaine déformation professionnelle et d'un jugement pessimiste touchant la nature humaine, jugement alors fréquent, même en dehors du jansénisme ? Amis et persécuteurs, confesseurs jésuites, directeurs sulpiciens, prêtres du ministère, évêques, personne, tellement était suspect, par suite du péché originel, tout ce qui venait de la nature, ne paraît s'être demandé si des singularités qui mettaient en si haut relief les vertus de M. Grignion n'étaient pas un don naturel aussi providentiel et respectable qu'un don de la grâce.
« Souvent il paraissait dans une espèce d'aliénation de ses sens, abstrait au milieu de nous et absorbé en Dieu, écrit Blain (ch. XVI) du pensionnaire de M. de La Barmondière. Il ne pouvait même étouffer entièrement les mouvements d'un cœur saisi de l'Amour divin, ce qui lui faisait jeter de fréquents et profonds soupirs, à table, en récréation et partout, sujet de bonnes humiliations, car ses confrères ne manquaient pas d'en faire des railleries. Je crois pouvoir dire qu'il ressentait alors la force et l'impétuosité du vin nouveau du Saint-Esprit qui rendait les Apôtres fols et insensés aux yeux des hommes, tandis qu'ils étaient sages aux yeux de Dieu. Il y a une espèce d'ivresse dans la vie de l'esprit comme dans celle des sens, comme nous l'apprennent les maîtres de la vie spirituelle ; celle-ci est l'effet d'un esprit obscurci et empêché dans ses fonctions par l'abondance des fumées qui montent à la tête, du fond d'un estomac trop chargé et trop plein de vin ; et celle-là est l'heureux effet des impétuosités et des saillies de l'Amour divin, de la visite et de la plénitude du Saint-Esprit qui saisit le cœur et l'esprit et leur fait sentir ses délices. Cette sainte ivresse est le comble de la véritable Sagesse, mais sagesse réputée folie aux yeux des mondains et qui n'attire, en effet, d'eux que des mépris aux âmes heureuses que Dieu favorise ».
Evidemment, si Blain ne range pas parmi les déplorables singularités de M. Grignion ces soupirs qui le rendaient ridicule aux yeux de ses confrères, c'est qu'il y voit uniquement l'effet de l'amour divin. Il est clair cependant qu'ils sont à mettre sur la même ligne que sa tête penchée, sa mimique dévote et tout le spectaculaire de ses pratiques. Ils sont d'un homme dont la vie cachée en Dieu ne saurait se passer d'expression sensible. Ils accusent un tempérament où les ébranlements de l'âme au toucher de l'Esprit-Saint se communiquent à tout l'organisme. Ivresse du vin nouveau, oui, sans doute ; mais les mystiques n'ont-ils pas tous connu cette ivresse, sans nécessairement la laisser tant paraître, alors même que ce vin du divin amour se fût trouvé mêlé, comme c'était le cas pour notre séminariste, au vin ardent de la jeunesse ?
 
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Ne connaissant de singularités chez notre saint que ses pratiques de perfection et ses méthodes d'apostolat, persuadé de plus, ainsi que ses meilleurs informateurs, Pères, Frères et Sœurs de la double famille montfortaine, que c'était ainsi qu'il fallait entendre les manières singulières qui firent la désolation de Blain et des sulpiciens, le P. Besnard ne pouvait manquer de s'étonner que des ecclésiastiques aussi distingués, et d'autres avec eux, hypnotisés par les persécutions, n'eussent tenu aucun compte de la contrepartie : les merveilleux résultats obtenus par le missionnaire, grâce justement à son spectaculaire. Il entreprend donc de justifier ses méthodes ; ce qui lui est facile. Mais comment explique-t-il que l'homme de Dieu ait si constamment donné dans des procédés si peu discrets ? Ne voyant pas que, spectaculaire, M. Grignion l'était d'abord dans sa propre personne et cela spontanément, il ne fait pas réflexion qu'il l'était tout aussi spontanément, dans ses méthodes d'apostolat. Non, c'est délibérément selon lui, en s'interrogeant sur les meilleurs moyens d'évangéliser le peuple, qu'il les choisit de couleur extrêmement voyante, attirant l'attention par leur étrangeté, frappant l'imagination. Il faut citer tout ce curieux passage de son « Advertissement ».
« Nous n'avons pas été dépositaire des profondes pensées qu'il fit avant de se produire et d'entrer dans une carrière où il ne s'est jamais démenti ; mais les effets semblent nous dire par quel enchaînement d'idées il arrangea son pieux système et sur quel fondement il édifia l'édifice saint qu'il voulait élever. Il se transporte en esprit aux premiers siècles de l'Eglise, ou dans les lieux où l'Evangile est nouvellement annoncé ; il voit un Apôtre ou un missionnaire entreprenant seul de convertir des nations entières, parcourir de vastes contrées avec tout le dépouillement prescrit par l'Evangile et sans autres ressources que les soins de la Providence. Attirer la multitude plutôt par le spectacle singulier qu'il présente que par les vérités qu'il annonce ; prêcher dans les hameaux, dans les places publiques, souvent interrompu par des huées et des clameurs, heureux quand il trouve quelques personnes simples ou quelques enfants qui l'écoutent, bafoué, insulté, manquant de tout et ne trouvant pas pour lui-même les secours qu'il exhorte à donner à ceux qui sont dans la misère et dans la souffrance.
« A la suite des peines et des travaux, le nouvel émule de ces grands hommes aperçoit leur succès ; c'en est assez ; il se propose la même fin et tiendra la même conduite, et s'attachera surtout, comme leur Maître commun et leur modèle, à instruire le menu peuple et à évangéliser les pauvres ; il croit même que c'est en quelque sorte le seul objet de sa mission ; il ne pense donc plus qu'à prendre les moyens les plus propres à annoncer avec fruit la parole de Dieu à cette portion du troupeau, dis-je, trop négligée, parce qu'il est rare de trouver un zèle pur et désintéressé. C'est pour le peuple qu'il prépare ses sermons, ses conférences, qu'il compose ses cantiques. C'est pour ne pas perdre un instant de l'attention du peuple qu'il ne dit rien qui ne soit à la portée des plus simples et que souvent il dit des choses que les personnes trouvent peu ménagées et trop naïves et que les libertins tournent en ridicule. C'est pour toucher plus sensiblement le peuple qu'il mêle aux exercices de ses missions de pieuses cérémonies et des spectacles de religion que ne peuvent s'empêcher d'admirer ceux mêmes qui veulent y trouver à redire.
« Ce n'est pas seulement dans les fonctions publiques de son apostolat qu'il combattait les vices et qu'il exhortait à la pratique des vertus, il voulait que toutes ses actions, ses démarches, tous ses entretiens, tout son extérieur même se rapprochassent de cette fin.
« Il était donc essentiel à son projet de se livrer à des mouvements de zèle et de faire bien des choses qui en tout autre eussent paru répréhensibles. Il fallait qu'il se produisit en public avec tout ce qui pouvait faire reconnaître en lui un prêtre détaché de tout et ne cherchant dans le sacré ministère que le travail, les humiliations, les croix ; au-dessus de toute considération humaine, sacrifiant au désir du salut des âmes son repos, sa santé, les plus beaux jours de sa vie même.
« ... M. de Montfort entreprend de travailler à la conversion des pécheurs et cherche spécialement à intéresser pour eux Celle qui en est l'asile et le refuge. Il veut pour parvenir à un plus parfait renoncement de lui-même se procurer des humiliations et des mépris. Son but est surtout de travailler auprès des simples et des pauvres, de les attirer en foule et de s'en faire connaître tout d'abord par un extérieur capable tout à la fois de les surprendre et de les édifier. Il fallait donc que tout annonçât en lui le dévot de Marie, le héros de l'abnégation et l'apôtre du peuple ».
C'est là un juste hommage aux pratiques si critiquées du missionnaire. Le P. Besnard, missionnaire lui-même, en a saisi la parfaite convenance ; il en exalte l'efficacité. Mais c'est en méconnaître le caractère que d'y voir d'abord des industries apostoliques et de les croire imitées des Apôtres. Saint spectaculaire, M. Grignion ne chercha pas plus à l'être qu'autrefois les stylistes. Ce n'est pas pour être une prédication vivante qu'il allait nippé comme un gueux, vivait sans feu ni lieu à la Providence, chamarrait de pieux emblèmes sa misérable soutane, se creusait les joues à forces de veilles et de jeûnes. Il savait bien que de telles pratiques avaient leur éloquence, mais n'en eussent-elles eu aucune que c'eût été tout comme. Le P. Besnard aurait-il oublié ce que le missionnaire confiait à M. des Bastières: que dès sa plus tendre jeunesse, il avait eu des pensées très fortes de quitter la maison paternelle et d'aller en terre inconnue, mendiant son pain jusqu'à ce qu'il eût été capable de le gagner par l'exercice d'un métier qu'il eût choisi le plus vil ? Et son dépouillement, son vœu de pauvreté, à vingt-deux ans sur la route de Rennes à Paris ? Et sa rage de macérations chez
M. de la Barmondière et chez M. Boucher et au séminaire de Saint-Sulpice ? Il est beau et méritoire pour un apôtre de mener une vie d'austérité extrême afin de prêcher d'exemple, mais n'y a-t-il pas là quelque chose de factice et même d'insincère puisque l'on n'édifiera que dans la mesure où l'on fera croire que si l'on a choisi une existence aussi misérable, c'est par attrait personnel pour leur valeur propre, et non pour l'édification du public ? Evidemment le P. Besnard ne suppose pas Montfort affectant des vertus qu'il n'avait pas. De cœur l'homme de Dieu était autrement mortifié, pauvre et détaché de tout qu'il ne pouvait l'être pratiquement. Mais encore n'eût-il pas été exempt de toute simulation s'il s'était adonné à des pratiques extraordinaires dans l'intention de produire un grand effet. C'est à quoi le P. Besnard n'a pas réfléchi. Les saints, les vrais, semblent avoir été sur ce point d'une délicatesse extrême. On ne voit ni saint François de Sales, l'apôtre du Chablais, ni saint Jean Eudes, missionnaire lui aussi, ni saint Vincent de Paul, le père des pauvres, s'appliquant par zèle apostolique à frapper les imaginations. Ils pratiquèrent, autant qu'ils le purent, des vertus discrètes. Pas davantage M. Grignion ne cherche à étaler les siennes ; elles s'étalent toutes seules. Ses pratiques sont comme nées avec lui ; il les a dans le sang. Exercer à fond ses vertus est pour lui un besoin physique. Blain nous le montrait, en nos premiers chapitres, allant à la dérobée, pendant ses vacances d'écolier, faire mille caresses à un mendiant à demi idiot. « Son cœur enflammé de l'amour de Dieu, nous disait-il, ne pouvait plus se contenir. Il ne cherchait qu'à le soulager par des témoignages effectifs de charité pour le prochain ». Ainsi de toutes ses vertus. Les mettre en pratiques, en dures, en héroïques, en exébérantes pratiques, le soulageait. Il le fait si peu pour impressionner que c'est loin des regards, dans la solitude de sa chambrette, à des déchets d'humanité à peine conscients, qui ne sauront même pas le remercier d'un sourire, qu'il prodigue, triomphant de ses haut-le-cœur d'infirmier, les soins d'une charité sublime. Plus l'homme est misérable, plus il y voit le Christ pitoyable, l'Homme des douleurs. Dieu le regarde, cela suffit.
Et voilà bien le don de Dieu, que personne cependant de ses contemporains, pas plus ses admirateurs que ses censeurs, ne paraît avoir reconnu. Pour les premiers, c'était évident, il était conduit par le bon esprit ; pour les autres, non. Mais Montfort n'avait point besoin d'une inspiration de la grâce, d'une motion de l'Esprit, pour se porter à des pratiques parlantes. Etant un saint, il lui suffisait de se laisser aller à la pente de sa nature pour l'être spectaculairement. Il l'était sans application, sans choix, sans même y penser, tellement Dieu l'avait marqué jusqu’a plus profond de son être du sceau de sa vocation.
Faute donc de voir une caractéristique cependant aussi manifeste du génie de Montfort, le P. Besnard recourt à une explication en nette contradiction avec les faits, car il est patent qu'en entrant dans la carrière des missions, le jeune prêtre n'eut rien à changer, rien à ajouter à ses comportements habituels, rien à emprunter aux Apôtres. Tel il sera missionnaire, tel il était déjà lorsque, partant de Rennes pour le séminaire de Saint-Sulpice, il refusait un cheval, donnait sa bourse au premier besacier rencontré, troquait son habit neuf contre la défroque d'un second, abattait à pied sous la pluie ses quatre-vingt-dix lieues, mendiant son pain et son gîte, et, arrivé dans la capitale, allait se réfugier dans petit trou d'écurie ; tel il était déjà, pensionnaire de M. de la Barmondière, quand il querellait les baladins du Pont-Neuf et les chanteurs des rues, dispersant leur auditoire de badauds, achetait, pour les déchirer et les jeter dans la Seine, livres et chansons lubriques, séparait les duellistes ; tel il eût même été, écolier, au collège des jésuites de Rennes, sans le voisinage de sa famille.
Revenons à Blain. Alors que les ecclésiastiques qui accusaient d'hypocrisie M. Grignion mettaient tout dans le même sac : son air et ses manières mystiques, ses grandes démonstrations d'humilité, d'obéissance, de pardon des injures, son accoutrement de gueux, sa vie vagabonde à la Providence, ses éclats de zèle, ses mises en scène de prédicateur, comment Blain, qui le suivit depuis ses années de collège jusqu'à sa sortie de Saint-Sulpice et, le regardant comme un saint, ne perdait pas le moindre de ses faits et gestes, ne voit-il pas qu'en effet tout cela ne faisait qu'un et, n'étant pas hypocrisie, tenait, pour son côté spectaculaire, non pas précisément de l'Esprit de Dieu, mais d'un même fond de nature, que son ami était ainsi constitué qu'il ne pouvait sans se faire violence empêcher ses vertus de parler ? Mais non ; le voilà rangeant d'un côté ce qui est spontané, automatique, inconscient, et s'avère irréformable : ses manières singulières, travers déplorables, aussi ridicules que des tics, misérables produits de la nature, et de l'autre, ce qui est conscient, volontaire, délibéré : son recueillement, ses austérités, ses pratiques de dévotion, ses grands mouvements de zèle et de charité, toutes choses, pour Blain, évidemment dues à l'Esprit de Dieu, sans qu'il sache trop, parfois, comme on l'a vu pour les soupirs d'amour, dans quelle catégorie placer ceci et cela, les manières singulières de M. Grignion déteignant forcément sur tout ce qu'il fait même de plus admirable, et ses singularités étant, malgré tout, celles d'un saint, d'un saint expressif à l'extrême.
Qu'on nous entende bien. Nous avons relevé dans notre chapitre précédent quatre choses bien capables de faire soupçonner notre saint d'hypocrisie, et nous avons assez dit en d'autres endroits que, sans exclure les cas de bonne foi, c'est ce qui arrivait comme fatalement quand la sottise et la passion s'en mêlaient. Nous ne prétendons point qu'un Mgr. de la Poype, par exemple, ait donné dans cet excès, non plus que les sulpiciens. Mais c'est terrible d'avoir affaire à quelqu'un qui se croit un saint, et qui ne l'est qu'à demi, surtout lorsqu'il ne se contente pas de vous porter sur les nerfs par son air mystique et son entêtement dans ses vues infailliblement inspirées de Dieu, mais que le zèle le démange et qu'il veut tout ranger à ses manières de voir. Le comble, c'est lorsqu'il se croit persécuté et fait savoir ou vient vous dire à vous-même, avec de grandes démonstrations d'amitié, qu'il vous pardonne les torts que vous avez eus à son égard et que tous les jours il prie Dieu pour vous. Or, M .Grignion était-il un saint ? C'était là la question.
Nous avons entendu Blain nous dire que rien peut-être n'avait plus attiré à son ami d'affront et de confusion que ses singularités. Nous aurions voulu préciser davantage comment M. Grignion était singulier et sur quoi exactement s'exerça pendant six mois sans succès le talent de M. Brenier. Parmi les raisons que nous avons données pour mettre hors de cause les pratiques de perfection et les actions de zèle du séminariste, il en est une qui nous sembla péremptoire : ces pratiques et ces actions étaient connues ; il était facile de lui interdire nommément celles qui choquaient, et il eût obéi. C'est donc qu'il faut entendre au sens propre que ce Blain appelle ses manières singulières, lesquelles, il est vrai, comme nous le disions quelques lignes plus haut, coloraient tout ce qu'il faisait, un homme singulier ne pouvant manquer de l'être en tout. Nous y avons vu d'après maints exemples une expressivité extrême, qu'accentuait encore une visage tout en relief et qui le rendait spectaculaire au point que les gens soupçonneux ou hostiles pouvaient se demander si ce n'était pas intentionnellement qu'il jouait ainsi ses vertus, car effectivement il les « jouait », l'homme étant tout d'une pièce, et le spirituel et le sensible se trouvant comme inséparables chez lui.
Or, ce caractère est ignoré complètement par Grandet, Besnard et leurs informateurs. Ni eux ni ceux-ci n'en parlent et ne lui imputent la moindre part dans la cause des persécutions. Toutes les rigueurs que subit Montfort de ses supérieurs ecclésiastiques, toutes les avanies qui lui vinrent d'autres membres du clergé, ils les mettent au compte de la passion ou de la prévention, incapables d'imaginer que la sainteté du missionnaire ne s'imposait pas à tout spectateur de bonne foi. Mais si ce ne sont pas les grands airs de sainteté de Montfort qui mettaient en garde, qu'était-ce donc ? On ne voit pas autre chose que ce qu'allègue le P. de la Tour : des actions de zèle qui passent aux yeux de la prudence humaine pour imprudents ou ridicules. Et voilà ce qui a induit nombre de biographes à se représenter le missionnaire comme un extravagant, un homme, ainsi que l'écrit Mgr. Calvet, en état continuel d'exaltation poétique et d'exaltation mystique. Il aurait fallu qu'il fût tel en effet pour que ses actions de zèle produisissent sur plusieurs de ses supérieurs ecclésiastiques une impression si fâcheuse et les déterminassent à prendre contre lui des mesures de rigueur.
 
 
 

CHAPITRE XIV
 
A QUOI MONTFORT ATTRIBUAIT-IL LUI-MEME QU'IL FUT TANT PERSECUTE ?
 
 
Comment II concevait moins que personne qu'on put se tromper à son sujet — L'entrevue de Rouen, où on le voit persuadé notamment que s'il était singulier, ce n'était qu'à la manière que le sont tous les saints.
 
 
Rien ne déconcerte plus et n'impressionne aussi mal dans la vie de Grignion de Montfort que son incohérence. Une vie toute en cahots et en zigzags, traversée à chaque instant, jalonnée d'entreprises abandonnées à la hâte.de monuments en ruine qui coûtèrent sang et eau, de menues œuvres jetées au hasard d'une course traquée. Des champs immenses définitivement fermés au zèle de l'apôtre, alors que la semence commençait à germer. L'homme tour à tour missionnaire, infirmier, aumônier, directeur et réformateur d'hôpital, ermite. A sa mort, deux embryons de congrégation : une compagnie de deux missionnaires hésitants, peu sûrs d'eux-mêmes, avec une demi-douzaine de Frères coadjuteurs ; une autre de quatre religieuses. Et cela après des rêves grandioses de conquérant et de fondateur et des peines infinies. Et pour achever le contraste, des dons merveilleux de nature et de grâce : éloquence, génie de l'organisation et de la mise en scène, un mystique, un prophète, un thaumaturge. Une vie, se dit-on, qui aurait pu être si belle, si unie et si féconde, avec une humeur plus accommodante. A quoi tenait cette intransigeance, ce refus de changer de méthode ? Entêtement ? Idéalisme ? Manque du sens des réalités ? Esprit absolu ?
On se le demande d'autant plus que l'homme de Dieu lui-même n'impute ses malheurs qu'à la rage de l'enfer et à la malice des hommes. II y voit le sort inévitable d'un digne ouvrier évangélique. Chassé de Poitiers en 1706 : « J'ai de grands ennemis, écrit-il aux habitants de Montbernage, en tête : tous les mondains qui estiment et aiment des choses caduques et périssables, et me méprisent, me raillent et me persécutent, et tout l'enfer qui complote ma perte et qui fera partout soulever contre moi toutes les puissances ». Et à sa sœur, sept ans plus tard, trois ans avant sa mort, alors pourtant qu'il travaillait dans le diocèse de La Rochelle, sous la protection efficace de Mgr. de Champflour : « Je ne suis jamais dans aucun pays que je ne donne un lambeau de ma croix à porter à mes meilleurs amis, souvent malgré moi et malgré eux ; aucun ne peut me soutenir et n'ose se déclarer pour moi qu'il n'en souffre et quelquefois qu'il ne tombe sous les pieds de l'enfer que je combats, du monde que je contredis, de la chair que je persécute. Une fourmilière de péchés et de pécheurs que j'attaque ne me laissent ni à aucun des miens aucun repos ; toujours sur les épines, sur les cailloux piquants. Je suis comme une balle dans un jeu de paume ; on ne l'a pas sitôt poussée d'un côté qu'on la pousse de l'autre en la frappant rudement ; c'est la destinée d'un pauvre pécheur ; c'est ainsi que je suis sans relâche et sans repos depuis treize ans que je suis sorti de Saint-Sulpice ».
Enfin ces lignes dans les Règles qu'il écrit pour les missionnaires de la Compagnie de Marie : « Qu'un prédicateur, plein de la parole et de l'esprit de Dieu vienne seulement à ouvrir la bouche, tout l'enfer sonne l'alarme et remue ciel et terre pour se défendre. C'est pour lors qu'il se fait une sanglante bataille entre la vérité, qui passe par la bouche du prédicateur, et le mensonge, qui sort de l'enfer, entre ceux des auditeurs qui deviennent par leur foi les amis de cette vérité, et les autres qui, par leur incrédulité, deviennent les suppôts du père du mensonge. Un prédicateur de cette trempe divine va remuer par ses seules paroles de la vérité, quoique très simplement dites, toute une ville et toute une province, par la guerre qu'il y excite, ce qui est une suite du combat terrible qui fut livré dans le ciel entre la vérité de saint Michel et le mensonge de Lucifer, et un effet des inimitiés que Dieu même a mises entre la race prédestinée de la Sainte Vierge et la race maudite du serpent. Il ne faut donc pas que l'on s'étonne de la fausse paix où on laisse les prédicateurs à la mode et des étranges persécutions et calomnies qu'on livre et qu'on lance contre les prédicateurs qui ont reçu le don de la parole éternelle ».
Il est clair que pour lui aussi ses persécuteurs sont tous de mauvaise foi ou les jouets inconscients du père du mensonge. Cependant, durant ses années d'études, il dut bien se trouver de ses condisciples pour le traiter de sainte nitouche, et ceux qui, chez M. de la Barmondière, chez M. Boucher et à Saint-Sulpice, se moquaient de ses manières montraient assez qu'ils n'y croyaient guère. Mais un dévot pense qu'on ne le raille que pour mettre sa patience à l'épreuve ou le tirer de l'illusion qu'il pourrait avoir d'être un saint. Il n'imagine pas, eût-il l'air le plus béat du monde, qu'il risque de passer pour un naïf ou un cafard. Il serait étonnant qu'en chapitrant son séminariste, M. Brenier ne lui ait pas dit que ses manières n'étaient pas seulement ridicules, mais pure affection. « Mais, pensait le saint jeune homme, ce bon M. Brenier ne doute pas que je suis sincère. Il veut seulement me corriger et humilier mon orgueil qui est grand ». En quoi il se trompait ; autrement M. Brenier, le prenant à part, lui eût dit amicalement que, quant à lui, il ne croyait pas qu'il jouât la comédie, mais qu'on pouvait s'y méprendre, que si donc plus tard, hors du séminaire où il était déjà fort discuté, il se voyait soupçonné, même par d'honorables ecclésiastiques, de simulation et traité d'hypocrite, de charlatan et d'imposteur, il n'aurait à s'en prendre qu'à lui-même. Les efforts pour le réformer se montrant inefficaces, c'eût été là lui rendre le meilleur des services. Quelqu'un en aurait été capable, Blain qui, lui, était sûr de son ami. Malheureusement, Blain, nous l'avons vu, ne concevait pas que les manières de M. Grignion pussent donner lieu à méprise. Quatorze ans après Saint-Sulpice, nous le verrons, lors de l'entretien que les deux intimes eurent à Rouen, incapable de lui expliquer clairement comment elles lui attiraient tant d'épreuves.
Avant de donner le récit que Blain nous a laissé de cette dernière et émouvante rencontre, récit que nous couperons de nos réflexions, rappelons que le missionnaire, se sentant gravement atteint dans sa santé et s'inquiétant du sort de ses deux congrégations naissantes, avait songé à son tendre et fidèle ami, alors chanoine de la cathédrale de Rouen. En mai 1714 il partit de Roussay (diocèse de La Rochelle), s'arrêta à Nantes, à Rennes, à Saint-Lô où il prêcha la mission dont nous avons parlé et atteignit Rouen vers la mi-septembre... Nous laissons maintenant parler Blain.
« Il arriva sur le midi avec un jeune homme de sa compagnie (le Frère Nicolas, qu'il voulait charger sur ses épaules à son retour en arrivant à Nantes), après avoir fait six lieues le matin à pied et à jeun, une chaîne de fer sur le corps et des bracelets aux bras... Dès que je le vis, je le trouvai fort changé, épuisé et exténué de travaux et de pénitences ; je me persuadai que sa fin n'était pas très loin, quoiqu'il n'eût alors que quarante ou quarante-deux ans. En effet, il mourut deux ans après. Pour raison de cette grande diminution de ses forces, il me dit que les Huguenots avaient fait mettre du poison dans un bouillon qu'on lui présenta après avoir prêché à La Rochelle et que, bien qu'il eût pris du contre-poison aussitôt qu'il s'en fut aperçu, on n'avait pu en empêcher complètement l'effet ».
Et entamant un autre chapitre qu'il intitule : « Il répond solidement à toutes les objections qu'on lui fait contre sa conduite », le narrateur continue :
« Je commençai, dans l'entretien, par lui décharger mon cœur sur tout ce que j'avais à dire et entendu dire contre sa conduite et ses manières. Je lui demandai quel était son dessin et s'il espérait jamais trouver des gens qui voulussent le suivre dans la vie qu'il menait. Une vie si pauvre, si dure, si abandonnée à la Providence était pour les Apôtres, pour des hommes d'une force, d'une grâce et d'une vertu rares, pour des hommes extraordinaires, pour lui qui en avait l'attrait, mais non pas pour le commun qui ne saurait atteindre si haut sans témérité. Que s'il voulait s'associer dans ses desseins et dans ses travaux d'autres ecclésiastiques, il devait abattre de la rigueur de sa vie ou de la sublimité de ses pratiques de perfection pour condescendre à leur faiblesse et se conformer à leur genre de vie ordinaire ou les faire élever à la sienne par l'infusion de sa grâce et de ses attraits si parfaits.
« Pour réponse, il me montra son Nouveau Testament et me demanda si je trouvais à redire à ce que Jésus-Christ a pratiqué et enseigné, et si j'avais à lui montrer une vie plus semblable à la sienne et à celle de ses Apôtres qu'une vie pauvre, mortifiée et fondée sur l'abandon à la divine Providence, qu'il n'avait point d'autres vues que de la suivre et d'autres desseins que d'y persévérer. Mais si Dieu voulait l'unir à quelques bons ecclésiastiques dans ce genre de vie, il en serait ravi, mais que c'était l'affaire de Dieu et non la sienne ; que pour ce qui le regardait, il n'aurait d'autre parti à prendre que celui de l'Evangile et marcher sur les traces de Jésus-Christ et de ses disciples. Que pouvez-vous dire contre, ajouta-t-il, fais-je mal ? Ceux qui ne veulent pas me suivre vont par une autre voie moins laborieuse et moins épineuse, je l'approuve ; mais, comme il y a plusieurs demeures dans la maison du Père céleste, il y a aussi plusieurs voies pour aller à Lui ; je les laisse marcher dans la leur ; laissez-moi marcher dans la mienne, d'autant plus que vous ne pouvez lui disputer ces avantages, qu'elle est celle que Jésus-Christ a enseignée par son exemple et ses conseils, qu'elle est par conséquent la plus courte, la plus sûre et la plus parfaite pour aller à Lui ».
 
A quoi Blain ne trouva rien à répliquer. « M'ayant fermé la bouche sur ce point... » dit-il. Cependant, il aurait pu lui objecter : Vous invoquez l'exemple de Jésus-Christ et des Apôtres. Mais Jésus-Christ, que prescrivit-il à ses Apôtres en plus des renoncements indispensables à l'accomplissement de leur mission : séparation de leur famille, débarras des biens et des soucis matériels, un vêtement, pas d'argent, vie à la Providence, affranchissement des servitudes sociales, sacrifice de leur vie s'il le fallait. A cette rude et méritoire existence de missionnaire, voit-on qu'il ait rien ajouté pour leur sanctification personnelle ? Les envoya-t-il devant lui d'abord, puis par le monde, le corps chargé d'instruments de pénitence ? Leur imposa-t-il des jeûnes, des veilles et des disciplines, au risque de les exténuer et de les rendre impropres à leur tâche ? Et eux, se crurent-ils obligés de gâter la nourriture qu'ils avaient bien gagnée, en y mêlant de l'absinthe ou du vinaigre, de s'accoutrer en mendiant, de prendre leur repas entre deux gueux contagieux, de boire dans leur verre et de manger leurs restes, comme si leur santé n'avait rien à craindre de ces imprudences ? Vous que j'ai connu solide comme un chêne, vous voilà usé à quarante ans. Un bouillon empoisonné, me dites-vous. Mais croyez-vous que vos austérités n'y sont pour rien ? Convenez donc qu'avec toutes ces pratiques, c'est bien moins à Jésus-Christ et aux Apôtres que vous ressemblez qu'à saint Jean-Baptiste.

On serait curieux de savoir ce qu'eût répondu notre saint. Eût-il reconnu qu'il suivait en effet son attrait et qu'une autre conception de l'ascèse pour un ouvrier apostolique était tout aussi valable ?
Laissant là les austérités, Blain s'attaqua, sans faire malheureusement les distinctions nécessaires, à ses manières et perdit de nouveau la partie.
« M'ayant ainsi fermé la bouche sur ce point (des austérités), écrit-il, il ne tarda pas à me la fermer sur celui qui suit. Mais où trouverez-vous, lui dis-je, dans l'Evangile, des preuves et des exemples de vos manières singulières et extraordinaires ? Pourquoi n'y renoncez-vous pas, ou ne demandez-vous pas à Dieu la grâce de vous en défaire ? Les rebuts, les contradictions, les persécutions vous suivent partout, parce que vos singularités les attirent ; si vous pouviez gagner sur vous de ne rien faire d'extraordinaire et de ne point fournir aux libertins et aux mondains des armes contre vous et contre le succès de votre ministère. Je lui nommai des personnes d'une sagesse consommée. Voilà, lui dis-je, des modèles de conduite sur lesquels vous devriez vous modeler ; ils ne font point parler d'eux et vous ne feriez point tant parler de vous, si vous les imitiez».
Il fallait toute l'humilité du saint pour ne pas demander à son ami s'il parlait sérieusement. Vraiment, voilà comment un ecclésiastique du mérite de Blain et aussi renseigné reconnaissait à quoi tenaient, pour une si grande part, ses prodigieux succès apostoliques !
« Il me répliqua, poursuit le mémorialiste, que s'il avait des manières singulières et extraordinaires, c'était bien contre son intention, que, les tenant de la nature, il ne s'en apercevait pas et, qu'étant propres à l'humilier, elles ne lui étaient pas inutiles ; qu'au reste il fallait s'expliquer sur ce qu'on appelle manières singulières et extraordinaires ; que si l'on entendait par là des actions de zèle, de charité, de mortification, et autres pratiques de vertus héroïques et peu communes, il s'estimerait heureux d'être, en ce sens, singulier, et que, si cette sorte de singularité est un défaut, c'est celui de tous les saints ; qu'après tout on acquiert à peu de frais dans le monde le titre de singulier, qu'on était sûr de cette dénomination pour peu qu'on ne voulût pas ressembler à la multitude ni conformer sa vie sur son goût, que c'était une nécessité d'être singulier dans le monde, si l'on veut se séparer de la multitude des réprouvés ; que le nombre des élus étant petit, il fallait renoncer à y tenir place ou se singulariser avec eux, c'est-à-dire mener une vie fort opposée à celle de la multitude ».
Il est incontestable que la singularité de l'homme de Dieu, suspecte, aux yeux de beaucoup, d'affection calculée, étaient tenues par Blain pour des disgrâces de la nature ; disgrâces sur lesquelles l'amitié devait fermer les yeux. Même si la vénération qu'il professait pour son saint ami ne l'avait pas incliné à l'admirer sans réserve et qu'il eût trouvé ses manières passablement ridicules, c'était là de ces choses qu'il n'est pas aisé de dire même à un intime, espérât-on l'en faire convenir et le décider à se surveiller. Aussi, en reprochant à M. Grignion ses singularités, Blain se garda-t-il d'en faire un vivant et plaisant portrait. Le missionnaire déclarant qu'il n'avait pas conscience d'avoir des manières singulières, sinon peut-être dans ce sens qu'en ont ceux qui veulent marcher dans la voie des saints, Blain n'insista pas. Il semble cependant que, s'il n'y avait aucun espoir, après l'expérience de Saint-Sulpice, que M. Grignion pût se corriger, il eût été possible de lui faire comprendre que ses manières étaient assez déconcertantes et qu'elles suffisaient à expliquer bien des choses. « Vous voulez, lui aurait-il dit, que l’on précise ce qu'on entend par manières singulières et extraordinaires et vous pensez que ce que l'on vous reproche sous ce nom, ce sont seulement, pour reprendre vos propres termes, des actions de zèle, de charité, de mortification et autres pratiques de vertus héroïques. Détrompez-vous : ces actions-là ne sont le plus souvent qu'un prétexte. Excusez ma franchise ; on vous a pourtant assez mimé au séminaire avec votre tête penchée sur l'épaule, vos yeux fermés ou tournés vers le ciel, votre air abstrait, perdu en Dieu, vos soupirs, que sais-je encore ? Et ce n'était pas seulement en dévotion que vous étiez si curieux. Vous ne pouviez faire aucun acte de vertu en toute discrétion et simplicité. Il vous fallait des gestes, des jeux de physionomie, un ton de voix, prendre un air, à se demander si l'on n'assistait pas à une représentation. Est-il sûr que vous ayez tellement changé ? Peut-être étiez-vous persuadé que les moqueries s'adressaient à vos pratiques que l'on jugeait, pensiez-vous, exagérées, alors que c'était à l'expression que vous y mettiez et que bon nombre de vos confrères trouvaient d'un goût douteux et d'un sentiment outré à en paraître factice, encore qu'il y eût bien de l'exagération dans certaines aussi de vos pratiques. Ainsi vous ne pouviez aller dans Paris même que tête nue par respect pour la présence de Dieu. Nous ayant emmené un jour chez un banquier, je vous trouvai, en sortant, à genoux en oraison sur le palier où passaient les laquais. M. Brenier vous avait-il fait quelque verte réprimande sur vos manières, vous approchiez de lui d'un air joyeux et caressant plus singulier encore que ce qu'il venait de reprendre. De même avec les confrères qui vous avaient manqué en quelque chose. On en était parfois gêné. Connaissez-vous beaucoup de saints qui aient pratiqué la vertu avec tant de démonstration et avez-vous songé que des personnes soupçonneuses, particulièrement dans le monde ecclésiastique, auraient bien pu y voir autre chose que de la sainteté ? Etes-vous sûr que M. Brenier, qui vous a si proprement expédié du séminaire d'Angers, n'ait pas voulu, dans l'occurrence, vous mettre à l'épreuve et se défaire d'un doute ? Et ne savez-vous pas que, lors de votre passage au séminaire de Saint-Sulpice, à votre sortie de chez les ermites du Mont-Valérien, vous fûtes fort discuté ? Vos démonstrations, vos vertus trop voyantes, tout cet étalage que vous faites encore avec votre équipage misérable et vos emblèmes de piété, comme si vous vouliez attirer l'attention, voilà, mon cher ami, par quoi vous êtes singulier. Jugez vous-même si c'est de la manière que le sont tous les saints et si cette singularité a rien de commun avec celle dont on acquiert la réputation dans le monde, à peu de frais, disiez-vous, en se séparant seulement de la multitude des réprouvés ?
Mais Blain ne disant mot, le missionnaire passa de ses pratiques de perfection à ses entreprises apostoliques.
« Il ajouta, continue donc le mémorialiste, qu'il y a différentes espèces de sagesse, comme il y en a différents degrés ; qu'autre est la sagesse d'une personne de communauté pour se conduire, autre est celle d'un missionnaire, d'un homme apostolique ; que la première n'a rien à entreprendre de nouveau ; elle n'a qu'à se laisser conduire par la règle et par les usages d'une maison sainte ; que les hommes apostoliques avaient à procurer la gloire de Dieu aux dépens de la leur et à exécuter de nouveaux desseins ; qu'il ne faut donc pas s'étonner si les premiers demeurent tranquilles en demeurant cachés et s'ils ne font point parler d'eux, n'ayant rien de nouveau à entreprendre ; mais que les seconds, ayant de continuels combats à livrer au monde, au démon et aux vices, avaient à essuyer de leur part de terribles persécutions ; que c'est signe que l'on ne fait pas grand'peur à l'enfer quand on demeure ami du inonde ; que les personnes que je lui proposais comme modèles de sagesse étaient du premier genre, qu'elles demeuraient cachées dans leurs maisons et les gouvernaient en paix, parce qu'elles n'avaient rien à établir de nouveau ; elles n'avaient qu'à suivre les usages de ceux qui les avaient précédées ; qu'il n'en était pas de même des missionnaires, ni des hommes apostoliques ; qu'ayant toujours quelque chose de nouveau à entreprendre, quelque œuvre sainte à établir ou à défendre, il est impossible qu'ils ne fassent pas parler d'eux et qu'ils aient les suffrages de tout le monde ; qu'enfin si on mettait la sagesse à ne rien faire de nouveau pour Dieu, à ne rien entreprendre pour sa gloire, de peur de faire parler, les Apôtres eussent eu tort de sortir de Jérusalem ; ils auraient dû se renfermer dans le Cénacle ; saint Paul n'aurait pas dû faire tant de voyages, saint Pierre n'aurait pas dû tenter d'arborer la croix sur le Capitole, de soumettre à Jésus-Christ la Ville Reine du monde ; qu'avec cette sagesse la Synagogue n'eût point remué et n'eût point suscité de persécutions au petit troupeau du Sauveur, mais qu'aussi ce petit troupeau n'eût point crû en nombre et que le monde serait encore idolâtre, perverti, corrompu en ses mœurs et en ses maximes au suprême degré ».
A quoi le chanoine aurait dû répondre que ce n'était pas son zèle que lui reprochaient ses censeurs, mais sa façon de l'exercer. « Vous distinguez, lui aurait-il dit, entre la sagesse d'une personne de communauté et celle d'un homme apostolique. Mais la vôtre ne s'oppose-t-elle pas aussi bien à celle-ci qu'à celle-là ? Avouez que vous n'en avez jamais connu d'autre que la folie de la croix. Ce n'est pas moi qui vous en blâmerai ; mais ne vous étonnez pas que les détenteurs de l'autorité, tant laïques qu'ecclésiastiques, s'offusquent de votre conduite, ici encore assez différente de celle des Apôtres. Pour ne parler que d'une de vos pratiques, les Apôtres se posaient-ils en pourfendeurs de scandales ? Couraient-ils sus au premier faiseur d'esclandre ? Ne laissaient-ils pas aux magistrats de faire la police des rues ? Même dans les quartiers juifs des villes de l'Empire, les voit-on prenant à partie les querelleurs, qui pourtant ne manquaient pas ? Vous vous dressez en vengeur des droits de Dieu ; de votre propre chef vous faites justice de toutes les infractions à la moralité publique, comme s'il n'y avait ni société établie ni pouvoirs constitués. Vous savez pourtant que lorsque Jésus chassa les vendeurs du Temple, les autorités juives lui demandèrent : « Quel signe nous montres-tu pour agir ainsi ? ».
Et sur cette différence de la sagesse des personnes de communauté d'avec la sagesse des hommes apostoliques, qu'il eût été facile à Blain de mettre M. Grignion en contradiction avec sa propre conduite ! Le mémorialiste (ch. XXVIII) n'écrira-t-il pas en effet du séminariste de Saint-Sulpice: « M. Grignion naturellement inventif et d'une imagination féconde avait toujours à proposer quelques nouvelles pratiques ou quelque nouveau motif de vertu » ? Comment le saint homme osait-il imputer ses persécutions à sa condition de missionnaire, comme si, vivant en communauté, il eût cru sage de se tenir tranquille et de suivre bonnement les usages de la maison ? Mais on l'avait vu en communauté à Saint-Sulpice. Se contentait-il d'observer la règle ? Etait-il moins entreprenant que dans sa carrière de missionnaire et faisait-il moins parler de lui ? C'étaient tous les jours, en matière de dévotion, des nouveautés dont il tourmentait ses confrères. « Et encore, aurait pu ajouter Blain, je ne parle pas de vos retentissants exploits quand vous sortiez dans Paris. Convenez donc, mon cher ami, que vous n'êtes pas homme à vous contenter des moyens ordinaires, fussent-ils les plus éprouvés ».
Mais Blain ne le pressa pas ainsi. Il lui objecta seulement « qu'on l'accusait de faire tout à sa tête et qu'il valait mieux faire moins de bien et le faire avec dépendance, consulter ses supérieurs et ne rien entreprendre sans leur ordre ou permission. Il convint de la maxime, continue le narrateur, en ajoutant qu'il croyait la suivre en tout ce qu'il pouvait et qu'il serait bien fâché de rien faire à sa tête, mais qu'il y avait des occasions et des rencontres imprévues et subites, où il n'était pas possible de prendre les avis ou les ordres des supérieurs ; qu'il suffisait en ce cas de ne vouloir rien faire qu'on ne croie devoir leur plaire et mériter leur approbation et être disposé à leur obéir au moindre signe de leur volonté. Qu'au reste, il arrivait que des œuvres commencées avec le consentement des supérieurs n'avaient pas, quelquefois, à la fin, leur agrément, soit parce qu'ils étaient prévenus par des gens mal intentionnés et indisposés par de faux rapports, soit qu'ils écoutassent les bruits du monde et les jugements de ses sages qui ne sont presque jamais favorables aux œuvres saintes ; qu'alors il n'y avait pas d'autre parti que de se soumettre aux ordres de la Providence et recevoir de bon cœur les croix et les persécutions, comme la couronne et la récompense de ses bonnes intentions ; qu'enfin il était persuadé que l'obéissance étant la marque certaine de la volonté de Dieu, il ne faut jamais s'en écarter, mais que sa conscience ne lui faisait pas de reproche à ce sujet ; qu'il était en tout temps et en toute rencontre dans la disposition d'obéir et de ne rien faire sans l'agrément des supérieurs, mais qu'il ne pouvait pas empêcher les faux rapports, les calomnies, les traits d'envie et de jalousie que l'homme ennemi savait bien faire parvenir jusqu'à eux et décrier en leur esprit sa personne et ses services ».
Comme c'était là aussi le sentiment intime de Blain, l'entretien se termina sans que le saint en eût reçu aucune lumière ni Blain non plus quoi qu'il dise, car si, sur le chapitre des singularités, M. Grignion lui eût, ainsi qu'il l'écrit, fermé la bouche comme sur tout le reste, il ne les aurait pas, quelques années après, déplorés dans ses Mémoires de la façon que nous avons vue.

CHAPITRE XV
 
 
MONTFORT INCONSCIEMMENT TRAVESTI
 
Un saint bizarre, outrancié, telle est l'idée que se formera presque infailliblement de Montfort un esprit cultivé à la lecture de l'une ou l'autre de ses biographies modernes.
Combien, au contraire, Montfort est admirable dans la répression des scandales
 
 
Voilà donc comment Montfort s'expliquait qu'il fût tant persécuté. Il n'imaginait nullement que ses grands dehors de sainteté, ses vertus démonstratives, ses airs de réformateur mandaté du ciel, son absolue possession de lui-même, si frappante, pussent tromper sur sa personne. Ne lui en voulaient que le démon, le monde et la chair ; ne le condamnaient que des supérieurs abusés.
Longtemps ses biographes s'efforceront de tourner leur écrit en panégyrique. Plus l'homme déconcertera, plus ils le présenteront en inspiré de Dieu. Besnard n'avait-il pas écrit le premier, en le comparant aux prophètes de l'Ancienne Loi : « Tous ceux à qui Dieu a communiqué le don de prophétie étaient des hommes extraordinaires et ils ne le paraissaient jamais davantage que lorsque l'Esprit de Dieu se saisissait d'eux, selon l'expression de l'Ecriture » ?
Mais l'hagiographie évolua. Elle se voulut objective d'abord et non pas édifiante. Elle ne se crut plus obligée de nous offrir des saints d'une pure coulée, sans scories. La psychologie et même une certaine psychiatrie aidant, elle pensa que la grâce et la plus haute sainteté pouvaient s'accommoder de bien des misères. Cela fit la joie des historiens, des rédacteurs d'articles, des orateurs et des conférenciers qui avaient à parler de Montfort et tenaient du ciel le don de peindre et de mettre en scène. Quelle aubaine pour un portraitiste et un conteur qu'une physionomie si haute en couleur, un équipage d'un tel pittoresque, une vie aussi mouvementée qu'un roman d'aventures, pleine d'imprévus et de surprises, de grands coups d'épée contre les abus et les scandales, de déconvenues ! Il arriva qu'avec les meilleures intentions du monde, on vous campât le missionnaire en chevalier errant qui faisait si naturellement penser à dom Quichotte que Georges Rigault ne résistait pas au plaisir d'évoquer, au sujet du peu brave M. des Bastières, Sancho Pança. Les biographes qui surveillaient le plus leur verve ne laissaient pas de se garder souvent assez mal de leur imagination. Ayant peine à se représenter Montfort accomplissant ses coups de force et se livrant à certaines démonstrations avec pleine réflexions, une entière possession de lui-même et une parfaite dignité, ils amplifient et précipitent inconsciemment ses gestes, ce qui lui donne l'air d'un impulsif, parfois même d'un exalté. Par exemple, là où les informateurs de Grandet disent : « Il l'embrassa tendrement... Il se mit à genoux... Il se dirigea... », ils le feront se jeter au cou de son offenseur, tomber à genoux, foncer sur la bande. Cela n'a l'air de rien. Cela prouve cependant que l'historien se figure mal son héros et ne peut guère nous en donner, dans l'ensemble, qu'une fausse image.
On conçoit l'impression produite par la lecture de semblables biographes, particulièrement sur des personnes du inonde religieux ou ecclésiastique, qui n'avaient pas besoin de ce coefficient de traits forcés pour se faire une idée peu flatteuse de certaines caractéristiques de Montfort.
« Nous lisons en ce moment au réfectoire la Vie de Marie-Louise de Jésus par le P. Texier, nous disait, quelque temps avant la canonisation du grand apôtre, la Supérieure d'une communauté cloîtrée dont les religieuses vouées au redressement de jeunes délinquantes, ne sont certes pas des prudes. Cela nous réconcilie un peu avec votre Père. Nous avions lu auparavant sa vie. Au début on souriait ; puis, à mesure qu'on avançait, on souriait de moins en moins ; enfin on ne souriait plus du tout ; on se regardait. Votre saint Fondateur devenait inquiétant ». Je demandai quel était l'auteur de la biographie.
C'était Georges Rigault, un écrivain au style percutant, coloré, volontiers réaliste, qui n'a eu qu'un tort, d'exprimer avec un relief puissant l'idée que l'on est trop porté à se faire de saint Louis-Marie Grignion de Montfort.
Dernièrement, sur la fin de 1960, un curé franc-comtois qui achevait à peine de lire la même biographie, nous faisait une réflexion semblable. Le saint l'avait déconcerté. Mais que ce soit Rigault, Chaigne, Laveille ou tout autre historien, l'impression risque fort d'être la même. « Quel original que votre Fondateur ! ». C'était l'exclamation à laquelle un montfortain devait s'attendre, surtout avant la canonisation, au cas où il tomberait sur un ecclésiastique en train de parcourir une biographie quelconque de l'homme de Dieu. Encore un certain sourire laissait-il assez entendre que cette exclamation était un euphémisme. En cette même année 1960, un carme déchaux fut plus net. Il assurait que Montfort était un déséquilibré, ce qui, ajoutait-il, serait facile à démontrer en soumettant à un grapho­logue quelques lignes de son écriture. L'expérience fut faite. Nous en reparlerons (1). Au reste, Chaigne (p. 24) lui-même, si attentif pourtant à ne rien outrer, n'écrit-il pas du pensionnaire de M. de la Barmondière : « Une extravagance constante et très accusée le distingue entre tous » ?
Sur l'idée que donnent de Montfort ces ouvrages, nous avons le témoignage d'un maître, d'un lettré qui sait lire.
Voici d'abord comment, tel qu'il le conçoit, Mgr. Calvet nous présente le personnage :
« Ce n'est pas un saint banal. Il est vrai que le saint ne peut pas être banal. Mais celui-ci a été original au point de paraître excentrique, et comme il n'a pas le prestige d'un saint Philippe Néri ou d'un saint François d'Assise, ce qui passa chez eux pour de la poésie ou pour une surnaturelle fantaisie a été taxé chez lui de folie.
« Cependant, des « excentricités » de sa vie nous ne pouvons pas douter. Ce sont des témoins, des amis qui les ont rapportées avec le désir manifeste de les atténuer ou de les excuser. Sa biographie a été écrite par des historiens modernes (il cite en note Mgr. Laveille et Louis Chaigne), formés aux bonnes méthodes. En les prenant pour guides, nous sommes sur un terrain solide.
« Donc, de son temps, Louis-Marie Grignion de Montfort a fait scandale. Il avait pris à la lettre les enseignements du Christ et les béatitudes de l'Evangile qui bousculent les béatitudes du monde. Comment supporter un homme qui recherche la souffrance, qui méprise l'argent, qui veut vivre pauvre parmi les plus pauvres, vêtu de haillons et mendiant, quand cet homme reste au milieu du monde au lieu de s'enfermer au fond d'un cloître ? On s'était accoutumé à une vie confortable, mesurée et tranquille qui fait à Dieu sa part, sa bonne part, sans rien brusquer, sans jamais choquer les convenances sociales. Et voilà que ce nouveau Jean-Baptiste ressuscite les temps évangéliques ou un moyen âge intempestif et dresse l'absolu en face des accommodements bourgeois. C'est intolérable, c'est inconvenant. Il ne parle que de mourir, de se mortifier, de se dépouiller, de s'annihiler : alors, à quoi bon être sur la terre ?
« C'est surtout dans le clergé que Grignion de Montfort rencontra ses contradicteurs les plus obstinés. Et ils étaient de bonne foi. Les réformateurs du clergé s'étaient inspirés des instructions du concile de Trente et avaient subi, à leur insu, les prescriptions de l'esprit classique ; ils avaient ainsi créé, en réaction contre une époque de laisser-aller et de désordre, un type de prêtre, grave, modéré, de tenue parfaite, d'exact bon sens, attaché à la règle et à l'uniformité, préoccupé de ne pas choquer, dépouillé par vertu de toute originalité. Lorsque le jansénisme eut enfermé ce prêtre dans la rigidité de sa doctrine, de ses pratiques et de son costume, le type fut achevé. Type admirable, certes ; beaucoup de ces prêtres ont été des héros de vertu. Mais quand la flamme intérieure manquait, l'esprit classique et l'esprit janséniste rétrécissaient les intelligences qui devenaient incapables de comprendre les folies de la croix. Un Grignion de Montfort déguenillé, prêchant dans les carrefours, courant les grandes routes, querellant les ivrognes et les baladins, leur apparaissait comme un aventurier suspect qui compromettait la dignité ecclésiastique. De là, contre lui, leur animosité.
« Ce qui reste magnifique, c'est que malgré celte opposition constante des évêques et du clergé, ou à cause même de cette opposition qui devenait pour lui une épreuve féconde, Grignion de Montfort remplit sa mission ici-bas. C'est que le peuple, le menu peuple des faubourgs des villes et le peuple paysan comprirent parfaitement et du premier coup ce frère de misère et le suivirent. Et comme à sa voix, ils changèrent leur vie et entrèrent à sa suite dans la pratique de l'Evangile, l'Eglise officielle comprit à ce signe que cet homme extraordinaire était vraiment l'envoyé de Dieu. Elle l'accepta et elle l'honora. Elle n'a pas canonisé ses bizarreries. Ce n'est pas parce qu'il est bizarre qu'il est saint ; il est saint malgré un tempérament excessif cl malgré des fantaisies de caractère que la grâce respectait ».
Nous demandons pardon à Mgr Calvet. L'explication qu'il donne de l'hostilité du clergé est celle qui vient le plus naturellement à l'esprit, mais est-elle exacte ? Nous ne le croyons pas. Montfort avait soin de ses guenilles. Il les portait avec une parfaite dignité. Rien de débraillé dans sa tenue. Rien non plus de vulgaire dans sa répression des scandales. Le P. Besnard relève son air de grandeur.
Un esprit bizarre, un excentrique, un exalté ! Le clergé ne s'expliquait pas les manières et les pratiques extraordinaires de M. Grignion d'une façon aussi simpliste. Ils laissaient cela aux laïcs qui n'avaient pas, eux autres, l'avantage de frayer avec le missionnaire et ne le connaissaient guère que par le bruit plus ou moins fallacieux de ses exploits de le prendre pour un déséquilibré. Il est possible que ce jugement sommaire fût même courant dans certains milieux administratifs qui ne se piquaient pas de dévotion. Ferrand, l'Intendant de Bretagne, nous l'avons vu, ne se privait pas dans ses lettres à Mellier de traiter Montfort de fou. Impatient de raser le Calvaire de Pontchâteau : « S'il en reste quelques murailles, ce sera pour enfermer Grignion », écrivait-il. « Le fou de Montfort », n'aurait-ce même pas été, parmi les mécréants de la plèbe, comme le sobriquet de l'homme de Dieu ? Alors que se rendant de Salertaine à Saint-Christophe-du-Ligneron, il prêchait dans les halles du gros bourg de Challans, le curé lui ayant refusé son église, des marchands vinrent à passer qui revenaient de la foire. S'étant enquis de ce qui motivait cet attroupement, ils se mirent à crier à ceux qui les suivaient : « C'est le fou de Montfort », insolence qu'ils auraient payée cher si le prédicateur n'avait entonné immédiatement son cantique bien de circonstance :
 
Dieu soit béni !
Qu'on m'outrage, qu'on me caresse.
Dieu soit béni !

Mais le clergé, lui, jugeait le missionnaire tout autrement. Grandet (p. 175) dit bien qu'à La Rochelle, « des prêtres même et des religieux tâchèrent de le décrier jusqu'à le faire passer pour un fou et pour un homme extravagant », mais qu'on lise Besnard qui alla enquêter sur place, c'est à l'évêque qu'ils représentèrent le prédicateur comme un brouillon, un touche-à-tout, un extravagant. Au public crédule, ils disaient bien pis : « Il n'était qu'un coureur, un aventurier, un bateleur, un hypocrite, un enchanteur, un possédé, un sorcier, un antéchrist ». ET c'était bien cela : non pas un fou, mais un maître-fourbe pu tout au moins un homme qui, par illusion d'orgueil, se prenait pour un saint, pour un réformateur mandaté du ciel et en arborait l'enseigne, tel le jugeaient communément ses persécuteurs ecclésiastiques. Ils ne s'offusquaient pas de ses guenilles et de ses mépris affichés pour les béatitudes du siècle ; ils ne les jugèrent pas offensants pour la religion. Ils les suspectèrent et les estimèrent dangereux en raison de l'effet qu'ils produisaient, et non pas seulement sur le vulgaire.
 
Le prêtre grave, modéré, de tenue parfaite, ce type d'ecclésiastique tridentin que dépeint parfaitement Mgr Calvet, nous ne le découvrons pas, hors des murs de Saint-Sulpice, parmi ceux qui exercèrent notre saint. Ni le curé de la Chevrolière et sa bande, ni les prêtres de La Rochelle qui, pour le perdre dans l'esprit du peuple, ne reculèrent pas devant le « langage des halles », selon l'expression du P. Besnard, ni les recteurs de Montfort qui le dénoncèrent à Mgr Desmarets, n'étaient, certes, de ce type-là. D'autres hommes d'Eglise d'une espèce toute différente ne devaient pas manquer à Nantes, à Rennes et même à Poitiers, qui prenaient des airs scandalisés devant ses loques, sa compagnie de gueux, ses méthodes d'enseignement populaire. On en voyait parfois au pied de sa chaire, venus pour se moquer, ecclésiastiques sans charge d'âmes, roulant carrosse, poudrés, musqués, coureurs de parties fines, pour lesquels il ne marquait ni admiration, ni sympathie et qui le lui rendaient bien. « Tant de prêtres de graisse, tant d'ecclésiastiques du plaisir, tant d'hôtes du repos ! », gémit-il dans la Règle qu'il écrit pour ses missionnaires. Mais ces abbés mondains, parfois solennels docteurs, on ne les aperçoit pas intriguant dans les antichambres des évêchés. Les inculpations d'hypocrisie, puisqu'il faut bien s'en tenir à celles-là, venaient d'ailleurs.
Une autre erreur assez commune, c'est de penser à une opposition constante du clergé, de croire que le missionnaire s'aliéna, de quelque façon que ce soit, le commun des ecclésiastiques. Partout où il va, les curés se l'arrachent. Ce que dit Grandet de sa vogue dans le diocèse de Saint-Malo, « qu'on le demandait de toute part pour faire la mission », il suffit de consulter, sur la carte géographique, les régions où il travailla, pour constater qu'il en était de même partout. Les paroisses qu'il évangélisa forment de véritables constellations. Une mission en entraînait une autre dans le proche voisinage, celle-ci une troisième et ainsi jusqu'à épuisement. Autour de La Rochelle se groupent une trentaine de ces localités. Au diocèse de Nantes où les paroisses sont fort étendues et populeuses, après Crossac et Campbon, ce fut Pontchâteau, Besné, puis Missillac, dont le curé était pourtant janséniste, Herbignac, Camoël, Assérac, Saint-Molf, et si l'interdit de Mgr de Beauvau ne l'avait arrêté dans ce dernier endroit, on peut croire que cette liste déjà assez belle n'eût pas été close.
Les curés qui le refusèrent ou lui firent pièce au cours de la mission, combien les historiens en nomment-ils ? Il y a le curé de la Chevrolière dont nous avons suffisamment parlé, celui de Saint-Hilaire-de-Loulay dont la bonne foi avait été surprise, celui de Chalans. En tout trois, sauf erreur.
A Poitiers même, le clergé le regardait-il avec tant de méfiance, pour qu'à sa sortie de l'hôpital on lui confiât l'évangélisation des quatre paroisses des faubourgs, Montbernage, Saint-Savin, Saint-Saturnin et Sainte-Catherine, et que, pour terminer, il ait prêché dans la vaste église des Calvairienne ? Que ce soit une mission générale à Poitiers ou ailleurs, on ne fait pas le travail que fit Grignion de Montfort avec le clergé à dos.
Ensuite, est-il vrai qu'avec ses allures de nouveau Jean-Baptiste, Montfort fit scandale parmi les chrétiens de la société, ceux qu'on appelait alors les « honnêtes gens » ? Certes, outre l'équivoque à laquelle ses grands dehors de sainteté donnaient si facilement prise, l'audacieux anachronisme de ses pratiques l'exposait à des jugements que des saints comme un François de Sales, un Vincent de Paul, si parfaitement accordés à leur siècle, avaient peu à craindre, et elle n'était pas sans doute une exception parmi les chrétiennes de la bourgeoisie cette Mme Trichet, mère de la future Marie-Louise de Jésus, qui disait à sa fille : « J'ai appris que tu allais à confesse à ce prêtre de l'hôpital. Tu deviendras folle comme lui ». Mais on aurait grand tort de généraliser et d'écrire qu'à Poitiers « les bourgeois le dédaignaient et le traitaient de fou ». Que lit-on en effet dans la lettre de l'aumônier à M. Leschassier ? Que, lors de son entrée à l'hôpital, toute la ville (qui s'était déjà ruée, les deux mois précédents, aux catéchismes qu'il faisait aux pauvres) fut dans la joie, le regardant comme une personne donnée de Dieu pour réformer cette maison ; que la mystérieuse épidémie qui emporta en quelques jours les chefs de la cabale montée contre lui dans ce même établissement faisait dire à toute la ville que la malédiction était sur cette maison ; ...que depuis plus d'un an qu'il était entré, il avait été dans une mission perpétuelle, confessant presque toujours depuis le matin jusqu'au soir et donnant des conseils à une infinité de personnes, recevant de Dieu lumières, facilité de parole, santé, ouverture de cœur, ce qui lui attirait l'applaudissement de toute la ville.
Poitiers comptait alors de dix-sept à dix-huit mille âmes. De quels milieux lui venait cette infinité de personnes auxquelles il donnait des conseils, des dirigés autrement dit ? Etait-ce uniquement des classes populaires, et non pas plutôt, en majeure partie, de la bourgeoisie et même de la haute société ? Et n'avons-nous pas entendu déjà M. Le Normand, procureur du Roi au présidial, nous dire qu'à Poitiers, « on connaissait à cet homme tant de piété qu'il n'était personne qui ne le craignît » ? Et dans sa lettre à Grandet ce même M. le Normand ne nous disait-il pas encore : « Il est plus de deux cents personnes qu'il a sanctifiées dans cette ville », ce qui s'entend beaucoup plus facilement de gens du monde dont le changement de vie avait fait quelque sensation que de gens du commun... Les jésuites du collège lui font donner chaque semaine une instruction à une bonne douzaine de leurs élèves, l'élite de l'établissement. Toujours à Poitiers, il réunit quotidiennement pour les faire prier et leur enseigner, avec la science de l'oraison, la pratique des plus hautes vertus, des jeunes gens des meilleures familles, groupés par lui en congrégation. Dans cette même ville, ainsi qu'à Nantes, comme nous l'avons vu, il a, dans la société, des relations, des amis, de puissants protecteurs... Maintes fois, au cours de ses missions, on voit le châtelain, la châtelaine, l'inviter à leur table. Pour réparer les églises, pour relever les chapelles en ruine, pour nourrir la nuée de mendiants qui s'abat autour de lui partout où il va, il reçoit des riches de larges aumônes. Est-ce là d'un homme dont l'apparition aurait été saluée dans le monde de l'aristocratie et de la haute bourgeoisie d'un tollé général ? Il est vrai qu'à Poitiers, quêtant à la porte des églises pour la réfection du Temple de Saint-Jean, il récolta parfois plus d'affronts que d'offrandes, mais cela arrive à d'autres quêteurs ecclésiastiques, religieux ou séculiers, et il ne leur est pas nécessaire d'être nippés comme des gueux pour connaître cette aventure. Quant aux délinquants de tout poil, ils l'auraient bien laissé tranquille avec ses pratiques d'anachorète, s'il s'était contenté de fulminer en chaire contre le vice. Ce qui exaspérait buveurs, bretteurs, chanteurs des rues, bateleurs, coureurs de bal, tenanciers de tripot, c'était de ne pouvoir, sa présence signalée dans le voisinage, vaquer en paix à leurs chères occupations.
A part une fois ou l'autre, à Fontenay-le-Comte particulièrement où l'incident faillit tourner au tragique, on ne voit point que les personnes même constituées en dignité, dans l'Eglise, dans la robe, dans la noblesse, se soient choquées d'être rappelées par lui à un respectueux silence dans la maison de Dieu. Ces traits hardis ne l'empêchaient pas de prêcher tous les jours dans les églises de Poitiers, « suivi d'un nombre de gens et respecté des plus libertins », note M. Le Normand (Grandet, p. 466).
Parlant d'une façon générale de ses travaux dans le diocèse de La Rochelle : « Le peuple d'une pauvre paroisse n'était pas le seul qui lui formât un auditoire, écrit le P. Besnard (Livre V). La foule était encore grossie par un grand nombre de personnes de distinction qui avaient leurs domaines dans le lieu ou dans les paroisses circonvoisines. On les voyait, à la fin des exercices, se placer à l'endroit où il entendait les confessions, s'approcher de lui à leur rang, ne considérant en eux-mêmes d'autre titre que celui de pécheurs, et ne voulant d'autre privilège que de pouvoir partager les précieux moments d'un prêtre que son goût et son attrait eussent fait préférer les pauvres, si son goût et sa charité ne l'eussent fait tout à tous ».
Tous ces faits ne prouvent-ils pas que ses manières qui plaisaient tant au petit peuple ne rebutaient pas les gens du monde, qui l'accueillaient aussi comme un envoyé de Dieu. D'ailleurs, alors que les rudes travailleurs de la terre, les ouvriers, les artisans, les manœuvres, les mendiants ne sentaient que vaguement le mérite d'un fils de famille à se mettre de plain-pied avec eux, il en était autrement des personnes du monde, d'autant quelles ne pouvaient manquer d'être frappées par l'aisance de ses manières, son exquise politesse, l'air de grandeur qu'il gardait sous ses vêtements de pauvre et dans les occupations les plus viles.
Cependant, avec quelques précautions que soient racontés la vie de cet homme extraordinaire, ses austérités d'un autre âge et ses exploits, un lecteur délicat aura peine à croire qu'il ne heurta pas le clergé et le monde de la noblesse et de la bourgeoisie. Et pourquoi ? Parce que sa manière nous échappe. On se représente mal avec quelle dignité et quel naturel il portait les livrées de la divine pauvreté. Ses répressions de scandales évoquent presque fatalement l'image de quelque curé réputé pour ses saintes colères. Aussi, des ecclésiastiques, qui le connaîtront déjà par Laveille, Rigault, Chaigne ou tout autre, viennent-ils à lire l'opuscule de Mgr Calvet, rien ne les y choque. C'est bien, crayonné de main de maître, le portrait de l'homme tel qu'ils se l'imaginaient... Et pourtant ! La Providence l'avait gratifié d'un masque au relief puissant, en parfaite harmonie avec son caractère et admirablement propre à soutenir cet air de grandeur que note Besnard. Physionomie irrégulière mais combien expressive ! Parlant de ces instructions où un jeu symbolique se mêlait à la parole : « Dans ces rencontres, sa voix, son visage, ses gestes, ses raisons avaient quelque chose de divin », écrit Blain (ch. LXVIII). Or voici comment on nous peint le séminariste de Saint-Sulpice : « Il était laid, un visage irrégulier, un très grand nez, une très grande bouche, de grands yeux qui semblaient égarés, des manières gauches. Toujours replié sur lui-même, parlant peu, incapable de plaisanter, suivant en communauté une sorte de règle particulière qui le tirait de la foule, tombant à genoux brusquement, sans motif apparent et n'importe où ». Du mystique absorbé en Dieu, les paupières closes, silencieux, mais qui devenait intarissable et dont les yeux s'allumaient, dont le visage s'animait d'une vie extraordinaire, quand on le laissait deviser de Jésus et de Marie, rien. Une sorte de somnambule, inconscient de ce qui l'entoure, une manière d'automate qui tombe brusquement à genoux n'importe où et on ne sait par quel déclic.
On lui veut des manières gauches. Des manières gauches, les manières de Grignion de Montfort ! Celles bien plutôt d'un gesticulateur merveilleusement expressif. Non, ce n'est pas lui, le magnifique orateur, l'incomparable metteur en scène, qui fut jamais embarrassé de ses bras et de ses mains ; et sans doute tranchait-il encore par là sur les autres séminaristes et sur MM. les Directeurs, le plus souvent sans geste du tout, les mains modestement enfoncées dans les manches de leur soutane.
Des biographes l'imaginent emporté par son zèle. « Il se rappelait volontiers, écrit-on, que Jésus renversa les tables des changeurs et chassa durement à coups de fouet les vendeurs du parvis du temple. Mais il n'est pas permis au premier venu d'imiter Jésus en toutes choses et Montfort cédait trop souvent à la tentation des violences évangéliques ». Nous avons raconté, d'après Grandet (p. 59), que M. Grignion, alors à l'hôpital de Poitiers, aperçut, un jour d'été, sur les bords du Clain, plusieurs jeunes garçons venus pour se baigner qui se livraient à des polissonneries devant des laveuses. Tirant de sa poche sa discipline, l'aumônier, dit l'historien, « en donna deux ou trois coups » à l'un de ces garnements. C'est la seule fois, à notre connaissance, que Montfort ait frappé. «Deux ou trois coups de discipline». Le biographe a pourtant trouvé cette précision dans Laveille, mais avec l'idée qu'à la suite de ses lectures, il s'est faite de notre saint, comment se représente-t-il son geste ? « Un jour, au bord du Clain (M. Grignion) remarqua un groupe de jeunes débauchés qui se divertissaient grossièrement. Le péché lui était un spectacle insupportable. Il s'arme de sa discipline qui ne le quittait pas. Il tombe sur la troupe effarée et il flagelle de ses dures lanières les épaules qu'il rencontre avec la vigueur intrépide dont il avait coutume quand il se frappait lui-même ». (Calvet)
Ce Montfort, nous le retrouvons plus déchaîné encore dans une grosse paroisse de Bretagne où il arrive pour donner la mission. « Un jour, à Moncontour, il tombe au milieu d'une fête foraine, d'un bal public, d'un groupe de danseurs et de danseuses qui tournoyaient au son de quelques instruments criards. Montfort se précipite, renverse l'échafaudage sur lequel les musiciens étaient juchés, s'empare des instruments de musique, les brandit au-dessus de sa tête, et fond sur les danseurs. Cris, vociférations, tumulte, bagarre. La chose pouvait très mal tourner. Elle tourna bien. Cet homme était étonnant. On ne résistait pas à la contagion de sa fièvre. Il apaisa les émois des musiciens, des danseurs et de la foule qui s'était amassée autour de l'enceinte du bal. Il parla, il pleura, il fit pleurer et tout se termina par le chant du beau cantique dont le refrain remplaçait les flonflons de la musique : Vive Jésus ! Vive sa croix». (Calvet)
Lisons maintenant le texte du P. Besnard (Livre II), de qui nous tenons cet épisode et qui était allé se documenter sur place.
« La mission indiquée dans la ville de Moncontour, diocèse de Saint-Brieuc, y attira M. de Montfort à la suite des autres missionnaires. Il y arriva un dimanche, et à son arrivée, il trouva sur la place une danse publique au son des instruments. Cette vue excita son zèle pour la sanctification des jours sacrés du Seigneur. Il perça la foule, arracha les instruments des mains de ceux qui en jouaient, se mit à genoux au milieu des danseurs et dit à haute voix : Que tous ceux qui sont du parti de Dieu fassent comme moi et qu'ils se prosternent par terre pour apaiser la colère de Dieu. Un très grand nombre des assistants saisis d'étonnement et d'une crainte religieuse obéit à l'instant et se mit à crier miséricorde. Quelques-uns moins dociles hésitèrent plus longtemps, mais tous se rendirent à la fin. L'homme de Dieu ne s'en tint pas là, et, pour prévenir dans la suite un pareil désordre, il alla chez M. Villet, maire de la ville, pour le conjurer de donner ses soins afin d'abolir entièrement un scandale contre lequel on s'élevait depuis longtemps mais sans succès».
Comme on le voit, il n'est question ni d'échafaudage renversé, ni de vociférations ni de tumulte ni de bagarre. Montfort ni ne se précipite, ni ne brandit au-dessus de sa tête les instruments des ménestrels, ni ne fond sur les danseurs, ni ne pleure ni ne fait pleurer, ni n'entonne pour finir un cantique triomphal. Au lieu de l'hystérique qu'on nous montre secouant les nerfs de la foule, quelle sobriété et quelle convenance de gestes et de paroles chez le missionnaire du P. Besnard ! La rapidité et la précision de son action ont déconcerté musiciens et danseurs. Rien de vulgaire dans son intervention, aucune violence. Un appel à la foi de ces chrétiens ; point d'autre menace que celle de la colère de Dieu.
Autre exploit de notre saint, vu de la même façon en renchérissant sur Mgr Laveille (p. 519).
« A Saint-Pompain, une foire traditionnelle, occasion de désordres, menaçait d'entraver la mission. Montfort organise une procession solennelle : il met en tête les plus solides gaillards de la paroisse et leur ordonne de foncer, la croix en tête, sur les baraques des baladins. Le pas était dangereux ; les choses tournèrent bien. Effrayés par la charge de la procession les forains plièrent bagage et prirent la fuite. Le champ restait au missionnaire »[80].
C'est Quérard qui nous a conservé l'épisode et aussi le cantique dont le titre, il est vrai, sonne comme une fanfare guerrière : La déroute des danses abominables et foires païennes de Saint-Pompain. Cette pièce ayant été omise dans la grande édition du P. Fradet, nous allons la citer tout entière. Elle en vaut la peine. Nous y voyons, non pas avec quelle force brutale, comme on se le figure, mais avec quel sens psychologique, l'homme de Dieu opérait contre les scandales. A Saint-Pompain, il fit son chef-d'œuvre dans ce genre. Pour en finir avec des foires et des réjouissances profanatrices du dimanche, il organisa une procession tout simplement, et qui ne serait qu'une procession, mais qu'il ordonna avec un tact parfait, un sentiment délicat de la situation. Au premier rang, derrière la croix et la statue ou la bannière de la Sainte Vierge (couplets 4 et 5), le bataillon des fillettes et des petits garçons, les deux groupes le chapelet à la main et sans doute costumés. Donc, en tête, tout au contraire des solides gaillards de Mgr Calvet et d'autres biographes, la faiblesse, l'innocence, la grâce ingénue et attendrissante du jeune âge. Ensuite la société des Vierges avec leur long voile blanc et au doigt l'anneau de leur promesse ; puis la confrérie des pénitents en longue robe et pieds nus malgré la rigueur de l'hiver. Enfin, en bon ordre, le reste des fidèles, gens mariés ou non, vieux et vieilles, et fermant la marche, le clergé. Sans que personne eût été prévenu, cette procession à laquelle il ne manquait que le Saint-Sacrement, sortit de l'église au moment où la foire battait son plein, et, priant, chantant, recueillie, s'avança, sans rien heurter, à travers les étalages et les baraques des forains, à la stupéfaction des marchands et des chalands, des bateleurs et des badauds, qui se rangèrent et firent silence. Elle ondula, se faufila, traversa, puis vraisemblablement contourna la foire, promenant son spectacle et son contraste, en obsédant sans merci les yeux de ces chrétiens oublieux. Pas une objurgation, pas un reproche, pas un mot du saint missionnaire ; le cantique le dit expressément. Un appel muet et pourtant si pathétique à l'esprit de foi de ces étourdis profanateurs du dimanche, dont la plupart sans doute avaient, dans leur paroisse ou à Saint-Pompain même, assisté à une messe matinale. Les coupables sentirent leur faute, ils en eurent honte, ils furent touchés aussi de cette discrétion de l'homme de Dieu qui les avait pris par le bon côté, leur côté de braves gens au fond et de croyants. Ils plièrent bagage, et Saint-Pompain ne les reverra plus profaner ainsi le jour du Seigneur.
Lisons le cantique triomphal où Montfort fait défiler sous nos yeux, comme dans un vieux psaume d'Israël, les éléments de sa petite armée.
 
La déroute des danses abominables et foires païennes de Saint-Pompain
 
I
Le crucifix
A tout rompu malgré le diable ;
Le crucifix
Est triomphant sur les débris
Et de la foire détestable
Et de la danse abominable ;
 
II
Gloire à la Croix,
Qui malgré toute résistance
Gloire à la Croix
Sans armes, paroles ni voix,
Qui résiste à toute puissance
Bouleverse, arrête et foire et danse,
Gloire à la Croix.
 
III
Quand on a Dieu
Quand on combat avec ses armes
Quand on a Dieu
On a le dessus en tout lieu ;
On passe au milieu des alarmes
On vainc le monde avec ses charmes,
Quand on a Dieu.
 
IV
Que l'on est fort
Quand on met sa force en Marie ;
Que l'on est fort
En vain la foule fait effort
On est plus fort quand on la prie
Que tout l'enfer en sa furie
Que l'on est fort.
 
V
C'est par son nom
Que Saint-Pompain chante victoire
C'est par son nom
Qu'il vainc comme fit Gédéon
En faisant passer avec gloire
La procession par la foire ;
C'est par son nom.
 
VI
On craint si peu
Qu'on ne saccage et qu'on n'empêche ;
On craint si peu
Qu'on prenne le fer ou le feu
Que nos enfants, rangés en flèche
Vont les premiers nous faire brèche
On craint si peu.
 
VII
Marchez, enfants ;
A la tête, petites filles.
Marchez, enfants ;
Comme nos héros triomphants
Battez des géants à dix mille,
Petit bataillon de pupilles,
Marchez, enfants.
 
VIII
Petits Davids,
Prenez vos chapelets pour fronde ;
Quoique faibles, quoique petits
Ne craignez point, bravez le monde,
Frappez le Goliath qui gronde,
Petits Davids.
 
IX
Suivez l'Agneau
Vierges, n'ayez point d'autre casque,
Suivez l'Agneau,
Que votre voile et votre anneau ;
Où Satan a levé le masque
Au travers de cette bourrasque
Suivez l'Agneau.
 
X
Braves soldats,
Pénitents, c'est vous que j'expose
Braves soldats,
A la foule des potentats ;
Que l'orgueil combatte et qu'il glose,
Pieds nus, vous gagnerez la cause,
Braves soldats.
 
XI
Gagne-petit,
Quiconque vient vendre à la foire,
Gagne-petit,
Grande perte et peu de profit :
Il vend son âme avec sa bête ;
Il perd son Dieu ; quelle conquête !
Gagne-petit.
 
XII
Peuple chrétien,
Homme de Dieu, femme dévote,
Peuple chrétien
Confondant le peuple païen
Dans son assemblée huguenote
En ces saints jours de Pentecôte,[81]
Peuple chrétien.
 
XIII
Vive Jésus,
Avec Notre-Dame de Grâce,
Vive Jésus,
Victorieux de tant d'abus,
Qui, quoi qu'on dise et quoi qu'on fasse,
Se rend le maître de la place,
Vive Jésus !
 
Dieu seul.
 
Combien, au contraire, Montfort est admirable dans la répression des scandales
 
Ainsi nous avons prise sur le vif la manière de Montfort dans la répression des scandales. En dépit de ce que peut nous suggérer notre imagination au récit de ses exploits, n'allons donc pas le voir se laissant aller à la violence contre les délinquants. Use-t-il de sa force musculaire, il le fait avec douceur. Ce n'est pas à coups de poing ni en broyant les poignets de sa main de fer qu'il rompt à Nantes, sur la Motte Saint-Nicolas, la ronde des danseurs, ni qu'il sépare les combattants sur la Motte Saint-Pierre. Ce n'est pas en lui écrasant les épaules sous la pression de ses paumes qu'à Poitiers il fait plier les genoux à l'officier blasphémateur et l'oblige à baiser la terre. On se le représente se colletant avec les ivrognes et les poussant titubants à la porte des cabarets, alors que dans les deux circonstances où le P. Besnard nous le montre en action contre les buveurs qui font de l'esclandre, il lui suffit au Mont-Saint-Michel de paraître et de menacer, à Roussay de renverser les pots et les tables, pour faire sortir toute la bande, à part, en ce dernier lieu, deux soiffards qui voulurent faire bonne contenance et qu'il mit dehors en les prenant chacun par la main. Qu'il ait affaire dans quelque tripot à de jeunes libertins qui boivent, qui jouent, qui dansent, qui se querellent, qui blasphèment et hurlent des chansons impies, et qui, furieux de leurs tables renversées, de leurs pots répandus à terre, des fifres et des violons mis en pièces, l'entourent et le menacent de leurs épées, s'empare-t-il pour se défendre de quelque lourd objet à portée de sa main ? Non, point d'autre arme que son crucifix levé à bout de bras. L'effet qu'il produisait ainsi, nous l'avons dit. En veut-on encore un exemple ?
 
« M. Grignion ayant ouï dire un jour, raconte Grandet (p. 193) qu'il y avait une grande assemblée de garçons et de filles qui dansaient dans un des faubourgs de la ville de la Rochelle, transporté de son zèle ordinaire contre les bals, il y fut avec un ecclésiastique, et étant entré dans la chambre, il se mit à genoux au milieu de la danse et dit tout haut l'Ave Maria. Cette posture et cette prière si peu attendue dans une semblable rencontre surprit si fort cette assemblée qu'elle se sépara à l'instant et s'enfuit ; deux garçons en furent si effrayés qu'ils s'évanouirent et tombèrent par terre. Un ecclésiastique digne de foi, qui y était présent, m'a raconté ce fait ».
Nous voilà donc loin de l'énergumène qui hante l'imagination de tel et tel biographe et ne se présente aussi que trop facilement à l'esprit de maints lecteurs. Le missionnaire était doué d'une vigueur redoutable et d'une carrure impressionnante. En bien des cas il aurait pu avoir raison par la force de la résistance physique de l'adversaire. Mais quelle pauvre victoire et qui n'eût fait qu'aigrir le coupable ! C'est la résistance morale qu'il voulait vaincre. Aussi ne s'en prenait-il qu'aux objets matériels, renversant, brisant à coups de pied, mettant en pièces les instruments du péché, pour frapper l'imagination du pécheur.
Non, nous ne sommes pas ici dans la geste de Samson, et il est clair que ce n'est pas la crainte que pouvaient inspirer sa musculature légendaire et son air intrépide qui eût mis en fuite non pas un demi-douzaine de vauriens, mais des assemblées entières, comme Grandet (p. 326) nous en a déjà cité un exemple. Nous reprenons tout son texte. Cela épargnera un effort de mémoire au lecteur.
« Prêchant un jour dans une paroisse, il apprit qu'on devait tenir une foire le jour de la fête du patron. Quelques jours auparavant il fit un discours contre un si pernicieux abus, et il exhorta tous ses auditeurs à ne pas se trouver à cette foire, leur disant que si elle se tenait ce jour-là, il les en chasserait, comme Notre-Seigneur fit autrefois des vendeurs et des acheteurs du temple, dût-il lui en coûter la vie. On ne fit pas grand état de son avertissement, car le jour du Patron étant arrivé, il prêcha à son ordinaire à sept heures du matin ; à peine s'y trouvait-il trente personnes, et après le sermon, ayant demandé pourquoi il y avait si peu de monde, il apprit que la foire était la cause de ce dérangement ; il descendit de chaire, et sans communiquer son dessein à personne, il fut à la foire, et transporté du zèle de Phinées ou de celui de Moyse, il renversa toutes les boutiques à droite et à gauche qui se présentaient devant lui, et en moins d'un quart d'heure, tous les marchands plièrent bagage, fermèrent leurs boutiques et emportèrent leurs marchandises. Il courut ensuite un bruit par tout le champ de foire qu'on allait tuer tous les chevaux, les bœufs et les autres animaux qu'on y vendait. Cette nouvelle qui ne venait que d'une terreur panique mit une telle épouvante parmi les vendeurs et les acheteurs qu'ils s'enfuirent précipitamment, et en moins d'une heure cette fameuse foire fut dissipée. Il n'y a que des hommes inspirés de Dieu qui puissent faire de tels coups ni qui soient capables de les faire réussir ».
Ce n'est certainement pas la soutane et les manches relevées comme un pugiliste qu'il sortit de l'église, mais tel qu'il était en chaire, en ministre de Dieu, revêtu du surplis et de l'étole, et se portant sur la place, renversa tranquillement comme s'il exécutait un ordre du ciel, sans proférer un mot, étalages et boutiques. Hors de lui, agité, vulgaire, le poing menaçant, blême ou pourpre de colère, il eût été immanquablement assommé. Par son air d'autorité et sa dignité souveraine, en parfait accord avec sa réputation de sainteté, il domina toute cette tourbe et lui apparut comme investi d'une puissance surnaturelle. Impossible d'expliquer autrement cette absence de résistance et surtout cette panique et ce bruit qui courut que la mort allait frapper tout le bétail qu'on vendrait.
Que, malgré l'horreur que lui inspirait le péché, il ne s'attaquât pas aux scandales en impulsif, la preuve en est encore que ses premiers biographes nous le montrent, en ces circonstances, se mettant à genoux avant de franchir le pas dangereux et prenant le temps de réciter un Ave Maria. C'est ce que nous l'avons vu faire à Nantes lorsque, pour séparer artisans de la milice municipale et soldats de la garnison qui en étaient venus aux mains, il se jeta au milieu d'eux. Bien qu'il jugeât sans doute qu'un malheur pouvait arriver d'un moment à l'autre, perçant la foule de populaire que cette rixe avait attirée et qui, à grands cris, excitait les combattants et applaudissait aux coups : « Je me mis à genoux, racontait-il quelques jours plus tard à M. des Bastières, et plusieurs personnes suivirent mon exemple ; ayant dit un Ave Maria et baisé la terre, je me relevai et me jetai à corps perdu au milieu de ces furieux». Point de doute que les personnes qui se mirent à genoux avec lui, devinant ce qu'il allait faire, craignirent pour sa vie et le recommandèrent à Dieu.
Mais ces prouesses mettent en branle l'imagination. « Je me jetai à corps perdu »... On ne retient que ce qui est mouvement, vivacité d'action, audace, risque ; et l'homme n'est plus qu'un impulsif, un exalté, un violent. C'est après l'épisode de Moncontour que Mgr Calvet fait cette réflexion : « C'était un saint. Et c'était un poète. Il vivait dans un état continuel d'exaltation mystique et d'exaltation poétique ». Et tel en effet il l'a peint. Qui s'en étonnerait ?
Des Bastières exalte la douceur de M. Grignion : « Il a fait, écrit-il, des efforts inimaginables pour vaincre son impétuosité naturelle ; il en est venu à bout et s'est acquis cette charmante vertu de douceur, si souvent préconisée par le Fils de Dieu ; il l'avait peinte sur son visage, elle éclatait dans toutes ses conversations, tous ceux qui lui parlaient en étaient charmés »[82].
 
Dans ses cantiques, le saint célébrera longuement cette vertu. La douceur de Jésus lui inspirera, mourant, son dernier sermon. Il en tirera des accents qui feront fondre en larmes son auditoire. Mais nulle part il n'apparaît mieux en possession de ce don de Dieu que dans la répression des scandales. Maîtrise absolue de lui-même, aucun usage de sa force contre les personnes, aucune parole de colère, aucune arme que son crucifix, aucun geste pour sa propre défense. A Nantes, les soldats dont il vient de briser à coups de pied la table de jeu, occasion de rixes quotidiennes, se jettent sur lui, le prennent par les cheveux, lui déchirent son manteau, menacent de lui passer leur épée à travers le corps, s'il ne leur paye leur table. Nous avons vu comment il se comporta.
Autre fait semblable, raconté par le même M. des Bastières[83].
« Il arriva une fois que comme M. de Montfort disait son Ave Maria au milieu de neuf ou dix personnes de mauvaise vie, il y en eut une qui se jeta aussi à genoux pour prier Dieu ; tous les hommes sortirent excepté un qui se jeta sur M. de Monfort comme un loup ravissant sur un agneau, il le prit par les cheveux de la main gauche, tenant de l'autre son épée nue ; il lui dit en jurant exécrablement que, s'il ne sortait à l'heure même, il lui passerait son épée au travers du corps. M. de Montfort, sans être nullement intimidé, lui fit cette sage réponse ; je consens, Monsieur, que vous m'ôtiez la vie et je vous pardonnerai volontiers ma mort, pourvu que vous me promettiez de vous convertir, car j'aime mieux mille fois le salut de votre âme que dix mille vies comme la mienne. Ces paroles furent comme un coup de foudre pour ce malheureux. Il en fut si épouvanté qu'il tremblait des pieds et des mains, de sorte qu'il eut bien de la peine à rengainer son épée et encore plus à trouver la porte pour sortir. Nous restâmes seuls dans la chambre avec cette pauvre malheureuse qui était à genoux comme nous et qui était plus de demie-morte aussi bien que moi. M. de Montfort l'amena avec nous et la mit entre les mains d'une fille très pieuse qui l'a si bien instruite qu'elle est présentement un parfait modèle de pénitence ».
« M. de Montfort, ajoute des Bastières, m'a raconté beaucoup d'autres aventures à peu près semblables, j'ai été moi-même témoin oculaire de quelques-unes ».
Quelle puissance de pathétisme ne fallait-il pas pour produire de tels effets ! C'est ici qu'on doit reconnaître comme un don de Dieu, une sorte de charisme de l'apôtre populaire, cette vivacité d'expression qu'il mettait en tout et qui le rendait si singulier dans la pratique habituelle des vertus. Dans les circonstances extraordinaires comme celles que nous venons de voir, où le zèle l'enflammait, tout devenait en lui impressionnant à un degré inimaginable : le regard, le visage, l'accent de la voix, le geste, l'attitude. Tout exprimait avec une force incroyable l'horreur du péché, la douleur de l'offense divine, la terreur des châtiments célestes, la compassion pour le pécheur. Tout menaçait et tout suppliait. D'un mot, d'un regard, il pénétrait d'effroi, sinon de componction, un cœur de misérable. D'un geste, il lui arrivait de mettre en fuite toute une bande ou de la précipiter à genoux. L'expressité, telle est sa caractéristique que nous retrouvons partout. Des ecclésiastiques venus par esprit de moquerie à ses mises en scène en étaient touchés aux larmes. A l'église Saint Jean de Monfort[84], devant prêcher, il se contente d'arborer un crucifix sur la chaire, descend, et parcourant les rangs des assistants, leur offre à genoux un autre crucifix à baiser, disant simplement à chacun : Voilà votre Sauveur, n'êtes-vous pas bien fâché de l'avoir offensé ? « Tous les cœurs, écrit Blain, parurent comme percés de componction et liquéfiés d'amour et de tendresse ; les yeux des assistants parlaient pour eux par des torrents de larmes ».
Combien de traits de ce genre pourrait-on citer encore ! A son départ de Rouen, où il est allé s'entretenir avec son ami Blain, il prend un bateau, une sorte de coche, appelé la Bouille... Cette voiture, raconte le mémorialiste (Blain, ch. LXXXII) est une véritable arche de Noé, remplie de toutes sortes d'animaux. Il s'y trouve ordinairement près de deux cents personnes qui viennent à Rouen et s'en retournent chez elles les jours de marché. On ne serait pas bien reçu là à parler de Dieu devant une troupe de gens qui souvent sapent les premiers principes de la religion. Les entretiens ordinaires de ces allants et venants sont les plus grossières polissonneries, ou en paroles ou en chansons lascives.
« Cependant, à peine notre missionnaire y fut-il entré qu'il se mit à genoux devant toute l'assemblée et, prenant en mains son grand rosaire, il exhorta son compagnon de route (le Frère Nicolas) à le dire avec lui. La figure du prêtre à genoux et sa proposition de dire le rosaire devint une foire pour l'assemblée ravie de trouver un si beau sujet de rire. Le saint prêtre, toujours à genoux et en prière, laissa la compagnie se divertir sur son compte ; c'était son sort de trouver les confusions semées sous ses pas ; il but celle-ci en silence avec un air tranquille et, sans doute, il l'offrait à Dieu en secret pour obtenir grâce à ceux qui riaient à ses dépens. Quand ils eurent fini, il recommença et leur proposa de nouveau de dire le chapelet ; les rires recommencèrent aussitôt et continuèrent un certain temps ; après quoi, le dévot prêtre, dont le zèle s'enflammait par les humiliations, leur proposa une troisième fois de dire le rosaire d'un air si animé de l'Esprit de Dieu qu'il gagna sur toute la compagnie de le dire tout entier et d'écouter ensuite ses instructions, ce qui dura jusqu'à la descente du bateau.
« Ce récit, continue Blain, m'a été fait par une personne qui était présente. Ceux qui savent ce qu'est cette sorte de voiture et l'espèce de gens qui s'y trouvent d'ordinaire admireront ce fait comme un miracle dans l'ordre de la grâce ».
Oui, sans doute, la grâce divine implorée par le saint prêtre est intervenue. Mais de quel instrument aussi se servit-elle ? Blain note lui-même l'action décisive du missionnaire, ce zèle que ne firent qu'enflammer les refus, cet air, ce ton qui finirent par devenir si animés de l'Esprit de Dieu que la troisième demande emporta tout.
« Cet homme était étonnant, s'exclame-t-on. On ne résistait pas à la contagion de sa fièvre ». Disons plutôt à l'impression de surnaturel qu'il donnait. « Il séduit le peuple par ses enchantements », répétaient ses accusateurs du clergé. Quel témoignage ! De fait, quand il parlait de Dieu, de Jésus et de Marie et laissait son amour librement s'épancher ou qu'il s'appliquait à toucher le cœur d'un pécheur, son visage s'illuminait, sa voix avait des modulations si suaves, un accent si prenant, que l'on se sentait comme sous l'effet d'une incantation.
Si les biographes avaient su voir que Grignion de Montfort n'avait d'autre singularité que d'être expressif à l'extrême, un saint spectaculaire et qu'il tenait cette particularité du fond même de sa nature, comme un don magnifique de Dieu à l'apôtre populaire, le problème des persécutions ne se posait même pas.
Du premier coup ils constataient comme une chose évidente que ses grands dehors de sainteté, si puissants particulièrement sur l'esprit du peuple, avaient, d'un autre côté, joué contre lui. Ils nous faisaient grâce d'explications aussi laborieuses que dénuées de fondement : le jansénisme, des évêques circonvenus, serviles à l'égard du pouvoir, jaloux de leur tranquillité ; un clergé aux vertus discrètes, intransigeantes sur le chapitre de la tenue ; des chrétiens embourgeoisés, mal disposés à s'entendre rappeler les renoncements évangéliques, et plus fâcheusement encore, un Montfort bizarre, exalté, passablement déséquilibré. Nous n'aurions pas non plus à déplorer que plusieurs d'entre eux, par réaction, pour sauver l'honneur d'un si grand homme et d'un si grand saint, aient tenu pour négligeable tout ce que dit Blain des incorrigibles singularités de son ami, cause principale de ses épreuves, et les aient présentées comme de légers défauts extérieurs qu'exploita la malveillance, le dépouillant ainsi de sa caractéristique la plus nette, la plus profonde et la plus providentielle, celle qui informe tous ses comportements et fait qu'il est Montfort, un type unique d'apôtre populaire.
 
 
 
 
EXPERTISE GRAPHOLOGIQUE
 
 
Un carme déchaux soutenait donc à un montfortain, étudiant aux Facultés catholiques de Lille, que le P. de Montfort était un déséquilibré et qu'il serait facile de le démontrer en soumettant à un graphologue quelques lignes de son écriture. Peu de temps après, en 1950, au Congrès psychologique d'Avon, on pria un confrère de ce carme de présenter l'édition photographique du manuscrit de la Vraie Dévotion à Mme Y.B. réputé graphologue parisien, présente au Congrès. Elle n'eut pour l'examiner qu'un temps assez court entre deux sessions et ne put donner oralement qu'une appréciation sommaire : « Tempérament très fort, mais remarquablement équilibré à force d'efforts, semble peu original. On croirait à de l'indifférence pour ses parents et ses amis, mais ce n'est que de l'apparence ».
Mais, dans l'ouvrage du P. Girolamo Moretti, le célèbre graphologue franciscain : « Copie non conforme. Le vrai visage des saints révélé par leur écriture », on trouvera (p. 145) une étude complète de celle de saint Louis Grignion de Montfort. Nous n'en retiendrons que quelques notations.
« Sa force intellectuelle n'est pas très accentuée », écrit le P. Moretti, ce qui nous semble très vrai si l'on entend l'intelligence au sens fort de puissance d'abstraction. Nous nous sommes déjà expliqués sur ce point dans une note de notre chapitre V.
« Originalité qui n'est pas troublée par d'excessives impétuosités car elle est plutôt médiocre », à quoi nous souscrivons aussi, malgré le dire de Blain (ch. XXVIII) : « M. Grignion naturellement inventif et d'une imagination féconde avait toujours à proposer quelques nouvelles pratiques ou quelques nouveaux motifs de vertu ». Non, Montfort n'invente pas. Aucune des pratiques, aucun des motifs de vertu signalés par Blain qui ne soit emprunté. On ne voit pas davantage qu'il ait tiré de son propre fond aucune de ses industries apostoliques. Mais ce qu'il emprunte, pratiques de dévotion dont la plus belle est celle du Saint Esclavage, cérémonies, mises en scène, etc.. il le monte en puissance.
On lui prêterait volontiers une imagination créatrice. Elle ne l'est pas. Elle n'enfle ni n'amplifie même rien[85]. Seulement elle présente les choses sous leur aspect le plus puissant, le plus évocateur de leur grandeur invisible. Montfort a l'esprit sublime. Nous aurons tout un chapitre pour le démontrer. Son imagination le sert sur ce point admirablement. Elle revêt tout de formes sensibles. C'est elle qui lui fait penser ses vertus de la manière la plus concrète ; elle qui lui fait comme voir de ses yeux de chair et toucher de ses mains dans les pauvres la personne même de Jésus-Christ, ainsi que le dit si bien Grandet (p. 354) : «La tendresse pour les pauvres, si je l'ose dire, est allée jusqu'à l'excès, il les regardait comme un sacrement qui contenait Jésus-Christ caché sous leur extérieur rebutant. Un pauvre (disait-il) est un grand mystère, il faut savoir le pénétrer: Beatus qui intelligit super egenum et paeuperem, c'est-à-dire iatus legit ».
CHAPITRE XVI
 
 
L'HOMME D'UNE VOCATION
 
 
Lorsqu'en 1863 le P. Faber écrivait son admirable préface pour la deuxième édition en langue anglaise du Traité de la Vraie Dévotion à la Sainte Vierge, sa haute qualité d'écrivain spirituel ne l'avait pas empêché d'être frappé tout d'abord par la figure de l'apôtre. « Il y a peu d'hommes dans le dix-huitième siècle, disait-il, qui portent plus fortement gravées sur eux les marques de la Providence que cet autre Elie, missionnaire du Saint-Esprit et de Marie... La somme de ses travaux, comme celle de saint Antoine de Padoue, est vraiment incroyable et inexplicable ». Et quand il en venait à l'écrivain mystique, c'est encore à un autre illustre missionnaire qu'il le comparait. « Il s'avance, écrivait-il, nouveau saint Vincent Ferrier, comme s'il était aux jours qui touchent au dernier jugement, et proclame qu'il apporte de la part de Dieu le message authentique d'un honneur plus grand, d'une connaissance plus étendue et d'un amour plus ardent pour Marie, aussi bien que la liaison intime qu'elle aura avec le second avènement de son Fils ».
Tout au contraire, en 1926, dans la préface, copieuse pourtant, du P. Huré, futur Supérieur général de la Compagnie de Marie, le missionnaire n'est plus rappelé que par ces deux lignes : « Sa grande voix d'apôtre, éteint depuis deux siècles, retentit de plus en plus dans l'Eglise de Dieu ». Certes, une plus longue évocation ne s'imposait pas, mais cette brièveté n'en est pas moins significative. Déjà, en 1901, le P. Lhoumeau, publiant son remarquable ouvrage La Vie spirituelle à l'école du Bx Louis-Marie Grignion de Montfort, n'avait pas soufflé mot du missionnaire.
Mais ce qui marque mieux encore cette nouvelle orientation c'est la différence des deux offices liturgiques, celui de la béatification 1888 et celui de la canonisation 1947. Dans le premier, l'homme de Dieu que l'Eglise exalte n'est pas seulement l'apôtre mais très nettement l'apôtre populaire, dont la vie, plus encore par ses étranges pratiques renouvelées des vieux prophètes que par l'éclat de sa voix, n'avait été qu'un cri : « Clama, entonnait l'Introït, ne cesses : quasi tuba exalta vocem tuam et annuntia populo meo scelera eorum et domui Jacob peccata eorum. Crie à pleine gorge, ne te retiens pas, fais sonner ta voix comme une trompette, dénonce à mon peuple ses crimes et à la maison de Jacob ses scélératesses ». C'était le héraut du mystère de la croix et du très saint Rosaire que l'oraison invoquait ; c'était le missionnaire et fondateur de deux Compagnies de missionnaires que proclamait l'Evangile. Dans le nouvel office, l'Introït n'évoque plus le brûlant apôtre que comme un messager de paix, l'annonciateur du règne pacifique de Dieu. Quam pulchri super montes pedes annutiantis et praedicantis pacem, annuntiantis bonum praedicantis salutem, dicentis Sion : Regnabit Deus tuus ! Qu'ils sont beaux sur les montagnes les pieds du porteur de bonnes nouvelles, qui publie la paix, qui annonce le bonheur, qui proclame le salut, qui dit à Sion : Voici que règne ton Dieu ! A part l'épitre inchangée, où saint Paul glorifie la sagesse de Dieu, la folie de la croix, tout le reste, à quelques passages près, remémore le nouveau Jean, le filial serviteur de la très Sainte Vierge, le prophète du règne de Jésus par Marie.
Déjà, bien qu'en exaltant Montfort comme le « Père de la Vendée», l'abbé Quérard, ancien missionnaire de la Compagnie de Marie, dont nous parlerons tout à l'heure, avait, par son ouvrage La Mission providentielle du Vénérable Grignion de Montfort (1884) et sa biographie en quatre volumes in-12, (1887), préparé les esprits à ce changement. Mais l'homme qui fit le plus pour mettre en valeur et propager la spiritualité de notre saint, fut incontestablement le P. Lhoumeau. Disciple de Mgr Pie et de Mgr Gay et fils spirituel de celui-ci, la lecture du Traité de la Vraie Dévotion avait été pour lui comme la découverte d'un trésor. Pendant les dix années qu'il dirigea les novices des Filles de la Sagesse à Saint-Laurent-sur-Sèvre, il fit du petit livre le thème principal de ses instructions. Devenu Supérieur Général (1913), sa grande pensée fut d'imprégner de plus en plus les deux Congrégations montfortaines de l'esprit mariai de leur Fondateur. Encore l'ambition du P. Lhoumeau ne se limita-t-elle pas à ce cercle étroit. En 1902, il donnait au public « La Vie spirituelle à l'école du Bx Louis-Marie Grignion de Monfort », simple résumé de ses conférences si alertes et si spontanées. Deux ans auparavant il avait fondé la revue mensuelle, Le Règne de Jésus par Marie, qu'il dirigea pendant quatre ans. Supérieur Général, il encouragea au Canada, en Hollande, en Italie, la création de revues analogues. En 1906, se fondait à son inspiration l'Association des Prêtres de Marie, qu'il dotait deux ans plus tard d'une revue spéciale.
Ce fut, vraisemblablement, en vue de cette tâche, aussi délicate que féconde, que la Providence avait acheminé, par des détours assez imprévus, vers une Compagnie de missionnaires, ce prêtre de trente-deux ans, de qui les dons et les goûts, les entretiens, annonçaient plutôt une âme bénédictine. Mais, à notre humble avis, il n'en est pas moins regrettable que l'apôtre populaire, à la différence de l'écrivain spirituel, lui ait si peu parlé, les deux hommes dans la personne du saint étaient inséparables. Plainchantiste à l'érudition et aux théories très personnelles, maestro délicat, le P. Lhoumeau jugeait assez sévèrement la sonorité éclatante de l'Introït Clama ne cesses. Mais on peut croire que la préférence que nous venons de dire préparait mal l'artiste à goûter, paroles et musique, un chant qui exaltait avec une telle plénitude l'apôtre populaire.
C'est pourtant cette vocation d'apôtre populaire qui éclaire tout Montfort. Le regarde-t-on sous cet aspect, tout s'harmonise en lui et convient. Ce qui vu sous un autre jour déconcerterait est ce qui alors relève le plus sa physionomie.
Homme d'une vocation, instrument hors série pour une œuvre extraordinaire, tel apparaît notre saint. Il est de ces hommes qui, soit par révélation, soit par une impulsion secrète irrésistible, se savent suscités de Dieu pour l'accomplissement de quelque mystérieux dessein et qui portent dans toute leur personne la marque de leur exceptionnelle destinée.
Qu'il eût le sentiment profond d'être né pour de grandes choses, nous en avons plus que des indices. Sa nature, son tempérament l'en avertissait d'abord. « Si Dieu m'avait destiné pour le monde, disait-il à M. des Bastières, j'aurais été l'homme le plus terrible de mon siècle». Terrible non pas seulement par une chaleur de sang héritée de son père, mais par son âme, une de ces âmes qui trouvent joie et ivresse à se mesurer avec les obstacles, à briser les résistances, à braver la fatigue, la douleur et la mort. La violence qu'il fera à sa nature montrera ce dont il était capable sur ce point. Mais il se savait surtout un privilégié de Dieu. L'obsession de la divine présence, l'horreur instinctive du péché, une soif inextinguible de pauvreté, de mépris et de souffrance, toutes faveurs qu'il avait connues dès sa jeunesse, le lui disaient assez. Seulement ce grand Dieu qui l'avait ainsi comblé que voulait-il de lui ? A peine a-t-il quitté Saint-Sulpice et donné quelques missions dans les campagnes délaissées du diocèse de Nantes qu'il se le demande. Doit-il aller se cacher au fond d'un cloître, s'ensevelir dans quelque solitude pour se livrer à la contemplation et à l'exercice de la pénitence ou s'élancer à la conquête des âmes ? Le zèle le dévore, mais il craint le monde et ses applaudissements. Il connaît ses ressources et il appréhende ses succès. Il semble entendre déjà autour de sa chaire l'église s'emplir de cris et de sanglots et, dans ce triomphe de sa parole, la voix de Satan le tenter d'orgueil. « Je me trouve depuis que je suis ici, écrit-il de Nantes à M. Leschassier, comme partagé entre deux sentiments qui me semblent opposés. Je ressens d'un côté un amour secret de la retraite et de la vie cachée pour anéantir et combattre ma nature corrompue et qui aime à paraître, et, de l'autre, je sens de grands désirs de faire aimer Notre Seigneur et sa Sainte Mère et d'aller d'une manière pauvre et simple faire le catéchisme aux pauvres de la campagne ». Les pauvres, ce n'est pas seulement la misère physique et morale, le manque de tout, l'abandon, l'ignorance et la crasse spirituelle, c'est aussi la masse, la multitude innombrable, un royaume illimité à conquérir à Jésus-Christ. Déjà il songe à une petite et pauvre compagnie de missionnaires. Cette fièvre d'étendre le règne de Dieu ne tarde pas à l'emporter sur les aspirations du mystique et les attraits de la solitude. L'ermite, il est vrai, ne mourra jamais complètement chez lui, et les grottes secrètes, l'ombre et le silence des forêts profondes le tenteront toujours. Seulement, il y a hors de France, au delà des mers, des régions immenses où la détresse des âmes est infiniment plus grande, l'Evangile n'y ayant jamais été annoncé. Voilà où il voudrait aller ; mais dans quelles conditions ? C'est ici qu'apparaît jusqu'à quel point il était convaincu que Dieu avait de grandes vues sur lui.
 
Chassé de Poitiers après en avoir, depuis sa sortie de l'hôpital, régénéré les faubourgs, appréhendant de trouver en France chez les autorités ecclésiastiques les mêmes oppositions, il n'hésite pas et part à pied pour Rome. Dans quelle intention ? Ecoutons Grandet (p. 95) qui, nous le montrons tout à l'heure, tenait ses renseignements de bonne source.
Le biographe prend les événements au moment où le missionnaire vient d'être interdit.
« Ce grand serviteur de Dieu... étant allé répandre son cœur dans le sein du P. de la Tour, jésuite, son directeur, qui demeurait alors au collège de Poitiers, il le consulta sur le dessein qu'il avait depuis longtemps d'aller à Rome offrir ses services au Pape, et lui demander sa bénédiction apostolique, pour aller prêcher l'Evangile aux infidèles dans le nouveau monde, et par là, s'il lui était possible, mériter la couronne du martyre. Le Père de la Tour approuva fort son dessein... »
Dessein déjà ancien, en effet : « L'ardeur de sa charité, dit Blain (ch. XL1X) parlant du temps de Saint-Sulpice, l'attirait du côté des pays barbares ; mais les dissensions survenues à cette époque, par la malice du démon, entre les ouvriers évangéliques, le détournèrent d'y penser, et M. Leschassier ne lui permit pas d'aller au Canada dans la crainte que, se laissant emporter par l'impétuosité de son zèle, il ne se perdît dans les vastes forêts de ce pays en courant chercher les sauvages. C'est ce que ce sage directeur m'a dit à moi-même ».
Revenons à Grandet (p. 99). Ayant amené son voyageur à Rome épuisé d'une si longue route, le biographe continue : « Après quelques jours de repos, il fit demander audience au Pape Clément XI par un Théatin qui avait beaucoup d'accès auprès de Sa Sainteté. Le Pape ayant marqué le jour, M. Grignion demanda en quelle langue il fallait haranguer le Saint Père, et ayant su que c'était pour l'ordinaire en latin, il fit un discours fort court, mais très éloquent, qu'il prononça en cette langue, après avoir été admis à baiser les pieds du Pape.
« Il a dit depuis qu'en entrant dans la chambre de Sa Sainteté et qu'apercevant Clément XI, il fut saisi d'un respect extraordinaire, croyant voir Jésus-Christ lui-même en la personne de son Vicaire. Clément XI le reçut avec beaucoup de bonté, et, après la harangue latine, il lui dit qu'il pouvait lui parler français, qu'il l'entendait assez pour y répondre ; et pour ce que M. Grignion lui proposa d'aller faire des missions en Orient pour convertir les infidèles, le Pape lui répondit : « Vous avez, Monsieur, un assez grand champ en France pour exercer votre zèle, n'allez point ailleurs et travaillez toujours avec une parfaite soumission aux évêques dans les diocèses desquels vous serez appelé, Dieu par ce moyen en donnera bénédiction à vos travaux »
Et après avoir parlé des pouvoirs d'indulgence et de bénédictions que le Pape lui accorda, Grandet poursuit : « Clément XI lui donna aussi la qualité de missionnaire apostolique et lui recommanda surtout de bien enseigner la doctrine chrétienne aux peuples et aux enfants et de faire renouveler partout l'esprit du christianisme par le renouvellement des promesses du baptême »
 
De qui Grandet tient-il ses informations ? Ce ne peut être que de M. des Bastières. Nous avons la lettre que le P. de la Tour adressa au biographe. Ne s'y trouvent que quelques lignes sur ce voyage, mentionné seulement comme preuve de « l'agilité de son zèle », tandis que manifestement fait suite à notre citation l'extrait suivant des Mémoires de M. des Bastières, extrait reporté à la dernière partie du volume, selon l'habitude qu'a Grandet de séparer du récit des événements ce qui concerne les vertus de M. de Montfort, réservant ceci pour la fin.
«Si j'avais voulu (dit M. des Bastières)[86] aller à Rome avec lui, il y aurait été pour la deuxième fois et pour le même sujet ; il a fait ce qu'il a pu pour m'engager à faire ce voyage et pour me persuader que Dieu demandait cela de nous. Mon cœur est pénétré de la plus vive douleur, me disait-il quelquefois, quand je pense qu'un nombre infini d'âmes se damnent, faute de connaître le vrai Dieu et la religion chrétienne ; si nous avions nous-mêmes de la foi et de la charité, nous n'hésiterions pas d'un moment à partir (pour Rome). Que ceux-là sont heureux qui ont le bonheur de travailler à un si divin emploi ! Ils font ce que fit autrefois Notre-Seigneur, ce qu'ont fait à son exemple les saints Apôtres, et ce que font encore aujourd'hui un grand nombre de généreux et saints missionnaires. Ce sont mes péchés, disait-il encore en soupirant, qui me rendent indigne d'une si excellente faveur ; je ne mourrai jamais content si je n'expire au pied d'un arbre comme l'incomparable missionnaire du Japon, saint François Xavier ».
 
Est-ce clair ? Le saint entreprit ce grand voyage en vue d'obtenir du Pape ce que seul le Pape pouvait lui donner : un ordre de mission pour les pays infidèles, autrement dit d'être envoyé par Clément XI, seul ou avec quelques compagnons, lui-même personnellement muni de pleins pouvoirs, à des nations païennes, comme, aux premiers siècles de l'Eglise et dans le haut Moyen-Age, furent envoyés par le Siège Apostolique aux peuples barbares leurs apôtres. Il a conscience d'avoir l'âme de ces convertisseurs, leur génie d'adaptation, l'aptitude des plus grands d'entre eux à parler cette magnifique langue apostolique que, d'un bout de l'univers à l'autre, tout homme comprend et à laquelle les populations primitives sont particulièrement sensibles, langue qui s'adresse aux yeux, langue non plus de mots mais de choses, d'actions. Il a leur piété démonstrative, leur ascèse effrayante, leur endurance physique, leur audace, leur mépris de la douleur et de la mort.
Les sociétés missionnaires ne manquent pas auxquelles il pourrait s'agréger. Mais, comme le notait Blain, de fâcheuses compétitions troublent leur entente. De plus elles ont leurs coutumes, leurs méthodes, leurs règles de prudence et aussi leurs sujets médiocres. Il craindrait d'être bridé, mal encadré, maintenu à un rang subalterne, dans l'impossibilité de s'abandonner aux inspirations de son zèle et de son génie propre. Il tient à garder ses coudées franches. Il espère que le Chef de la Chrétienté voudra bien l'investir d'une mission qui lui permette de guerroyer à ses frais et de réaliser par ses moyens à lui, autant qu'il plaira à Dieu, ses ambitions de conquérant.
Fils d'obéissance, il se met pleinement à la disposition du Pape qui le maintiendra peut-être en France, mais il ne lui dissimule pas l'ardent désir qui seul l'amène aux pieds de Sa Sainteté et justifie un si long voyage et une si haute instance. Clément XI, il est vrai, n'y acquiescera pas, mais il tiendra à marquer au jeune apôtre combien il apprécie sa démarche et regrette de ne pas juger bon de mieux satisfaire à ses vœux. Sans qu'il se fasse grande illusion, et l'homme de Dieu non plus, sur la valeur que peut avoir aux yeux d'un épiscopat presque entièrement gallican une recommandation pontificale, en assignant à M. Grignion la France pour champ d'action il lui donne mission pour ce champ-là en lui conférant le titre de missionnaire apostolique.
Il a fallu l'imagination et le parti-pris de l'abbé Quérard pour trouver à ce voyage un motif tout différent, et le malheur est que la plupart des biographes venus ensuite, impressionnés sans doute par les détails qu'il fournissait en homme dûment informé, et aussi se copiant les uns les autres, ne se sont pas suffisamment dégagés de cette façon de voir.
Ne refusons pas à Quérard d'avoir été, sur un point, un précurseur. Il fut le premier, sinon peut-être à saisir, du moins à exalter la mission providentielle de Montfort. Seulement il ne voit là que le héraut du règne de Marie. L'apôtre typiquement populaire, caractérisé par des dispositions innées, non moins providentielles que les dons surnaturels qui distinguèrent le mystique, lui a échappé. Pour lui, Montfort n'est Montfort, un type à part, que par sa physionomie spirituelle alors qu'il l'est au premier chef par la frappe de sa nature. A ses yeux, c'est uniquement la singulière dévotion du prédicateur du Rosaire et du Saint Esclavage qui marque l'apôtre de la Vendée ; c'est elle qui lui vaut tant de vexations, où le biographe ne manque jamais de voir se profiler dans l'ombre l'inquiétante silhouette d'un janséniste. En conséquence Quérard se persuade que celui qui est allé à Rome, ce n'est pas l'aspirant aux terres lointaines, brûlant d'obtenir du Pape un ordre de mission, mais le prédicateur du saint Esclavage de la Mère de Dieu, jugeant prudent de soumettre au Souverain Pontife sa méthode d'apostolat et de la faire ratifier par la plus haute autorité de l'Eglise. On conçoit que le livre qu'il publia pour soutenir cette thèse et où il écrit[87] que « Clément XI sut reconnaître, consacrer la mission providentielle de Louis-Marie de Montfort » ait fait assez de bruit dans les milieux romains pour lui inspirer une certaine inquiétude.
Si encore il appuyait son sentiment sur quelque autorité. Mais dans la quinzaine de pages qu'il consacre à l'étude de cette audience au quatrième tome de la Vie du serviteur de Dieu, autre ouvrage de sa composition, à part la date du 6 juin qu'il aura relevée dans les archives pontificales ou dans celles des Pères Théatins, tout ce qu'il dit de neuf n'est que conjecture. De ce fait, noté par Grandet, que le missionnaire « fit demander audience au Pape par un Théatin qui avait beaucoup d'accès auprès de Sa Sainteté », Quérard[88], sachant par ailleurs qu' « au siècle précédent les religieux Théatins de Rome avaient établi la dévotion du Saint Esclavage en Italie, dans la Sicile et en Savoie », prête au voyageur de longs entretiens avec le P. Tommasi, que Pie VII béatifia en 1803 et dont il fait indûment le confesseur de Clément XI. « A dessein, écrit-il, de se faire parfaitement connaître au Souverain Pontife par un intermédiaire éclairé, il eut à cœur de faire bien connaître à celui-ci ses sentiments intimes et sa conduite extérieure, son enseignement et sa méthode d'évangélisation, les oppositions et les persécutions qu'il rencontrait partout, les fruits prodigieux de ses missions et les bénédictions que Dieu répandait sur elles, et enfin ses œuvres, ses instituts que le ciel lui avait inspirés et dont il avait déjà jeté les premiers fondements ». Là-dessus une grande page rapportant l'exposé que le missionnaire aurait fait au P. Tommasi de son merveilleux moyen d'apostolat, la dévotion du Saint Esclavage. Que le saint ait longuement conversé de sa chère dévotion avec un autre saint qui n'en était pas moins enthousiaste, c'est fort probable. Mais Quérard va plus loin. Il s'appuie sur ce passage du Traité de la Vraie Dévotion : « Je proteste hautement qu'ayant lu presque tous les livres qui traitent de la dévotion à la très Sainte Vierge, ayant conversé familièrement avec les plus saints et savants personnages de ces derniers temps, je n'ai point connu ni appris de pratique de dévotion envers la Sainte Vierge semblable à celle que je veux dire » et il conclut que l'auteur ici entend sans doute parler du P. Tommasi, qui passait dès lors pour un saint et un savant de premier ordre». Admettons-le. Mais, que dans cette conversation le missionnaire ait eu en vue de renseigner le Pape sur sa méthode par un truchement autorisé, c'est une autre affaire. C'en est une autre aussi qu'il ait entretenu le P. Tommasi, et surtout dans le même dessein, de ses projets de fondateur. Cependant pour Quérard cela ne fait aucun doute. Bien plus, à l'en croire, si Montfort sollicita du Souverain Pontife un ordre de mission pour les pays infidèles et barbares, ce n'était qu'un vœu exprimé pour contenter les désirs ardents de toute sa vie, pour s'en faire un mérite devant Dieu, pour mieux connaître sa vraie mission et la tenir directement du Vicaire de Jésus-Christ. Mais « tout témoigne, ajoute Quérard, qu'il se sentait appelé à continuer sa mission en France ». A preuve « sa recommandation au Frère Mathurin de l'attendre à Poitiers ou dans les environs, et enfin sa lettre d'adieu qui suppose son retour et la reprise de ses travaux apostoliques ».
«Clément XI, dit Grandet (p. 101), lui recommanda de faire renouveler partout l'esprit du christianisme par le renouvellement des promesses du baptême », et Montfort écrit dans la Règle des missionnaires de la Compagnie de Marie : « Le but de leur mission est de renouveler l'esprit du christianisme dans les âmes. Ainsi ils en font renouveler les promesses comme ils en ont ordre du Pape de la manière la plus solennelle, et ils ne donnent l'absolution et la communion à aucun pénitent qu'il n'ait auparavant, avec les autres, renouvelé les promesses de son baptême ». Preuve directe, écrit Quérard, que Montfort soumit ses instituts naissants à l'approbation verbale du chef de l'Eglise. Preuve aussi pour lui que Clément XI approuva la pratique chère au missionnaire. Montfort ne dit-il pas en effet dans son Traité de la Vraie Dévotion que la Consécration du Saint Esclavage n'est que la parfaite rénovation des promesses du saint baptême ?
« L'histoire, cette petite science conjecturale » disait Renan. Quérard nous en fournit là un assez bel exemple. Et que penser d'un Montfort qui déclare au Pape son grand désir d'être envoyé en pays infidèle et ne pense qu'à retourner en France après qu'il aurait fait confirmer, consacrer, encourager et bénir par Clément XI sa mission providentielle telle qu'il l'avait commencée ?
 
Voilà cependant nos biographes se fiant à Quérard comme s'il avait assisté lui-même à l'audience. Tout ce qu'il a tiré de son imagination pour étayer sa thèse, cet ample exposé que le jeune prêtre aurait fait de son plan d'évangélisation, de sa doctrine du Saint Esclavage, de ses projets de fondation, est accepté par eux comme argent comptant. Le Montfort qui vient demander au Pape un ordre de mission pour les pays infidèles, n'est guère, apparemment, que celui de la harangue latine, l'entretien en français s'inspirant surtout des inventions de Quérard. Et comme, malgré tout, ils ne sont pas aussi fermes que lui sur le dessein qu'aurait eu M. Grignion de faire reconnaître par le Souverain Pontife sa mission providentielle d'apôtre du Saint Esclavage, tout l'objet de ce voyage à Rome aurait été une simple consultation et sur sa vocation et sur les objets que nous venons de dire. Peut-être invoqueront-ils Blain. Le mémorialiste dit en effet que son ami alla consulter l'oracle des chrétiens. Mais il y avait deux manières de le consulter : lui demander conseil, lumières ou même décision comme à un directeur de conscience, ou le prier de se prononcer comme supérieur, de trancher le cas par un acte d'autorité, dans l'occurrence un ordre de mission. Or c'est incontestablement de cette seconde manière que Blain (ch. LXXVIII) veut parler. Nous citons tout le passage.
« Le motif de son voyage fut le respect et l'obéissance qu'il voulut rendre au Chef de l'Eglise. Son grand zèle lui avait toujours donné un penchant pour les missions étrangères ; s'il ne l'avait pas suivi, c'est qu'on ne le lui avait pas conseillé ; d'un autre côté, il voyait tant de difficultés à faire le bien en France, tant d'oppositions de tous côtés même de la part de ceux qui devaient l'appuyer et le soutenir qu'il était incertain s'il devait s'arrêter et s'il ne devait pas aller chercher ailleurs une moisson plus abondante et plus assurée.
« Pour connaître la volonté de Dieu sur un choix si important un attrait le portait à aller consulter l'oracle des chrétiens, le premier supérieur de l'Eglise et le chef de tous les autres, persuadé de suivre les ordres de Dieu en se conformant aux siens. Il alla donc se jeter aux pieds de Clément XI et s'offrit à lui pour aller là où il lui plairait de l'envoyer. Ce saint Pape si zélé contre les nouvelles erreurs qu'il voyait se répandre en France, si doux et si patient à souffrir les outrages perpétuels des ennemis de la Constitution de l'Eglise, crut que l'humble prêtre qui demandait une mission ne pouvait mieux faire que de retourner en France continuer les fonctions de son zèle et s'opposer aux progrès de la nouvelle doctrine ».
Et Blain note en marge : « Je le tiens de lui ».
Donc d'après le mémorialiste pareillement, M. Grignion n'entreprit pas ce long voyage pour demander seulement des lumières à un oracle, mais encore et surtout un ordre au chef de la chrétienté, une mission, un mandat avec des pouvoirs de juridiction que seul le Souverain Pontife pouvait lui accorder.
« Il s'offrit à Clément XI, dit Blain, pour aller là où il lui plairait de l'envoyer », c'est-à-dire, évidemment, dans tel pays infidèle qu'il plairait à Sa Sainteté. On conçoit mal en effet qu'en demandant une mission il ait songé aussi à la France. Clément XI ne put s'y tromper. Ce n'est pas en rapportant de Rome, avec la bénédiction du Souverain Pontife et le titre de missionnaire apostolique, qui ne comportait d'ailleurs ni pouvoirs spéciaux ni privilèges, un crucifix d'ivoire enrichi d'une indulgence plénière, que notre ardent apôtre eut son vœu satisfait, ce vœu qu'il avait dit au P. de la Tour d'aller prêcher l'Evangile aux infidèles dans le nouveau monde, et par là, s'il lui était possible, mériter la couronne du martyre. Les futures instances auprès de M. des Bastières pour l'emmener à Rome avec lui l'attestent suffisamment.
Croyons donc Blain, Grandet des Bastières, et regrettons que depuis Quérard leur témoignage ait eu si peu de poids. Si encore les biographes avaient adopté intégralement la version de Quérard, leur Montfort, tout inventé qu'il serait, ce jeune apôtre que la pensée de sa mission providentielle conduit à pied de Poitiers à Rome pour gagner le Pape à sa cause ne manquerait pas d'allure. Il serait dans la note du véritable. De même, s'ils nous le montraient incertain de sa vocation mais convaincu qu'elle est si extraordinaire qu'il ne voit que le Pape, éclairé de Dieu, capable d'en décider. Mais l'homme qui flotte dans leur pensée, quelle raison a-t-il de tenir au Pape ces longs discours sur ses méthodes d'apostolat, sur ses projets de fondateur, sur la dévotion du Saint Esclavage et ses merveilleux effets ? Doute-t-il de la rectitude de ses méthodes, de la sagesse de ses projets, de l'orthodoxie de sa doctrine, de l'opportunité de l'enseigner au peuple ? Doute-t-il de lui-même ? On se le demande. Ces exposés qui convenaient si bien dans le cas imaginé par Quérard, quel sens ont-ils chez eux ? Rigault nous dit que l'intention du banni de Poitiers en allant jusqu'à Rome était d'en « revenir éclairé, fortifié, protégé par les mots qui tomberaient des lèvres de Clément XI ». C'était bien autre chose qui l'y portait. Tel est cependant le motif que lui prêtent ses derniers biographes en réduisant sa démarche auprès du Pape à une simple consultation et en faisant porter celle-ci autant ou peu s'en faut sur les points imaginés par Quérard que sur sa vocation.
Combien plus admirable est le vrai Montfort qui, pleinement conscient de ses ressources et rempli de l'esprit de sa vocation, brûle d'aller conquérir à l'Evangile un monde et va en solliciter le mandat au Vicaire de Jésus-Christ !
Que fut-il advenu si Clément XI eût accédé à ses désirs ? Quels projets remuait-il dans sa tête, car il n'en manquait pas sans doute ? Songeait-il à recruter des compagnons, car le voilà qui tâche d'entraîner M. des Bastières à sa suite ? Aurait-il avant de partir jeté les fondements de quelque institut missionnaire ? Et la jeune fille qu'il avait laissée à l'hôpital de Poitiers, la pierre d'attente de sa congrégation féminine ? Et quelle œuvre eût-il accomplie là-bas ? N'y eût-il pas laissé le renom d'un nouveau François-Xavier ? Mais Dieu l'avait choisi pour la réalisation d'un autre grand dessein. En le renvoyant en France, Clément XI entrait, plus que Sa Sainteté elle-même ne le pensait, dans les vues de la Providence.
Homme d'une vocation, Montfort avait si bien conscience de l'être qu'il se reconnut publiquement tel en deux circonstances solennelles au moins. La première, nous en avons déjà parlé à la Chèze, lorsque, devant toute la paroisse assemblée, il se déclara l'homme annoncé, trois siècles auparavant, par saint Vincent Ferrier pour restaurer la chapelle de Notre-Dame de Pitié. La deuxième, près de Parthenay, au cours d'une prédication où Dieu déchira à ses yeux les ténèbres de l'avenir. La prophétie étant d'importance, nous allons pour en mieux garantir l'authenticité, emprunter au Dalin (p. 442), la plus grande partie du récit de Mgr de Beauregard, évêque démissionnaire d'Orléans et ancien vicaire général de Poitiers. Nous sommes à la fin d'avril 1797. Avec le relâchement de la persécution religieuse qui va bientôt reprendre sous le Directoire, la guerre de Vendée connaît une accalmie. Mgr de Beauregard, qui sera déporté à la Guyane aux derniers mois de l'année, vient de donner une petite mission au château de Curzay près de Lusignan où il s'est réfugié. Jugeant le lieu peu sûr, il a décidé de s'éloigner.
« La veille de mon départ, écrit-il, je vois entrer dans le lieu où je confessais et d'où j'allais me retirer, un homme assez âgé, vêtu très simplement d'habits de toile ; il avait tous ses cheveux qui étaient tout gris, sa figure était bonne ; cet homme demanda à se confesser ; je lui reprochai de ne venir à moi qu'au moment où j'allais partir, craignant de ne pouvoir terminer avec lui. Ce pauvre homme me dit : Ne vous fâchez pas contre moi, nous nous arrangerons bien; quand M. le Marquis fait venir des prêtres, je viens toujours le dernier. Je fis placer ce pauvre homme et je l'entendis. Je ne peux dire combien il me consola, et je reconnus en lui plus qu'un chrétien ordinaire. Je l'invitai à revenir le lendemain à ma messe, où il communia. Touché de cette rencontre, je le fis asseoir près de moi, et lui demandai qui il était et quel était son âge. II me dit qu'il avait quelque soixante-dix ans; qu'il avait travaillé toute sa vie au métier de fendeur dans les bois de M. le Marquis de Curzay ; qu'il ne pouvait plus travailler, et que ses gens lui donnaient le pain ; qu'il n'avait jamais été marié. Comme je lui demandai comment il avait été assez heureux pour servir Dieu avec une si grande fidélité, il me dit que son métier lui avait été enseigné par un bien saint homme, qui avait été, pendant de longues années, fendeur dans les forêts; que cet homme, très saint chrétien, le conduisait à des missions qui étaient données par MM. les Missionnaires de Saint-Laurent ; qu'il l'avait plusieurs fois conduit à la croix du père Montfort, près de Parthenay, pour y gagner les indulgences, et que lui-même y était allé plusieurs fois, après la mort de son bon maître, parce que ce bon maître lui avait dit que M. de Montfort était un saint.
« Pas moins, me dit mon bon pénitent, j'ai du chagrin sur mon cœur touchant M. de Montfort ; je ne l'ai jamais dit à personne, mais je vais vous dire tout. Lorsque mon bon et saint maître fendeur me conduisait à la croix plantée près de Parthenay par M. de Montfort, il me disait : Remarquez bien cette croix, elle a été placée là et bénite par ce saint prêtre, après une mission où il y avait bien du peuple. Quand la cérémonie fut faite, M. de Montfort, élevant la voix, s'écria : Mes frères, regardez bien ma croix: quand elle sera pleine de mousse, et que mon tombeau sera élevé de terre, il y aura une grande guerre où les hommes se tueront les uns les autres, même des hommes du même pays; les frères feront la guerre à leurs frères, et le sang sera répandu, avec beaucoup d'autres malheurs. Mais la guerre ne passera pas ma croix ; elle sera le terme de la guerre qui s'étendra de ma croix au couchant; peuples qui m'écoutez, retenez bien ceci, et dites-le à vos enfants, qui le rediront à d'autres; ce qu'il redit encore une fois.
« Toutes les fois que mon bon saint maître fendeur me conduisait à la croix de M. de Monfort, il me le disait toujours, et moi aussi, je l'ai souvent dit dans le pays. Mais la promesse ne s'est pas exécutée en entier. La croix était bien pleine de mousses grises, comme sur les vieux arbres, la guerre n'a pas passé la croix, mais je n'ai pas ouï dire que la tombe de M. de Montfort se fût levée debout, personne n'en a parlé, et c'est là mon chagrin. Je consolai ce bon vieillard, et je lui dis : le miracle, comme vous l'entendez, c'est-à-dire que la pierre placée sur la fosse du saint prêtre se fût levée de terre, eût été un événement peu digne de la puissance de Dieu; mais en effet, le tombeau de M. de Montfort a été élevé de terre. Sa grande réputation de sainteté ayant été reconnue par Mgr l'évêque de La Rochelle, il a permis qu'on retirât son corps de terre, et qu'on lui érigeât un tombeau de marbre, élevé de terre. Deux fois j'ai été invoquer ce saint missionnaire auprès de ce tombeau que j'ai baisé avec beaucoup de respect. Le pauvre homme ne put retenir sa joie, et il remercia Dieu de m'avoir fait venir dans ces cantons, pour lui certifier que toutes les promesses ou prophéties de M. de Montfort avaient eu leur accomplissement ».
Une guerre fratricide qui surviendrait quand son tombeau serait élevé de terre et qui ne dépasserait pas sa croix. Bornons-nous pour l'instant à constater, d'après ces notations si précises ayant trait à sa personne, que Dieu ne l'avait pas laissé sans lumière sur le destin du peuple qu'il évangélisait.
Homme d'une vocation, il n'a pas seulement conscience de l'être, il en porte tous les signes. De l'apôtre populaire aucun don ne lui manque. Celui qui le marque le plus typiquement comme tel, il le possède même à un degré déconcertant. Car c'est parce qu'il est à ce point fait pour le peuple que d'aucuns voient en lui un fou, d'autres un hypocrite, sinon un enchanteur qui tient du démon sa puissance de séduction. Il promène sur lui l'Evangile affiché en gros caractères. Il n'est pas maître de ses vertus. Elles débordent de toutes parts, elles jaillissent de son personnage, elles s'étalent, elles crient. Ce ruissellement incoercible qui fit le désespoir de ses maîtres de Saint-Sulpice, c'est à lui au premier chef après la grâce de Dieu qu'il doit ses prodigieux succès. Nous en avons parlé, nous en parlerons encore. Laissons-les là pour le moment et passons à ses autres dons, à cet ensemble si exactement calculé où, si rien ne manque de ce qui fait en perfection l'apôtre populaire, rien non plus n'est superflu.
Une santé qui tient du miracle et qui lui permet, tout et» menant de front les multiples et épuisants travaux du ministère apostolique, de traiter son corps avec la dernière rigueur ; ce qui, plus peut-être que tout le reste, lui vaudra parmi le peuple son si grand renom de sainteté et décidera une foule d'âmes à entrer dans un chemin où l'on ne s'engage guère qu'entraîné par l'exemple. Car tout finit par se savoir. Le public serait déjà assez édifié par tout ce qui est du plein air et qu'il exhibe même pour s'attirer des mépris : son misérable équipage, sa vie de nomade et de gueux avec son cortège d'afflictions charnelles et d'humiliations. Mais on le surveille, on l'épie, et les gens parviennent à être informés de tout : sa table, son lit, ses jeûnes, ses veilles, ses flagellations, sa ferraille d'instruments de pénitence. On s'explique pourquoi il a les joues si creuses, les os si saillants sous la soutane et semble parfois gêné dans ses mouvements. Aussi, dès le premier de ses trois sermons habituels sur la nécessité de la pénitence, « les confesseurs, écrit M. des Bastières[89], n'avaient aucune peine à faire accepter de leurs pénitents, soit gens de qualité soit gens du commun, des pénitences rigoureuses lorsqu'ils les avaient méritées ; ils leur en demandaient même plus qu'ils ne pouvaient leur en accorder». Et de tous les articles, souvenirs de mission que vendait à la porte des églises le mercier qui l'accompagnait, « le plus recherché et le mieux débité, c'étaient les disciplines, les haires, les cilices, les ceintures de fer et de crin, les bracelets et les cœurs piquants ; il n'y en avait jamais assez». A l'île d'Aix[90] où il prêche la mission, on se jette si bien, les soldats de la garnison d'abord, sur les disciplines que le lot dont il s'est muni est vite épuisé. Par bonheur les cordes ne manquent pas dans ce pays de marins. Il va de porte en porte en quêter, en fait une ample provision, et les acquéreurs en usent de si bon cœur que, certains jours, derrière l'église, après la dernière prédication et les dernières confessions, le silence de la nuit en est troublé.
Lorsque l'on considère ce qu'il refuse à son corps et ce qu'il en exige, on est stupéfait de sa résistance. Jeûne trois fois la semaine et parfois, ces jours-là, une simple croûte ou une pomme acide pour mater la faim. L'appétit est-il excité par une table délicate, du vinaigre ou de l'absinthe mêlés au potage, le verre des contagieux et ce qui traîne dans leur assiette, se chargent d'en avoir raison. Point de lit que la dure ou une poignée de paille ou encore des fagots de sarments, et sur cette couche quatre ou cinq heures au plus de repos. Logement à la Providence, souvent un réduit sans air et sans lumière, un galetas, à moins que ce ne soit une grotte humide ou un dessous d'escalier que les rouliers ébranlent de leurs pas lourds. Ainsi affaibli et, par surcroît, saignant de coups, meurtri de chaînes et de bracelets de fer, ce misérable corps devra marcher des lieues et des lieues sous le soleil, la pluie, la neige, le vent, au risque d'arriver au terme en nage ou trempé jusqu'aux os, sans linges ni vêtements de rechange[91], avec les mêmes haillons, hiver comme été ; passer ainsi d'une paroisse à l'autre, le plus souvent sans débrider, et se remettre immédiatement à la tâche. Que les travaux de ministère lui laissent quelque répit, ce sera pour en passer la plus grande partie à genoux ou étendu la face contre terre, les bras en croix.
Et ce malheureux corps vient-il à se plaindre, à protester par de violentes douleurs d'entrailles et par d'intolérables névralgies contre tout ce que son tyran lui fait avaler d'horreurs à table ou ailleurs et narguer d'intempéries, son tyran n'en a cure. Il est quatre heures du matin ; debout et au travail ! « Je lui ai vu, écrit M. des Bastières[92], souffrir de grandes maladies, des maux inexplicables (pas si inexplicables que ça) comme des coliques auxquelles il était fort sujet, des douleurs de côté à ne pouvoir respirer, des maux de tête à ne pouvoir ouvrir les yeux... Lorsque je lui demandais comment il se portait, il me répondait que s'il pouvait se lever il se porterait bien. Il me parlait ensuite comme s'il eût été en parfaite santé ». Et puis si ce pauvre corps continue malgré tout à se sentir comme une loque, la discipline n'est-elle pas là dans la poche de son maître pour le ragaillardir, car si son maître lésine sur le sommeil et la nourriture, il ne ménage pas les coups ?
 
La discipline
Est médecine.
Qu'un chacun frappe sur son dos
Jusqu'aux os.
Chacun frappe, frappe, frappe
Jusqu'aux os.
C'est le remède à tous maux.
 
Si tu sommeilles,
Elle réveille.
Frappe, et tu ne dormiras pas.
Pourpoint bas,
Frappe, frappe, frappe, frappe
Pourpoint bas,
Frappe, tu réveilleras.
 
La maladie
Est guérie.
Frappe, elle chasse les humeurs,
Les douleurs.
Frappe, frappe, frappe, frappe,
Les douleurs,
Car tout cède à ses rigueurs.
 
L'hiver, certaines nuits qu'il gelait à pierre fendre, il allait au dehors, dans les jardins ou en quelque autre lieu à l'écart, se donner cet exercice. De même quand il devait monter en chaire, c'est avec une bonne flagellation qu'il se mettait en train. A ceux qui l'en blâmaient : « N'avez-vous pas remarqué, répondait-il, que le coq ne chante jamais mieux que lorsqu'il s'est battu de ses ailes ? ».
Jusqu'à quel point il était impitoyable à son corps, il le montra surtout à La Rochelle[93], pendant les sept semaines qu'il souffrit de la gravelle et d'un abcès, accompagné d'une forte fièvre. « Ne m'épargnez pas », répétait-il au chirurgien qui le sondait deux fois par jour, le fameux Seignette. S'il ouvrait la bouche quand la sonde touchait son mal, c'était pour chanter : « Vive Jésus, vive sa croix ! ». Mais quel corps de fer aussi ! « De cent hommes qui auraient eu ce mal, disait Seignette, il n'en serait pas échappé un seul ».
« Les travaux de M. Grignion, écrira M. Dubois[94], directeur de l'hôpital général de Poitiers, ont été si pénibles pour le corps et l'esprit, les exercices de piété si continuels et les mortifications tellement sans relâche, que j'ai toujours regardé comme une espèce de miracle qu'il pût suffire sans mourir mille fois ; et comme je marquais un jour à M. Révol, évêque d'Oloron, alors Vicaire Général de Poitiers, mes sentiments et ma surprise à ce sujet, il me fit l'honneur de me répondre que lui aussi, de tous les miracles qu'on attribuait dès lors à M. Grignion, c'était celui qu'il admirait le plus ».
A cette miraculeuse défense de la nature, qui ne cédera qu'au poison des calvinistes de La Rochelle, ajoutez une force prodigieuse. Tout en os et en muscles, sanguin, « il mettait facilement une barrique remplie sur ses genoux, écrit M. des Bastières[95]. Je lui ai vu porter une tombe que deux hommes forts ne pouvaient lever de terre ». Et en quoi cette force lui était-elle utile dans l'exercice de son zèle, dira-t-on peut-être. En quoi ? Demandez-le aux buveurs, aux danseurs, aux baladins, aux bretteurs, à tous les faiseurs d'esclandre. Sans doute, il n'en use avec violence que contre des objets insensibles, instruments de péché, matériel des cabaretiers, tables de jeu, fifres et violons des ménestrels. Mais pour n'en user qu'avec douceur à l'égard des personnes, il n'en use pas moins, ici rompant à la force du poignet un chœur de danse, là mettant proprement des ivrognes à la porte des cabarets. Et comme elle contribue à en imposer à tous ces fanfarons de braillards! Demandez-le encore à ses équipes de terrassiers et de maçons, à ses porteurs et planteurs de croix de mission. Car, qu'il s'agisse d'élever un calvaire comme celui de Pontchâteau ou de Sallertaine, de restaurer une église comme le temple de Saint-Jean à Poitiers, de soulever et de dresser ces croix-souvenirs monumentales, il ne se contente pas de diriger l'opération, il met la main à la manœuvre, émerveillant par sa force musculaire paysans et ouvriers, bons juges en la matière. Elle fait partie de son prestige, elle le pose à leurs yeux, elle achève de consacrer son autorité et de le marquer comme un chef.
Quel plaisir de travailler avec un pareil homme et comme de partout, à son appel, on lui envoie des bras !
Ensuite   une   voix  d'orateur,   et   d'orateur   populaire. Le P. Besnard (Livre II) la dit « étendue et pénétrante ». Pénétrante, c'est-à-dire non pas nécessairement une belle voix de chanteur comme était celle du Frère Jacques à qui le missionnaire s'en remettait plutôt lorsqu'il s'agissait, avant le sermon, de donner, par l'envol d'un de ses cantiques, le premier coup d'archet, mais une voix où passait toute la palpitation de l'âme, qualité maîtresse du véritable orateur, ne serait-il que conférencier. Etendue. Elle pouvait l'être par l'ampleur du registre, mais ce n'est pas en ce sens que le P. Besnard emploie ailleurs cette épithète ; étendue, c'est-à-dire qui portait, qui se faisait entendre de vastes auditoires, même sous des halles ouvertes à tous les vents et aux tapages de la rue, même en plein air et en rase campagne, comme cela se doit chez un missionnaire. De plus, avantage sans prix, elle est incassable. Montfort a dans la gorge des cordes d'acier. Harassé, fiévreux, pâle de ses nuits blanches, l'air d'un cadavre, il peut sans crainte escalader la chaire, gravir au milieu de prairies ou de landes le tertre d'où il dominera la foule, son organe ne le trahira pas. Au saint Curé d'Ars les jeûnes, les veilles, le confessionnal ne laisseront souvent qu'un souffle. Un de nos plus grands orateurs sacrés, saint Pierre Chrysologue, sentit un jour sa voix le lâcher en pleine bataille avec son auditoire. Notre saint ne connaît point de ces défaillances. A la Chevrolière, quinze jours après le début de la mission, il tombe malade. Violentes douleurs d'entrailles, fièvre qui ne cesse de monter. On craint qu'il ne trépasse. Il n'en continue pas moins toutes les fonctions de son ministère et sa voix tient toujours. « Je l'ai vu plusieurs fois, dit à cette occasion M. des Bastières[96], monter en chaire, tremblant la fièvre, et souffrant les douleurs d'une colique très violente, ayant le visage semblable à celui d'un mort. On croyait d'abord qu'il n'aurait pas eu la force de dire un mot, cependant il ne me souvient pas de l'avoir jamais entendu prêcher avec plus de force et d'onction, ni d'une manière plus pathétique que dans le temps qu'il souffrait le plus, car il faisait pleurer tous ses auditeurs à chaudes larmes et les touchait jusqu'au fond du cœur ».
A cette même mission de la Chevrolière, il a fixé au lendemain de la clôture la cérémonie de la plantation de croix. De toute la matinée une pluie glaciale n'a cessé de tomber. Il y loin de l'église au lieu de l'érection, et les flaques d'eau, la boue, emplissant les chemins. Cependant M. de Montfort ordonna au peuple, continue B. des Bastières, de porter la croix nu-pieds, et pour mieux les engager à le faire, il joignit l'action à la parole, et tout aussitôt plus de deux cents hommes se présentèrent à lui les pieds nus pour avoir l'honneur de porter la croix. « Bien que brûlant de fièvre et recru de mal et de fatigue, il leur aida néanmoins à la porter jusqu'au lieu où on la devait placer. Aussitôt qu'elle fut plantée, il la bénit et prêcha avec une force surprenante ».
Il est vrai que parfois le miracle s'en mêle. Au cours de la mission à Saint-Amand-sur-Sèvre, « un jour, raconte le P. Besnard (Livre VII) l'affluence du peuple fut si grande que l'église ne pouvait la contenir. Il se vit obligé de faire porter la chaire sous un grand arbre qui en était proche. Comme tout le inonde s'empressait de se placer pour l'entendre, on s'avança vers ce lieu avec une précipitation qui fit craindre que quelqu'un ne pérît dans la foule ; il les avertit de ne point tant se serrer, assurant qu'on ne perdrait pas une de ses paroles. Ne vous pressez point, mes chers frères, leur dit-il, ne vous pressez point. Dieu m'a fait la grâce de posséder tout mon auditoire, vous entendrez bien tous. Effectivement, dit un Frère qui rapporte le trait, j'étais dans un champ, un des plus loin, et je l'entendais comme si j'avais été au pied de l'arbre. Un prêtre qui était présent atteste la même chose. « J'étais, dit-il, dans une distance de lui d'où il était naturellement impossible de l'entendre, je l'entendis néanmoins ».
Quand sa voix l'abandonnera, il se couchera pour mourir. Il était en plein travail à Saint-Laurent-sur-Sèvre, au dix-huitième jour de la mission, mardi de Pâques, lorsqu'on apprit que Mgr de Champflour viendrait tout prochainement faire sa visite. Ce fut une grande joie pour le missionnaire qui se mit immédiatement à l'œuvre afin de préparer à l'évêque une digne réception. Toute la paroisse se porterait en procession au devant de Sa Grandeur. Il s'en donne tant qu'il se sent subitement pris de frissons et respirant avec peine. Une pleurésie s'est déclarée. En dépit de tous les conseils de prudence il se refuse à supprimer le sermon qu'il s'est proposé de donner le lendemain devant le prélat. Il parlera en effet, et malgré sa poitrine sifflante et une voix presque éteinte, il trouvera de tels accents pour dire la douceur de Jésus que son auditoire éclatera en sanglots. Mais ce sera son dernier triomphe. « Il ne faut pas, avait-il dit, que l'on répande parmi le peuple que je me suis dérobé devant le chef du diocèse ». Etait-ce bien là sa seule raison ? Une pleurésie à quarante-trois ans ! A moins d'un miracle, il se voyait pour combien de temps, peut-être pour toujours, condamné à se ménager. Se ménager ? Il s'en savait bien incapable, et ce n'était pas aujourd'hui, en pareille circonstance qu'il commencerait. A la grâce de Dieu ! Il prêcha donc, puis s'étendit sur sa paillasse. Six jours après, au milieu d'un peuple en larmes, il expirait.
Du remueur de foules, de l'orateur de plein air, il a aussi le visage. Sur ce point, Montfort apôtre populaire est unique. Lequel de ses devanciers et, jusqu'ici, de ses successeurs, présenta une physionomie d'un si haut caractère ? Le relief qui marque si vigoureusement ses pratiques d'ascèse et ses industries apostoliques, il le porte d'abord sur ses traits. Il était laid, ne craignant pas de le dire irrévérencieusement tel et tel de ses biographes. Certes, s'il suffît pour être laid d'avoir un visage où tout est démesurément grandi, un front surélevé, un long menton, une bouche largement fendue, un nez long et busqué, des yeux immenses, Montfort était d'une laideur à rendre jaloux Mirabeau et le grand Condé. Mais une telle laideur, si laideur il y a, est comme celle des monts abrupts et des grands paysages tourmentés. Elle ne repousse pas ; elle étonne, elle subjugue. Découpé à l'emporte-pièce, mais par un artiste souverain, le visage de Montfort avec ses formes exaltées, si superbement dédaigneuses de la beauté vulgaire, respirait la grandeur et l'autorité. Son seul aspect impressionnant. Qu'était-ce donc lorsque, dans le feu de l'action oratoire, toutes les émotions de l'âme s'en emparaient et en bouleversaient les traits ? C'est alors que l'expression de ce visage, portant avec la voix, jusqu'au plus loin de l'auditoire, y bouleversait aussi les âmes. Ce masque de l'apôtre populaire est de la même inspiration, si j'ose ainsi parler d'un ouvrage du Créateur, que le masque antique des Grecs, destiné à jouer pour l'œil le rôle d'amplificateur, de haut-parleur. La proportion des formes, l'harmonie des traits, la beauté plastique y est délibérément sacrifiée à la puissance de l'expression. Esthétiquement, comme tout l'extérieur de Montfort, comme tous ses gestes, il relève de l'art spectaculaire. Conçu d'après les lois de la perspective théâtrale, il n'obtiendra son plein effet que dominant la haute plate-forme d'un calvaire où les gravures de l'époque se plaisent à représenter l'homme de Dieu parlant à un peuple immense.
Visage inoubliable aux impressions inoubliables aussi. Homme-spectacle, Montfort, en frappant si fortement l'imagination populaire, s'y gravait, vivante incarnation des vertus évangéliques. Son image, évocatrice de graves enseignements, ne s'effacera pas de sitôt de la mémoire du peuple. La légende en gardera les traits essentiels, lui assurant une influence posthume à laquelle, seule, peut se comparer celle qui s'attache à certains grands noms de l'histoire.
Ajoutez des dons d'artiste non moins propres à cet enseignement par les yeux qui convient si bien au peuple. Vraisemblablement, il aurait pu exceller dans les arts plastiques. On sait de Blain (ch. XVI) que M. de la Barmondière, remarquant les grandes dispositions qu'il avait pour le dessin et la peinture, aussi bien que pour la sculpture et l'architecture, se proposait de l'y appliquer dans l'espérance que cela ne lui serait pas inutile pour le service de Dieu. Mais le sulpicien ne tarda pas à mourir et M. Grignion soit par mortification, soit par crainte de se distraire de Dieu, sacrifia son crayon et ses pinceaux. Il n'est pas sûr qu'il les ait jamais repris et ne se soit pas contenté de sculpter avec son couteau la Vierge en bois qu'il portait au bout de son bâton. D'une certaine manière cependant n'en seront pas moins de lui tant de tableaux et de statues qu'il laissera dans les églises et les chapelles, et ces personnages qui figureront avec le Christ au sommet de ses calvaires monumentaux et ces bannières des quinze mystères du Rosaire. En dehors de quelques pièces qu'il trouvera toutes faites et à son goût, ces œuvres c'est lui en effet qui en aura inspiré la conception et surveillé l'exécution. Et encore, ne faut-il pas en oublier tant d'autres qu'il fit rafraîchir ou retoucher par le peintre et le sculpteur qu'il menait toujours avec lui dans ses missions, comme nous l'apprend Grandet (p. 311).
Et à quoi devait-on aussi, sur les lieux de son passage, cette floraison de sanctuaires, les uns nouveaux, les autres remis à neuf, de chapelles relevées de leur ruine, d'églises rendues à leur fraîcheur première, de monuments-souvenirs, calvaires le plus souvent, quelques-uns gigantesques, couronnés de statues ? A son zèle sans doute, mais influencé par une âme de bâtisseur, par le plaisir de travailler la pierre, élément de résistance et de durée, et de la faire chanter en des strophes architecturales la gloire de Dieu.
Artiste aussi cet homme plein de chaleur et d'imagination qui savait si bien jouer des lignes, des volumes, des couleurs et du mouvement, pour monter des spectacles grandioses et en faire une fête pour les yeux. Regardez se dérouler à travers les campagnes ou par les rues des villes dans un ordre tout militaire, ces processions sans fin, pavoisées de bannières et d'oriflammes rutilant au soleil, les confréries en costume, des musiciens marquant du son de leurs instruments le rythme des cantiques ; le jour de la plantation de croix, trente, quarante, cinquante hommes portant sur leurs épaules, entre les rangs du peuple en marche, la gigantesque pièce de bois et, arrivés au lieu de l'érection, la dressant à grand renfort de cordages pendant que des milliers de voix, groupées en une seule masse chorale, reprenaient le refrain :
 
Voici, voici la Croix, l'étendard déployé
Et le char triomphant du grand Roi de la gloire,
Plantons, plantons la Croix dans ce champ de victoire ;
Adorons sur ce bois Jésus crucifié.
 
*
* *
 
Enfin il aime le chant, a de l'oreille et rime avec une facilité déconcertante. Sur les routes, il fredonne des couplets de sa façon pour alléger la marche.
 
Quand je vais en voyage
Mon bâton à la main,
Nu-pieds, sans équipage,
Mais aussi sans chagrin,
Je marche en grande pompe
Comme un roi dans sa cour.
A son de trompe, ton, ton, ton, tontrompe, ton, ton, trompe,
Je chante tout le jour :
Vive le Saint Amour !
 
Sur son lit de souffrance, il chante pour charmer son mal.
 
A mon secours,
O douce et divine Marie,
A mon secours !
Je souffre et gémis tous les jours.
De mes maux soyez attendrie,
Délivrez-moi, je vous en prie,
A mon secours !
 
Il mourra en chantant :
 
Allons, mes chers amis,
Allons en paradis.
Quoi qu'on gagne en ces lieux,
Le paradis vaut mieux.
 
Or le peuple aime aussi chanter. A l'époque où vivait notre saint il chantait en dansant au son de la viole. Il n'y a même pas si longtemps que, les jours de foire, d'assemblée ou de noces, la bicyclette elle-même existant à peine, les jeunes gens de la campagne regagnant leurs villages au milieu de la nuit, en groupes, par rangs de quatre ou cinq, bras dessus bras dessous, sans craindre d'être fauchés par les autos, chantaient à perdre haleine tout le long du chemin. Au temps de Montfort, quand florissait l'artisanat, le savetier de La Fontaine n'était pas le seul de sa corporation à chanter du matin jusqu'au soir. Tous les corps de métier chantaient. On chantait en allant au travail, on chantait en travaillant. Chansons d'amour, chansons à boire, chansons satiriques, chansons de marche, chansons à danser, les unes du terroir simples et naïves, les autres, de Paris surtout, où il y avait beaucoup à exorciser.
Pour les rimeurs de cantiques, c'était une vieille tradition d'adapter leurs couplets à des airs profanes en vogue, triple avantage à cela : gage de succès d'abord, ensuite économie de travail et de temps, l'air n'étant plus à composer et à faire apprendre aux gens, enfin chance de supplanter par un texte édifiant des paroles qui le plus souvent ne l'étaient guère. C'est ainsi que sur l'air d'une chanson bachique : Bon, bon, bon, que le vin est bon !, le P. Surin avait composé son cantique : Dieu, Dieu, Dieu, vertu de mon Dieu ! Même manière de procéder chez le capucin Martial de Brive, chez l'inépuisable abbé Pellegrin et tutti quanti.
Notre saint ne se fait pas faute de marcher sur de si belles traces. Il suffit pour le constater de voir les airs qu'il indique au-dessous du titre de ses cantiques. Beaucoup viennent tout droit des salles de danse et des lieux de plaisir.
Des cantiques, il en avait composé, et abondamment, dès le séminaire de Saint-Sulpice. Il en compose le long des routes qu'il arpente de son grand pas à journées perdues, au cours aussi de ses nuits de fièvre et d'insomnie. Qui sait même si, pendant ses interminables oraisons, une ritournelle continuant à lui bourdonner importunément dans la tête, la prière ne lui monta jamais du cœur aux lèvres avec une rime au bout ? Toujours est-il que nul homme de Dieu n'aura imprimé au martèlement d'un rythme plus de vérités éternelles dans la mémoire du peuple. Jamais, pour louer le Seigneur et célébrer sur des airs faciles et connus et dans une langue impeccable, accessible pourtant aux plus simples, le Christ, la Vierge, les Saints et les Anges, les mystères chrétiens, le triomphe de la Croix et le splendide cortège des Vertus, un tel Pindare ne s'était levé dans l'église de Dieu sous le ciel de France, Pindare que peuvent railler des lettrés, trop lettrés pour être capables de rivaliser avec lui si l'envie leur en prenait, mais dont nos populations de l'Ouest répètent, depuis deux siècles et demi, les couplets avec la même ferveur et la même allégresse.
Ainsi donc, à le confronter avec sa tâche, Montfort, cet homme singulier qui déconcerta tant de ses contemporains et que ses biographes modernes, parfois pourtant fins psychologues, trouvent si facilement outré, bizarre, extravagant, incompréhensif, apparaît aussi exactement fait pour cette tâche que, dans un corps vivant, l'organe est fait pour sa fonction. Rien en moins, rien en trop. Or, cherchez dans l'histoire ; en dehors des grands envoyés de Dieu, ministres de sa miséricorde ou de sa colère, où trouver un cas semblable ? Plus un homme est doué et sa fonction importante, plus il est difficile qu'ils s'accordent parfaitement. Ou bien c'est la fonction qui, sur tel point, dépasse l'homme, ou bien c'est l'homme qui, sur tel autre, dépasse sa fonction. Chez les plus comblés que de notables insuffisances à côté de ressources inutilisables et partant plutôt nuisibles parce qu'elles sollicitent l'homme à négliger sa tâche. Apôtre populaire, Montfort n'était si parfaitement ajusté à la sienne, si bien fait sur mesure, que parce qu'il était l'homme d'une vocation.
 
 

CHAPITRE XVII
 
 
L'HOMME DU CONCRET
 
I.                  
— L'homme-spectacle chez qui tout parle et qui fait tout parler.
II.               
— L'homme aussi des pratiques extérieures.
 
I. — L'homme-spectacle
Il est remarquable que ni Blain ni Besnard, qui ont essayé de comprendre leur héros, n'eurent idée de se demander si tout ce qu'on lui reprochait tant ne provenait pas d'un fond de nature commun avec l'ensemble de ses goûts et de ses tendances. En le comparant sur le point du spectaculaire aux vieux prophètes d'Israël, ils s'étaient pourtant l'un et l'autre engagés dans la bonne voie. Leur erreur fut d'attribuer uniquement à l'inspiration divine, sans tenir compte du tempérament, « les actions extraordinaires et même écrit Blain (ch. XLIV), en apparence ridicules » de ces voyants de l'Ancienne Loi, comme si, pour être éloquent, le langage d'action demandait moins de dispositions naturelles que le langage parlé. Certes, ce n'étaient pas des hommes médiocrement doués, de pauvre imagination et de froide sensibilité qu'un Elie, un Elisée, un Isaïe, un Jérémie, un Ezéchiel, ces merveilleux metteurs en scène.
Blain croirait faire injure à ces grands hommes et à ceux de nos saints qui leur ressemblent en cela et leur imputer un manque de simple bon sens que de ne pas donner au seul mouvement de l'Esprit de Dieu certains de leurs comportements. « Combien, écrit-il, y a-t-il dans ceux que l'Eglise reconnaît pour saints de faits singuliers qu'on ne peut attribuer qu'à l'inspiration divine et qui tomberaient sous la censure et le blâme s'ils n'avaient pas eu pour principe une impulsion secrète et puissante du Saint-Esprit ». Sans doute pense-t-il aux coups d'audace par lesquels se distinguait si fort M. Grignion et à telle ou telle de ses innovations en matière d'apostolat. Il cite la Société des Vierges, qui ne manqua pas en effet de censeurs parmi le clergé.
Pour justifier les méthodes d'enseignement visuel qu'affectionnait l'homme de Dieu, Blain (ch. LXVIII) invoque l'exemple de Michel de Nobletz. Les tableaux et peintures de ce génial missionnaire, expliqués d'ailleurs pour l'ordinaire d'une façon savoureuse, ont ravi pendant plus de trois siècles, en Basse-Bretagne, les auditoires de mission. Les anciens n'en parlent encore aujourd'hui que pour regretter qu'on ait renoncé à leur emploi. Montfort n'utilisa le procédé que pour illustrer les mystères du Rosaire, dont il avait fait peindre quinze images[97]. Blain, qui nous a montré, une page plus haut, le missionnaire allumant, devant de petits gueux qu'il vient de catéchiser, un feu de paille avant de leur parler du feu de l'enfer, ne voit dans ces diverses pratiques d'enseignement par les yeux que les industries d'un apôtre qui s'abaisse pour être entendu d'esprits simples et grossiers. Soupçonne-t-il que, dans l'occurrence, M. Grignion cédait aussi à la pente de son génie ? Dans les pages où il prend la défense de ces sortes de méthodes, rien ne le donne à penser. Et cependant il va nous représenter le missionnaire s'y prenant de la même façon pour inculquer le précepte des renoncements évangéliques, non plus à des rustres et à des enfants, mais à des gens du monde et sur un chapitre particulièrement délicat. Aux trois lignes qui précèdent le récit du mémorialiste, il est clair que celui-ci ne tient pas tellement à faire un honneur à son ami de cette façon d'instruire.
« ... Taisez-vous ici, raison humaine, l'Esprit de Dieu qui se plaît à se cacher sous des dehors vils et des actions méprisables, la grâce qu'il y attache cautionne son approbation.
« Après donc que notre missionnaire industrieux dans l'art de gagner, eut distribué aux petits et aux pauvres le pain de la sainte parole, il voulut la porter aux riches, en particulier. Les ayant à cet effet assemblés dans la salle du curé de la localité, prêt à parler, il demanda une aiguille et du fil. Cette demande si mal placée parut ridicule à ceux qui ne le connaissaient pas. Comme M. de Montfort persistait dans sa demande, le curé, qui ne s'y attendait pas, murmurait et n'était, je crois,
 
pas le seul. Enfin ayant en mains une aiguille fine et du gros fil, il cherchait à faire passer l'un dans l'autre et, ne pouvant y réussir, il en forma le plan de son discours, en prenant ce texte que Jésus-Christ a consacré dans son Evangile. Il est plus difficile qu'un riche entre dans le ciel qu'un câble entre par le trou d'une aiguille. « Voilà, dit-il, l'oracle de Jésus-Christ. Le ciel et la terre passeront, mais ses paroles ne passeront point. En vain le monde annoncera-t-il des maximes contraires ; en vain la chair et la nature s'accorderont-elles à les autoriser ; en vain l'enfer se soulèvera-t-il et remuera-t-il tout pour les renverser, l'oracle est infaillible, il est impossible qu'un riche entre dans le royaume des cieux. Il continua, dans le reste de son discours, à leur montrer le danger des richesses, l'abus qu'on en fait, l'usage qu'on doit en faire, la manière d'en sanctifier la possession par le dégagement du cœur et la pauvreté d'esprit, par l'aumône, la prière et les bonnes œuvres ».
Et Blain termine par la remarque que nous avons déjà citée et qui montre bien que le saint, en recourant à cette manière d'enseigner, n'avait point à forcer, par condescendance, son talent, mais qu'il s'y trouvait comme dans son élément. « Dans ces rencontres, écrit-il, l'homme de Dieu s'abandonnait aux transports de son zèle ; rien de plus tendre, de plus vif, de plus touchant que ce qui sortait de ses lèvres. Chaque parole pénétrait l'âme et avait pour ainsi dire la teinture de l'Esprit de Dieu. Sa voix, son visage, ses gestes, ses raisons avaient quelque chose de divin et de cette vertu puissante qui sait éclairer les esprits aveugles et dompter les cœurs rebelles ». Manifestement le dévot acteur était le premier pris à son jeu, tellement l'action symbolique, la mise en scène, touchait chez lui la corde sensible.
Seules les belles et si émouvantes cérémonies où le missionnaire excellait trouvent sans réserve grâce aux yeux de Blain. Si l'on écoutait ceux qui les blâment « la religion, écrit-il, serait bien vite dépouillée de ses cérémonies et les églises de leurs images. Mais en voulant nous réduire à un culte plus saint et plus pur, ils nous auraient bientôt rapprochés de celui des calvinistes ».
Quant aux pratiques d'ascèse de M. Grignion, sa vie à la Providence, ses jeûnes, veilles, disciplines et autres macérations, nous avons vu qu'il les tenait, en dépit de M. Leschassier, comme étant « du bon esprit ». Ce qui ne veut pas dire qu'il approuvait ses grandes démonstrations de vertus. Sur cet article, il pensait comme les sulpiciens. C'étaient là des indiscrétions qui attiraient à son ami tant d'épreuves. Il y reconnaissait le fait de la nature ; mais, loin de voir dans cette disposition un don de Dieu bien propre à édifier le peuple et à valoir du crédit au missionnaire, il la déplorait comme un travers.
Le P. Besnard, lui, — nous avons cité son texte — rapporte indistinctement à l'Esprit de Dieu, tout ce que la conduite de notre saint présentait d'extraordinaire. Ses grands mouvements de zèle, ses audacieuses interventions, s'expliquaient par une impulsion divine, et son genre de vie par un choix délibéré, fait à la lumière d'en-haut, des moyens de conversion qu'avaient employés les Apôtres. En tout cela il ne donne aucune part au tempérament. Mais du moins a-t-il cet avantage sur Blain de reconnaître que les pratiques si voyantes de l'ascète étaient ordonnées dans la pensée de Dieu à des fins apostoliques.
Mais le P. Besnard se fût-il, sur ce dernier point, trompé lui aussi qu'il serait en partie excusable. Il ne pouvait savoir pour quelle œuvre extraordinaire Dieu avait suscité un apôtre populaire aussi exceptionnel. On a le droit d'être plus sévère à l'égard des biographes qui, venus après la Grande Révolution, n'ont pas su voir comment la lumière des événements éclairait d'un jour nouveau cette physionomie singulière et en dissipait les ombres.
Quand un biographe, en étudiant son sujet, se trouve en présence, non pas de défauts de caractère qui peuvent toujours s'expliquer, mais d'apparentes extravagances, il devrait se dire que la sainteté ne saurait être, même exceptionnellement, un cas pathologique et qu'elle est même, pour le moins, difficilement conciliable avec un déséquilibre mental ou un simple manque de bon sens. II est bien osé d'écrire, surtout lorsqu'il s'agit d'un homme public comme l'était Montfort, que la grâce de Dieu s'accommodait de ces misères et, d'un autre côté, c'est risquer de fausser gravement la personnalité d'un saint que d'atténuer ces prétendues excentricités et de n'y voir que des manifestations superficielles. Seul est logique de se demander si ces étrangetés, quelque déconcertantes qu'elles soient, ne sont pas motivées par une vocation spéciale. Celle-ci reconnue, on s'aperçoit que tout s'harmonise admirablement et que ce qu'on aurait voulu supprimer comme une superfluité déplaisante, une verrue, est précisément le nœud de tout.
Malgré les progrès de la psychologie, l'avertissement de Feller et la réflexion qu'il cite du vieux Fleury, l'historien ecclésiastique, demeurent toujours aussi pertinents[98].
« Ceux qui sont étonnés de lire dans la Vie de ce saint (Patrice), des singularités en matière de piété et de mortification, peu conciliables avec nos goûts, nos usages et nos mœurs, ne doivent pas perdre de vue cette réflexion de M. Fleury : Il est à croire que Dieu leur inspira cette conduite pour les besoins de leur siècle. Ils avaient à faire à une nation si perverse et si rebelle qu'il était nécessaire de la frapper par des objets sensibles. Les raisonnements et les exhortations étaient faibles sur des hommes ignorants et brutaux, accoutumés au sang et au pillage. Ils auraient même compté pour rien des austérités médiocres, eux qui étaient nourris dans les fatigues de la guerre et qui portaient toujours le harnais. Mais quand ils voyaient un saint Boniface, disciple de saint Romuald, aller nu-pieds dans les pays froids, un saint Dominique Loricat se mettre tout en sang en se donnant la discipline, ils comptaient que ces saints aimaient Dieu et détestaient le péché. Ils auraient compté pour rien l'oraison mentale, mais ils voyaient bien que l'on priait quand on récitait des psaumes. Enfin, ils ne pouvaient douter que ces saints n'aimassent le prochain, puisqu'ils faisaient pénitence pour les autres. Touchés de tout cet extérieur, ils devenaient plus dociles, ils écoutaient ces prêtres et ces moines dont ils admiraient la vie et plusieurs se convertissaient. Cette réflexion suffit pour expliquer plusieurs singularités qui, dans l'histoire du saint, peuvent offenser des esprits délicats et trop préoccupés des mœurs actuelles ; elle est appuyée par ce mot de l'Apôtre : « Je me suis fait tout à tous pour gagner les hommes à Jésus-Christ ».
Voici en effet ce que le bréviaire romain nous dit de saint Patrice : « Malgré la sollicitude quotidienne de ses églises, son âme indomptable ne se relâchait jamais de la prière. Chaque jour, dit-on, il avait coutume de réciter le psautier en entier, avec les cantiques et les hymnes et deux cents oraisons, d'adorer Dieu en fléchissant les genoux trois cents fois, et à chaque heure canoniale du jour, de se munir cent fois du signe de la croix. Il partageait la nuit en trois parties ; la première récitant cent psaumes avec deux cents génuflexions, la seconde récitant les cinquante autres, plongé dans l'eau froide, mais le cœur, les yeux et les mains élevées vers le ciel ; quant à la troisième, étendu sur la pierre nue, il la consacrait à un léger repos »[99].
Nous allons retrouver des traits semblables chez Montfort. Il va sans dire que saint Patrice, contrairement aux flagellants fanatiques du Moyen-Age, ne croyait pas nécessaire de se donner en spectacle au public quand il se livrait à de tels exercices. Il le faisait tout simplement parce que tel était son attrait. Il avait besoin de sa bouche, de ses lèvres, de ses yeux, de ses bras, de ses mains, de son corps prosterné, grelottant, douloureux, pour élever son âme à Dieu, ce qui est, évidemment, une conception de l'oraison assez différente de celle de la grande mystique, sainte Thérèse d'Avila. Le Seigneur avait jugé bon de faire l'apôtre de l'Irlande un saint spontanément spectaculaire.
Il n'y a pas plus de deux siècles, Dieu suscitait dans son Eglise un apôtre d'une sainteté au relief plus accusé encore, toute en pratiques extérieures et en comportements bizarres ; un missionnaire qui, sans aucun bruit de paroles, par le seul exemple de sa vie, se classera au nombre des prodiges d'éloquence et des plus grands convertisseurs. Après lui avoir inspiré de commencer des études en vue du sacerdoce, de lire et de relire jusqu'à en rassasier son âme le sermonnaire en dix volumes du P. Le jeune et de tâter même de la vie cartusienne et de la vie cistercienne, Dieu lui ouvre, à vingt et un ans, sa vraie voie, qui est celle de l'instabilité locale et le met sur la route, comme le plus misérable des chemineaux, pour promener à travers une Europe raffinée et jalouse d'égalité sociale, en face des béatitudes du siècle, l'incarnation des béatitudes évangéliques. Car il faut à Benoît Labre une ascèse d'une rudesse effrayante et d'un réalisme extrême : une pauvreté repoussante, des plaies qui suppurent, le grouillement de la vermine, le dégoût des passants, le jeu cruel des gamins, des insultes, des coups, des méprises infamantes, des emprisonnements. Pour nourrir sa contemplation, il saurait si peu se passer de ses sens, du visible, du tangible, qu'il chemine perpétuellement vers quelque sanctuaire de pèlerinage, prenant tout son temps en cours de route pour visiter à droite et à gauche, au prix parfois de longs détours, les moindres lieux de prière : des chapelles rustiques, d'humbles églises de paroisse ou de couvent conservant quelques reliques insignes, des calvaires, des tombeaux de saints. Et là, après s'être abîmé longuement dans la prière, il examine avec le même soin que le ferait un archéologue, tous les détails, lentement pour y butiner son miel ; bien plus il palpe jusqu'aux murs, comme s'il voulait imprégner tous ses sens de la sainteté des lieux et des choses. Il ne lui suffit pas de méditer la Passion du Christ, il la joue autant qu'il le peut, mêlant aux croûtes de sa besace des cailloux qui sans doute représentent le poids des péchés, de ses péchés à lui et des péchés des autres ; gravissant sous un soleil de plomb, pour la seule satisfaction de faire lui aussi sa montée au Calvaire, des collines par les sentiers les plus abrupts, trébuchant même par quelque chemin de montagne sous une croix qu'il s'est faite de deux grosses branches. Sa contemplation est tellement prise dans la substance matérielle des choses que, d'après une confidence faite à son confesseur de Lorette, la méditation du Couronnement d'épines le transportait, sans qu'il pût s'expliquer comment, à la contemplation du mystère de la Vie trinitaire.
Pour lui faciliter l'accomplissement de sa mission, Dieu l'a gratifié de traits physiques qui rappellent étonnamment ceux du Sauveur mourant tels qu'une tradition iconographique déjà ancienne s'est plu à les représenter : une barbe blonde, des cheveux dont les mèches collées aux tempes par une sueur d'agonie descendant le long du visage, une face ravagée par la fatigue et la souffrance, une pâleur de cadavre, des yeux fixés au ciel et dont on n'aperçoit guère que le blanc ou abaissant vers la terre un regard de douceur ou d'affectueux pardon (Voir Etudes, octobre 1947).
Patrice, Benoît Labre, Grignion de Montfort, trois ascètes de la même frappe, trois apôtres pareillement caractérisés par le langage d'action, l'enseignement par les yeux. Malgré une nature autrement riche, il s'en fallut peut-être de peu que le fils de Jean-Baptiste Grignion de La Bachelleraie ne devînt simplement un Benoît Labre. Tout jeune ne rêvait-il pas de quitter la maison paternelle et de s'en aller en pays inconnu, mendiant son pain jusqu'à ce qu'il eût la force de le gagner par un métier qu'il aurait choisi, disait-il, le plus vil. Qui sait ? Chiffonnier ambulant ? marchand de peaux de lapin ? Pauvre hère sans domicile, allant devant soi sans but apparent, mais de hauts lieux de prière, de centres de dévotion, d'humbles monuments chers à la piété populaire, n'en manquant pas un.
Benoît Labre fut envoyé par Dieu à des populations dont la fidélité chrétienne allait connaître, dix ans après sa mort, de terribles épreuves ; Patrice à un peuple barbare. Qu'était, à la venue de Montfort, la future Vendée, particulièrement la Vendée angevine, la Vendée de l'Armée Catholique et Royale, du Rosaire quotidien et même des aspirations au martyre ? Quand on sait à quel degré de paganisme, d'ignorance religieuse, de superstition et de dégradation morale — « des gens qui étaient à peine des hommes » écrit justement Blain (ch. LXVIII) — était descendue plus de la moitié de la Bretagne quand parurent Michel Le Nobletz et Julien Maunoir, il est difficile de ne pas croire que même la partie la plus préservée de la future Vendée avait, elle aussi, un besoin urgent de renouvellement. Ce n'est pas en un siècle qu'avaient pu être réparées les effroyables ruines matérielles et spirituelles qu'avaient laissées là comme partout ailleurs les guerres de religion. Au reste, ce qui demanderait le plus d'héroïsme chrétien à ces populations, ce n'est pas de se lever pour la défense de leur foi mais de se comporter sous les armes en soldats de Dieu.
Pour les y préparer Dieu leur envoya, dans la personne d'un homme qui serait le père d'une lignée d'apôtres populaires pénétrés de son esprit et formés à ses méthodes, non pas un exalté, un déséquilibré, une manière de demi-fou, mais un saint à toute outrance, aux vertus vigoureusement incarnées, une sorte de prophète de l'Ancienne Loi, virtuose, à la façon orientale, du relief et de la couleur, de la mise en scène et de l'action symbolique. Car tel est Montfort : un magnifique génie de primitif, qui pense si bien concret que ni le maniement des abstractions scolaires, ni l'usage de nos langues décolorées, ni les manières discrètes de la civilisation occidentale, ni les efforts de ses maîtres sulpiciens pour le réduire à la grisaille commune, ne réussirent à désincarner si peu que ce fût son ascèse et sa méthode apostolique.
Il est manifeste que chez lui le spirituel et le sensible sont si étroitement liés qu'il perçoit, qu'il sent, qu'il réagit, qu'il pense et veut avec tout son être ; qu'il ne peut adorer, prier, sans que tout adore et prie en lui, le visage, les yeux, le cou, la poitrine qui éclate, les lèvres qui se collent à un crucifix ou à une image de Marie, les genoux qui fléchissent, le corps qui s'étend les bras en croix, la face contre terre. Trois cents génuflexions par jour, à différents temps, devant une statuette de la Sainte Vierge, en la saluant chaque fois d'un éloge particulier, note Grandet (p. 313). Le crucifix qu'il donnera en témoignage d'amitié à M. Bouic, successeur de Poullart des Places au séminaire du Saint-Esprit, comme ce qu'il avait, disait-il, de plus précieux, était usé de baisers. Il en était sans doute pareillement de la Vierge de métal qu'il avait toujours sur lui, étreignait dans sa main, couvrait de baisers et baignait de ses larmes.
Et ainsi de toutes les affections de son âme, si bien qu'un peintre d'allégories en quête d'un modèle pour figurer, après la dévotion, l'humilité, l'obéissance, la compassion, le pardon des injures, la douleur de l'offense divine, la pénitence, que sais-je encore ? n'aurait eu qu'à le regarder : il lui fournissait tous les traits plastiques caractérisant chacune de ces vertus. Et si l'artiste avait été en peine de quelque scène haute en couleur pour illustrer son idée, il n'aurait eu dans la vie de notre saint que l'embarras du choix. Car point de vertu dont Montfort n'ait fait un spectacle et quel spectacle !
Le voici au cou de son insulteur, le curé de la Chevrolière, l'embrassant et lui parlant si tendrement que celui-ci n'en peut croire ses yeux et ses oreilles. Le voici écoutant avec tant de sérénité de la bouche de Mgr de Beauvau la lecture de la lettre de Marly que le prélat se demande s'il ne joue pas la comédie. Le voici, les habits déchirés, pris aux cheveux et à la gorge par les soldats dont il vient de briser la table de jeu et ne se défendant pas plus qu'un agneau. Le voici, son crucifix à bout de bras, séparant les duellistes, tenant en respect des bandes de vauriens avinés qui le menacent l'épée haute. Le voici rompant les rondes, vidant les cabarets, les tripots et les lieux de débauche, abordant en pleine rue un officier du roi qui blasphème et l'obligeant à baiser la terre. Le voici faisant tomber à genoux pour demander pardon à Dieu et réciter avec lui le chapelet, danseurs et danseuses, joyeux drilles, dégoiseurs d'impiétés, prostituées toutes tremblantes et en larmes. Le voici mettant en fuite, à lui seul, toute une foire.
Et sa pauvreté, son amour des pauvres, la foi qui lui fait voir en eux la personne même de Jésus-Christ ! Des scènes à défier même parfois le pinceau le plus osé, celle par exemple que surprit Blain pendant ses vacances au Bois-Marquer: le jeune Louis-Marie, caressant, embrassant un gueux dégoûtant, à demi idiot, lui baisant les pieds ; celle-ci encore où le missionnaire, apercevant un vagabond en train de secouer derrière une haie sa chemise grouillante de vermine, lui offre la sienne et enfile avec allégresse, comme la livrée du Christ, la guenille du misérable : trait d'un réalisme plus accentué même, n'est-il pas vrai, que celui qui marqua, à la sortie de Rennes, le départ pour Saint-Sulpice et dont le lecteur n'a sans doute pas perdu la mémoire. Enfin ceci, qui atteint au sublime, mais qui ne tentera certainement ni peintre ni cinéaste[100]. L'aumônier de l'hôpital de Poitiers a ramassé dans le ruisseau un malheureux à demi-mort, atteint d'un mal affreux et abandonné là comme une bête. Avec la permission de l'administration, il le porte dans une chambre à l'écart, mais, tout habitué qu'il est à panser plaies, abcès et ulcères, cette fois l'infection est telle qu'il sent son cœur se soulever. Recueillant alors le pus dans un plat, il le porte à ses lèvres et l'avale lentement comme un breuvage sacré ; acte de foi et d'amour qui fut d'ailleurs récompensé à l'instant même : « Jamais, confiera-t-il plus tard à une Sœur de l'hôpital qui avait besoin elle aussi de vaincre ses répugnances, jamais je n'avais rien trouvé d'aussi délicieux ».
Même à la table de personnes de qualité comme Mme d'Orion, châtelaine de Villiers-en-Plaine, il ne peut se passer de ses compagnons habituels, deux mendiants qu'il fait asseoir à sa droite et à sa gauche, les encourageant au besoin à se placer, comme s'ils avaient été les enfants de la maison, dit Grandet (p. 355). Manquent-ils, il sort avec ce mot d'excuse : « Je vais chercher le bon Jésus ». Il boit dans leur verre et, le repas terminé, il les embrasse et les reconduit chapeau bas après leur avoir fait une large aumône. Tous ces misérables sont si bien pour lui le Christ lui-même, l'Homme des douleurs, qu'il ne se rassasie pas de les regarder, de les prévenir d'honneurs, de les choyer, portant les estropiés dans ses bras ou sur ses épaules, embrassant des contagieux, des malheureux, crasseux, malodorants, aux plaies purulentes, coupant les cheveux aux teigneux et en ôtant la vermine. A l'hôpital de Poitiers, il lave à genoux la vaisselle des pauvres, comme le prêtre ne le fait même pas pour les vases de l'autel. Un soir, à Dinan, revenant à son refuge de la Providence, il trouve au coin d'une rue une sorte de lépreux, gisant à terre, rongé d'ulcères, à demi-mort. Il le prend dans ses bras et, arrivé à la maison, comme le Frère, qui n'a pas reconnu le pas plus lourd que de coutume de son maître, hésite à ouvrir, il a ce cri qui explique tout : Ouvrez à Jésus-Christ.
Grandet a réservé la moitié presque de son ouvrage au cinquième et dernier livre qu'il intitule : De ses vertus en particulier. Dix-sept chapitres y traitent spécialement de cet objet ; le reste est consacré aux industries apostoliques de Montfort et aux attestations de témoins oculaires. Or, ces pages ne sont qu'un long défilé de pratiques toutes plus concrètes et plus spectaculaires les unes que les autres. On y discerne nettement un homme qui ne conçoit bien la vertu qu'effective et non purement affective. Chez cet homme point de renoncement, simple détachement de cœur ; point de pauvreté sans la condition même du pauvre, du vagabond qui n'a ni feu ni lieu, sans les guenilles du mendiant ; point de mortification s'il n'en éprouve la morsure au vif de sa sensibilité et de sa chair saignante ; point de véritable zèle contre l'offense de Dieu si ce zèle ne descend de la chaire chrétienne où, du vice et du péché, il ne peut en somme flageller que la peinture et ne va les chercher, pour les prendre à la gorge, là où il les trouvera en chair et en os, dans les rues et les places publiques, dans les cabarets, les brelans et autres lieux de désordre.
Si vif est chez notre saint ce besoin d'applications matérielles qu'il y recourt jusque dans l'exercice de l'oraison. Les représentations imaginatives chères aux maîtres de spiritualité ne lui suffisent pas. En a-t-il l'occasion, c'est au réel qu'il va. Dans ses veillées funèbres sur la paroisse Saint-Sulpice, de certains cadavres où la mort accélère son œuvre, se dégagent une telle horreur de vision, une telle puanteur, qu'on a dû les recouvrir entièrement. Voilà bien le moment d'appliquer ses sens et d'une manière autrement puissante que selon la méthode de saint Ignace. Il s'approche et, découvrant le visage, il se penche, il regarde, il respire, emplissant ses yeux et ses narines. A Saint-Brieuc, chez les Filles de la Croix, son lieu d'élection pour méditer est une cour d'étable. On l'y voit passer des heures entières à genoux sur un tas de fumier infect. Et son arrivée à Paris, quand il s'y rendit encore écolier, pour entrer à Saint-Sulpice ! Lui qui avait tant pensé sur la route à un autre voyage, celui de Joseph et de Marie allant à Bethléem pour répondre, eux aussi, à l'appel de Dieu et ne trouvant au bout de leur chemin qu'une étable pour refuge, le voici qui, à la nuit tombante, atteignant les faubourgs de la capitale, aperçoit tout d'abord un petit trou d'écurie dont la porte grande ouverte lui fait signe d'entrer. Vraiment le ciel le comble ! Comme il sera bien là pour continuer à méditer sur les deux saints voyageurs et goûter bien mieux que par le jeu de l'imagination ce qu'ils connurent alors ! C'est si pareil à Bethléem ! De la paille, du foin, des déjections d'animaux, une odeur de bétail ; combien cela est plus impressionnant que la « construction du lieu » à laquelle son esprit a vaqué si souvent au cours du trajet, selon la méthode que le Père Descartes lui enseigna au collège des jésuites. Il entre et va rester là plus de jours qu'il ne lui en fallait, certes, pour sécher et nettoyer sa défroque de mendiant.
Cet homme du concret, du réel, du direct, du percutant, nous le retrouvons partout dans l'apôtre. Immanquablement il se porte à ce qui parle aux yeux, à ce qui frappe, à ce qui fait choc, surprend le cœur, étonne et déconcerte le pécheur, à l'extraordinaire, à l'inattendu.
Que de traits on pourrait ajouter à ceux que nous avons cités déjà ! A l'hôpital de Poitiers, pour en finir avec un blasphémateur[101], un pauvre qu'il a repris en maintes occasions et sans le moindre résultat, un jour qu'il l'entend sacrer de plus belle il va vers lui et, se prosternant à trois reprises contre terre en demandant pardon à Dieu, il lèche, pour expier le péché de la langue, le pavé où ce malheureux vient de cracher ses blasphèmes ; acte qui eut un plein succès[102]. Voyait-il les pauvres de l'hôpital irrités de leur sort ou aigris par quelque correction, « il se mettait à genoux, fût-ce dans la boue, tête nue, écrira l'abbé Dubois, son auxiliaire, en leur protestant qu'il ne se lèverait point qu'il ne les vît tranquilles. Aussitôt ils se mettaient eux-mêmes à genoux et demandaient pardon. Il arrêta et apaisa un jour par ce pieux artifice, continue le narrateur, un soldat blasphémant le saint nom de Dieu dans les rues de Poitiers ». On ne trouve pas d'exemple où cette démonstration ait manqué son effet. A la mission de Villiers, au cours du sermon de la plantation de croix, une dame et un chevalier lui coupèrent la parole, rapporte Mme d'Orion, « l'appelant antéchrist, lui disant qu'il séduisait le peuple pour avoir de l'argent et ne débitait que des faussetés, et mille autres choses qui durèrent bien un quart d'heure et demi. M. de Montfort resta comme un terme, les deux mains jointes et son bonnet dessus, d'une tranquillité comme s'il avait écouté quelque discours utile au salut de son âme, les yeux baissés, jusqu'au moment où les deux personnes fussent lassées de parler. Et pour lors, il descendit de dessus cette croix et fut se jeter à genoux, et leur demanda pardon de ce qu'il avait dit qui les eût scandalisés et de les avoir obligés d'avoir tant offensé Dieu. Ils eurent tant de honte qu'ils s'enfuirent sans dire mot ».
Et à côté de ces gestes d'autant plus saisissants qu'ils sont imprévus, des mots qui partent eux aussi comme sous le coup d'une inspiration soudaine. De passage à Rennes, ayant appris que son bienfaiteur angevin, M. de Magnane, est descendu chez M. d'Orville, subdélégué de l'Intendant de Bretagne, il est venu le saluer. Après un court entretien spirituel avec le pieux marquis dans une allée solitaire du jardin, il charme si bien, en parlant des choses de Dieu, Mme d'Orville et sa nombreuse compagnie qu'elle va chercher son mari pour lui faire partager son édification et son plaisir. Mais M. d'Orville n'a aucune envie d'aller entendre un dévot. Elle revient seule. Le temps passe, les heures s'écoulent, l'après-midi s'avance ; en bonne maîtresse de maison elle pense au repas du soir. Mais au fait, se dit-elle, M. de Montfort a-t-il seulement dîné ? Elle lui pose la question ; il confesse son oubli. Elle le conduit alors dans la salle à manger, et le subdélégué, qui s'y trouve en ce moment, y demeure par politesse. Mais, au lieu de toucher aux mets qui lui sont servis, le saint homme ne songe qu'à parler de Dieu et des délices du divin amour. Subitement, s'adressant à son hôte : « Monsieur, êtes-vous bien dévot à la Sainte Vierge ?» Et sans attendre la réponse, il tire de sa poche et pose sur la table son inséparable petite statue ; et se mettant à genoux devant elle, dit à la Mère de Dieu mille tendresses et, pour terminer, la prie de bénir la maison qui reçoit si cordialement un pauvre de Jésus-Christ. Tout abasourdi, M. d'Orville se demande s'il n'est pas devant un faible d'esprit. Il ne l'observe et ne l'écoute qu'avec plus d'attention. Le missionnaire s'est relevé et sur le sujet dont il est plein il engage la conversation avec son hôte. Des choses divines et des choses éternelles il parle avec tant de naturel, une telle flamme d'amour, un accent si familier et si pénétrant que M. d'Orville n'est pas seulement conquis, il est bouleversé. Il remet sa conscience entre les mains du pauvre prêtre. M. Grignion va si bien l'entraîner dans la voie royale qui monte au Calvaire que, le revoyant quelques années après, il le jugera digne d'entendre de sa bouche, au moment du départ, ces paroles qui seront tout son adieu : «Monsieur, je vous souhaite bien des croix».
Nous avons entendu son mot à Mlle Trichet, la future Mère Marie-Louise de Jésus, dont il vient de recevoir la confession : « Qui vous adresse à moi ? — C'est ma sœur. — Vous vous trompez, ma fille, c'est la Sainte Vierge ». Et sa réplique à Mme Trichet qui lui réclame impérieusement sa fille : « Votre fille Madame, elle n'est plus à vous ; elle est à Dieu ».
Parfois, pour frapper encore davantage, un geste symbolique accompagne la parole. Au séminaire du Saint-Esprit il a des vues sur le réglementaire, un modèle de piété, M. Le Vallois. Un jour qu'il se trouve entouré de toute l'ardente jeunesse de la maison : « Sur lequel d'entre vous, dit-il, vais-je jeter mon sort ? » Puis, se tournant lentement au milieu d'eux, raconte Besnard, et les fixant tous les uns après les autres comme s'il eût voulu lire dans leurs yeux et dans leurs cœurs, il ôte le chapeau du réglementaire, met son grand chapeau plat à sa place et dit : « C'est celui-ci; il est bon, il m'appartient, je l'aurai». M. Le Vallois crut qu'il ne s'agissait que de son chapeau qui était neuf. II ne fut pas longtemps à être détrompé et à comprendre qu'il était question de sa personne. En effet, un instant après, il se sentit un violent désir de se joindre à lui », désir qu'il réalisera sept ans plus tard, ses études terminées et s'étant déjà formé quelque peu au ministère évangélique.
Ne nous trompons pas : spectaculaire, providentiellement spectaculaire, Montfort ne l'est que parce que, pensant concret, il revêt tout de formes concrètes, vigoureusement concrètes, à commencer par ses vertus, depuis sa dévotion jusqu'à son zèle, ainsi que nous l'avons suffisamment vu. Si certains ecclésiastiques, et non parfois des moindres, le soupçonnèrent de n'être qu'un bateleur, un amuseur du peuple et même un comédien de vertu, nous ne serions pas moins dans l'erreur en le regardant soit comme un imaginatif porté au théâtral, soit comme un esprit qui, doué pour les arts plastiques, ainsi qu'il l'était en effet, eût donné plus d'attention aux dehors des choses qu'à leur contenu.
Ce n'est pas pour faire sensation, même en vue d'édifier, qu'il s'affuble comme un gueux, mais parce qu'autrement il ne se sentirait pas pauvre de cette pauvreté qui attire les rebuts et les mépris. Quand il se met à genoux, soit dans la chaire de la Chevrolière pour essuyer la sortie du curé, soit devant les pauvres de l'hôpital pour les apaiser, soit aux pieds de ses insulteurs pour leur demander pardon de les avoir scandalisés, soit au milieu de danseurs ou de pécheresses pour détourner la colère du ciel, soit devant sa sœur pour recevoir d'elle un mouchoir, ce n'est pas plus dans un cas que dans l'autre une simple démonstration mais un acte inspiré par le plus vif sentiment d'humilité. Ce moribond que vous voyez assis dans un fauteuil bien en vue en avant du chœur d'une église comble, un ecclésiastique à sa droite, un autre à sa gauche, collant à ses lèvres, pressant sur son cœur le crucifix qu'étreint sa main crispée, tournant vers le ciel des regards de désir, d'imploration et de confiance, inclinant la tête à droite vers son ange dont il écoute d'une oreille attentive les inspirations, se détournant avec horreur du démon représenté à sa gauche, et s'affermissant contre ses suggestions par des actes multipliés de foi, d'espérance et de charité, ce n'est pas un acteur qui joue admirablement son rôle, c'est un homme qui a tout son esprit concentré sur la pensée qu'il est en réalité à ses derniers moments et que dans un instant il va paraître devant Dieu.
Dans les cérémonies les plus spectaculaires, la procession du renouvellement des promesses du baptême et celle de la plantation de croix, il ne cherche pas, comme ferait un homme de théâtre, à donner seulement l'illusion. Il impose aux acteurs, dont il est le premier, et met sous les yeux de la foule, du réel, un réel brutal et douloureux. Point de faux, de simili ; en dehors de ce qui ne saurait être qu'imagerie, peinture, sculpture, point d'imitation si parfaite qu'elle pût être. Sur les reins des Pénitents, non pas des chaînes de carton mais des chaînes qui viennent tout droit de chez le forgeron ; de même, à leurs chevilles, de vrais gros morceaux de fer, et les cordes qu'ils tiennent à la main et les coups qu'ils s'en donnent ne sont pas davantage des cordes et des coups pour rire. Taillés dans un chêne ou dans un châtaignier, lourde est la croix monumentale ; elle meurtrit les épaules, elle enfonce dans la boue glacée les pieds nus des porteurs, elle les presse de tout son poids contre les aspérités et les pierres du chemin. Surtout si le trajet est long, il semble que sa masse augmente à chaque pas. Arrivée au terme, elle ne se dresse qu'à grand ahan.
 
II — L'homme des pratiques
 
Oui, Montfort, cet homme-spectacle, ascète et apôtre, chez qui tout parle et qui fait tout parler, n'est tel que par le besoin qu'il éprouve de tout concrétiser. Aucun de ses aspects qui ne soit marqué par cette exigence de son génie.
En dévotion, il recourt à une multitude de pratiques. Dans son Traité de la Vraie Dévotion (116), avant de passer à celle-ci, il en énumère une vingtaine en l'honneur de la Mère de Dieu, dont douze extérieures auxquelles, comme il apparaît à la lecture de sa vie, il se livrait personnellement avant de les enseigner. Il n'oublie pas d'y noter, avec la récitation du Rosaire, le port des chaînettes et l'usage qui lui était cher des génuflexions devant une statue de Marie. Nous citons : 8° lui faire un certain nombre de génuflexions ou révérences, en lui disant, par exemple, tous les matins soixante ou cent fois : Ave Maria, Virgo fidelis, pour obtenir de Dieu par elle la fidélité aux grâces de Dieu pendant la journée ; et le soir : Ave Maria, Mater misericordiæ, pour demander pardon à Dieu par elle des péchés qu'on a commis pendant la journée ».
Dans la procession du renouvellement des promesses du baptême, « on n'admettait personne, note Grandet (p. 408), quelle n'eût un chapelet, une croix et un contrat d'alliance à la main. Tous ceux qui n'étaient pas munis de ces marques de piété et qui n'avaient pas fait leur mission, c'est-à-dire, qui ne s'étaient pas confessés, ou qui n'étaient pas de la paroisse, marchaient confusément et sans ordre après le Saint-Sacrement. » A Fontenay, trente-trois « Pénitents blancs », en souvenir des trente-trois années de Jésus, étaient chargés d'étendre des tapis et des draps au passage du dais pour rappeler le triomphe des Rameaux. En l'honneur de ces mêmes années, il distribuait à la fin de chaque mission de petites croix de papier ou d'étoffe, bénites avec la permission spéciale du Pape Clément XI, sur lesquelles étaient inscrits les Noms de Jésus et de Marie, à tous ceux qui avaient assisté à trente-trois sermons[103].
Autre attirance du concret : bien que pour prier il cherche avidement la solitude et sache que tous lieux sont bons pour « adorer en esprit et en vérité », il est, ainsi que Benoît Labre, comme invinciblement attiré et retenu par ceux que le doigt de Dieu a touchés et que chérit la piété populaire. Ecolier à Rennes, allant en classe ou en revenant, il ne manque jamais d'entrer dans l'église de Saint-Sauveur et de s'agenouiller, parfois pour une heure entière, devant l'image de Notre-Dame des Miracles. A Chartres, où Saint-Sulpice l'a envoyé avec un compagnon porter à Notre-Dame l'hommage et les prières de la communauté, il ne peut s'arracher du sanctuaire vénéré. Il faut lire Blain (ch. XLVI) pour s'imaginer un peu jusqu'à quel point il dut y sentir l'invisible présence de Marie.
« Arrivé à Chartres, il alla, à la hâte, se jeter au pied de l'image de la Sainte Vierge qu'on y honore dans la chapelle souterraine, avec la tendresse et la dévotion la plus sensible. Là, aux pieds de sa bonne Mère, son cœur était content et il pouvait dire avec saint Pierre : Ah ! qu'il fait bon ici ! Bonum est nos hic esse. Les moments y étaient courts ; il y demeurait avec un grand plaisir, il en sortait avec regret ; il lui tardait d'y retourner et le lendemain ne revenait pas assez tôt à son gré. La fatigue du voyage, fait à pied, ne se faisait plus sentir, ou s'il la ressentait encore, le lit n'était pas le lieu propre pour la supprimer, mais l'oratoire de la Vierge-Mère. II y retourna donc au plus tôt et n'en sortit que le plus tard qu'il put. Il y communia avec une ferveur et une piété que la grâce de Dieu semblait mettre à son comble ; il y persévéra en oraison six ou huit heures de suite, c'est-à-dire depuis le matin jusqu'à midi, à genoux, immobile et comme ravi. L'heure du dîner vint, bien mal à propos, interrompre ce doux repos en Dieu et ces entretiens avec la Sainte Vierge ; aussi, comme il n'alla le prendre qu'avec peine, il en sortit plus tôt avec joie pour les continuer et se replonger dans une nouvelle oraison, qui dura dans la même posture et une égale dévotion, autant de temps que le matin, c'est-à-dire jusqu'à l'heure du soir, heure à laquelle on l'avertit qu'il fallait se retirer ».
Que dut-ce être à Lorette où, eu se rendant de Poitiers à Rome, il s'attarda quinze jours ! Un habitant fut si touché de la piété avec laquelle il célébrait la messe qu'il voulut loger et nourrir pendant tout son séjour dans la petite cité un si saint prêtre.
Et quelle impression lorsqu'il arriva en vue de la Ville Eternelle ! Ecoutons Grandet (p. 98) qui tient évidemment ces renseignements de M. des Bastières, confident de l'homme de Dieu : « Ayant, à deux lieues de la Ville de Rome, aperçu le dôme de l'église de saint Pierre, il se prosterna contre terre, pleura à chaudes larmes, ôta ses souliers et fit le reste du chemin pieds nus, faisant des réflexions solides sur la manière dont saint Pierre était entré dans cette grande Ville, alors la capitale du monde, sans train, sans argent, sans amis, n'ayant qu'un bâton à la main, et pour tout bien que la pauvreté d'un Dieu crucifié... »
Et à Rome même ! Le P. Dutemps, jésuite, lui demanda à son retour ce qu'il y avait vu. « Rien », répondit-il. Des merveilles de Rome, il en fut comme des merveilles de Paris, au milieu desquelles il vécut quelque dix années en tout sans jamais se permettre d'y jeter les yeux. Mais pendant les trois mois au moins qu'il dut passer dans la capitale de la chrétienté, où l'on ne peut guère faire un pas sans fouler une terre consacrée par quelque miracle ou imprégnée du sang des martyrs ou gardant leurs précieux restes, quelles longues stations, quelles oraisons sans fin, immobile, à genoux, en des lieux que son esprit méthodique s'était fixés d'avance ! Bien qu'il n'en ait peut-être fait la confidence à personne, comment en douter ?
On pourrait croire que, revenu en France avec la bénédiction et le mandat du Souverain Pontife, il allait se mettre immédiatement en campagne. Mais non. Il lui faut auparavant pousser jusqu'au Mont Saint-Michel pour implorer l'aide du grand Archange, et s'arrêter, en passant à Saumur, à Notre-Dame des Ardilliers, son sanctuaire de prédilection. C'est à Notre-Dame des Ardilliers qu'un mois et demi avant sa mort, prêchant la mission à Saint-Pompain, il enverra de cette paroisse, sous la conduite du P. Mulot et du P. Vatel, trente-trois « Pénitents blancs » demander à la Sainte Vierge des missionnaires pour sa Compagnie.
Et pour propager ses chères dévotions, celle à Jésus crucifié et celle à Marie, quel recours au sensible, à l'image, au culte extérieur ! Que de calvaires dressés ! que de statues érigées ! que de chapelles et de sanctuaires restaurés ! Héraut de la Croix et du très saint Rosaire, comme disait son ancienne oraison, s'il le fut à l'égal des plus grands par la parole et par le cantique, il le fut sans concurrent par les procédés matériels et la méthode visuelle. A Pontchâteau, il ne se contente pas d'orner son calvaire de trois chapelles où seront représentés les quinze mystères du rosaire ; il suspend, autour de la croix, à quinze piliers fixés au mur de la plate-forme supérieure un rosaire immense dont les grains ont la grosseur d'une boule à jouer. D'une façon plus originale encore, il plante autour de l'enceinte de quatre cents pieds, cent cinquante sapins partagés en dizaines par quinze cyprès, majestueux rosaire de verdure et d'ombre. A Sallertaine, à l'entour du Christ de son calvaire monumental, retombait en un triple feston un chapelet accroché au sommet et aux deux bras de la croix. Nous avons vu que déjà dans la chapelle de son ermitage de Saint-Lazare il avait fixé à un agenouilloir placé devant l'autel un rosaire aux grains gros comme des noix, d'une longueur suffisante pour servir à plusieurs personnes à la fois. Dans ses immenses processions panachées d'étendards et d'oriflammes, ce qui dominait, c'étaient ses quinze grandes bannières du Rosaire ; et nous avons dit que, pour en expliquer les mystères, il se servait de quinze tableaux à la manière de ceux de Michel Le Nobletz.
 
Encore cela n'était-ce rien comparativement à sa façon d'illustrer le mystère de la Rédemption. Au calvaire de Pontchâteau, la croix du Sauveur est peinte en rouge, couleur du sang et de la charité ; celle du bon larron, en vert, couleur de l'espérance, celle du mauvais larron, en noir, couleur du désespoir et de la nuit éternelle. Le misérable se tord sur son gibet et se déchire le cœur. De chaque côté de l'unique entrée un petit jardin carré. Paradis terrestre et Jardin de l'Agonie. Près de la porte un Ecce Homo, et à quelques pas, une barrique qu'on remplissait d'eau qu'elle dégorgeait par la gueule d'un serpent, le Serpent d'airain de l'Ancien Testament. Ah ! cher saint, comme vous vous moquiez éperdument des esthètes du jour et de ceux de l'avenir. Artiste, on sait que vous l'étiez jusqu'au bout des ongles et voilà à quoi vous recouriez pour faire entendre au peuple le grand mystère de sa Rédemption ! Ce peuple, vous l'avez pris tel qu'il était : friand de couleurs et d'images, fussent-elles d'Epinal, de symboles rustiques et d'émotions fortes. Vous n'avez point essayé de lui imposer vos goûts à vous au risque de ne rien lui servir d'intelligible et de savoureux. Vous n'avez pas cru qu'en sacrifiant à ses goûts à lui vous compromettiez la dignité de la religion. L'essentiel, le tout pour vous, c'était de l'instruire et de lui toucher sainement le cœur. Vous saviez ce peuple, les femmes surtout, exposé au danger du mièvre et du sentimental, mais, pour l'en garder, vous vous borniez à un réalisme abrupt, sans jamais descendre, dans votre respect pour le sacré, au difforme et au monstrueux. Des symboles aussi tendres que parlants : la Sainte Vierge enveloppant de son manteau tout un groupe de ses fidèles serviteurs blottis autour de ses genoux ; à Montbernage, la croix de mission couverte de cœurs dorés, et tant d'autres d'illustrations semblables !
En ascèse nous avons assez parlé de ses pratiques extérieures, désespoir de M. Leschassier. Mais c'est par ce moyen, nous l'avons vu aussi, qu'il forme sa fille spirituelle Marie-Louise de Jésus. La manière forte, a-t-on dit. Elle ne paraît forte que parce qu'elle est concrète. En soi elle n'exige pas plus de renoncement que le doux saint François de Sales n'en exigeait de Jeanne de Chantai. Nous verrons la première supérieure des Filles de la Sagesse, bien que d'un tempérament tout différent de celui de son père spirituel, l'imiter si exactement même en ascèse qu'elle en deviendra la parfaite copie. Jusqu'à quel point il savait rompre ses dirigés à l'usage de sa méthode et les faire mettre leurs vertus à l'épreuve des pratiques, nous en avons un exemple frappant dans la personne de M. d'Orville, dont nous parlions quelques pages plus haut.
« La maison de cet homme de bien, écrit Bernard (Livre VI), était située dans un endroit assez écarté appelé la rue haute ; une place assez vaste occupait tout le devant. C'était tous les soirs le rendez-vous d'une jeunesse volage et libertine du menu peuple qui s'y rassemblait pour danser et s'y livrer sans pudeur à des indécences dont auraient rougi d'honnêtes gens. Il y avait bien longtemps que M. d'Orville gémissait de ces désordres sans pouvoir trouver de moyens pour y remédier. M. de Montfort à qui il s'en ouvrit lui en suggéra un : « Donnez-moi, lui dit-il, un maçon avec des matériaux. Faisons une niche bien façonnée au-dessus de votre portail, plaçons-y une figure de la Sainte Vierge, notre bonne Mère, pour ensuite réciter devant cette image le chapelet, et j'ai confiance que bientôt vous verrez cesser tous ces scandales ». Le projet était saint, il ne tarda pas à être exécuté. Les ouvriers furent mis en besogne, et comme on ignorait quel ouvrage ils allaient faire, la curiosité rassembla d'abord auprès d'eux beaucoup de monde. Le concours fut encore plus grand lorsque l'on sut à quoi ils travaillaient. Le bon peuple y venait en foule, non plus par esprit de curiosité, mais par un motif de religion.
« La figure ne fut pas plus tôt placée que M. de Montfort voulut commencer lui-même à réciter le chapelet et pria M. et Mme d'Orville de s'en charger dans la suite. Ils furent fidèles à s'en acquitter et le disaient exactement tous les soirs, prononçant les offrandes de chaque dizaine que le peuple récitait à deux chœurs. Un soir que M. d'Orville s'acquittait de ce pieux exercice, il passa plusieurs personnes de considération dont il était fort connu. Dès qu'il entendit le bruit des voitures, la mauvaise honte et le respect humain mirent le trouble dans ses pensées. La rougeur lui monta au visage et il se sentit fortement tenté de se retirer. Le combat fut si violent qu'il lui prit par tout le corps une sueur qui pénétra jusqu'à ses habits.
L'esprit du mal lui faisait regarder comme un sujet de confusion qu'un homme de son rang parût ainsi dans une place publique, prononçant tout haut des prières à la tête de la populace. Mais enfin l'esprit de Dieu prit le dessus, il s'arma de résolution et de courage, et détournant les yeux des objets qui avaient pu le distraire pour ne les fixer que sur l'image de la Sainte Vierge, il continua le tribut de louanges et de prières qu'il avait commencé à lui rendre. Un effort si généreux le mit pour toujours au-dessus de toute considération. Non seulement il continua depuis à présider à la récitation du rosaire, mais on le voyait aller autour du peuple assemblé pour contenir chacun dans l'ordre et la décence, et même chasser, le fouet à la main, ceux qui occasionnaient du bruit et du tumulte ». Et le P. Besnard termine son récit par cette réflexion : « On ne peut méconnaître à ces traits un disciple de M. de Montfort formé sur ses exemples et ses maximes ».
La façon dont s'enlevaient les instruments de pénitence que débitait le mercier dont il se faisait accompagner prouvaient assez ce que nous savons déjà par ailleurs, qu'il n'en recommandait pas mollement l'usage à ses auditeurs et à ses pénitents. Il ne croit point à l'efficacité des exhortations qui restent dans les généralités. Partout il descend aux détails concrets et met les points sur les i.
Partant pour Rome : « Je prie mes chers amis de Montbernage, écrivait-il aux petites gens qu'il a évangélisés, ... de ne point souffrir impunément dans leur faubourg les blasphémateurs, jureurs, chanteurs de vilaines chansons et ivrognes. Je dis impunément, c'est-à-dire que, s'ils ne peuvent pas les empêcher, en les reprenant avec zèle et douceur, du moins que quelques hommes ou femmes de Dieu ne manquent pas de faire pénitence, même publique, pour le péché public, quand ce ne serait qu'un Ave Maria dans les rues, au lieu de leurs prières, ou de porter à la main un cierge allumé dans sa chambre ou à l'église.
« ... Il faut, mes chers enfants, il faut que vous serviez d'exemples à tout Poitiers et aux environs. Qu'aucun ne travaille le jour des fêtes gardées ; qu'aucun n'étale et n'entr'ouvre pas même sa boutique, et cela contre la pratique ordinaire des boulangers, bouchers et revendeuses, et autres qui volent à Dieu son jour, et qui se précipitent malheureusement dans la damnation, quelques beaux prétextes qu'ils apportent, à moins que vous n'ayez une véritable nécessité reconnue par votre digne curé.
« Ne travaillez point les saints jours en aucune manière, et Dieu, je vous le promets, vous bénira dans le spirituel et même le temporel, en sorte que vous ne manquerez pas du nécessaire. Je prie mes chères poissonnières de Saint-Simplicien, bouchères, revendeuses et autres, de continuer le bon exemple qu'elles donnent à toute la ville par la pratique de ce qu'elles ont appris dans la mission ».
S'il a écrit plus haut : « Ne manquez point d'accomplir et pratiquer fidèlement vos promesses de baptême », ne croyons pas qu'il s'en tienne à ces termes imprécis. Ou bien il s'agit des deux pratiques qu'il note immédiatement après : dire tous les jours votre chapelet, en public ou en particulier, fréquenter les sacrements, au moins tous les mois, ou bien leur avait-il distribué, lors de la rénovation des promesses du baptême, comme il le fera plus tard dans toutes ses missions, une petite feuille portant les résolutions suivantes :
 
PRATIQUES
de ceux qui ont renouvelé les vœux de leur baptême, pour vivre chrétiennement.
 
1° Je fuirai la danse, la comédie et autres spectacles, les jeux de hasard, le luxe, la vanité, la lecture des mauvais livres, les mauvaises chansons.
 
2° Je n'irai jamais que par nécessité au cabaret et autres lieux dangereux.
 
3° J'irai à confesse tous les mois ou plus souvent, si je puis, par obéissance à un bon directeur.
 
4° Tous les ans en particulier, je recommencerai les vœux de mon baptême, je réciterai le saint rosaire, j'adorerai le Saint Sacrement pendant une demi-heure, et je tâcherai de communier ce jour-là.
 
5° Je dirai tous les jours la petite Couronne de la Sainte Vierge et cinq Pater et cinq Ave en l'honneur du Saint Nom de Jésus, je garderai ces résolutions jusqu'à la mort.
 
On voit qu'il ne se contentait pas du Contrat d'Alliance dont chacun, pour être admis dans la procession du renouvellement des promesses du baptême, devait, comme nous l'avons dit, tenir à la main un exemplaire qui lui avait été remis après les sacrements reçus, et qu'il avait signé de son nom, contrat rédigé nécessairement en termes plus généreux, dont voici le texte :
 
CONTRAT D'ALLIANCE
[104]
avec Dieu
VŒUX ET PROMESSES
du Saint Baptême
 
1° Je crois fermement toutes les vérités du Saint Evangile de Jésus-Christ.
 
2° Je renonce pour jamais au démon, au monde, au péché, à moi-même.
 
3° Je promets, moyennant la grâce de Dieu qui ne me manquera point, de garder fidèlement tous les commandements de Dieu et de l'Eglise, évitant le péché mortel et ses occasions, entr'autres les mauvaises compagnies.
 
4° Je me donne tout entier à Jésus-Christ par les mains de Marie, pour porter ma croix à sa suite tous les jours de ma vie.
 
5° Je crois que ceux qui transgresseront ces vœux sans en faire pénitence seront damnés, et que ceux qui les garderont jusqu'à la mort seront sauvés, en foi de quoi j'ai soussigné.
 
Fait en face de l'Eglise, dans la paroisse de     l'an 17...
 
Qu'évangélisant les faubourgs de Poitiers, il se soit ou non servi de ces formules imprimées ou de formules analogues, toujours est-il que, missionnaire de campagne, il ne se contentera pas de faire renouveler les promesses du baptême et de les commenter dans le sermon qui accompagnait la cérémonie, mais qu'il tiendra à marquer sur une feuille souvenir de mission les résolutions les plus pratiques compte tenu du milieu.
Et pourtant quelle mise en scène pour pénétrer ces chrétiens de la gravité de leur engagement[105] ! La procession arrivée à la grande porte de l'église, le missionnaire s'asseyait dans un fauteuil, tenant le Saint Evangile ouvert sur ses genoux et tous ceux qui avaient marché en procession, et non les autres, se mettant à genoux, le baisaient, avant d'entrer dans l'église, en disant: Je crois fermement toutes les vérités du Saint Evangile de Jésus-Christ. Entrant alors dans l'église, ils allaient aux fonts baptismaux et, en présence d'un prêtre qui se tenait là comme témoin, les baisaient en disant : Je renouvelle de tout mon cœur les vœux de mon baptême et renonce pour jamais au démon, au monde et à moi-même. Cette partie de la cérémonie terminée et tout le peuple étant entré, on se rendait en ordre à un autel où le missionnaire présentait à baiser sa petite statue de la Sainte Vierge après qu'on avait prononcé ces paroles : Je me donne tout entier à Jésus-Christ par les mains de Marie pour porter ma croix à sa suite tous les jours de ma vie.
Ensuite, les prêtres, ayant fait eux aussi leur donation à la Sainte Vierge, allaient aux fonts baptismaux et entonnaient le Credo que tout le peuple chantait. Puis le missionnaire prêchait. Sur la fin de son sermon, il faisait quelques interrogations au diacre qui tenait le Saint Evangile entre ses mains. Il lui demandait par exemple si l'on pouvait se sauver dans toutes les religions ; quelle était la meilleure, si la catholique était la seule dans laquelle on pût faire son salut, s'il suffisait pour cela de professer la religion. Le diacre ayant répondu à tout, M. Grignion lui demandait quelle était la règle que tout chrétien devait observer pour mériter le bonheur éternel. Le diacre répondait en montrant au peuple le livre de l'Evangile : « Voici la règle, disait-il, de tous les chrétiens. Quiconque n'en observera pas tous les préceptes et ceux de l'Eglise n'entrera jamais dans le royaume des cieux». Ce dialogue terminé, le diacre portait le livre au prédicateur qui le recevait à genoux et, le pressant contre sa poitrine, après s'être relevé, achevait son discours avec des accents si brûlants que tous ses auditeurs fondaient en larmes.
Grandet (p. 394), à qui nous empruntons tous ces détails, a commencé par nous dire qu'un de ses moyens pour perpétuer les fruits de la mission « était de faire renouveler les vœux du baptême à tous les pénitents avant de leur donner l'absolution, et même de leur en faire réitérer les promesses à haute voix au milieu d'un sermon, en leur faisant lever la main pour les en faire souvenir, les avertissant qu'ils ne faisaient par là ni vœu ni aucun serment, et que leur engagement de croire en Dieu et de renoncer au démon, à ses pompes et à ses œuvres... n'était pas plus grand en donnant cette marque extérieure de leur renouvellement des dits vœux que celui qu'ils avaient contracté à leur baptême, par la bouche de leurs parrains, et qu'ils étaient obligés de les réitérer et ratifier lorsqu'ils avaient atteint l'âge de raison ». On voit par là quelles précautions il prenait pour éviter que cette cérémonie, qu'il voulait cependant si impressionnante, ne fît pression sur les consciences par une fausse interprétation.
Si nous poursuivions notre investigation à travers les œuvres et entreprises de notre saint, partout nous retrouverions, en dehors même de tout spectaculaire, l'homme du concret, des règlements, des détails pratiques de l'ordre matériel ; fait d'autant plus remarquable qu'en même temps il n'en voit pas moins les choses de très haut, en grand, et que son regard s'étend même au loin dans le temps et dans l'espace. Le voilà jeune prêtre, à Poitiers, aumônier de cette pétaudière d'hôpital. Réforme matérielle avant tout, celle du service des tables à laquelle il tient énergiquement la main. Puis rétablissement des règlements tombés en désuétude et mise au pas des Gouvernantes récalcitrantes. Puis groupement d'un choix de jeunes pauvresses de l'établissement avec imposition d'une règle de religieuses hospitalières : préformation de la Congrégation des Filles de la Sagesse. Et comment prépare-t-il Mlle Trichet au rôle qu'il lui destine secrètement de supérieure de l'institut projeté, par quel exercice pratique des vertus qui font la parfaite religieuse ? Encore le voit-on ne s'en remettre à personne pour toutes les pièces du costume qu'il va lui imposer !
Qu'on lise les deux lettres qu'il adressa, l'une à Marie-Louise de Jésus et à Catherine Brunet, que, sur la demande de Mgr de Champflour, il avait envoyées à La Rochelle fonder leur première école ; l'autre à Mlle Dauvaise, supérieure des Incurables de Nantes, on verra à quels détails d'ordre matériel il descend ; et toujours la Règle, l'observance de la règle ! En tête des douze alinéas tous numérotés qui composent la première lettre, ces lignes suggestives : « Vous pouvez prendre comme directeur et confesseur Monsieur le Doyen des chanoines pourvu que vous ne fassiez rien et qu'il ne vous fasse rien faire contre vos règles et celles que je vous donnerai ». Et dans la lettre à Mlle Dauvaise: « qu'elles (les personnes qui se dévoueront au service des Incurables) suivent universellement et ponctuellement la même règle et le même directeur, sans qu'aucune, quelque argent qu'elle apporte ou quelque talent qu'elle ait, puisse, par privilège ou condescendance, s'exempter de la communauté, de la règle ou du directeur ».
De l'aveu de tous, écrit Blain (ch. LXXI), il avait un art singulier pour ranger les processions les plus nombreuses et tenir dans l'ordre le cours et les exercices d'une mission[106]. Amis et ennemis de sa mémoire, tous lui accordent ce talent et avouent que sur cet article il n'avait pas son semblable ». Pas plus qu'il ne l'avait pour mettre de l'ordre et de la propreté partout où il passait : dans les sacristies mal tenues, dans les églises aux murs lépreux, à la toiture percée, au pavé défoncé, au sol encombré de tombes, dans les cimetières mal clos, souillés par le bétail. Chargé de l'office de maître des cérémonies par M. Leschassier, qui pense le tirer ainsi de son abstraction en Dieu, « il vint à bout, nous dit Blain (ch. XXXVII), d'un ouvrage qui avait été tenté par plusieurs autres avant lui et qu'ils n'avaient pu réussir, ...de ranger et d'ordonner, en se suivant, tout ce qui regarde les offices et les fonctions de diacre, de sous-diacre et d'acolyte, afin qu'on pût s'en instruire et l'apprendre, en trouvant réuni et rangé sous un seul titre ce qui était dispersé sous plusieurs titres ». En tout lieu et en toute chose il range, il classe, il ordonne. Il a une méthode d'un sens pédagogique remarquable qui lui permet de placer en moins de rien quatre à cinq cents enfants du catéchisme, de contrôler en un clin d'œil les absences, d'interroger tout ce petit monde en une heure et demie. Compose-t-il un cantique didactique, un sermon, les couplets, les points, les divisions et subdivisions rappellent l'impeccable ordonnance de ses cortèges. Tout s'avance dans un bel ordre classique, comme une armée en marche. Et comment consulter ses manuscrits sans en admirer la présentation ? Un texte imprimé ne serait pas réparti plus clairement. Et le tout de cette belle écriture sobre et élégante, ferme sans être trop appuyée, régulière, trahissant parfois la fatigue, mais jamais la nervosité, une cursive facile et reposante, digne de figurer à côté de la célèbre anglaise de Lamartine.
 
Et comme il ne manque jamais de donner un règlement de vie à ses dirigés, il a commencé par s'en imposer un à lui-même. Nomade, missionnaire, son temps dévoré par le ministère, il a une vie aussi réglée que celle d'un moine dans son couvent. Lever, coucher, repas, multiples oraisons et multiples flagellations, tout est soumis à un horaire exact, articulé aux exercices de la mission ; rien n'est laissé à l'arbitraire, au caprice ou à la ferveur du moment. Blain ignorait quel ordre il gardait dans l'usage de ses divers instruments de pénitence, mais il en avait un. Quand on examine le détail d'une de ses journées, on se demande comment il faisait tenir tant d'occupations dans un cadre aussi étroit. Comment ? Par l'ordre qu'il y mettait. Si sa tenue est misérable, elle ne sent aucunement le débraillé. Il nettoie ses guenilles, il les ravaude, il en est économe et s'applique à les faire durer. Apercevant dans la cour de l'hôpital de Poitiers un minuscule bout d'étoffe qui traîne par terre : « Ramassez cela, ma fille, dit-il à Marie-Louise de Jésus qui l'accompagnait ; c'est le bien de la Sainte Vierge ». Il a le même soin pour ses haillons. Bien qu'il soit plus de trois mois sans changer de linge, il réussit à n'être aucunement incommode à ses compagnons. Lorsqu'il couche, non pas à même le plancher, le carrelage ou la terre battue, mais sur des sarments ou de la paille, n'allez pas croire qu'il fasse sont lit à coups de fourche. Rien de plus propre et de mieux rangé que sa chambrette, de plus soigneusement fait que son lit. A Saint-Pompain, la bru de son hôtesse au château de Villiers, en vraie fille d'Eve, pour avoir le cœur net de ce
qu'on lui a raconté sur son coucher, profite de son absence pour s'introduire dans sa chambre. Rien d'anormal ; le lit ressemble à tout autre. Mais, inspection faite, paillasse et couette ont été retirées. Les deux draps et la couverture parfaitement étendus ne recouvrent que des fagots de sarments.
Ainsi apparaît clairement que Montfort est tout le contraire d'un pur esprit. Rien de moins abstrait que son ascèse, que son enseignement, que sa direction spirituelle, que sa façon d'organiser et de conduire. Des vertus toutes traduites en pratiques extérieures poussées à fond, depuis la plus haute, l'adoration, jusqu'aux plus humbles, celles de l'économie domestique. Point d'enseignement purement intellectuel, uniquement oral, mais la représentation, la mise en scène, l'action symbolique, le tableau, l'image. Point de direction spirituelle ni de plan de réforme ou d'administration s'en tenant aux grandes lignes, mais des règlements où tout est prévu. Le mystique lui-même, le contemplatif n'échappe pas à ce besoin du concret. Lui qui va les yeux clos et s'applique à fermer tous ses sens aux choses extérieures les ouvre tout grands pour les emplir et les saturer des horreurs de la mort et nulle part il ne respire le divin comme dans un lieu que le ciel visita.
Homme-spectacle, chez qui tout parle et qui fait tout parler, Montfort est aussi et non moins fortement, l'homme des applications pratiques et des précisions matérielles. Si nous voyons bien comment ces deux caractéristiques si nettes de l'apôtre populaire tiennent à une même disposition profonde de la nature, qui est de penser concret, Montfort nous apparaît comme un type remarquable d'unité, de solidité et d'équilibre, un instrument exactement calculé par Dieu pour l'œuvre à laquelle il le destinait : l'homme d'une vocation.
Aucune méthode d'apostolat n'exige, outre l'autorité que seul un grand renom de sainteté confère, la maîtrise de soi, le sens de la mesure, le sentiment des situations, la promptitude et la sûreté du coup d'œil, la rapidité de conception, comme l'audacieuse méthode directe qui était la sienne. Pour ne courir aucun risque, il n'en est pas besoin de tant à un ministre de Dieu qui s'en tient à fulminer en chaire et à s'en prendre, de cette hauteur, au blasphème, à la profanation du dimanche, à la danse, à l'ivrognerie, à l'impudicité et autres êtres de raison. Mais se jeter presque quotidiennement dans la bagarre et s'en tirer, en quatorze années de ce jeu, avec seulement, en tout, trois ou quatre coups de canne administrés par une châtelaine dont on a repris la fille, deux coups de poing reçus, il est vrai, en pleine poitrine de la part d'un officier hors de lui pour quelques observations, cependant bien modérées, sur sa mauvaise tenue dans l'église, et pas même une poignée de cheveux laissée aux mains de soldats furieux devant leur table de jeu en miettes, voilà sans doute qui est digne de la plus haute admiration. Nous aurions bien voulu voir les censeurs de notre saint imités, n'eût-ce été que pour un jour, à faire eux-mêmes la police des mœurs. Mais cela, auraient-ils dit, ne convient pas à des ecclésiastiques. Et pourquoi en effet cela ne leur convient-il pas, sinon parce que, pour s'en acquitter de la façon unique et irréprochable d'un Grignion de Montfort, il leur faudrait ces dons tant naturels que surnaturels qui étaient chez lui — ce serait être aveugle de ne pas le reconnaître — les charismes magnifiques de l'apôtre populaire ?
 

CHAPITRE XVIII
 
 
CE QUE MONTFORT N'EST PAS
 
 
Si l'on réfléchit bien à ceci que Montfort pense concret, on n'attribuera plus à un tempérament excessif et à une humeur bizarre sa façon spectaculaire d'être un saint et un apôtre. Pas davantage on ne lui prêtera un attachement servile à la lettre de l'Evangile ni non plus la passion de l'absolu, sinon comme elle se trouve chez tous les saints.
Mais sur ces différents points sa réputation est si bien établie qu'on ne saurait trop s'en éclaircir. Voyons donc.
D'abord est-il l'original que l'on pense communément ?
Nous l'avons déjà dit, toute l'originalité si moquée et si combattue du séminariste de Saint-Sulpice consistait uniquement dans sa manière d'être un saint et déjà aussi un apôtre.
Plus tard, aumônier d'hôpital ou missionnaire, si, en mainte circonstance, il put paraître excentrique et ridicule, ce ne fut jamais non plus que par sa façon de pratiquer l'Evangile et de l'annoncer, invulnérable au respect humain, assoiffé d'humiliations et de mépris. Ce n'est pas par fantaisie et par goût bizarre qu'il porte des guenilles, qu'il boit dans le verre des contagieux, qu'il vide les bassins des alités, qu'il gâche le mortier, qu'il grimpe à l'échelle, une brosse à la main, contre les murs crasseux d'une église, qu'il propose au Frère Nicolas harassé de le charger sur son dos, que dans une prairie, au milieu d'un grand concours de peuple, il prêche perché sur un arbre.
De vertus aussi expressives, à commencer par sa dévotion et son humilité, a-t-on le droit de conclure que, s'il n'avait pas été un saint, on l'eût vu obséquieux, cérémonieux, maniéré, multipliant les courbettes et les grimaces, forçant l'expression en tout ?
Cela ne va guère avec l'air de grandeur dont parle Besnard. Bien plutôt lui aurait-on trouvé des façons de grand seigneur comme lorsqu'au lever de table il reconduisait, après les avoir embrassés et gratinés d'une large aumône, les pauvres qui lui avaient fait l'honneur de l'accompagner.
Us se trompaient fort les séminaristes de Saint-Sulpice qui allèrent, « plutôt pour rire que pour pleurer » dit Grandet (p. 15), assister au catéchisme qu'il faisait aux enfants les plus dissipés d'un des quartiers du faubourg Saint-Germain, et dont les gens disaient merveille. « Ils ne purent s'empêcher eux-mêmes de fondre en larmes ». De même s'abusait grandement le confrère[107] qui eut la curiosité d'assister à sa première messe, pour laquelle il avait choisi l'autel de la Sainte Vierge dans l'église de Saint-Sulpice. Ce séminariste qui était loin d'éprouver aucun faible pour M. Grignion, pensait sans doute qu'il renchérirait d'une façon assez ridicule sur la liturgie par l'expression qu'il mettrait dans ses gestes et dans sa voix. II fut bien détrompé : tout comme à Blain qui assistait son ami, M. Grignion lui parut « comme un ange à l'autel ». Le missionnaire produira le même effet à Lorette, à Rouen où il célébra à l'autel des Vœux, et sans doute en bien d'autres lieux encore. Il faut se faire une idée absolument fausse de ses singularités pour y voir des fantaisies, des bizarreries, et lui prêter au cours de ses instructions, comme le fait Mgr Calvet (p. 10), «de pieuses saillies parfois divertissantes». De cette originalité-là, pourtant la plus accréditée, sa vie ne fournit aucun exemple.
L'Evangile à la lettre. Est-il vrai, comme on le dit, que Montfort s'attachait tellement à la lettre de l'Evangile ? En faisait-il son code de perfection ?
Aux dernières pages du chapitre précédent, nous disions avec quel soin des détails il organisait sa vie et ses œuvres. Devant un tel appétit d'ordre, de règlements, d'horaires, de méthodes, le lecteur, tout en lui reconnaissant le génie de l'organisation, ne l'aurait-il pas soupçonné de céder aussi à une légère manie ? Quel grand homme n'a ses petits travers ? Si M. Grignion, au lieu d'être Montfort, n'avait été qu'un petit homme avec de petites idées et de petites vertus, n'eût-il pas été aussi singulier, mais d'une autre façon ? Ne l'aurait-on pas vu se noyer dans les détails, s'occuper d'un tas de futilités, gaspiller son temps à ranger, à classer, à étiqueter des riens, tatillon, assujetti à de ridicules rubriques, figé dans ses habitudes, mécanisé à souhait, d'une régularité de pendule, et dérouté, perdu au moindre dérangement ?
Or ceux qui s'exclament devant telle ou telle de ses pratiques : « Voilà bien Montfort : l'Evangile à la lettre ! » le font-ils avec un si vif sentiment d'admiration? Ne pensent-ils pas plutôt à un conformisme servile qui dénoterait de l'étroitesse d'esprit ou une âme timorée ou tout simplement un faible pour l'extraordinaire et le singulier ?
On conviendra sans peine, pensons-nous, qu'il peut se rencontrer fortuitement avec la lettre de l'Evangile. « Ne prenez pour le voyage ni sac, ni provisions, ni argent, ni vêtement de rechange », disait le Maître aux disciples qu'il envoyait devant lui. Mais le Maître n'eût pas parlé que, pour lui qui va jusqu'aux guenilles, c'eût été tout comme. Et, sous toutes les latitudes, dans toutes les religions, n'est-ce pas ainsi que s'y prennent les ascètes ? Il est vrai qu'en maintes occasions, il invoque la lettre de l'Evangile, se retranche derrière elle, s'applique à la copier. A ceux qui lui reprochaient de donner constamment dans l'exagération : « Je ne me permettrais pas un acte dont je n'aie trouvé dans la vie de Notre-Seigneur l'exemple et le modèle », répondait-il. Il s'était fait une règle de ne point solliciter en faveur des pauvres la charité des siens, à qui il avait écrit de Paris : « Considérez-moi comme un mort » et qui, du reste, étaient peu fortunés. Voyons cependant sa conduite. Se rendant à Moncontour, au temps où il travaillait avec M. Leuduger, il a dû s'arrêter à Montfort. Ses parents l'ayant appris le pressent tellement de venir prendre un repas à la table de famille qu'il finit par accepter : « Mais, à condition, dit-il, que je puisse amener tous mes amis ». Le lendemain, à l'heure dite, le voici en effet qui arrive en nombreuse compagnie. Des loqueteux, des besaciers, qu'il n'a pas eu grand-peine à trouver. Le Maître n'a-t-il pas dit : « Quand tu donnes un festin n'invite pas des gens de ta parenté ni tes voisins riches, qui pourraient te rendre la pareille, mais des pauvres, des estropiés, des boiteux et des aveugles »? A la vue de cette troupe, ses parents levèrent sans doute les bras au ciel, mais enfin ils prirent la chose de bonne grâce. C'était d'ailleurs tout ce qu'ils avaient à faire.
Si ce n'est pas là l'Evangile à la lettre...! Cependant — nous l'avons déjà relevé lors de son entretien à Rouen avec Blain — loin de s'en tenir à la lettre, le plus souvent il la dépasse et de beaucoup. Ainsi, pour justifier sa conduite à l'égard des siens, n'invoque-t-il pas l'abandon momentané où Jésus à douze ans laissa ses parents pour converser avec les docteurs ? Et ceci : « Dans quelque maison que vous entriez, avait enjoint le Maître, dites d'abord : Paix à cette maison ! ». C'était la salutation accoutumée, le Chalôm traditionnel, le salamalek que les musulmans s'adressent encore aujourd'hui entre coreligionnaires. En bonne logique le missionnaire aurait dû, lorsqu'il entrait dans une maison, s'en tenir aux salutations d'usage. Pas du tout, il se met à genoux et récite l'oraison Visita quaesumus.
Et encore ce trait rapporté par Grandet (p. 99) :
« En revenant de Rome, il rencontre deux jeunes gens en chemin qui furent les compagnons de son voyage. Etant arrivé avec eux dans un village, il leur dit : « Allez, chez M. le Curé lui demander s'il veut bien pour l'amour de Dieu nous donner à manger. Le curé lui envoya un petit morceau de pain comme à un pauvre. M. de Montfort, voyant qu'il n'y en avait pas assez pour trois personnes, fut lui-même au presbytère du curé lui demander l'aumône ; il le trouva avec grande compagnie ; il entra dans la chambre, et après lui avoir fait son petit compliment, il se mit à genoux, suivant sa coutume, dit un Ave Maria et l'oraison Visita quaesumus. Le curé le prenant pour un fou le fit entrer dans sa cuisine et ordonna qu'on lui donnât à manger avec ses valets, on lui servit du pain bis avec du mauvais vin ; il fut ensuite remercier le curé de sa charité ; le curé lui demanda pourquoi il n'allait pas à cheval ; il lui répondit que les Apôtres n'avaient pas coutume d'y aller, que cela était bon pour les gens du monde ». Le curé aurait pu lui répondre : « Etes-vous sûr que saint Pierre, saint Paul et les autres allèrent toujours à pied et que, s'ils revenaient de nos jours où l'usage d'un cheval n'est tout de même pas un luxe, ils se le refuseraient même pour de longues distances ?» Le missionnaire jugea peut-être que le curé avait besoin d'une leçon ; mais crut-il lui-même sa réponse péremptoire ? On peut en douter. Quoi qu'il en soit, à qui fera-t-on croire que c'était par imitation servile qu'il voyageait ainsi et que, si les apôtres s'étaient servis, pour la diffusion de l'Evangile, des moyens de locomotion les plus rapides de leur temps, il eût rayé de son catalogue de pénitences celle qui en comportait tant d'autres : de faire tous ses voyages à pied ? « Mon cher ami, disait-il au recteur de Bréal, M. Hindré, qu'émerveillaient les effets de sa parole, j'ai fait plus de deux mille lieues de pèlerinage pour demander à Dieu la grâce de toucher les cœurs et il m'a exaucé ». De même lorsqu'il alléguait les trois jours d'absence de l'Enfant Jésus, pense-t-on que sans cet exemple il eût été moins détaché de sa famille ? Ce ne sont pas les textes évangéliques qui lui manquaient pour autoriser sa pratique.
Qu'il fût heureux de rencontrer dans la vie du Sauveur des exemples et des préceptes qu'il pût, ceux-là, copier matériellement, ceux-ci, observer à la lettre, qu'est-ce que cela prouve ? Comment lui, l'homme des pratiques et du concret, n'aurait-il pas trouvé une saveur particulière à cette entière conformité ? Il faut ne rien comprendre à son génie pour sourire en pareil cas comme s'il cédait à une manie. Même là, d'imitation servile il n'y a pas ombre, l'homme étant toujours prêt à dépasser la lettre pour en appliquer l'esprit.
Du reste il sent bien que ses audaces ont besoin de caution et ce n'est pas seulement à la lettre de l'Evangile qu'il en demande. Nous avons entendu M. Leschassier reprocher à l'aumônier de l'hôpital de Poitiers de dire en toute occasion qu'il ne fait rien que par son ordre et lui conseiller de prendre un directeur sur place. De ses exploits les plus hardis il en est peu pour lesquels il n'ait pu se prévaloir de quelque illustre exemple soit d'un personnage en grande réputation de prudence et de vertu soit même d'un saint placé sur les autels. A son arrivée à Moncontour, tombant en pleine danse, il s'avance vers les ménestrels et leur enlève leurs instruments, mais Julien Maunoir n'en avait-il pas fait autant à Saint-Tugeau-en-Plumelin ? A Poitiers, il lève sa discipline sur quelques polissons, mais M. Olier[108] n'envoyait-il pas ses jeunes gens, le fouet à la main, nettoyer les abords de l'église Saint-Sulpice ? A Saint-Pompain, il organise une procession pour disperser une foire, mais, quelque soixante ans plus tôt, Jean Eudes, donnant la mission à Autun, n'avait-il pas usé du même expédient pour en finir avec les saturnales de la Saint-Valentin ? Il pénètre dans les lieux de débauche pour en arracher de malheureuses filles, mais le jésuite François Régis, l'apôtre du Vivarais, un saint de la génération précédente dont le procès de canonisation était alors en cours, n'avait-il pas eu la même audace ? Quant à la police des cabarets, ces hommes de Dieu ne s'en étaient-ils pas chargés aussi à l'occasion ? Et si, pour dompter la révolte de la nature, il avale le pus d'un ulcère, une femme, oui une femme, sainte Elisabeth de Hongrie, ne l'avait-elle pas fait avant lui ?
Lorsque, dans leur entretien de Rouen, Blain attaqua sa conduite : « Pour toute réponse, écrit le mémorialiste, il me montra son Nouveau Testament et me demanda si je trouvais à redire à ce que le Christ a pratiqué et enseigné ». Le geste peint l'homme. Mais si le saint en avait appelé à la lettre de l'Evangile, il eût été bien incapable de prouver qu'il s'y conformait. Cependant, comme il s'agissait uniquement du caractère singulier de ses pratiques, c'est ce qu'il aurait fallu établir pour que sa réponse ne souffrît pas de réplique. Blain n'insista pas. Son ami s'autorisait de l'Evangile pour suivre son attrait. Libre à lui ; mais, ses pratiques, l'Evangile ne les imposait pas.
Comme Montfort est tout en pratiques, on s'imagine qu'il s'applique à copier la lettre de l'Evangile ou, du moins, à la serrer du plus près possible. Pure illusion. Il suit sa pente, heureux seulement de rencontrer parfois la lettre et, à l'occasion, de pouvoir s'en couvrir, sauf à la tirer un peu à lui, s'il en est besoin, mais le plus souvent ne se faisant aucun scrupule de renchérir sur elle[109].
 
L'absolu. On accorde moins volontiers aux saints la prudence du serpent que la simplicité de la colombe. Il est notoire pourtant que dans les affaires qui regardent la gloire de Dieu, les seules qui les intéressent, les mystiques font preuve autant que personne de circonspection et de sens pratique. Certes, il ne suffit pas d'être un familier de Dieu pour être un habile homme, mais il serait contradictoire que celui qui a été suscité d'en-haut pour l'accomplissement de quelque grand dessein fût gêné par ses grâces d'oraison dans l'exercice de ses talents. Qu'un contemplatif comme saint Jean de la Croix dût se faire violence pour s'entretenir d'affaires temporelles, qu'il en fût même parfois incapable lorsqu'il venait de boire à longs traits le breuvage enivrant et si doux du divin amour, il ne s'en remettait pas moins à la tâche avec une ardeur nouvelle, conduisant à travers mille obstacles, aux côtés de sainte Thérèse, son travail de réforme et de fondation avec une sagesse consommée. Mais plus un homme né pour l'action et brûlant du zèle de la gloire divine reçoit du ciel lumière et force, plus il risque de déconcerter. Ses vues, si hautes et si étendues qu'elles fussent naturellement, se sont élevées du plan de l'homme au plan de Dieu ; sa sagesse n'est plus la sagesse des sages, sa prudence la prudence des prudents. Presque infailliblement, il va passer pour fou ; n'est-ce pas, Dom Bosco ? N'est-ce pas, Jean de Dieu, et vous, fondateurs' et fondatrices d'œuvres apostoliques, qui aviez tout pour vous signaler dans le monde comme brasseurs d'affaires et manieurs d'argent et qui, sans crédit, sans appui humain, sans un denier devant vous, entrepreniez, bâtissiez, recrutiez, établissiez, comme si vous vouliez tenter Dieu? C'est une règle, plus ces hardis, ouvriers du Seigneur prennent conscience, à la lumière de son Esprit, de la sublimité de leur tâche et de la misère des moyens humains, plus ils se jettent dans la folie de la croix. A les voir agir, on dirait qu'ils ont perdu le sens du réel, et leurs biographes, aussi déroutés que leurs contemporains, se demandent par quel mystère, doués la plupart d'une évidente et singulière pénétration d'esprit ils manquèrent ainsi, avec la continuité d'impitoyables logiciens, aux lois du simple bon sens. Comme il faut bien sauver l'honneur de personnages en grande réputation de sainteté et souvent même placés sur les autels, une explication qui se veut flatteuse, a, de nos jours, grand succès : ils vivaient dans l’absolu. Depuis quelque quarante ans, il n'est point de biographe de notre saint qui ne recoure à ce mot aussi sublime en soi qu'ambigu dans l'emploi qu'on en fait : l'absolu ; pas un seul qui ne nous le dise passionné d'absolu, quand, à l'occasion de quelque mésaventure, il n'ajoute pas qu'il était entré dans l'absolu, qu'il pensait dans l'absolu, qu'il était absolu.
Mais les saints ne sont-ils pas tous passionnés d'absolu et leur seule mesure d'aimer Dieu n'est-elle pas de l'aimer sans mesure ? El ne jugent-ils pas de tout le créé par référence à l'absolu divin, s'abimant dans leur propre néant et ne donnant de prix aux choses que leur valeur éternelle ? Si donc on invoque l'absolu pour expliquer les comportements singuliers de tel et tel saint et particulièrement de Montfort, c'est qu'on ne prend pas ce mot dans son acception générale. On veut dire que ces âmes d'oraison vivaient en dehors du réel, agissaient sans regarder aux conditions et aux possibilités du réel et comptaient pour rien ou presque rien tout ce qui n'approchait pas de l'idéal et de la perfection absolue. Qu'un historien le veuille ou non, s'il croit remarquer chez Montfort une telle passion, manifestement différente de celle qui est commune à tous les saints sans exception, c'est qu'au fond il n'est pas loin de penser, comme Mgr Calvet (p. 23), qu'il «vivait dans un état continuel d'exaltation mystique et d'exaltation poétique ». Au fait, mystique et poète, ce sont là deux mots dont l'un évoque facilement l'autre chez plus d'un de ses biographes.
Il faut reconnaître que si jamais pratiques de perfection méritèrent en langage courant l'épithète d'absolues ce furent les siennes. Pauvreté absolue, détachement absolu des siens, mortification absolue, car nous sommes loin d'avoir tout relevé et nous reviendrons sur ce chapitre ; obéissance absolue. A quoi cela tenait-il ? Nous l'avons vu suffisamment : Montfort pense concret. Pour lui point de vertus purement affectives ; il les lui faut effectives. Qu'on imagine quelles pratiques cela peut représenter chez un homme à la volonté de fer, qui n'aspire qu'à vider son âme de la créature pour l'emplir de Dieu et à embraser le monde des flammes dont il est lui-même dévoré. Chez un saint qui n'éprouvera pas ce besoin de tout incarner et se sentira déjà assez détaché dès là qu'il l'est pleinement de cœur, tout fusionne, tout s'harmonise. Les vertus, pour absolues qu'elles tendent à être en elles-mêmes, ne s'exhibent point comme des monolithes abrupts et intransigeants. Elles s'effacent les unes devant les autres, se font des concessions mutuelles, arrondissent leurs angles. Chez Montfort, c'est un heurt perpétuel, et souvent à qui écrasera l'autre. Comment concilier la mortification telle qu'il en ressent le besoin et l'obéissance qu'il voudrait malgré tout aussi totale à M. Leschassier ; cette même pratique d'austérités avec ses obligations d'étudiants, le détachement absolu des siens avec ses devoirs de fils, la police des lieux de désordre avec la déférence due aux autorités civiles ? Il est fatal que parfois le conflit s'exaspère. Si aucun accord ne se montre possible, le saint n'hésite pas ; il choisit ce qu'il y a de plus dur, de plus héroïque, de plus crucifiant, et en matière de zèle, de plus hardi, pour ne pas dire de plus dangereux, et sacrifie nettement l'autre côté. Rien ne le fait plus paraître extrême et absolu que ce contraste violent. Ainsi on le dirait totalement dépourvu de cœur à l'égard de sa famille, en pleine illusion pour tenir mordicus tout à la fois à son ascèse et à la direction de M. Leschassier.
Sa vie est semée de ces apparents illogismes. A vingt ans, avec quelles actions de grâces à la divine Providence partait-il de Rennes pour Paris, se voyant déjà à Saint-Sulpice, ce séminaire modèle, cette maison de perfection tant désirée ! Et le voilà qui, à peine sur la route, se met dans l'état le plus propre à s'en faire interdire le seuil. Le jeune homme dont la distinction autant peut-être que la piété avait si heureusement impressionné à Rennes Mlle de Montigny ne sera plus, quand il ira frapper à la porte de sa bienfaitrice, qu'un misérable chemineau fleurant l'écurie. Si encore il avait conservé les dix écus que ses parents lui avaient donnés, mais il a tout distribué, argent, linge et vêtements ; il ne lui reste plus que ses nippes malodorantes. Qui devra faire les frais d'un nouveau trousseau ? Cette bonne demoiselle sans doute, cependant si peu fortunée, car il va sans dire qu'elle ne peut le présenter dans cet état, même à M. de la Barmondière. Avait-il pensé à tout cela ?
A Pontchâteau, son calvaire étant presque achevé, il voit descendre de carrosse sur la lande de la Madeleine un monsieur à l'air important, accompagné de quelques dames. Quel est ce personnage, qui, sans avoir donné, non plus d'ailleurs que ce beau monde féminin, aucun signe de dévotion, même en passant devant l'image du Sauveur en croix, examine, inspecte, prend les mesures des douves et des souterrains ? Il se pose la question, et non sans une vive inquiétude, nous dit M. Olivier. Mais il a reçu « fort froidement », note encore son compagnon, ces dames si peu dévotes. Va-t-il demander un mot d'explication à ce monsieur qui n'est autre que l'Intendant de Bretagne ? Mais non. Il ne semble même pas qu'il l'ait honoré de la moindre salutation. Embarras ? Timidité ? Non certes. M. Olivier, si l'on en juge à son récit, ne sera pas loin de penser qu'il aurait suffi de quelques paroles déférentes pour rompre la glace, éveiller la sympathie et conjurer la catastrophe, sauf à prévoir, d'entente avec l'autorité, des retouches importantes peut-être, mais qui n'étaient pas hors des possibilités. Ferrand partit, cet accueil glacial, ce silence dédaigneux sur le cœur, s'estimant bravé par ce vulgaire remueur de foules. Son rapport s'en ressentira : le Calvaire y sera bien la forteresse dénoncée par La Chauvelière. Manifestement, l'abbé Olivier, bien que d'une autre manière, en a gros lui aussi sur le cœur. Il juge cette conduite de M. Grignion de la dernière inconséquence. Pour sauver son œuvre le missionnaire fera des démarches auprès des autorités ecclésiastiques ; mais les autorités civiles, il semble les avoir systématiquement ignorées.
Quand, attiré par la solitude de Saint-Lazare, il demandait au fermier général et au prieur de l'abbaye l'autorisation d'en occuper les ruines, il n'avait sans doute et ne dut déclarer d'autre intention que de se réserver une retraite pour les moments de relâche que lui laisseraient ses missions. S'il s'en fût tenu là, le clergé l'eût bien laissé tranquille dans sa Thébaïde. Mais s'imaginait-il que les curés de Monfort toléreraient qu'il y attirât avec les âmes pieuses et les personnes charitables, des bandes de rôdeurs, de faméliques et de besaciers ? Il était facile de prévoir que plainte serait portée à l'évêque et que le ministère ne lui en serait pas facilité dans le diocèse.
Il n'est pas une de ses innombrables épreuves qui ne soit due à cette absence des précautions les plus élémentaires, d'où l'on se persuade facilement que s'il avait eu le sens des situations il eût agi d'une tout autre manière. Comment expliquer qu'il manquât à ce point d'une exacte vision des choses ? Défaut radical de jugement ? Non pas. Mais il vivait dans les nuages, se dit-on, ou pour parler plus honnêtement, dans l'absolu ! A son grand détriment l'homme d'action ne voyait les réalités d'ici-bas que par les yeux du mystique, des hauteurs de la contemplation. Cela ne semble-t-il pas évident ? Pure illusion. Homme des pratiques, Montfort est aussi un homme pratique, et s'il lui arrive quelque aventure plutôt plaisante, ne nous hâtons pas de sourire de sa simplicité.
Ainsi, un an avant sa mort, l'anachorète ne dormant jamais que d'un œil chez l'apôtre, le prédicateur de la mission de Mervent sera tenté par les profondeurs silencieuses de la toute proche forêt. Il rêvera, comme il l'avait fait pour Saint-Lazare, de s'y ménager une retraite et d'y établir un centre religieux pour la piété populaire. Depuis la découverte en 1855 d'une pièce officielle dont nous donnerons le texte tout à l'heure, les biographes ne semblent pas avoir porté assez d'attention au récit du P. Besnard. Oubliant l'apôtre, la plupart d'entre eux ont indûment réduit le projet de notre saint à un ermitage, ce qui n'éclairait pas l'affaire.
Alors qu'il donnait la mission à Mervent, près de Fontenay-le-Comte, « on lui parla, écrit le P. Besnard (Livre VII), de la forêt de Vouvant qui n'était pas éloignée. Il s'y fit conduire dans le dessein d'y chercher un lieu propre à méditer dans le silence et la retraite... Il y trouva en effet un lieu fort retiré. Des deux côtés il s'élève deux montagnes ; la rivière coule au milieu, et un rocher à perte de vue présente une caverne profonde. Ce lieu lui parut tout à fait propre pour y bâtir un ermitage et il résolut d'y travailler incessamment. Il n'eut pas plus tôt mis la main à l'œuvre qu'une multitude de personnes des environs vinrent l'aider dans son travail. Un jour, on en compta plus de cent. Les matériaux furent bientôt rassemblés. On avait la pierre et l'eau sur le lieu. On apporta de la chaux, du sable, des tuiles, des carreaux, des briques, en un mot, tout ce qui était nécessaire, et même plus qu'il n'était nécessaire, et le tout gratuitement. L'apôtre anachorète ne pouvait que payer de sa personne, et il ne l'épargnait pas. Nul ne travailla avec plus de force que lui. Il fit tant qu'il creusa dans le roc un espace capable de contenir une couchette, une table, une chaise. Il y avait au bas de la grotte une source excellente, il y fit les arrangements nécessaires pour une fontaine. Son dessein était encore d'établir une chapelle et d'y planter une grande croix. Ses travaux continuels ne le lui permirent pas ».
Il y avait déjà trois mois que, l'ermitage ayant été mis en état, le missionnaire s'y retirait dans l'intervalle de ses travaux quand il reçut une visite inattendue, celle d'un officier de justice qui lui dressa procès-verbal. Voici la pièce découverte par Quérard (tome IV, p. 385) :
« L'an mil sept cent quinze, et le vingt-huit octobre, sur le huit heure du matin, nous, Charles Moriceau... subdélégué et maître particulier... de la maîtrise des eaux et forêts dudit Fontenay..., sur la remontrance à nous faite par M* Jean Delahaye, procureur du roy de ladite maîtrise, qu'il a eu avis que le sieur de Montfort, prêtre habitué de la maison de Saint-Sulpice de Paris, employé plus de vingt ans aux missions pour l'instruction des nouveaux convertis et anciens catholiques, dans plusieurs diocèses du royaume où il aurait fait beaucoup de fruit et de progrès par sa piété, sa capacité et sa vie austère, au retour d'un voyage qu'il aurait fait avant dans la ville de Rome, auprès de Sa Sainteté qui l'aurait confirmé dans cet esprit de dévotion, s'était pratiqué un lieu de solitude dans les bois de la maison de la Grignonnière, situés dans la paroisse de Mervent, où ledit sieur de Montfort a fait une mission pendant plus de deux mois, mais, que ne trouvant pas cet endroit assez solitaire et à sa bienséance, à cause des abords montueux, pour se retirer certains jours de l'année, suivant l'agrément de M. l'évêque de La Rochelle, il s'était marqué un emplacement ayant pour objet de perspective, une petite grotte de circuit de deux toises, creusée naturellement dans un rocher qui lui faisait face, appelé la Roche aux Faons, situé dans l'extrémité du Mareau de Puy-Brunet et dépendant de la forêt de Vouvant, appartenant à sa Majesté — et s'en serait mis en possession et placé des ouvriers pour construire un mur en face de ladite grotte et le garantir des vents du Nord qui y règnent, ayant pour cet effet, fait arracher quelques souches de châtaignier, au nombre de cinq à six, pour l'alignement du mur : — pourquoi requiert ledit procureur du roy, de nous transporter sur les lieux pour savoir dudit sieur de Montfort, de quelle autorité il s'était emparé de ladite grotte et entrepris de faire construire un mur en face d'icelle où étant ledit sieur de Montfort, nous aurait fait réponse «qu'ayant eu l'honneur d'informer Mgr Fagon de son dessein et de l'agrément qu'il avait eu de Mgr de La Rochelle, il croyait cela suffisant ; et que d'ailleurs, le lieu où était située ladite grotte, était un terrain si mauvais, qu'il n'aurait dû mériter aucune attention ». Et ayant interpellé ledit sieur de Montfort de nous représenter la réponse qu'il avait eue de mondit Mgr Fagon, sur sa demande, et ne nous ayant pu en faire paraître aucune, nous avons fait toiser, par le nommé Bernard Grelier, l'un des gardes de ladite maîtrise, qui nous accompagnait, l'emplacement dont ledit sieur de Montfort s'était emparé, afin de connaître de quel préjudice pouvait être cette usurpation de Sa Majesté, et trouvé qu'il peut contenir la huitième partie d'un arpent, compris une route que ledit sieur de Montfort a fait tirer depuis le grand chemin de cette ville de Fontenay à Pierre-Brune, pour monter au rocher où est placée ladite grotte, avons remarqué aussi qu'il a été arraché sept souches de châtaigniers, plantées à la chute du rocher, pour tirer des pierres à construire un mur de longueur de huit à dix toises, et que cette grotte est à l'extrémité de la forêt, à la distance de vingt toises de prés et taillis dépendant de la maison de la Grignonnière ; et, comme il est du devoir de notre charge d'empêcher cette usurpation, du moins jusqu'à ce que le sieur de Montfort aurait obtenu la concession de Sa Majesté, nous lui avons fait défense de faire continuer ledit mur, et du tout dressé le procès-verbal lesdits jour et an que dessus.
 
Moriceau, Delahaye, Grelier ».
 
Il faut l'imagination et le parti pris de Quérard pour voir dans Moriceau, calviniste converti à la Révocation de l'Edit de Nantes et fort zélé à faire rentrer dans le giron de l'Eglise ses anciens coreligionnaires, un arriviste et, naturellement, comme le répéteront Laveille et d'autres, un instrument des jansénistes, et dans la pièce que nous venons de transcrire la suite d' « ordres secrets et hypocrites, venus de la Cour, faisant traquer Montfort dans sa solitude comme un animal dangereux et féroce ».
Le P. Besnard, qui dut enquêter sur place quelque cinquante ans plus tard et interroger les anciens du pays, n'eut aucune connaissance de cette descente de justice, ce qui donne à croire que l'homme de Dieu n'en parla pas, ni Grelier non plus, et que la population s'imagina que, retenu par ses travaux, le missionnaire avait simplement abandonné son ermitage.
Montfort fut dénoncé à Delahaye. « Il a eu avis... » dit le procès-verbal. Avis de qui ? Des gardes-forestiers ? Mais voilà cinq mois que les travaux avaient été commencés. Mervent touchant Fontenay, le procureur du roi n'avait pu les ignorer. Informé sans doute par les gardes que M. de Montfort se croyait en règle, il avait fermé les yeux. Une dénonciation l'obligea à intervenir.
Curieux procès-verbal. Tel qu'il est rédigé, au lieu d'être un acte haineux et ridicule que l'on croirait d'après les biographes, ne semble-t-il pas au contraire un plaidoyer en faveur du saint ermite ? Eloge senti de sa personne et de son ministère, bonne foi, insignifiance des dégâts : quelques souches de châtaigniers arrachées ! L'occupant de la Grotte aux Faons n'est point sommé de l'évacuer ni de remettre autant qu'il est possible les choses en état. Il lui est seulement défendu de continuer le mur, du moins avant d'avoir obtenu une concession de Sa Majesté, autrement dit une cession de terrain, invitation très nette à solliciter de la Cour, par voie légale, cette faveur, Delahaye n'estimant pas sans doute avoir compétence pour autoriser une occupation qui eût équivalu à une aliénation... Impossible de se montrer plus bienveillant. Le missionnaire, qui n'avait pas dit toute l'étendue de son projet, ne pouvait guère compter qu'à Versailles, où l'on n'avait certainement pas oublié l'homme du calvaire-forteresse de Pontchâteau, on lui accorderait, malgré l'avis favorable qu'il pouvait espérer de Delahaye, le terrain qu'il eût jugé nécessaire, renonça à son dessein et quitta de lui-même sa chère solitude.
Il est significatif qu'il s'était contenté d'informer Fagon de son projet. S'il ne lui avait pas demandé une autorisation c'est qu'il le savait tout aussi incompétent que Delahaye l'eût été pour la lui accorder. Il ne manqua pas de l'aviser qu'il avait l'agrément de Mgr de La Rochelle. Fagon comprit très bien que ce saint homme, qui n'avait ni feu ni lieu, demandait simplement qu'on ne l'empêchât pas d'occuper cette grotte et d'en aménager les abords. En conséquence, il ne répondit rien et fit comme s'il ignorait tout.
Petite mésaventure mais qui, comme il fallait s'y attendre, fournit une fois de plus à nos biographes l'occasion de plaindre la simplicité de l'homme de Dieu qui, naturellement, n'entendait rien aux affaires du temps. « Le pauvre prêtre n'avait pas prévu cette chicane », écrit l'un. Un autre : « Il ne s'inspirait que de la liberté des enfants de Dieu et de l'autorisation de son évêque ». Un troisième : « Le bon Père avait compté sans… l'administration ». Vraiment, prend-on Montfort pour un naïf ? Audacieux comme toujours, il s'était aménagé là une retraire, après avoir pris des précautions qu'il ne jugeait certainement pas suffisamment sûres mais qui étaient les seules possibles. « Après tout, on verra bien ce qui arrivera », se disait-il.
L'absolu, dirait-on, l'a si bien séduit et rendu si difficile qu'il ne peut s'accommoder d'œuvres imparfaites. Directeur spirituel, fondateur, réformateur, il a son idéal et n'en démordra pas. une âme qui s'est confiée à ses soins doit s'attendre à être éprouvée comme l'or dans la fournaise ; n'est-ce pas, Marie-Louise de Jésus ? n'est-ce pas, M. d'Orville ? n'est-ce pas Bénigne
Page, sa très chère conquête, admirable pénitente que les premiers siècles chrétiens auraient placée sur les autels ? Sans parler de ce nombre infini de pécheurs qui, pour l'avoir entendu au cours d'une mission et s'être approchés une fois ou deux de son confessionnal, s'armèrent de cilices, de disciplines, de cœurs piquants, de bracelets de fer ; sans compter non plus ces mondaines qui vinrent jeter dans les flammes d'un bûcher parures immodestes et romans d'amour. S'est-il attaqué à une ville, il n'y tolère aucun désordre, dût-il être dénoncé comme un brouillon, un touche-à-tout, un exalté, un demi-fou, et se faire mettre à la porte de cette ville sinon du diocèse, au risque de laisser sécher sur pied des œuvres en prometteuse efflorescence. Pour Poitiers, on songe à des Filles de la Sagesse, mais il est bien d'autres âmes à qui il allait manquer. « Adieu sans adieu, car si Dieu me conserve en vie, je repasserai par ici », écrit-il en terminant la lettre qu'en partant pour Rome il adresse aux « chers habitants » des faubourgs qu'il a évangélisés. Séjour prolongé ou passage rapide, comme il plaira à Dieu, mais il sait bien que ce petit peuple compte sur son retour, et pareillement la plupart des personnes qu'il a sanctifiées dans la ville même, plus de deux cents, nous disait M. Le Normand, ainsi que ces congrégations de jeunes gens et de jeunes filles qu'il formait à la piété et instruisait à faire oraison... A Nantes, ce sera bien autre chose.
Et pourquoi, à Poitiers et ailleurs, lui fût-il interdit ainsi de poursuivre son œuvre et de la mener à bonne fin, sinon justement parce que, la voulant idéale, l'ayant conçue, dira-t-on, dans l'absolu, il usait pour la réaliser de méthodes dont la hardiesse et l'étrangeté indisposaient ceux qui auraient dû l'aider et principalement ses supérieurs ecclésiastiques, de sorte que, pour ne pas savoir se contenter d'une perfection relative, il s'exposait à tout compromettre.
Son échec-type, aux yeux de ses biographes, ce fut sa tentative de réforme de l'hôpital général de Poitiers. De cette maison de désordre il aurait voulu faire un établissement modèle, aussi réglé et édifiant qu'un couvent. Avec ses réglementations, si sages qu'elles fussent, l'obéissance qu'il exigeait de tous, le dévouement qu'il réclamait des gouvernantes et surtout son projet chimérique de leur imposer la vie religieuse, il ne réussit qu'à susciter des cabales, à dresser contre lui ces vieilles filles et à se faire définitivement lâcher par les administrateurs. Un regard superficiel ne voit rien d'autre.
Cette absence de prudence humaine dont nous parlions plus haut, puis cet attachement obstiné à une perfection irréalisable, voilà les deux choses qui frappent ses historiens et leur persuadent qu'il vivait dans l'absolu. Ils l'imaginent ne prévoyant pas les accidents auxquels il s'exposait et tombant des nues quand ils arrivaient.
Or, rien ne permet de supposer qu'il ne mesurait pas la portée de ses actes et ne sentait pas le danger de ses audaces. Bien au contraire.
Il y a deux ordres de choses où il manque aux règles de la prudence humaine. Le premier, purement surnaturel, celui de la sanctification des âmes, de la sienne d'abord, ou, si l'on veut, de l'établissement du règne de Dieu par la guerre au péché et à la concupiscence, et le détachement de tout le créé à l'exemple de Jésus crucifié. L'autre, temporel, principalement financier, concernant les ressources nécessaires à l'érection ou à la restauration d'édifices religieux, à la fondation et à la vie d'œuvres d'éducation ou de bienfaisance.
Dans l'ordre de sa sanctification, fi de la prudence de la chair, comme il l'appelle. Elle n'a que faire dans ce domaine, qui est celui de la grâce. Que le corps geigne tant qu'il lui plaira, il ne l'écoute pas plus que ne l'écoutaient les grands ascètes, ses devanciers. Pas plus qu'il ne fait de réserves d'argent, il ne songe à en faire de forces et de santé. A son Père céleste d'y pourvoir comme il pourvoit à son pain quotidien. Le travail est là qui presse. Tant de mérites à acquérir ! Tant d'offenses de Dieu à expier ! Tant d'âmes à sauver ! Encore si la longueur d'une vie la rendait sainte et féconde ! Mais ici le temps ne compte pas. Il va donc jusqu'à la limite de ses forces sans se soucier du lendemain. Qu'on ne croie pas qu'il s'illusionnât sur les conséquences physiques de ses macérations, qu'il s'imaginât que la fièvre qui le saisit à la pension de M. Boucher, quand il était à son tour de cuisine, la haire sur le dos, et qui le mit à deux doigts de la mort, était venue toute seule ; que le manque total de précautions hygiéniques, le froid, la pluie, des vêtements trempés, une couche glaciale, l'absinthe et le vinaigre dont il gâtait son potage, n'étaient pour rien dans les terribles douleurs d'entrailles auxquelles il était sujet et dans l'anéantissement qu'il éprouvait après certaines nuits blanches enfiévrées ; qu'il n'eût pas conscience du danger qu'il y avait à boire dans le verre des contagieux et à avaler le pus d'un ulcère, à monter en chaire avec une pleurésie et n'ayant plus qu'un souffle ? Pas davantage il ne s'aveuglait sur l'effet que risquait de produire son accoutrement quand, par exemple, il se présenta à Mlle de Montigny dans l'état que nous avons dit.
Et si de l'ascète nous passons à l’apôtre nous retrouvons chez celui-ci ce même mépris de la prudence humaine. Le salut des âmes, l'honneur de Dieu et, partant, sa liberté apostolique, priment tout. Il se défie même tellement des calculs que pourrait lui suggérer la sagesse de l'homme qu'il ne diffère jamais la répression du mal afin de réserver l'avenir. Lorsque séminariste à Saint-Sulpice[110], il achetait aux chanteurs des rues leur provision de chansons ordurières pour les déchirer et les jeter à la Seine, il se doutait bien que son argent ne serait pas employé à acheter des cantiques, mais il aurait été heureux, disait-il, s'il avait pu empêcher ou du moins retarder quelques péchés. A Campbon, la litre seigneuriale s'étale insolemment sur les murs lépreux de l'église. Il la fait passer à la chaux sans s'inquiéter de ce qu'en pourrait souffrir son ministère. Des dignitaires ecclésiastiques, des magistrats, des officiers, des gentilshommes s'oublient à causer et à rire dans le lieu saint, il n'a aucun égard à leur rang et va vers eux pour les rappeler au respect de la maison de Dieu, ce qui n'était pas toujours sans danger. A Fontenay-le-Comte, cette audace — nous en reparlerons — faillit lui coûter la vie. Il ne peut supporter de voir Dieu offensé. Est-il sorti en ville, il faut qu'il se jette sur tout scandale qu'il rencontre en chemin, dût-il courir un risque mortel, passer pour un insensé, se compromettre aux yeux de l'autorité et s'exposer à être chassé du diocèse. Les personnes de piété n'échappent pas plus que les autres à ses sévérités. A l'hôpital de Moncontour[111], faisant, à l'issue de sa messe, vénérer aux assistants son crucifix bénit par le Pape, il le refuse non seulement à des jeunes filles qui portaient des toilettes trop mondaines, mais même aux demoiselles gouvernantes, vêtues cependant selon toutes les règles de la simplicité chrétienne. Et pourquoi ? Parce qu'elles n'auraient pas dû tolérer ce manque de discrétion chez les jeunes personnes qui leur étaient confiées, explique-t-il, avec une telle onction d'ailleurs que les ecclésiastiques présents, qui avaient souri d'abord, ne purent eux-mêmes retenir leurs larmes. Qu'on n'attende pas de lui que, pour sauver une situation, il abaisse tant soit peu son ministère devant la puissance séculière et témoigne quelque complaisance aux gens en place. Au Calvaire de Pontchâteau, il doit bien soupçonner que ce monsieur qui est descendu de carrosse, accompagné de si belles dames, n'est pas le premier venu. Il ne se montre pas moins d'une extrême froideur à l'égard de ces mondaines et ce n'est pas parce qu'il craint quelque mauvais coup que, pour l'éviter, il fera un pas vers cet inconnu. Plus chère que son calvaire lui est son indépendance apostolique.
 
Oui, ce serait une naïveté de croire qu'il ne négligeait les précautions que par ignorance du danger. Mais c'est ici qu'il faut distinguer entre sa personne et ses œuvres. Qu'on s'en prenne à lui, qu'on le dénigre, qu'on le frappe, qu'on le mène en prison, qu'on le menace de mort, voilà qui le met au comble de la joie. Plût à Dieu qu'il mourût martyr ! Mais touche-t-on i ses entreprises, il s'alarme, il prie, il consulte, il agit. Ce n'est plus l'ascète savourant silencieusement l'épreuve, c'est l'apôtre avec toute sa flamme. Nous avons vu ce qu'il tenta auprès des autorités ecclésiastiques pour sauver son Calvaire de Pontchâteau. Il ne quitta l'hôpital de Poitiers que contraint et non sans avoir pris conseil de l'évêque, de son confesseur, le P. de la Tour, et de sa fille spirituelle, Marie-Louise de Jésus. Ecoutons l'abbé Dubois, son auxiliaire à l'hôpital, nous dire en quel trouble le jeta la sortie de M. de Villeroi, à l'occasion de l'autodafé de mauvais livres. « Tout le monde crut que la mission allait tomber par là, les ecclésiastiques qui avaient aidé ce saint prêtre dans la mission, jugèrent que tout le peuple allait regarder comme une fiction tout ce qu'on leur avait dit pendant la mission. Notre saint prêtre lui-même en fut alarmé, il passa la nuit dans l'église au pied du Saint-Sacrement, dans l'agitation violente où était son esprit par l'irrésolution de ce qu'il devait faire en pareille conjoncture. Son zèle pour le salut du peuple qui venait de faire la mission et qui devait, le lendemain, faire la communion générale le pressait de rester pour soutenir une si bonne œuvre ; la désapprobation publique qu'il venait de recevoir et d'essuyer en pleine église lui persuadait que sa présence scandaliserait ce même peuple, etc.. Ce peuple revenu à l'église le lendemain avec le jour leva tous ses doutes... »[112].
A lire la relation de l'abbé Olivier, on serait porté à croire qu'au Calvaire de Pontchâteau il n'ait rien deviné des menées de la Chauvelière et que même, averti par son compagnon, il les ait tenues négligeables[113]. «Je m'étais bien aperçu quelque temps auparavant, écrit en effet celui-ci, d'un mauvais dessein qu'on disait bien avéré d'une certaine personne qui, par son autorité, prétendait empêcher la construction du Calvaire, ce que voyant, j'écrivis une lettre à Monseigneur l'évêque de Kébec qui était alors à Paris, le suppliant d'interposer son crédit auprès de Monseigneur le Cardinal de Coislin qui était seigneur de cette Lande... ». Et quand il ne se fût douté de rien, ce qui n'est pas sûr du tout, car il semble bien que s'il avait choisi d'abord, pour élever son Calvaire, le voisinage de la chapelle Sainte-Reine, à l'extrémité de la paroisse, et non pas la hauteur de moitié moins éloignée et dominant tout le pays, à quelques pas de la chapelle Sainte-Madeleine, c'était pour éviter tout démêlé avec le sénéchal du duc de Coislin... oui, quand bien même il n'aurait rien soupçonné, qu'est-ce que cela prouverait ? Il avait bien autre chose à faire qu'à s'occuper des intrigues qui se nouaient partout contre lui et à prêter l'oreille à tous les bruits qui couraient sur son compte. A Campbon[114], lorsque M. des Bastières lui donna avis du projet que cinq misérables avaient formé de l'assassiner, « il se moqua de moi, écrit le narrateur, disant que ce n'était pas le premier qu'on lui avait donné et qu'on n'avait envie que de nous faire peur ». Même réponse quand, à l'issue de la mission de La Rochelle[115], comme il s'apprêtait à partir pour l'île d'Yeu avec les prêtres, ses associés, M. des Bastières l'avertit que les corsaires de Guernesey, renseignés par les calvinistes, l'attendaient au passage. « Les ennemis de Dieu et du salut des âmes n'avaient inventé cette fourberie, dit-il, que pour lui faire peur à lui et aux siens... que si les martyrs avaient été aussi lâches, ils ne posséderaient point la couronne de gloire dont il jouissaient maintenant dans le ciel ». Malgré l'insistance de M. des Bastières, qui lui déclara tout net qu'il ne se sentait point le courage des martyrs ni le sien, il ne renonça à s'embarquer que parce qu'il vit qu'on ne le suivrait pas. Bien lui en prit d'ailleurs, ce qui ne l'empêcha pas de tenter l'aventure quelques jours après. Nous raconterons plus loin comment un miracle l'empêcha d'être capturé et ses compagnons avec lui.
N'imaginons pas que ce fils d'avocat, qui émerveillait à Saint-Lô son auditoire de négociants chicaniers et de robins et appelait, au cours de ses missions, les plaideurs se faisant assister, au besoin, d'un homme de loi, s'engageât à l'aveugle dans des occupations de terrains, au risque d'un procès. A Pontchâteau, les vassaux du duc de Coislin, à Montfort ceux du duc de la Trémoille ne s'inquiètent pas plus que lui de demander à leur seigneur l'autorisation d'utiliser pour l'érection d'un calvaire quelques arpents de la friche dont ils ont la jouissance. A Montfort, il avait eu soin de communiquer son projet aux notables qui, tous, avaient donné leur approbation. A Pontchâteau, il ne pouvait songer, après l'incident de Campbon, à faire une démarche auprès de la Chauvelière. S'adresser directement au duc ? C'eût été importuner inutilement un mourant et le duc l'eût sans doute renvoyé à son sénéchal. Confiant dans le signe que le ciel lui avait donné, il passa outre. M. des Jonchères, un de ses admirateurs, écrira, il est vrai, dans sa lettre à Grandet (p. 461), que l'entreprise du Calvaire de Pontchâteau n'était pas, suivant l'avis de beaucoup de gens, selon les règles de la prudence, car ce même Calvaire fut aussitôt démoli par ordre de la Cour ». Mais l'archidiacre de Nantes ne savait pas tout. Quant à l'incident de la forêt de Mervent, nous avons vu qu'il n'est nullement imputable à un manque de prévoyance.
 
Nous voilà loin du fanatique d'absolu et de l'exalté mystique que l'on est trop tenté de se représenter. Certes ses biographies ne tombent pas dans la méprise des directeurs et des séminaristes de Saint-Sulpice, qui furent ébahis de son savoir-faire quand, pour le tirer de sa contemplation, M. Leschassier le chargea de la bibliothèque. Ce qu'ils lui reprochent au contraire, c'est d'être si passionné d'ordre qu'il ne sait pas faire la part des choses et heurte les gens à vouloir tout réglementer. Ils pensent à l'hôpital de Poitiers où ils voient dans son entreprise de réforme un échec alors qu'en réalité il réussit à mener à bien son véritable et grand dessein, ainsi que nous l'avons montré. Ce qu'il faut dire, c'est que cet homme qui fait preuve de tant d'esprit pratique et d'ingéniosité dans les choses temporelles les plus diverses, qui crée, réforme, restaure, construit, pourvoit à tant de besoins, soulage tant de misères, met fin à tant d'abus, cet homme si avisé ne se dément point dans l'entreprise de sa sanctification personnelle et dans celle de la sanctification des âmes. Il est celui qui adopte exactement les moyens à leur fin. A fin surnaturelle moyens surnaturels. Foin ici des ménagements, des compromis, des habiletés que suggère la sagesse humaine. Sans doute y met-il son tempérament qui le porte à l'action directe, aux procédés concrets, à l'intervention personnelle. Mais ses prétendues imprudences n'en sont pas moins le fait d'une prudence supérieure. C'est ainsi qu'il traite son corps en esclave sans tenir compte de ses récriminations et qu'il est prêt à se faire expulser de tout un champ d'apostolat plutôt que de ne pas prendre à la gorge un scandale qu'il rencontrera au hasard dans la rue. Mais pour la part où ses pratiques de perfection et d'apostolat ne sont pas en jeu, on le voit prendre toutes les précautions d'usage et manœuvrer avec autant de circonspection et d'adresse que personne.
Si nous venons maintenant à ses entreprises temporelles, construction et réparation d'édifices religieux, fondation d'œuvres d'éducation et de bienfaisance, secours aux indigents, le seul point sur lequel il dédaigne constamment la prudence humaine, c'est celui où la plupart des saints y manquèrent également. « Voulez-vous faire des miracles, disait-il aux jeunes recrues de son ami Poullart des Places, les élèves du séminaire du Saint-Esprit, rappelez-vous le mot de saint Pierre au boiteux qui implorait sa charité : Je n'ai ni or, ni argent, mais ce que j'ai, je te le donne, au nom de Jésus de Nazareth, lève-toi et marche». Quoi qu'il entreprenne, à quelque besoin qu'il doive pourvoir, il fait fond uniquement sur la Providence et ne se relâche en rien de sa pratique de la pauvreté. Pour lui, pour ses associés, pour les pauvres qui s'abattent autour de lui comme des volées d'oiseaux affamés, pour les écoles et les hospices qu'il crée, pour ses chantiers de construction, rien d'assuré d'avance. Il croirait faire injure à son Père céleste à ne pas s'en remettre complètement à lui des besoins de chaque jour. Plus il a de bouches à nourrir plus il a foi que rien ne manquera, qu'il y aura même surabondance, fallût-il que le miracle de la multiplication des pains .se renouvelât, ce qui arrivait effectivement sous une forme ou sous une autre à chaque fois qu'il était nécessaire. C'est ainsi, comme le note Blain (ch. LXVII), qu'il donna aux pauvres plus qu'aucun riche bénéficier de France. Pas davantage il ne s'inquiète des frais qu'entraîne l'érection d'un calvaire, la restauration d'un édifice du culte, que ce soit le temple Saint-Jean à Poitiers ou Notre-Dame de Pitié à La Chèze, maisons de prière dont l'abandon misérable le bouleversa comme un scandale, une offense à la sainteté divine. Comment Dieu ne l'aiderait-il pas quand il y va de son honneur ? Il croit fermement que l'argent lui viendra à temps pour acquitter les notes des maçons, des charpentiers, des couvreurs, des peintres et du sculpteur et des fournisseurs de matériaux. Aussi, quelques dépenses qu'il prévoie, jamais il ne songe à emprunter ou, ce qui revient au même, à convenir de délais de payement. Ce serait se défier de la Providence. Et puis un pauvre est sans crédit. Comme dit le proverbe, on ne prête qu'aux riches. Or, on ne se croit pas pauvre, on ne se sent pas pauvre, on n'est pas regardé ni traité comme un pauvre quand on dispose d'argent même d'emprunt. Quoiqu'il eût pu trouver facilement prêteurs et cautions, il ne compte donc que sur l'aumône, l'aumône qu'il faut mendier au prix de combien d'humiliations ! nous l'avons vu à Poitiers. Ainsi fera-t-il toute sa vie. Et c'est encore en pauvre qu'il ouvre ses chantiers et les dirige, mettant lui-même la main à la pâte. Encore ici se repose-t-il si bien sur Dieu, que, dans une entreprise comme celle du Calvaire de Pontchâteau, pour ne pas se relâcher de son ministère apostolique, il laissera sous la seule conduite des saints anges sa fourmilière sans cesse renouvelée de terrassiers volontaires, ne revenant sur la lande de la Madeleine qu'une fois par semaine, le jour de repos des missionnaires, confiance bien récompensée, car, ainsi que le relève avec admiration l'abbé Olivier[116], « tout se faisait avec un tel ordre qu'on aurait dit qu'il y avait des gens à commander ».
Encore une fois, est-ce là d'un homme qui vit dans l'absolu. Chez Montfort, apôtre populaire, car c'est sous cet aspect, qui est celui de sa vocation, qu'il faut le regarder pour le juger sainement, où voit-on le mystique et l'ascète nuire à l'homme d'action ? Ils sont faits pour lui. Le contemplatif chez notre saint, n'est pas pur contemplatif. Sa vision de Dieu et du mystère chrétien est nettement, comme son ascèse spectaculaire, d'un homme apostolique. Nous avons noté que, par ses dons naturels, Montfort était aussi exactement fait pour sa tâche de missionnaire que dans un corps un organe pour sa fonction, convenance si exceptionnelle qu'on doit la tenir pour la marque incontestable d'une vocation extraordinaire. Or, il en est pareillement de ses dons surnaturels, tous, nous le verrons, infléchis vers l'action apostolique. « Un désir ardent et continuel de procurer la gloire de Dieu et le salut des âmes, écrivait à Grandet[117] le P. Préfontaine, jésuite, qui, avait été son confesseur, c'était son caractère. Il ne s'appliquait à autre chose ; c'était à mon gré sa vertu particulière et ce qui faisait la fin à laquelle il rapportait tout ». Que le voilà exactement défini ! « Il marchait dans nos rues avec un air de béatifié, toujours suivi de plusieurs personnes; il ne cherchait que l'occasion de réprimer le vice »[118], nous a dit Le Normand, procureur du roi au présidial de Poitiers. Sans doute, en croisant ce prêtre à l'air béatifié, les étrangers qui ne le connaissaient pas le croyaient-ils perdu en Dieu alors qu'en réalité rien ne lui échappait de ce qui se passait autour de lui. De tous les ecclésiastiques de Poitiers, c'était lui assurément qui en connaissait le mieux les misères et s'inquiétait le plus d'y porter remède, que ses méthodes fussent ou non au goût du jour. On abandonna à son zèle les faubourgs rongés de misère et de vice, dont les curés sans doute prenaient trop facilement parti de leur impuissance et, par souci de leur dignité, avaient soin d'éviter certains contacts. Sut-on apprécier en haut lieu et dans le clergé urbain l'admirable travail qu'il fit au milieu de cette plèbe dédaignée, c'est douteux. Il aurait fallu croire que ce peuple inculte était aussi capable de s'élever à Dieu que les classes cultivées de la ville et ce n'était certainement pas là, à cette époque, un sentiment courant chez des ecclésiastiques, fils de famille, plusieurs même cadets de noblesse, et pénétrés d'humanisme.
Montfort, faut-il le répéter encore, pense concret ; tout prend chez lui forme concrète, tout se traduit en un langage d'action adéquat, d'un relief et d'une couleur poussés à point. Il ne serait qu'un bon prêtre que ce réalisme ferait peu d'effet. Mais il est un saint, et un saint doué par la nature, d'une trempe d'âme, d'une audace, d'une maîtrise de lui-même, d'une chaleur de sentiment et d'une puissance d'expression exceptionnelles, bref, de tout ce qu'il faut pour projeter ses vertus au dehors avec un maximum d'intensité. Comment n'étonnerait-il pas ; ne paraîtrait-il pas dépasser la mesure ? Mais que, pour expliquer ce qui semble étrange et excessif en lui, on se l'imagine pensant dans l'abstrait, rêvant en quoi qu'il entreprenne, d'une perfection impossible, faisant violence aux choses pour l'obtenir et, s'il n'y réussit pas, lâchant le tout sans rien comprendre à son échec. C'est le prendre exactement pour le contraire de ce qu'il était.
 

Or, si ce n'est pas là l'homme pourtant que l'on pense et que l'on veut suggérer quand on dit qu'il est absolu, qu'il a opté pour l'absolu, qu'il vit dans l'absolu, à quel autre type d'homme peut-on bien penser ?
On est saint dans la mesure où l'on aime Dieu, ce que Dieu seul connaît. Montfort apparaît comme un géant de sainteté. Est-il plus grand que tel autre qui n'eut que des vertus cachées, nous n'en savons rien. Il diffère des autres en ceci que Dieu voulut que, comme Jean-Baptiste, il fût, par toute sa personne et par toutes ses pratiques, un cri, et il le fut, non pas par passion de l'absolu, mais parce que la vue, conforme d'ailleurs à son génie qu'il avait de Dieu et des mystères du salut, était de ces choses qui se crient, qui vous bouleversent, et qui font trembler le pécheur. C'est ce que nous allons voir.
 

CHAPITRE XIX
 
 
MONTFORT, ESPRIT SUBLIME
 
La vue qu'il a de la grandeur et de la sainteté divine.
Comment cette vue le pénètre du sentiment de son néant et d'horreur pour lui-même.
 
A considérer comment Montfort crucifie sa chair, prêche la pénitence et exalte la croix, frappe de terreur son auditoire en évoquant les jugements de Dieu, on le prendrait aisément pour un esprit timoré qui, des Ecritures et des Pères, a retenu surtout les passages les plus sombres et qui, malgré sa tendre dévotion à Marie, conçoit le christianisme plutôt comme une religion de crainte que comme une religion d'amour. Il n'en est rien. Mais Montfort a l'esprit sublime. Il est naturellement porté à une religion d'adoration. Ce qu'il aime à contempler en Dieu, c'est avant tout ce qui jette dans l'admiration, le ravissement et l'extase : la transcendance, la majesté, la sainteté infinie, l'amour au-dessus de tout amour que Dieu a pour le bien suprême qu'il est lui-même, la gloire à l'insoutenable éclat. Son Dieu est d'abord celui d'Isaïe et d'Ezéchiel, des grandes visions prophétiques et de l'Apocalypse, le Saint d'Israël, le Trois-fois-saint, le « Pater immensae majestatis » de nos Te Deum, le Père saint, tout-puissant, éternel, des préfaces de nos messes, dont les Anges et les Dominations louent et adorent la majesté et que les Puissances elles-mêmes ne contemplent qu'avec un saint tremblement. Son premier mouvement en pensant à ce grand Dieu est de se prosterner la face contre terre et d'adorer[119].

On peut dire de Montfort ce que le P. Amelote écrivait de Charles de Condren : « Le fond de son esprit était une continuelle adoration de la majesté de Dieu », et pareillement lui appliquer cette remarque du même P. Amelote :
« De cette pensée qui remplit l'esprit d'une auguste majesté il en naît facilement une autre qui nous représente Dieu digne de tout amour. Enfin, dans la vue d'une grandeur si aimable, il n'y a point d'abaissement auquel on ne se voulût réduire en sa présence. On lui offrirait volontiers tout l'être créé, en l'honneur du sien, et l'on se tient soi-même devant lui en esprit d'anéantissement». (Bremond, L'Ecole française, p. 122).
De l'admiration des contemplatifs, le sulpicien Tronson, troisième supérieur général de la Compagnie, mort en 1700, avait dit:
« C'est un acte ou un état de l'âme, surprise par la vue des grandeurs de Dieu qu'elle contemple ; elle demeure comme en suspens. ... Elle est toute hors d'elle-même. Elle ne sait que dire, tant elle est remplie, offusquée, éblouie par l'éclat et la beauté des choses qu'elle envisage ».
Comment ne pas reconnaître cet état d'âme en notre saint, tel que Blain nous le montre déjà chez M. de la Barmondière et chez M. Boucher et au séminaire de Saint-Sulpice ? Ce n'est pas sans s'être informé auprès de divers témoins de sa vie que Grandet écrira en termes précis (p. 295) :
« Comme il savait que Dieu même ne s'occupe pendant toute l'éternité et ne prend ses complaisances que dans les grandeurs et les perfections de son essence, et celle de son Verbe, in quo mihi bene complacui, il était souvent si ravi et transporté hors de lui-même, dans la contemplation des beautés et des bontés de Dieu, que quelquefois dans ses méditations, il laissait échapper des transports et des élans d'amour, qui surprenaient ceux qui étaient autour de lui ».
Sans doute, il n'était pas tellement absorbé par la contemplation des perfections divines qu'il en oubliait ce qu'est Dieu à notre égard : notre Créateur, notre Sauveur, notre Providence, notre Père du ciel. Il avait le cœur aussi tendre qu'il avait l'esprit sublime, et ce n'est pas à lui que l'on pourrait reprocher le sublime peut-être trop intellectuel de Bérulle. La transcendance de Dieu ne lui en faisait que mieux saisir la condescendance. Si la vue d'un être aussi parfait et aussi digne d'amour dilatait son cœur et le faisait exploser de joie, la pensée de ses bienfaits le touchait aux larmes. « On lui en a vu plusieurs fois des torrents couler de ses yeux pendant la célébration des saints mystères », écrira l'abbé Dubois dans sa lettre à Grandet (p. 479). Avec quel accent devait-il parler de la douceur de Jésus — comme il le fit à Saint-Laurent-sur-Sèvre, d'une voix brisée, dans son dernier sermon — pour que l'auditoire éclatât en sanglots ! Ne l'avons-nous pas vu, dans une autre occasion, tirer des larmes de tous les yeux en passant dans les rangs de l'assistance et en disant seulement, tandis qu'il donnait à chacun son crucifix à baiser : « Voilà votre Sauveur, n'êtes-vous pas bien fâché de l'avoir offensé » ?
« Monsieur des Bastières assure dans ses Mémoires, écrit Grandet (p. 297), qu'il l'a souvent entendu dire en chaire : Ah ! pécheur, ah ! pécheur, si tu savais combien Dieu est bon et combien il est aimable, tu ne l'offenserais jamais. Le plus grand des malheurs, c'est de ne vous pas connaître, ô mon Dieu, et le plus grand des supplices, c'est de ne vous pas aimer».
C'est au moins à l'amour de reconnaissance qu'il aurait voulu amener les rudes pécheurs qui composaient généralement une grande partie de son auditoire. Il leur fait chanter les bienfaits de Dieu, le louer comme leur tendre père, leur bon pasteur, leur doux Sauveur, leur charitable médecin, l'hôte de leur âme, leur gardien attentif, leur ami secourable. Et il termine ainsi :
 
Dieu seul est ma tendresse,
Dieu seul est mon soutien,
Dieu seul est tout mon bien,
Ma vie et ma richesse.
Bénissons à jamais
Le Seigneur dans ses bienfaits.
 
Nous avons ses plans de retraites et de missions. Que de sermons sur l'amour que nous devons à Dieu et à son Fils pour leurs bontés ! Il veut que le pécheur converti puisse dire (Cantiques, p. 581) :
 
Grand Dieu, l'enfer ni le démon
Ne me font pas crier pardon,
Vous seul en êtes la raison :
C'est parce que vous êtes bon.
Mais il sait que, le pécheur, il ne pourra l'amener là qu'après lui avoir inspiré une crainte salutaire de ce grand Dieu. Aussi dans l'ordre de ses prédications, c'est Dieu qui vient en tête, et d'abord avec son existence, sa grandeur et sa justice :
Quis ut Deus ?
1° Dieu est, il faut le connaître et le croire.
2° Dieu est grand. Il faut le servir et l'adorer en esprit et en vérité.
3° Dieu est juste. Il faut le craindre d'une crainte filiale.
4° Dieu est bon. Il faut l'aimer de tout son cœur.
5° Dieu est véritable. Il faut croire et pratiquer sa parole.
 
Autre sermon :
O altitudo
. 1° Point. Dieu est un être 1) éternel, 2) indépendant, 3) immuable, 4) infini, 5) tout-puissant, 6) beau, 7) bon, 8) terrible, 9) infiniment saint. Il faut le servir et l'adorer in spiritu et veritate sans partage et sans déguisement.
Point de sermons, point de cantiques non plus, contre les différentes sortes de péché, où il ne mette en face de ce grand Dieu, de sa sainteté, de sa justice et de ses terribles châtiments, le mondain, le débauché, l'ivrogne, le blasphémateur, le scandaleux, le coureur de danses et de spectacles, le détenteur du bien d'autrui, l'usurier, l'avare, le chrétien honteux et lâche... Et quel roulement de coups de tonnerre que cette suite de sermons sur la mort, le jugement particulier et le jugement général, l'enfer avec l'évocation par le détail de ses peines éternelles ! Pour ne pas parler alors avec un accent qui pénétrât d'effroi, il lui eût fallu manquer à son propre génie, à cette fascination qu'exerçaient sur lui la majesté et la sainteté divines.
Le Christ lui-même, c'est sous son aspect le plus sublime et le plus accablant pour la raison humaine qu'il se plaît à le regarder, non pas d'abord le Rédempteur, mais la Sagesse Eternelle descendant au dernier degré des créatures intelligentes, prenant la forme d'un esclave et, entre toutes choses, choisissant la croix; un Dieu se faisant homme et mourant sur un gibet, scandale pour les Juifs, folie pour les Gentils, mais puissance et sagesse de Dieu, anéantissement qui confond tout entendement, abîme qui donne le vertige. De ce Fils de Dieu incarné, rien ne peut lui voiler la « très sainte et auguste majesté », de laquelle il n'ose approcher que par l'intermédiaire de Marie. Encore dans la très Sainte Vierge, est-ce la grandeur incomparable qui le saisit et le transporte. Sa mère, oui, elle l'est et il l'aime d'une tendresse à ne le céder à personne, mais, dans sa mère, c'est la Reine du ciel et de la terre, la créature unique, la toute belle, la toute sainte, la Fille du Père, la Mère du Fils, l'Epouse du Saint-Esprit, dont il ne peut rassasier ses yeux. « O chef-d'œuvre de la Toute-Puissance ! O hauteur incompréhensible ! O largeur ineffable ! O grandeur démesurée ! O abîme impénétrable !»[120]. La contemple-t-il dans son cœur, c'est « gravée avec des traits de gloire ».
Nous l'avons vu transfigurer les actions les plus vulgaires, leur imprimer un cachet de noblesse, de grandeur, de sublimité même. Tel on le retrouve partout. Sa pensée, ses propos tendent toujours à monter. Il ne respire bien que sur les sommets.
Ainsi, quoique ce grand pénitent n'eût jamais l'air triste et sombre et que, pour gagner les âmes à Jésus-Christ, il fût capable de tenir des conversations à la fois très gaies, très édifiantes et très amusantes et de répondre, en riant, par des morales très douces aux propos frivoles et aux chansons étourdies qu'on lui servait pour le taquiner, comme ce fut maintes fois le cas à la table de la jeune et sémillante Mme d'Orion, châtelaine de Villers-en-Plaine, dont nous ne faisons que citer en propres termes les réflexions, on sait, pour l'avoir assez vu à Saint-Sulpice, que le badinage n'était pas son fait. Ce même homme qui ne trouve ni ses mots ni le ton pour dire des riens, le voici devant un auditoire de mission. Il ne plane pas au-dessus de cette foule composée presque en totalité de gens du peuple. Son langage est simple et rien de bien neuf en ce qu'il dit. Ce sont les sujets traditionnels ; il n'a pas à chercher ailleurs. Mais le sublime, le tragique, le pathétique de ces grands thèmes de la foi se sont emparés de lui, et avec eux l'esprit de Dieu. C'est bien plus que l'éloquence d'un maître de la chaire, c'est l'éloquence des prophètes. Blain ne nous disait-il pas que « sa voix, son visage, ses gestes, ses raisons avaient alors quelque chose de divin ? » Les auditeurs ont beau se raidir contre l'émotion, les larmes ruissellent, les sanglots éclatent au point parfois de lui couvrir la voix[121].

 

Nous avons dit ses grandioses cérémonies de mission. S'il n'a point son pareil pour monter ces spectacles, il excelle encore plus à y insuffler son âme. Rien de factice. D'une représentation il a fait une reviviscence. Chacun est atteint par le sens poignant du mystère. A La Chevrolière, au départ de la procession pour la plantation de croix, deux cents hommes se présentent pieds nus pour porter et escorter dans la boue glacée le glorieux et pesant trophée de Jésus-Christ. Et l'abbé Olivier ne nous a-t-il pas dit que, lors de la destruction du Calvaire de Pontchâteau, le beau Christ de bois ne fut pas détaché et descendu de la croix avec moins de respect, de tristesse et de sanglots que ne l'avait été autrefois à Jérusalem, au soir de la Passion, le vrai corps du Sauveur expiré ?
L'infini l'attire. Il aime les sens de l'Ecriture qui plongent dans le mystère, le recul des temps aussi bien dans le passé prophétique que dans l'insondable avenir où tout s'achèvera, les visions d'éternité, le contraste des sommets vertigineux et des abîmes, en face de l'inaccessible transcendance du Trois-fois-saint le gouffre du néant de l'homme et du péché. Ses lettres ne font guère que glorifier la folie de la croix. Souvent l'esprit pétille dans la correspondance de saint Bernard, mille détails délicieux et familiers s'y mêlent aux élévations mystiques. En lisant celle de Montfort on croirait lire du saint Paul. Entreprend-il d'écrire un ouvrage de quelque étendue, c'est pour exalter l'anéantissement de la Sagesse Eternelle incarnée et les incompréhensibles grandeurs de Marie.
On conçoit que cette vue sublime de Dieu lui inspirât un sentiment d'horreur et d'effroi à la pensée du péché. Les fautes légères qui avaient pu lui échapper depuis sa petite enfance et le misérable fond de nature qu'il avait, comme chacun, hérité d'Adam lui donnaient une telle impression de culpabilité et de souillure qu'il se regardait comme le plus grand des pécheurs. A l'entendre, sa propre volonté, quelque bonne qu'elle parût, était toute diabolique; c'était entre des mains criminelles que tous les jours au saint autel, il tenait le Saint des saints (Lettre aux Filles de la Sagesse, 31 décembre 1715. Lettre à Marie-Louise de Jésus, 24 octobre 1703). Au soir de certains triomphes oratoires, c'est sur sa gorge criminelle qu'étendu par terre il ordonne au Frère Nicolas de lui mettre le pied. C'est parce que son sang est trop criminel qu'il n'oserait, quand cela serait possible, s'en servir comme d'encre pour écrire sa lettre aux Amis de la Croix'; et si ces Amis de la Croix doivent se reconnaître tous pécheurs, tous dignes de l'enfer, il l'est, lui, plus que personne. De même « il ne trouvait jamais, dans le tribunal (de la pénitence), personne de si criminel que lui », écrira Mme d'Orion, qui ajoute : « Il était comme un ange envoyé de Dieu, au confessionnal ». Et que lit-on en tête du testament que, de son lit de mort, il dicte au P. Mulot : « Je soussigné le plus grand des pécheurs » ?
« Toute ma vie n'est que puanteur, écrivait dans son Traité de la vie spirituelle (ch. 11) saint Vincent Ferrier, avec qui il a tant de ressemblance. Je ne suis qu'infection dans mon corps et dans mon âme, tout en moi exhale une odeur de corruption causée par les abominations de mes péchés et de mes injustices ; et, ce qui est pis encore, je sens cette puanteur s'accroître en moi tous les jours et devenir de plus en plus insupportable ». Comment ne pas voir là chez un tel saint un charisme de l'apôtre populaire ? C'est pénétré ainsi de dégoût et d'horreur pour lui-même que Vincent montait en chaire pour annoncer les jugements de Dieu et produisait sur les foules un tel saisissement que parfois plusieurs de ses auditeurs tombaient en pâmoison. Prêchant en pleine campagne sous les murs de Toulouse, il évoque avec une telle puissance les assises du dernier jour que tout l'auditoire s'écroule à genoux en criant miséricorde. « L'endroit où se déroula cette sorte de répétition générale du jugement dernier, notait Georges Goyau, fut longtemps qualifié de vallée de Josaphat. Toulouse se souvenait d'y avoir frissonné ». Nous avons vu se produire à la parole de Montfort le même mouvement et s'élever la même imploration de pardon. Notre saint éprouvait-il comme physiquement, ainsi que Vincent Ferrier, cette nausée
de lui-même ? Quoi qu'il en soit, on peut assurer qu'il n'abordait pas en chaire ces sujets terribles, le jugement, l'enfer, l'éternité, sans être glacé d'effroi. Aussi, en lisant ses écrits, n'oublions jamais l'apôtre populaire. Même la plume à la main, Montfort reste l'homme de sa vocation, le prophète qui porte en lui la vision de la sainteté divine et, à cette lumière, n'aperçoit en lui qu'un cloaque[122].
Mais on se tromperait étrangement si l'on concluait de cette façon de parler de lui-même qu'il crût avoir, même une seule fois, offensé Dieu mortellement. Seulement, à ses yeux, l'offense se mesurant à la bassesse de l'offenseur et à la dignité de l'offensé, tout péché n'était-il pas digne des derniers châtiments, surtout chez un privilégié de Dieu ? Ses mains criminelles entre lesquelles il tenait à l'autel le Saint des Saints étaient, il n'en doutait pas, les mains d'un prêtre en état de grâce ; son cœur tout misérable qu'il était, il le savait, le sanctuaire de la divinité, la demeure où, par une faveur singulière, il pouvait contempler Marie.
 
Voilà ce qu'on ne pourra croire :
Je la porte au milieu de moi,
Gravée avec des traits de gloire,
Quoique dans l'obscur de la foi.
 
Et quels étaient ces trésors dont nous l'avons entendu parler dans sa lettre à sa mère, « trésors si grands que si on les connaissait Montfort ferait envie aux plus riches et plus puissants rois de la terre »? Ce même homme qui vient de se déclarer, en tête de son testament, le plus grand des pécheurs et, se jugeant indigne de bénir le peuple qui ne cesse de se succéder autour de son lit de mort, ne consent à le faire qu'avec son crucifix, n'en voit pas moins le ciel déjà ouvert au-dessus de sa tête. Il chante :
 
Allons, mes chers amis,
Allons en paradis.
Quoi qu'on gagne en ces lieux
Le paradis vaut mieux.
 
Peut-être est-ce ce cantique et cette assurance qui mirent l'enfer en rage. A peine finissait-il de chanter qu'il tomba dans une sorte d'assoupissement ; puis, se réveillant tout tremblant : « C'est en vain que tu m'attaques, dit-il d'une voix frémissante. Je suis entre Jésus et Marie (dont il tenait en mains les images), Deo gratias et Mariae ! Je suis au bout de ma carrière. C'en est fait, je ne pécherai plus». Et il expira paisiblement.

 

CHAPITRE XX
 
 
COMMENT LA CROIX A RAVI MONTFORT
 
 
Quelles furent ses croix ? Croix de mystique ou croix d'apôtre ?
 
Il a fait de la croix ses délices. Il l'a considérée sons ses aspects divers ; il en a vu tous les avantages. Il sait qu'elle lui est un gain, mais elle ne le serait pas qu'il ne l'aimerait pas moins pour son incompréhensibilité, tellement par là elle ravit son esprit et parle divinement à son cœur.
En plus du Traité de la Vraie Dévotion à la Sainte Vierge il n'a laissé qu'un écrit de quelque étendue: l'Amour de la Sagesse Eternelle. Le Christ crucifié, folie aux yeux des hommes, mais sagesse de Dieu ; ce mot fulgurant de saint Paul est toute la raison de ce petit livre. Si des innombrables sujets traités par les maîtres de la spiritualité, il choisit celui de la Sagesse Eternelle, ce fut pour en arriver, après de très belles considérations sur cette divine Sagesse, à ce qui est, dit-il, le plus grand secret du roi, sacramentum régis, le plus grand mystère de la Sagesse Eternelle, la Croix[123].
Cette Sagesse Eternelle, le Verbe, il nous la fait admirer d'abord créant et organisant l'univers, ainsi que nous le montre la Bible ; et combien, note-t-il (167-168), n'eût-elle pas été admirable aussi dans l'Incarnation et la Rédemption en apparaissant glorieuse et triomphante, en gagnant tous les cœurs par ses charmes et, comme elle n'a qu'à vouloir pour tout faire, en sauvant le inonde sans qu'il lui en coûtât rien ! Mais choisir, de préférence à tous les biens qui lui étaient offerts, l'ignominie et le supplice de la croix, ce n'est plus sagesse mais folie. Et voilà ce qui le jette dans le ravissement.
Nombre de saints pratiquèrent une ascèse effrayante et furent insatiables de mépris et d'humiliations. Les raisons ne leur manquaient pas : mater la chair, expier pour les pécheurs, rendre amour pour amour à Jésus crucifié, se tresser une belle couronne pour le ciel. Mais en est-il beaucoup qui n'eurent point besoin de ces motifs réfléchis pour aimer la croix, attirés irrésistiblement par sa sublimité ? Cet attrait, notre saint l'éprouva n'étant encore guère qu'un enfant. Sans quoi comment expliquer ces pensées très fortes qu'il déclarait avoir eues dès sa plus tendre jeunesse de quitter la maison paternelle pour aller en pays inconnu mendier son pain ? Ce renoncement à la créature pour ne penser qu'à Dieu, cet abandon total à la Providence, le séduisaient, il leur trouvait un tel air de grandeur ! Et si le séminariste de Saint-Sulpice ne pouvait se rassasier de macérations c'était si bien par attrait qu'il ne réussit jamais sur ce point à se faire comprendre de M. Leschassier, qui n'éprouvait rien de semblable et ne concevait le recours aux austérités extraordinaires que pour des raisons exceptionnelles, claires et solides.
A quelle époque de sa vie cette antithèse de saint Paul, folie, sagesse, lui apparut-elle comme le secret du roi, le grand mystère ? Sans doute au plus tard au temps de son séminaire, car nous avons vu quel usage attendu, stupéfiant, il fit déjà à l'hôpital de Poitiers de ce mot Sagesse. Et cela le vit-il par une illumination progressive ou par une clarté soudaine, au cours de ses lectures ou autrement ? De toute manière, il semble bien que ce lui fut une révélation. Ainsi son ascèse qui déconcertait ces messieurs de Saint-Sulpice heurtait de front l'humanisme dévot aux vertus discrètes et paraissait à tant d'hommes qui passaient pour sages une folie, n'était qu'une pâle imitation de la folie à laquelle s'était livrée, parce que c'était justement une folie, la Sagesse Eternelle. Son attrait si discuté était donc bien du ciel. Il pouvait le suivre sans crainte, heureux s'il passait pour fou ; jamais il n'irait aussi loin dans cette voie qu'y était allé le Fils de Dieu. Désormais, la croix, il ne la voit plus que comme la grande révélation de la Sagesse divine. Quand il se met à genoux devant son crucifix c'est pour adorer cette Sagesse Eternelle pendue à un gibet. Descendre de plus en plus dans les profondeurs de cet insondable abîme, pénétrer de plus en plus le mystère de Jésus crucifié, s'en nourrir et en vivre, c'est là cette sagesse après laquelle uniquement il soupire et qu'il ne cesse de demander à Dieu avec larmes et gémissements.
 
O Sagesse, venez, le pauvre vous en prie,
Par le sang de mon doux Jésus,
Par les entrailles de Marie,
Nous ne serons point confondus !
 
Pourquoi prolongez-vous si longtemps mon martyre ?
Je vous cherche nuit et jour !
Venez, mon âme vous désire,
Venez, car je languis d'amour.
 
« Je vous ai des obligations infinies ; je ressens l'effet de vos prières, car je suis plus que jamais appauvri, crucifié, humilié, écrivait-il de Paris en novembre 1703 à sa très chère fille, Marie-Louise de Jésus, à l'hôpital de Poitiers. Les hommes et les diables me font, dans cette grande ville de Paris, une guerre bien aimable et bien douce. Qu'on me calomnie, qu'on me raille, qu'on déchire ma réputation, qu'on me mette en prison ! Que ses dons sont précieux ! Que ces mets sont délicats ! Que ces grandeurs sont charmantes ! Ce sont les équipages et les suites nécessaires de la divine Sagesse qu'elle fait venir dans la maison de ceux où elle veut habiter. Oh! quand posséderai-je cette aimable et inconnue Sagesse ? Quand viendra-t-elle loger chez moi ? Quand serai-je bien orné pour lui servir de retraite dans un lieu où elle est sur le pavé et méprisée ?
« Oh ! qui me donnera à manger de ce pain d'entendement dont elle nourrit ses grandes âmes ! Qui me donnera à boire de ce calice dont elle désaltère ses serviteurs ? Ah ! Quand serai-je crucifié et perdu au monde ? Ne manquez pas, ma chère enfant en Jésus, de répondre à mes demandes, pour satisfaire mes désirs... »
Et à une sainte religieuse du Saint-Sacrement, la Mère Saint-Joseph, en 1704 :
« Ah ! que votre lettre est divine, puisqu'elle est remplie des nouvelles de la croix, hors de laquelle, quoique la nature et la raison en disent, il n'y aura jamais ici-bas, jusqu'au jour du jugement, aucun véritable plaisir ni aucun solide bien ! Votre âme porte une croix grosse, large et pesante. Oh ! quel bonheur pour elle ! Qu'elle ait confiance si Dieu tout bon continue à la faire souffrir... C'est une preuve qu'elle en est assurément aimée... Ah ! si les chrétiens savaient la valeur des croix, ils feraient cent lieues pour en trouver une, car c'est en cette aimable croix qu'est renfermée la Sagesse véritable, que je cherche jour et nuit avec plus d'ardeur que jamais ».
« Quand nous fîmes la mission de Vertou, dit M. des Bastières (Grandet, p. 332), M. Grignion n'y ayant reçu aucune croix considérable, me prit un jour par la main après la prière du soir et me conduisit dans sa chambre ; je lui demandai ce qu'il souhaitait ; il me parut si affligé et si peiné que je crus qu'il lui était arrivé quelque grand malheur ; il me dit en soupirant d'un air si triste qu'il me glaça le cœur, mon cher ami, que nous sommes mal ici ; point du tout, lui répondis-je, où irions-nous pour être mieux ? nous avons tout à souhait et tout en abondance. C'est que nous sommes ici trop à notre aise, me répliqua-t-il, nous sommes très mal, notre mission sera sans fruit parce qu'elle n'est pas fondée ni appuyée sur la croix ; nous sommes ici trop aimés, voilà ce qui me fait souffrir, point de croix, quelle croix, quelle affliction pour moi : j'ai dessein de finir cette mission dès demain, que vous en semble-t-il, mon cher ami ? ne serions-nous pas mieux en une autre paroisse à porter la croix de Jésus-Christ notre cher maître, que d'être ici sans souffrir ? Je lui répondis, vous feriez mal, monsieur, de laisser l'œuvre de Dieu imparfaite; si vous n'avez pas de croix ici, ce n'est pas notre faute ; voilà peut-être la première mission où elles vous ont manqué. Il eut la bonté de me croire, nous achevâmes celle de Vertou qui dura un mois, et Dieu y répandit les grâces et les bénédictions en abondance... »
« Point de croix, quelle croix ! » Après cette exclamation on pourrait s'étonner qu'il est cependant des croix dont il ne semble pas avoir jamais eu le désir. Saint Paul avait souhaité d'être anathème pour ses frères ; Moïse avait demandé à Dieu d'effacer son nom du livre qu'il avait écrit, plutôt que de ne pas pardonner à son peuple. Montfort tient pour évident que le Christ dans sa Passion n'échappa à aucune souffrance ni du corps ni de l'âme. Dans « L'Amour de la Sagesse Eternelle » (1G3), il termine ainsi son énumération : « Ajoutons à tous ces tourments le plus cruel et le plus épouvantable de tous qui fut son abandon sur la croix, lorsqu'il s'écria : Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m'avez-vous quitté, pourquoi m'avez-vous abandonné ? » Et il continue : « De tout ceci il faut inférer avec saint Thomas et les saints Pères que notre bon Jésus a plus souffert que tous les martyrs ensemble, tant ceux qui seront jusqu'à la fin du monde que ceux qui ont été ». Y compris ceux des nuits mystiques, ajouterons-nous, malgré le caractère purificateur de celles-ci.
Cet abandon du Rédempteur mourant, il l'entend certainement comme l'avait entendu saint Jean de la Croix, comme venaient de l'entendre Bossuet et Bourdaloue, comme l'entendront Mgr Gay, Mgr d'Hulst, le P. Monsabré et autres gloires de la chaire chrétienne, qu'il est plus facile d'accuser d'exagération oratoire que de prendre en défaut dans leur argumentation. D'ailleurs Bossuet descendu de chaire et expliquant le psaume XXI : Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m'avez-vous abandonné ? ne parle pas autrement qu'il ne faisait lorsque, le Vendredi Saint 1660, il commentait du haut de la chaire des Minimes ce texte de l'Ecriture : Posuit in co iniquitates omnium nostrum. Ces princes de l'éloquence sacrée, vigoureux théologiens, ne croyaient pas devoir prendre au sens faible l'application faite au Christ par saint Paul de cette parole du Deutéronome, telle qu'il la lisait dans les Septante : Maudit le pendu au bois ! non plus que ces mots de l'apôtre lui-même : Celui qui n'avait pas connu le péché, Dieu l'a fait péché pour nous. Ils virent le Christ payant la dette du péché par ce qui est le propre châtiment du pécheur, la morsure de la faute, le sentiment d'être maudit de Dieu ; ils l'ont vu se livrant à la justice divine non pas comme une caution ou un otage innocent, mais comme un coupable, s'étant abandonné à ce cauchemar effroyable d'être chacun de nous, sans excepter les pires scélérats, et en éprouvant toute l'horreur.
Montfort n'ignorait pas que de saintes âmes avaient imité Jésus-Christ jusque dans sa substitution à ses frères. Ainsi il n'y avait pas si longtemps qu'un grand spirituel dont il avait lu les Lettres avec délices, à l'Hôtel-Dieu, lors de sa maladie contractée chez M. Boucher, le P. Surin, s'était offert à la divine Majesté pour être chargé du mal d'une religieuse (la Mère Jeanne des Anges, supérieure des ursulines possédées de Loudun) qu'il exorcisait, et éprouver toutes ses sensations jusqu'à être possédé du démon, pourvu qu'il plût à sa divine Bonté de lui faire la grâce d'entrer solidement dans la pratique de la vertu. C'est ainsi que, pendant une trentaine d'années, le démon l'avait torturé jusqu'au plus intime de l'âme, lui faisant subir une telle agonie qu'il serait mort mille fois si Dieu ne l'avait soutenu. Les imaginations horribles, les désirs criminels qui l'obsédaient lui donnaient si bien une impression de culpabilité qu'il se figurait que Dieu l'avait réprouvé pour quelques péchés secrets. La pensée qu'il était damné était chez lui comme une idée fixe.
Autre exemple qui ne datait pas de bien loin, lui non plus, celui de Marie des Vallées, la sainte de Coutances, cette pauvresse, à la fois dirigée et inspiratrice éclairée de saint Jean Eudes, qu'elle avait décidé, trente ans avant la première révélation de sainte Marguerite-Marie, à instaurer et à propager le culte du Sacré-Cœur. Il faut savoir que la Normandie de saint Jean Eudes n'eut rien à envier en fait de satanisme à la Bretagne du P. Maunoir. Sabbats nocturnes pareils à ceux de l'Iniquité de la Montagne. « Dans le seul diocèse de Coutances, en 1669, cinq cent vingt-cinq habitués de ces assemblées diaboliques seront mis en accusation, et beaucoup brûlés. Les sorciers, se disait Marie des Vallées, ont mérité la colère divine : « je la porterai bien aussi, et mille enfers s'il est besoin. — Tu ne sais pas ce que tu demandes, lui dit Notre-Seigneur. — Pardonnez-moi, dit-elle. Je demande mes frères qui se perdent. Je sais certainement et vois l'Amour divin qui cherche quelqu'un qui veuille souffrir les peines de l'enfer et l'ire de Dieu dans le temps afin de les délivrer pour l'éternité. Me voilà.  Prenez-moi». Plus Notre Seigneur la rebutait et tant plus elle s'offrait. « Je crains que vous n'ayez assez de tourments à me donner ». Enfin Notre Seigneur avait accepté. Durant trois ans elle subit les peines dues au péché mortel. Rien n'échappa ni dans son corps ni dans son âme. Plongée dans l'abîme infernal, coupable de toutes les abominations, livrée à Satan, elle voyait Dieu, la Sainte Vierge et tous les saints selon leur degré de gloire la regarder avec horreur et colère. Puis, c'avait été « le mal de douze ans » de beaucoup plus effroyable encore, tellement débordait l'ire de Dieu, s'appesantissaient les péchés du monde, s'exhalait la puanteur, s'exaspérait le sentiment de culpabilité, la transperçaient les flèches brûlantes de la justice. Une souffrance sans nom.
Il est difficile de penser que notre saint ne jugeait pas Marie des Vallées comme la jugeaient saint Jean Eudes, Mgr de Montigny-Laval, évêque de Québec et vicaire apostolique du Canada, où la sainte de Coutances ne tarda pas à être en vénération, le P. Lejeune, M. de Renty, le grand spirituel normand qui l'avait intimement connue, Jean de Bernières de Louvigny, trésorier de France à Caen, successeur de Renty à la tête de la Compagnie du Saint-Sacrement, Mgr Le Pileur, évêque de Coutances, et tant d'autres personnages tant laïcs qu'ecclésiastiques aussi recommandables par leur prudence que par leur piété. Mais, à supposer qu'il se soit demandé si le cas du P. Surin et celui de Marie des Vallées n'étaient pas, comme plusieurs le croiraient facilement aujourd'hui, pathologiques, il n'en voyait pas moins ces deux saintes âmes désirant et obtenant de Dieu une croix en comparaison de laquelle toutes les siennes, à nous tenir du moins à celles auxquelles on pense : persécutions, quelques vexations démoniaques, cruelles macérations, n'étaient que de la paille. Dieu ne dédaigne pas d'agréer d'âmes héroïques ces offres de substitution. Nous voyons sainte Thérèse de l'Enfant Jésus abîmée de longs mois dans une nuit affreuse pour expier l'obstination d'incrédules et leur mériter la grâce d'ouvrir les yeux aux lumières de la foi.
Montfort n'ignorait pas non plus que si, pour les mystiques, la nuit des sens est pire que la mort, celle de l'esprit, purgatoire par ses effets de purification, est un enfer par ses douleurs. Identifiant comme il le faisait folie de la croix et sagesse divine, il ne pouvait penser de ces souffrances mystiques autrement que saint Jean de la Croix, qui commentait ainsi le vers du Cantique spirituel: «Enfonçons dans l'épaisseur».
« Oh ! si l'on comprenait à fond qu'il est impossible d'arriver à l'épaisseur de la sagesse sans pénétrer dans l'épaisseur de la souffrance de mille manières, l'âme y mettrait sa joie et la souhaiterait. Combien l'âme qui désire pour tout de bon la sagesse désire premièrement s'enfoncer pour tout de bon dans l'épaisseur de la croix qui conduit à la vie. Peu sont à l'intérieur ; l'envie de pénétrer en l'épaisseur de la sagesse, des richesses et des grâces est commune ; l'envie de pénétrer en l'épaisseur des travaux et douleurs pour le Fils de Dieu est rare ; on dirait que beaucoup veulent se trouver au terme sans passer par la route et la voie qui y mène ».
Comment se fait-il que Montfort, affamé de sagesse et de croix et brûlant de ressembler en tout à Jésus crucifié, ne semble pas avoir envié aux mystiques cet abandon qui les assimilait mieux que toute autre souffrance au Sauveur ni s'être offert pour expier par ces douleurs extrêmes les péchés de ses frères, comme le Christ l'avait fait sur la croix ? Dans « L'Amour de la Sagesse Eternelle » (177), il cite cette parole de Notre-Seigneur à l'un de ses serviteurs : « J'ai des croix qui sont d'un si grand prix que c'est tout ce que ma chère Mère, toute puissante qu'elle soit, peut obtenir de moi pour ses fidèles serviteurs ». Et comment douter que les épreuves mystiques soient de ces croix-là ? Elles auraient dû le tenter. Cependant on ne voit pas qu'il les ait désirées. S’il en parle[124] dans son Traité de la Vraie Dévotion à la Sainte Vierge (152), c'est même pour recommander de prendre un autre chemin à l'union divine, le chemin virginal de Marie, « chemin de roses et de miel, à vu les autres chemins ». Il reconnait, il est vrai, dès la page suivante, que les fidèles serviteurs de cette bonne Mère ont plus d'occasions de souffrir que ceux qui ne lui sont pas dévots « On les contredit, on les persécute, on les calomnie, on ne peut les souffrir ; ou bien ils marchent dans les ténèbres intérieures et des déserts où il n'y a pas la moindre goutte de rosée du ciel ». Mais, a-t-il précisé, Marie est là « pour les éclairer dans leurs ténèbres, pour les éclaircir dans leurs doutes, pour les affermir dans leurs craintes, pour les soutenir dans leurs combats ». Au fait, a-t-il même passé par ces ténèbres et par ces déserts ? Dans le texte que nous venons de citer, il y a cet « ou bien » que nous avons souligné. N'aurait-il pas voulu marquer par là qu'il faisait une nette différence entre les épreuves des hommes apostoliques et celles des contemplatifs ? On ne voit pas que les apôtres aient connu ces terribles nuits : la Pentecôte a suffi. Bien que saint Paul ne dissimule pas aux chrétiens de Corinthe qu'il a été l'objet d'exceptionnelles faveurs mystiques (II Cor. XI, 23-29; XII. 1-2, 7) : visions, révélations, ravissement jusqu'au troisième ciel ; de toutes les tribulations dont il se glorifie devant eux, pas une seule qui soit d'ordre spécifiquement mystique ; toutes sont apostoliques : souffrances physiques de toute sorte; une peine intérieure, obsession quotidienne, le souci de toutes les Eglises. «Qui est faible sans que je sois faible aussi ? Qui est scandalisé sans que je brûle ?» Il parle bien d'une écharde dans sa chair, d'un ange de Satan chargé de le souffleter. Seulement, alors même que cette écharde d'enfer ne serait pas, comme elle l'est sans doute, une maladie fort douloureuse, mais ainsi que l'ont cru trop d'auteurs ascétiques, des tentations de la chair, cela n'aurait rien de comparable à l'ensemble des épreuves intérieures de nos grands mystiques.
Aussi bien Montfort, disant quelques lignes plus bas que Marie confit dans le sucre de sa douceur maternelle ces croix qu'elle taille à ses fidèles serviteurs, n'entend plus ces croix, semble-t-il bien, qu'au sens de persécutions. « Je crois, écrit-il, qu'une personne qui veut être dévote et vivre pieusement en Jésus-Christ, et par conséquent souffrir persécution et porter tous les jours sa croix, ne portera jamais de grandes croix, ou ne les portera pas joyeusement ni jusqu'à la fin, sans une tendre dévotion à la Sainte Vierge qui est la confiture des croix ». Dans sa vie aucun indice de ces épreuves proprement mystiques, purifications des sens et de l'esprit. Il n'est qu'un adolescent que l'Esprit de Dieu semble déjà s'être emparé de tout son être. Ecolier à Rennes, est-il devant une image de Marie, dans l'église Saint-Sauveur ou dans celle des Carmes, le voilà dans une sorte d'aliénation des sens, d'extase, immobile des heures entières[125]. A Paris, dans la pension même de M. de la Barmondière, nous le voyons possédé de Dieu, incapable de s'arracher à l'obsession de la divine présence, la poitrine oppressée d'amour. Tel aussi missionnaire, nous l'a déjà montré son compagnon fidèle et le confident de son âme, M. des Bastières (Grandet, p. 295). « Il était souvent si ravi et transporté hors de lui-même dans la contemplation des beautés et des bontés de Dieu que quelquefois dans ses méditations, il laissait échapper des transports et des élans d'amour, qui surprenaient ceux qui étaient autour de lui ; d'autres fois il semblait dormir, et lorsqu'on lui demandait ce qu'il faisait dans son oraison, il répondait, j'étais entre Jésus et Marie, je croyais que l'un et l'autre étaient dans mon cœur, l'un à la droite et l'autre à la gauche, je tâchais de leur témoigner ma reconnaissance de la visite qu'ils me faisaient ; il sortait souvent de l'oraison, ayant le visage tout enflammé, et les paroles qu'il prononçait alors étaient autant de traits et de flèches de feu qui embrasaient les cœurs de ceux qui l'écoutaient ». On le voit aucune allusion à ces états de désolante aridité et de déréliction que décrivent nos mystiques.
A Rouen, ouvrant son âme à Blain (ch. LXXXI), que lui confie-t-il ? « Dans l'entretien que nous eûmes ensemble, écrit le mémorialiste, il m'avoua que Dieu le favorisait d'une grâce fort particulière, qui était la présence continuelle de Jésus et de Marie dans le fond de son âme. J'avais peine à comprendre une faveur si relevée, mais je ne voulus pas lui en demander l'explication et peut-être n'aurait-il pas pu me la donner lui-même, car il y a, dans la vie mystique, des opérations de grâce inexplicables même aux âmes qui en sont favorisées». Sans doute est-il des secrets qu'il gardait jalousement entre Dieu et lui. Mais on conçoit mal que, révélant à son ami cette faveur singulière, il ne lui eût pas dit quelles purifications son âme avait dû subir d'abord si de fait elle en avait subi. Comme il n'en dit rien, c'est qu'il n'avait point passé par là. Pas plus, autant du moins qu'on le sache, n'y passera sa fille spirituelle et son admirable copie, Marie-Louise de Jésus. Ainsi donc, quoi qu'il semble, ce n'est pas d'après son expérience personnelle qu'il parle de ces purifications et des adoucissements que la Sainte Vierge y apporte chez ses dévots serviteurs. Il ne faut pas oublier ce qu'il dit dans le même ouvrage : qu'il avait « lu presque tous les livres qui traitent de la dévotion à la très Sainte Vierge et conversé familièrement avec les plus saints et savants personnages de ces derniers temps ». Et combien d'âmes d'élite, tant du monde que du cloître, n'avait-il pas dirigées dans leurs voies spirituelles ! Il ne lui en fallait pas davantage pour parler avec compétence des effets merveilleux qu'opérait dans les états mystiques sa chère dévotion.
Ses épreuves, ses souffrances sont des épreuves d'apôtre, des souffrances d'apôtre. Les plus grandes ne sont pas celles que leur caractère spectaculaire ferait facilement croire. Elles sont intérieures ; mais, à la différence de celles des mystiques, au lieu d'être ordonnées à la sanctification personnelle, elles le sont à celle des autres. La vue du péché, de Dieu tant offensé, du sang rédempteur inutilement répandu, lui perce le cœur et lui arrache des entrailles ces accents déchirants et sublimes avec lesquels, prosterné devant ce Dieu de majesté, dont ses regards ne peuvent soutenir l'éclat, il le supplie de se susciter, pour venger sa gloire, une légion d'apôtres de feu, vrais enfants et serviteurs de Marie. « Mémento : souvenez-vous, Seigneur, ... il est temps de faire ce que vous avez promis de faire. Votre divine loi est transgressée ; votre Evangile est abandonné ; les torrents d'iniquité inondent toute la terre et entraînent jusqu'à vos serviteurs ; toute la terre est désolée ; l'impiété est sur le trône ; votre sanctuaire est profané, et l'abomination est jusque dans le lieu saint. Laisserez-vous tout ainsi à l'abandon, juste Seigneur, Dieu des vengeances ? Tout deviendra-t-il, à la fin, comme Sodome et Gomorrhe ? Vous tairez-vous toujours ? Ne faut-il pas que votre volonté soit faite sur la terre comme dans le ciel et que votre règne arrive ?... Tous les saints du ciel ne vous crient-ils pas : Justice ! Vindica » ? Tous les justes de la terre ne vous disent-ils pas : Amen, veni, Domine...
« Da matri tuac liberos, alioquin moriar: donnez des enfants et des serviteurs à votre Mère : autrement que je meure. Da matri tuae. C'est pour votre Mère que je vous prie. Souvenez-vous de ses entrailles et de ses mamelles et ne me rebutez pas... Qu'est-ce que je vous demande ? rien en ma faveur, tout pour votre gloire.
« Alioquin moriar. Ne vaut-il pas mieux pour moi de mourir que de vous voir, mon Dieu, tous les jours si cruellement et si impunément offensé et d'être tous les jours dans le danger d'être entraîné par les torrents d'iniquité qui grossissent ? Mille morts me seraient plus tolérables. Ou envoyez-moi du secours du ciel, ou enlevez mon âme. Si je n'avais pas l'espérance que vous exaucerez tôt ou tard ce pauvre pécheur, dans les intérêts de votre gloire, comme vous en avez déjà exaucé tant d'autres, je vous prierais absolument avec un prophète : Tolle animam meam.
... « Seigneur, levez-vous, pourquoi semblez-vous dormir ? Levez-vous dans votre toute-puissance, votre miséricorde et votre justice, pour vous former une compagnie choisie de gardes de corps, pour garder votre maison, pour défendre votre gloire et sauver vos âmes, afin qu'il n'y ait qu'un bercail et qu'un pasteur et que tous vous rendent gloire dans votre temple. Et in templo ejus omnes dicent gloriam. Amen.»
La gloire de Dieu, c'est là le feu qui le dévore, le consume, qui ne lui laisse aucun repos, qui l'affame d'humiliations, de souffrances expiatrices, qui l'épuisé de pénitences et de travaux et le fera mourir à quarante-trois ans. Laver dans son sang, si le Seigneur lui en faisait la grâce, les injures de la Majesté divine, arracher les âmes au péché, payer, réparer avec Jésus crucifié, gagner le monde à la folie de la croix et à la sagesse ; de ne pouvoir le faire aussitôt et aussi pleinement qu'il le voudrait lui est un martyre. Que ne peut-il communiquer sa flamme à une légion d'apôtres et par eux en embraser l'univers ! Que ne donnerait-il pas pour cela ? « Ah, disait Marie-Louise de Jésus aux premiers membres de la Compagnie de Marie, si vous saviez ce que vous avez coûté à notre Père de Montfort ! » S'il ne supplie pas Dieu, comme Marie des Vallées et d'autres, de le prendre à la place des pécheurs et de livrer son âme aux fureurs de l'enfer, c'est qu'il se sait né pour une autre tâche de rédemption.

Mais il ne refuse rien, il ne met aucune limite à l'offrande qu'il a faite de lui-même à Marie, en qualité d'esclave. Son corps, son âme, ses mérites, qu'elle dispose de tout pour le temps et l'éternité, à sa plus grande gloire à elle et à la plus grande gloire de son Fils, afin que Dieu soit à jamais loué, béni" et glorifié dans son saint temple ; et in templo ejus...
Oui, que lui importe son honneur, sa liberté, sa vie ! Qu'on le calomnie, qu'on le traite de fou, de simoniaque, d'enchanteur, de suppôt du démon, qu'on le frappe, qu'on le chasse, qu'on le traque, c'est là, comme il le dit, le sort d'un pauvre pécheur. Et apprendrait-il que son père et sa mère sont insultés, diffamés, mis sur la paille, qu'il s'en réjouirait pour eux et leur prêcherait une sainte et jubilante acceptation. Mais qu'on s'en prenne à son Père du ciel, qu'on attente à la Sainteté divine, qu'on se joue du sang de Jésus-Christ, que l'enfer s'empare d'âmes que Dieu créa pour sa gloire et racheta du sang de son Fils, mille morts, comme on vient de le lire, lui seraient préférables. Voir Dieu offensé, les âmes se perdre, un apôtre ne se console pas de ce mal-là, le seul vrai. On pense à toutes les autres croix de Montfort ; on oublie celle-là, croix intolérable qui passait tous ses désirs de souffrance, étant par elle-même indésirable. Solli­citudo, omnium ecclesiarum, l'angoisse du salut des âmes, quand il lisait ces mots de saint Paul, il savait ce qu'ils signifiaient dans la bouche de l'Apôtre des nations. Cette angoisse de l'homme apostolique, aiguillon brûlant de son zèle, il la connaissait lui aussi. Souffrance pure, le cède-t-elle, bien que de nature différente, aux agonies des mystiques ?

CHAPITRE XXI
 
 
MONTFORT DEVANT LES CHEFS-D'ŒUVRE DE L'ART
LE SPECTACLE DE LA NATURE AGRESTE ET LE POEME DE LA CREATION
 
 
Parlant de l'oraison continuelle de son condisciple : « Je ne dois pas oublier, écrit Blain (ch. XVI), que le jeune homme soit par mortification, soit par crainte de se distraire de Dieu, fit le sacrifice, alors et pour toujours, de la chose du inonde la plus innocente et à laquelle il avait naturellement plus d'inclination : le dessin et la peinture... Je puis dire, avec vérité, que ce saint jeune homme vivait comme s'il n'y eût eu que Dieu et lui sur la terre. Il poussait l'oubli des créatures jusqu'à ne vouloir ni voir ses compatriotes et ses compagnons d'étude ni leur parler ; s'il en rencontrait dans les rues de Paris, il s'écartait ou ne paraissait pas les reconnaître pour ne pas donner occasion à des entretiens et à des visites inutiles, comme il s'en expliquait avec moi, m'exhortant à l'imiter ».
E» renonçant à son crayon et à ses pinceaux, il ne dut pas faire un bien gros sacrifice, tellement il trouvait de douceur à s'absorber dans la pensée de Dieu. A propos de son voyage à Rome : « Ce n'était pas, écrit Blain (ch. LXXVIII), la curiosité qui Je conduisait dans la capitale du monde chrétien, ni le désir de voir les restes de la Capitale du monde ancien et de la maîtresse des nations, puisqu'il n'ouvrait ordinairement les yeux qu'autant qu'il le fallait pour se conduire et qu'il était sorti de Pari« après 9 ou 10 ans de séjour, comme il y était entré, sans avoir rien vu des choses si rares, si belles et si différentes, qui y attirent les étrangers de toutes les parties de l'Europe. Il ne pouvait pas être tenté d'aller voir Rome, après n'avoir pas voulu voir Paris et je ne doute pas qu'il ne soit sorti de l'une comme de l'autre sans avoir fait usage de ses yeux en faveur de la curiosité. »
 
« Le Père Dechamps, jésuite, demanda à M. de Montfort à son retour de Rome ce qu'il y avait vu ; il répondit : Rien ». Réponse que nous avons déjà citée.
Voilà, dans ces deux passages de Blain, une règle de conduite de Montfort toute contraire, semble-t-il, au sentiment de saint François de Sales, qui écrivait dans son Introduction à la Vie dévote (ch. XXXI) : « Il est forcé de relâcher quelquefois notre esprit et notre corps encore à quelque sorte de récréation... C'est un vice, sans doute, que d'être si rigoureux, agreste et sauvage, qu'on ne veuille prendre pour soi ni permettre aux autres aucune sorte de récréation.
« Prendre l'air, se promener, s'entretenir de devis joyeux et aimables, sonner du luth ou autres instruments, chanter en musique, aller à la chasse, ce sont récréations si honnêtes que, pour en bien user, il n'est besoin que de la commune prudence qui donne à toute chose le rang, le temps, le lieu et la mesure ».
Et le saint ne parle pas seulement pour certains chrétiens du monde qui s'imaginent si bien que toute distraction est un temps dérobé à Dieu et s'encombrent tellement de devoirs d'état et de pratiques de dévotion qu'ils n'ont plus un moment pour respirer ; il énonce une règle générale qui s'applique même aux religieux dans leur couvent. Les sulpiciens qui s'ingéniaient à distraire M. Grignion de l'obsession divine ne pensaient pas autrement. Mais si l'esprit se fatigue à force d'être tendu, leur séminariste avait-il tant besoin de tendre le sien pour penser continuellement à Dieu ? Il semble bien, au contraire, qu'il n'avait qu'à s'abandonner à son attrait. Ce qui le fatiguait c'était tout ce qui entrait chez lui par la porte des sens. Que ne pouvait-il se boucher les oreilles comme il fermait les yeux ! A Saint-Sulpice, au lieu de le recréer, les récréations, à moins qu'il ne pût converser de Jésus et de Marie, lui étaient d'un ennui mortel. Rien ne lui mettait l'esprit à la gêne comme de faire semblant au moins de prendre intérêt aux nouvelles du jour, aux anecdotes amusantes, aux conversations terre à terre. Et comme l'homme, n'étant pas un pur esprit, n'est pas fait, malgré tout, pour demeurer perpétuellement en contemplation de l'invisible, plus tard le mystique, sortant de son intérieur pour vaquer à ses occupations de missionnaire, trouvera assez Dieu dans les âmes et dans les pauvres pour se reposer, s'il était besoin, de son oraison, sans cesser d'avoir sous les yeux l'unique objet de son amour.
Il n'est point, pour reprendre les termes mêmes de François de Sales, ce rigoureux, cet agreste et ce sauvage qui se refuse toute distraction. Mais, de distraction, il n'en trouve nulle part comme au milieu de ses mendiants, de ses malades et de ses infirmes, ou encore, par exemple, à la table de quelque châtelaine frivole qu'il voudrait gagner pour sa bonne grâce à la dévotion. Alors il se sent de nouveau dans son élément, et ceux qui ne l'auraient jamais vu que perdu en Dieu, sans yeux, sans oreilles et sans langue, ne le reconnaîtraient pas.
Fermant les yeux aux chefs-d'œuvre de l'art, les tient-il ouverts aux merveilles de la création? Les historiens évoqueront volontiers à son sujet François d'Assise et n'hésitent guère à lui croire un vif sentiment de la nature. Sanguin, vigoureux, combattif, l'air vif sans doute l'excite ; il aime à marcher contre le vent, à sentir la bourrasque passer dans ses cheveux. Et de même que sa pensée se plaît à plonger dans le lointain, ainsi en doit-il être du regard de ses grands yeux profonds. De plus il n'est pas fait pour respirer à l'aise entre quatre murs. Son corps ne s'accommode pas mieux de la réclusion que son âme ne s'accommodait des servitudes du siècle. C'est un être de plein air ; il lui faut du large, la campagne où il marche à journées faites, et il ne goûte bien la vie d'ermite que dans un spacieux cadre champêtre. Tout n'est pas pur surnaturel dans ce qu'il appelle son « humeur vagabonde ». Son alerte cantique composé sur un air de chasse,
 
Quand je vais en voyage,
Mon bâton à la main,
Nu-pieds, sans équipage,
Mais aussi sans chagrin...
 
respire l'allégresse d'un homme qui se sent léger de corps et d'âme, la joie de la vie en pleine liberté. Ici encore le tempérament s'accorde avec la grâce de la vocation.
Faut-il aller plus loin ? On est porté, évidemment, à ne rien mesurer à un homme aussi extraordinaire et si riche de dons.
On a peine à lui refuser une âme de poète profondément sensible aux charmes de la nature. Mais d'abord, de formation classique était-il plus capable que les personnes cultivées de sa génération d'en goûter la vraie beauté, de saisir la grâce pittoresque d'un paysage rustique autant que la savante ordonnance des jardins à la française ? D'après les gravures du temps son Calvaire de Pontchâteau avec sa muraille d'enceinte, ses rampes en colimaçon bordées d'un mur d'égale hauteur, sa plate-forme régulière en maçonnerie, ses gradins de pierre taillée montant au pied de la croix, se présentait, à la différence de la montagne au naturel que l'on voit aujourd'hui, comme un ouvrage de style, conçu géométriquement. C'était pourtant bien le cas où jamais d'imiter la nature abrupte, cet amoncellement de pierres et de terre ne pouvant nullement, quoi qu'on fît, prétendre à l'œuvre d'art ; sans compter que c'eût été beaucoup moins dispendieux, la maçonnerie, matériaux et main-d'œuvre, n'étant évidemment pas pour rien ; toutes choses qui donnent fortement à penser que chez Montfort l'homme cultivé était bien de son siècle et trouvait la nature d'autant plus belle qu'elle était soumise au cordeau et au compas.
Voilà pour le plaisir des yeux. Maintenant, les lieux agrestes, les rochers, les eaux, les bois, avec tout ce qui y vit et palpite, parlaient-ils à son âme et non pas seulement à son esprit ? Lui étaient-ils autre chose qu'un livre dont chaque caractère lui faisait connaître Celui qui l'avait écrit et d'où il avait à tirer de vertueux enseignements ? Sans doute, au milieu de ce décor qui change selon les saisons, n'était-il pas imperméable à l'allégresse du printemps et à la mélancolie de l'automne. Mais pour l'imagination et la sensibilité des vrais poètes, depuis toujours et sous tous les cieux, tout a une âme. Amants, ils prennent les étoiles à témoin de leurs serments et conjurent les lieux enchanteurs qui les ont vu passer de garder leur souvenir ; au flanc du rocher la source qui laisse tomber goutte à goutte son onde, pleure ; le ruisseau en courant sur les cailloux fredonne sa gaie chanson ; l'océan a ses colères ; l'eau est perfide et la mer est méchante ; le printemps est un sourire ; le soir est l'adieu du jour. Au triste bruit du vent frôlant dans la nuit les sables du Sahara : « Entends-tu ? disait sous la tente un touareg à Maxime du Camp. C'est le désert qui se plaint de ne pas être une prairie ». Pour toutes les créatures même inanimées, François d'Assise éprouvait un sentiment fraternel. L'eau, sa chaste sœur ; le feu, son frère qui avait faim et qu'il fallait laisser manger. Il voyait en elles toutes, il est vrai, un symbolisme qui n'était pas étranger à ce sentiment. Si, pour se laver les mains, il avait soin, remarque Joergensen, de choisir un endroit où les gouttes qui tombaient ne risquaient pas d'être foulées aux pieds, c'est que l'eau était l'instrument du baptême. S'il ne mettait le pied sur les pierres et les rochers qu'avec de respectueuses précautions, c'est qu'il pensait au Christ, la pierre d'angle. Mais l'objet symbolisé n'inspirait pas seul ces égards. Ces êtres, vivants ou non, François les aimait en eux-mêmes comme les créatures de Dieu, l'ébauche de son image, l'objet de sa complaisance et de sa sollicitude, gardant aussi du toucher de ses doigts créateurs comme une divine phosphorescence. De voir éteindre une lumière, une lampe, cela lui faisait mal. Trouvait-il, rampant sur le chemin, un misérable ver, il l'écartait de peur qu'il ne fût écrasé par les passants.
Des êtres même insensibles qui faisaient le charme de ses solitudes sylvestres, Montfort les voyait-il un peu avec les yeux des grands amants de la nature ? Se sentait-il pour eux quelque chose de l'âme du Pauvre d'Assise ? Dans le cantique de trente-sept couplets que lui inspira la vaste et si variée forêt de Mervent, la grotte, les rochers, les fontaines, la rivière, les arbres, les bocages, les oiseaux et les poissons, les biches avec leurs faons, tout ne lui est guère qu'un thème à réflexions morales, une prédication. A peine ici et là un soupçon de sensibilité. La profondeur des bois ne semble même pas l'avoir saisi par son mystère. De ce Heu il n'a vraiment goûté que la solitude, la paix et le silence qui lui permettaient d'être tout entier à sa vision intérieure.
 
Morts à tout, cachés dans nous-mêmes,
Sans être distraits de rien,
Possédons le vrai bien,
Contemplons la beauté suprême.
Réf.
Loin du monde en cet ermitage
Cachons-nous pour servir Dieu.
C'est sur cette note qu'il termine, comme d'ailleurs il avait commencé.
« Il n'y avait pas un seul des catéchismes (du saint Curé) dans lequel il ne fût question de ruisseaux, de forêts, d'arbres, d'oiseaux, de fleurs, de roses, de lis, de baume, de parfum et de miel », est-il dit dans l'Esprit du Curé d’Ars. On sait combien le Sauveur aimait à tirer ses comparaisons et ses enseignements des êtres de la nature : les lis des champs qui ne travaillent ni ne filent, les oiseaux du ciel qui ne sèment ne moissonnent ni n'engrangent, la vigne, son cep et ses rameaux, le figuier dont les feuilles naissantes annoncent l'approche de l'été, le blé semé dans la bonne et dans la mauvaise terre, les épines qui l'étouffent, la moisson qui blanchit, l'ivraie parmi le froment, le grain de sénevé qui devient un arbre, la poule et ses poussins, la brebis perdue et retrouvée, les brebis et leur bon pasteur, les agneaux au milieu des loups, les poissons capturés que l'on trie. Et quelle tendresse dans l'évocation de telle et telle de ces images !
Montfort ne manqua certainement pas de citer et de commenter ces comparaisons si riches de sens. Mais, malgré l'exemple du Maître, en tira-t-il de semblables de son propre fonds ? On ne sait pas tout, il est vrai, de ses catéchismes, mais ses écrits ne le suggèrent pas. On n'y trouve rien qui rappelle sur ce point saint Bernard et saint François de Sales. Elle est exceptionnelle cette page de son Traité de la Vraie Dévotion (n° 261) où, dans l'impuissance d'exprimer en propres termes sa pensée sur l'intérieur de Marie, il use de figures empruntées au monde champêtre et au spectacle du firmament. « La très Sainte Vierge, dit-il, est le paradis du nouvel Adam... Il y a, en ce lieu divin, des arbres plantés de la main de Dieu et arrosés de son onction divine, qui ont porté et portent tous les jours des fruits d'un goût divin, il y a des parterres émaillés de belles et différentes fleurs des vertus, qui jettent un parfum qui embaume même les anges. Il y a dans ce lieu des prairies vertes d'espérance... Il n'y a que le Saint-Esprit qui puisse faire connaître la vérité cachée sous ces figures de choses matérielles. Il y a en ce lieu un air pur, sans infection, de pureté ; un beau jour, sans nuit, de l'humanité sainte ; un beau soleil, sans ombres, de la Divinité... il y a un fleuve d'humilité qui sourd de la terre et qui, se divisant en quatre branches arrose tout ce lieu enchanté ; ce sont les quatre vertus cardinales ». Et pas une de ces images qui soit de lui. Toutes sont prises des Livres Saints.
Mgr Laveille (p. 196) s'est persuadé que Montfort avait une âme franciscaine. Traitant de ses cantiques, il dit que « son talent éclate dans la délicatesse et l'émotion avec lesquelles il sait rendre un sentiment bien peu commun au XVIIIe siècle, le sentiment de la nature. » Dans quel cantique le biographe a-t-il pu trouver ce sentiment ? De celui qui chante la forêt de Mervent, dont, écrit-il (p. 471), l'âme poétique du missionnaire goûtait à l'avance le charme, il ne retient qu'un couplet, je n'ose dire le seul, mais un des rares où semble percer une certaine sensibilité à la poésie des choses :
 
On entend l'éloquent silence
Des rochers et des forêts,
Qui ne prêchent que la paix,
Qui ne respirent qu'innocence.
 
« Ce pauvre, continue-t-il, ce voyageur qui parcourra en mendiant les grands chemins de Bretagne et de Vendée, goûte profondément, comme son sublime devancier d'Assise, le charme des sites pittoresques ». Ce qui lui fait supposer qu'ici et là quelques pièces de l'inépuisable improvisateur, vingt mille vers, doivent s'en ressentir. Et cette ressemblance de Montfort avec François d'Assise, voici ce qui lui en paraît la preuve :
« Nous le verrons s'établir avec prédilection au sommet de la colline boisée qui domine Montfort, dans l'ermitage de Saint-Lazare ; nous le verrons choisir, comme lieu préféré de retraite, et, s'il est possible, comme asile de ses derniers jours, une grotte moussue dans le merveilleux décor de la forêt de Vouvant ». Mais voici la restriction, le point où Montfort n'a pas, comme François d'Assise, l'âme si bien accordée à la nature. « Ces lieux aimés il les chante dans ses vers, mais que peuvent-ils dire à un homme aussi détaché de ce qui passe ? Que peuvent lui révéler les éphémères beautés qui s'y étalent, sinon la brièveté de l'existence humaine, ... l'imminence de la mort qui consume la plus belle vie du monde, comme un foin aride que l'on jette au brasier. Il a une façon chrétienne d'entendre le Sunt lacrymae rerum, qui ajoute de la précision à la poésie de Virgile, sans rien lui enlever de sa captivante mélancolie :
 
Tantôt errant de prairie en prairie,
Si je m'arrête au bord d'un clair ruisseau,
Hélas ! me dis-je, ainsi coule la vie,
Elle s'enfuit plus vite que cette eau.
 
Dès que la nuit étend ses sombres voiles,
Je me rappelle et la mort et son deuil,
Et je crois voir, dans le feu des étoiles,
Les pâles feux qui brillent au cercueil. »
 
En admettant que ces vers fussent de Montfort, nous le montreraient-ils regardant le firmament étoile avec les yeux et l'âme du Poverello ?
Georges Rigault[126], qui rapporta de la forêt de Mervent une vision enchanteresse, voudrait croire que notre anachorète n'y fut pas moins sensible, mais il s'explique. « Homme de la nature purifiée, écrit-il, âme de lumière et de grâce, âme vierge... il goûte vivement — c'est bien sûr — la beauté des choses. Il entend leur langage, mais comme l'humble leçon des créatures inférieures, capables d'instruire l'homme parce qu'elles obéissent à Dieu ». De lyrisme, le biographe n'en trouve pas dans le cantique. Citant trois couplets[127] : « C'est banal et plat, pour nous qui avons écouté des lyres autrement puissantes », dit-il. Et il en accuse le vocabulaire de l'époque « un bon instrument pour l'analyse psychologique, un faible pinceau pour la description du monde extérieur ».
Y revenant dans son chapitre sur les cantiques (p. 162) : « Le monde extérieur, écrit-il, la nature champêtre, ont dans cette poésie populaire leur large part. Montfort décrit tout naïvement ce qu'il goûte au plus profond de son âme. Qu'on relise ses strophes sur la forêt de Mervent. Il a composé un dialogue entre deux bergères, Geneviève et Sylvie, que l'abbé Quérard, vers 1860, a souvent entendu chanter en Bretagne et en Poitou, par des « anciennes » de quatre-vingts ans »[128].
Si Rigault pense vraiment que l'ermite, faisant exception dans son siècle, fut vivement touché par le spectacle qu'il avait sous les yeux, du moins ne croit-il pas que le mystique s'arrêta à en goûter la beauté, même pour s'élever à Dieu, n'attachant le regard de son âme qu'au symbolisme instructif des choses. « La création, poursuit-il en effet, est, en dernière analyse, un livre où Dieu se raconte, le livre des Symboles et des Mystères. C'est ce livre que Montfort « déchiffre, parfois en termes d'un puissant lyrisme». On souhaiterait que les quatre belles strophes qu'il cite à l'appui de son dire fussent sûrement de notre saint. Malheureusement, elles ne figurent pas dans ses manuscrits, et d'ailleurs l'auteur n'en aurait pas tout le mérite, s'étant, semble-t-il bien, fortement inspiré du P. Surin[129].
Sans Saint-Lazare et Mervent aucun biographe n'eût probablement imaginé chez Montfort un vif sentiment de la nature. Pour qu'un lieu l'attirât il n'était point nécessaire qu'il fût pittoresque ; il suffisait qu'il lui assurât la solitude. Peut-être le saint homme aurait-il préféré que sa soupente de la rue du Pot-de-Fer, à Paris, eût été en pleine campagne, loin de tout bruit ; mais c'était assez déjà qu'elle lui permit de se sentir seul avec Dieu, ignoré de tous. Et quel attrait champêtre pouvait-il trouver à son cher ermitage de Saint-Eloi, une maisonnette et un petit jardin, aux portes de la Rochelle, parmi les cultures maraîchères ? Sans doute, il ne fut pas insensible — qui donc l'est ? aux charmes de la nature et de son décor changeant. Mais lui parlait-elle avec plus d'âme qu'aux poètes du Grand Siècle, dont aucun, certes — Segrais, chantre des bocages et des pâturages, moins peut-être encore que les autres — n'annonçait Rousseau et Chateaubriand et qu'aujourd'hui notre imagination et notre sensibilité, avivées par les romantiques, trouvent de coloris si terne et d'inspiration si froide.
Ne nous en prenons pas au vocabulaire noble et discret dont ils disposaient, en usage dans la bonne société. Pour peindre au vif un personnage et ses ridicules, ils savaient fort bien, se gardant néanmoins de toute crudité, en tirer autre chose que des termes généraux et des périphrases, et notre saint en était aussi capable que personne. Qu'on lise son cantique sur le luxe et ceci, de l'Amende honorable au Très Saint Sacrement [130].
 
Voyez l'Abbé poli, voyez le libertin :
Il entre dans l'église avec un air hautain,
Un genoux sur un banc, il regarde, il salue,
Il cause, il se promène ainsi que dans la rue.
 
Voyez, mais en pleurant, voyez d'une autre part
Une femme éhontée enflée en son brocard,
Sur ses souliers mignons la crête à triple étage,
Venir en nos saints lieux jouer son personnage.
 
Souvent on voit aller ce beau ballon de vent
Jusqu'aux pieds des autels auprès d'un Dieu vivant,
Ou du moins sur un banc, afin d'être aperçue,
Et pour lancer ses traits dans le cœur par la vue.
 
Son chien, son éventail, ses gants, ses ornements,
Souvent son adonis, y font ses passe-temps ;
Elle lit quelquefois, puis elle se mignarde
En recherchant des yeux si quelqu'un la regarde.
 
Au besoin même, il ne recule pas devant le mot propre. Ainsi dans le passage de son Traité de la Vraie Dévotion (n° 79), où il fait défiler toute une ménagerie pour nous montrer à quoi nous ressemblons par notre fond corrompu. Mais se fût-il astreint à ne se servir que d'un vocabulaire aux termes les plus généraux, ce n'est pas ce qui aurait pu l'empêcher d'avoir de magnifiques accents devant la beauté de la nature et le spectacle de la création s'il s'était arrêté à les contempler. La langue de Bossuet tient en un bien mince dictionnaire, mais quelle langue ! quel lyrisme !
« Je me suis levé pendant la nuit avec David, pour voir vos deux qui sont l'ouvrage de vos doigts, la lune et les étoiles que vous avez fondées (Ps. VIII, 4). Qu'ai-je vu, Seigneur, et quelle admirable image de votre lumière infinie ! Le soleil s'avançait, et son approche se faisait connaître par une céleste blancheur qui se répandait de tous côtés ; les étoiles étaient disparues, et la lune s'était levée avec son croissant, d'un argent si vif et si beau que les yeux en étaient charmés. Elle semblait vouloir honorer le soleil, en paraissant claire et illuminée par le côté qu'elle tournait vers lui, tout le reste était obscur et ténébreux, et un petit demi-cercle recevait seulement dans cet endroit-là un ravissement céleste, par les rayons du soleil, comme du père de la lumière... »[131].
Et vingt lignes encore de cette poésie, pour illustrer cet enseignement : « Mon Dieu, lumière éternelle, c'est la figure de ce qui arrive à mon âme, quand vous l'éclairez... ».
Et à supposer que Montfort ait senti vivement les charmes de la nature et la beauté de la création, qu'elle excellente occasion de mortifier ses yeux et de se mettre en garde contre un possible et subtil enchantement ! De tous ses biographes, c'est Louis Chaigne qui nous semble, ici, avoir le mieux pénétré l'âme de notre saint.
« Grignion de Montfort, écrit-il (p. 19)... dédaigne les prestiges de Paris, il ne connaîtra d'autres statues que celles de la Vierge au coin des rues, d'autres monuments que les églises. Job avait fait un pacte avec ses yeux. L'abbé Perreyve s'affligeait de voir au cou des petites filles l'enroulement du serpent tentateur. Hé ! quoi ? s'exclameront certains. Quel mépris de la beauté, quelle inhumaine opposition dressée entre Dieu et les plus resplendissantes de ses œuvres, quelle insulte à cet Amour dont le plus immédiat et le plus sensible reflet se découvre en de purs visages ! Au vrai, un Montfort avait entrevu de telles merveilleuses réalités supranaturelles que rien ne lui disait plus des séductions d'ici-bas, et qui nous assure que de plus subtiles tentations, inconnues de la plupart des hommes, n'eussent pas adultéré le spectacle de tout ce dont volontairement il se détournait ? A d'autres de chanter le cantique des créatures ! A d'autres de connaître cette illumination et cette extase de poser sereinement les yeux sur de fragiles et élevantes apparences ! A d'autres de plonger le regard dans celui de Béatrix réverbérant la lumière divine ! Son amour à lui et son repos, et sa joie, et sa passion et sa folie, c'est la croix toute nue, c'est le gibet sanglant qui a divinisé l'homme. Il repousse tout le reste avec violence ».
Visage humain, ne serait-ce que sur une toile, et visage de la nature, il est évident pour le biographe que Montfort a également renoncé à fixer son regard sur l'un et sur l'autre. Chaigne ne parle qu'avec une extrême discrétion de l'impression produite sur l'ermite de Mervent par la séduisante forêt. Une ligne : « Dans son enthousiasme, il fixait ainsi la joie de son cœur :
 
On entend l'éloquent silence
Des rochers et des forêts... »
 
couplet que nous avons déjà cité et auquel le biographe se borne.
Veut-on une âme franciscaine ? Voici de nouveau la jeune carmélite de Lisieux.
Durant des millénaires, l'humanité n'eut d'autre livre que la création. Ce que fut ce livre pour les mystiques d'Israël, la Bible, les Psaumes en particulier nous le disent. Il ne fut pas moins pour Thérèse, même dès sa petite enfance, et ne lui donna pas une moindre idée ni une moindre saveur de Dieu qu'à ces contemplatifs des anciens âges. Il fut son premier livre de méditation et son premier maître d'oraison. On peut tenir pour une grâce de Dieu que la future carmélite, à qui rien ne manqua du côté familial, ait encore été favorisée, dès le premier âge où les impressions sont si vives, des spectacles les plus variés de la création et que ses yeux, si sensibles à la beauté de la nature, aient eu d'autres horizons que les tristes murs d'un fond de cour dans quelque quartier ouvrier d'une grande ville.
Ce n'est pas un des moindres charmes de son autobiographie que de l'entendre nous raconter quel ravissement produisaient sur son âme d'enfant une campagne verdoyante et fleurie, un ciel profond tout scintillant d'étoiles, des horizons lointains, la mer, son immensité et le mugissement de ses flots, et comment ces beautés éphémères qu'elle ne se lassait pas cependant de contempler la laissaient insatisfaite et la faisaient soupirer vers la souveraine et immortelle beauté.
L'autre Thérèse, celle d'Avila, tout extatique qu'elle était, ne semble pas avoir été moins ravie par les merveilles naturelles qui s'offraient à ses yeux. Les beaux paysages lui mettaient l'âme en fête et la faisaient chanter la gloire du Créateur. Le site était loin de la laisser indifférente pour la fondation de ses Carmels. Elle est charmée de celui de Séville d'où elle peut voir, roulant ses eaux au milieu de la plaine andalouse toujours verte, le Guadalquivir couvert de voiles blanches. « Le verger est très gracieux écrit-elle, la vue extrêmement belle... Ce n'est pas peu de chose qu'une maison d'où l'on aperçoit les galères ».
Voilà deux saintes, deux grandes amantes de la croix, très conscientes de la nécessité pour chacun de mortifier ses sens, à commencer par ses yeux, qui cependant ne craignent pas que la contemplation de l'œuvre divine, si agréable qu'elle leur soit, amollisse leur âme. Cette contemplation leur est si bienfaisante qu'elles auraient cru manquer à elles-mêmes en y renonçant par esprit de sacrifice, si tant est que l'idée leur en fût jamais venue.
Tempérament d'artiste, ordonnateur incomparable de cérémonies grandioses, véritables fêtes pour les yeux et aussi pour l'oreille, Montfort ne doit pas cependant nous tromper. Pour la sensibilité aux charmes de la nature et à la beauté de la création, comment le comparer, même de loin, à ces deux mystiques et à un François d'Assise ? Sans doute ce don n'appartient-il pas à sa vocation, les populations de l'Ouest qu'il évangélisa étant plutôt d'esprit positif, à la différence de la Bretagne « bretonnante », la Bretagne au parler celtique, celle des bardes populaires, des légendes, des pardons, des calvaires sculptés et des clochers à jour, des costumes pittoresques variant d'une paroisse à l'autre. Mais quand il aurait eu au plus point cette sensibilité, qu'en aurait-il fait ? et dans la faible mesure où il l'eut, qu'en fit-il vraisemblablement ? Mortification ? défiance à l'égard du créé ? sublimité d'esprit ? qu'importe, probablement tout cela ensemble. Il ne connaît que les charmes de la croix. Insensible à ceux de la nature, qu'il le soit ou non par tempérament, il l'est par volonté. Il ne subira d'autre attrait que la croix. Louis Chaigne nous le disait plus haut en excellents termes.
Ne nous scandalisons pas et ne croyons pas notre saint une exception. D'autres se mirent tout aussi en garde contre une incantation possible. Saint Augustin[132] ne se reprochait-il pas le plaisir qu'il éprouvait à la musique des chants d'église malgré les larmes qu'ils lui avaient fait répandre au temps de sa conversion ? Et la lumière, cette lumière créée qui revêt tout de si agréables couleurs, quelle crainte ne lui inspirait-elle pas ?
Saint Bernard gardait si bien ses yeux qu'à Cîteaux, au bout d'un an de noviciat, il ne savait pas si le dortoir était voûté ou plafonné, ni que des fenêtres éclairaient le fond de l'oratoire où il priait tous les jours. A Clairvaux, dans l'intérieur du monastère, il faudra le conduire par la main. A Cîteaux, il n'ouvrait les yeux semble-t-il, que pour la lecture et les travaux à l'extérieur. Encore le maniement de la cognée et du hoyau, le distrayait-il si peu de lui-même qu'il l'avouait, écrit le cistercien Guillaume de Saint-Thierry, son intime et son premier biographe, que c'était principalement dans les champs et les bois qu'il avait reçu par la contemplation et la prière, l'intelligence des Ecritures, ce qui lui faisait dire qu'il n'avait eu d'autre maître en cette étude que les hêtres et les chênes de la forêt. A trente-deux ans, se rendant à Grenoble pour affaires de son ordre, il monte jusqu'à la Chartreuse pour s'édifier auprès des fils de saint Bruno, presque son contemporain. Il y arrive sur un cheval richement caparaçonné. Scandalisé, le prieur qui avait ouï dire tant de bien de l'abbé de Clairvaux, ne peut garder pour lui sa pénible impression. Il s'en ouvre à un moine de la compagnie de Bernard. L'ayant appris, le saint abbé demande à voir l'équipage dans lequel il était venu et avoue ingénument qu'il n'y avait fait aucune attention, qu'il l'avait accepté pour la route tel qu'un moine de Cluny le lui avait prêté. Comment croire qu'absorbé ainsi en Dieu, il n'était pas resté étranger au tableau, qu'à sa montée vers la Chartreuse, déroulaient sous ses yeux les Alpes ? Cependant aucun spectacle de la nature n'était plus capable de favoriser son oraison. « Des rochers[133] presque inaccessibles et entourés de précipices affreux. Il n'y a rien, a dit un poète philosophe, qui soit plus propre que l'aspect de ce désert à exalter l'âme et à l'occuper fortement. Le spectacle terrible d'une beauté sombre qui se présente partout convaincrait l'athée de l'existence d'un être suprême, il suffirait de le conduire en ce lieu et de lui dire : Regarde. Saint Bruno, qui a choisi ce lieu, devait être un homme d'un génie ordinaire. » Que saint Bruno ait vu ou non, dans un site aussi inhospitalier et aussi difficile d'accès, plus qu'une solitude assurée, il est clair que nul paysage ne pouvait mieux s'accorder avec la dureté de son ascèse et la sublimité de sa mystique.
Qu'eût fait Grignion de Montfort devant une nature qui ressemblait si étrangement à son génie et dont l'aspect aurait pu lui rappeler le sien. Un paysage découpé à l'emporte-pièce, des contrastes violents : cimes, abîmes ; des formes exaltées, d'une hardiesse, d'une démesure qui laissait interdit. Et pour un mystique qui aimait à se sentir accablé par la majesté divine, quel spectacle, surtout lorsque l'éclair, déchirant de noirs nuages, faisait surgir de la demi-obscurité ce monde fantastique, qu'aux grondements du tonnerre tremblait la terre et que la montagne humait comme un nouveau Sinaï ! Peut-être n'eût-il pas fermé les yeux comme saint Bernard. Mais que nous sommes loin ici de cette poésie des choses et de cette beauté harmonieuse qui charmaient François d'Assise, Thérèse de Lisieux et Thérèse d'Avila, François de Sales, le curé d'Ars et tant d'autres ; loin aussi de cette création que chantait le psalmiste et où les plus humbles représentants de la flore et de la faune palestiniennes, et la rosée et l'aube et la neige tombant comme des flocons de laine blanche, faisaient contraste avec les monstres marins, le soulèvement des flots, la foudre et les autres grands phénomènes de la nature. Non, de cette nature et de cette création, Montfort n'eut point le si vif sentiment que ses biographes lui prêtent. L'homme qui choisit à Pontchâteau le point le plus élevé de la lande de la Madeleine pour y planter son calvaire, ce n'est pas, comme le veut Rigault (p. 102), et comme le pense maint touriste, un poète profondément sensible aux harmonies de la terre et du ciel, un artiste qui saisissait la noblesse des lignes, la splendeur d'un décor, mais simplement un apôtre pour qui il était bon que la Croix fût arborée sur ce sommet en face d'un immense horizon et qui savait aussi que, depuis toujours, plus l'homme se sent près du ciel, plus la prière s'élève avec empire.
« Dieu seul », telle était la devise de Montfort, le sceau qu'il apposait au bas de ses cantiques. Dieu seul, c'est-à-dire non pas seulement pour Dieu seul, Deo soli, mais encore par Dieu seul, par la seule motion de son Esprit. Arrière les stimulants naturels, tout providentiels qu'ils sont ! Manger parce qu'on a faim, se couvrir parce qu'on a froid, « se promener, s'entretenir de devis joyeux et aimables » parce qu'on a besoin de se détendre, et tout surnaturaliser par l'intention, selon l'enseignement de saint Paul : « Soit que vous mangiez, soit que vous buviez, quelque chose que vous fassiez, faites tout pour la gloire de Dieu », contempler même les merveilles de la création pour s'élever au Créateur, Montfort se veut si bien mort à tout le créé, il se défie tellement du plaisir qu'il pourrait y trouver qu'il préfère s'en tenir à la pure impulsion du surnaturel.
« Frère François, c'est aujourd'hui Noël, ne pourra-t-on pas manger de la viande ? demandait au Poverello un de ses compagnons. — De la viande ! s'exclama le saint, on devrait en frotter aujourd'hui tous les murs du monastère ! » On n'imagine point Montfort, au moins pour ce qui le regardait lui-même, associant ainsi le corps à la joie de l'âme et à la fête en accordant à ce pauvre corps un peu de ce qui fait sa joie à lui.
Il est bien des façons de regarder et d'admirer l'œuvre du Créateur. Autre celle du savant, astronome, physicien, naturaliste, pour qui elle n'est qu'un sujet d'étude et une source de jouissances purement intellectuelles. Autre celle de l'artiste, peintre, sculpteur, qui y cherche des couleurs et des formes pour le plaisir des yeux. Autre celle du poète, qu'elle émeut par le secret accord qu'il y trouve avec son âme. Autre celle d'un esprit sublime, d'un Pascal, qui, les yeux dans les profondeurs du ciel, s'effraie du silence éternel de ces espaces infinis et se sent écrasé à la pensée de l'infiniment grand et de l'infiniment petit.
Chez Montfort, il y avait un artiste et un esprit sublime. L'artiste, qui aimait à regarder les belles images de la Sainte Vierge, semble bien n'avoir guère moins mortifié ses yeux devant les choses gracieuses que la nature lui présentait que devant les chefs-d'œuvre, même religieux mais d'expression trop profane, de la peinture et de la sculpture. De même, l'esprit sublime du mystique ne paraît guère avoir quitté sa contemplation intérieure pour admirer les grands spectacles de la création, l'immensité des cieux scintillants d'étoiles. Dieu seul t
Autant qu'on en peut juger, Montfort ne laissa ses yeux prendre de plaisir qu'aux cérémonies liturgiques et aux œuvres d'un pinceau ou d'un ciseau vraiment pieux ; son oreille, qu'aux chants d'église et à ses cantiques spirituels ; sa bouche, qu'à dévorer de baisers le crucifix et la statuette de Marie, ces deux objets qu'il portait toujours sur lui. Hors de là, mortification ! II ne regardait et n'écoutait que ce qui pouvait l'instruire ou l'édifier. Son spectacle préféré, c'était celui de la misère humaine, de ces pauvres, de ces malades, qui lui représentaient si vivement Jésus-Christ. Il s'est plu à respirer l'air des hôpitaux, des chambres d'incurables et de contagieux, l'odeur qui se dégageait des haillons sordides de ses mendiants ; et nous avons vu avec quel réalisme, l'occasion se présentant, par exemple lors des veillées funèbres sur la paroisse de Saint-Sulpice, il pratiquait dans l'oraison « l'application des sens ».
Ne prêtons pas à Montfort des dons qu'il n'avait pas, qui n'étaient pas de sa vocation et qui ne peuvent que fausser la physionomie de l'ascète et du mystique.

 
 
 
 
 
 

CHAPITRE XXII
 
 
LA GRANDE PRATIQUE
 
 
Deux mystères ont ravi l'esprit sublime de Montfort, le mystère de la Croix et le mystère de Marie. Aussi la dévotion à ces deux mystères sera-t-elle la caractéristique de sa spiritualité.
De plus Montfort pense concret. Il veut autant que possible des vertus aussi effectives qu'elles sont affectives. Missionnaire, ascète, mystique, directeur de conscience, aumônier, il est en tout l'homme des pratiques. Il aurait pu écrire à la gloire de Marie des livres tout aussi pénétrés d'onction et riches de doctrine que son traité de la Vraie Dévotion, mais ce n'est pas pour cela qu'il eût été un chef d'école. Il l'est pour avoir enseigné une pratique. Il l'a fait avec une telle hardiesse de vues, une telle profondeur de doctrine, une telle conviction, une telle limpidité, qu'il ne le pouvait que grâce à des lumières reçues dans l'oraison. D'une simple pratique, il a su tirer si bien une forme parfaite de vie mariale que, malgré tout ce qu'il devait à ses devanciers, il pouvait dire en toute vérité, au début de son « Secret de Marie » : « Voici un secret que le Très-Haut m'a appris et que je n'ai pu trouver dans aucun livre ancien ou nouveau ».
Blain l'a justement noté : Tout jeune, son ami était déjà en petit à l'égard de Marie ce qu'il serait plus tard en grand. « Le Saint Esclavage de la Mère de Dieu » qu'avait écrit Boudon ne fit que répondre aux aspirations de son âme et à son besoin de pratiques. II y trouvait ce qu'il appelle la Pratique parfaite, celle de laquelle Boudon disait qu'elle était le Non plus ultra de la dévotion à la Sainte Vierge.
Cette pratique, Montfort, dans son acte de consécration, la définit en des termes d'une précision et d'une plénitude qui ne laissent rien à désirer.
« Je vous choisis aujourd'hui, ô Marie, en présence de toute la cour céleste, pour ma Mère et Maîtresse. Je vous livre et consacre en qualité d'esclave, mon corps et mon âme, mes biens intérieurs et extérieurs, et la valeur même de mes bonnes actions passées, présentes et futures, vous laissant un entier et plein droit de disposer de moi et de tout ce qui m'appartient, sans exception, selon votre bon plaisir, à la plus grande gloire de Dieu, dans le temps et l'éternité ».
Encore, pour Montfort, le Saint Esclavage n'est pas seulement la pratique parfaite de la dévotion à Marie. Sans doute est-ce là pour lui l'essentiel. Mais en outre, quelle convenance avec son ascèse personnelle qui ne connaît d'autre limite que celle du possible !
Nous l'avons vu, à son départ de Rennes pour Saint-Sulpice, âgé de vingt-deux ans, profiter de la rencontre du premier mendiant pour revêtir les livrées de la divine pauvreté et s'engager par vœu à ne rien posséder désormais en propre. Or ce qu'il fit là au temporel, il trouva dans le Saint Esclavage le moyen de le faire au spirituel d'une façon aussi radicale par l'abandon de tous ses mérites entre les mains de Marie pour le temps et l'éternité.
S'il aimait la pauvreté pour elle-même, il y voyait aussi le meilleur gage de sa confiance en son Père Céleste et la plus sûre garantie de ses libéralités. Car il doit trouver des ressources. Comment subvenir autrement aux besoins de ses œuvres : fondations d'écoles, d'hospices, restaurations d'églises et de chapelles, et surtout alimentation des vagabonds faméliques qui se donnaient rendez-vous partout où il se trouvait ? De même au spirituel, pour les besoins de son âme, pour ceux des âmes qu'il évangélisait, pour l'assistance des âmes du purgatoire, voyait-il dans son entier dépouillement le plus sûr moyen d'obtenir largement de Marie, la trésorière de Dieu.
 
Pratique parfaite par sa Finalité
 
Glorifier Marie, c'était pour Bérulle et pour Boudon, le tout du Saint Esclavage.
« Je renonce, prononçait Bérulle, à la puissance et liberté que j'ai de disposer de moi et de mes actions ; je cède ce pouvoir à la Très Sainte Vierge et m'en démets entièrement entre ses mains par hommage à ses grandeurs et à la démission parfaite d'Elle à son Fils unique Jésus-Christ... et en l'honneur du pouvoir que le Fils de Dieu lui a donné sur soi-même».
Et Boudon : « Souveraine Reine des anges et des hommes, j'ose vous consacrer cet ouvrage qui ne respire que votre honneur et votre gloire pour la seule gloire et seul honneur de Dieu seul. »
Déclaration qu'il répétera maintes fois en des termes analogues au cours de son écrit.
 
Nous avons vu que le premier sentiment qu'éprouve Montfort à la pensée de Dieu est un sentiment d'adoration. Par la même tendance de son esprit sublime, son premier sentiment devant Marie est un sentiment d'admiration. Marie chef-d'œuvre de Dieu, Marie toute divine, il ne peut s'assouvir de la contempler ainsi. La dominante de sa dévotion à la Sainte Vierge sera donc de l'exalter et de la glorifier, que c'est le dessein de Dieu que Marie soit connue, aimée et glorifiée plus que jamais elle ne l'a été. Le règne de Jésus-Christ n'arrivera qu'à cette condition. Or nulle pratique de dévotion ne saurait glorifier Marie comme la pratique du Saint Esclavage.
Et en vient-il à proclamer cet avènement du règne de Jésus-Christ par Marie à la fin des temps, ce n'est plus seulement un admirable docteur en spiritualité que l'on entend, c'est un héraut qui apporte un message et le publie avec l'assurance d'un inspiré, c'est un voyant, c'est un prophète.
Il voit le Très-Haut se former alors avec sa sainte Mère de grands saints qui surpasseront autant en sainteté la plupart des autres saints que les cèdres du Liban surpassent les petits arbrisseaux. Animés de l'esprit de Marie et soutenus par son bras, d'une main ils combattront, renverseront, écraseront les hérétiques avec leurs hérésies, les schismatiques avec leurs schismes, les idolâtres avec leur idolâtrie et les pécheurs avec leurs impiétés ; et de l'autre main ils édifieront le temple du vrai Salomon et la mystique cité de Dieu, c'est-à-dire la très sainte Vierge Marie, appelée par les saints Pères le temple de Salomon et la cité de Dieu. (V. D. 47-48)
Pourquoi Dieu veut-il s'associer Marie de la façon la plus étroite dans l'œuvre capitale de notre sanctification ? N'est-ce pas pour la glorifier ? A-t-il besoin d'elle ? Et cependant c'est par Elle que le Père veut se former des enfants, le Fils les membres de son Corps mystique, le Saint-Esprit des élus. Et dans cette formation, Montfort ne voit pas Marie intervenant seulement en dehors de notre âme par la toute-puissance de sa prière, comme Médiatrice de toutes grâces. Il est convaincu qu'à l'intérieur de notre âme, l'Esprit-Saint n'opère pas sans Elle. Afin qu'Elle soit pleinement son Epouse et notre Mère. Il veut que, sous sa motion à Lui, Elle exerce au plus intime de nous-mêmes, une fonction génératrice analogue à celle de la mère dans l'ordre naturel, cela en union avec la très sainte humanité de Jésus-Christ.
En admettant cette vue de Montfort, il reste que dans le sein maternel, l'enfant, si dépendant qu'il soit de sa mère, ne lui appartient pas comme un esclave appartient à son maître. La mère est pour l'enfant et non l'enfant pour la mère. Des deux, c'est elle qui appartient à l'autre. Le nouveau-né s'attache à sa mère comme à son bien. C'est d'elle qu'il reçoit tout. Il l'aime pour lui et souvent d'un amour jaloux. Ce n'est qu'avec l'âge, à mesure qu'il arrive à se suffire, que se développe chez lui le véritable amour filial et qu'il aime sa mère pour elle-même. Mais cet amour n'est pas exclusif de son intérêt personnel. Par son affection pour lui, sa mère sera la première à lui recommander de ménager sa santé et, s'il est marié, père de famille, s'il exerce une profession, de ne pas négliger ses devoirs d'état. Pour l'esclave il en va tout autrement. Il appartient tout entier à son maître et ne doit avoir d'autre souci que de le bien servir.
Et c'est ce qui fait aux yeux de Montfort, et cela va de soi, la supériorité absolue du Saint Esclavage. De toutes les pratiques de dévotion à la Sainte Vierge, elle est la seule parfaite, celle qui ne se propose d'autre fin que de glorifier Marie et en Elle et par Elle Jésus avec qui Elle ne fait qu'un ou plutôt qui est tout seul en Elle. (V. D. 247) C'est pour qu'elle y trouve sa gloire, comme l'ouvrier trouve la sienne dans un travail bien fait, que Montfort veut que tout en lui soit l'ouvrage de Marie. S'il se met en son entière possession, s'il s'applique constamment à se renoncer et à crucifier sa nature perverse, c'est afin de faciliter cette opération si glorieuse pour Marie et devenir un esclave digne d'Elle en tout. Quant à lui, il se tient suffisamment récompensé par l'honneur d'appartenir à une si aimable et puissante maîtresse et de la servir, fût-il à ses yeux le plus vil de ses esclaves. (Oraison à Marie)
De plus si Dieu aime toutes ses créatures intelligentes pour ce qu'IL a mis de LUI en elles, s'il désire notre salut et notre béatitude éternelle, IL veut que nous ne les devions après LUI qu'à Marie.
Plus nous chercherons avec désintéressement la gloire de sa Mère, l'aimant non pas pour nous, pour ses bienfaits, mais pour elle-même parce qu'Elle est aimable ; ne la servant ni pour notre bien temporel ni éternel, corporel ni spirituel, mais uniquement parce qu'Elle mérite d'être servie et Dieu seul en Elle (V. D. 110) et plus nous serons agréables à Dieu et mériterons ses faveurs.
Or le Saint Esclavage n'est-il pas le désintéressement même ? Bien loin de demander à qui en fait profession d'être indifférent à son avenir éternel, il s'offre comme le meilleur moyen de sanctification et de salut. Mais celui qui s'est donné entièrement à Marie ne se sanctifie ni ne se sauve pour lui-même puisqu'il ne s'appartient plus. C'est en esclave qu'il le fait, et tout revient à Marie.
Un de ces contrastes extrêmes devant lesquels l'esprit de Montfort aime à éprouver une sorte de vertige, c'est celui qu'il relève, dès les premières pages de son Traité, entre ce que fut Marie sur la terre et ce qu'Elle est maintenant dans le Ciel. Ici-bas, une vie cachée, pauvre, obscure, sans aucun rayonnement des mystères que Dieu opère en Elle ; la petite servante du Seigneur que le Tout-Puissant a choisie en raison même de son humilité et de son effacement... Là-haut, la Reine du Ciel et de la terre, dans tout l'éclat de sa splendeur, de sa puissance et de sa majesté, la Trésorière et la Dispensatrice de tous les dons de Dieu, la Dominatrice des enfers, la Toute divine à qui les anges ne cessent de répéter « Sainte, Sainte, Sainte êtes-vous, ô Vierge, Mère de Dieu !
Et voilà ce qui ravit Montfort d'admiration, il ne peut se rassasier de la contempler si grande, si haute, si puissante. « O hauteur incompréhensible, O largeur ineffable, O grandeur démesurée, O abîme impénétrable ! » l'avons-nous entendu s'écrier. Mais comment le lui dire sinon en s'abaissant devant Elle le plus profondément qu'il le peut ? Et comment aussi se mettre en l'entière possession et dépendance d'une si grande et aimable Princesse ? Seul le Saint Esclavage lui en assure les moyens. Point d'abaissement comme la condition d'esclave. Point de domination comme celle du maître sur son esclave.
 
Avec l'idée que se fait Montfort de la maternité spirituelle de Marie, se regardant porté dans son sein jusqu'à la plénitude de l'âge de Jésus-Christ, comment ne l'aimerait-il pas et avec cette tendresse que l'homme éprouve pour la femme qui l'a porté dans ses entrailles, formé de sa substance, nourri de son lait et bercé sur ses genoux ? Si grandement que nous aimions notre père, nous ne l'aimons pas de ce tendre amour. En nous donnant Marie pour Mère, en incarnant en Elle sa mansuétude et sa miséricorde, Dieu prenait le grand moyen de nous toucher au plus sensible de notre cœur. Combien Montfort Lui en rendait grâce !
Si la béatitude éternelle est la vision de Dieu dans son essence, il ne peut être de plus grande joie en contemplant Marie que de la contempler, à la lumière de l'Esprit Saint, dans son excellence et sa grandeur unique de Mère de Dieu, maternité d'où Lui est venu tout le reste. C'est pour qu'Elle fût digne d'être sa Mère que Dieu la fit pleine de grâce. C'est pour La magnifier comme sa Mère qu'il lui a donné l'empire sur toutes ses créatures. La vision de cette femme toute resplendissante de la gloire divine et restant telle qu'elle le fut pendant sa vie mortelle, la plus pénétrée de son néant, fait l'admiration et la joie de toute la cour céleste. Montfort dès ici-bas trouve ses délices à contempler, dans l'obscure clarté de la foi, sa Mère bien-aimée comme le chef-d'œuvre du Tout-Puissant, la Reine de la Création.
 
Mais la plupart des âmes, sans excepter les plus dévotes à Marie, seront plus sensibles à la douceur de la Mère qu'à la grandeur de la Reine « On sait bien — disait sainte Thérèse de l'Enfant Jésus — que la Sainte Vierge est la Reine du ciel et de la terre, mais elle est plus Mère que Reine ». Et surtout elles préféreront se regarder simplement comme les enfants de 1« Sainte Vierge que de se dire en outre ses esclaves, tant elles ne peuvent dépouiller ce vocable de son relent de dégradation morale du côté de l'esclave, de dureté, de contrainte du côté du maître, relent dû au contexte historique du mot et indigne de la Mère de Dieu, et de ses enfants très aimants.
 
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Pratique parfaite en soi comme voie mystique
 
Parfaite par sa finalité ; la glorification de Marie et en Elle de Jésus, la pratique du Saint Esclavage l'est aussi comme offrant le chemin le plus aisé, le plus court, et le plus sûr pour conduire par les voies purificatrice et illuminative jusqu'à l'union transformante, terme de la vie mystique. Montfort la conçoit comme étant par elle-même une spiritualité complète.
Il va de soi qu'aucun des actes d'une dévotion digne de ce nom ne lui est étranger. Le Saint Esclavage les fait tous siens, Marie procurant à ses fidèles esclaves, selon la convenance de chacun, des grâces de lumière et d'attrait et tout lui revenant quel que soit l'objet immédiat de leur dévotion. Qu'ils adorent la Trinité Sainte, le Très Saint Sacrement, le Cœur Sacré de Jésus... qu'ils implorent la Sagesse Incarnée de leur ouvrir le mystère de la Croix, quelle que grâce qu'ils demandent, ils ne peuvent le faire qu'en qualité d'esclave et, qu'ils y pensent on non, qu'à la gloire de Marie et de son Divin Fils.
Encore Montfort, aux conceptions toujours concrètes, estime-t-il que cette pratique parfaite en soi par sa finalité et son excellence de voie mariale, ne le sera pas dans l'usage que l'on en fera si l'on se contente de s'inspirer même en tout, de son esprit. Il faut la concrétiser en des pratiques, les unes extérieures (V. D. 226-256) les autres intérieures (V. D. 256-266) de sorte que le Saint Esclavage, tel qu'il l'enseigne, n'est plus seulement une spiritualité complète, mais un code de perfection aux articles précis.
Une telle méthode, comme toutes celles de Montfort, apôtre populaire et directeur de conscience, porte nettement la marque de son ascèse personnelle. Elle est d'un homme — nous nous excusons de le répéter toujours dans les mêmes termes — qui éprouve le besoin inné de pousser, dans la mesure du possible, les vertus effectives aussi loin que les vertus affectives.
Une technique aussi concrète ne saurait convenir à toutes les âmes. Le Père Faber, avant de commencer son travail de traduction de la Vraie dévotion, écrivait à l'un de ses amis, Watte Russel :
« Quant à Grignion de Montfort, ma dévotion pour lui a commencé en 1846 et 1847. Sa vie me vient du vieux lord Shrewsbury et je l'ai encore. J'ai essayé deux fois de sa Vraie Dévotion ; une fois il y a quelques années, et une autre récemment. Par le fait, j'ai essayé de modeler toute ma vie sur sa dévotion à notre bonne Mère, mais je n'ai pu le faire sans grande violence et sans beaucoup de souffrance intérieure... Avec mon humble état actuel je ne puis m'élever à cette hauteur. Je suis content de l'ouvrage, de son action douce et sensible, de son beau feu et je lui dois beaucoup dans la dévotion à notre bonne Mère ». (cité par Mgr Laveille).
On voit que le Père Faber, en voulant suivre de point en point la méthode de notre saint, n'avait réussi qu'à se mettre l'esprit à la gêne, mais qu'en se relâchant de cette rigueur et en se tenant à une manière plus large, plus conforme à son tempérament et à ses attraits, il tira de cette dévotion de grands profits. Cette expérience du grand spirituel anglais n'est-elle pas une leçon pour ceux qui s'accommoderaient mal de suivre à la lettre la méthode concrète de Montfort ?
La Sainte Vierge ne demande pas à être servie méthodiquement mais à être servie avec amour. Une pratique de dévotion doit donc être au goût de celui qui l'emploie, répondre à ses attraits de grâce, tenir compte de toutes ses aptitudes mentales, mémoire, puissance d'application, maîtrise de son imagination ; sinon, au lieu d'aider sa dévotion, elle ne fera que la gêner. Certaines âmes se plieront facilement à des pratiques précises, alors que d'autres plus spontanées s'y trouveront mal à l'aise et craindront qu'en s'y appliquant, elles ne viennent vite à ne les observer que par conformisme.
 
 
« L'action catholique, disait Pie XII, ne peut pas revendiquer le monopole de l'apostolat des laïcs, car à côté d'elle subsiste le libre apostolat des laïcs. »
C'est dans le même esprit que, sur la fin de son discours, à l'audience de canonisation de Louis-Marie, sa Sainteté faisait au sujet du Saint Esclavage, la réflexion suivante :
« La vraie dévotion, celle de la tradition, celle de l'Eglise, celle, dirions-nous, du bon sens chrétien et catholique, tend essentiellement à l'union de Jésus sous la conduite de Marie. Forme et pratique de cette dévotion peuvent varier selon les temps, les lieux, les inclinations personnelles. Dans les limites de la doctrine saine et sûre, de l'orthodoxie et de dignité du culte, l'Eglise laisse à ses enfants une juste marge de liberté. Elle a d'ailleurs conscience que la vraie et parfaite dévotion envers la Sainte Vierge n'est pas tellement liée à ces modalités qu'aucune d'elles puisse en revendiquer le monopole».
Notons que c'est par abus de langage que le Saint Esclavage a été appelé la vraie et parfaite dévotion à Marie. L'expression, pour le moins ambiguë, n'est pas de Montfort. Quand il accole au mot dévotion l'épithète de vraie, il parle de la dévotion à Marie en général, (V. D. 105 à 118) qu'il oppose aux fausses dévotions. De même il applique l'épithète de vraie non pas à une dévotion, mais à une pratique de dévotion, le Saint Esclavage. S'il lui arrive de l'appeler la plus parfaite de toutes les dévotions à la Sainte Vierge, il est clair que dévotions au pluriel ne signifie ici que des pratiques.
Cette remarque faite, ne peut-on appliquer au Saint Esclavage lui-même ce que disait Pie XII de la dévotion à la Sainte Vierge, qu'on y doit laisser une juste marge de liberté ? La méthode concrète de Montfort ne paraît ni chez Bérulle ni chez Boudon. Le Père Faber n'a pu la suivre.
« Quand est-ce que les âmes, écrit Montfort, (V. D. 217) respireront autant Marie que les corps respirent l'air... Ce temps ne viendra que quand on connaîtra et on pratiquera la dévotion que j'enseigne... Voici, écrit-il vers la fin de son Traité, des pratiques intérieures  bien   sanctifiantes   pour  ceux  que l'Esprit-Saint appelle à une haute perfection ? C'est en quatre mots de faire toutes ses actions Par Marie, Avec Marie, En Marie et Pour Marie. C'est sans doute à quoi le Père Faber s'appliqua méthodiquement sans pouvoir y parvenir. Mais n'en prit-il pas l'esprit, et ne semble-t-il pas avoir été de ces âmes choisies qui respirent Marie comme les corps respirent l'air ? Au reste avec quelle largeur d'esprit Montfort n'entendait-il pas sa méthode ! Bérulle avait qualifié son obligation d'irrévocable. Comme elle n'était rigoureusement que le renouvellement des promesses du baptême, lesquelles Montfort a renforcées par l'abandon des mérites, cela allait de soi. Boudon faisait de sa consécration une transaction avec Marie, un contrat donc qui ne pouvait être annulé que par le consentement des deux parties.
Obligation irrévocable, transaction ; si Montfort n'emploie ni l'une ni l'autre de ces expressions de ses Maîtres, ce ne peut être Qu'intentionnellement. Sa Donation est pour le temps et l’éternité, l'esclave d'ailleurs ne s'appartenant plus. Montfort ne l'a pas confirmé par vœu et il l'estime révocable (V. D. 136) Et Pourquoi ? Parce que le Saint Esclavage, étant un esclavage d'amour et non pas de contrainte, il perd son âme, sa signification et son utilité dès lors que pour une cause ou une autre, le cœur n'y est plus. Or il est des âmes qui se trouveront mal à l'aise dans cette pratique, qui regretteront de ne plus pouvoir disposer de leurs mérites, qui s'imagineront n'avoir plus le droit de demander à Marie rien de particulier, comme si la prière n'était pas un bien inaliénable, le seul trésor qui reste à celui qui a tout donné ou tout perdu, le cri du mendiant, ne ferait-il qu'étaler sa misère, la prière d'autant plus puissante sur le cœur de Marie qu'elle sort de la bouche d'un de ses esclaves.
Montfort explique clairement (V. D. 122) ce qu'il faut entendre dans sa consécration par « valeur de nos bonnes actions ». Elles ont d'abord une valeur méritoire en tant qu'elles méritent une augmentation de la grâce sanctifiante et de la gloire. Cette valeur, le mérite proprement dit, est de soi incommunicable. Elles ont de plus une valeur satisfactoire et une valeur impétratoire ; la première en tant qu'elles satisfont à la peine due au péché, la seconde en tant qu'elles obtiennent quelque nouvelle grâce. Ces deux valeurs sont communicables. On peut mériter pour autrui des grâces de conversion, de courage dans les épreuves, même des faveurs temporelles dans l'ordre du salut, une guérison par exemple. Toutes ces valeurs, l'esclave de Marie n'a plus le droit d'en disposer. Il les lui a toutes remises entre les mains.
Or Montfort ne se contente pas d'appliquer le fruit de la messe aux intentions qui lui ont été marquées ou même aux siennes propres. Il fait tous ses voyages à pied pour obtenir à sa parole la grâce de toucher les cœurs. Il se prive de vin, il se flagelle, il accumule pénitences sur pénitences pour la conversion d'ivrognes invétérés et d'obstinés pécheurs. II ne doute pas que Marie tienne compte de ses intentions au moins autant que s'il n'avait pas renoncé au droit d'appliquer lui-même la valeur de ses bonnes œuvres. Sans doute se dit-il qu'en versant le tout dans le trésor de Marie, il recevra d'Elle bien davantage. N'a-t-il pas écrit d'une façon pittoresque : Pour un œuf, Elle donne un bœuf !
 
Quelle saveur avait pour lui le mot « esclave »
 
Et après la chose le mot ; car s'il se trouvait un nom capable de ravir Montfort, c'était bien celui de cette dévotion ; le saint Esclavage. L'épithète n'y changerait rien. De tout temps et en tout lieu la condition d'esclave a été la dernière où l'homme ait pu descendre, n'y étant même plus un homme. Au regard des lois, il a cessé en effet d'être sui juris, une personne, pour n'être pas plus qu'une tête de bétail, que l'on achète, que l'on vend, dont on se débarrasse quand elle ne peut plus servir. Aussi aucune condition plus dégradante, plus propre à avilir un être humain et à lui faire oublier sa dignité d'homme, partant plus méprisable. Point de qualification aussi flétrissante que celle d'esclave, que l'épithète de servile.
Bérulle, qui professait cette dévotion et qui mit tout son zèle à la répandre, n'usait que discrètement du mot esclavage, le remplaçant par son équivalent latin, « servitude » ; précaution d'ailleurs qui ne réussit pas à prévenir une violente campagne de diffamation, sourdement machinée contre lui. Boudon, lui, ne prend pas de gants. Il appelle l'esclavage par son nom. Et alors que Bérulle écrit « que le terme et l'état de servitude ne portent rien de vil, abject et servile, que c'est le titre d'honneur que saint Paul met à la tête de ses épitres, Paulus servus Jésu-Christi », « les saints, dit Boudon, ont toujours pensé que la souveraine gloire est d'être dans l'infamie pour la gloire de Dieu ; et il est bien certain que l'honneur du service de Dieu est un honneur extrême puisqu'il rend illustres et glorieuses les choses les plus honteuses et les plus infâmes qui soient au monde comme les prisons et les fers».
A raisonner comme Bérulle, le nom esclave aurait pu être à Rome et ailleurs, aussi honorable que, dans la France d'Ancien Régime, le nom de domestique, dont on n'était pas peu fier quand on appartenait à quelque puissant seigneur. Cependant il ne peut venir à la pensée de personne qu'un Narcisse, pour marquer son importance, ait cru devoir jamais signer : Narcisse esclave de Néron, et que la morgue des esclaves de grande maison, Maxima quæque domus servis est plein superbis[134], achetés à grand prix, triés sur le volet et non sans puissance de nuire, fût autre chose que la revanche d'une abjection plus vivement sentie. Servus, nom dur que le misérable n'entendait jamais sans trembler, car on n'est pas ici dans l'Evangile. Puer, garçon, disait-on couramment à l'esclave pour lui épargner le nom de son infamie. Ah ! si servus avait été ce que suggère Bérulle, il n'eût pas manqué de patriciens pour revendiquer le titre d'esclave de César, comme les chrétiens, même d'illustre famille, revendiqueront celui d'esclave de Jésus-Christ.
Il est évident que le petit juif de Tarse, qui se réclamait si énergiquement de sa qualité de citoyen romain, sentait, tout aussi bien que la noblesse des mots, leur ignominie, lui, l'apôtre de la folie et du scandale de la croix, et que, dans cette Rome où, de sa prison, il écrivait aux Eglises, non loin d'un marché d'esclaves, il goûtait toute l'abjection de ce mot servus. Avec la même fierté frémissante, c'est lui encore qui, à la fin de sa lettre aux Galates, pour qu'on ne lui contestât pas sa pleine appartenance à Jésus-Christ, invoquait, par analogie aux stigmates — proprement les marques imprimées au fer rouge sur le corps des esclaves — les traces qu'avaient laissées dans sa chair les flagellations endurées pour le Seigneur. Ces marques que les esclaves cachaient soigneusement, il les portait, lui, comme des trophées. « Non dixit, Habeo, sed Porto, tamquam de tropœis glo-rians signisque regalibus » notait saint Jean Chrysostome.
A la différence du mot « croix », celui d'esclavage n'a rien perdu de son ignominie. Sculptée dans l'argent et dans l'or, incrustée de pierreries, étoilant la cotte d'armes des chevaliers, épinglée sur la poitrine des braves, insigne de la Légion d'Honneur, la croix évoque si peu par son nom le gibet infâme où pendit le Rédempteur du monde et qu'adoraient les premiers chrétiens que des critiques littéraires dont elle avait cependant marqué le front se sont scandalisés d'entendre Bossuet, une fois ou l'autre, appeler le Christ non pas le divin crucifié, mais le divin pendu.
Esclave ; de tout temps, il a fallu un amour extrême pour assumer ce nom. Sur la scène, dans les romans, chez les poètes érotiques, ce ne sont pas de fades soupirants qui en viennent à ces mots d'esclavage, de chaînes et de fers, mais des violents brûlés de tous les feux de la jalousie et qui ne trouvent pas d'autres termes pour exprimer une flamme dont effectivement ils ne sont plus maîtres. Tragédies dont le grand ressort est l'amour à son paroxysme, drames qui s'achèvent dans le désespoir, dans la fureur et dans le sang. Et il est clair que si le mot esclavage et les autres passèrent dans le langage de la galanterie, ce fut du fait d'amoureux qui auraient voulu se faire croire des Pyrrhus et des Orestes. Dans leur bouche ces mots se prétendaient bien le langage de la passion, d'une passion prête à toutes les folies et à tous les abaissements.
Ne nous méprenons donc pas sur le sens de ce passage de Boudon[135], passage dont Montfort, parlant de chaînettes du saint esclavage reprendra mot pour mot les premières lignes. (V.D. 237).
« Quoiqu'autrefois il n'y ait rien eu de plus infâme que la Croix, à présent ce bois ne laisse pas d'être la chose la plus glorieuse du christianisme, disons-le même des fers de l'esclavage ; il n'y avait rien de plus ignominieux parmi les anciens et à présent parmi les fidèles, il n'y a rien de plus illustre. Ce sont des chaînes qui nous délivrent de nos chaînes c'est un esclavage qui ôte l'esclavage, comme la mort du Seigneur a détruit la mort» (p. 55) ; qui procure, dira Montfort, une grande liberté intérieure, qui est la vraie liberté des enfants de Dieu (V. D. 169, 215).
Boudon sait bien qu'à la différence de la croix, les chaînettes du saint esclavage ne se portent pas comme une décoration accordée au mérite et glorieuse à ce titre. Aussi demande-t-il que si l'on omet de les porter visiblement, ce soit (p. 53) « par prudence chrétienne, et non pas par aucune honte, ce qui serait indigne et insupportable à un véritable esclave de la Mère de Dieu » ; que si on les dissimule sous ses habits, cela soit fait « avec un très grand regret, et non pour aucune confusion que l'on craigne. Il n'y a point à rougir dans le service de la grande Reine du Paradis, dont l'esclavage est à préférer aux Empires et dont les chaînes sont plus glorieuses que les sceptres et les couronnes. Le divin Paul mettait toute sa gloire dans ses chaînes, et St Chrysostome proteste qu'il les aimerait mieux que des diadèmes ». Impossible de dire plus clairement que le mot esclavage tire toute sa gloire de son ignominie.
Il est vrai que l'esprit peut faire abstraction de tout ce que le mot esclavage évoque de misérable et de répugnant et s'en tenir à la seule notion d'appartenance, la qualité de personne humaine, d'un être sui juris, méconnue par les lois, étant sauve. C'est en ce sens strict que nous sommes les esclaves de Dieu et que le catéchisme du Concile de Trente, écartant le terme équivoque de servus, qui signifie esclave et serviteur, nous dit les mancipia Christi[136]. Dieu, en effet, le souverain Seigneur et Maître, respecte en sa créature la liberté qu'il lui a donnée de disposer d'elle-même et la capacité d'acquérir, de mériter et de démériter, se tenant redevable de ce qu'elle ferait pour son service et pour sa gloire. Mais il faut convenir que cette abstraction, si légitime qu'elle soit, n'est point reconnue par l'imagination et la sensibilité, qui, elles, voient les choses dans leur concret et dans leur contexte historique. « Tout terme, écrivait Jacques Chevalier, à propos du mot intuition, dans ses pages sur Bergson, est chargé d'un passé qu'il évoque nécessairement à l'esprit lorsqu’on l'emploie ; de l'usage qu'on en a fait, des mots et des choses auxquels il s'est trouvé associé, de ses fréquentations et de ses contacts, si l'on peut dire, il a gardé comme une saveur dont il ne parvient pas à se défaire ».
Comment une dévotion portant un tel nom et le justifiant, le Saint Esclavage, n'aurait-elle pas d'emblée conquis Montfort ? Ah ! ce n'est pas lui, l'homme aux guenilles, qui fera le délicat devant celle-là. Tout au contraire, livrée de Jésus-Christ, elle l'est au même titre que les misérables vêtements qui, lors de sa première visite à l'hôpital de Poitiers, le firent prendre pour un pauvre : « Je bénis Dieu mille fois de passer pour un pauvre et d'en porter les glorieuses livrées », écrivait-il à M. Leschassier ; au même titre aussi que la chemise grouillante de vermine qu'il vit un mendiant secouer derrière une haie et qu'il s'empressa d'échanger contre la sienne. Et s'il recommande, après Boudon, le port de chaînettes, pour lui, à l'imitation d'ailleurs d'autres esclaves d'amour de Jésus-Christ, c'est une chaîne de fer qu'il porte sur les reins, des anneaux de fer à ses chevilles.
Oui, ce serait méconnaître complètement Montfort que de penser qu'un tel nom n'agit pas puissamment sur lui. N'y aurait-il que la vigueur, la verdeur, des termes sur lesquels nous l'avons vu souligner la vile condition de l'esclave qu'il serait clair que ce mot, il mettait sa joie à le boire jusqu'à la lie. Dans son Oraison à Marie, ne dira-t-il pas : « Pour ma part ici-bas, je 'n'en veux point d'autre que celle de travailler jusqu'à la mort pour vous, sans aucun intérêt, comme le plus vil des esclaves » ? Oui, ce mot parle à son esprit sublime. Il le voit si grand par sa bassesse.
Sublime et concret, tel se caractérise le Traité de Montfort. Ce passionné pour la gloire de Marie ne se fait pas illusion. Dévotion sublime..., Qui est-ce (V. D. 119), demande-t-il, qui parviendra jusqu'au troisième degré ? Enfin qui est celui qui y sera par état ? Celui-là seul à qui l'Esprit de Jésus-Christ révélera ce secret et qu'il conduira jusqu'à la transformation de soi-même en Jésus-Christ autrement dit en termes de mystique, l'union transformante.
La conscience de cette sublimité ne détourne pas Montfort d'enseigner la dévotion du Saint Esclavage pendant des années, en public et en particulier, et avec fruit, dit-il (V. D. 110), ce qui est confirmé par le témoignage de Grandet (p. 315).
Dévotion concrète qui porte profondément la frappe du génie propre de Montfort et qui demande, pour être pratiquée telle qu'il l'enseigne dans tous ses points, une grâce particulière et un psychisme assez proche du sien.
 
Le Saint Esclavage et l'Amour de la Croix-Sagesse
Le caractère sublime et concret du Saint Esclavage tel que le concevait Montfort nous le retrouvons dans la Lettres aux Amis de la Croix et particulièrement dans son écrit « L'Amour de la Sagesse Eternelle ». Le grand passionné de la Croix y met l'accent, comme il fallait s'y attendre, sur l'amour effectif de la Croix tel qu'il l'a pratiqué lui-même. Amour sublime, amour concret, dont nous l'avons entendu dire à Blain que c'était là sa voie à lui. Or cette voie ne la devait-il pas à une grâce spéciale de Dieu ? Et, si bien accordée à son tempérament et à son génie propres, n'était-elle pas comme une sorte de charisme de sa vocation ?
Dans la louable intention de faire une puissante synthèse de la spiritualité montfortaine on n'a vu récemment dans la « Vraie Dévotion » qu'un moyen pour l'acquisition de l'Eternelle Sagesse. Pouvait-il être une fin plus honorable et plus digne de la grande pratique de Montfort se disait-on ?
Les choses sont plus simples et aussi plus respectueuses du caractère de plénitude et d'achèvement que porte la Vraie Dévotion. Citons ici Boudon (p. 39), car on ne saurait mieux dire : « Excellence de cette dévotion, qui est incomparable, qui renferme toutes les autres dévotions, s'élève avec tant de gloire et d'amour, que l'on n'y peut rien ajouter et qu'il faut dire avec vérité, NON PLUS ULTRA, que l'on ne peut aller plus avant. »
Ce n'est pas un petit mérite pour une dévotion que de renfermer toutes les autres dévotions, et non pas seulement de s'en accommoder. En quel sens faut-il l'entendre de la Vraie Dévotion ? Serait-ce qu'il suffirait de la pratiquer pour pratiquer implicitement toutes les autres ? Evidemment non. C'est en ce sens que pour se sanctifier l'esclave de Marie peut s'en servir telles qu'elles sont avec leur objet propre. Seulement l'usage qu'il en fait et le fruit qu'il en retire reviennent à Marie à qui il a tout donné. Le Saint Esclavage les ordonne ainsi à la glorification de Marie, fin prochaine, Jésus-Christ étant nécessairement sa fin dernière (V. D. 265). Il leur imprime son caractère, il les informe toutes.
Il est de toute évidence en effet que, si l'on s'est consacré à Marie avec tous ses biens tant intérieurs qu'extérieurs, il s'ensuit que, si éminent que puisse être l'objet d'une dévotion particulière à laquelle on aura recours pour se sanctifier, cette pratique dont se sert son esclave et le fruit qu'il en retire sont à Marie. Ils lui appartiendraient même d'autant plus logiquement si l'on ne s'était fait son esclave qu'en vue de les obtenir plus facilement de sa libéralité.
Si l'on pensait que le don de la Divine Sagesse, ayant pour objet la personne adorable de Jésus-Christ, il ne convient pas et même qu'il n'est pas permis de le consacrer à la glorification d'une créature, fût-elle la Mère de Dieu, il faudrait rejeter intégralement le Saint Esclavage. Car il n'y a, au ciel et sur terre, que Marie après Dieu à qui l'on puisse présenter et qui puisse accepter la donation absolue qu'on lui fait de soi-même, corps et âme, avec tout ce qu'on a, dans le temps et l'éternité, ainsi que Montfort la formule dans le texte de sa consécration : « Je vous choisis, ô Marie... »
Sans doute la pratique du Saint Esclavage n'obtiendra pas les suffrages de tous les théologiens. Plus d'un en discutera les fondements et se hérissera devant le mot esclave. Ne l'a-t-on pas vu récemment encore aux fêtes du millénaire de la Pologne de la part d'un groupe d'évêques ? Ils élevèrent de sérieuses objections théologiques à la formule du cardinal Wyszinski vouant solennellement à la Vierge la Pologne tout entière « en servitude à sa Mère» (Etudes, juin 1966). Elle ne sera pas non plus au goût de toutes les âmes, même de celles qui aiment le plus tendrement Marie. Beaucoup d'entre elles penseront avec sainte Thérèse de l'Enfant Jésus qu'elle est plus mère que reine. Il n'en reste pas moins que la pratique de la « Vraie Dévotion » a été approuvée, louée, recommandée et embrassée par un nombre respectable d'éminents théologiens, d'évêques, de cardinaux et même de papes.
Quelle inconvenance à l'égard de Jésus-Christ y a-t-il à ordonner ainsi à la glorification de Marie la grâce d'imiter l'exemple qu'il nous a lui-même donné en se soumettant en toutes choses à Marie sa sainte Mère, ainsi que le rappelle Montfort ? De plus ne fait-il pas qu'un avec elle, et n'est-ce pas pour cette raison qu'on la juge digne d'être glorifiée? Si, comme l'estime Montfort, à la suite de Bérulle et de Boudon, le Saint Esclavage est l'excellent moyen de glorifier Marie, ne l'est-il pas aussi de glorifier en elle et par elle son divin Fils selon le plan de Dieu ?
Lorsque Montfort invoque son esclavage pour obtenir de Marie l'amour de la Croix-Sagesse serait-ce seulement pour l'obtenir plus sûrement ? Cet amour ne lui sera-t-il pas d'autant plus cher qu'il le tiendra d'elle et le consacrera à sa gloire ? A cette pensée que plus il se livrera à cet amour plus il glorifiera Marie, avec quelle ardeur ne lui demanderait-il pas croix sur croix, toutes confites d'ailleurs, selon son expression, dans le sucre de sa douceur maternelle et dans l'onction du pur amour ?
Dans son Traité « L'amour de la Sagesse Eternelle », après avoir terminé le chapitre XIV par ces mots : « On peut dire avec vérité que la Sagesse est la Croix et que la Croix est la Sagesse ». Montfort indique les moyens d'en acquérir le don : un désir ardent, une prière continuelle, une mortification universelle, et surtout la pratique du Saint Esclavage.
« Voici enfin, écrit-il, le plus grand des moyens et le plus merveilleux des secrets pour acquérir et conserver la divine Sagesse, savoir : une tendre et véritable dévotion à la Sainte Vierge, dont la pratique la plus parfaite et la plus utile est de se consacrer tout à elle, et tout à Jésus par elle en qualité d'esclave. » (203 et 219).
Ne faisons pas dire à Montfort ce qu'il ne dit pas du tout, à savoir : qu'une véritable dévotion à la Sainte Vierge, surtout si elle va jusqu'à la profession du Saint Esclavage, n'est pas seulement le plus grand des moyens pour obtenir la divine Sagesse, vérité évidente pour tous ceux qui croient à la médiation universelle de Marie, mais qu'elle n'est que cela.
Non ; il ne le dit aucunement, et le lui faire dire ne serait certes pas un bon moyen pour attirer à la pratique du Saint Esclavage, surtout quand on entend l'Amour de la Sagesse Eternelle tel qu'il le décrit et le recommande dans le livre qu'il lui consacre et dans sa lettre aux Amis de la Croix, un amour concret aussi effectif qu'affectif de la Croix, son ascèse crucifiante, qu'essaya en vain de modérer M. Leschassier son directeur, et nous avons vu pourquoi.
Si la dévotion du Saint Esclavage avait pour fin l'acquisition de cet amour, combien elle rebuterait d'âmes même des plus dévotes à Marie, mais qui préféreront à l'ascèse de Montfort l'ascèse plus douce de saint François de Sales et de tant d'autres saints et pareillement de ses maîtres à Saint-Sulpice. Sans doute cette Croix-Sagesse, c'est elle que le grand apôtre de la Croix ne cessa de prêcher aux peuples qu'il évangélisait et de recommander à ses dirigés. Il aurait voulu entraîner tout le monde dans cette voie qui était providentiellement sa voie à lui. Mais il ne prétendait pas que d'y entrer et de la suivre était une condition nécessaire pour professer le Saint Esclavage et pour devenir, tout à la gloire de Marie, un saint et même un très grand saint, si tel était le dessein de Dieu.
Pour Montfort la perfection de l'ascèse chrétienne est d'imiter Jésus-Christ de la façon aussi concrète que possible, dans l'acuité de ses souffrances, d'épouser la Croix-Sagesse ; pour d'autres, c'est de l'imiter dans la perfection de son obéissance.
« Le Christ s'est fait obéissant jusqu'à la mort, et la mort de la Croix » ; non pas donc de se crucifier corps et âme, mais de chercher en tout à faire la volonté de Dieu et d'accepter avec une sainte joie les croix dont il lui plaisait de les gratifier.
Montfort offre la pratique du Saint Esclavage à toutes les âmes dévotes à Marie quelle que soit leur ascèse préférée. Qu'on lise son Traité de la Vraie Dévotion, l'on n'y rencontrera que six ou sept fois l'emploi du mot sagesse : quatre fois pour désigner Jésus-Christ, Sagesse infinie (80, 139) et Sagesse Incarnée (17, 168) et les autres fois pour désigner un des sept dons du Saint-Esprit (214, 272). Il est vrai que nous ne possédons plus la première partie de son manuscrit à laquelle il renvoie au cours de son ouvrage (V. D. 227, 256). A se rapporter à ce qu'il dit (228 et suivants), elle contenait les prières et les exercices des trois semaines préparatoires à l'acte de consécration. Il est vraisemblable que les premiers successeurs de Montfort l'auront détachée pour l'emporter plus commodément dans leurs missions, par crainte peut-être aussi d'égarer en route la deuxième partie, celle qui nous reste et renferme toute la doctrine. Perdue aussi, et sans doute pour la même raison, la formule de consécration qu'il mentionne (V. D. 126, 231) et qui devait se trouver vers la fin du manuscrit. Si dans ces pages qui nous manquent il avait donné l'acquisition de la divine Sagesse comme étant la fin du Saint Esclavage, il serait inconcevable que dans la deuxième partie, qui est capitale, il n'en soufflât mot.
Comment était rédigée la formule de consécration incluse dans son manuscrit ? Il nous dit seulement (126) qu'on y renonce au démon, au monde, au péché et à soi-même (expressions bien adaptées à ses auditoires de mission) et qu'on se donne tout entier à Jésus-Christ (il n'ajoute pas : la Sagesse Incarnée) par les mains de Marie. Nous n'en savons pas davantage. Elle ne pouvait être que dans le sens de son Traité, facilement, aussi, comprise des gens et répondant à leurs besoins spirituels. A part, probablement, le texte propre de la Consécration : « Je vous choisis aujourd'hui, ô Marie... » elle différait de la formule que nous possédons. Celle-ci, terminant son écrit sur l'Amour de la Sagesse Eternelle, ne pouvait être que ce qu'elle est. A noter aussi que cette Consécration à la Sagesse incarnée, seules sont capables de la comprendre immédiatement et d'en saisir parfaitement la portée sans qu'il soit besoin d'explications, les âmes d'élite qui ont été préparées à la prononcer et à l'usage desquelles Montfort l'a particulièrement destinée. Son élévation, sa richesse doctrinale, sa flamme, ne nous consolent pas d'avoir perdu l'autre.
Secret de grâce, secret de sainteté, tel Montfort qualifie le Saint Esclavage, et il emploie plus de la moitié de son Traité de la Vraie Dévotion à expliquer comment il l'est en effet et comment s'en servir. Même ceux à qui il déplairait de se consacrer à Marie en qualité d'esclave trouveront à lire ce Traité un très grand profit. Mais que ceux qui ont prononcé leur Consécration et s'appliquent à en vivre, s'en félicitent. Qu'ils y pensent ou non, s'ils se sanctifient c'est pour la gloire de Marie, à qui tout revient de son esclave.
Que Marie soit digne d'une pratique de dévotion qui ait pour fin de la glorifier, c'est ce qu'une page du P. Lhoumeau (La Vie Spirituelle à l'école du Bx L.-M. Grignion de Montfort, 3e partie, ch. III, art. 4) démontrera mieux peut-être que nous n'avons su le faire. « Est-il vrai, dit-il, que la Sainte Vierge puisse être prise pour la fin de nos actions, et en quel sens peut-on l'admettre ? ... Montfort prit soin à plusieurs reprises de nous expliquer sa pensée : « Ce n'est pas, dit-il, que l'on prenne Marie pour la fin dernière de ses œuvres, qui est Jésus-Christ seul, mais pour sa fin prochaine, son milieu mystérieux et son moyen aisé pour aller à Lui. » Et pourquoi craindrions-nous d'en agir ainsi ? Dieu lui-même ne nous en donne-t-il pas l'exemple ? Il a tout fait pour son Fils : propter quem omnia (Heb. II, 10) nous dit saint Paul. Le monde fut créé pour manifester cet exemplaire éminent : il fut modelé sur cet archétype divin qui le résume et le couronne, qui en est l'alpha ou le principe, comme il en est aussi l'oméga ou la fin. Tout part du Christ et tout aboutit à lui, son règne est la consommation de toutes choses. Mais dans le plan divin, Marie n'est pas séparable de son Fils. A cause de lui et en union avec lui, quoique au-dessous de lui, elle est « en tête des voies de Dieu » et comme exemplaire éminent et comme fin intermédiaire. Saint Bernard a donc pu dire en vérité : « Pour elle, après le Christ, tout a été fait, toute créature existe. »
« Si de la création nous passons à la Rédemption, on nous enseigne que la Sainte Vierge en est le but principal et le plus magnifique trophée. N'est-ce pas surtout pour elle que Jésus est né, qu'il a souffert et qu'il est mort ? C'est la pensée d'un grand nombre de Pères, et Albert le Grand la résume en ces mots : « Marie fut prédestinée pour être la cause de toute notre réparation ; sa gloire, après celle de Dieu, est le but de toute la Rédemption ».
Si nous acceptons ces jugements de S. Bernard et de S. Albert le Grand, comment la plus grande qui soit possible de toutes les dévotions à la Sainte Vierge n'aurait-elle pas pour fin sa glorification ? Dans le Saint Esclavage si c'est par Marie que l'on se sanctifie c'est aussi pour elle. Marie est le moyen, mais elle est aussi la fin. Ce serait découronner la Vraie Dévotion que de lui refuser de trouver sa fin en elle-même. Elle suffit pour nous mener par Marie et en Marie à la pleine union avec Celui qui dans cette divine créature est tout, Jésus-Christ.
Comment penser que Montfort n'eût conçu le Saint Esclavage que comme un moyen pour acquérir l'Amour de la Croix-Sagesse, tel surtout qu'il l'incarnait dans son ascèse ? Un amour aussi effectif et concret étant si difficile et un don si rare, quoi d'étonnant que pour l'obtenir il ait eu recours au plus grand de tous les moyens, la pratique du Saint Esclavage ! Mais, nous nous excusons de le répéter, qu'on ne lui fasse pas dire ce qu'il ne dit pas, savoir : que cette pratique, la Vraie Dévotion, n'est que cela, un moyen, le plus grand de tous. Si l'on demande et si l'on obtient l'Amour de la Croix-Sagesse en qualité d'esclave, cet amour revient bel et bien à Marie. Il ne peut être la fin du Saint Esclavage ; il n'est qu'un de ses trésors, ordonné comme les autres à la glorification de la Sainte Vierge.
Une dernière réflexion. Montfort note (159) que la Dévotion qu'il enseigne n'est pas nouvelle, qu'on en trouve des traces dans l'Eglise depuis plus de sept cents ans, qu'elle fut pratiquée par des particuliers jusqu'au dix-septième siècle, où elle devint publique. Il cite personnes et communautés qui depuis lors s'y adonnèrent. Il termine par Bérulle et Boudon, desquels surtout il se réclame. Or si pour lui cette dévotion n'avait été qu'un moyen, et un moyen pour acquérir et conserver la divine Sagesse, n'aurait-elle été pour eux aussi qu'un moyen et ordonné à quoi ? Tous ces dévots de la Sainte Vierge ne croyaient-ils pas que, sans rien changer de leurs dévotions et de leur ascèse, il leur suffirait de faire profession d'esclavage pour les consacrer toutes, avec leur personne, au service et à la glorification de Marie et, par là, d'atteindre, si Dieu leur en faisait la grâce, à l'union parfaite avec Jésus-Christ, sans qu'il fût besoin d'y rien ajouter ? Si Montfort avait pensé autrement et estimé, quant à lui, que sa pratique ne pouvait conduire jusqu'à cette union qu'à la condition de nous obtenir l'Amour de la Croix-Sagesse et encore tel qu'il le concrétisait dans son héroïque ascèse et l'implorait du ciel avec tant de gémissements, il eût dû nous avertir que c'était là sa conception personnelle. Or, dans son Traité de la Vraie Dévotion, aucune trace de cette condition. Il y présente le Saint Esclavage tel que foncièrement l'avaient conçu et pratiqué ses devanciers, une dévotion qui « s'élève avec tant de gloire et d'amour que l'on n'y peut rien ajouter » disait Boudon dans le texte que nous avons cité.

CHAPITRE XXIII
 
 
LES CHARISMES DE L'APOTRE POPULAIRE
 
 
Nous avons vu notre saint gratifié d'un tel ensemble de dons naturels si bien appropriés à sa mission d'apôtre populaire que les plus remarquables ne s'expliquent que par une vocation extraordinaire. La Providence ne lui fut pas moins libérale de charismes apostoliques. Il multiplie les pains, il guérit, il prophétise, il lit dans les consciences, il est favorisé d'extases, il a des prémonitions sur les dangers qu'il court, plusieurs fois il est vu en entretien avec une mystérieuse Dame Blanche, sa présence s'accompagne ici et là, en sa faveur, de phénomènes étranges sans cause apparente.
Dans une relation adressée à l'évêque de Saint-Brieuc en 1754, le recteur de la Chèze écrivait « Mme de la Ville-Thébault le vit faire un miracle et ce en présence de plusieurs. Le saint homme lui rendit sa fille malade pleine de santé, assurant qu'elle n'aurait jamais cette maladie ; ce qui arriva... Il a guéri plusieurs fébricitants en leur faisant avaler de l'eau claire où il avait trempé un nom de Jésus (un de ces morceaux d'étoffe qui portaient ce divin Nom et qu'il distribuait dans ses missions). Il multipliait les pains en faveur des pauvres, qui étaient sa compagnie choisie. Je ne finirais pas, Monseigneur, s'il me fallait écrire toutes les merveilles que des gens dignes de foi racontent du sieur Montfort. »
Le recteur s'est dûment renseigné. Sur le point des faits son témoignage est irrécusable. Avaient-ils tous le caractère surnaturel qui, semble-t-il, lui paraissait évident ?
Pour ne parler que des guérisons, si elles avaient été passées au crible de notre science médicale moderne comme le sont aujourd'hui celle de Lourdes, combien en fût-il restées reconnues miraculeuses ? Ce qui est incontestable, c'est que Montfort remettait sur pied ses malades. Sa foi dans l'efficacité des moyens surnaturels qu'il employait obtenait de la miséricorde divine un secours qui n'était pas nécessairement miraculeux. Ne pouvait-il suffire, dans la circonstance, que Dieu stimulât les forces de la nature, qui n'agissent que mues par leur Créateur.
Le recteur de la Chèze n'a pas inventé les faits qu'il relate. Il les tenait de personnes dignes de foi. C'est leur caractère miraculeux qui ne s'impose pas. Ainsi pouvons-nous le dire d'un certain nombre de faits dont les traditions populaires ont conservé le souvenir. Ils n'ont pas été imaginés. Seule leur interprétation est en cause. En effet ces traditions ne furent pas recueillies à la légère. Les populations furent interrogées ; et partout où ce fut possible, le Père Besnard et autres enquêteurs s'informèrent auprès de familles restées profondément chrétiennes et demeurées sur place, qui gardaient religieusement ces traditions avec le culte du saint missionnaire. Les faits qu'elles rapportaient doivent-ils être acceptés comme miraculeux ainsi qu'elles les croyaient ? c'est à nous d'en juger d'après leur fidèle récit.
Malgré la diversité des lieux et des milieux où se sont perpétuées ces traditions, c'est partout la même figure de Montfort qui s'est gravée dans les mémoires. Le personnage, lui non plus, n'a pas été inventé. Les biographes ont puisé largement et à bon droit dans ce trésor du peuple. Il n'y a que l'embarras du choix parmi les traits qu'ils lui ont empruntés. En voici deux, le premier d'après le récit du P. Besnard.
A la mission de Saint-Christophe, deux riches usuriers ayant refusé à Montfort de brûler leurs injustes contrats, celui-ci leur prédit qu'ils mourraient misérablement ainsi que leurs enfants et qu'ils n'auraient seulement pas de quoi payer leur enterrement. « Nous aurons bien toujours trente sols pour payer le son des cloches », dit la femme. « Et moi je vous dis, répartit le missionnaire, que vous ne serez même pas honorés du son des cloches à votre enterrement ». Ils se ruinèrent en effet. Bien mieux : ils moururent, la femme en 1730, l'homme en 1738, tous les deux le Jeudi saint, et furent enterrés le lendemain, Vendredi saint, jour où l'Eglise ne sonne pas les cloches. Les faits furent attestés par les habitants de la paroisse, le seigneur et le curé leur tête, qui signèrent.
Le deuxième est celui-ci. Le saint était en chaire, à Bouguenais, lorsque, interrompant tout à coup sa prédication : « Mes frères, deux hommes de bonne volonté, s'il vous plaît, cria-t-il ; mon âne se noie au bas du bourg », son âne qui portait ses bagages et qui, laissé en liberté dans une prairie voisine, était tombé à la Loire en voulant se désaltérer, accident que ni le prédicateur ni personne de son auditoire ne pouvaient apercevoir. Un vitrail de Bouguenais rappelle ce trait.
Dans nos chapitres précédents nous n'avons pas parlé d'une prophétie et d'une prémonition que narre M. des Bastières, compagnon alors de notre saint. En raison de leur authenticité indiscutable nous serions au regret de les omettre.
Le narrateur s'était embarqué, et bien contre son gré, avec Montfort pour passer à l'île d'Yeu. On les avait prévenus que les Calvinistes de La Rochelle les avaient dénoncés aux corsaires de Guernesey. Voici qu'au milieu de la traversée ils voient ceux-ci venir sur eux à pleines voiles. La barque qui les portait tous les deux était déjà à portée de canon. Montfort ne se troublait pas, il encourageait à prier et à chanter. Pourquoi craindre ? « le vent va tourner » dit-il. En effet il tourna et arrêta la poursuite.
Résumons maintenant en quelques lignes le long récit palpitant d'intérêt, que M. des Bastières envoya à Grandet de la prémonition que voici :
A La Rochelle, en hiver, à sept heures passées du soir, le missionnaire se rendait avec son fidèle compagnon chez son sculpteur. Comme il allait s'engager dans la ruelle obscure qui y conduisait, par le plus court chemin, il sentit son cœur devenir froid comme glace et ne put jamais avancer. De sept heures à onze heures des assassins l'y avaient attendu. M. des Bastières l'apprit quelques années plus tard lors d'une conversation qui se tenait dans la chambre à coucher au-dessus de la sienne et qu'il suivait parfaitement.
Nous aurions pu citer deux guérisons attestées peu après la mort de Montfort, la première à Poitiers, par devant deux notaires, le 25 novembre 1718, celle d'un aveugle ; la seconde par Mme de Mailly, une convertie de notre saint, laquelle en fut témoin à Paris : celle d'un enfant teigneux. Le mal lui avait si bien rongé le cuir chevelu qu'une plaie considérable s'était formée. Sa mère le présenta à notre saint. Sur sa déclaration qu'elle croyait que comme ministre de Jésus-Christ il avait le pouvoir de guérir, il imposa les mains sur la tête de l'enfant en disant : « Que le Seigneur vous guérisse et récompense en vous la foi de votre mère ». Dans l'instant la teigne tomba e* sécha.
Quant aux apparitions au grand dévot de Marie d'une Dame Blanche avec laquelle il s'entretenait, on en rapporte, sur la foi de témoins oculaires, sept, toutes de diverses époques et dans des paroisses très éloignées l'une de l'autre. On ne voit pas comment on pourrait les contester.
Tout cela fait bien des miracles, dira-t-on. Miracles ou non, les faits, même ceux qu'on ne tient que des traditions populaires, ne peuvent prudemment, sinon par exception, en raison de leur apparence de légende dorée, être révoqués en doute.
 

CHAPITRE XXIV
 
EST-IL VRAI QUE MONTFORT AURAIT ASSOUPLI SA MANIERE DANS LES DERNIERES ANNEES DE SA CARRIERE APOSTOLIQUE?
 
 
Nous avons déjà parlé de Mme d'Orion, la jeune châtelaine de Villiers-en-Plaine, à la table de laquelle l'homme de Dieu accepta de prendre ses repas au cours de la mission (février 1716), toujours accompagné d'un ou deux de ses inséparables pauvres, « Quelquefois bien dégoûtants », note la narratrice. « Au bout de quinze jours, écrit-elle, que j'eus ouï tous ses sermons qui avaient été faits, et vu sa façon de vivre, et sa régularité dans tous ses moments d'oraison, de prières et toutes ses conversations qui étaient toutes très gaies, très édifiantes et très amusantes, et même où souvent je badinais exprès avec lui pour voir s'il ne se fâcherait point ou ne se scandaliserait point de bien des propos et chansons étourdies que je lui disais ; il prenait tout en badinant et me faisait en riant des morales très douces. Au bout de quinze jours, dis-je, j'eus le cœur pénétré du désir de faire ma mission. J'avais 25 ans faits ».
Là-dessus, Georges Rigault fait cette réflexion (p. 126) : « Concluons de ces récits qu'au moins dans la dernière partie de sa carrière, Louis-Marie Grignion vraiment maître de son âme, savait redescendre de l'extase pour être de plain-pied avec le commun des mortels. Aimé du peuple, sympathique à toute une élite sociale, soutenu par les évêques, entouré d'admiration et de vénération, il accomplissait, d'un geste plus souple et plus libre, l'œuvre de Dieu ».
Le P. Le Crom (p. 357) fait sien ce jugement de Rigault.
Pour notre part, nous le voyons toujours semblable à lui-même aussi bien dans sa manière apostolique que dans son ascèse. Nous avons relaté dans quel équipage, un an et demi avant sa mort, il se rendit à Rouen et en revint, et comment il répondit aux objections de Blain touchant sa conduite. A noter encore ce détail : Sur le chemin du retour, dans la campagne, il gardait le silence, et « souvent, ajoute le frère Nicolas qui l'accompagnait, il me commandait par signe de marcher devant lui. Quelquefois, je regardais par derrière moi pour voir s'il me suivait, et je le voyais la tête prosternée contre terre. »
Et comment eût-il été possible à Montfort de changer le fond providentiel de sa nature et d'être un saint et un apôtre autrement qu'il le fut ?
Aussi bien, dans les cinq dernières années de sa carrière apostolique dans les diocèses de Luçon et de La Rochelle, c'est le même Montfort que nous retrouverons, et malgré la protection des deux évêques, toujours aussi contredit et persécuté. Il est facile de le voir à l'examen des faits.
C'est du diocèse de La Rochelle que, moins de trois ans avant sa mort, il écrira à sa sœur religieuse à Rambervillers, cette lettre qu'il faudrait citer tout entière et dont nous avons déjà extrait ce passage :
« Je ne suis jamais dans aucun pays que je ne donne un lambeau de ma croix à porter à mes meilleurs amis... Une fourmilière de péchés et de pécheurs que j'attaque ne me laissent, ni à aucun des miens, aucun repos... Je suis comme une balle dans un jeu de paume : on ne l'a pas sitôt poussée d'un côté qu'on la pousse de l'autre en la frappant rudement ; c'est la destinée d'un pauvre pécheur ; c'est ainsi que je suis sans relâche et sans repos, depuis treize ans que je suis sorti de Saint-Sulpice ».
Rigault aurait-il oublié cette lettre ?
C'est par la Garnache, au bout du marais vendéen, qu'il débute dans le diocèse de Luçon. Mission fructueuse où chaque famille a hébergé quotidiennement un pauvre. Mais, ce qui ne lui était encore arrivé nulle part, voici que le curé de Saint-Hilaire-de-Loulay, qui l'avait cependant demandé pour le même travail et chez qui il se présente, à la nuit tombante, trempé jusqu'aux os, lui ferme sa porte après l'avoir accablé de reproches. Les langues avaient si bien marché qu'il ne trouve de gîte, avec son compagnon, le Frère Mathurin, qu'en dehors du bourg, où une pauvre femme les voyant passer, leur demanda ce qu'ils désiraient. « Nous cherchons quelqu'un qui veuille bien nous recevoir cette nuit pour l'amour de Dieu ». — Il me reste encore un peu de pain et il y a de la paille, dit-elle, entrez».
Quelques jours après il était à Luçon. Mgr de Lescure à qui il s'empressa d'aller présenter ses hommages, l'accueillit de la façon la plus gracieuse, note Besnard. Sur l'éloge que fait de lui un chanoine de ses amis, il est invité à prêcher à la cathédrale le lendemain, qui était le cinquième dimanche après Pâques. L'évangile est une exhortation à la prière. Belle occasion de prôner la dévotion du saint Rosaire. Ce fut le sujet de son sermon. Au nombre des prodiges que saint Dominique opéra par cette dévotion, il cita la conversion de cent mille hérétiques albigeois. Or, pendant qu'il insistait sur les ravages qu'avait faits cette erreur dans l'Eglise, il s'aperçut que deux chanoines se regardaient en souriant et jetaient quelques coups d'œil sur Monseigneur. Il ignorait que le prélat était d'Albi. Craignant que la malveillance ne lui prêtât un manque de délicatesse à l'égard de sa Grandeur, il alla, sans tarder, accompagné de son ami, protester à Mgr de Lescure de la droiture de ses intentions, et de sa vénération. Le Prélat, dit Besnard, fut charmé de ce trait de candeur et lui dit en souriant : « M. de Montfort, d'une mauvaise souche, il sort parfois de bons rejetons».
L'année suivante, 1712, le diocèse de Luçon le reverra à l'île d'Yeu, à Salertaine, à Saint-Christophe-du-Ligneron et pour la seconde fois à la Garnache. Nous avons déjà signalé les faits extraordinaires qui signalèrent chacun de ces travaux. Ajoutons seulement quelques traits qui nous montrent le missionnaire toujours semblable à lui-même et toujours en butte aux mêmes hostilités.
A son arrivée à Salertaine, alors cependant qu'il se trouve accompagné du clergé et de gens de la Garnache, et même d'un petit groupe de paroissiens du lieu venus à sa rencontre à mi-chemin des deux paroisses, les buveurs sortent des cabarets pour lui chanter pouilles. Des pierres sont jetées dans sa direction. Le portes de l'église ont été fermées, et, le curé étant absent, le « fabriqueur » (président du conseil de fabrique) garde les clefs dans sa poche. Mais voici qu'après un petit discours d'adieu au clergé et aux paroissiens de la Garnache, où le saint leur recommande de prier pour le succès de la nouvelle mission, les portes de l'église s'ouvrent d'elles-mêmes comme par miracle. Ayant pris ses informations, l'homme de Dieu, sans tarder davantage, se rend chez celui qu'on lui a indiqué comme le chef des meneurs. « Il avait fait porter avec lui de l'eau bénite, raconte le Père de Clorivière, il aspergea la salle d'entrée où était le maître de la maison, avec sa nombreuse famille, fort étonné d'une pareille cérémonie. Puis, ayant posé son crucifix et une statue de la Sainte Vierge sur le rebord de la cheminée, il se prosterna, fit sa prière, et s'étant ensuite relevé, il dit au père de famille : — Hé bien ! Monsieur, vous croyez que je viens ici de moi-même. Non : c'est Jésus et Marie qui m'y envoient. Je suis leur ambassadeur. Ne voulez-vous pas bien me recevoir de leur part ? Le Monsieur répondit : — Oui, volontiers. Soyez le bienvenu ! — Eh bien, répliqua le missionnaire, venez donc avec moi à l'église. — Tout à l'heure, répondit celui-ci. Et, à l'instant même, il suivit le missionnaire, accompagné de toute sa famille ». C'en était fait de l'opposition.
Il n'a point renoncé à l'habitude de rappeler, même publiquement quelle que fût leur condition, les personnes qui y manquaient, au respect dû à la maison de Dieu. A Sallertaine, une demoiselle « de la première qualité », ayant été ainsi reprise, se plaignit à sa mère. La dame descend aussitôt dans le bourg et attend, en se promenant sur la place, que passe le missionnaire. A peine l'a-t-elle aperçu qu'elle va droit à lui, l'injurie et lui décharge cinq ou six coups de canne. Quand elle eut fini, « Madame, j'ai fait mon devoir. Il fallait que Mademoiselle votre fille eût fait le sien », dit-il simplement. On crut qu'elle ne bornerait pas là sa vengeance. Cependant elle n'essaya pas de le diffamer. Eut-elle beaucoup de part dans la destruction du Calvaire de Sallertaine, comme on le pensa, au dire de Besnard ? Ce n'est pas impossible. Mais, de Rennes, l'Intendant de Bretagne, le rancunier Ferrand, ne perdait pas de vue le constructeur du Calvaire de Pontchâteau. Bien que celui de Sallertaine n'en fût qu'une très modeste réplique, c'en était assez, placé surtout tel qu'il était, presque au bord de parages qu'infestaient les corsaires anglais, pour le représenter comme portant atteinte à la sécurité de l'Etat. On sut faire entendre à M. de Chamilly, gouverneur de La Rochelle, qu'il était de son devoir de raser l'ouvrage, sans en attendre l'ordre de Versailles. Malgré la bienveillance du vieux maréchal pour M. de Montfort, la mission de Saint-Christophe, qui suivit immédiatement celle de Sallertaine, n'était pas achevée que le calvaire n'existait plus.
A La Rochelle, M. de Montfort « ne fut pas plus tôt présenté à Mgr de Champflour qui le connaissait de réputation que le prélat se fit un plaisir de lui donner les pouvoirs et d'employer un homme que les persécutions qu'il avait essuyées lui rendait encore plus cher et plus estimable», écrit Besnard (Livre IV). Heureuse protection ! car à peine le missionnaire, suivant son attrait pour les pauvres, eut-il commencé à exercer son ministère en prêchant dans l'église de l'hôpital et même dans la grande cour, tant la foule afflue, que les personnes du monde s'élevèrent contre une morale qui ne les accommodait pas et que les ecclésiastiques blâmèrent la hardiesse de son langage. Et ce fut bien pis quand il donna la mission au centre de la ville. Nous en avons déjà parlé. Des prêtres s'appliquèrent à le perdre dans l'esprit du peuple. « Il n'était, dit Besnard, qu'un coureur, un aventurier, un bateleur, un hypocrite, un enchanteur, un possédé, un sorcier, un antéchrist ». Ils tentèrent de le discréditer auprès de l'évêque, « en le représentant comme un homme d'un zèle bizarre et extravagant, un esprit impétueux et brouillon qui se mêlait de tout... sans épargner les plus honnêtes gens dont il faisait des portraits affreux ». Mgr de Champflour savait à quoi s'en tenir. Cependant, pour confondre les calomniateurs, il chargea trois chanoines des plus judicieux et des plus éclairés de son chapitre, d'observer de près M. de Montfort, de le suivre dans ses sermons, d'assister à ses exercices, de vérifier ainsi les faits qui occasionnaient les plaintes et de lui en faire un fidèle rapport. Nous avons dit comment le témoignage de ces Messieurs fut tout à l'honneur du missionnaire.
En fait, à La Rochelle, tout comme auparavant à Poitiers et à Nantes, il s'attaqua si vigoureusement au vice que les libertins lui en voulurent à mort. Nous avons entendu M. des Bastières nous raconter comment un pressentiment miraculeux le fit échapper au fer de trois cavaliers qui l'attendirent un soir de sept heures à onze heures dans une ruelle où il devait passer. Il continue, accompagné de M. des Bastières, d'entrer dans les maisons de débauche pour en arracher de malheureuses filles. C'est à La Rochelle que Besnard situe cette scène où nous avons vu un habitué de ces mauvais lieux se jeter sur lui et le menacer de lui passer son épée au travers du corps. A l'occasion il use, comme par le passé, de la manière forte pour la répression de l'ivrognerie. En mai 1714, à Roussay, au cours de la mission, le vacarme que faisaient les buveurs dans le cabaret en face de l'église lui couvrant la voix alors qu'il était en chaire, il en descend, sort, entre dans la salle, renverse les tables et les pots et met à la porte toute la bande, y compris deux buveurs qui voulurent faire bonne contenance mais qu'il prit par le bras avec sa poigne de fer en leur disant que s'ils y revenaient il leur arriverait pis.
Il est toujours l'homme qui, à l'hôpital de Poitiers, se mettait à genoux pour calmer les furieux. A Roussay, « il arriva qu'un jour, étant en chaire, raconte Besnard, un scélérat entra dans l'église, et du milieu de la foule apostropha le prédicateur, le chargea de toutes sortes d'injures et les accompagna de tant de blasphèmes que l'auditoire se bouchait les oreilles pour ne pas les entendre. M. de Montfort s'arrêta, plusieurs personnes voulurent pousser ce furieux à la porte de l'église, mais elles ne purent en venir à bout. L'homme de Dieu amèrement affligé de ce qui se passait dit tout haut en soupirant : « Mon Dieu ! voilà un grand scandale». Cependant le scandale continuait, et il ne pouvait par toutes ses représentations et ses prières engager le malheureux à finir ou à se retirer. Dans cet embarras, il prend un parti... Il descend de chaire, il perce la foule, il cherche l'impie, se jette à ses pieds, lui parle avec tant de douceur et d'onction qu'il le fait rentrer en lui-même et le détermine à le suivre jusqu'à la maison de la Providence où il le confia à quelques personnes pieuses qui achevèrent de le ramener et de lui inspirer du repentir de l'action qu'il venait de faire.
« Le peuple était demeuré dans l'église, le saint missionnaire y rentra, monta en chaire et continua son sermon avec la même tranquillité qu'il l'avait commencé ».
Voici, racontée par le P. Besnard (Livre V) une conversion qui fit grand bruit à La Rochelle et suscita au missionnaire autant d'animosité de la part des mondains que d'admiration de la part des bons chrétiens.
« Une demoiselle engagée bien avant dans les amusements et les vanités du monde, se trouvant dans une partie de plaisir avec une troupe de dames et d'officiers, fit complot avec sa compagnie d'aller entendre M. de Montfort pour se moquer du bon missionnaire et même dans le dessein de lui causer quelques distractions capables de lui faire perdre la suite et le fil de son discours. Pour cet effet elle s'ajusta le plus mondainement qu'elle put, et alla se placer au milieu de l'église sous les yeux du prédicateur. Tout le monde s'attendait, et elle s'y attendait elle-même, qu'il allait lui faire quelque morale, mais il ne lui dit rien. On remarqua seulement qu'il jetait un regard de compassion sur cette fille mondaine, ensuite il se tourna vers le Saint-Sacrement, fit sa prière et commença son sermon. Il prêcha avec tant de force et d'onction qu'il fit fondre tout son auditoire en larmes. On en vit aussi couler des yeux de Mlle Pagé, car on peut la nommer en cet endroit que commence sa pénitence, qui rendra sa mémoire immortelle. Après la bénédiction, elle resta dans l'église. La compagnie qui l'avait amenée l'envoya chercher. Elle lui donna le temps de s'impatienter à la porte et ne partit point de sa place. Quand tout le inonde fut retiré, elle sort avec une fille qui était à son service, lui demande la demeure de M. de Montfort et la pria de l'y accompagner. Elle eut avec lui une longue conversation qui dura bien deux heures, après quoi elle rentra chez elle. Le projet qu'elle méditait demandait une prompte exécution. Elle se mit aussitôt à régler ses affaires, elle y passa toute la nuit, et dès le lendemain, elle alla chez les Dames de Sainte-Claire pour demander à y être reçue en pension. Elle y entra le même jour.
« M. de Montfort lui fit faire une confession générale. Elle employa huit jours à le faire. Après quoi elle demanda à l'abbesse de la recevoir au nombre des religieuses. L'abbesse, fort étonnée, lui ayant fait les représentations qu'elle jugeait convenables : « Madame, lui répondit-elle, mon choix est fait, mais j'ai deux grâces à vous demander. La première de n'être jamais dans les charges, la seconde de n'aller jamais au parloir sans une pressante nécessité ». On promit ce qu'on put promettre, et la postulante fut admise. Il serait difficile de dire quel orage suscita une démarche si inattendue[137]. On mit tout en œuvre pour la faire échouer. On en vint jusqu'à menacer de mettre le feu au monastère. M. de Montfort essuya une bonne partie de la persécution, mais sa vertueuse pénitente connue dans la suite sous le nom de Sœur Saint-Louis demeura ferme dans sa vocation, en remplit les devoirs avec une ferveur marquée au prodige de grâce qui l'avait appelée et mourut en odeur de sainteté dans le lieu de son sacrifice. Si sa conversion excita du bruit et des murmures, elle n'en fut pas moins un sujet d'édification pour toute la ville. Plusieurs demoiselles suivirent son exemple et se firent religieuses. On ne parlait à La Rochelle que de Mlle Pagé et de son directeur. C'était afficher une réforme entière que de se confesser seulement à lui».
Ce n'étaient pas d'ailleurs nécessairement les actions les plus hardies de notre saint qui déchaînent les orages. A Fontenay, où il ouvrit la mission le 25 août 1715, une simple remarque faite à un Officier irascible provoqua un incident qui faillit tourner au tragique. Aucune des églises de la capitale du Bas-Poitou n'étant assez grande pour contenir, si on ne le partageait, l'auditoire prévu, il fut convenu que deux missions se succéderaient l'une pour les femmes, l'autre pour les hommes. Or, comme les soldats de la garnison devaient quitter la ville avant l'ouverture de la seconde, ils demandèrent qu'on voulût bien les recevoir à la première dans une partie réservée de l'église ; ce qui fut accordé. Pendant quinze jours, ils se tinrent « comme des anges » (Rigault). Un soldat doué d'une belle voix entonnait même les cantiques, auxquels les cuivres de la musique militaire mêlaient parfois leurs notes stridentes. Laissons maintenant parler M. des Bastières. Nous ne nous résignons pas à abréger son récit. Les historiens qui l'ont fait, surtout quand ils se mêlaient d'en corriger le style, n'en ont gardé ni le pittoresque ni l'émotion, ni le mouvement, ni la vie. Le narrateur ne se flatte point. Il se peint toujours aussi prudent en face du danger. Voici son texte tel qu'il se trouve dans Grandet (p. 212)
« Vers les quatre heures du soir étant dans la sacristie à confesser, j'entendis tout d'un coup un bruit terrible qui m'effraya ; je sors de la sacristie, j'entre dans l'église, les femmes qui y étaient faisaient des cris à faire trembler. Je crus d'abord que quelque femme s'était trouvée mal ; et qu'on la portait dehors ; mais j'ouïs un peu après la voix de M. Montfort, qui s'écriait de toutes ses forces, femmes à moi, et presque dans le même temps un autre qui dit, soldats à moi. Vous eussiez vu dans ce moment toutes ces femmes sortir de leurs places et courir au secours de Monsieur de Montfort, avec une précipitation incroyable, poussant des cris ou plutôt des hurlements épouvantables, les soldats coururent aussi à la voix de leur capitaine qui les appelait. Je crus alors qu'on égorgeait M. de Montfort, je fus tellement saisi d'effroi, que j'étais plus mort que vif. Je rentrai dans la sacristie, deux soldats y vinrent aussi, je leur demandai ce qui se passait dans l'église, ils me dirent avec une voix tremblante, qu'on allait faire main basse sur toutes les personnes qui y étaient, et me prièrent de leur servir d'ami, je leur demandai quel service j'étais capable de leur rendre dans une si funeste conjoncture, c'est (me dirent-ils) de témoigner que nous n'avons nullement participé aux meurtres qu'on va faire, très volontiers, leur répondis-je ; mais comment pourrons-nous nous-mêmes éviter la rage des meurtriers, notre capitaine (me dirent-ils) n'en veut qu'à M. de Montfort et aux femmes. Ils fermèrent la porte de la sacristie et la barricadèrent le mieux qu'ils purent, nous y restâmes renfermés pendant un petit quart d'heure, si tôt que nous n'entendîmes plus de bruit, nous entrâmes dans l'église où régnait un profond silence. Je vis M. de Montfort en chaire, je m'approchai de lui le plus près que je pus ; il avait un air riant, mais son visage était aussi pâle que celui d'un mort ; il prêcha néanmoins pendant près d'une heure, avec autant de présence d'esprit, de force et d'onction, que s'il ne fut rien arrivé. On donna la bénédiction après le sermon, après laquelle M. de Montfort voulut sortir de l'église, mais toutes les femmes s'y opposèrent, criant à pleine tête, que les soldats l'attendaient dans le cimetière pour le tuer, il sortit pourtant, mais avec bien de la peine, précédé, entouré et suivi d'une grande troupe de femmes ; effectivement M. du Menis et ses soldats l'attendaient au cimetière, ayant tous le sabre nu à la main, il passa au milieu d'eux avec un courage intrépide, il fut quitte pour quelques injures qu'on lui dit en passant, la troupe féminine le conduisit jusqu'à la Providence, il resta longtemps à la porte pour empêcher que les cavaliers n'y entrassent : je restai plus d'une heure à l'église après que M. de Montfort en fut sorti. On me fit croire qu'on m'en voulait autant qu'à lui, et que si je sortais, on ne me ferait point de quartier ; cela n'étant point vrai, je passai au milieu des soldats, non sans crainte, mais tremblant comme une feuille morte ; on ne me dit pas un mot ».
Revenu de sa frayeur, M. des Bastières alla aux informations. Il n'en obtint de claires que de la bouche même de son ami, qui, le soir même lui contait ainsi l'incident (Grandet p. 216) :
« Je fus à mon ordinaire à l'église vers les quatre heures du soir pour prêcher, en entrant je vis un monsieur que je ne connaissais point, appuyé sur le bénitier, son chapeau sur sa tête qui prenait du tabac et qui riait, je ne sais avec qui, ni à quelle occasion, j'allai à lui et le priai de sortir de l'église, parce que je ne faisais la mission que pour les femmes, il me répondit fort brusquement, qu'il ne sortirait pas, et me demanda pour qui je le prenais, qu'il avait autant d'autorité que moi de rester dans l'église, et qu'enfin il était aussi bien chrétien que moi. Hé bien ! lui dis-je, restez pour aujourd'hui ! mais n'y retournez pas demain, je ferai une mission particulière après celle-ci pour les hommes, à laquelle vous pourrez assister. J'y retournerai malgré vous, me répliqua-t-il tout en colère, les églises ne sont pas faites pour les chiens, mais pour les chrétiens, j'ai droit d'y aller aussi bien que vous, au moins ; Mr. lui dis-je, n'y commettez point d'immodestie. Ce fut alors qu'il jura le saint nom de Dieu exécrablement, en me disant des injures atroces et en me menaçant de me passer son épée au travers du corps, et mit en même temps plusieurs fois la main à la garde de son épée ; sans la tirer tout-à-fait ; je me mis à genoux et baisai la terre, en demandant pardon à Dieu des blasphèmes horribles que cet impie venait de vomir contre lui ; m'étant relevé quelques femmes vinrent à moi et poussèrent ce monsieur, le voulant faire sortir par force, il entra dans une furie plus que diabolique, et se jeta sur moi comme un lion rugissant, me prit à la gorge, et me donna deux coups de poing sur l'estomac, avec tant de violence et de force, que je pensai tomber à la renverse évanoui ; ce fut dans ce moment que j'appelai les femmes à mon secours, il me laissa quand il vit qu'elles venaient avec bruit et précipitation à moi. Il appela les soldats qui vinrent à lui, je ne sais point ce qu'il leur dit, les femmes m'entourèrent et me serrèrent si fort, que je pensai étouffer ; les soldats sortirent de l'église avec leur capitaine, j'en fis fermer les portes et commandai aux femmes de se mettre dans leurs places, et de garder le silence, ce qu'elles firent sur le champ ».
« Les cavaliers, continue M. des Bastières, restèrent dans le cimetière pendant le sermon et la bénédiction, ils firent grand bruit pendant tout ce temps-là : on ne cessa pas de jouer de la trompette comme pour appeler les soldats au combat ; il était plus de sept heures du soir quand ils se retirèrent tout-à-fait. »
Ce jour-là même M. de Ménis, escorté de plusieurs cavaliers partit pour l'Hermenault, où se trouvait Mgr de Champflour. Il revint le lendemain et se présenta tout botté à la « Providence », où il remit à M. de Montfort une lettre du prélat. « Votre brutalité, dit-il, a pensé causer votre perte et celle de toutes les femmes qui étaient dans l'église ; j'ai été sur le point de commander à mes cavaliers de vous tailler tous en pièces ; au reste, cette vengeance ne m'aurait, tout au plus, coûté que la vie. J'ai ordre de vous dire de la part de M. l'évêque de l'aller trouver incessamment. » Le missionnaire lui parla « près d'un demi-quart d'heure, mais si doucement et d'un ton si bas que M. des Bastières, prudemment resté à distance, ne put presque rien entendre ».
M. de Montfort n'eut pas à faire le voyage de l'Hermenault. Le curé de Saint-Jean se chargea d'aller lui-même le justifier. Mgr de Champflour ne se contenta pas de rassurer l'accusé. Craignant que M. du Ménis ne portât l'affaire à Versailles, il eut soin d'écrire sans tarder à la Cour.
Supposé que le fait eût eu lieu, non pas dans le diocèse de La Rochelle, mais dans celui de Nantes ou dans celui de Poitiers, et que l'autorité épiscopale eût été saisie de l'affaire quelle fâcheuse aventure pour notre saint, même si elle n'eût fait que le discréditer davantage !
Cette période ininterrompue de cinq années d'apostolat dans le même diocèse ne doit pas faire illusion. Elle est due uniquement à Mgr de Champflour qui sut apprécier le missionnaire et fit la sourde oreille à ses calomniateurs et aux censeurs de ses méthodes. A La Rochelle, les démonstrations d'hostilité ne manquèrent pas plus à l'ardent apôtre qu'à Poitiers, à Nantes et ailleurs. Tout au contraire ; ce qui va de soi, les calvinistes y étant nombreux et agissant, et les catholiques, en Aunis surtout, moins fervents que dans les autres contrées évangélisées par lui jusqu'alors. Nulle part il n'avait senti le besoin de se justifier devant les populations, ce qu'il crut nécessaire de faire à

Fontenay le jour même de l'ouverture de la mission dans l'église Saint-Jean, 25 août 1715. « Judica me Deus. Jugez moi, mon Dieu ». Ce furent ces paroles du psalmiste qu'il prit pour texte de son premier sermon, et il commenta le psaume tout entier (Besnard Livre VII).
Si les libertins ne lui pardonnaient pas de leur enlever les malheureux jouets de leurs passions, les calvinistes ne lui tenaient pas moins rigueur des conversions opérées parmi eux. Laissant à ceux de ses confrères désignés par l'évêque le soin des controverses et croyant que pour arracher les hérétiques à leur erreur il fallait d'abord les arracher au péché, il « s'attacha à inspirer la dévotion du saint Rosaire et à expliquer les mystères dont on y rappelle la mémoire au commencement de chaque dizaine. Il y mit tant de flamme qu'il touchait les plus endurcis Plus d'une fois, dit Besnard, il fut interrompu par les gémissements et les sanglots de ses auditeurs. Ne pouvant alors se faire entendre, il était obligé de s'arrêter et de leur dire : « Mes enfants, ne pleurez pas, vous m'empêchez de parler, il est pourtant aussi nécessaire de vous instruire et d'éclairer vos esprits que de toucher vos cœurs ». Au bruit que faisaient ses discours, quantités de protestants vinrent l'entendre, parmi lesquels plusieurs abjurèrent leurs erreurs. Mais rien ne fit plus sensation que la conversion de Mme de Mailly, protestante, de condition et de beaucoup d'esprit, venue pour affaires de Paris à La Rochelle. Charmée des merveilles qu'on lui racontait de ce prêtre zélé, elle conçut un grand désir de le voir et de s'entretenir avec lui. Dès la fin de la première conférence, elle se trouva entièrement changée, tellement M. de Montfort avait répondu clairement à ses questions et présenté la vérité catholique sous un beau jour. Elle le pria de vouloir bien continuer son ouvrage. Sa conversion acheva d'ébranler plusieurs calvinistes qui firent leur soumission à l'Eglise.
C'est au moment où il venait de descendre de chaire qu'on lui servit ce bouillon que des calvinistes avaient réussi à empoisonner et auquel il imputait, comme nous l'avons entendu dire à Blain, le rapide déclin de sa santé. Sectarisme ou vengeance de libertins ? Les deux peut-être. Enfin, n'avons-nous pas vu ces même calvinistes, à son passage dans l'île d'Yeu, lui faire donner la chasse par les corsaires de Guernesey ? Et ce n'est certainement pas un spectacle de grande style comme celui que nous allons rapporter qui aurait calmé leur fureur.
Dans cette ville de La Rochelle, où le calvinisme avait imposé naguère son culte glacé, il n'eut garde en effet d'omettre ces manifestations si chères à la piété populaire où il était passé maître. La mission des femmes se termina par une procession grandiose qui parcourut les rues principales sous les yeux émerveillés des bourgeois et de M. de Chamilly, le gouverneur. Un officier de la garnison, Claude Masse, nous en a laissé une relation, agrémentée d'un dessin à la plume, et de réflexions piquantes sur la mission. Nous y apprenons qu'à ses auditrices, près de trois mille, principalement du commun peuple, le Père donnait la permission de lui faire des questions sur les points de la religion et autres pensées qui leur venaient à l'esprit et qu'il leur imposa, à la fin de la mission, trois jours de silence, qu'elles gardèrent scrupuleusement, ne parlant à leurs maris et domestiques que par signes. Dieu veuille, ajoute le narrateur, que ces pénitentes soient converties pour longtemps, pour le repos de leurs maris et famille, et du public.
Quant à la procession, « la pieuse milice était ainsi rangée : les filles du peuple, les grisettes, les demoiselles bourgeoises, les femmes mariées, enfin les dames, toutes séparées par des bannières de différentes couleurs ; celles-ci à la tête couverte d'un capuchon noir et vêtues de larges robes noires, relevées derrière par un énorme bourrelet ; celles-là en robes blanches, coiffées de vastes cornettes ou de bonnets plats ; toutes un cierge à la main, avec un long chapelet et l'acte de renouvellement de leurs promesses du baptême, et la plupart pieds-nus. Deux hautbois des canonniers jouaient, à la fin de chaque verset, des cantiques qu'elles chantaient en chœur.
« Derrière les clercs et porte-croix venaient les principaux maîtres de danse et de violon, contre lesquels le missionnaire s'était déchaîné pendant ses sermons, et qui, revenus à résipiscence, sans doute, jouaient de leurs instruments devant le Père de Montfort, qui, entouré d'ecclésiastiques, tenait à la main une statue d'argent de la Vierge. Enfin, un piquet du régiment des Angles et de la Lande, en habit de couleur marron clair, avec culottes et bas rouges, fermait la marche»[138].
Dernier détail : avant de congédier les sergents, les soldats, les maîtres de danse, le Père n'omit pas de leur payer « un bon souper ».
La mission des soldats suivit de près celle des femmes. « On entendait presqu'à tous les sermons, écrit Besnard, ces pauvres militaires jeter des hauts cris. On les voyait à la fin de chaque exhortation se prosterner contre terre en criant miséricorde. Ils venaient se jeter à ses pieds pour se confesser, ils arrosaient son surplis de leurs larmes. Il fut même un jour obligé de laisser son mouchoir à l'un d'eux pour essuyer les siennes».
« Madame de Chamilly, entendant parler des fruits merveilleux que produisait la mission des Soldats, écrit de son côté Grandet (p. 177), y envoya une jeune fille Maure demeurant chez elle, qui avait une très belle voix pour y chanter des cantiques. Un changement si prodigieux dans les soldats, donna tant d'estime à M. de Chamilly pour M. le missionnaire, qu'il lui fit l'honneur plusieurs fois de le convier de manger à sa table. La procession qu'il leur fit faire à la fin de la mission, fut des plus dévotes, tous les soldats y marchèrent nus pieds, tenant un crucifix dans une main et un chapelet dans l'autre ; un officier à leur tête aussi pieds nus, portait une espèce de drapeau ou d'étendard de la croix. Tous chantaient les Litanies de la Sainte Vierge, les chantres d'espace en espace, entonnaient ces mots, Sainte Vierge demandez pour nous, et le chœur répondait, l'amour de Dieu ; et cette réponse se faisait d'un air si touchant, chacun ayant les yeux sur son crucifix, que tous ceux qui étaient présents, se trouvèrent attendris de ce spectacle. »
Le bâtisseur non plus n'a pas changé depuis le temps où il mettait la main à le besogne pour la restauration du temple Saint-Jean de Poitiers. A La Rochelle, des écoles ont bien été fondées pour les enfants des classes pauvres, mais la ville dont le Conseil est dominé par l'égoïsme des bourgeois, se refuse, sous de vains prétextes, malgré les instances de Mgr de Champflour, à salarier des maîtres et des maîtresses et à trouver des locaux. L'homme de Dieu profite de la mission pour susciter des générosités et, dès son retour de Rouen, entreprend la réfection d'un immeuble de fortune pour y installer l'école des garçons. Il stimule si bien le zèle des ouvriers et dirige si adroitement les travaux qu'en moins de dix jours, à l'ébahissement des maîtres de l'art, des classes spacieuses sont prêtes à recevoir leur populeuse clientèle enfantine. Pour la facilité de l'enseignement, il a prévu les dimensions des locaux, la disposition des bancs, la distinction des places selon l'âge et la capacité des enfants. Il s'est chargé de recruter parmi ses dirigés trois jeunes maîtres, qu'il forme à sa méthode pédagogique. Il a tracé un programme des matières, où il donne une large part au catéchisme, et fixé un horaire. Il fait de fréquentes apparitions pour encourager professeurs et élèves et voir si tout se passe conformément à ses instructions. Il a mis un prêtre à la tête du personnel enseignant pour en surveiller la conduite, « dire la messe aux enfants à la fin des classes et les confesser tous les mois ». (Besnard, Livre VII). En un rien de temps, les enfants furent si bien changés qu'ils faisaient l'édification de toute la ville.
Si l'on regarde le directeur de conscience, on ne remarque aucun adoucissement dans les pratiques de mortification qu'il impose aux âmes d'élite qui se confient à lui. En voici un bel exemple. Quand les deux Filles de la Sagesse arrivèrent à La Rochelle, la maison qu'il avait louée pour leur logement avait encore ses locataires et elles durent attendre un mois chez une personne charitable qu'elle fût libre. Restait à la meubler. « Il les avait comme ensevelies dans leurs longues capes, écrit Besnard[139] : il voulut que leurs lits fussent de vrais cercueils. Il en fit faire dans ce dessein : et elles eurent le courage d'y coucher pendant trois mois. Cette forme de couche n'était pas seulement pour leur rappeler la pensée de la mort : elle leur devenait aussi une pénitence bien rude. La Sœur Trichet a avoué depuis qu'elle en était tombée malade. Les planches de ce cercueil étroit lui pressaient tellement les côtes qu'elle en souffrait une douleur extrême. Il fallut l'obliger de se servir d'une paillasse et d'un matelas, avec des ais cloués sur deux tréteaux»[140].
Hâtons-nous de dire que la Règle des Filles de la Sagesse, à laquelle le Fondateur mettait la dernière main en ce moment, dosera harmonieusement exercices de la vie religieuse et tra­vaux de la vie active. Pour ne parler que des austérités, elles se réduiront à l'abstinence du mercredi, au jeûne du samedi et aux pénitences ordinaires de l'Eglise, champ libre étant laissé pour le reste sous le contrôle de l'obéissance. « Un chef-d'œuvre de mesure », ainsi sera qualifiée cette Règle, qui cependant vise au plus haut, l'acquisition de la Sagesse y étant marquée, dès la première phrase, comme la fin principale de la Congrégation et les œuvres charitables comme fin secondaire. « Quiconque gardera cette règle sera un ange », déclarait le recteur du collège des jésuites, auquel Mgr de Champflour en avait confié l'examen.
Par l'approbation écrite que le prélat donnera, le 1er août de cette année 1715, à la Règle des Filles de la Sagesse, il signait, daté dans sa ville épiscopale, l'acte de naissance du nouvel Institut. C'est à La Rochelle que, sous sa protection et avec son autorisation, le 22 de ce même mois, les vœux de Marie-Louise Trichet et de Catherine Brunet recevront leur caractère officiel et que deux nouvelles postulantes revêtiront le saint habit. C'est une bourgade de son diocèse qui gardera le tombeau du saint Fondateur et servira de berceau à ses deux congrégations qui y attendront l'heure du grand dessein de Dieu.
Heureux prélat, qui, plus humble peut-être que les autres, reçut du ciel des lumières sur l'ouvrier qui lui était envoyé et sut rester sourd à tout ce qui se disait contre lui ! Peu après la mort du missionnaire, « II ne faut pas être surpris, écrira-t-il au Père Mulot, de tous les mauvais discours qu'on pourra tenir de ce pauvre défunt, il a eu pendant sa vie assez de traverses et de contradictions, pour qu'après sa mort on continue de le calomnier ; mais je le crois toujours un grand saint devant Dieu ».

CHAPITRE XXV
 
 
LA SURVIE
 
 
La mission de Saint-Laurent commença le 5 avril 1716, dimanche des Rameaux. Le missionnaire en marqua le premier jour par un de ces élans de dévotion dont il était coutumier. « Comme on faisait la procession avant la grand'messe en dehors de l'église, écrit Besnard, M. de Montfort qui ne s'était pas trouvé au commencement, devant aller prêcher, alla se placer devant l'autel de la Sainte Vierge pour attendre le clergé, et lorsque celui qui portait la croix fut proche il la prit entre ses mains... et la porta... le reste de la procession».
Atteint d'une pleurésie, dans les circonstances que nous avons dites, usé avant l'âge, il s'alita pour ne plus se relever, la mission en étant à sa troisième semaine. Il aurait voulu mourir sur sa couche de paille, une pierre lui servant d'oreiller, mais son confesseur, le P. Mulot, l'obligea à prendre un matelas. Le 27 avril, il dicta son testament : « Je soussigné, le plus grand des pécheurs s. Le lendemain, vers les quatre heures de l'après-midi, à la nouvelle que la fin approchait, les gens du bourg accoururent pour recevoir sa dernière bénédiction. « Faites-les entrer », dit-il doucement. « Père, bénissez-nous ». Comment les bénir, un pécheur comme lui ? Il s'en défendait. Mais le P. Mulot intervint. « Bénissez-les, Monsieur, avec votre crucifix, ce sera Jésus-Christ qui les bénira ». Il obéit et trois fois la petite chambre s'emplit.
Nous ne reviendrons pas sur ses derniers moments. Ce même jour, mardi 28 avril, vers les huit heures du soir, il expirait.
La mission continuant toujours, la plantation de croix, qui avait été fixée au lendemain, se fit dans la matinée. Le P. Mulot n'y prononça pas un bien long discours.
« Mes frères, nous avons aujourd'hui deux croix à planter : premièrement cette croix matérielle que vous voyez exposée à vos yeux, deuxièmement la sépulture de M. de Montfort que nous avons à faire aujourd'hui ».
La cérémonie terminée, le corps fut porté à l'église et exposé dans la nef. Pour le défendre contre la dévotion indiscrète de la foule, qui ne se contentait pas d'y faire toucher images, chapelets, crucifix, mouchoirs, mais se livrait à de pieux larcins sur les vêtements et sur les cheveux, on établit une garde. Ce furent les Pénitents Blancs, dont il avait créé une confrérie au cours de la mission, que l'on chargea de cet honorable office. La triste nouvelle s'était répandue avec une telle rapidité que de Nantes, à quinze lieues de Saint-Laurent, tout un groupe de fidèles du missionnaire étaient là, dès les premières heures de l'après-midi au plus tard, leur intention, facilement explicable vu les liens qui rattachaient M. de Montfort à leur ville, étant de réclamer le corps et de l'emporter après le chant de l'office funèbre. Ils insistèrent avec tant de force que les habitants se mirent sous les armes pour s'opposer à leur dessein[141]. On assure, écrit Grandet (p. 262) qu'il y eut plus de dix mille personnes à assister aux funérailles. La société des Vierges qu'il avait fondée presque au commencement de la mission y tenait une place d'honneur avec les Pénitents Blancs. Il avait marqué au début de son testament : « veux que mon corps soit mis dans le cimetière et mon cœur sous le marchepied de l'autel de la Sainte Vierge ». Mais on ne se résigna point à faire cette séparation. Il fut inhumé dans la chapelle de la Sainte Vierge. « Lorsqu'on le mit en terre ; dit Besnard, cette multitude de peuple jeta des cris lamentables ». Les jours suivants, de La Rochelle à Saint-Malo, des chanteurs ambulants chantaient et vendaient pour qu'on la reprît aux veillées d'hiver, une naïve complainte de dix couplets, improvisée par un aède villageois.
Le bon Père de Montfort est mort !
Ce brave et grand missionnaire.
Un sculpteur du pays grava sur la pierre tombale tirée du granit des bords de la Sèvre : Mort en odeur de sainteté. L'abbé Barrin composa une épitaphe en français qui fut gravée dans le bronze. A la Saint-Martin de l'année suivante, lorsque les amis nantais de l'homme de Dieu auront obtenu de l'évêque de La Rochelle par l'intermédiaire de Mme de Bouillé, grande bienfaitrice des missionnaires et des Filles de la Sagesse, l'autorisation d'examiner le corps et de lui donner une sépulture plus digne, la pierre tombale étant à ras de terre, une troisième épitaphe, œuvre d'un latiniste de talent — M. de Raccapé, marquis de Magnannes, pense l'abbé Bourdeaut — sera gravée en lettres d'or sur une table de marbre noir, élevée de quelques pouces au-dessus du sol.
 
« Quid cernis, viator ?
Lumen obscurum,
Virum caritatis igne consumptum,
Omnibus omnia factum,
Ludovicum  Mariam Grignion de Montfort.
Si vitam petis, nulla integrior,
Si poenitentiam, nulla austerior,
Si zelum, nullus ardentior.
Si pietàtem in Mariam,
Nullis Bernardo similior.
Sacerdos Christi,
Christum moribus expressit,
Verbis ubique docuit,
Indefessus nonnisi in feretro recubuit.
Pauperum pater,
Orphanorum patronus,
Peccatorum reconciliator,
Mors gloriosa vitae similis,
Ut vixerat devixit.
Ad coelum Deo maturus evolavit
Anno Domini MDCCXVI obiit,
XLIII aetatis suae. »
 
« Que regardes-tu, passant ?
Un flambeau éteint,
Un homme que le feu de la charité a consumé,
Qui s'est fait tout à tous,
Louis-Marie Grignion de Montfort.
Si tu t'informes de sa vie,
aucune n'a été plus pure,
De sa pénitence, aucune plus austère,
De son zèle, aucun plus ardent,
De sa dévotion envers Marie,
Personne n'a mieux ressemblé à St-Bernard.
Prêtre du Christ, sa vie a retracé celle du Christ,
Sa parole a prêché partout le Christ,
Infatigable, il ne s'est reposé que dans le cercueil.
Il a été le père des pauvres,
Le défenseur de l'orphelin,
Le réconciliateur des pécheurs,
Sa glorieuse mort a ressemblé à sa vie,
Comme il avait vécu, il cessa de vivre.
Mûr pour Dieu, il s'est envolé pour le ciel.
Il mourut en l'an du Seigneur 1716,
A l'âge de 43 ans. »
 
L'impression que le peuple garde de lui
 
Magnifique éloge, et en termes admirablement frappés. Mais rien n'exprimera Montfort comme ce qui s'en était gravé dans la mémoire du peuple. Rares sont les saints et les apôtres qui imprimèrent avec autant de force les traits de leur physionomie dans l'imagination populaire et, par là, gardèrent aussi largement sur les âmes l'empire qu'ils avaient exercé de leur vivant. Nous devons être grandement reconnaissant à Quérard d'avoir recueilli dans ses quatre volumes de biographie les traditions concernant le saint missionnaire. Que la légende se mêle à l'histoire, elle ne fait que proclamer plus haut l'impression laissée par Montfort chez les populations qu'il évangélisa. On peut regretter, il est vrai, que le biographe omette fréquemment d'indiquer ses sources, faute peut-être de les avoir suffisamment notées ; mais là où il n'y manque pas, on se trouve parfois devant une telle étrangeté et une telle profusion de faits merveilleux arrivés dans une seule paroisse, que l'absence de références pour d'autres faits aussi extraordinaires n'autorise pas à penser que Quérard en a accepté les traditions sans examen.
Nous ne citerons que La Chèze et Roussay. A la Chèze, il avait d'abord pour garant, le recteur, M. Jagu, dont nous avons déjà relaté en partie la lettre qu'il écrivit en 1754 à l'évêque de Saint-Brieuc et qu'il terminait par ces mots : « Je ne finirais pas, Monseigneur, s'il me fallait écrire toutes les merveilles que des gens dignes de foi racontent du sieur de Montfort » En voici que Quérard a entendu raconter lui-même. Inutile de dire que nous ne les rapportons pas comme de la pure histoire, mais comme des traditions qui témoignent dans quel halo de merveilleux le peuple se représentait son grand apôtre.
Comme, à son arrivée, le missionnaire allait visiter les ruines de Notre-Dame de Pitié, apercevant assis sur le mur délabré du cimetière un singulier personnage : « Que fais-tu là, Satan, lui dit-il. Toujours tu fais la guerre, et je te vois en repos ». L'autre lui fit cette réponse, bien digne du père du mensonge : « Toutes les âmes de cette ville m'appartiennent, sauf une seule : c'est pourquoi je me repose ». A la fin de la mission, Montfort prêchant dans la vaste prairie qui borde la rivière, à un peuple immense, s'écria : « Mes frères, aujourd'hui, toutes les âmes qui m'entendent sont à Dieu, excepté tine seule ». A peine avait-il prononcé ces paroles qu'on vit un homme sortir de l'assemblée, s'éloigner et disparaître. On ne retrouva que ses chaussures et on ne le revit plus jamais.
A cette même mission, un avare qui avait trouvé un louis d'or et négligé d'en chercher le possesseur, ayant porté son cas au Père de Montfort : C'est le démon qui a voulu vous tenter, dit le saint homme. Jetez-la par terre, cette pièce d'or. Il le fit, et à l'instant même elle disparut sous la forme d'un affreux reptile.
Toujours à la Chèze, le bienheureux avait crié contre certains divertissements. Il y en avait un, très innocent en apparence, mais qui devenait une occasion de disputes et d'excès de boisson. C'était un espèce de jeu de crosse qu'on appelait la soûle. Un jour, les joueurs s'étaient réunis dans la plaine de la Chèze, et s'apprêtaient à commencer la partie quand ils aperçurent tout à coup, dans le trou de la boule, un monstre horrible, ressemblant vaguement à un chien. Ils en furent si effrayés qu'ils prirent la fuite à toutes jambes. Ils allèrent prier le Père de Montfort de venir le chasser et il vint. Il le somma d'aller se jeter dans la rivière du Lié qui longeait la prairie. A l'instant même, la bête obéit et alla disparaître dans l'eau.
Dernier fait. C'était le jour de la procession solennelle où les populations de vingt à trente paroisses se portaient de la Chèze à la Trinité au devant de la statue de Notre-Dame de Pitié et des autres figures de la Passion arrivées de Nantes sur des chariots traînés par six paires de bœufs. A peine cette multitude rangée en ordre impeccable était-elle venue à la Chèze et se déployait, pour entendre une dernière fois la voix de Montfort, dans la vaste lande de la Ferrière, que le ciel se couvrit d'un nuage si épais qu'on eût dit la tombée de la nuit. Chacun crut à un orage et songeait à se mettre à l'abri. Mais l'homme de Dieu éleva la voix : « Demeurez tranquilles ; c'est un artifice de Satan. Il ne tombera pas une goutte de pluie, je vous le promets, et le soleil va luire dans tout son éclat ». Le nuage en effet se dissipa subitement. « Oui, reprit Montfort, c'est Satan qui a voulu troubler une si belle fête et vous détourner d'entendre la parole de Dieu et les vérités du salut. Du reste, il va tout à l'heure vous apparaître sous la forme d'un animal pour vous troubler et vous distraire de l'audition de la sainte parole. Mais n'ayez pas peur, il ne peut vous faire aucun mal ». Il parlait encore pour rassurer ses auditeurs, quand on vit un lièvre apparaître et sautiller comme en se jouant devant toute l'assemblée. « Le voilà Satan », s'écria Montfort, — et sa parole fut comme un coup de foudre qui le fit disparaître à l'instant —, le voilà Satan, le tentateur, l'ennemi de l'homme, du Christ, de la Vierge Marie, le premier auteur de la mort de Jésus et des larmes de Notre-Dame des Douleurs. Oui, chrétiens, il y a un enfer éternel, un supplice éternel, un feu éternel ». Voilà à peu près ce que le peuple et les générations ont retenu de son discours dans cette circonstance solennelle.
Tous ces faits ont été rapportés au P. Quérard par des vieillards en 1863. Fort sceptique, il pria le respectable curé de la Chèze d'examiner lui-même de près et mûrement si tous ces faits merveilleux étaient parfaitement établis. La réponse du curé fut sans réplique. On se trouvait devant des témoignages d'une entière bonne foi et une tradition irrécusable[142].
En 1848, le P. Quérard prêchait aux environs de Roussay. « Il fut frappé, écrit Mgr Laveille (p. 415) du vivant souvenir laissé par le bienheureux dans toute la contrée, souvenir qui se traduisait par des récits de prodiges racontés, de père en fils, à tous les foyers.
« L'idée lui vint de faire une enquête, afin de discerner l'élément historique de ces légendes. Il rencontrait à chaque pas les petits-fils de ceux qui avaient connu le P. de Montfort. Il les interrogea, nota leurs dépositions, les compléta ou corrigea les unes par les autres, et arriva à se convaincre qu'à Roussay, comme autrefois à Pontchâteau, les faveurs extraordinaires avaient été prodiguées au bienheureux. Apparitions de la Sainte Vierge, multiplications des pains, guérisons spirituelles et corporelles instantanées, vision directe des consciences, avaient été son lot presque quotidien.
« Le soin exceptionnel apporté par M. Quérard à l'examen des faits permet semble-t-il, d'ajouter foi à ses dires. Au reste, dans une carrière aussi extraordinaire que celle du saint prêtre, quand il s'agit d'une âme conduite par des voies aussi spéciales et arrivée à un tel degré d'amour de Dieu, quoi de plus croyable que l'intervention même fréquente, même habituelle, du miracle ? »
Parmi les apparitions de la Dame Blanche, nous avons mentionné celles dont eurent la faveur deux habitants de Roussay. Au sujet de la dernière, écoutons Mgr Laveille nous raconter, d'après Quérard, ce curieux détail :
Ayant perdu le mulet qui portait ses bagages de mission, « le bienheureux se décida à en acheter un autre d'un habitant de Roussay, nommé Durand. On convint, pour le prix de l'ani­mal, de trente-trois écus. Quand le vendeur vint chercher son argent, il vit, lui aussi, le missionnaire conversant avec une dame rayonnante de lumière. S'étant retiré pour revenir le lendemain, il apprit de M. de Montfort que l'apparition qu'il avait contemplée était la Sainte Vierge. Le missionnaire ajouta qu'il avait acheté son mulet trois écus trop cher, et que la Sainte Vierge ne lui en avait donné que trente pour le payer. L'accord fut conclu sur ces bases, et Durand se retira, tout heureux de s'être mis d'accord avec la Sainte Vierge ».
Sur cette savoureuse réflexion, Mgr Laveille ajoute en note :
« Ce dernier détail pourra paraître bizarre ou puéril. Admettons qu'il faille le rejeter ; le fait de l'apparition surnaturelle, transmis et affirmé de père en fils dans la famille Durand, n'en présentera pas moins de sérieuses garanties de vérité ».
Et Quérard n'est pas le seul qui ait recueilli des faits retenus par la tradition et ignorés des premiers historiens. Même aujourd'hui, autour de l'ancienne lande de la Madeleine, à Pontchâteau, les souvenirs n'ont pas vieilli depuis le temps où le P. Barré les communiquait à Mgr Laveille. Un proverbe rimé court toujours sur les villages qui accueillirent généreusement le Père des pauvres et sur ceux qui le rebutèrent. L'église de Crossac, dont le clocher est un des premiers que l'on aperçoit du Calvaire, a commémoré dans un de ses vitraux un de ces curieux épisodes où l'on voit le démon entraver l'œuvre de notre saint. C'était au cours de la mission de 1709. Le petit jour était venu. Les fidèles emplissaient l'église, s'étonnant de voir le prédicateur absorbé dans l'oraison, bien que l'heure eût sonné. Comme s'il lisait dans leur pensée, le Père se tourna vers eux : « Mes frères, dit-il, le sacrifice sera un peu retardé ce matin. Il nous faut attendre l'arrivée d'une personne que le malin esprit à égarée dans le marais pour l'empêcher de profiter des fruits de la mission ». Et il se remit en prière. Après quelques minutes, il se leva et alla revêtir les ornements sacerdotaux. A cet instant précis une jeune femme, Perrine Rialland, entra dans l'église. Que lui était-il arrivé ?
Ce qui lui était arrivé ? nous le racontions dans notre petite revue du Calvaire, l'Ami de la Croix (juin 1933), d'après le récit que nous avions sous la main. Mais nous avions compté sans la tradition, toujours vivante à Crossac. Notre narration, paraît-il, n'était pas en tout point exacte. Nos lecteurs protestèrent auprès du curé, qui nous le fit aimablement savoir.
Le lecteur se souvient peut-être de l'attentat manqué contre le saint lors de la mission de Campbon (février-mars 1709). La Voix publique en accusait des gens de Montmignac. Vers 1935 le curé, M. Jaumouillé, nous disait que ses Campbonais avaient si peu oublié la chose qu'ils en tenaient toujours rigueur aux habitants de ce village, lequel, de plus, il est vrai, avait été « pataud » pendant toute la Grande Révolution. Aucun curé avant lui n'avait pu faire accepter des paroissiens qu'un homme de Montmignac fût nommé marguillier. Il n'est pas jusqu'à cet infime détail que la tradition n'eût conservé : les assassins, ayant manqué l'homme, réussirent à lui tuer son chien, qui s'appelait — nous le donnons autant que notre mémoire est fidèle — Gabi.
Vers 1860, Quérard, avons-nous déjà dit, entendit fréquemment, en Bretagne et en Poitou, des « anciennes » de quatre-vingts ans chanter le dialogue des deux bergères, Geneviève et Sylvie. Elles savaient par cœur ces couplets composés par le missionnaire quelque cent cinquante ans auparavant et elles « se répondaient à l'envi, de leurs voix chevrotantes ».
Mais voici plus surprenant encore. La complainte dont nous avons parlé : le bon Père de Montfort est mort..., Quérard l'avait trouvée jusque dans le pays de Saumur, sur des lambeaux de papier soigneusement conservés. Les dix couplets encadraient une image où l'on voyait l'homme de Dieu prêchant à la foule au pied de la croix d'un calvaire. Or, cette complainte, il n'y a pas si longtemps, plus d'un vieillard la savait encore. Peu avant 1930, nos étudiants scolastiques de l'abbaye de Montfort-sur-Meu étaient en vacances à Saint-Cast. Un jour, un groupe d'entre eux fut abordé sur la plage par une ramasseuse de coquillages qui n'était plus jeune. « Vous êtes des enfants du Père de Montfort, n'est-ce pas ? — Mais oui. — Eh bien, si vous permettez, je vais vous chanter la complainte de votre Père ». Et la voilà entonnant de sa plus belle voix :
 
Le Bon Père de Montfort est mort...
Il était natif tout de bon
De la haute et noble Bretagne,
Il s'appelait Louis Grignion ;
Il naquit à Montfort-la-Cane ;
Enfant, dès ses plus jeunes ans,
A Rennes, il devint savant.
 
Agé de quarante-trois ans,
Après croix et travaux sans trêve,
Il mourut bien avant le temps,
Prêchant à Saint-Laurent-sur-Sèvre,
Baisant les pieds du crucifix,
Rendant son âme à Jésus-Christ.
 
Ah ! quelles sensibles douleurs !
Les peuples pleurant, tout en larmes
Ce n'était que cris et que pleurs ;
Les hommes, les enfants, les femmes,
Baisaient avec un grand remords
Les pieds du bon Père Montfort.
 
Et que d'objets conservés comme des reliques dans les paroisses où il passa ! A la Chèze, au Beugnon, et en plusieurs autres lieux, c'est la pierre qui lui servait d'oreiller. A la Séguinière, c'est une statue de la Sainte Vierge portant l'Enfant Jésus, statue qu'il aurait sculptée avec son couteau. A Roussay, c'est pareillement une Madone en bois de poirier, placée dans l'église paroissiale, et deux statuettes ornant la chapelle restaurée, un pot de terre qui servait à lui cuire sa soupe, et que garde la famille Brunei. — Pendant cent cinquante ans, ce fut la barque qui avait servi au saint homme pour porter secours, en 1710, aux inondés de Nantes et qui appartenait à un habitant de Donges, qui fit le service du passage des voyageurs entre cette localité et Paimbœuf. Une planche pourrissait-elle, on la remplaçait. C'était toujours pour la population la barque du Père de Montfort à l'abri de tout accident.
Et puis le missionnaire ne quittait jamais une paroisse ou une région sans y avoir fondé du durable. Il restaure ou crée des lieux de prière, il institue des confréries, il établit des pratiques de dévotion, celle du Rosaire, particulièrement. Et ce qui fait la fortune de ces choses, l'attachement que le peuple leur témoigne, c'est qu'elles sont du Père de Montfort. Un bel exemple en est le Calvaire de Pontchâteau.
 
Oh ! qu'en ces lieux on verra de merveilles !
Que de conversions !
De guérisons, de grâces sans pareilles !
Faisons un calvaire ici,
Faisons un calvaire.
 
Oh ! que de gens y viendront en voyage !
Que de processions,
Pour voir Jésus et pour lui rendre hommage !
Faisons un calvaire ici,
Faisons un calvaire.
avait chanté l'homme de Dieu.
 
La première de ces merveilles, ce sont ces milliers de travailleurs répondant de plus de cent paroisses — ces grandes paroisses de l'Ouest —, pendant vingt-cinq ans, 1888-1913, à l'appel du P. Jacques Barré pour restaurer et surélever la sainte montagne et lui adjoindre un vaste parc peuplé de sanctuaires et de statues. Mais cette montagne, c'était le Calvaire du Père de Montfort. Le saint y aurait son tombeau qu'il ne pourrait y être honoré davantage. C'est lui qu'on y vient prier, lui qu'on y vient remercier, lui dont on acclame le nom, après ceux de Jésus et de Marie, du haut de ce sommet sacré, lui qui attire à chaque dimanche de la belle saison un afflux sans cesse renouvelé de pèlerins.
Et ce qui est vrai du Calvaire de Pontchâteau l'est aussi de ces sanctuaires de la Sainte Vierge qu'il construisit ou restaura et où l'on se porte en pèlerinage. On y accourt parce qu'on a foi en sa puissance sur le cœur de la Mère de Dieu. Avec quelle ferveur on y récite son rosaire ! Avec quel entrain on y chante ses cantiques ! Et quelles faveurs on y obtient ! A la Garnache, il a magnifiquement réparé une ancienne chapelle dédiée à saint Léonard, y a placé une statue de la Sainte Vierge, de deux pieds et demi, avec son Fils dans ses bras et l'a bénite sous le nom de Notre-Dame de la Victoire. Or, le P. Besnard, qui donna une mission dans cette paroisse plus de cinquante ans après, écrit : « Il y a toujours un concours extraordinaire de pèlerins à cette chapelle et les offrandes qu'on y fait sont si considérables que la paroisse a été obligée de nommer un conseiller pour les recueillir et en tenir compte. La dévotion des fidèles y est récompensée par un nombre infini de guérisons, et lorsque j'y allai en 1763, un bon vieillard du temps de M. de Montfort m'assura avoir vu plus de soixante personnes y laisser leur béquilles, se trouvant subitement guéries et en état de s'en aller. Les larmes qu'il versait en disant ceci m'attestaient assez la vérité et la sincérité des paroles» (Livre IV).
Dans notre chapitre VII nous avons vu la Grange de la Bergerie à Poitiers transformée par le missionnaire en un sanctuaire dédié à Marie Reine des Cœurs. C'est pendant quarante ans que Jacques Goudeau qui voulut bien en être le gardien, y présidera la récitation du chapelet. « Grâce à l'influence laissée par le saint, l'impiété révolutionnaire, écrit le P. Le Crom (p. 139), se heurtera dans ce quartier à des cœurs vaillants qui sauront écrire de magnifiques pages d'héroïsme chrétien».
Autre moyen de perpétuer les fruits d'une mission : les confréries. Soldats de Saint-Michel dans les villes de garnison, Pénitents Blancs, Société des Vierges, Amis de la Croix, confrérie du Rosaire, confrérie du Saint Sacrement[143]. De la première, celle des Soldats de Saint-Michel, dont l'idée lui était venue hors de son pèlerinage au Mont du glorieux archange, à son retour de Rome, et à laquelle il donna à peu près les mêmes règlements qu'aux Pénitents Blancs, le P. Besnard (Livre II) dit qu'elle se maintint longtemps avec beaucoup de fruit. Celle des Pénitents Blancs, le biographe, qui écrivait en 1770, la trouva toujours vivante en plusieurs paroisses, notamment à Taugon-la-Ronde. De même les confréries des « Amis de la Croix », dont la plus florissante, celle de Saint-Similien de Nantes, ne doit pas faire oublier celles de la Chèze, de La Rochelle, de Taugon, sans compter d'autres paroisses dont on n'a pas retenu les noms. Ajoutons la dévotion du Saint Esclavage qu'il établissait, nous a dit Grandet dans toutes les paroisses où il faisait mission, dévotion avec laquelle il avait si bien familiarisé quantité d'âmes que ses successeurs pourront continuer à la prêcher sans qu'elle suscite le moindre étonnement.
Mais la dévotion qu'il implanta le plus profondément fut celle du Rosaire. Même là où il la trouva déjà en honneur, il lui donna une telle vitalité par l'onction et la flamme avec lesquelles il la prêchait que les populations lui en attribuèrent la paternité et s'y attachèrent d'autant plus qu'elles y reconnaissaient la pratique préférée de leur saint apôtre. Pour ne citer que la petite île d'Yeu, dans les trois chapelles consacrées à la Sainte Vierge, le Rosaire continuait à être récité fidèlement quand y passa le P. Besnard plus de cinquante ans après la mort du missionnaire.
 
Les mainteneurs
 
Ainsi le biographe pouvait-il écrire sans exagération aux premières pages de son ouvrage : « On observe encore en une infinité d'endroits les pratiques qu'il avait coutume d'établir et qui rendent sa mémoire en si grande vénération ». Que le plus souvent ces pratiques ne se soient pas conservées toutes seules, mais qu'il ait fallu des mainteneurs, personnes d'œuvres, toute dévouées aux fondations du missionnaire, comme à Nantes ; curés du zèle de celui de Saint-Lô, qui avait été vicaire dans cette ville lorsque Montfort, se rendant à Rouen, y passa, ou encore de celui de la Séguinière, cela va de soi. « Ah ! disait le premier au P. Besnard, en 1755, je ne puis exprimer le bien qu'il opéra dans cette ville, où il fit des conversions admirables et qui ont été constantes, ni les actes de vertu que je lui ai vu pratiquer. Il y établit si bien la piété que quantité de personnes qui vivent très saintement sont les fruits de ses prédications et de ses avis. Il recommanda si bien le Rosaire qu'on l'y dit encore». Mais aussi faut-il ajouter que ce saint prêtre, M. Le François, accompagné des autres membres du clergé, conduisait chaque année depuis plus d'un demi-siècle, l'après-midi du Vendredi Saint, les paroissiens de Saint-Lô au pied de la croix de mission que M. de Montfort avait portée lui-même, après s'être disposé à cette sainte action par un jeûne de vingt-quatre heures. Un prêtre y prononçait un sermon sur la Passion. Et comment douter que ce modèle de prêtre, d'origine irlandaise,
qui gouvernait la paroisse de la Séguinière, M. Cantin, que notre saint appelait « le curé selon son cœur », ait fait tous ses efforts pour maintenir la ferveur de la mission. Ayant rencontré à Angers Grandet, qui travaillait à la vie de M. de Montfort, avec quelle joie il lui assurait que cette ferveur était aussi vive qu'au départ du missionnaire, que le chapelet se disait tous les jours dans son église avec une grande affluence, et trois fois les dimanches et fêtes, qu'il ne croyait pas qu'il y eût une seule maison dans sa paroisse où chacun ne le récitât en particulier ou en commun. (Besnard Livre V).
 
Ses missions en Aunis. Regrettable insuffisance du clergé pour en perpétuer les fruits.
 
Correspondant géographiquement, depuis le Concordat, au département de la Charente-Maritime, formé lui-même de l'Aunis, de la Saintonge et d'une petite portion du Poitou, le diocèse de La Rochelle ne se classe pas parmi les meilleurs de France. Beaucoup d'indifférence, insuffisance numérique du clergé malgré un appoint de 50 pour 100 (chiffre de 1961) de prêtres d'origine étrangère. En Aunis, cette pénurie sacerdotale indigène ne date pas d'aujourd'hui. Déjà, vers le milieu du XVIIe siècle, plus de quatre paroisses rurales sur cinq étaient desservies par des prêtres venus du dehors.
A l'affligeant tableau que Besnard nous a laissé de l'état religieux de cette région au temps de notre saint, il ne semble pas douteux qu'elle ne fût alors la plus déshéritée du diocèse. C'est ce qui expliquerait que l'ardent apôtre s'y dépensa plus que nulle part ailleurs, y donnant, pendant quatre ans, quelque vingt-cinq missions, alors que l'on compte sur les doigts de la main celles qu'il prêcha dans la région Nord du diocèse qui fera partie de la Vendée militaire. L'entreprit-il par initiative purement personnelle — Misereor super turbam — ou conseillé par Mgr de Champfleur, qui l'aurait recommandé ou même, s'il était nécessaire, imposé aux curés, c'est ce qui n'est pas établi.
Dans cette série de vingt-cinq missions, chiffre à peu près égal à la totalité des paroisses de l'Aunis, le biographe ne signale aucun échec. Si le missionnaire en avait subi c'eût été vraisemblablement dans la petite localité de Fouras, qui semble bien avoir été alors la plus misérable de l'Aunis, et que Besnard, évidemment, choisit à dessein pour nous faire entendre la merveilleuse transformation opérée par l'homme de Dieu dans tout ce coin de terre. Ecoutons-le parler.
« Il trouva une église dans le plus pitoyable état, toute décarrelée et où il n'était pas possible de faire décemment l'office divin. Une sacristie sans ornement, sans linge, un peuple extrêmement grossier, bouché on ne peut plus dur, féroce, insensible, sans mœurs, sans instruction, d'autant plus à plaindre que, depuis longtemps, il n'avait personne qui pût ou qui voulût lui rompre le pain de la parole. On le logea lui et les siens dans un vieux galetas délabré qu'on y montre encore aujourd'hui comme ayant servi de demeure à M. de Montfort pendant la mission, et où ils étaient tellement exposés aux injures de l'air que le matin ils trouvaient leurs lits tout couverts de neige. Les habitants du lieu portèrent d'abord l'ingratitude ou l'intérêt au point de les laisser manquer du nécessaire en sorte qu'il fallût que le saint missionnaire empruntât quelque argent d'un petit marchand pour faire subsister ceux qui étaient avec lui ; car pour ce qui était de lui-même, il pensait si peu à la nourriture qu'après avoir prêché, confessé et travaillé tout le jour, il ne mangeait souvent qu'un morceau de pain vers le soir.
« Malgré un si dur abandon, son zèle ne se ralentit point, il redoubla même à la vue de la stupide insensibilité de ce peuple. Il prêcha avec tant de feu et tant d'énergie la nécessité de faire pénitence et de la faire sans délai qu'au bout de quelques jours on le regarda comme un prophète envoyé de Dieu pour annoncer ses vengeances contre ceux qui ne profiteraient pas des jours de sa miséricorde. Il leur apprit à s'approcher dignement des sacrements de Pénitence et d'Eucharistie et ils n'avaient pas plutôt commencé à ouvrir leurs cœurs aux vérités du salut qu'on vit en eux des hommes tout nouveaux. Le reste de la mission, M. de Montfort n'eût qu'a se louer de leur assiduité ; de leur ferveur et de leur docilité à prendre tous les moyens qu'il leur prescrivait  pour  assurer  leur  conversion.  La  récitation du Rosaire n'y est pas oubliée. Les grandes réparations qu'il leur fit faire dans leur église, la propreté, l'arrangement qu'il rétablit dans leur sacristie et les ornements dont il la fournit, le mirent à même de célébrer les divins offices avec une décence qu'ils n'avaient jamais vue et qui les ravissait d'admiration ».
Le biographe ajoute : « Il donna les mêmes soins pour l'église de Saint-Laurent-de-la-Prée et fit refermer le cimetière des deux paroisses qui étaient profanés de la manière la plus scandaleuse[144].
Sur son lit de mort, le missionnaire aura une pensée touchante pour ces pauvres paroisses. « Je donne à chaque paroisse de l'Auny où le Rosaire persévérera une des bannières du Saint-Rosaire », écrira-t-il dans son testament. Pour prolonger son action, il eût fallu que les Mulotins reprissent en main toute cette partie du diocèse, ce qu'ils ne firent pas.
Pour mesurer les fruits durables des missions données par Montfort, il serait nécessaire de faire entrer en ligne de compte d'abord ces résultats tangibles que furent les réparations des édifices sacrés, qui permirent de pouvoir à l'avenir célébrer dignement les divins mystères et continuèrent à imprimer dans l'esprit des peuples le respect de la maison de Dieu. N'y avait-il pas des pays vignobles où c'était dans l'église qu'on pressait la vendange ?
« Je ne me souviens pas, écrivait à Grandet (p. 309), M. des Bastières, qu'il ait entrepris aucune mission sans avoir fait faire des réparations considérables dans les Eglises paroissiales, ou dans les chapelles particulières ; surtout, lorsqu'elles étaient dédiées à Dieu sous l'invocation de la Sainte Vierge. Il a fait rebâtir tout à neuf la chapelle de Notre-Dame des Victoires, dans la paroisse de la Garnache, au diocèse de Luçon, où on assure qu'il s'est fait, et se fait encore, quantité de miracles. C'est lui qui a fait le rétablissement magnifique de l'église paroissiale de Taugon- la Ronde, la Chapelle de Saint-Jean l'Evangéliste dans la ville de Poitiers ; et l'église tout entière de Mervant, et à la Séguinière. La chapelle de Notre-Dame de toute Patience au diocèse de La Rochelle. Il a fait paver et entièrement blanchir les églises de Cambon, de Pontchâteau, de Crossac, du Vanneau et de beaucoup d'autres dans le diocèse de Nantes. Il faisait raccommoder tous les ornements et blanchir les linges des églises où il faisait mission. Quand ils n'étaient pas propres, il en faisait faire de neufs. Il faisait aussi acheter des tabernacles magnifiques, et dorer ceux qui ne l'étaient pas ; lui-même se donnait la peine de nettoyer les autels, les murs des églises, et les vases sacrés, les statues et les tableaux de saints, et faisait toutes ces fonctions en surplis, en chantant des cantiques, ou en psalmodiant le chapelet avec les personnes qui lui aidaient, ramassait tous les ornements des églises qui ne valaient pas la peine d'être raccommodés pour en faire des cendres pour le premier jour de carême.
« Il menait toujours avec lui dans ses missions, un peintre et un sculpteur, pour couvrir ou réformer les tableaux et les statues des saints qui étaient indécentes ou mal faites ; il lègue par son testament 150 livres pour faire apprendre à cette intention à Frère Nicolas, le métier de sculpteur. Il a aussi fait bâtir beaucoup de sacristies ».
Ajoutons la fin de cet abus d'enterrer dans l'église et la clôture en maçonnerie des cimetières exposés à l'invasion du bétail.
Ensuite, l'abolition définitive de certaines foires et assemblées scandaleuses qui se tenaient le dimanche. Nous n'insistons pas, en ayant déjà cité de remarquables exemples.
De plus la fin d'interminables procès, de mésintelligences, de brouilles, de rancunes, de haines qu'on se transmettait souvent de père en fils. Dans les paroisses où il passait, il appelait à lui tous les différends, se faisant au besoin assister d'homme de loi. Cela — se souvenant sans doute qu'il était fds d'avocat — dès son entrée dans la carrière des missions. Prêchant à Saint-Savin de Poitiers, « il y termina, dit Grandet (p. 79) grand nombre de procès par le moyen des Officiers de justice qu'il avait priés de former un bureau, où toutes les affaires des parties étaient terminées sans frais après les avoir examinées avec beaucoup d'exactitude ». A Sallertaine, il réussit à mettre fin à plus de cinquante procès et à ménager plus de cent réconciliations. A Courçon, en Aunis, pasteur et fidèles se détestaient cordialement et ce n'étaient que divisions de famille. Un soir, il parla avec tant de cœur sur le pardon des injures que le curé l'interrompit pour demander pardon à son peuple du scandale qu'il lui avait donné par ses paroles et ses gestes de violence. « Eh quoi ! mes frères, dit aussitôt le missionnaire, ne suivrez-vous pas l'exemple de votre pasteur et n'oublierez-vous pas vous aussi vos rancunes ? » La cérémonie ne s'acheva pas sans qu'on fit en présence du Seigneur des promesses solennelles de réconciliation, et, les jours suivants, le saint arbitrait quantité de différends.
Voilà sans doute des résultats durables. Sans le passage du saint combien de temps ces inimitiés, nées le plus souvent à propos d'affaires d'argent et principalement d'héritages, et dont plusieurs déjà ne dataient pas d'hier, se fussent-elles prolongées ? Est-il nécessaire d'aller en Corse pour rencontrer de ces haines que l'on se fait un point d'honneur de transmettre de père on fils pendant des générations ?
Peut-on se fonder sur les statistiques de communions pour apprécier les effets d'une mission ?
Plusieurs fois dans ses cantiques, Montfort incite à communier fréquemment. Contentons-nous de citer ce couplet. Il se trouve dans la pièce intitulée : Règlement d'un homme converti dans la mission.
 
Tous les mois pour l'ordinaire
J'approche des sacrements,
Et plus, s'il est nécessaire
Selon les lieux et les temps.
Plus souvent je communie,
Et plus je reçois la vie.
 
Nulle part il ne présente la communion comme une récompense de la vertu mais bien comme une nourriture de salut.
Cependant, ni le Règlement des Pénitents Blancs (Grandet p. 386), ni les Pratiques de ceux qui ont renouvelé les vœux de leur baptême pour vivre chrétiennement (p. 396), ne contiennent d'article sur la communion fréquente. Dans le règlement, il est dit n° 2 : « Ils se confesseront souvent, surtout les premiers dimanches du mois et les fêtes principales de l'année ». Rien sur la communion. Dans les pratiques n° 3 : « J'irai à confesse tous les mois ou plus souvent, si je puis, par obéissance à un bon directeur ». Et seulement une exhortation à la communion au n°4. « Tous les ans en particulier, je recommencerai les vœux de mon baptême, je réciterai le Saint Rosaire, j'adorerai le Saint-Sacrement pendant une demi-heure, et je tâcherai de communier ce jour-là ». Dans le règlement des quarante-quatre Vierges, rien touchant la confession, mais : « Elles s'assembleront quatre fois l'année à l'église, aux fêtes de l'Annonciation de la Sainte Vierge, le dimanche dans l'octave de son Assomption, le jour de la Conception et de la Purification. Elles communieront ensemble habillées de blanc, à la grand'messe... »
A consulter ses plans de sermons de mission, on voit que l'essentiel de l'effort se portait à retirer les âmes du péché par une bonne confession. Instructions sur la nécessité d'un sérieux examen de conscience et d'un aveu sincère, d'une vraie contrition et d'un ferme propos. Pour y aider les pénitents, autres instructions sur les péchés les plus graves et les plus fréquents, et ces terrifiantes prédications sur les fins dernières. La communion, traitée directement, ne faisait guère l'objet que d'un sermon divisé en trois points : la communion indigne, la communion tiède, la communion fervente.
Hors le temps de la mission et les circonstances extraordinaires, même dans les paroisses ferventes, on ne communiait généralement qu'à Pâques. De là peu de différence sur ce point entre les bonnes paroisses et les paroisses médiocres, où l'habitude était aussi de communier au temps pascal. S'en dispenser, c'était en quelque sorte s'exclure de la communauté chrétienne. Ne fut-ce pas un scandale à Paris quand on sut que Louis XV avait cessé de faire ses pâques ? Même fidélité à observer les jours maigres et à garder le jeûne hors les cas d'exemption. On connaît la réplique spirituelle de la marquise de Montespan, alors maîtresse de Louis XIV, à certaines dames de ses amies qui s'étonnaient qu'elle fût si scrupuleuse à faire son carême et ses Quatre-Temps : « Depuis quand un péché mortel est-il un laissez-passer à tous les autres » ? Sur ce point de la communion, une mission ne changeait rien aux habitudes et, en réalité, ne se proposait pas de le faire. On ne peut donc conclure, du fait que dans l'année qui suivait la mission, le nombre des communions était retombé à celui de l'année qui l'avait précédée, que cette mission n'avait donné que peu de fruits. Ce à quoi les missionnaires, Montfort comme les autres, s'appliquaient, — Besnard le dit en propres termes pour la mission de Fouras — c'était de préparer les âmes à s'approcher dignement des sacrements de Pénitence et d'Eucharistie, car une bonne confession, et, en conséquence, une bonne communion, le second point dont traitait Montfort dans le sermon qu'il leur consacrait c'était sa rareté. Avec quelle vigueur saint Alphonse de Liguori s'élèvera contre ces curés qui ne faisaient jamais venir de confesseurs étrangers et qui, vivant — c'était chose fréquente dans l'Italie du Sud — en familiarité avec leurs paroissiens et souvent même au milieu de leur parenté, n'entendaient guère que des confessions sans sincérité.
Assurément, après deux siècles et demi, il est difficile d'apprécier le renouvellement opéré par Montfort dans les paroisses et les contrées qu'il évangélisa. Qu'étaient-elles avant son passage[145] et que furent-elles après et pendant combien de temps ? N'y eut-il trop souvent que des résultats assez superficiels ? Et s'il est impossible de nier, en se rapportant au témoignage de ses premiers historiens, le grand ébranlement produit à chacune, peut-on dire, de ses missions, n'aurait-ce pas été en beaucoup d'endroits qu'une émotion passagère, un « feu de paille » ? Que lui doivent celles des paroisses de son apostolat qui se distinguent aujourd'hui, par leur vitalité chrétienne ? Tant d'autres ouvriers y travaillèrent après lui, qui utilisèrent de puissants moyens d'action, à commencer par les écoles tenues par des religieux et des religieuses ! Que ne doit-on pas, par exemple, le diocèse de Luçon aux Frères de Saint-Gabriel ? De plus, quels souvenirs vivifiants laissèrent, surtout chez les habitants des campagnes, les guerres de Vendée, quel attachement à une religion pour laquelle leurs pères avaient si généreusement versé leur sang !
 
Ce que laisse toujours le passage d'un saint « puissant en œuvres et en paroles » comme Montfort
 
Cependant, outre les constatations faites sur place par Grandet et plus encore par le P. Besnard et par Quérard de la permanence des changements admirables dus aux prédications de notre saint, on possède des faits d'où, en bonne logique, on doit déduire des résultats. Nous avons entendu M. Le Normand dire dans sa lettre à Grandet, qu'à Poitiers M. Grignion avait sanctifié plus de deux cents personnes. Entendons au sens fort ce mot « sanctifié ». Il est vrai que plusieurs Filles, comme il le dit, prirent le parti d'être religieuses et que d'autres vivaient avec une dévotion sans pareille. Mais enfin, parmi ces deux cents personnes, il dut bien s'en trouver un certain nombre qui étaient déjà engagées dans les liens du mariage ou qui s'y engagèrent. Comment croire qu'elles ne fondèrent pas des familles chrétiennes jusqu'à la moelle. Ce qui se passa à Poitiers, comment n'aurait-ce pas eu lieu en maint autre endroit ?
Des conversions retentissantes nous ont été rapportées par ses premiers biographes. Les sujets en furent le plus souvent de personne influentes et vraisemblablement mariées. Furent-elles les seules à bénéficier de ce coup de la grâce, et leur famille, leur monde, le peuple qui en fut témoin, ne s'en ressentirent pas ?[146].
Enfin, aux moyens que nous l'avons vu employer pour perpétuer le fruit de ses missions que ne dut-il pas ajouter de supplications, de jeûnes, de flagellations sanglantes ? Lui qui voyait si loin en tout, quand il donnait la mission dans quelque paroisse misérable, était-ce seulement pour la génération présente qu'il redoublait de prière et de mortification ? Peut-on croire qu'il n'ait pas été exaucé ?
Voici un trait que Quérard rapporte de Saint-Pompain.
 « Le souvenir de Montfort est demeuré si profondément gravé dans le cœur et la mémoire de ce peuple que les plus grands pécheurs de la paroisse le vénèrent toujours comme un homme puissant en œuvres et en paroles, comme un très grand saint. En 1882, nous avons trouvé un homme de plus de soixante ans qui n'allait plus que rarement à la messe le dimanche et qui ne semblait plus tenir à la religion que par la vénération marquée qu'il avait pour le Père de Montfort. Il tenait de ses ancêtres une chaine de fer qu'avait bénite et portée le saint missionnaire lui-même autour de ses reins. La famille se l'était partagée. Il lui en était échu en héritage sept anneaux. Il ne lui en restait plus que quatre qu'il conservait bien précieusement dans un étui où, autrefois, comme militaire, il enfermait sa feuille de route et de congé, et cet étui était disposé à la place d'honneur dans la plus belle de ses armoires. Lorsqu'il y avait des malades dans la contrée, on allait chercher son bout de chaîne et on le déposait sur leur poitrine, et souvent on obtenait des guérisons inespérées des médecins et toujours des grâces extraordinaires ».
En combien de paroisses le saint missionnaire survivait-il ainsi, trait d'union entre les âmes et Dieu !
 
Citons encore Besnard (livre VII) :
« Ce fut au commencement de l'hiver de l'année 1714 que M. de Montfort partit de Rennes pour se rendre à La Rochelle. Il comptait qu'aux incommodités de la saison, se joindraient des humiliations et des croix. Son espérance fut trompée. Il ne trouva sur sa route que des marques de la vénération publique. De tous cotés on courait à lui pour lui demander sa bénédiction et lorsqu'il arrivait dans quelques-uns des endroits où il avait travaillé, le nombre des personnes qui l'environnaient était quelquefois si grand qu'il ne s'arrêtait point et se contentait de leur dire : « Mes petits enfants, mes chers enfants, je souhaite que le Seigneur vous bénisse et qu'il vous fasse tous des saints ». Si de temps en temps la gloire de Dieu demandait qu'il séjournât dans un lieu, il était obligé pour se dérober à la multitude de partir longtemps avant le jour ; encore s'en trouvait-il qui venaient l'attendre à la porte pendant presque toute la nuit afin d'avoir la consolation de lui dire adieu. Us le conduisaient ensuite le plus loin qu'il leur était possible et ils ne le laissaient qu'après les témoignages les plus touchants de leur tendresse et des plus sensibles regrets, pensant peut-être qu'il ne leur serait plus accordé de le voir. « J'ai vu plusieurs fois, dit le Frère qui l'accompagnait dans son voyage, des personnes même très considérables, de tant loin qu'elles l'apercevaient, mettre pied à terre et se prosterner à genoux le suppliant de leur donner sa bénédiction ».
 
Et cet autre témoignage (Besnard Livre VII) :
« La mission (de Fontenay) finie, M. de Montfort alla faire un tour à sa grotte de la forêt de Vouvant. M. Gusteau, prieur de Doix, qui était alors écolier à Fontenay, dit que notre saint prêtre le prit pour l'accompagner dans ce petit voyage. « Je fus édifié, ajouta-t-il, de voir un nombre de personnes qui quittaient leurs travaux pour venir se mettre à genoux sur les bords des chemins, pour le voir. Il les bénissait et leur faisait avec son pouce un signe de croix sur le front ».
Quel prestige de sainteté ! Comment, dans les paroisses où il était passé, la nouvelle génération n'aurait-elle pas été avide d'entendre les anciens raconter leurs souvenirs ?
Montfort est entré dans la légende. Lui a-t-on attribué plus qu'il ne lui est dû ? Comme les artistes de génie, poètes, musiciens, peintres, sculpteurs, les saints sont des inspirés qui nous atteignent dans nos profondeurs. Peut-être ne diront-ils rien de nouveau. Il n'en seront pas moins une révélation, car ils y mettront l'accent. Avec eux les vieilles vérités retrouvent la verdeur de leur jeunesse. Elles saisissent comme si on ne les avait jamais entendues. Ils rendent à l'Evangile sa saveur première et renouvellent ainsi le christianisme. Le clergé est le premier à profiter de leurs héroïques exemples de vertu par entraînement d'abord, ensuite, parce que le peuple est devenu plus exigeant à l'égard de ses pasteurs. Des générations vont se ressentir du passage de ces hommes de Dieu et la voix publique n'aura pas tort de leur attribuer la transformation ou la conservation de toute une région, car ce sont eux qui mirent tout en branle.
Ce n'étaient pas des missionnaires médiocres qui composaient la troupe de M. Leuduger alors que notre saint travaillait avec eux. De qui cependant le peuple a-t-il gardé le souvenir, et quel souvenir !

CHAPITRE XXVI
 
 
MONTFORT, LES MISSIONNAIRES SES FILS, ET LA VENDEE
 
 
Le concordat ! Jamais peut-être au cours de l'histoire, la puissance séculière, en traitant avec l'Eglise, non sans l'arrière-pensée de l'asservir, ne travailla si bien contre ce dessein. On vit alors l'autorité du Siège apostolique invoquée par le potentat, fils de la Révolution, comme jamais elle ne l'avait été par aucun prince chrétien. Que demandait en effet Bonaparte au Souverain Pontife ? d'anéantir d'un trait de plume une Eglise immense et de la reformer toute entière, de déposer dans leur totalité évêques et pasteurs, de remanier toutes les circonscriptions ecclésiastiques, de déclarer aliénés à perpétuité les biens du clergé tant séculier que régulier. Car telles furent les conditions du Concordat, un de ces coups où la Providence dissimule si bien sa main qu'on ne l'y reconnaîtra que peu à peu.
Bonaparte voulait la paix religieuse et, en France, la Vendée était son grand souci. Elle n'avait plus d'armée mais le feu y couvait toujours sous la cendre. « Vienne la guerre au dehors et la Vendée peut s'insurger encore plus terrible, avait écrit confidentiellement au Directoire le jeune général qui devait mériter le titre de pacificateur, Hoche. C'est un volcan comprimé, mais il fermente toujours et peut jeter de nouvelles laves... Une guerre pareille renouvelée dans quelques années perdrait le gouvernement ». Livré aux extrémistes, le Directoire n'avait tenu aucun compte de cet avertissement. Mais Bonaparte, devenu Premier Consul et maître de la France, ne pensait pas autrement que Hoche.
Or pourquoi les Vendéens s'étaient-ils insurgés ? Uniquement pour n'être pas contraints de devenir schismatiques. Sans la Constitution civile du Clergé qui méconnaissait l'autorité du Saint-Siège,  il  se  seraient tenus tranquilles.  La Révolution — leurs cahiers de doléances en font foi — ne les avait pas trouvés moins désireux de réformes que la masse de la paysannerie française. Mais quand Paris voulut remplacer leurs curés par des prêtres qui avaient prêté serment à cette Constitution condamnée par Rome, il n'y eut qu'un cri, de Vihiers à Chalans : Nous ne voulons pas des intrus.
Des commissaires sont envoyés dans les départements de la Vendée et des Deux-Sèvres. C'est par paquets qu'ils trouvent des pétitions sur les bureaux du district. Interrogeant les autorités des campagnes, ils n'entendent qu'une réponse : Rendez-nous nos églises, retirez les assermentés et tout rentrera dans l'ordre.
Et ce sera toujours la même réclamation. En décembre 1794, Charette accepte de causer avec les Républicains. Les négociations traînèrent jusqu'au 17 février suivant. La question religieuse avait dominé tous les débats. Au traité qui fut appelé la Pacification de la Jaunaie, nom du château voisin de Nantes où se tenaient les réunions, Charette n'apposa sa signature que lorsque les Représentants eurent consenti à y inscrire en termes formels le libre exercice du culte.
Pour en finir avec la Vendée, un seul moyen restait à Bonaparte : reconnaître l'autorité du Saint-Siège et traiter avec elle.
La puissance des armées vendéennes avait fait trembler la Convention. Une guerre de géants, dira Napoléon. Jacquerie dans le Marais et au pays de Machecoul, bataille dans la Vendée centrale, croisade dans les Mauges, c'est ainsi que Pierre de la Gorce caractérisa selon les lieux l'insurrection.
Et celle qui mena cette croisade, la Vendée angevine, dans les Mauges, c'est elle qui par sa cohésion, son organisation, sa discipline, le nombre et le poids de ses combats, domina toute la guerre. Et c'est elle aussi qui cria le plus haut vers le ciel. C'est elle qui marchait à l'ennemi le rosaire au cou, l'image du Sacré-Cœur sur la poitrine et, sous les balles, suspendait sa charge pour saluer la croix d'un calvaire. C'est à ses enfants de l'un et l'autre sexe, de tout âge, que Dieu fit l'honneur de demander le plus de larmes et de sang. Pour qu'ils aient payé si cher la victoire de leur cause il fallait que, dans les mystérieux desseins de la Providence, cette cause  dépassât infiniment celle de leur seule Vendée, telle que, dans leur simplicité ils la concevaient. C'est à eux qu'échut l'insigne privilège de descendre le plus profondément dans un abîme de douleur qui dut être aussi pour beaucoup un abîme de sainteté. Car comment douter que parmi tant de victimes immolées de la manière la plus barbare en haine de Dieu, il n'y en ait eu plus d'une qui se soit offerte en holocauste à la justice céleste et ait mérité d'être complètement purifiée par l'épreuve et consumée par le feu de l'amour divin ?
Bien d'autres victimes, il est vrai apportèrent leur contribution à la rédemption de la France. Dans d'autres parties du territoire, combien de prêtres, d'anciennes religieuses, de laïques, hommes et femmes, payèrent de leur vie leur fidélité chrétienne ! Mais qui peut nier que la part des Vendéens fut de beaucoup prépondérante ?[147]
 
Père de la Vendée : Montfort a-t-il mérité ce titre ?
 
Si la Vendée qui fit de la guerre une croisade est la Vendée angevine, Montfort y travailla peu. Mais c'est là qu'il vint achever sa course. De son tombeau, où de vingt lieues on accourt l'implorer et près duquel ses Filles de la Sagesse ont établi leur maison-mère et s'est fixée la poignée d'ouvriers évangéliques qu'il a remplis de son esprit, il anime tout.
Pendant soixante-treize ans, depuis la mort du grand apôtre jusqu'à la Révolution, les campagnes vendéennes seront favorisées d'une évangélisation en quelque sorte continuelle. Missions de quatre et huit semaines avec le plus souvent une demi-douzaine de missionnaires et parfois même jusqu'à onze. On y venait de toutes les paroisses des environs, plus de vingt parfois. Tout ceci au témoignage de Quérard.
Héritiers des vertus et du prestige de leur Père, « vénérés comme des saints », écrira, le 5 juin 1791, le Directoire de la Vendée, les fils de Montfort n'avaient pas tardé à se rendre maîtres des esprits et des cœurs. Cependant ils s'en tinrent toujours à leur rôle purement spirituel, mais avec quelle puissance sur les populations ! En septembre 1791, Dumouriez, alors maréchal de camp, part à Fontenay, avec deux commissaires, pour inspecter la Vendée et les Deux-Sèvres, où l'on s'agite... « Le district de Chatillon, écrira-t-il, est infesté de fanatiques... II y a là une communauté de missionnaires qui ont empoisonné toute la région par un catéchisme que le ministère public va poursuivre ». Même déclaration de la part des deux commissaires.
Avant cette enquête, de? stocks de brochures, provenant du sac de la maison de St-Laurent par les patriotes de Cholet, avaient été expédiés à Angers au commandant de la garde nationale et envoyés par celui-ci aux administrateurs avec ce billet : « J'adresse au département deux gros Mulotins — les deux seuls missionnaires trouvés à St-Laurent par les patriotes — et un gros paquet de papiers incendiaires .» Dans ces brochures : Prône d'un bon curé, Entretien sur la nouvelle Constitution française, Le modèle du chrétien persécuté, L'Eglise et la Constitution civile, pas un mot qui prêchait la révolte. Tout se bornait à éclairer les consciences. On y enseignait qu'il n'était pas permis de recourir au ministère des intrus, on n'exhortait pas à les molester.
Petites feuilles terribles. Rédigées « à la missionnaire » par des catéchistes professionnels dans une langue claire, familière, incisive, parfois en forme de dialogue, elles valaient les meilleurs des sermons.
Traqués comme tous les prêtres insoumis, les missionnaires s'étaient dispersés et n'exerçaient plus qu'un ministère clandestin. Plusieurs fois ils échappèrent à la mort. Les seules victimes sanglantes furent le Père Serres, surpris malade et alité à St-Laurent, et fusillé, et les Pères Dauche et Verger, que les patriotes de Cholet avaient capturés. Après avoir été traînés de prison en prison, ils furent massacrés à La Rochelle par des marins et une populace en furie, qui les débitèrent en quartiers pour le plaisir de s'en partager les morceaux. On rapporte même qu'une femme leur aurait arraché la langue « qui, disait-elle, avait fanatisé tant de personnes ».
Les frères coadjuteurs furent moins épargnés. A l'une de leurs nombreuses descentes à St-Laurent, les Bleus s'étant saisis de quatre d'entre eux imprudemment restés à la résidence, en abattirent deux à coup de sabre, en empalèrent un autre, un grand gaillard de Breton qui refusait de s'engager dans leurs rangs, et emmenèrent le quatrième, avec des Filles de la Sagesse, à Cholet où il fut fusillé.
Le 4 février, une de ces « colonnes infernales » chargées de purifier la Vendée en brûlant et en exterminant tout sur son passage, atteignait St-Laurent. La veille, le commandant avait écrit à son chef hiérarchique : « Je te préviens que j'irai demain matin brûler le bourg, tuer tout ce que je rencontrerai, sans considération, comme le repaire de tous les brigands. Je n'avais pas encore occupé un pays où je puisse rencontrer autant de mauvaises gens, tant hommes que femmes ; aussi tout y passera par le fer et le feu ».
On n'aperçoit pas de missionnaire accompagnant les combattants ou assistant au conseil des chefs angevins, qui avait son siège à Chatillon, proche de St-Laurent. Peut-être l'un ou l'autre eût-il été capable de jouer un rôle assez semblable à celui de l'abbé Bernier. La tentation ne lui en vint pas. Et pourtant quelle action puissante et décisive fut celle de cet ecclésiastique ! Ancien professeur à l'université d'Angers, puis curé de l'importante paroisse de St-Laud, en cette même ville, l'abbé Bernier se joint aux rebelles, qu'il suivra dans tous les périls. Il acquiert si bien la confiance des généraux que bientôt, proclamations, négociations avec les puissances étrangères, tout passera entre ses mains. Nommé à l'unanimité commissaire général par les députés des paroisses angevines, il édicté de sages règlements en faveur des populations et achève de devenir l'arbitre de leur destinée. Il conquerra Bonaparte comme il avait conquis Hoche. Théologien, diplomate accompli et, par surcroît, homme des Vendéens, il sera nommé par le Premier Consul, en même temps que deux conseillers d'Etat, pour négocier, conclure et signer une « convention » avec les représentants du Pape, acte auquel il ne manquait que les signatures de Bonaparte et du légat pour devenir le Concordat.

Rien de semblable de la part des missionnaires. Aucune intervention politique, aucune manœuvre diplomatique pour terminer cette guerre affreuse, pas plus qu'ils n'avaient intrigué pour faire recourir aux armes, bien qu'on les en ait accusés. Ce n'est pas sur leur avis, ambitieux d'influence, mais spontanément que se groupèrent autour du tombeau de Montfort les services de l'armée angevine, à Cholet les magasins, à Mortagne l'atelier de réparation, à Chatillon le siège du conseil supérieur, et à St-Laurent même, dans la maison des Filles de la Sagesse, l'hôpital où furent soignés indistinctement les blessés des deux partis.
Mais ils parlaient et ce fut là leur crime... Aujourd'hui certains ne leur en feraient-ils pas reproche ? Si les Vendéens se trouvaient acculés à choisir entre le schisme et la guerre civile, la pire de toutes les guerres, eussent-ils été coupables aux yeux même de Dieu, se dit-on, s'ils avaient opté pour le premier de ces maux ? Mais les missionnaires les fanatisèrent ! Avec M. de Beauregard, alors vicaire général à Poitiers qui, lui non plus, ne gardait pas le silence, ils furent donc, ce serait la conclusion, bien qu'à leur corps défendant, les grands coupables de la révolte et de tous les maux qui s'ensuivirent.
La Vendée se fait gloire de se dire la fille de Montfort. Et elle l'est en effet. Elle tenait tellement de lui par lui-même et par ses fils ! Elle vivait de son souvenir, et c'est lui qu'elle reconnaissait et vénérait dans les missionnaires qu'il avait obtenus du ciel et pénétrés de son âme. Elle était et n'était pas une œuvre posthume de Montfort, et quelle œuvre ! tant il se survivait en eux. Comment Dieu, lorsque, en même temps qu'il la choisissait et la préparait pour défendre héroïquement sa cause, il suscitait un apôtre populaire aussi exceptionnel que Montfort, ne les aurait-il pas unis dans ses desseins ? Ne méritaient-ils pas, elle d'avoir un tel Père, et lui d'avoir une telle fille ?[148]
 
 
 
 
 

CHAPITRE XXVII
 
LES PREMIERES RECRUES DE MONTFORT POUR SA COMPAGNIE DE MISSIONNAIRES
 
Au cours du carême de 1716, l'homme de Dieu envoyait à Notre-Dame des Ardilliers sous la conduite de M. Mulot et de M. Vatel, les trente-trois Pénitents blancs de Saint-Pompain pour obtenir de Dieu de bons missionnaires. II ne verra pas la réalisation de ses vœux. Quand il mourra le 28 avril de cette même année, la petite Compagnie tant implorée du ciel ne possédera que des éléments subsidiaires, quatre Frères unis à lui dans la pauvreté et l'obéissance, et encore par des vœux annuels, comme il le dit dans son testament (Grandet, p. 256). Peu après les obsèques, M. Mulot était allé rejoindre M. Vatel à Saint-Pompain. L'un et l'autre encore jeunes ne se reconnaissaient aucun talent pour la prédication. Jusque là leur ministère s'était borné à entendre les confessions. Cependant M. Mulot n'oubliait pas la promesse que Montfort en mourant lui avait faite de lui obtenir de Dieu la grâce de le remplacer dans les missions. Il était là depuis deux ans, avec M. Vatel, priant, exerçant le ministère à Saint-Pompain et dans les paroisses environnantes, attendant l'heure de la Providence, lorsque, vers la fin du carême 1718, le curé des Loges les pria de venir travailler dans sa paroisse. Croyant qu'il ne s'agissait que d'entendre les confessions, ils acceptèrent. Quel fut leur étonnement lorsque le curé leur dit qu'il avait annoncé au prône une mission en règle donnée par les successeurs de Montfort. Leur première pensée fut de désavouer un engagement dont ils n'avaient pas compris toute l'étendue ; mais le curé insista et il fallut se rendre. Ils se contenteraient de faire des lectures pieuses et d'y ajouter quelques réflexions. Et voici le miracle. Ecoutons M. l'abbé de Hillerin, chanoine et trésorier de l'église cathédrale de la Rochelle, parlant en particulier de M. Mulot dont il avait entendu les premières instructions. « Un sujet, dit-il, pour le premier exercice du jour et le paraphraser sans art suffisant pour faire couler les larmes de tout l'auditoire et en exciter les sanglots ; jusque là que l'on pouvait démêler la forte impression que ses paroles faisaient sur le cœur des assistants par l'éclat terrible de leur douleur qu'ils ne pouvaient contenir et qui les mettaient hors d'eux-mêmes. Ces effets n'étaient dus, continue-t-il, ni à la véhémence du prédicateur qui se servait pour lors d'un ton radouci, ni à l'impression de certaines vérités qui terrassent, ce que son sujet ne demandait pas, mais à des considérations et des affections en termes de prières dont on n'a pas coutume d'être ébranlé au delà de quelques soupirs ». M. Mulot, dans les grandes matières donnait beaucoup de pathétique à ses expressions par le zèle de l'onction et le feu de la charité dont il les animait, mais tout cela était dépourvu des ornements du langage et d'un ordre que l'on ne néglige pas dans les instructions publiques lorsqu'on a dessein de toucher. Indépendamment des règles ordinaires et de l'étude qu'elles demandent pour en faire l'arrangement, M. Mulot pénétrait et brisait les cœurs d'une manière si vive et si sensible que tous les efforts de l'éloquence humaine tenterait vainement d'en approcher. (Besnard livre X)
Le bruit de ce succès prodigieux se répandit rapidement. Les demandes de mission ne cessent d'arriver aux deux saints prêtres et, leur réputation allant croissant, trois ecclésiastiques, de ceux qui venaient leur prêter main-forte, renoncent à des postes importants pour s'adjoindre à leur compagnie. Désireux, ainsi que les missionnaires, de donner plus de solidité à la société naissante, les curés de Saint-Pompain et de Saint-Jouin-de-Milly adressent une supplique au Souverain Pontife, le priant de bénir les missionnaires et de leur accorder des indulgences et des faveurs spéciales. Appuyée des attestations élogieuses des évêques de Poitiers et de la Rochelle, cette démarche a plein succès.
Sur la fin de l'année suivante 1720, la petite compagnie s'enrichissait d'une précieuse recrue dans la personne de M. Le Valois, cet ancien élève du Séminaire du Saint-Esprit que Montfort, à son passage dans la maison en 1713, en quête d'aspirants missionnaires, avait coiffé de son chapeau, en disant : « Celui-là est bon ; il m'appartient ; je l'aurai ». Aussi mortifié qu'il était pieux, M. Le Valois se sentait intérieurement de plus en plus pressé de suivre l'homme apostolique lorsque celui-ci vint à mourir. Il crut que c'en était fait de son dessein. Cependant, après son ordination sacerdotale, il était demeuré au Séminaire pour se mieux préparer au ministère évangélique. Il s'y trouvait encore en 1720 quand un événement surnaturel lui fut un nouvel appel de Montfort.
M. Vatel, en annonçant au Séminaire du Saint-Esprit la mort du missionnaire, avait joint à sa lettre deux petites estampes représentant le serviteur de Dieu. M. Le Valois en demanda une. L'ayant obtenue, il la plaça dans sa chambre en bonne place parmi d'autres images vénérées.
« Il se trouvait alors dans la maison, écrit le P. Besnard (livre X) un jeune ecclésiastique qu'on croyait possédé et qui au jugement des personnes expérimentées en avait toutes les marques. Cet ecclésiastique entra un jour dans la chambre de M. Le Valois et, agité par une de ces crises qui lui étaient assez ordinaires, il prit l'image et la déchira en trois morceaux dont l'un fut jeté dans la cour, l'autre resta dans la chambre et le troisième où était la tête fut ramassé par un jeune homme qui voulait la faire dessiner. C'était un jour de congé ; on alla à la promenade. Au retour, M. Le Valois trouva dans la cour leur possédé qui lui dit : « Tu n'as qu'à aller dans ta chambre, tu verras quelque chose de beau ». En entendant ce propos il cherche dans sa poche s'il avait bien sa clef. Il l'avait en effet. Arrivé à sa chambre, il la trouva bien fermée, il examine la serrure, n'y voit aucun dérangement, bien assuré d'ailleurs qu'il n'y avait point d'autre clef dans la maison avec laquelle on pût ouvrir sa porte. Il entre donc et examine ce qui avait pu donner lieu au discours que lui avait tenu l'énergumène. Sa surprise fut extrême lorsqu'il aperçut l'image de M. de Montfort remise fort proprement à sa place et des lignes fort délicates comme des cicatrices dans les endroits où elle avait été déchirée, en sorte qu'à peine pouvait-on reconnaître qu'elle l'eût été. Il sentit en même temps une odeur très suave, de même que si toutes les fleurs les plus odoriférantes eussent été rassemblées dans la chambre et cette odeur sortait de l'image, ainsi qu'il le fit remarquer à Cavis et à plus d'une douzaine d'autres messieurs du Séminaire, ce qui dura plusieurs jours au grand étonnement de toute la maison. Ce qu'on remarqua encore c'est que les autres images qui étaient collées auprès de celle de M. de Montfort et qui avaient été déchirées de la même manière ne s'y trouvèrent point replacées. Cette merveille a été certifiée par treize témoins dignes de foi le 8 novembre 1721, à Paris... »
Le P. Besnard, étant de passage au Séminaire du Saint-Esprit en 1746, vit lui-même cette image et entendit le récit des faits de la bouche de deux directeurs, M. Cavis et M. Thomas.
Peu de temps après, M. Le Valois se mettait en route, à pied et sans argent, pour Saint-Laurent. Il y resterait quelques jours à prier sur la tombe de M. de Montfort avant de rejoindre les missionnaires. Il y trouva déjà installée, mais combien pauvrement ! la Sœur Marie-Louise de Jésus qui commençait à y rassembler ses filles. La sainte religieuse fut si édifiée d'un long entretien qu'elle eut avec lui qu'elle aurait voulu le garder comme directeur de la communauté naissante. Sa dévotion satisfaite il se rendit à Niort pour prendre part à la mission qui devait s'y donner.
L'année suivante, le 7 avril 1721, le marquis de Magnanne acquérait à Saint-Laurent, pour y loger les missionnaires une maison misérable (il ne put trouver mieux), dite alors du Chêne-Vert et aujourd'hui le Petit Saint-Esprit. Aux vacances de l'année suivante M. Mulot et ses confrères vinrent y habiter et travaillèrent de leurs mains à achever de la mettre en état.
Mais ce n'était pas tout d'avoir une maison et une règle commune ; il fallait un supérieur. Par nomination de l'évêque de la Rochelle, M. Mulot l'était déjà des Filles de la Sagesse, et pratiquement il l'était aussi de ses confrères qui le regardaient comme le successeur de Montfort ; mais il n'en avait pas le titre. La petite communauté fit une retraite de huit jours. Puis on procéda à l'élection. Tous les suffrages se portèrent sur M. Mulot
« Le premier acte d'autorité du nouvel élu, écrit le P. Dalin (p. 457) fut de recevoir les vœux des trois ou quatre missionnaires et des cinq ou six Frères auxquels il assigna dès lors un costume particulier »[149].
Ainsi, plus de six ans après la mort de son fondateur, se trouva entièrement constituée avec ses deux éléments, Pères et Frères, et dans l'état religieux que Montfort avait voulu, la petite Compagnie tant désirée. Comme le sera la Vendée, elle sera aussi, d'une certaine façon, la fille posthume du saint missionnaire.
 
 
 
Nous avons raconté la vocation du P. Mulot, celle du P. Vatel et celle du P. Le Valois. Voici celle du premier frère de la Compagnie, le F. Mathurin.
C'était à Poitiers en 1705. Le missionnaire entendait les confessions dans l'église des Pénitents lorsqu'il voit entrer un jeune homme qui se met à dire son chapelet avec tant de dévotion que, les confessions terminées, il va vers lui, l'interroge, lui demande qui il est et dans quel dessein il est venu à Poitiers « Je voudrais entrer chez les Capucins. Je suis de Bouillé-Saint-Paul. Un de leurs Pères est venu prêcher dans ma paroisse. C'est ce qui m'a donné cette idée qui me semble de Dieu. En arrivant à Poitiers, j'ai vu d'abord cette église et j'y suis entré. — Pourquoi ne viendriez-vous pas travailler avec moi dans les missions ? Suivez-moi. C'est là votre vocation ». Le jeune homme se leva. Montfort lui remit une discipline de fer, puisqu'il se sentait appelé à une vie pénitente. Quelque peu étonné, Mathurin Langeard (c'était son nom) la prit et suivit l'homme de Dieu. Il ne mit pas grand temps à connaître celui qui l'avait appelé. Il s'attacha à lui et à ses successeurs. Pendant cinquante ans il accompagnera la petite troupe dans les missions, faisant le catéchisme, l'école aux enfants, et chantant des cantiques. Il terminera ses jours à Saint-Laurent le 22 juillet 1760. Après la mort du Saint, il avait reçu la tonsure des mains de Mgr de Foudras, coadjuteur de M. de la Poype, à la mission de Jaulnay en 1722.
Dans son testament Montfort nomme, en plus de Mathurin, six Frères, dont quatre ayant prononcé des vœux. Le F. Jacques à la si belle voix, scrupuleux lui aussi, n'était point de ces quatre. Il n'en resta pas moins attaché à la Communauté et le P. Besnard lui doit plus d'un détail sur la vie du saint missionnaire, qu'il avait accompagné pendant huit ans.
Nous avons vu l'aumônier de l'hôpital de Poitiers proposer aux Demoiselles gouvernantes la vie religieuse comme le meilleur moyen pour elles d'être au service des pauvres. Il ne s'interrogea pas davantage sur leur vocation. Il estimerait ce point acquis si elles entraient dans ses vues, reconnaissaient l'excellence de l'état religieux et consentaient à se renoncer complètement pour la plus grande gloire de Dieu et le meilleur service du prochain, car il jugeait à bon droit que cette intelligence et cette résolution ne pouvaient être que le fait de la grâce. Heureuses gouvernantes si Dieu les prévenait de cette grâce et qu'elles y répondissent ! Sans doute le Saint agit-il de la même façon à l'égard de ses humbles auxiliaires laïcs, leur proposant la vie religieuse, sans rejeter ceux qui n'osèrent s'engager dans cette voie.
Le plus bel éloge que l'on puisse faire de ces bons Frères si utiles à la petite Compagnie c'est qu'ils se montrèrent dignes de Montfort. Ils furent eux aussi, ainsi que leurs successeurs, comme un bâton entre les mains de leurs supérieurs et le peuple ne fit point de différence dans son estime entre Pères et Frères. Tous étaient également considérés comme des saints.
Bien plus, ce sont eux qui payeront le plus lourd tribut à l'orgie révolutionnaire. Nous avons dit la mort de quatre d'entre eux. Deux autres dont on n'entendit plus parler subirent sans doute le même sort. Ce que la Compagnie de Marie doit au sang de ces martyrs, c'est le secret de Dieu. Il dut peser lourd dans la survivance de la Congrégation qui sortit si anémiée de la tourmente et non moins dans l'envoi que Dieu lui fit, moins de trente ans après, d'un homme tel que le P. Gabriel Deshayes. Celui-ci ne se contentera même pas de la relever. Supérieur général des Missionnaires et des Filles de la Sagesse de 1821 à 1841 et, à ce titre, successeur de Montfort si soucieux de multiplier les écoles, il croira entrer pleinement dans les vues du saint apôtre en complétant son œuvre par la consécration à l'enseignement populaire de Frères qui formeraient sous son autorité et aussi, dans sa pensée, sous celle de ses successeurs, une Congrégation à part, laquelle devait lui emprunter son nom, les Frères de St-Gabriel, 2.000 aujourd'hui, tous si montfortains de cœur et d'esprit que nous estimerons pouvoir les mettre plus loin au nombre des familles spirituelles de Montfort.
 
 

CHAPITRE XXVIII
 
 
L'ADMIRABLE COPIE
 
« Vive Jésus ! vive sa Croix ! Ma très chère fille, souvenez-vous du beau nom que vous portez qui est celui du Calvaire ; vous ne devriez pas être un moment sans être ornée de la chère Croix, et vous devriez en faire tous les jours vos plus chères délices, en vous souvenant que le Calvaire a eu l'honneur de porter le cher arbre de vie sur lequel pour votre amour et pour le mien a été crucifié notre aimable Jésus. Ah ! si nous étions vivement pénétrés de ce divin amour, que nous n'aurions garde de nous plaindre de nos petites infirmités et de nos peines ! Bien au contraire, nous n'aurions point de plus grande satisfaction que de n'être pas un moment sans souffrir ».
A cette lettre adressée à une des premières filles de la Sagesse, Sœur Marie du Calvaire, le lecteur aura cru sans doute reconnaître la pensée, l'accent, la plume du Bienheureux de Montfort.
Et à celle-ci pareillement :
« L'administrateur dont vous me parlez n'est que l'instrument dont Dieu se sert pour vous éprouver et pour épurer votre vertu. Ces sortes de gens nous rendent plus de services devant Dieu que ceux qui nous flatteraient. Le courage avec lequel vous soutenez l'épreuve vous assure par avance un degré distingué de mérite et de gloire. Encouragez aussi nos pauvres filles à faire un bon usage des croix que le Seigneur dans sa miséricorde leur ménage et faites-leur comprendre qu'elles seraient bien à plaindre si notre divin Epoux, Jésus-Christ, nous refusait ce témoignage de son amour et cette part de sa gloire».
Mais en voici une troisième qui révèle encore mieux le grand amant de la croix avec son style biblique et son assurance de prophète :
« Rassurez-vous sur le sort de votre communauté. Le bras de Dieu n'est pas raccourci, et comme ces instituts sont des œuvres de Dieu, il est intéressé à les soutenir et à les conserver, et il ne vous abandonnera jamais tant que vous lui resterez fidèles, et pendant que vous observerez avec zèle et exactitude la sainte règle que vous avez embrassée. Ne craignez donc point, petit troupeau, et ne soyez point de ces personnes de peu de foi qui doutent de tout et qui perdent confiance dans l'affliction. La main qui vous a frappées saura bien vous consoler ».
Oui, Montfort eût pu signer ces lettres, qui sont de sa chère Fille, Marie-Louise de Jésus.
Rien n'est émouvant, en lisant la vie de la première Supérieure des Filles de la Sagesse, comme de voir jusqu'à quel point elle fut la fille de Montfort.
Le ciel seul et ses anges savent de quel amour ces deux âmes se sont aimées... comme s'aimèrent les cœurs broyés de Marie et de Jean au pied de la croix de Celui qui venait de les donner l'un à l'autre.
Son Père ! Le Père de son âme ! celui qui fut pour elle l'instrument des miséricordes célestes, qui lui apporta l'appel du Maître, qui la fit boire au calice des douleurs divines et aux suavités de l'Amour crucifié. Ce qu'elle lui a coûté, de jour en jour elle le comprend mieux à mesure qu'elle devient mère et qu'elle enfante à son tour.
Elle a les yeux sur lui. Il est là toujours présent à la mémoire de son cœur. Elle revit les jours anciens, le premier contact derrière la grille du confessionnal, dans l'église de Saint-Austrégésile ; le dur noviciat à l'hôpital de Poitiers ; les longues années d'absence où elle attendait une lettre pour ranimer son courage. Elle le revoit au milieu de ses pauvres, pauvre comme eux, présidant à leurs repas, veillant à leur nourriture, coupant leur pain, assis à leurs côtés et buvant dans le verre du plus misérable ; puis pansant leurs plaies, nettoyant leurs vêtements, passant des nuits au chevet des mourants ; où, à la cuisine, lavant à genoux la vaisselle de ces frères de misère de Jésus-Christ ; ou encore, aux cris de fureur et aux blasphèmes que leur arrache leur triste sort, se jetant à leurs pieds et les conjurant de bénir leurs souffrances, léchant le pavé gluant, souillé de leurs crachats, pour expier l'injure que leur bouche vient de vomir au visage de Dieu.
De plus tendres souvenirs se présentent encore. Voici les heures bénies où il lui ouvrait son âme et l'introduisait dans le secret de ses sacrifices, le jour par exemple où, tous les deux pansant un malheureux aux horribles ulcères, et lui, la voyant pâlir et esquisser un geste de dégoût, il lui apprit comment en pareille circonstance il avait dompté les répugnances de la nature en recueillant dans un verre le pus infect et l'avalant d'un trait... Quand donc sera-t-elle la fille d'un tel père, elle au tempérament si calme, à la froide et pâle imagination, aux pauvres ressources naturelles, si loin de ses intuitions, de sa fougue, de ses élans qui le portaient d'un seul bond aux extrémités du renoncement et aux sommets de l'amour ?
Hantée par cette image qui la bouleverse et qui l'entraîne, elle se surprend parfois les yeux pleins de larmes, et elle va, douce et tremblante brebis, comme portée par une invisible main, à travers les ronces sanglantes de la pénitence, par des sentiers abrupts qui lui donnent le vertige, sur les pas de celui qu'elle sent auprès d'elle et qui lui dit : Courage !... son ange aux ailes de feu, son intrépide pasteur.
Non, rien de plus pathétique que les efforts de cette âme subjuguée pour atteindre le vivant idéal qui l'obsède. La pensée ne lui vient point qu'il puisse y avoir d'autres chemins vers Dieu que les terribles chemins que son Père a foulés. Adressée à lui par la miséricorde divine, elle le tient, de par la volonté d'en-haut, pour son modèle de sainteté, son docteur et son prophète.
 
Par la mortification
 
C'est merveille de voir comme elle met ses pas dans ses pas. D'autres vécurent dans l'intimité de Montfort, son tendre ami M. Blain et les compagnons de son apostolat, des Bastières par exemple et M. Olivier. C'est même de leur bouche que nous savons ses effrayantes austérités. Mais ces sages s'arrêtèrent à l'admiration. Tout en s'édifiant, ils ne se crurent pas appelés à pareil héroïsme. En y prétendant, ils eussent sans doute pensé tenter Dieu. Des âmes sublimes, aux candeurs d'enfants, auraient peut-être vu dans le fait d'être associées à un tel homme et témoins de ses exemples une invitation divine à les imiter. C'est ce que crut Marie-Louise, fille spirituelle de ce crucifié, elle pensa que Dieu l'appelait à lui ressembler en tout.
La voilà donc s'encerclant les bras et les jambes de bracelets hérissés de pointes, s'armant d'une discipline et se déchirant le corps. La Sœur de l'Incarnation l'ayant vue, une fois, après le chapelet se retirer dans sa chambre comme à la dérobée, piquée de curiosité, elle la suivit jusqu'au seuil et prêta l'oreille. Bientôt un bruit effrayant retentit, une grêle de coups qui se prolonge près d'une demi-heure. Plus morte que vive, la sœur reste là, oubliant de sonner la rentrée des classes. Marie-Louise de Jésus, fidèle observatrice de la règle, se demande pourquoi on ne sonne pas. Elle sort de sa chambre et trouve la jeune religieuse toute bouleversée. « Eh ! qu'avez-vous, ma petite fille ? Vous êtes pâle comme une morte. — Je n'ai rien, ma chère Mère. — Il faut bien que vous ayez quelque chose, car vous n'êtes pas reconnaissable». La sœur de l'Incarnation n'avoua qu'au bout de huit jours la cause de son émotion.
Elle ne mange pas à sa faim, elle ne boit pas à sa soif. Tous les jours pour elle sont jours de jeûne. Le saint, de son vivant, la voyant déjà exténuée par les plus pénibles travaux, crut devoir intervenir. Il chargea la Sœur de la Conception de veiller sur la santé de sa bonne Mère. Les autres supérieurs généraux imiteront cette conduite, et, pour ne pas exposer la Supérieure de la Sagesse à une mort prématurée, ils placeront près d'elle au réfectoire une Sœur à qui elle devra obéir pendant tout le temps des repas. Probablement, bien que Marie-Louise de Jésus n'en ait jamais rien dit, lui arriva-t-il ce qu'il arriva à sainte Thérèse de l'Enfant Jésus pendant que sa sœur ainée était prieure du Carmel, que la Sœur chargée de ce délicat office, consultant ses goûts personnels, lui fit manger de préférence précisément ce qu'elle aimait le moins.
Les intempéries des saisons offrent mainte occasion de souffrir, le froid surtout. Montfort avait donné l'exemple. Il se levait par des nuits glaciales, et, à peine vêtu, descendait dans les jardins et y passait de longues heures à genoux en oraison. Etudiant à Saint-Sulpice et logeant intentionnellement dans une mansarde à la température extrême, il coupait encore les semelles de ses bas pour mieux ressentir les morsures du froid. Arrivée à la vieillesse et toute affaiblie par la maladie ; Marie-Louise ajoutera ce supplice du froid au supplice de la faim, et trouvera mille prétextes pour ne pas s'approcher du feu.
 
Par l'obéissance
L'obéissance, c'est la pierre de touche de la sainteté. Ce fut la grande vertu de Montfort, celle que ses soupçonneux directeurs de Saint-Sulpice furent contraints de lui reconnaître. Il fatigua même M. Leschassier par une dépendance qui ne voulait faire un pas sans permission.
Marie-Louise, elle, écrira plus tard à son directeur :
« Ne me ménagez en rien ; je vous demande cette grâce. Faitez-moi mourir à toutes mes volontés ; permettez-moi de vous dire que je crois que Dieu demande cela de vous. Je n'ai que trop fait jusqu'à cette heure ma volonté ; il est temps de la détruire entièrement. Il faut bien que je répare en quelque manière les fautes que j'ai faites, en agissant toujours en maîtresse, moi qui devrais être sous les pieds de tout le monde. Je vous prie instamment d'avoir la bonté de me faire faire tout ce que vous reconnaîtrez que Dieu demandera de moi. N'écoutez pas, s'il vous plaît, toutes les révoltes de mon amour-propre qui se glisse partout... Plus d'égards ni de douceurs pour moi, mon Père. Traitez-moi comme la dernière des novices ; mais une novice qui a un besoin infini d'être éprouvée en tout. Point de ménagements, s'il vous plaît. Agissez à mon égard comme Dieu vous l'inspirera. Je suis, par la bonté de mon aimable Maître, disposée à tout, pour que, en vous obéissant, je fasse l'aimable volonté de Dieu, de laquelle j'espère ne m'éloigner d'un seul point. Hier matin, à la fin de mon oraison, je parlai à la Sœur... Je me jetai à ses pieds, je la priai de ne pas me regarder comme si Supérieure, mais comme la dernière des novices, de bien m'éprouver, de n'avoir aucun égard pour moi, de me défendre de communier quand elle le jugerait à propos, de ne point résister à tout ce que Dieu demanderait d'elle à mon égard, et qu'il fallait le faire ».
C'est dans les petites choses que s'admire l'obéissance des saints. L'amour-propre trouvant trop facilement son compte aux grands exploits, leur humilité se plaît aux menues observances, charmés de se trouver un tantinet ridicules. C'est dans ces prétendues puérilités, qui sont si bien selon l'esprit d'enfance, qu'excellait Marie-Louise. Fidèle aux leçons et aux exemples de son Père, elle ne voulait entreprendre la moindre chose sans consulter son Supérieur, le successeur de Montfort à la tête de la double Congrégation. On la vit un jour refuser d'enlever d'un drap mortuaire des larmes qui y étaient placées de façon grotesque, parce que, disait-elle, son supérieur ne lui en avait pas donné la permission. Une autre fois, c'est un meuble qu'il s'agissait simplement de changer de place. La sainte fille ordonna d'attendre que le Père eût donné son avis. — Un point de règle défend qu'une Sœur reste seule avec un homme dans une chambre dont la porte est fermée. Le Père Besnard, Supérieur général des deux instituts, rapporte qu'un jour il était en entretien avec Marie-Louise, celle-ci se leva jusqu'à cinq ou six fois pour empêcher une porte mal équilibrée de se fermer entièrement.
Agée et à bout de forces, s'alimentant à peine, dormant mal, elle est la première à l'oraison et à tous les exercices. Dès quatre heures et demie du matin, elle se traîne à la chapelle pour prier avec ses filles. N'est-ce pas la règle ? Le Supérieur intervient et lui défend de se lever avant cinq heures. Elle obéit. Or la novice qui couche dans sa chambre et qui se lève à l'heure réglementaire croit devoir lui demander, avant de la quitter, si elle n'a pas besoin de quelque chose. Marie-Louise lui défend de poser de semblables questions « parce que, dit-elle, c'est le grand silence prescrit par notre règle ».
Mais voici qui dépasse tout. La règle était devenue pour elle, par l'habitude de l'observance exacte, comme une seconde nature, elle se désole de trouver si doux le joug de l'obéissance. Pour en réveiller l'âpreté, elle demande à son directeur de lui imposer une supérieure à qui elle obéira comme à Dieu même. L'indiqua-t-elle elle-même, ou son directeur eut-il ce grand mérite ? Toujours est-il que ce fut une trouvaille. On découvrit en effet une religieuse qui semblait avoir été créée et mise au monde tout exprès pour cet office : maladive, bilieuse, bizarre et inquiète, un estomac à l'envers, et une tête quelque peu dérangée par les scrupules. Marie-Louise fut ravie. La quinteuse prenant son rôle au sérieux, jamais obéissance ne fut plus méritoire. Un seul malheur, c'est qu'étant souvent retenue au lit par la maladie, elle laissait trop de répit à sa victime volontaire. Il fallut lui substituer une religieuse plus valide. Cette dernière, d'excellent jugement, ne se prêtait qu'avec la plus vive répugnance à sa nouvelle fonction. Quelle confusion pour elle de voir sa Supérieure et chère Mère à ses pieds, lui rendant compte de tous les petits détails de sa vie, lui demandant chaque matin les permissions de la journée ! Plus grande confusion encore quand quelque parole avait échappé à Marie-Louise qui pût lui faire de la peine, car alors la sainte religieuse la cherchait dans la maison, se jetait publiquement à genoux devant elle, et, tout en larmes, implorait son pardon en protestant de son repentir. Elle ne se relevait que lorsque la Sœur lui avait imposé une pénitence et déclaré si elle était digne de communier le lendemain.
On conviendra sans doute que ces sublimes étrangetés ne se rencontrent pas couramment dans la vie des saints .et qu'elles portent avec un vigoureux relief la marque unique de Montfort.
 
Dans le mépris d'elle-même
 
Mais voici où Marie-Louise de Jésus va jusqu'à copier matériellement un acte aussi sublime que singulier de son vénéré Père.
Montfort, qui avait avoué à son ami Blain ignorer l'aiguillon de la chair, ne se flattait pas d'une pareille insensibilité quant à l'amour-propre. Il déclarait à M. Leschassier qu'il avait à lutter contre les tentations de vaine gloire. Et quel orateur populaire eut si fâcheuses occasions de les éprouver ? Quand un peuple entier, où se confondaient tous les rangs, venait de fondre en larmes au pied de sa chaire, comment l'éloquent apôtre n'eût-il pas senti s'élever au fond de son âme, mêlé au contentement d'avoir glorifié Dieu, le murmure flatteur de sa propre gloire ? Oh ! misérable éloquence, et plus misérable nature ! Arrivé à son pauvre logement, il s'étendait par terre et enjoignait à l'un de ses frères de lui poser le pied sur sa gorge criminelle.
Marie-Louise de Jésus n'avait pas pareil motif d'avilir ainsi sa bouche innocente. Qu'importe ! Elle refera le geste de son Père. Bien avant d'avoir obtenu une Sœur qu'elle considérât comme sa supérieure, elle avait choisi la Sœur Madeleine pour la reprendre sans pitié de toutes ses fautes. Les jours de confession, celle-ci devait déclarer tout ce qui avait paru de répréhensible dans la conduite de sa chère Mère. Or deux fois au moins Marie-Louise, se prosternant par terre, lui ordonna de lui mettre le pied sur la gorge, en lui disant d'un ton de mépris : « Allons, misérable pécheresse, vous ne méritez que trop qu'on vous foule ainsi aux pieds, vous êtes indigne de vivre ». Ainsi Marie-Louise avait imaginé une signification encore plus poignante à cet acte d'humilité héroïque. C'est à la mort même qu'elle se dévouait en expiation de ses fautes.
Si nette que fût dans sa mémoire l'image du Père très cher près de qui elle avait si longtemps vécu et dont le visage, comme frappé en médaille, avait une expression si particulière, sans doute elle eût été heureuse de posséder une peinture qui lui représentât dignement les traits qu'évoquait si doucement son cœur. Mais Montfort, comme plus tard le Curé d'Ars, n'avait jamais consenti à poser. Il avait fallu qu'un artiste d'occasion le saisit à la dérobée pendant qu'il était perdu dans la prière. Un amateur avait risqué un autre tableau où l'on voyait le missionnaire présentant à la Sainte Vierge plusieurs Filles de la Sagesse. Que ces productions n'aient eu d'autre mérite que celui de la bonne volonté de leurs auteurs, on le comprend facilement.
Marie-Louise n'était pas sans soupçonner que ses Filles mettraient en jeu toute leur ingéniosité féminine pour s'assurer le portrait de leur chère Mère. Sa défiance déjoua toutes les tentatives. Il fallut user d'autorité, et, par égard pour sa modestie, colorer encore la chose d'un bon prétexte. Ce fut le P. Besnard, Supérieur général, qui s'en chargea. Le tableau d'amateur dont nous parlions plus haut péchait autant par manque de fidélité que par défaut d'exécution artistique. Le costume des Filles de la Sagesse particulièrement était méconnaissable. Le P. Besnard déclara que cette méchante peinture était dangereuse pour le maintien des traditions vestimentaires. Plus tard, des Filles de la Sagesse ne pourraient-elles pas s'en prévaloir pour modifier leur costume ? Rien n'était plus simple que de jeter la croûte au feu ? On feignit de n'y point penser ; et, un peintre allemand venant à passer par Saint-Laurent, le Père convint avec lui qu'il retoucherait le tableau. Qui poserait ? Sans doute la chère Mère elle-même. C'était tout indiqué. Mais, en dépit de ces excellentes raisons, il fallut en venir au commandement. Marie-Louise dut donc poser. Il va sans dire que l'artiste avait ordre de donner plus d'attention au visage qu'aux habits. Vaine précaution. Le supplice de la situation contracta si bien les traits de l'humble religieuse que le peintre ne réussit qu'une affreuse caricature. Le P. Besnard, examinant l'esquisse, déclara qu'elle n'était bonne qu'à mettre au feu. Ce propos, rapporté à la bonne Mère, la combla de joie et ramena la tranquillité dans son âme. Pour un tableau manqué, on avait le vrai portrait d'une âme solidement humble remarque judicieusement le chanoine Allaire.
 
Par la pauvreté
Pour Montfort, point de véritable pauvreté affective sans une totale pauvreté effective. Ainsi en sera-t-il de Marie-Louise. Ce que nous avons vu jusqu'ici le prouve assez. Les yeux sur son modèle, elle ne se demande pas si son tempérament exige ces outrances, trop heureuse de s'y livrer pour être semblable à son Père. Pauvre, elle le sera donc aussi, non pas seulement de cœur, mais en réalité. Que ses Filles ne prétextent pas sa santé, des commodités de travail, sa dignité de supérieure et les égards qu'on lui doit ! Rien de moins confortable que sa chambre : un méchant lit, quelques chaises, une petite table avec un crucifix et une image de la Sainte Vierge, un guéridon qui lui sert de bureau. Ses habits sont râpés et rapiécés à plaisir. Elle ne les abandonne que quand ils tombent en lambeaux. Si les supérieurs ne mettaient le holà, elle ne s'affublerait que des rebuts du vestiaire. Du moins met-elle en honneur dans la communauté de ne jamais porter un habit complètement neuf. Toujours une pièce un peu usée doit rappeler à la Fille de la Sagesse son état de pauvreté.
On gouverne facilement un petit groupe dans des logements de fortune malgré un ravitaillement de hasard : mais, le nombre augmentant il faut une organisation qui apporte nécessairement quelque confort. La communauté s'accroissant, la sainte Supérieure vit avec regret une abondance relative succéder à la disette des premières années, car jamais, disait-elle, ses filles n'avaient été si contentes et si ferventes que dans le plus grand dénuement. Les larmes lui venaient aux yeux au souvenir de ces heureux jours, où l'abandon des créatures attirait les bénédictions du Créateur. Dans la crainte que la richesse ne rendît plus rares les faveurs du ciel, elle donnait sans compter aux pauvres, et ne permettait d'agrandissement à la maison que dans la plus pressante nécessité.
Elle se souvenait que Montfort avait fait maint voyage en mendiant son pain et toujours vécu aux frais de la Providence. Ne pouvant aller de porte en porte et contrainte d'assurer des ressources régulières à sa communauté grandissante, elle trouve cependant moyen d'imiter ici encore l'exemple de son Père. Elle se met à quêter, comme une aumône, son pain au réfectoire.
Parfois même elle tombe à genoux devant la novice qui la sert, tendant la main pour recevoir sa portion et remerciant hautement de la pitié qu'on veut bien lui témoigner pour l'amour de Dieu.
Bien plus, il arrive que les Sœurs, sortant de la chapelle aperçoivent à la porte, comme une mendiante au seuil d'une église, une religieuse agenouillée, la corde au cou. C'est leur chère Mère qui, les yeux modestement baissés, sollicite l'aumône d'une prière.
On voit comme ces pratiques extérieures, avec leur réalisme, sont bien dans la tonalité spirituelle de Montfort. L'âme du père était passée dans la fille.
Par les dévotions
On devine combien étaient chères à son cœur les dévotions préférées de son Père. Rien de janséniste dans cette âme crucifiée. « Non, mes chères filles, disait-elle, je n'ai pas de plus grand bonheur que de vous voir toutes communier. Lorsque vous êtes ainsi toutes assemblées dans la chapelle près de la Sainte Table, j'entends mon cœur qui dit intérieurement à Jésus-Christ : O mon cher Jésus, vous ne nous abandonnerez point, s'il vous plaît à présent, et, quand vous le voudriez, nous ne vous laisserions point aller. Eh ! par où passeriez-vous ? Nous voici beaucoup de monde, nous vous empêcherions bien ».
A Saint-Laurent, dans le taudis offert par Mme de Bouille, son premier soin fut de consacrer l'établissement à la Sainte Vierge, trône de la divine Sagesse. Depuis longtemps elle avait habitué ses Filles à considérer Marie comme leur unique Supérieure. On ne devait rien entreprendre sans la consulter et lui demander sa bénédiction. Au réfectoire, on lui réservait la première et la meilleure part qu'on donnait ensuite aux pauvres en son honneur.
« Serrez cela, ma chère fille, c'est le bien de la Sainte Vierge », lui avait dit un jour Montfort, à l'hôpital de Poitiers, en lui remettant un petit morceau d'étoffe, tombé à terre et souillé, qu'il venait de ramasser. La remarque ne fut pas perdue, « C'est le bien de la Sainte Vierge», répétait Marie-Louise, donnant l'exemple et recueillant les débris de pain sous les tables. « Ne quittez jamais un appartement sans l'avoir laissé en ordre, disait-elle pareillement ; car la Sainte Vierge qui est la Supérieure de cette maison, viendra faire sa ronde quand nous n'y serons plus ».
Le Rosaire si cher à notre saint fut, par les soins de Marie-Louise, comme le lien mystérieux qui unit entre elles les Sœurs dispersées. Le chapelet du matin se disait une fois par semaine pour les Sœurs des établissements ; le mercredi on offrait le second chapelet pour les novices, et le vendredi pour demander la contrition. Chaque Sœur, le jour de sa fête, avait droit à un chapelet.
 
L'œuvre de Dieu
 
Dieu qui met sa gloire à estampiller ses chefs-d'œuvre et appose la signature du miracle au bas de la vie de ses saints, bien que Marie-Louise, à défaut d'original, ne lui eût présenté qu'une simple copie, il ne dédaigna pas d'y apposer aussi son nom. Inspirateur de ce chef-d'œuvre d'imitation, il va ostensiblement y mettre la dernière main, en achever la ressemblance d'une manière inédite et le signer ainsi de la plus authentique façon.
Ce fut d'abord la croix qui s'abattit sur la sainte religieuse, quelques mois avant sa mort. Une Fille de Montfort ne pouvait pas ne pas être marquée de ce signe. Certes les épreuves n'avaient pas manqué à la première Supérieure des Filles de la Sagesse. Mais en voici une, et des plus sensibles, qui s'ajoute à toutes les autres. Le 15 septembre 1758, comme elle sortait de sa chambre pour dire adieu à une de ses filles qui partait pour un établissement, elle fit une chute si malheureuse qu'elle se démit l'épaule. Le chirurgien, appelé en toute hâte, ne peut venir que le lendemain. Il fallut deux mortelles heures et l'aide de cinq ou six personnes pour remettre l'os en place. La patiente fut condamnée à cinquante jours d'immobilité, le bras et l'épaule étroitement serrés dans plus de vingt aunes de bandage. Impossible de faire le moindre mouvement sans ressentir les plus vives douleurs. Elle sortit de là tellement affaiblie qu'elle crut sa fin prochaine. « On eût dit qu'elle n'était plus de ce monde ; raconte une Sœur. Dès qu'elle fut rétablie, elle n'allait plus que de sa chambre à la chapelle. Elle ne voulait plus s'occuper de rien dans la maison, disant qu'elle devait penser â elle même le peu de temps qui lui restait à vivre, et se préparer à la mort. Il semble que le Seigneur lui en faisait connaître la proximité, tant elle en était persuadée ». On rapporte que, quelques jours avant la maladie qui devait l'emporter, une religieuse récemment décédée, Sœur Raphaël, se présenta tout à coup devant elle et lui dit : « Ma chère Mère, il est temps que vous veniez ».
 
Deux mois et demi s'écoulèrent. Le samedi de la semaine de Pâques, rentrant dans sa chambre après la prière du soir, elle ressentit une vive douleur au côté et un frisson par tout le corps. « Ma fille, dit-elle à la Sœur Florence, son assistante, qu'elle avait fait appeler, c'est ici le coup de la mort ».
Elle ne se trompait pas. Huit jours lui restent à passer sur la terre, huit jours de fièvre torturante et de célestes consolations. Elle prétend mourir sur la paille et il faut lui représenter qu'elle n'a pas le droit de hâter l'œuvre de la mort. Elle dicte son testament, remet sa communauté entre les mains de la divine Providence, et, les yeux au ciel, ne soupire plus qu'à l'heure où elle sera réunie à Jésus, à Marie et à son bienheureux Père. Ces trois noms reviennent continuellement sur ses lèvres. Le mardi, comme elle vient de les invoquer, une blanche clarté se répand sur son lit, illuminant son visage qui semble transfiguré. Le reste de la semaine, elle continue à converser avec ces mêmes invisibles personnages qui semblent la favoriser d'une mystérieuse présence ; et le samedi, 28 avril 1759, presque sans agonie, la première Fille de la Sagesse, celle qui avait tant aspiré à ressembler à son cher Père de Montfort, après avoir donné, sur ses soixante-quinze ans de vie, soixante ans au service des pauvres, expirait le même jour, à la même heure et dans la même maison que le saint. Similitude purement matérielle, mais qui, au jugement de tous, en soulignait une autre. Par ce concours inexplicable de circonstances, la Providence divine mettait, en se jouant, le dernier trait à la ressemblance de la fille avec le père. Ce ne fut pas là une des moindres consolations de la mourante. Elle y vit le doigt de Dieu, une délicate attention de cette si bonne Providence, qui exauce les humbles et les petits au-delà même de leurs vœux et leur fait entendre, de la façon la plus inattendue et la plus délicieusement humaine, que des désirs enfantins qui leur semblaient indignes, quelqu'un là-haut les avait devinés et remplis.

 

CHAPITRE XXIX
 
 
LES FAMILLES SPIRITUELLES MONTFORTAINES
 
 
Nous regretterions de clore cet ouvrage sans en dire un mot. Admirable fécondité de la prière de Montfort. Quand il mourut, plusieurs n'étaient qu'en germe.
Nous avons dit la vocation des trois premiers prêtres de la COMPAGNIE de MARIE, qui n'y entreront pourtant que comme membres posthumes. Lente croissance. Une poignée d'hommes qui, autour du tombeau de leur Père, remuent toute la région. Au sortir de la Révolution il n'en reste plus que sept. La Compagnie ne reprend vie que grâce au P. Gabriel Deshayes, ancien Vicaire général de Vannes. Mais il fallut la persécution de Jules Ferry en 1880 et surtout celle de Combes en 1903 pour lui donner son plein essor en la dispersant à l'étranger. Installation d'abord dans la terre si chrétienne du Limbourg hollandais où affluent les recrues, en même temps qu'au Canada. Un établissement en engendrant un autre, il faudra bientôt s'organiser par provinces. La Compagnie en compte huit aujourd'hui avec une dizaine de Vicariats apostoliques en pays de mission.
A la mort de leur Fondateur, les FILLES de la SAGESSE pourraient se compter sur les doigts de la main. Rapide fut leur développement. Elles sont nombreuses à la Révolution. Nantes en verra tout un groupe marcher à l'échafaud en chantant des cantiques. Dépassant aujourd'hui les 5.000, on les trouve dans 8 nations d'Europe, dans 3 d'Amérique et dans 6 pays de mission, s'adonnant à toutes les œuvres d'éducation et d'enseignement, de soins des malades et des vieillards, d'apostolat social ; œuvres dont les plus remarquables sont des écoles de sourdes-muettes et d'aveugles, d'hôpitaux psychiatriques, de léproseries (1.000 lépreux à Utale, Malawi, ancien Nyassaland). Sur le plan féminin, leurs activités ne diffèrent guère de celles des FRERES de SAINT GABRIEL sur le plan masculin, lesquelles nous allons voir.
Au cours du XIX" siècle, fondation en France de plus de 450 écoles populaires et formation d'instituteurs chrétiens. En 1903, en plein essor, dispersion par le monde, du fait de la persécution combiste, et recrutement en Europe et en Amérique. Lors de la Grande Guerre, rentrée en France de beaucoup à la suite de leurs mobilisés. Nombreux postes de mission en Afrique, en Asie et en Malaisie. Adaptation aux divers milieux. En France, établissements secondaires, techniques, agricoles. En d'autres pays orphelinats, villages d'enfants, écoles supérieures secondaires, écoles normales d'instituteurs, de moniteurs, de catéchistes, chaires d'Université. En France, en Inde, en Colombie et en Espagne, éducation de l'enfance déficiente: sourds-muets, aveugles, sourds-muets-aveugles, réintégrés dans la société. Méthodes actives soutenues par la prière, Action catholique, initiation des jeunes à la « Vraie Dévotion » mariale montfortaine. Et comme couronnement, des martyrs : 7 au Congo en 1965, et auparavant 49 pendant la Révolution espagnole.
 
 
 
 
Pour tout renseignement
:
Les Montfortains : Maison Provinciale, 52, rue Beaunier, Paris 14e.
Les Filles de la Sagesse : Centrale des Œuvres, 80, rue de de la Tombe-Issoire, Paris 14e.
Les Frères de Saint-Gabriel : Maison Provinciale, Institution Saint-Gabriel, 85 - Saint-Laurent-sur-Sèvre.
 

A NOS LECTEURS
 
 
Malgré les imperfections de notre travail nous espérons qu'il ne décevra pas trop nos lecteurs et tiendra la promesse que nous leur faisions en notre premier chapitre, de leur présenter un Montfort digne en tout point de leur admiration sans aucune ombre fâcheuse.
Nous nous sommes particulièrement attaché à montrer que, si saint Louis Marie tenait de sa nature tous les dons qui font l'apôtre populaire, il en est un qu'il possédait à un degré exceptionnel, celui de donner à tout ce qu'il enseignait une forme extrêmement concrète, et cela spontanément, selon son mode même de penser. Nous avons cru indispensable d'insister sur cette caractéristique la plus nette de son génie, car c'est elle qui explique à quoi tenaient ses prétendues outrances et qu'il fut si goûté du peuple et si discuté dans le monde ecclésiastique, elle aussi à qui nous devons qu'il ait si admirablement exposé la pratique qui l'avait séduit entre toutes, celle du Saint Esclavage.
D'autres contemplatifs eurent sa sublimité d'esprit et n'éprouvèrent pas un moindre ravissement devant la transcendance divine, le mystère de la croix et le mystère de Marie ; mais, le spirituel et le sensible n'étant pas chez eux fondus ensemble comme ils l'étaient chez lui, ils ne sentirent pas ce besoin de tout incarner. Cette liaison chez Montfort est, à notre sens, la clef de tous les problèmes qui se sont posés à son sujet. Qui l'a comprise n'hésitera pas à y voir une sorte de charisme de l'apôtre populaire.
Un lecteur attentif et favorisé d'une heureuse mémoire trouvera peut-être fastidieuses certaines répétitions de faits et de commentaires. Il ne nous a pas été toujours facile de les éviter et alors que nous l'aurions pu, nous avons hésité à les supprimer dans la crainte qu'un simple rappel n'eût pas suffi à un autre lecteur pour lui rafraîchir la mémoire.
Nous ignorons quel accueil le public réserve à cette étude. Heureux serions-nous si nous avions réussi à faire reconnaître en Montfort, non pas seulement un géant de sainteté, justement exalté déjà par tous ses biographes, mais un type unique d'apôtre populaire, un chargé de mission, rappelant étonnamment par la sublimité de son esprit, son langage d'action et son ton d'inspiré, les prophètes de l'Ancienne Loi, l'homme d'un grand dessein de Dieu.

CHRONOLOGIE
 
10 février 1671 :
    Mariage de J.-B. Grignion et de Jeanne Robert, en l'église de Toussaints, Rennes.
31 janvier 1673 :
   Naissance de Louis, à Montfort-la-Cane.
1er février 1673 :
     Baptême de Louis, dans l'église St-Jean.
Printemps 1673-Printemps 1675 :
En nourrice chez la mère André, à la Bachelleraie.
1675-1685 :             
En famille, au Bois-Marquer.
1685-1691 :             
Classes d'humanité au collège de Rennes.
?   -1691 :                 
Appel divin au pied de N.-D. de la Paix, dans l'église des Carmes.
1691 -1693 :            
Cours de philosophie au Collège de Rennes.
Automne 1693 :    
Voyage de Rennes à Paris.
1693-1694 :             
Chez M. de la Barmondière.
Samedi 18 septembre 1694 :
Réception des quatre ordres mineurs.
Automne 1694 :    
Admission dans la communauté de M. Boucher.
Hiver 1694 -1695 :
Maladie à l'Hôtel-Dieu.
18 mai 1695 :          
Bénéfice de la Chapellenie de St-Julien-de-Concelles.
1695- 1700 :            
Etudes de théologie au « Petit Séminaire » de Saint-Sulpice.
1697 :                       
Première visite à Mme de Montespan.
Fin de 1697 ou début 1698 :
Réception du sous-diaconat.
Eté 1699       :          
Pèlerinage à N.-D. de Chartres.
 
1700
5 juin :
                       Ordination sacerdotale.
Septembre :
            Voyage de Paris à Nantes ; arrêt à Fontevrault.
24 septembre
 :       Résignation du bénéfice de St-Julien-de-Concelles.
Octobre
:                  Arrivée dans la communauté de M. Lévêque.
Hiver 1700-1701
:  Pénible inaction à Saint-Clément.
 
1701
25-27 avril :            
Voyage de Nantes à Fontevrault.
27-29 avril :            
Séjour à l'Abbaye.
29 avril - 1er mai :
Voyage de Fontevrault à Poitiers (suivi d'une retraite).
4 mai :                      
Audience de Mgr Girard (puis retour à Nantes).
Juin :                         
Mission de Grandchamps.
Juillet, août, septembre :
Diverses missions en pays nantais, ministère dans la ville (près des étudiants et des communautés religieu­ses).
Octobre :                 
Voyage de Nantes à Poitiers, avec arrêt à Fontevrault et neuvaine à N.-D. des Ardilliers.
Novembre :            
Séjour au Petit Séminaire ; ministère dans la ville  (catéchisme aux pauvres, aux écoliers).
Fin novembre :      
Entrée de l'aumônier à l'Hôpital général.
 
1702
Printemps :             
Première « bourrasque » à l'hôpital ; retraite aux jésuites.
Eté :                          
Voyage à Paris, au secours de Louise-Guyonne. Pénible visite à M. Leschassier.
Octobre - Pâques 1703 :
Séjour à l'Hôpital de Poitiers.
 
1703-1705
2 février 1703 :      
Vêture de Marie-Louise de Jésus.
Printemps :             
Voyage à Paris ; ministère à la Salpêtrière.
Eté et Automne :  
Ermitage de la rue du Pot-de-Fer ; composition de l'Amour de la Sagesse éternelle (?)
Hiver :                      
Ministère chez les ermites du Mont-Valérien.
Mars 1704 :            
Supplique des pauvres de Poitiers, retour à l'hôpital.
1704-1705 :             
Ministère à l'hôpital ; puis nouvelles difficultés ; sortie définitive.
1705 :                       
Missions de Montbernage, de Saint-Savin, du Calvaire.
 
1706
Janvier :                   
Mission de Saint-Saturnin (clôture le 6 février).
Jours gras :              
Guérison de Mme d'Armagnac ; ordre de quitter Poitiers.
Printemps :             
Pèlerinage à Rome, par Lorette.
6 juin :                      
Audience du Souverain Pontife.
25 août :                  
Messe d'actions de grâces à l'abbaye de Ligugé.
Fin août :                 
Retraite de huit jours en dehors de Poitiers.
Septembre :           
Pèlerinage au Mont-Saint-Michel (éconduit à Fontevrault ; au pied de N.-D. des Ardilliers ; chez les Sœurs de Sainte-Anne de la Providence ; au séminaire d'Angers).
29 septembre :      
Journée de prière au Mont-Saint-Michel.
Octobre :                 
Séjour à Rennes ; ministère en différentes églises et au Grand Séminaire.
Environs de Toussaint :
Visite à Montfort-la-Cane.
Fin d'année :          
Missions de Dinan, St-Suliac, Bécherel.
 
1707
Printemps, été :
     Associé à Dom Leuduger : Missions dans les diocèses de Saint-Malo et Saint-Brieuc.
Juillet :
                       Mission de Montfort-la-Cane.
Août   :
                       Mission   de   Moncontour ; séparation d'avec M. Leuduger.
Septembre :            Installation à l'ermitage de Saint-Lazare.
Environs de Toussaint :
Mission de Bréal.
Hiver - printemps 1708 :
   Ministère aux environs de Saint-Lazare.
 
1708
Mai :                         
Retraite aux filles de la paroisse Saint-Jean de Montfort ; départ de Saint-Lazare.
Milieu de l'année :
Inauguration du ministère nantais ; mission de Saint-Similien. Mission de Valet.
Fin de l'été Automne :
La Renaudière, Landemont, La Chevrolière, Vertou.
Décembre :             
Mission de Saint-Fiacre.
 
1709
Janvier
:                    Retraite aux Pénitentes.
Carême :
                   Mission de Campbon (ouverte le 13 février) .
Mi-avril-début mai :
   Mission de Pontchâteau.
Eté :
                           Missions dans la région de la Grande Brière et travaux du Calvaire.
Novembre    :
           Mission de Missillac (clôture le 1er décembre)
 
1710
Début de l'année :
Missions d'Herbignac, Camoël.
Fin mai – juin :       
Mission de Saint-Donatien de Nantes.
21 juin :                    
Bénédiction d'une cloche (Anne-Marie) pour la chapelle du cimetière de Saint-Donatien.
Juillet :                     
Mission de Bouguenais.
Août :                       
Achèvement du Calvaire.
Soirée du 13 septembre :
Bénédiction interdite.
Nuit du 13 au 14 sept. :
Voyage de Pontchâteau à Nantes.
14 septembre :      
Audience épiscopale : refus confirmé.
15 septembre :      
Retour à Pontchâteau.
Fin septembre :     
Mission de Saint-Molf ; ministère interdit ; retraite aux jésuites.
Octobre :                 
Œuvres en faveur des pauvres, à Nantes.
10 novembre :       
Entrée dans le Tiers-Ordre dominicain.
 
1711
Début de l'année :
Dévouement pendant les inondations de la Loire ; puis départ de Nantes.
Carême :                  
Mission de La Garnache.
Avril :                        
Chez les religieuses de Montaigu ; retraite chez les jésuites au Séminaire de Luçon, et chez les capucins.
Samedi 9 mai :       
Audience de Mgr de Lescure.
10 mai :                    
Sermon contre les Albigeois, à la cathédrale de Luçon.
Lundi 11 mai :        
Voyage de Luçon à La Rochelle.
Mai – août :            
Mission de Lhoumeau et Mission générale de La Rochelle.
16 août :                  
Procession de clôture de la mission des femmes.
Hiver 1711-1712 :
Missions dans les campagnes du diocèse de La Rochelle.
 
1712
Carême :                  
Mission de l'île d'Yeu.
Environs de Pâques :
Visite aux œuvres de Nantes.
Ascension (5 mai) :
Bénédiction de la Chapelle de N.-D. de la Victoire, puis procession de La Garnache à Sallertaine.
Mai :                         
Mission de Sallertaine.
11 juin :                    
Ouverture de la mission de Saint-Christophe-du-Ligneron.
Juillet :                     
Retour de mission à La Garnache et retraite aux Hospitalières de St-Augustin, à La Rochelle ; conversion de Bénigne Page.
Eté et automne :   
Rédaction du Traité de la Vraie Dévotion à Saint-Eloi.
Octobre :                 
Mission de Thairé-d'Aunis (plantation de croix le 28).
Hiver 1712-1713 : 
Missions de Saint-Vivien, Esnandes, Courçon.
 
1713
Début de l'année :
Rédaction des Règles de la Compagnie de Marie.
Printemps :             
Missions du Beugnon, Bressuire, Argenton-Château.
Mai – juin :             
Mission de La Séguinière.
Juillet :                     
Voyage de La Rochelle à Paris.
Août :                       
Visites au Séminaire du Saint-Esprit, à Paris.
Fin août :                 
Retraite aux Clarisses de l'Ave Maria ; puis retour de Paris et passage à Poitiers.
Août – septembre :
Mission de Mauzé.
Octobre – novembre :
Maladie à l'hôpital des Frères de la Charité, à La Rochelle.
Hiver 1713-1714 et printemps 1714 :
Retour de mission à Courçon et à l'hôpital St-Louis ; et missions dans le diocèse de Saintes (Le Vanneau).
 
1714
Mai :                         
Mission de Roussay.
Juin :                         
Voyage à Nantes.
Juin – juillet :          
Séjour à Rennes ; retraite aux jésuites ; composition de la Lettre aux Amis de la Croix.
14 août :                  
Arrivée à Avranches.
15 août :                  
Messe de l'Assomption, à Villedieu-les-Poêles.
17 août :                  
Arrivée à Saint-Lô.
18-25 août :            
Retraite aux pauvres de l'hôpital.
Fin août – septembre :
Grande Mission de Saint-Lô.
Mi-septembre :     
Voyage de Saint-Lô à Rouen, par Caen. Entrevue avec M. Blain ; retraite aux Sœurs d'Ernemont.
Fin septembre – octobre :
Retour vers Nantes.
13 octobre (samedi) :
Messe dans l'incognito.
Fin octobre :           
Transfert des statues de Pontchâteau à Nantes ; puis voyage à Rennes, visite à M. d'Orville.
Novembre :            
Retour à La Rochelle ; ouverture des écoles charitables ; convocation des deux Filles de la Sagesse de Poitiers.
Décembre - janvier 1715 :
Mission de Loire, le Breuil-Magné, l'île d'Aix, St-Laurent-de-la-Prée et Fouras.
 
1715
2 février :
                 Transfiguration du serviteur de Dieu dans l'église des dominicains.
Février :                   
Prédication dans la chapelle des Sœurs de la Providence ; vocation du P. Vatel.
Mars – avril :          
Mission de Taugon-la-Ronde (clôture le 14 avril).
Fin mars :                
Arrivée des deux Filles de la Sagesse à La Rochelle.
Lundi saint, 15 avril :
Ouverture de la mission de St-Amand-sur-Sèvre.
 
19 avril :
Mai :                         
Semaine de repos chez Mlles de Beauvau; prédications à la Séguinière, quinzaine à Nantes.
Mai – juin :             
Mission de Mervent et séjour à la grotte.
Juillet :                     
Rédaction des Règles de la Sagesse, à l'ermitage de Saint-Eloi.
Juillet – août :        
Organisation de la Congrégation de la Sagesse.
 
1er août :                
Approbation des Règles de la Sagesse par
Mgr de Champflour.
25 août :                  
Ouverture de la mission de Fontenay-le-Comte.
Septembre – octobre :
   Repos à la grotte de Mervent ; retraite aux religieuses de Fontenay ; vocation du P. Mulot.
Automne :
                Mission de Vouvant.
Décembre - janvier 1716 :
   Mission de Saint-Pompain.
 
1716
Février :                   
Mission de Villiers-en-Plaine (plantation de croix le 24).
Mars :                       
Séjour au presbytère de Saint-Pompain ; puis pèlerinage à Saumur, après celui des 33 Pénitents blancs.         
1er avril (mercredi) :
Arrivée à Saint-Laurent-sur-Sèvre.
Dim. des Rameaux (5 av.) :
Ouverture de la mission de St-Laurent.
Mercredi 22 avril :
Visite de Mgr de Champflour.
Mardi 28 avril, vers 8 heures du soir :
Mort du serviteur de Dieu.
 
 
 
 
 

 
 

 

TABLE DES MATIERES
 
 
Chapitre I :
L'apôtre populaire. Le scandale de ses persécutions                                               7
Chapitre II :
S'il était mort à 25 ans, nouveau St Louis de Gonzagues                                         27
Chapitre III :
A Saint-Sulpice. Ses tribulations                                                                                    39
Chapitre IV :
L'homme supérieur et inspiré de Dieu, tel qu'un prophète de l'ancienne Loi          67
Chapitre V :
A l'hôpital de Poitiers. Ses réformes. Un organisateur hors pair                                    85
Chapitre VI :
Son grand dessein secret, fondation de la Sagesse                                                  105
Chapitre VII :
L'interdit de Poitiers. Le cas Villeroi, Vicaire général                                                123
Chapitre VIII :
Missions avec M. Leuduger                                                                                            145
Chapitre IX :
Dans le diocèse de Nantes. Ses exploits                                                                       151
Chapitre X :
L'affaire du Calvaire de Pont-Château. Montfort, criminel d'Etat                        159
Chapitre XI :
Le jansénisme, fausse explication                                                                                  201
Chapitre XII :
Persécuté parce que incompris                                                                                     227
Chapitre XIII :
Comment le jugeaient ses amis et admirateurs                                                         243
Chapitre XIV :
Comment il s'expliquait persécuté                                                                                257

Chapitre XV :
Inconsciemment travesti                                                                                                 269
Chapitre XVI :
L'homme d'une vocation                                                                                                 295
Chapitre XVII :
L'homme du concret chez qui tout parle et qui fait tout parler                                     321
Chapitre XVIII :
Ce que Montfort n'est pas                                                                                               351
Chapitre XIX :
Un esprit sublime                                                                                                               375
Chapitre XX :
Comment la Croix l'a ravi                                                                                     385
Chapitre XXI :
Devant l'art et la nature                                                                                                    397
Chapitre XXII :
La grande pratique                                                                                                            415
Chapitre XXIII :
Les charismes de l'apôtre populaire                                                                             437
Chapitre XXIV :
Jusqu'à la fin semblable à lui-même                                                                             441
Chapitre XXV :
La survie                                                                                                                               457
Chapitre XXVI :
Les fils de Montfort et la Vendée                                                                                  479
Chapitre XXVII :
Les premières recrues missionnaires                                                                           485
Chapitre XXVIII :
L'admirable copie, Marie-Louise de Jésus                                                                   491
Chapitre XXIX :
Les Familles spirituelles montfortaines                                                                        505
A nos lecteurs                                                                                                                     507
Chronologie                                                                                                                         509
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
Imprimerie Cléder - Toulouse — N° 1423 - I. 1967
Téqui - Editeur N° 131 — D.L. 1er Trimestre 1967

 
 


[1]
Grandet : « Vie de Messire Louis-Marie Grignion de Montfort », p. 4S0.
[2]
Besnard : « Vie de Messire Louis-Marie Grignion de Montfort ». Livre IV.
[3]
Blain : « Mémoires ». Chapitre LIII.
[4]
Nous reviendrons longuement sur cette explication du génie si particulier de Montfort. Au risque d'être fastidieux nous avons jugé bon de la donner dès maintenant. Si le lecteur en tient compte elle lui permettra de voir en toutes circonstances Montfort sous son vrai jour.
[5]
Grandet, p. 349.
[6]
Blain, ch. VI.
[7]
Blain, ch. V.
[8]
Blain, ch. XXX.
[9]
Nommé peu de temps après économe au séminaire d'Angers et remplacé par M. Baüyn, M. Brenier reviendra reprendre sa place à la mort de celui-ci.
[10]
Grandet, p. 12.
 
[11]
Blain, ch. XXXV.
[12]
Blain, ch. XVI.
[13]
Blain, ch. XXIX
[14]
Blain, ch. XXX.
[15]
Blain, ch. XXVII.
[16]
La veille au soir de son départ de Rouen, Blain le fit parler dans une communauté de maîtresses d'école. « Son discours, écrit le mémorialiste, fut sur les avantages de la virginité, matière que son grand amour pour la pureté lu rendait agréable et délicieuse à traiter ; aussi le fit-il dans l'esprit et avec les termes des Ambroise et des Jérôme qui en ont si divinement bien parlé ! Dans ce discours, il lui échappa une de ces sortes de singularité que l'on blâmait en lui et dont il ne s'apercevait pas. Pendant qu'il parlait, une des jeunes filles qui l'écoutaient le regardait. Il parut le trouver mauvais et, par une sorte d'enthousiasme, il l'apostropha, en lui disant : « Vous me regardez ; convient-il qu'une jeune fille fixe les yeux sur un prêtre ?» Je lui demandai, en particulier, après son discours, quel mal il trouvait qu'on regardât le prédicateur et s'il était possible de l'écouter attentivement et de le suivre, sans jeter les yeux sur lui ? Il me dit qu'il n'avait
rien à redire là-dessus ; je lui fis reproche de l'apostrophe qu'il venait de faire ; il en fut surpris, et dit qu'il n'en avait aucun souvenir. Cela me fit juger qu'il 11 était pas maître de certaines singularités qui lui échappaient sans qu'il y prit garde et qui servaient à l'humilier » (Blain, ch. LXXXI).
Comment le saint fut-il choqué de ce regard de la jeune fille ? Y saisit-il quelque chose de trop humain ? L'admonestation pouvait être fondée, et rien ne nous empêche d'y voir un de ces traits de zèle dont il était coutumier. Mais nous avouons ne pas comprendre qu'il ne s'en soit pas souvenu. Faut-il croire, comme Blain semble le penser, qu'il n'en eut pas conscience et qu'il lui arrivait d'agir ainsi en Plus d'une occasion ? Nous concevons fort bien qu'il ne s'apercevait pas qu'il était singulier, mais que, dans ses pratiques de vertus, il eût agi parfois sans avoir conscience de ce qu'il faisait, cela poserait un problème. Blain aurait-il pu nous citer, ne serait-ce qu'un ou deux autres cas semblables I Nous n'en voyons pas.
 
[17]
Il n'y avait pas si longtemps qu'une autre âme d'élite, la Mère Angélique Arnauld, avait tenté d'emporter de haute lutte la sainteté, à coups de mortifications sensibles. Elle s'adonnait, depuis plusieurs années déjà à cette entreprise lorsque saint François de Sales, devenu son directeur, la mit en garde contre ces excès d'austérités et encore plus contre son esprit d'indépendance. Il voulait, lui aussi, être d'abord obéi. Malheureusement, le saint étant mort le 28 décembre 1622, vint l'abbé de Saint-Cyran, dont la spiritualité tranchait fort sur celle de l'évêque de Genève. Il plaçait la perfection sur de si hauts sommets et ne la montrait accessible que par de si rudes sentiers que, seules, des Ames exceptionnellement trempées Pouvaient y aspirer. La Mère Angélique « se jeta passionnément dans ces doctrines », écrit Monlaur (Angélique Arnauld, p. 214-215). Les austérités effrayantes qu'on lui Prêchait lui étaient un attrait de plus. La difficulté ardue de la voie la ravissait, Car ce fut la destinée de cette âme forte d'échapper à recueil des tentations basses et de se briser en voulant atteindre les sommets qu'elle croyait entrevoir ». « Pure» comme des anges, orgueilleuses comme des démons », dira en 1664, des religieuses e Port Royal, à Mme de Guéméné, l'archevêque de Paris, Hardouin de Péréfixe.
[18]
Blain, ch. XXXII.
[19]
Quérard, t. II, p. 121 : « Vie du Bienheureux Louis-Marie Grignion de Montfort ».
[20]
Blain, ch LV.
[21]
Lui restait cependant Adèle Mgr de Saint-Vallier, évêque de Québec, qui était intervenu en faveur de Louise Guyonne, auprès de l'abbé Girard, futur évêque de Poitiers, alors précepteur des enfants de Mme de Montespan. Il comptait aussi un autre ami dans la personne de M. Barrin qu'il avait déjà connu à Rennes et qu'il retrouvera à Nantes comme vicaire général de Mgr de Beauvau. M. Barrin, d'une vieille famille bretonne, les Barrin de la Gallissonnière, converti sur le tard, était venu à Paris se préparer à l'ordination sacerdotale, qu'il reçut le samedi des Quatre-Temps de septembre 1702.
[22]
Blain, ch. LIII.
[23]
Reconnaissons à l'honneur de la Compagnie de Jésus que le P. Saladon fut le seul jésuite que l'on connaisse qui ait rebuté ainsi notre saint. Dans tous les lieux où se trouvait une maison de la Compagnie, c'est là que le missionnaire, toujours avide de direction, s'adressait, sûr d'être fraternellement accueilli. Il semble bien que se soit créée plus d'une amitié entre lui et ces religieux qui savaient eux aussi d'expérience ce que c'est que d'être calomnié. Leur expulsion brutale opérée en France en 1762, la dispersion et même le sac de leurs archives ont privé les biographes de saint Louis-Marie de Montfort d'inestimables documents dont le P. Besnard, le premier, déplorera la perte. Dans l'Avertissement, en tête de son manuscrit terminé en 1770 : « J'ai profité, dira-t-il, de tous les écrits qu'ont laissés ceux à qui une triste révolution et la mort même n'ont pas permis de continuer l'ouvrage », preuve que des membres de la Compagnie se préoccupaient de perpétuer la mémoire de leur ancien élève de Rennes, leur associé en plusieurs missions et leur Adèle client. Ce sera un Jésuite, futur Provincial, le P. Picot de Clorivière, qui reprendra le travail trop hâtif du P. Besnard et en tirera une claire et agréable biographie.
[24]
Blain, ch. XXXV.
[25]
« Tout le monde en général, dans ces différentes contrées, écrit Quérard (Mission providentielle, p. 137), savait le rosaire du Père de Montfort, les prières, le» mystères, les offrandes et les demandes qui le composent. Les enfants, en entendant sans cesse répéter ces saintes pratiques à l'église et au foyer domestique, les apprenaient sans peine. Aussi exigeait-on qu'ils les sussent parfaitement avant de quitter le catéchisme : les mystères joyeux pour la première communion, les mystères douloureux pour la seconde, et les mystères glorieux pour la troisième. Dans toutes leurs missions, conformément au vœu de leur saint fondateur, les missionnaires de la Compagnie de Marie faisaient faire aussi la mission aux petits enfants, et prenaient tous les moyens imaginables pour les initier à la connaissance et à la pratique du saint Rosaire. Un missionnaire était spécialement et uniquement chargé de ce ministère et encore se faisait-il aider par ses confrères. »
[26]
« Histoire religieuse de la Révolution française », t, II, p. 349.
[27]
Besnard, Livre VI.
[28]
Montfort n'est pas un spéculatif. Ses écrits ne dénotent aucun goût pour les idées pures ni même pour l'analyse psychologique. Il semble bien n'avoir eu qu'une puissance d'abstraction moyenne. En matière subtile, comme celle de la grâce, il avait sans doute plus d'Inclination pour les preuves d'autorité que pour les preuves de raison. Mais il était doué d'une remarquable intelligence pratique et excellait a démêler les cas les plus embrouillés. Et c'était bien cette sorte d'intelligence qui convenait ti un missionnaire, surtout pour le ministère du confessionnal.
[29]
«Vraie Dévotion», n° 47.
[30]
Ce qu'il ne dit point, c'est que le jansénisme se serait infiltré à Saint-Clément, « Tous ceux qui composaient la communauté du saint vieillard, écrit Blain (ch. LI), n'avaient pas son esprit ni encore moins sa doctrine. » Erreur, comme nous le verrons.
[31]
Probablement au secours de sa sœur Louise-Guyonne.
[32]
Louise-Guyonne, c'était la petite, de sept ans plus jeune que lui, que, n'étant encore qu'un adolescent, il s'efforçait do former à la piété. II la prenait à part, lui faisait réciter avec lui son chapelet, l'y encourageait pur de menus cadeaux et en lui disant, avec une vive pénétration déjà du cœur féminin : « Vous serez toute belle et le monde vous aimera si vous aimez bien le bon Dieu ». Encore Jeune, elle fut emmenée à Paris par cette demoiselle de Montigny, dont nous avons déjà parlé, qui la prit à sa charge. Puis, cette protectrice étant venue à lui manquer, la marquise de Montespan, qui dirigera sur l'abbaye de Fontevrault, dont sa sœur Mme de Rochechouart était abbesse, deux autres sœurs de notre saint, Sylvie et Marguerite-Françoise, la plaça chez les Filles de Saint-Joseph de la Providence, au faubourg Saint-Germain, maison qu'elle entretenait de sa fortune et qui recevait des orphelines pauvres jusqu'à l'âge de dix-huit ans. Au mois d'avril 1701, M. Grignion, étant encore à Nantes, apprit que sa sœur, âgée alors de vingt-et-un ans, devrait bientôt quitter la communauté de Saint-Joseph. On n'y voulait garder que les jeunes filles originaires de Paris ; de plus, on la trouvait trop pauvre pour être admise dans cette maison à titre de professe. Il lut écrivit pour l'exhorter à s'abandonner complètement à la divine Providence, dont elle désirait tant devenir la fille. En même temps, il obtenait de la charité de personnes pieuses son maintien dans cette maison ou un asile dans un autre. Mais ce ne fut qu'un répit. En juillet 1702, il apprenait que sa sœur se trouvait sans abri et sans pain. Confiant à Dieu
ses malades et ses pauvres congréganistes, il partit immédiatement pour Paris, à pied comme de coutume. Les premiers jours qui suivirent son arrivée dans la capitale, ne trouvant aucun secours, il ne pensait qu'a renvoyer sa sœur a Rennes, quand l'inspiration lui vint d'aller demander conseil à un de ses amis de séminaire, M. Bargeaville, attaché, bien que du clergé diocésain, à la paroisse de Saint-Sulpice. Dès le lendemain, celui-ci parlait en sa faveur à la Mère supérieure des Bénédictines du Saint-Sacrement de la rue Cassette. La bonne religieuse exprima le désir de voir le saint prêtre. Ne pouvant rien pour la jeune fille elle lui offrit, du moins, à lui, pour la durée de son séjour à Paris, la portion que la communauté servait, chaque jour, au réfectoire, devant l'image de Notre-Dame. C'était la part de la Sainte Vierge et la part du pauvre. On devine, avec quel empressement et quelle expression de sa reconnaissance, M. Grignion accepta, à la condition toutefois qu'on lui permit d'amener avec lui un de ses frères, de ces mendiants dont Paris ne manquait pas ; ce qu'on fit volontiers.
C'est dans cette maison, où le saint allait souvent dire la messe, qu'une religieuse déjà fort avancée en Age, amante passionnée de la croix, et lui, se reconnurent par une lumière intérieure. Sur la demande de la Mère Saint-Joseph, — c'était le nom de cette sainte âme, dans le monde Mlle de la Vieuville, une bretonne — ils eurent un entretien d'une demi-heure, au parloir, où ils s'édifièrent mutuellement. Une correspondance s'ensuivit, dont nous avons seulement deux lettres de Montfort, la seconde, un simple billet, qui ne respirent l'une et l'autre que l'amour de la croix.
Mais Louise-Guyonne était toujours sans situation. Proposée comme sœur converse aux Bénédictines de la rue Cassette, elle fut jugée, sur sa mine chétive, impropre aux besognes manuelles. Il n'y avait plus de solution que de la renvoyer dans sa famille, quand une dame de qualité se présente au parloir. Ayant appris que Louise Grignion allait être obligée de rentrer dans le monde et que la communauté devait envoyer, le lendemain, deux jeunes filles, comme novices, dans une des maisons de la Congrégation à Rambervillers, elle venait proposer qu'on leur adjoignît Louise-Guyonne, s'offrant de lui constituer une dot, de lui fournir un trousseau et de payer ses frais de voyage. Ce qui fut accepté.
Encore quelques épreuves à Rambervillers, où la novice tombe malade, occasion d'une lettre de son frère, du même ton, naturellement que celles à la Mère Saint-Joseph. Enfin, le 2 février (?), la sœur Saint-Bernard était appelée à prononcer ses vœux. Nouvelle lettre de notre saint, cette fois, un chant d'action de grâces à la croix.
 
[33]
Grandet, p. 465-466.
[34]
Notons que c'est de l'hôpital de Poitiers que, le 28 août 1701, il écrivit à sa mère une lettre qui a fait le scandale de plus d'un lecteur, bien à tort, car il avait le cœur sensible, nous dit Blain, qui en savait quelque chose.
[35]
Grandet, p. 128.
[36]
Besnard : « Abrégé de la vie et des vertus de la Sœur Marie-Louise de Jésus », p.35.
 
[37]
Besnard, op. cit., 397.
[38]
Besnard,  « Abrégé », p. 65.
 
[39]
Besnard,  « Abrégé », p. 69.
 
[40]
 Besnard,  « Abrégé », p. 298.
 
[41]
Grandet, p. 466.
[42]
Grandet, p. 468.
[43]
Grandet, p. 475.
[44]
Dubois -
Grandet, p. 477.
[45]
Grandet, p. 92.
[46]
Grandet, p. 435.
[47]
Grandet, p. 132.
[48]
Grandet, p. 331.
[49]
Georges Guitton, s.j., Saint Jean-François Régis (Livre VI, ch. XLV).
[50]
Grandet, p. 475.
[51]
Grandet, p. 456.
[52]
Lettre à M. Rigault, ancien curé de Saint-Michel-de-la-Palude, 3 septembre 1719).
 
[53]
Grandet, p. 330.
 
[54]
Grandet, p. 145-147.
[55]
Une autre donnée tirée du lieu des sépultures nous permet de préciser encore. L'année précédente 1708, quarante-sept sépultures toutes dans l'église. Les sept premiers mois de 1709, trente-et-une sépultures, dont une seule, celle du curé, M. Halgan, dans le cimetière. A partir de la fin de juillet, changement complet. Les 3 et 21 juillet, marquent les dernières sépultures faites dans l'église ; la suivante, 25 août, et les autres à la suite sont toutes inscrites faites dans le cimetière. Le registre de 1709 se clôt par la sépulture, le 31 décembre, de M. de Bellebat, seigneur du lieu, qui « par humilité chrétienne », renonçant à son droit d'enfeu et de seigneur préeminencier, a déclaré vouloir être enterré dans le cimetière en juillet ». D'après ces dates, la mission aurait commencé en juillet et se serait terminée en août.
[56]
Grandet, p. 305.
[57]
Il serait intéressant de savoir si ce premier chantier fut ouvert le lendemain de la mission de Pontchâteau ou non pas plutôt à la fin de juillet après une prédication que le saint serait venu faire pour exposer son projet et recruter des bras, ce qui expliquerait l'erreur commise par l'abbé Olivier sur la date de la susdite mission, ou encore en octobre à son retour de Nantes, peu avant de commencer celle de Missillac. Dans ce dernier cas, les travaux sur la lande de la Madeleine auraient suivi immédiatement ceux de Crévy. Mais alors, on s'étonnerait que dans sa relation, l'abbé Olivier n'ait fait qu'une vague allusion, et encore ! au signe donné ainsi tout récemment par le ciel. Selon toute apparence des mois s'étaient écoulés depuis lors.
[58]
Grandet, 322.
[59]
Grandet, p. 126.
[60]
Grandet, 168.
[61]
Blain, ch. LXXV.
[62]
Grandet, p. 437.
[63]
Besnard, Livre VI.
[64]
Grandet, pag. 428.
[65]
L'évêque d'Avranches. Voir Laveille, p. 430.
[66]
Dalin : « Vie du Vénérable Serviteur de Dieu, Louis-Marie Grignion de Montfort » (p. 188).
[67]
Ces explications se fondent probablement sur le passage suivant de Blain (ch. LXIII), trop porté, lui le premier, à voir des jansénistes dans les persécuteurs du missionnaire. Il ne dira rien de Saint-Lazare, mais le saint est à Montfort, peu avant de se Joindre à la troupe de M. Leuduger.
« Ce qu'il fit le peu de temps qu'il resta dans la localité, où il fit tout le bien qu'il put, mais non sans de grandes contradictions ; car ce grand zèle qu'il y témoigna pour la dévotion à la Sainte Vierge, pour la récitation du Rosaire, pour la visite des chapelles dédiées en l'honneur de la Mère de Dieu, ne plut pas à ceux qui pouvaient avoir intérêt à détourner le peuple de ces pratiques, surtout la dernière ».
Le mémorialiste a recueilli le bruit des persécutions dont Montfort fut l'objet dans son pays natal à l'occasion de Saint-Lazare qu'il ignore. N'en sachant pas la vraie cause, il les attribue, sans preuve, à des milieux jansénisants hostiles au missionnaire en raison de son zèle à prêcher la dévotion à la Sainte Vierge.
[68]
Même parmi les appelants, combien avaient des idées nettes et incontestablement hérétiques sur les points en litige : état de la nature déchue, conciliation de l'action divine et de la grâce avec le libre arbitre, universalité de la Rédemption ? Quand on réfléchit que docteurs jansénistes et docteurs antijansénistes réunis en commission à Rome passèrent deux ans à étudier les cinq propositions extraites de l'Augustinus, pour n'aboutir d'ailleurs qu'à se mettre d'accord sur leur sens, restant divisés sur la note à leur donner, orthodoxe, selon les jansénistes, hérétique, selon leurs adversaires ; qu'il ne faudra pas moins de temps pour passer au crible, toujours à Rome, le livre de l'oratorien Quesnel, devenu chef de la secte après la mort du Grand Arnauld, Réflexions morales sur le Nouveau Testament, et en retenir cent une propositions que condamna la bulle Unigenitus ! Est-on obligé de croire que dans le camp des novateurs, où l'unanimité s'était faite pour souscrire à la condamnation pontificale des cinq fameuses propositions, tous étaient de mauvaise foi et ne faisaient qu'user de subterfuge en refusant de reconnaître que ces propositions, justement censurées à leurs yeux, se trouvaient effectivement, au moins quant à leur substance, dans l'Augustinus ? Beaucoup d'entre eux ne se laissèrent-ils pas abuser par l'habile et subtile distinction du droit et du fait imaginée par les doctrinaires du parti ? Et pareillement pour les cent une propositions quesnellistes, dont certaines d'ailleurs pouvaient ne sembler avoir été frappées qu'en raison de leur dangereuse ambiguïté !
[69]
(4) Que de politique, en effet, dans cette affaire I Elevé dans le souvenir des guerres de religion et au milieu des troubles de la Fronde, mis en garde par Mazarin mourant contre les dangers de la nouvelle hérésie, Louis XIV était intervenu de tout son pouvoir pour mater les récalcitrants : démarches auprès du Saint-Siège afin d'obtenir décrets et bulles ; lettres de cachet, menace de suppression de bénéfices, destruction brutale de l'abbaye de Port-Royal. Et puis, se disait-on, les jésuites, ces vigilants gardiens de la doctrine, ces infatigables dénonciateurs de la secte, avaient-ils toujours des intentions si pures ? Ne jalousaient-ils pas les Oratoriens, leurs compétiteurs dans la direction des collèges et plus encore les messieurs de Port-Royal, grands humanistes eux aussi, hardis novateurs en pédagogie, qui, en plus du latin, enseignaient dans leurs Petites Ecoles, le français et le grec absents du programme de la Ratio Studiorum de la Compagnie ?
 
[70]
Grandet, p. 376.
[71]
Grandet, p. 339.
[72]
« Ami de la Croix » — Année 1937, p. 66.
[73]
Echo montfortain, n° 268.
[74]
Louis Chaigne : « Le Bienheureux Louis-Marie Grignion de Montfort », p. 14.
[75]
En pareille circonstance, M. Grignion ne se serait-il pas laissé enfermer, trop heureux de passer pour un fou ? On serait peut-être tenté d'alléguer contre les lignes suivantes ce que dit Mme d'Orion, la jeune et vive châtelaine de Villiers-en-Plaine, qui le reçut à sa table, au cours de la mission : «que ses conversations étaient très gaies, très édifiantes et très amusantes ». Ne séparons point ces épithètes. Le saint n'était pas morose. Nous l'avons vu très joyeux, au contraire, recevant même en riant les condoléances de ceux qui croyaient devoir lui en apporter après quelque fâcheuse aventure. Ses missions lui fournissaient quantité de traits édifiants et pittoresques qu'il savait conter à l'occasion avec un véritable talent de narrateur et de metteur en scène. Ce n'est pas l'art de décrire qui lui manquait, ni la pointe, on le voit bien à certains de ses cantiques. Il aurait eu facilement des mots mordants, si la charité ne l'avait retenu.
[76]
Exagérerions-nous ? Le P. Le Crom (p. 291) fait justement remarquer qu'à la mission de Saint-Christophe-du-Ligneron (1712), on vivait en plein surnaturel. N'en avait-il pas été de même à la Chèze, d'après le recteur M. Jagu, dont nous citerons le rapport dans notre ch. sur les charismes. Les confrères de M. Grignion ne pouvaient ignorer les faits. Comment les interprétèrent-ils ?
[77]
Grandet, p. 456.
 
 
[78]
Grandet, p. 468.
[79]
Grandet, p. 321.
[80]
Mgr Laveille n'est pas le seul à se représenter ainsi cette procession. Rigault (p. 149) nous dit qu'il la «lança telle une phalange macédonienne ». Louis Chaigne (p. 142) écrit : « A Saint-Pompain, Montfort balaya un flot insolent de danseurs ». Le P. Le Crom (p. 355) ne voit pas les choses autrement.
[81]
« en ces saints jours de Pentecôte ». Or la mission de Saint-Pompain eut lieu eu hiver. Mais une mission doit toujours être une Pentecôte. C'est évidemment la rime appelée par « femme dévote » qui a suggéré ce mot, ainsi que l'épithète 4 huguenote », qui ne peut être prise en son sens propre.
« Nous avons trouvé ce cantique à Saint-Pompain dans un recueil imprimé à Niort en 1721 et intitulé : La déroute des danses abominables et des foires païennes de Saint-Pompain », écrit Quérard, à qui ne vient même pas l'idée de douter qu'il fût du missionnaire. Et de quel autre pourrait-il être ? Il est absent des manuscrits, mais il n'avait pas à figurer parmi les cantiques de missions, n'étant qu'une pièce de circonstance. Style et facture portent nettement la marque montfortaine. Mais, doutât-on de cette origine, il n'en conserverait pas moins toute sa valeur descriptive et démonstrative. On s'étonnera peut-être que le P. Besnard, qui enquêta certainement à Saint-Pompain même, ne parle pas en termes explicites de cet exploit de M. de Montfort. Mais c'est ce qui, à notre sens, confirme que cette action hardie se réduisit à conduire simplement à travers la foire l'une des sept processions générales qu'il faisait à chaque mission. Peut-être même était-ce dans le cas le parcours le plus normal. Modifia-t-il l'ordre de marche habituel, que nous connaissons par Grandet (p. 106) ? Il ne semble pas.
[82]
Grandet, p. 371.
[83]
Grandet, p. 365.
[84]
Blain, ch. LXVI.
[85]
Les « excentricités » de M. de Montfort, écrit Mgr Calvet (p. 19) étaient les fantaisies d'un tempérament trop riche, d'une imagination débordante.
[86]
Grandet, p. 362.
[87]
Quérard. « La Mission providentielle », p. 28.
[88]
Quérard. « La Mission providentielle », p. 26.
[89]
Grandet, p. 344.
[90]
Besnard, livre VIII.
[91]
Au sujet du transport à Nantes des statues du Calvaire de Pontchâteau, le curé de cette paroisse lui ayant offert de l'aider dans tout ce qui dépendait de lui.
« Le lendemain, écrit Besnard (p. 122), M. de Montfort se leva de grand matin pour cette opération. M. le curé de son côté fit apprêter deux charrettes et se transporta avec lui dans la maison où les figures étaient en dépôt, il lui aida môme à les charger, ce qui ne se fit pas sans beaucoup de peine, car comme elles étaient extrêmement grandes et pesantes, il était difficile de les disposer dans la voiture de manière qu'elles ne fussent point endommagées par le cahotage et par la longueur du chemin. M. de Montfort les fit conduire à Laveau, pour les charger dans une barque qui de là les porterait, sur la Loire, jusqu'à Nantes : « Il n'est pas possible d'exprimer et de détailler les peines et les fatigues qu'il essuya dans ce transport. Les croix et les figures étaient arrivées un peu avant lui sur les bords de la rivière. « Nous voulûmes, dit le Frère Jacques, les décharger, mais nous ne pûmes jamais en venir à bout. Mais à peine eût-il paru que, nous voyant dans l'embarras, il se jette au milieu des vases jusqu'à mi-jambe, se courbe le dos sous la croix et en moins d'une demi-heure elle fut déchargée. » Ce qui fut encore plus difficile ce fut de la passer dans la barque. Dieu, pour lui en laisser à lui seul le mérite, permit qu'une troupe de bateliers et plusieurs autres personnes qui étaient présentes ne voulurent point lui donner du secours, quoiqu'il les en priât instamment. Au contraire, ces gens le raillaient en le voyant se donner tant de mouvement. En effet, il ne s'épargnait point. « Il se Jetait, continue le Frère Jacques, à corps perdu dans la boue, Jusqu'à ce qu'il eût fait ranger dans la barque sa chère croix, c'est ainsi qu'il l'appelait. »
« Il eut soin de recommander à un aubergiste voisin de faire bien souper les bons habitants de Pontchâteau, qui avaient amené et aidé à décharger le précieux fardeau, les assurant qu'il prierait Dieu pour eux en récompense de leur charité et des services qu'ils lui avaient rendus. Pour lui, comme il était couvert de fange depuis les pieds jusqu'à la tête, il demanda une chambre pour s'y retirer, tandis que le Frère fut à la rivière chargé de toutes ses hardes pour les passer dans l'eau. « De retour, continue-t-il, M. de Montfort les mit sur lui, quoiqu'elles fussent toutes mouillées, il me donna ordre de partir avec les bateliers, tandis que lui s'en alla par terre, et marcha toute la nuit pour être rendu le lendemain matin aussitôt que nous. »
[92]
Grandet, p. 372.
[93]
Grandet, p. 371.
[94]
Grandet, p. 478.
[95]
Grandet, p. 374.
[96]
Grandet, p. 136.
[97]
Grandet, p. 400 et p. 314.
[98]
Feller. Biographie universelle, article « Patrice ».
[99]
L'année du quinzième centenaire de la mort de saint Patrick, 1961, L'Ami du clergé (p. 289) résumait l'article paru à cette occasion dans la Catholic Gazette de Londres sous la signature de son directeur, O'Brien, et terminait ainsi : « Patrick fut l'un des ascètes les plus « formidables » de tous les temps. Il avait subi, étant jeune, des privations incroyables, mais plus tard ce fut volontairement qu'il s'infligea des pénitences sans nombre... Dans les antiques légendes, il est question de ses innombrables psaumes, oraisons jaculatoires, génuflexions, signes de croix. « Cela ressemble, observe le P. O'Brien, à un problème pour le psychiatre. » Et pourtant il a, sous ce rapport, un imitateur contemporain, le Frère Willie Doyle. Mais, en réalité, toutes ces oraisons ne doivent pas être considérées comme distinctes et formant nombre. Non, toutes ne constituaient qu'une seule et continuelle prière, comme le battement d'un cœur chantant inlassablement son amour. » C'est une interprétation, mais nous croirions plus volontiers que Patrick s'était effectivement assigné un nombre déterminé de prières vocales et de gestes empruntés à la liturgie. Une ame portée à ces pratiques extérieures est pareillement portée à en déterminer le nombre. Pour ce nombre exact on ne peut évidemment se fier aux légendes. Mais ce qui frappait chez des ascètes comme Patrick, le côté spectaculaire, elles ne l'ont pas inventé puisque c'est précisément ce qui leur a donné naissance.
[100]
Grandet, p. 66.
[101]
Grandet, p. 65.
[102]
Grandet, p. 474.
[103]
Grandet, p. 101.
[104]
Grandet, p. 395.
[105]
Grandet, p. 499.
[106]
Des vétérans vendéens diront à Quérard que c'était dans les processions, réglées par les missionnaires de Saint-Laurent selon la méthode de leur Père, qu'ils avaient appris à se ranger et à marcher en ordre.
 
[107]
Blain, ch. XLVIII.
[108]
Non, M. Olier n'y alla pas avec des gants. « Il ne craint pas de s'aventurer sur la foire Saint-Germain pour reprocher aux comédiens leurs exhibitions immorales et substituer à celles-ci des sermons véhéments. En l'occurrence les Confrères du Saint-Sacrement lui prêtèrent main-forte, en houspillant les acteurs, en culbutant les tréteaux. » (J. Leilon, « Le tricentenaire de la mort de M. Olier ». La Croix, 12 mars 1957.)
[109]
S'il avait voulu suivre l'Evangile à la lettre, aurait-il gâte ses aliments en y mêlant de la cendre, de l'absinthe ou de vinaigre ? « Manducate quae apponuntur vobis », avait dit le Maître (Luc X, 8).
« Il me semble, écrit saint François de Sales (Introduction à la vie dévote ch. XXIII), que nous devons avoir en grande révérence la parole que notre Sauveur et Rédempteur Jésus-Christ dit à ses disciples : « Mangez ce qui sera mis devant vous ». C'est, comme je le crois, une plus grande vertu de manger sans choix ce qu'on vous présente, ou qu'il soit à votre goût ou qu'il n'y soit pas, que de choisir toujours le pire. Car, encore que cette dernière façon de vivre semble plus austère, l'autre, néanmoins, a plus de résignation, car, par icelle on ne renonce pas seulement à son goût, mais à son choix, et ce n'est pas une petite austérité de tourner son goût à toute main et le tenir sujet aux rencontres ; joint que cette sorte de mortification ne parait point. J'estime plus que saint Bernard but de l'huile pour de l'eau, que s'il eût bu de l'eau d'absinthe avec intention, car c'était signe qu'il ne pensait pas à ce qu'il buvait. Et en cette nonchalance de ce qu'on doit manger et qu'on boit, git la perfection de pratique de ce mot sacré : Mangez ce qui sera mis devant vous ».
Croit-on que Montfort n'avait pas lu saint François de Sales et que M. Leschassier n'ait pas insisté sur ce point de la nourriture comme sur tant d'autres ?
[110]
Besnard, livre II.
[111]
Blain, ch.
XXVIII.
[112]
Grandet, p. 476.
[113]
Grandet, p. 163.
[114]
Grandet, p. 141.
[115]
Grandet, p. 195.
[116]
Grandet, p. 156.
[117]
Grandet, p. 446.
[118]
Grandet, p. 457.
[119]
Ecoutez-le chanter « Les trésors Infinis du Cœur de Jésus-Christ, de ce Cœur qui a tant aimé les hommes :
 
Je m'élève par sur moi-même,       
Je monte jusqu'aux bienheureux  
Et jusqu'au monarque suprême    
Plus élevé que tous les deux.        
Anges, dites-moi, Je vous prie,      
Quel est ce grand brasier de feu ? 
 
C'est le Cœur du Fils de Marie
Et du Fils unique de Dieu.
Chose étonnante, il s'humilie
Devant son Père à tout moment;
il loue, il adore, il supplie,
II parle pour nous puissamment.
[120]
« Vraie Dévotion » (8) et « Amour de la Sagesse Eternelle » (106).
[121]
On pleurait sans y penser, sans s'en apercevoir, disait à Blain (ch. LXXI) le P. Vincent, capucin, qui avait longtemps travaillé avec l'homme de Dieu. Les
[122]
D'un autre apôtre populaire, saint Jean Eudes, un de ses biographes, le P. Emile Georges, écrivait (p. 378) : « Tout pénétré du sentiment de son indignité, il s'étonnait que la terre consentît à le porter, et que Dieu continuât à lui conserver l'existence; bien plus il se considérait « comme un démon incarné », comme « un enfer plein d'horreur, capable de commettre tous les crimes ».
Quel contraste avec la petit carmélite de Lisieux ! « Je ne suis pas une sainte; je n'ai jamais fait les actions des saints : je suis une toute petite âme que Dieu a comblée de grâces. Vous verrez au ciel que je dis vrai. — Mais vous avez toujours été fidèle aux grâces divines, n'est-ce pas ? — Oui, depuis l'âge de trois ans, je n'ai rien refusé au bon Dieu. (Histoire d'une âme, p. 266).
— Vous n'éprouvez pas le sentiment de ce solitaire qui disait : « Quand bien même j'aurais vécu de longues années dans la pénitence, tant qu'il me restera un quart d'heure, un souffle de vie, je craindrais de me damner »? — Non, je ne puis partager cette crainte, je suis trop petite pour me damner; les petits enfants ne se damnent pas (p. 263).
Ainsi, chez Thérèse, aucun sentiment d'être une pécheresse. Dieu l'a préservée. Elle n'en est que plus humble et plus touchée de la divine miséricorde. Au reste n'a-t-elle pas dit ailleurs que même si elle eût été la plus grande des pécheresses, elle n'aurait pas eu moins de confiance dans la miséricorde de son Père céleste ? Différence de vocation !
[123]
« Amour de la Sagesse Eternelle » (167).
[124]
« Cette dévotion est un chemin aisé : c'est un chemin que Jésus-Christ a frayé en venant à nous, et où il n'y a aucun obstacle pour arriver à lui. On peut, a la vérité, arriver à l'union divine par d'autres chemins ; mais ce sera par beaucoup plus de croix et de morts étranges, et avec beaucoup plus de difficultés, que nous ne vaincrons que difficilement. Il faudra passer par des nuits obscures, par des combats et des agonies étranges, par sur des montagnes escarpées, par sur des épines très piquantes et des déserts affreux. Mais par le chemin de Marie, on passe plus doucement et plus tranquillement. »
 
[125]
Blain, ch. VI.
 
[126]
G. Rigault.
« Le Bienheureux Louis-Marie Grignion de Montfort », p. 118 (édition 1939).
[127]
On n'entend dans ces lieux champêtres
Aucuns discours mensongers,
Les bois et les rochers
Y sont de saints et savants maîtres.
Les rochers prêchent la constance,
Les bois la fécondité,
Les eaux la pureté
Et les oiseaux la diligence.
Quand je vois verdir le bocage,
Ma ferveur reprend encor ;
Je médite la mort
Quand j'en vois tomber le feuillage.
[128]
N'allons pas croire que, pour refuser à Montfort un vif sentiment de la nature, on lui dénie la sensibilité du poète. Pour s'en tenir à ses cantiques, en plus de vers admirablement frappés, de couplets au rythme entraînant, on y trouve, maintes fois, ici une délicatesse de pinceau et une note de tendresse, là un accent de feu, un lyrisme, attestant une sensibilité qui ne le cède en rien à celle des vrais poètes.
Louis Chaigne, qui ne semble guère croire que le missionnaire ait été séduit par les charmes de la forêt de Mervent, n'en écrire pas moins (p. 142) : « C'est encore à Saint-Pompain qu'à son répertoire déjà riche le barde de Dieu, le trou badour de Notre-Dame ajouta la merveilleuse cantilène de Noël, comparable aux plus exquises représentations de Giotto, et que bien vite apprirent par cœur les paroissiens émus :
Que j'aime ce petit enfant I
Qu'il est tendre, qu'il est charmant !
Je l'aime, je l'aime...
Oh ! qu'il est beau l'enfant :
C'est l'amour même.
Voyez-vous ces petites mains,
Ces charmes dont ses yeux sont pleins,
Je l'aime, Je l'aime...
Il ravirait les saints :
C'est l'amour même... etc.. etc..
[129]
Fradet. « Cantiques », p. 711.
[130]
Idem,
p. 100.
[131]
« Traité de la concupiscence », ch. XXXII.
[132]
Confessions, ch. XXXIII et XXXIV.
[133]
Dictionnaire Feller, article Bruno.
[134]
Juvénal, Sat. V.
[135]
Boudon, p. 54 et V.D. 237.
[136]
V.D. 72.
[137]
Peu après, le missionnaire envoyait à sa chère conquête un cantique de trente quatre couplets, où il chantait, non sans émotion, le triomphe de la grâce et encourageait la jeune fille à persévérer dans sa pénitence. Bénigne Pagé lui répondit par ce distique que Gil Blas (le roman de Le Sage venait de paraître) voulait écrire en lettres d'or sur la porte de son ermitage :
Inveni portum. Spes et Fortuna, valete !
Sat me lusistis, Indite nunc altos !
(Gil Blas, fin du livre IX).
Elle se contenta d'en modifier ainsi, en bonne latiniste, selon les règles de la prosodie, le second vers :
Nil mihi molestum, ladite nunc alias
Et elle traduisait sur le rythme du cantique :
Je suis au port,
Adieu parents, adieu fortune,
Je suis au port.
Rien ne me trouble en mon transport.
Allez jouer, vos autres brunes
Qui par malheur sont trop communes,
Je suis au port.
 
[138]
Ephémérides de Jourdan (d'après la relation de M. Masse, citées par le Bulletin religieux de La Rochelle (7 septembre 1935).
[139]
« Abrégé », p. 86.
 
 
[140]
Nous avons vu qu'à l'Isle d'Aix il fallut recourir aux cordages des marins pour faire des disciplines, l'abondante provision de Montfort n’ayant pu suffire. Or la mission eut lieu pendant l'hiver 1714-1716 un an donc avant la mort de Montfort. Le missionnaire et le confesseur avait-il adouci ses méthodes ?
[141]
Nous devons ce détail et d'autres à une biographie manuscrite de quelques pages, découverte par le P. Eyckeler dans la Réserve de la Bibliothèque de Saint-Sulpice (Echo des Missions de la Compagnie de Marie, octobre 1951). Nous y relevons une erreur certaine : que le missionnaire ne fut malade que deux jours. Besnard dit sept à huit jours, et Grandet (p. 256) qu'il lit son testament le cinquième jour de sa maladie.
[142]
Les diableries plus extraordinaires encore de « l'Iniquité de la Montagne », dont nous avons parlé plus haut, n'avaient pas cessé, à cette époque, de hanter les imaginations.
[143]
Les confréries du Rosaire et les confréries du Saint-Sacrement qui subsistent dans l'Ouest sont « les traces les plus évidentes » du passage du Père de Montfort dans une paroisse, écrivait Mgr Crosnier, vice-recteur des Facultés catholiques d'Angers ; et ses sociétés de Vierges sont encore « aisément reconnaissables sous le voile des Enfants de Marie », note Georges Rigault .
 
[144]
On a contesté, d'après les registres des Visites épiscopales (années 1718 et 1723) l'exactitude des dires du P. Besnard qui dut cependant se renseigner sur place. Ne raconte-t-il pas en effet encore comment M. de Montfort régla à l'amiable la petite question de préséance soulevée entre les curés des deux paroisses au sujet du port du Saint-Sacrement dans la procession qui, à la fin de la mission de Fouras, se rendrait de cette paroisse à Saint-Laurent-de-la-Prée 7 A Fouras l'évêque note que le cimetière est en mauvais état. Il ajoute : « Le peuple est fort grossier et Ignorant, quoique le catéchisme se fasse régulièrement ». A Saint-Laurent, les deux visites montrent une église bien restaurée. Mais si l'évêque ne fait pas la même remarque sur celle de Fouras, faut-Il en conclure qu'elle n'avait pas été restaurée elle aussi ? II la trouve sans doute en bon état, puisqu'il n'a de blâme qu'au sujet du cimetière, ce qui n'est déjà pas si flatteur pour le curé. Quoi qu'il en soit, que la confusion — si confusion il y a partiellement d'une paroisse avec l'autre — vienne du P. Besnard ou de ses informateurs, la tradition nous montre quels souvenirs on gardait et de l'ouvrier et de l'œuvre accomplie.
[145]
« Les pays qu'il se propose d'évangéliser ont horriblement souffert des guerres de religion, écrit Mgr Laveille (p. 189). Partout des croix abattues, des chapelles ruinées, des églises aux toits effondrés et aux murs branlants ; dans le lieu où, plus tard d'héroïques paysans défendront leur fol jusqu'au martyre, des populations devenues, à force de concessions faites au calvinisme, semi-protestantes, et, par suite, toutes disposées à recevoir les subtiles erreurs du jansénisme ; un clergé en grande partie gagné aux nouvelles doctrines, des monastères même où le relâchement s'est insinué à mesure que l'on désertait la table sainte. (La conduite du clergé n'était pas irréprochable. Dès 1664, dans son Intéressant mémoire sur l'état du Poitou, Colbert de Croissy nous montre « la plupart des ecclésiastiques de cette province vivant fort licencieusement » et il en attribue la cause tant « à un ancien libertinage du clergé dudit pays » qu'au peu de soin que les évêques successifs en prenaient depuis quarante ans, les uns en ayant été empêchés par leurs fréquentes indispositions ou affaires qui les retenaient éloignés de leurs sièges, et les autres, rebutés à cause des fréquents appels comme d'abus Interjetés par les prêtres mal vivants». Cf. Dugast-Matifaux, Etat du Poitou sous Louis XIV). Les diocèses de Nantes, Saint-Malo, Saint-Brieuc, Luçon, La Rochelle et Saintes, qui bientôt verront croître des héros et des saints, sont maintenant des terres maudites, que le missionnaire devra conquérir pied à pied ».
[146]
« On ne saurait pas nier qu'il y ait eu un Jour un très grand nombre de gens coupables de tous les crimes les plus abominables, même parmi les ecclésiastiques et les religieux qui avaient le malheur de scandaliser le public qu'on a vu pleurer à chaudes larmes à ses pieds, et pousser des cris si violents, en se frappant la poitrine, que tous ceux qui étaient dans l'église, les entendant, en étalent touchés ».
 
[147]
Disons que si ce furent surtout les Vendéens qui contraignirent le plu» Bonaparte à négocier un concordat, c'est l'attitude de M. Emery qui rendit possible cette négociation. On peut la qualifier de géniale. Quittant l'absolu pour le domaine du réel, elle tenait compte du fait révolutionnaire et, sans rien sacrifier des principes, créait un mouvement de ralliement au nouveau régime, mouvement qui disposait les esprits, tant du côté jacobin que du côté catholique, à accepter une réconciliation de l'Eglise et de l'Etat. S'il avait refusé sans hésitation le serment nettement schismatique de fidélité à la Constitution civile du Clergé, son attitude fut toute différente à l'égard du serment de liberté-égalité exigé de tout ecclésiastique sous peine de déportation et ainsi conçu : « Je jure de maintenir de tout mon pouvoir la liberté et l'égalité, ou de mourir en la défendant». Ayant fait préciser le sens de chaque mot par le rapporteur M. Gensonné, il fut convaincu que le serment était uniquement civique et politique ; il ne le refusa pas et conseilla de le prêter.
[148]
Nous avons relevé que dans l'insurrection vendéenne les missionnaires de Saint-Laurent s'étaient gardés de toute intervention politique et de toute manœuvre diplomatique. Nous restons Adèle h un tel esprit. Nous déplorerions que l'on tire de nos pages le moindre encouragement aux initiatives que couvrent «lu patronage de Montfort des catholiques animés d'un zèle ardent pour la rénovation religieuse de la France, et aux interprétations qu'ils croiraient pouvoir donner à sa prophétie sur les apôtres des derniers temps.
[149]
Deux membres de la Communauté refusèrent de faire des vœux, le P. Guillemot et le F. Mathurin, le premier en raison d'un manque incroyable de constance, le second à cause de scrupules qui ne cessaient de le tourmenter.
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